TALLEYRAND ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE

Tome premier : Depuis la fin du règne de Louis XV jusqu'aux approches du Second Empire

 

CHAPITRE NEUVIÈME. — LA COUR NAPOLÉONIENNE.

 

 

Dans le palais de l'Empereur. — Talleyrand revenu à ses fonctions de grand chambellan. — Quelles en étaient les hautes attributions et les menues dépendances courtisanesques. — Sa Majesté l'Étiquette. — Des rivalités de préséance et du rôle qu'avait à prendre Talleyrand en ces rivalités d'amour-propre ; traits et anecdotes. — Tableaux de cour. — L'aspect d'une grande soirée, au palais des Tuileries, sous le Premier Empire. — Un groupe de dignitaires. — La famille impériale. — Les dames du palais. — Mme de Rémusat et Talleyrand. — Quelques belles invitées. — Comment en usait Napoléon, à l'égard de chacune et de toutes. — Impression dernière : la mélancolie d'un grand cadre.

 

Si la conduite des affaires extérieures s'était retirée de ses mains, il n'avait pas été dépossédé de sa haute charge chambellanesque, un peu futile en ses attributions et comportant des dépendances peu compatibles avec la fierté d'une âme libre, mais qui lui constituait une grande situation. C'était l'une des quatre premières charges de la Cour, sous l'ancienne monarchie, et qui, par une sorte de droit héréditaire, s'était transmise autrefois dans la maison des princes de Bouillon. L'habile Talleyrand saura se la faire rendre, sous Louis XVIII, à sa sortie du ministère, ce qui lui fournira l'occasion d'émettre cette spirituelle réflexion : que ses disgrâces lui rapportaient plus que ses services.

En la nouvelle maison impériale, la dite fonction n'était pas purement honorifique. Elle ne consistait pas uniquement à revêtir, aux jours de fête, un superbe costume cramoisi brodé d'argent. Le grand chambellan était un personnage agissant ; il enveloppait dans ses attributions tout le service de la chambre, celui de la garde-robe, les spectacles de la Cour, les réceptions exceptionnelles et les cérémonies, la musique de la chapelle, les chambellans de l'empereur et ceux de l'impératrice. Un si beau titre entraînait de menues sujétions, imposait des corvées auxquelles ne se pliait pas sans une résistance secrète sa gravité naturelle. Inc grande darne polonaise, pendant les fêtes qui furent données en 180G, à Varsovie, n'avait pas vu sans déplaisir M. de Talleyrand, ministre des Affaires étrangères et le plus respecté des diplomates, s'avancer jusqu'au milieu du salon, une serviette pliée sur le bras, un plateau de vermeil à la main et venant offrir un verre de limonade à ce même souverain qu'à part lui il traitait de parvenu !.. En toute grande circonstance officielle, il était de représentation. Il précédait la marche de Sa Majesté dans les cortèges ; il annonçait son entrée dans les réceptions du soir. On entendait au dehors une légère rumeur. Tout à coup les battants de la porte s'ouvraient avec fracas, et M. de Taller-rand s'avançait, prononçant de sa voix profonde cette parole magique, qui faisait trembler le monde : l'Empereur. Dans les questions de service intérieur soumises à sa haute surveillance, autant qu'il le pouvait il s'en remettait au comte de Rémusat du soin de l'y représenter. Encore avait-il par état des devoirs d'obligation à rendre à Sa Majesté l'Etiquette.

Elle dominait là, en effet, cette rigide Majesté, elle y donnait ses ordres, avec la régularité d'une discipline. Les usages des palais s'y étaient réinstallés, aussi jaloux et méticuleux qu'au temps des rois. Les prétentions de rangs s'y étalaient d'autant plus vaines que la situation de cour et le rôle de courtisan, quoique jugés nécessaires pour le décor des Tuileries, étaient nuls auprès de Bonaparte. Un cordon placé dans un sens ou dans l'autre, une légère différence dans un costume, le passage d'une porte, l'entrée dans tel ou tel salon accordée à celui-ci, refusée à celui-là : c'était le sujet ou le prétexte d'émotions et de réclamations continuelles. Juger de ces nuances savantes entre les droits prétendus de chacun, décider entre ces compétitions d'habits, de broderies argent ou or, mettre de l'ordre en ces luttes de préséance sur des détails aussi chétifs, apaiser des rivalités d'amour-propre si mesquines par l'objet du litige, prononcer comme d'une autorité supérieure sur les démêlés de chacun ou de chacune, bien dédaignables, au fond : il y était astreint d'office. Il y perdit passablement de temps, — eût voulu mieux employer.

Les débats des vanités se poussaient sur ce terrain avec une âpreté incroyable. Quelques femmes encore étonnées d'être des dames, et de grandes dames, se montraient entichées, à un point extraordinaire, de noblesse et de cérémonial.

C'est en vain qu'il aurait essayé de s'y soustraire. M. de Talleyrand n'échappa point aux orageuses séances que provoqua, par exemple, entre princes, princesses et fonctionnaires du palais, la grandissime question du manteau de l'impératrice. Napoléon exigeait que les nouvelles princesses ses sœurs, plus fières vingt fois que les archiduchesses nées, portassent la queue du lourd et somptueux vêtement, à la cérémonie du couronnement. Après de longues contestations et des larmes de dépit abondamment versées, elles ne s'y étaient résignées que par force. Encore avait-on dû, de guerre lasse, se servir de cette atténuation qu'on emploierait, dans le procès-verbal, les mots : soutenir le manteau, au lieu de : porter la queue. Ce qui n'empêcha point, le jour solennel arrivé, qu'elles n'y vaquassent de fort mauvaise grâce. On remarqua, de bien des cotés, que, lorsqu'il leur avait fallu y mettre la main, elles avaient soutenu l'habit si faiblement. du bout des ongles, que l'impératrice s'en était trouvée tout embarrassée dans sa démarche. Elles ne s'en seraient jamais consolées, sans cloute, s'il ne leur avait pas été accordé, sous forme de compensation, que la queue de leur vêtement à elles serait portée par leur chambellan. M. de Talleyrand avait arbitré dans le procès, de sa voix la plus conciliante. Mais ne devait-il pas se croire revenu aux soirs de l'ancien régime, où la lutte pour les moindres privilèges était si acharnée, où les affaires d'étiquette ne se croyaient pas moins importantes que des affaires d'État ?

Une autre fois, il eut à argumenter dans une discussion du même ordre, — celle qui tint aux prises, pendant une heure ou deux, le grand chambellan qu'il était, l'architrésorier que fut Lebrun, le ministre de l'intérieur, le grand écuyer et le grand maréchal du palais, les princes Louis et Joseph enfin, réunis en conseil, sous la présidence de l'Empereur, pour savoir et décider si Leurs Altesses Impériales, ses frères, seraient autorisées ou non à revêtir le grand manteau d'hermine. Car Elles y tenaient beaucoup, et Louis autant que Joseph : mais, tout pesé et tout considéré, on ne le leur accorda point, parce qu'il fut reconnu que c'était un attribut exclusif de la souveraineté.

Il ressortissait aussi du grand chambellan de recevoir et de présenter les demandes d'admission à la cour ou dans les emplois, charges ou faveurs, qui en relevaient. Des listes copieuses passaient entre les mains de Talleyrand, qui les examinait d'un regard bien éclectique, n'étant guère justifié par lui-même à se montrer rigoureux en matière d'évolution politique. Dans le vis-à-vis des colonnes se faisaient face des noms, qui eussent juré de ne se rencontrer jamais : révolutionnaires du temps de la Convention, libéraux d'un jour ou gentilshommes d'ancienne marque passés du blanc au tricolore et les femmes de tous ceux-là. Au nombre de ces retournements de consciences et d'habits où le tact, la mesure et une certaine pudeur, qui contient les élans d'un zèle trop neuf, avaient rarement quelque chose à dire, il avait plaisir à considérer le cas spécial de l'abbé Maury, parvenu aux sommets de la prélature. Ce grand défenseur de l'autel et du trône s'était retiré à Rome, depuis l'émigration, retranché dans l'intégrité de principes, qu'il avait soutenus avec tant d'ardeur, au sein de la Constituante. Cependant, le cardinal, à l'ombre du Vatican, regrettait la douce lumière du pays natal. Il avait exprimé par une lettre à Talleyrand, qu'il avait tant maltraité de parole et de plume, jadis, son fervent désir de rentrer à Paris. C'était à l'époque où l'empereur et ses principaux coryphées traversaient l'Italie pompeusement, dans un bruit d'acclamations et de fêtes. Talleyrand lui avait répondu de la ville de Gènes en lui conseillant de s'y rendre et de s'y présenter au souverain. Il était accouru, répétant partout qu'il allait voir le grand homme, qu'il serait reçu par le grand homme. Aussitôt qu'admis en sa présence, son attitude avait revêtu une forme si obséquieuse qu'elle choqua les courtisans les plus rompus aux révérences profondes, il conserva ses airs agenouillés et en eut récompense. Napoléon, qui ne s'y trompa point, lui permit de prendre la suite du cortège. Quant à Talleyrand, qui n'avait pas oublié les attaques de l'abbé Maury, au temps où il l'eut pour collègue à l'Assemblée nationale, il ne perdit aucune occasion, selon Pue de Rémusat, d'exercer ses petites vengeances sur le dos du personnage, en chargeant à plaisir le ridicule de ses flatteries[1].

Par son titre même, par les facilités qu'apportaient à l'exercice de ses fonctions : sa naissance, son rang, ses relations entamées ou reprises avec l'ancienne société aristocratique, il se trouvait appelé, nécessairement, à recruter de côté et d'autre, de nobles figurants pour la représentation du nouveau règne. Dans cette tâche particulière il rencontrait tantôt des complaisances promptes et sans limites, tantôt des résistances malaisées à vaincre. Familier de l'hôtel de Luynes, qui passait pour un foyer d'intrigues royalistes, il avait pu en ramener l'indépendante elle de Chevreuse ; mais de quel air maussade avait-elle pris la main qui la tirait aux Tuileries, pour y tenir la place de clame du palais, chez Joséphine ! Elle n'y moisirait pas, d'ailleurs. On sait comment elle se rendit insupportable au maitre de la maison par ses dédains muets et ses sarcasmes, combien de fois il eut à se mordre les lèvres pour la vivacité de ses réponses et par quelle dernière et ferme réplique elle s'attira d'être exilée, à quarante lieues de Paris[2].

Ni Talleyrand ni l'empereur ne réussirent, comme ils s'en étaient flattés, à surmonter l'aversion de Mme de Chevreuse, le grand chambellan eut la partie plus belle avec Mme de Montmorency. Elle n'y lit pas tant de manières ; doucement elle se laissa conduire à la cour et montra d'autant plus d'aisance à s'y rendre que Talleyrand, un ami de la maison, lui avait glissé cette promesse qu'on lui rendrait, sans tarder beaucoup, des bois considérables ayant appartenu à sa famille, et qui avaient été saisis, pendant son émigration, sans être encore vendus.

En revanche, la princesse de Guéménée n'avait pas été d'humeur moins revêche que la duchesse de Chevreuse, sur le chapitre du ralliement. S'étant rappelé très à propos qu'elle avait porté le titre de gouvernante des enfants de France, Talleyrand s'était chargé de lui en offrir la survivance, par anticipation, en quelque sorte, dans la maison de l'impératrice. Pensez-vous vous moquer, monsieur de Talleyrand ? lui avait-elle répondu, sur le ton d'une Rohan-Soubise qu'elle était. Comme on exigeait une princesse, Talleyrand aurait eu le choix de sa propre femme, s'il n'eût pas eu de bonnes raisons de craindre que Napoléon, à son tour, ne lui demandât s'il n'y avait pas moquerie de sa part ? Il avait dû porter-les yeux, ailleurs, et dépenser en cette délicate mission infiniment de tact et de prudence.

Tout n'était pas aussi laborieux dans son office. Par aventure, il y cueillait des passe-temps propres à distraire son regard et sa pensée, comme en la circonstance suivante. A l'une de ses audiences du matin, il vit entrer une des dames nouvellement nominées aux charges de cour et qui venait, à ce titre, prêter serment entre ses mains. Parcourant toute la personne d'un vif coup d'œil et s'étant aperçu qu'elle avait une toilette de caractère un peu frivole en l'occurrence : — Madame, lui dit-il en souriant, voici une jupe bien courte pour un serment de fidélité.

C'était affaire au grand chambellan de présider à l'organisation des plaisirs officiels, que réglait en détail le premier chambellan. Le plus ordinairement, il se reposait en cela, pour le général et le particulier, sur la diligence entendue de M. de Rémusat.

De temps en temps, comme pour rafraîchir une atmosphère toujours embrasée du feu des batailles, s'éployait le cérémonial des fêtes de cour. Il y en eut de superbes. On n'y ménageait rien et, quand elles avaient commencé, elles ne voulaient plus finir. L'une de celles-là, célébrée le 16 décembre 1804, endetta la ville de Paris pour plusieurs années. Heureuse ville ! Heureux peuple ! On eut à se souvenir, longtemps aussi, de l'apparat exceptionnel dont fut environné le mariage de la princesse Stéphanie de la Pagerie et du prince de Bade. Le prince de Bénévent y fut en première ligne, comme l'un des témoins de l'épousée, dont on ne se lassait pas d'admirer les toilettes et les jolies révérences. De ces fastes nuptiaux il eut même à rapporter une impression personnelle assez particulière. Après la bénédiction, le cortège était remonté de la chapelle dans les grands appartements des Tuileries, Napoléon tenant la main de sa fille adoptive. Là, tout ce grand monde défila cérémonieusement, quoique l'empereur, avec son habitude de marcher vile, en pressai l'allure plus que ne l'auraient voulu l'impératrice et les princesses, fières d'étaler leurs avantages. Mais les chambellans bridaient de leurs excitations le mouvement processionnel ; il fallait se conformer au pas du maitre, impatient d'avancer ; et c'était un embarras, une gêne véritable pour Talleyrand, auquel sa qualité de grand chambellan faisait un devoir de précéder toujours l'empereur ; car il n'était pas des plus ingambes, et trairait le pied avec lenteur et peine.

Aux réceptions accoutumées des Tuileries, il n'avait pas à se surmener d'une telle manière ; il y apparaissait dans tout l'éclat de son costume et de sa dignité. Lorsqu'il s'apprêtait à en revêtir les insignes, pour l'une de ces grandes parades salonnières du soir, où foisonnaient les personnages décoratifs, on sortait des écrins ses plaques et ses croix. Sur un divan étaient étalés tous ses ordres pour qu'il n'eût qu'à choisir dans la confusion de ces hochets brillants et vains. L'un de ceux qui les virent si nombreux avait remarque que les plus étincelants en pierreries provenaient des plus petits princes. Ainsi costumé, paré, chamarré, parfumé, poudré avec une minutieuse recherche, ce héros de la diplomatie faisait son entrée dans les salons de Sa Majesté Impériale et Royale.

Mais ne voulons-nous pas nous y glisser, à sa suite, profiter de la foule et, par un soir de grande réception, en considérer le coup d'œil ?

§

L'aspect d'ensemble en est superbe d'éclat, de chamarrures et d'or. Des profusions de perles et de brillants, des pluies de bijoux scintillent parmi les bouquets serrés des toilettes féminines. Tant de splendeur est nouvelle. Pendant un assez long temps, on s'était dit que cette cour, celle du Premier Consul, avait des façons bien militaires et que la compagnie y était mince. On s'amusa d'apprendre que le général Augereau avait murmuré en vrai soldat, le premier soir qu'il dut y montrer sa face guerrière. Et l'on racontait que Lannes, en se faisant place dans les salons, la main sur la garde de son épée, avait un peu rudement bousculé tout un groupe d'émigrés revenus de la veille et de cela très surpris. Aux débuts des réceptions élargies de la maison impériale, les jeunes personnes sans expérience suffisante du monde, qu'avaient épousées les aides-de-camp de Bonaparte, ou les femmes de ses compagnons d'armes tirées un peu brusquement de la simplicité de leurs origines par la fortune de leurs maris, s'étaient senties mal à l'aise dans l'ampleur d'un tel cadre. Bien peu de ces nouveau-venus avaient l'entregent de cour, que seule pouvait donner l'habitude de la grande société. Mais, à leur aide, étaient arrivés successivement les gens du monde, qui complétèrent leur éducation. Il est visible, à présent, que les formes se sont de beaucoup épurées et raffinées. Il n'est pas jusqu'aux hommes d'épée, qui ne se soient dépouillés peu à peu de leur raideur et de leur gaucherie premières. Dans les intermèdes des courses armées à travers l'Europe, on a remis le luxe en honneur. Ceux qui semblaient les plus éloignés de prétendre au ton grand seigneur, aujourd'hui, par leur belle tournure et leur bon air ont conquis le brevet de cour. S'il reste des discordances, des accidents de personnes ou de manières, la foule est devenue si nombreuse aux réceptions de Napoléon le Grand, que les taches se perdent dans cette confusion brillante.

Sans doute, bien des gens auront eu quelque peine à s'accoutumer à la surprise de s'y trouver ensemble, malgré le soin qu'ils affectent de s'éviter mutuellement, même de se rencontrer des yeux ! En effet, quelles associations d'origines, quels amalgames imposés de noms, de titres, de situations, de souvenirs. Auprès d'un comte Merlin de Douai, naguère le rapporteur de la terrible loi des suspects, ou d'un comte Thibaudeau[3], le jacobin farouche, qui de si bon cœur a troqué pour la livrée impériale son sans-culottisme débraillé, ou d'un troisième comte d'Empire, Jean-Baptiste Teilhard, dont les oreilles saignaient, sous la Convention, à entendre prononcer les seuls noms de roi, de Majesté, et qui, maintenant homme à tout faire, à tout approuver, est à lèche-doigts avec le maitre ; à côté de ceux-là se glissent et se plient aux mêmes révérences des princes issus des plus anciennes maisons de l'Europe. Ce qu'ils furent, ce qu'ils sont les uns et les autres, l'empereur ne se préoccupe point d'en faire la distinction, parce que, pour lui, tout a commencé avec le 18 brumaire.

Dans le flot chatoyant des uniformes, des costumes brodés d'or ou d'argent, reluisent des noms, des personnalités d'importance : Cambacérès, Savary, Berthier, Eugène de Beauharnais, Flahaut, et, si fier de la confiance qu'on lui témoigne en haut lieu. Maret, due de Bassano, que Talleyrand tient en si piètre estime pour la médiocrité de son esprit. Les maréchaux de France et leurs femmes, les ducs et les duchesses d'antique lignage ou de récente fabrique, et autres tabourets, comme on eût dit sous Louis XV, paradent à ce défilé. Les étrangers de distinction abondent, tout bardés de cordons et de croix. On y distingue, à première vue, l'ambassadeur autrichien Clément de Metternich, avec son indéfinissable sourire, plus satisfait, au fond du cœur, de ses succès de boudoir, que de ses habiletés diplomatiques. Il se flatte de porter, sous la manche de son costume de cérémonie, un bracelet des cheveux de Caroline Murat[4]. De-ci de-là, se tenant à l'écart des ex-terroristes passés fonctionnaires, qui peuplent la nouvelle cour, vont et prennent place les représentants du vieil armorial de France. Tout en formant des vœux pour le rétablissement de la monarchie légitime, ils ont dû se rendre à l'appel d'un hôte dont les invitations sont des ordres. Mais la grande curiosité des regards est attirée sur l'essaim des Bonapartes, mère, frères et sœurs.

§

Vit-on jamais une pareille collectivité de natures originales et primesautières réunies dans le groupement d'une seule famille sortie d'un passé sans histoire, poussée, grandie au hasard, dans un coin de pays ignoré, perdu sur les eaux ?

Voici d'abord, pour procéder dans l'ordre de nature, Madame-Mère, c'est-à-dire Lætitia Ramolino, mariée à quatorze ans à Charles Bonaparte, qui en avait dix-huit ; très belle lorsque, n'ayant pas encore touché sa vingtième année, elle se sentait fière d'avoir déjà son quatrième enfant ; se croyant d'antique race, sans être à même d'en rien préciser ; d'ailleurs, dépourvue de culture, sans aucune prétention cérébrale, mais avertie par l'instinct de ce qu'il faut dire ou garder sur le bord des lèvres ; longtemps retenue dans les liens d'une vie de ménage, qu'elle avait connue des plus resserrées ; alors, tenant l'argent d'une main forcément parcimonieuse et surveillant de bien près les détails de son gouvernement domestique : observant sans contrainte la loi de silence et de soumission traditionnelle chez la femme corse ; mais, contente de son sort, jalouse du nom qu'elle porte et laissant voir, à de certaines façons naturellement nobles, à son port de tête ferme et droit, qu'elle ne se croit inférieure à nulle autre ; enfin, ne s'étonnant point des revirements et des sursauts de la fortune, parce qu'elle estime justes et fondés les succès de ses fils.

Entraînés sur les chemins de gloire et de puissance, que leur aura frayés le quatrième d'entre eux par la naissance, et le premier par le génie, jeunes gens et jeunes filles se seront façonnés princes et princesses assez vite dans les palais sortis du sol magiquement, pour les recevoir. Ils auront élevé le ton au niveau des circonstances et souvent au-dessus d'eux-mêmes. Par contre, intacte en l'essence de son être, immuable en sa vérité de nature, Lætitia n'aura guère apporté de changements aux formes de son langage, non plus qu'aux principes de son éducation à travers les métamorphoses inouïes des événements, elle sera restée, l'impératrice douairière, ce qu'elle fut jadis, ménagère de ses mots comme de ses écus et toujours aussi passionnée d'économie qu'au temps le plus précaire de sa première existence. Femme de raison, elle a conservé au milieu des grandeurs, son caractère avisé, prudent, tant par habitude que par pressentiment et inquiétude des renversements de : Qui sait, dira-t-elle, si un jour, je ne serai pas obligée de leur donner du pain, à tous ces rois ? Pour le moment, elle a passé la cinquantaine, ayant de beauté ce qu'il peut rester à cet âge, avec un esprit de fond et une énergie de bon sens, qui ne laisse pas de prise à sa position pour l'éblouir. En l'écoutant on s'apercevrait qu'elle n'a reçu ni plus ni moins d'instruction — au total presque rien — que la majeure partie des insulaires de la Corse, et qu'elle a gardé pour elle, avec l'accent de terroir très prononcé, de certaines locutions vulgaires dont elle n'aura pas jugé nécessaire de se débarrasser, quoi que puissent penser là-dessus l'empereur, son fils, et l'impératrice, sa belle-fille.

A l'égard de celle-ci, la contenance entière de la mère de Bonaparte et l'état des rapports l'indiquent : elle se tient fortement sur la réserve. Dès avant leur mariage[5], elle avait eu Joséphine en aversion. Une coquette, une prodigue, une désordonnée ! Encore, si elle avait eu la vertu particulière d'être née Corse et Ajaccienne. Mais une Parisienne d'origine exotique, qui prétendait les écraser toutes, mère et filles, de son luxe désordonné, de ses manières de grande daine, de ses façons mondaines, de toute l'élégance raffinée de ses toilettes !... Pauvre Joséphine ! Elle multipliera en pure perte les prévenances et les bonnes grâces. Elle aura toujours à se défendre contre l'hostilité nette, absolue, de la famille entière des Bonaparte, qui semblait, au début surtout, avoir juré vendetta aux Beauharnais.

Maria-Paoletta, c'est-à-dire Paulette, qu'on appellera Pauline, est la moins enragée sur le chapitre de ces dissentiments. Elle n'a pas, au fond de l'âme, l'une de ces haines vigoureuses, ordinaire accompagnement d'un visage disgracié et d'un fond de nature acariâtre. Car elle est beaucoup trop jolie pour cela, et trop contente de soi, trop amoureuse de ses yeux, de son corps, de toute sa personne. Ne fut-elle pas, dès sa prime enfance, toujours gâtée, choyée, adulée ? Heureuses promesses d'une existence de fête, et dont on a plaisir à remonter le cours ! Alors, Paoletta n'était que joliesse, espièglerie charmante. Elle avait gagné le cœur de son frère l'officier, et les airs réfléchis et l'abord sérieux du jeune Napoléon ne déconcertaient, chez elle, ni le rire à pleine joie, ni les folles gamineries. Mais il avait pour la fantasque Paillette des tolérances et des indulgences, comme il n'en accorda à aucune autre. Il s'en amusait avec elle, sans contrainte, quitte à ressaisir, l'instant d'après, le masque de gravité dont son visage portait l'habituelle empreinte. Elle était toute d'imagination joyeuse, au dehors, et de sourires pour elle-même, à son miroir. En dépit de l'éducation rigoureuse, qui régentait la famille, elle révélait la coquetterie innée, le goût de plaire, que développeront tôt les belles années et les bonnes chances de la vie.

Elle n'avait pas attendu les épouseurs. On grandit vite sous le soleil méridional. Dès l'année 1797, il avait fallu que Napoléon mît le holà contre un certain projet de mariage, qui aurait produit, plus tard, un très fâcheux effet dans la famille de ces illustres parvenus. Voyez-vous, à la distance des événements, Pauline Bonaparte épousant un certain Billon, marchand ou fabricant de savons, à Marseille, pendant que son glorieux protecteur et frère signe, à Leoben, les préliminaires de la paix entre la France et l'Autriche ! A peu de temps de là, surgissait, à l'horizon, un personnage d'une autre envergure et qui allait exercer un empire plus durable sur ce cœur impatient de s'attacher et d'aimer, pour le plaisir qui en résulte. C'était l'ancien conventionnel Fréron, commissaire extraordinaire dans les départements méridionaux et qu'environnait, au moins en province, un prestige réel, mêlé d'un souvenir de crainte. Il avait exercé, dans le Midi, une dictature redoutable. Après des séries de manœuvres et d'évolutions entre les partis, ce qui prouvait plus de souplesse que de conviction, la chance l'avait abandonné. Le terrain politique fléchissait sous ses pas. Une foule d'inimitiés s'étaient, dressées contre lui, qui prirent corps. Sa situation était devenue précaire. Des nuages sombres, suspendus sur sa tête, n'attendaient pour crever, à la fois, que les coups d'une réaction violente. Alors, Fréron avait cherché soutien et appui du côté des Bonaparte. Lié particulièrement avec Lucien, il s'était introduit, sur ses pas, dans la maison maternelle et il avait préparé, de loin, une alliance fort désirable, à tous les points de vue. Paulette avait seize ans. Elle était exquise à voir. Elle n'aurait pas eu besoin d'être la sœur d'un héros, pour qu'on prisât sa conquête infiniment, Fréron s'était ouvert de ses intentions. Elle l'écouta ; et mieux, avec la spontanéité des natures italiennes, elle l'aima et protesta qu'elle n'accepterait point d'autre époux. Malgré des goûts de toilette recherchés, ce Fréron n'avait en soi rien de très séduisant. Un front fuyant, le nez gros, des yeux à fleur de tête, une bouche aux lèvres serrées et minces : son physique ne parlait pas en sa faveur. Sa réputation était assez mauvaise du côté des mœurs. Il n'était plus de la première jeunesse et devait accuser quarante ans, au moins. Il jouait un rôle dans le pays, mais ce rôle était presque fini et l'homme déconsidéré. N'importe, Paulette n'avait d'yeux que pour Fréron. On l'en dissuadait inutilement ; elle écrivait à Fréron :

Oui, je jure, mon cher Stanislas, que je n'aimerai jamais que toi !

Et elle ajoutait à la déclaration toutes sortes de gentillesses en italien, langue de l'amour. C'était une correspondance des plus actives, un entraînement qui dura des mois. Fréron avait reçu des encouragements particuliers, les menus suffrages. Il croyait déjà toucher au terme de l'heureuse union. Paulette le soutenait contre tous ses ennemis avec une très belle vaillance. On n'était plus qu'à la distance de quatre jours de l'instant désiré, lorsqu'une bourrasque effroyable se déchaîna, à Paris, contre Fréron et le plongea dans la boue. Il était achevé en tant qu'homme politique et renié de tous. Le désastre était irrémédiable, sans espoir de relèvement. Napoléon avait écrit que Paulette eût à le rejoindre, avec sa mère, en Italie. On l'avait dépaysée, et son cœur facile à se déprendre comme à se prendre ne sentait déjà plus sa blessure, un soir qu'on lui présenta l'adjudant général Victor-Emmanuel Leclerc. Celui-ci avait vingt-quatre ans ; il était aimable, joli homme, quoique de petite taille. On l'épousa très vite, laissant à leurs regrets les généraux Duphot et Junot, qui s'étaient mis aussi sur la ligne des prétendants.

Pauline Leclerc, devenue par son second mariage la princesse Borghèse, telle que nous la voyons aujourd'hui, à la cour de son frère l'Empereur, est des sœurs de Bonaparte celle qu'il préfère ostensiblement. Et cette préférence, il saisit toute occasion de la manifester. Cependant, la gracieuse Paoletta n'a pas le caractère aussi flexible que l'aurait voulu d'elle et des autres ce chef de famille peu endurant, qui intervient dans toutes les démarches, toutes les manières d'être et de se conduire des siens, ordonne, dénoue, annule ou conclut à son gré les mariages et exige qu'on s'en rapporte à lui seul sur ce qu'il convient ou de dire ou de faire. A diverses reprises il a eu maille à partir avec Pauline, qui le contrecarre en ses dispositions, s'oppose à ses choix et ne ménage pas les allusions peu charitables à l'égard de Joséphine, dont les emportements, les baisers et les larmes, à l'entendre, ne sont qu'artifices. Et ce sera le tour, ensuite, de Marie-Louise. Certain jour, elle méconnaîtra les devoirs de la politesse envers la seconde impératrice à un tel point que Napoléon lui intimera la défense de reparaître à la Cour. Mais elle saura s'en consoler dans sa jolie retraite de Neuilly, ou elle attirera, sur ses pas, une compagnie moins brillante et moins nombreuse, mais aussi flatteuse pour elle et plus animée, et phis galante surtout qu'aux Tuileries.

En attendant, elle se trouve fort à sa place, ce soir, dans le palais des rois splendidement illuminé, avec son bandeau de diamants sur le front, ses épaules découvertes, sa traîne somptueuse et ses façons princières.

Moins favorisée des grâces se montre, à côté d'elle, sa sœur Marianne, dénommée ultérieurement Elisa. La nature ne lui a pas dévolu la beauté séduisante de Pauline. Jamais l'illustre Canova, à défaut d'une princesse Borghèse, n'aurait songé à elle pour fixer dans le marbre immortel de la Venus Genetrix son imparfaite image. Très grande, extrêmement maigre, avec des yeux noirs, qui pourraient être beaux s'ils n'étaient pas à fleur de tête, elle a le corps plat et pauvre de gorge, pauvre de tout ; on l'a jugée tout au plus bonne pour épouser un simple capitaine d'infanterie corse, Paschal Bacciochi. Elle a pourtant ses mérites, sa valeur intellectuelle et morale. On l'aura vue, au fur et à mesure que s'élevait sa fortune, déployer une réelle supériorité esprit. Dans sa principauté restreinte de Lucques et Piombino, elle saura appliquer à la direction des affaires. sous les yeux de son mari Bacciochi, qui se contentera de la regarder agir, en jouant du violon, autant de diligence que d'habileté et de tact, présidant le conseil, organisant l'administration, dirigeant les travaux d'utilité publique, encourageant l'agriculture, l'instruction populaire, les lettres, les sciences, les arts, et ne persécutant que les brigands. Mais de tout, cela on lui tient médiocrement compte, aux Tuileries. On a contre elle un lourd grief. Son tort, son impardonnable tort est d'être rétive, elle aussi, au joug de Napoléon. Son éducation, ses goûts, ses inclinations de nature ne la portent point à une admiration fanatique du grand homme. Au conquérant insatiable, dont l'éternel besoin est de changer la face du monde, elle a préféré le caractère indépendant, orgueilleux peut-être et jaloux, mais qui a mis au-dessus de l'esclavage déguisé sous l'éclat d'une couronne sa personnelle liberté et son bonheur domestique : à Napoléon, elle a préféré Lucien. Et cette prédilection, elle l'avait marquée dès l'adolescence, quand Napoléon, tout en s'occupant de son sort, la traitait sans ménagement, à la corse, alors que Lucien venait à elle, et lui confiait ses espérances, ses aspirations ou ses révoltes instinctives contre toute discipline autoritaire. Celui que j'aime le mieux de mes enfants c'est toujours le plus malheureux, disait Lætitia. Marie-Anne-Elisa partage le sentiment maternel ; elle a donné son cœur à celui de ses frères qui est le moindre par la puissance ; et les flatteurs du maître l'ont, à cause de cela, chargée de tous les péchés d'Israël. Elle connaît au juste les sentiments d'alentour[6], il n'est clone pas surprenant qu'elle ait gardé, dans cette brillante assistance, l'air maussade et la physionomie absente que nous lui voyons, en ce moment.

Mais que pense, de son côté, sous sa belle parure et son diadème étincelant, Caroline Murat, la tête la plus ingouvernable de la tribu des Bonapartes ?

Si pendant que je suis au Conseil, déclare Napoléon, Hortense demandait à me voir, je sortirais pour la recevoir. Si madame Murat me demandait, je ne sortirais pas. Avec elle, il faut toujours que je me mette en bataille rangée : pour faire entendre mes vues à une petite femme de ma famille je devrais lui tenir des discours aussi longs qu'au Sénat et au Conseil d'État.

Au demeurant, Caroline est une maîtresse femme. L'agrément de son esprit et la décision de son caractère ne le cèdent point aux charmes de sa personne. Elle se fera une prompte habitude du métier de reine, parlant, agissant en personne qui s'accoutume à être entendue, obéie. Sur toutes choses elle étendra ce besoin inquiet de domination, qui est une des manies du tempérament des Bonapartes. Au fond de son âme, elle ne se sent redevable d'aucun sacrifice de fidélité ni de soumission à l'égard du frère et maitre. Elle lui a gardé, au contraire, île certaines rancunes d'amour-propre très sensibles, qu'elle laisse dormir, momentanément, et qui se réveilleront aux mauvais jours. C'est que véritablement les rapports intimes — nous ne l'apprenons à personne — n'allèrent jamais sans tiraillements ni secousses entre les Bonaparte. Ils ont tous et toutes du caractère de Napoléon ; et sans lui rompre ouvertement en visière, parce qu'ils ne l'osent, ils ne laissent pas de tirer sur la chaîne autant qu'il leur est possible.

Elles sont, cependant, resplendissantes de luxe et d'orgueil, les sueurs de Napoléon dans le cadre inouï qu'a fait aux siens le petit gentilhomme d'Ajaccio !

Extrêmement élégante, comme toujours, est l'impératrice Joséphine, en son automnale beauté, insatiable de parures, de dentelles, de pierres précieuses, de tout ce qui décore et enjolive la personne féminine. Elle porte avec un goût, dont elle a le secret, l'un de ces costumes d'apparat, où s'associent au mieux, dans la forme, le délicat et le recherché. Coiffée en cheveux, des perles ont remplacé les fleurs dans le gracieux édifice ; et son corsage endiamanté découvre généreusement ses épaules, ses bras et sa gorge. Hortense est appuyée contre sa mère ; plus simple en ses goûts, moins prodigue pour ses toilettes, elle est mise également avec une grande richesse, à ce gala de cour.

***

A quelque distance du groupe féminin impérial se serre la légion des grandes dames. Leurs noms disent assez leur qualité. On les a reconnues. C'est d'abord Mme de La Rochefoucauld, belle-fille du duc de Liancourt, une femme petite de taille, inélégante de formes, mais ayant de l'agrément en la physionomie et de l'éclat en ses yeux bleus ombrés de sourcils noirs, sans beaucoup de dignité apparente, mais ayant le parler vif et qui a pensé faire beaucoup d'honneur à Bonaparte en acceptant de diriger, à sa cour, la maison de l'impératrice. Elle n'y perd pas son temps, ayant déjà obtenu plusieurs ambassades pour son mari, réparé sa fortune, que les orages de la Révolution avaient fort délabrée, et, tout récemment encore, marié sa fille au cadet des princes de la maison Borghèse. Dans un cercle où la conversation parait très animée se distinguent Mmes de Turenne, de Luçay, de Vergennes, de Ségur, de Serrant, de Bouillé, de Périgord, de Beauvau, de Noailles. Toute la noblesse est venue là, conduite par l'intérêt ou par la crainte de déplaire en ne s'y rendant point, ou par l'envie naturelle de briller. On n'y a pas consenti, de prime abord, sans un peu d'hésitation. Des douairières surtout résistaient à taire visite chez l'usurpateur. Puis, quelques huppes grises de la vieille cour s'y étaient décidées : et les jeunes et les autres ont suivi le mouvement, de sorte qu'elles y sont au complet, ou peu s'en faut. Elles n'ont pas toutes la bonne grâce de Mme de Montmorency. Telles de ces grandes dames affectent de se tenir distantes, et d'aussi loin qu'elles le peuvent, d'une maréchale de Dantzig. Quand viendra la Restauration et qu'elles auront la déplaisance de retrouver de ses pareilles, sur leur chemin, de quel air diront-elles : Nous ne connaissons pas ces femmes ; ce sont des maréchales ! Elles détournent la tête de celles-là et voudraient bien ne pas apercevoir non plus la noblesse régicide, qui fait nombre en ces lieux, et pour laquelle on a créé, d'hier, des parchemins tout neufs. Néanmoins, il leur faudra s'y résigner, le maître commun du jour ayant mis les titres anciens et les nouveaux sur le même pied.

On voudrait citer, nommer encore. Non loin de Mme Maret, si entichée de la vanité du rang, depuis qu'elle s'appelle duchesse de Bassano, intéresse le regard la maréchale Ney, enivrée de la gloire militaire de son époux, mais dont les prétentions sont moins voyantes. De l'agrément au visage et dans toute sa personne, un peu maigre et chétive, de la conversation juste ce qu'il en faut, beaucoup de timidité, une peur extrême de l'empereur dont elle redoute plus que tout au monde d'attirer l'attention ou les questions : ce sont là quelques-unes des particularités de la jeune maréchale Ney, aux environs de sa vingt-cinquième année. A deux pas d'elle est la femme de Duroc, duchesse de Frioul, une Espagnole au sombre et fier regard, mais qui n'a rien en soi d'extraordinaire. Combien plus attractive apparaît Mme Regnault de Saint-Jean-d'Angély, à la voir de profil surtout ! Elle s'est étudiée, en effet, à ne se montrer autant que possible, jamais de face, sachant bien qu'elle n'est tout à son avantage que lorsqu'elle peut offrir à l'admiration dont elle se sait l'objet son profil de statue grecque. On l'entend deviser à mi-voix ; elle cause de sa rivale Mme Récamier et de ses brillants succès, mais de manière à laisser entendre qu'ils n'éclipsent pas les siens, au contraire. J'étais dans un salon, dit-elle de son petit ton assuré ; j'y charmais et captivais tons les regards. Mme Récamier arrivait. L'éclat de ses yeux, qui ne sont, pourtant, pas très grands, l'inconcevable blancheur de ses épaules, éclipsaient tout. Elle resplendissait. Au bout d'un moment, néanmoins les vrais amateurs me revenaient. Peut-être s'exagère-elle sa supériorité : le vrai est qu'elle est fort à la mode, et qu'on lui prodigue bien des compliments pour le charme de son visage et pour sa voix ; car, ce fut encore un trait de Mme Regnault de Saint-Jean-d'Angély : chez elle ou dans les salons de ses amies elle était toujours prête à chanter, même sans qu'on l'en priât[7].

Les dames du palais sont disséminées dans l'assistance. On les remarque moins aisément, depuis qu'on en a distribué le titre à beaucoup d'étrangères venant passer à Paris leurs deux mois de cour. Quand on aura dit de ces dernières, des Italiennes en majorité, qu'elles sont mises avec beaucoup de recherche et qu'on y aura joint cette réflexion qu'elles ont, pour la plupart, l'air simple et dépaysé, on aura à peu près fait le tour de leurs personnalités silencieuses.

Mais voici, parmi les Françaises attachées à la maison de l'impératrice : Mmes de Mortemart et de Montmorency, dont les noms bien sonnants ont l'agrément de l'empereur, parce qu'il aime, proclame-t-il, la noblesse historique ; puis Mmes de Talhouet, de Lauriston, de Colbert aux qualités sérieuses, douces et sans éclat ; et très à part, Mme de Rémusat, auprès de laquelle si volontiers s'arrête M. de Talleyrand.

Une double attirance le porte vers cette femme de talent et d'esprit : l'estime de son caractère et le goût de sa conversation. En elle surtout il apprécie le charme du naturel, la finesse d'observation et ce laisser-aller, cet enjouement, acquis plus tard[8], et qui fait d'elle l'une des maîtresses de salon les plus recherchées de Paris. Des impressions si flatteuses à son égard, non seulement il les ressent en sa présence, mais il les garde en soi jusque dans les préoccupations de la politique, — du moins, quand il voudrait s'en distraire. Il se plaît à lui en raconter à elle-même une preuve récente. Comme il présidait, en sa qualité de vice-grand-électeur, une séance de scrutin, au Sénat, et s'ennuyait d'en attendre les résultats, il avait attiré à soi une feuille de papier officiel et s'était amusé à y tracer un joli portrait d'elle, sous le nom supposé de Clari, où rien n'était oublié du modèle, ni au physique ni au moral. Pendant ce temps la séance suivait son cours. Il s'aperçut qu'elle allait finir ; alors il avait posé le crayon et remis la suite du portrait aux élections de l'année suivante. Par la bonne grâce de Mme de Rémusat une certaine intimité s'est établie entre le grand chambellan et le premier chambellan : le fait est connu. On sait aussi que l'empereur n'en a pas été très satisfait, mais a cherché plusieurs fois, à les détacher l'un de l'autre, par cette disposition de son caractère, qui le rend jaloux, inquiet ou mécontent de toute liaison dans son entourage[9].

On ne saurait assurer que Mme de Rémusat soit jolie, ayant des particularités de sa physionomie reprochables, son nez, par exemple, qui est un peu gros ; mais, c'est l'opinion de chacun de la trouver attirante avec ses grands yeux noirs abrités sous de longues paupières, ses lèvres si bien dessinées, ses dents éclatantes et ce mélange de tendresse et de vivacité, qui compose l'aimable expression de son visage.

Des relations anciennement établies l'ont enchaînée à la fortune de Joséphine, qui, devenue la femme du Premier Consul, l'appela d'abord près de soi, dans son nouvel état de maison. Elle a été nommée darne du palais, tandis que son mari, par un titre correspondant s'est vu constituer grand maître de la garde-robe et premier chambellan. S'occuper de tous les préparatifs des costumes impériaux, ce n'est rien que cette obligation-là. Moins commode est-il à M. de Rémusat d'exercer le principal de sa charge, qui est d'ordonner les divertissements de Sa Majesté. Vous avez fort à faire pour amuser l'inamusable, lui disait Talleyrand, pensant qu'il fallait plaindre l'homme chargé des plaisirs de l'empereur. Les récréations du spectacle, dans une situation pour elle beaucoup plus facile, ont pu séduire Mine de Rémusat, tout d'abord. Les rapports avec l'impératrice Joséphine, quand elle laissait dormir ses inquiétudes jalouses, n'étaient qu'aménité, douceur. L'empereur lui témoignait une attention flatteuse, à laquelle, naturellement sensible, elle livrait, sinon son cœur, du moins son imagination. Impressionnable et romanesque elle s'exaltait, alors, aux premiers feux de la gloire napoléonienne ! Les qualités de l'homme unique lui cachaient ses défauts immenses comme elles. Puis, l'élan de son admiration s'est affaibli. L'expérience de la raison a dû l'éclairer sur les abus grandissants d'un absolutisme sans mesure et sans règle. Elle en retient l'impression déçue au fond de son âme. Prudente, elle n'en ouvre pas la bouche, sinon dans l'intime avec les siens ou des amis sûrs, comme Talleyrand. Elle s'en tait, chez Joséphine, à la Cour, où l'on appréhenderait plutôt qu'elle ait trop d'esprit, et où l'on ajoute malignement qu'elle se donne beaucoup de peine pour en avoir. Mais elle regarde, écoute, approvisionne sa mémoire, en attendant que, d'une plume aisée, elle consigne les détails de ses observations journalières, recueillies dans le plus grand secret, sous la dictée des événements et des conversations[10]. Elle a toute aisance pour en bien juger. Elle est fort avant dans l'amitié de Joséphine. De plus, elle est une des rares femmes de la maison de l'impératrice avec lesquelles veuille bien causer l'Empereur.

Elle-même l'a raconté, pour en avoir eu, maintes fois, la preuve sous les yeux. Napoléon n'a pas l'hospitalité souriante envers celles qu'il invite. Comme il éprouve lui le plus impérieux des hommes, une sorte de gêne singulière, et qu'il ne se définit pas, avec les femmes, comme n'importe quelle gêne lui donne de l'humeur, il les en a rendues responsables toutes, sans distinction de personnes ; et presque toujours, à ses réceptions, il les aborde de mauvaise grâce :

Comment vous appelez-vous ? Quel âge avez-vous ? Vous avez vingt-trois ans, dites-vous, et vous n'êtes pas encore mariée ? A vingt-trois ans, toutes les femmes devraient être mariées.

C'est là sa manière. Il les interpelle, les interroge Comme des soldats, avec moins de bienveillance intérieure. Et, pour clore la petite conversation, rare est la chance s'il n'y ajoute point, en guise de bouquet, quelque trait désobligeant à leur adresse ou à celle de leur mari, ou encore de celui qui leur en tient lieu. — Vous êtes trop maigre, madame. — Vous avez les bras rouges, c'est affreux... Et vous, madame, ne portez-vous jamais autre chose que cette robe grise... ou jaune ? Ne remettez jamais celle-ci : j'en suis fatigué. Car l'une de ses prétentions est de se connaître en toilettes. Il l'affirmait, tout à l'heure encore, à Savary. Il le proclame, volontiers. Et il en use et abuse pour rabrouer ferme celles qui ont eu la malchance d'assortir les couleurs de leurs costumes au contraire de ses goûts. Quant aux détails de l'esthétique féminine, il se dit particulièrement sensible à la beauté des mains et des pieds. Lorsqu'il y a eu déception de son regard, en l'espèce, il ne se gène point de l'exprimer crûment[11]. Au moral, il n'a que du dédain pour le sexe inutile à sa gloire. On est loin des jours de Louis XV, où une toilette pouvait décider du sort de la France ou de la destinée des ministres. S'il y a eu, dans le nombre, des aspirantes La Vallière ou Montespan, il leur a fallu renoncer bien vite à ce genre d'ambition. Celui dont Joséphine a révélé ce détail : Dans l'année, il y a tout au plus deux jours où une femme peut lui commander, n'épargnera rien pour leur enlever toute illusion de la sorte. Jeunes et charmantes, les femmes sont susceptibles de distraire ses yeux dans l'arrangement d'une fête de cour. Elles ne répondent pas aux besoins de sa pensée absorbante[12]. Aussi le craignent-elles plus qu'elles ne se sentent attirées vers lui. Elles sont fascinées par l'éclat de son prestige ; elles ont peur de ses brusqueries, de sa violence. Nul moins que lui ne se laissa griser à leur parfum. Il n'a pas, à leur égard, le goût complimenteur. Bien au contraire. Avec sa brusquerie commandante, ses mots jetés sans ménagement, au hasard de la rencontre, flétrissant d'une interpellation rapide, inattendue, l'honneur d'une femme, humiliant ou compromettant la situation d'un homme, on croirait, parfois, qu'il se plaît à déplaire, comme pour mieux imprimer au fond des âmes soumises la marque de leur dépendance.

Par hasard, est-il en humeur de gaîté, il y procède différemment. Il s'amuse à effaroucher les femmes par des réflexions déconcertantes, auxquelles il leur est difficile de répondre sans rougir. En passant, il apprend à celle-ci qu'elle a des rapports avec celui-là, et qu'on ne l'ignore point dans le voisinage. Allant à une autre : — Vous, madame, les habitants du faubourg ne vous ménagent guère, ils affichent votre dernière liaison. Et ainsi de suite. Le malaise qu'il a excité le distrait infiniment. Faut-il s'étonner que l'une d'elles ait écrit nuement et sans détour : Il n'y avait pas une femme qui ne fût charmée de le voir s'éloigner de la place où elle était ?

§

Sauf ces menus divertissements de sa toute-puissance, lui-même, homme de travail et non de représentation, ne se réjouit que faiblement aux galas des Tuileries. Il exige que ses grands dignitaires, ses ministres, ses grands officiers, sur lesquels il a répandu la pluie d'or, reçoivent souvent et richement. Il lui convient de savoir que les bals récents de la princesse Julie, de la princesse Borghèse, de la duchesse de Rovigo ou de la duchesse de Vicence et la dernière soirée de M. de Talleyrand se sont surpassés de magnificence. Et la somptuosité des dîners de Cambacérès ou du duc de Gaëte et la réputation qui leur est faite le contentent. Il veut que les Tuileries, à de certains jours, aient un resplendissement sans pareil. Mais, si brillantes que soient ses fêtes, il ne peut en éloigner l'influence, qui, là domine et subsiste : l'ennui, parce qu'il l'éprouve lui-même.

Hors des émotions de la grande guerre, hors du déploiement en beauté des cérémonies impressionnantes, il ne lui demeure que lassitude et satiété. Cela est triste, lui disait Rœderer, je ne sais en quelle circonstance. — Oui, comme la grandeur. Et cette impression, il la répand et l'impose autour de lui.

Quand il y a souper dans la galerie de Diane, l'ampleur du cadre, le faste des tables, le luxe ruisselant de toutes parts sur les êtres et sur les choses, éblouissent le regard. Mais au contact des conversations et des esprits manque cette douce aisance, qui révèle, sous des formes contenues, le vrai contentement et le sincère plaisir. Les flots de clarté, les parfums rares, les enchantements de la musique ne parviennent pas à vivifier l'atmosphère lourde de gêne qui pèse en ces vastes salons. Des étincelles miroitent aux plis chatoyants des étoffes. Telle une pluie brillante, s'éparpillent les feux des diamants sur les corsages de gaze ou de satin. Le spectacle est superbe. Toute cette munificence et cette gloriole d'étiquette n'échauffent pas le sentiment triste et froid qui domine. Non plus ne réussissent à le secouer les encouragements ironiques du grand chambellan à prendre du plaisir, à en faire montre surtout. Soyez gaies, mesdames, l'Empereur veut qu'on s'amuse.

On l'a pu voir, d'après ce tableau de cour et de monde, suffisamment : si la prodigieuse dictature de Napoléon fut une période sans égale, dans l'histoire des batailles, pour les ramasseurs de trophées, ce fut une époque assez maussade pour la vie de société et pour le gouvernement moral des femmes, comme aussi bien pour toutes les formes d'échanges spirituels, qui vivent de la paix et de la liberté.

 

 

 



[1] Cf. Mme de Rémusat, Mémoires, t. II.

[2] Ce fut en 1808. Je ne suis pas faite pour être geôlière, déclara-t-elle à la dame d'honneur chargée de le prévenir qu'on l'avait désignée pour être de service auprès de la souveraine dépossédée Maria-Louisa, femme de Charles IV. Celle-ci était arrivée en France plus en prisonnière qu'en reine.

Éloignée de son monde et de ses habitudes, la duchesse de Chevreuse ne fit plus que languir d'ennui et de consomption ; elle ne tarda pas à s'éteindre, à Lyon, en 1813.

[3] Ce ferme, cet incorruptible Thibaudeau, qui se comparait à une barre de fer.

[4] Je l'ai vu, en 1810, à Saint-Cloud, quand il portait un bracelet des cheveux de C... M..., si belle alors. (Stendhal, Lettre à Balzac, fin de la Chartreuse de Parme.)

[5] Notre mère, dit Lucien Bonaparte, en ses Mémoires, n'avait pas été contente du mariage de son fils le général avec l'ex-marquise de Beauharnais. La principale raison et même la seule dont elle convint avec nous était qu'elle était trop âgée pour son fils et qu'elle ne lui donnerait pas d'enfants.

[6] Tout le premier, le maître de céans manifestait qu'il avait fort peu de sympathie pour Elisa, qu'entre elle et lui il n'y avait jamais eu d'intimité et que leurs complexions différentes s'y opposaient. Il ne se privait pas d'en témoigner haut et ferme, à l'occasion.

Le 17 septembre 1811, n'adressera-t-il pas une remontrance très sèche au général Savary, pour le simple fait que les journaux de Toscane s'occupaient trop des dits et des gestes de la grande-duchesse Elisa et que des équipages français s'étaient permis de lancer dans les airs ce vivat déplaisant par l'association des noms et des personnes : Vive Élisa ! Vive Napoléon !

Je rendrai le directeur de la police responsable de ce qui serait imprimé d'inconvenant. Il y a de grands intérêts attachés à ce que font les souverains, au lieu qu'aucun intérêt n'est attaché à ce que fait la grande-duchesse.

N'est-ce pas admirable ?

[7] Mme de Cavaignac, Mémoires d'une inconnue.

[8] Jeune on l'avait vue quelque peu sérieuse et renfermée dans une contrainte un peu grave, qui n'était pas l'esprit de son âge.

[9] Les visites que se rendaient les gens intéressés à entretenir des rapports plus intimes hors de la grande lumière des réceptions officielles, évitaient avec grand soin de tomber sous sa surveillance. Fouché se fût bien gardé, par exemple, de dire tout haut qu'il fréquentait chez Mme Murat... Napoléon se plaisait à brouiller les gens, à les tenir en état de défiance réciproque, par la pensée que leurs intérêts étant désunis il n'en serait lui-même que mieux servi.

[10] Le premier manuscrit des mémoires de Mme de Rémusat, ce journal composé sous la forme de lettres intimes, fut, malheureusement, livré aux flammes. Pendant les Cent Jours, on avait craint une perquisition de la police impériale, susceptible de compromettre la famille entière. Mm' de Rémusat dut récrire, d'un souvenir forcément incomplet, tout le principal de ce qu'elle avait vu, entendu, remarqué, aux Tuileries, à Saint-Cloud, à la Malmaison.

[11] Elle a les abatis canailles, déclarait-il dans le langage des camps.

[12] Je ne veux nullement, à ma cour, prononçait-il, de l'empire des femmes. Elles ont fait tort à Henri IV et à Louis XIV ; mon métier, à moi, est bien plus sérieux que celui de ces princes ; et les Français sont devenus trop sérieux, eux aussi, pour pardonner à leur souverain des liaisons affichées et des maitresses en titre.