Au début de la nouvelle organisation politique. — Talleyrand rappelé au Ministère des Affaires étrangères. — Situation de l'Europe, au moment du départ de Bonaparte pour le Saint-Bernard. — Pendant l'absence du maitre. — Les craintes de la crise secrète, c'est-à-dire d'une défaite ou de la mort du Premier Consul. — Intrigues et complots ; le rôle d'expectative insinuante et prévoyante de Talleyrand. — Comment l'horizon s'était éclairci, tout à coup, après la victoire de Marengo. — Négociations de Talleyrand avec l'Autriche et l'Angleterre. — Signatures laborieusement obtenues du traité d'Amiens. — De quelle manière tranquille le ministre en transmit la première nouvelle au chef de l'État. — Réconciliation générale de la France avec l'Europe et avec l'Église. — Les intérêts généraux et particuliers, qu'eut à défendre Talleyrand dans la grande affaire du Concordat. — Ses longues conversations écrites avec la chancellerie romaine pour obtenir le bref de sécularisation. — Ardentes controverses sur le mariage des évêques. — Toutes les objections soulevées à Rome. — Par quels moyens de pression diplomatique on vint à bout de sortir de cette impasse. — Nouvelles prématurées du mariage de Talleyrand. — Quelle série de circonstances amenèrent ce dénouement conjugal. — Les origines et l'existence de Mme Grand, jusqu'au moment d'être appelée à devenir duchesse de Talleyrand-Périgord, princesse de Bénévent. — Après le mariage. — Dans les salons de l'hôtel des Relations extérieures : comment on l'y jugeait. — La légende et la vérité, quant aux innocences de Mme de Talleyrand. — Jusqu'au déclin de cette union. — Retour aux événements publics. Le coup de théâtre s'était exécuté lestement, sans qu'il en eût coûté beaucoup. Des arrestations peu nombreuses, quelques journaux supprimés, un peu de populaire, clans les faubourgs, coule aux pieds des chevaux, il n'en avait été que cela, et la France ne se plaignait point qu'on l'eût, à ce prix, débarrassée d'un gouvernement de parade. sans force et sans prestige. On absolvait l'illégalité d'un acte dont les suites promettaient d'être si largement compensatrices. Oublieux de cette liberté, qu'il avait trop chèrement payée pour l'aimer encore, le peuple n'aspirait qu'au rétablissement de l'ordre, de la tranquillité publique. Le Consulat allait lui dispenser ces biens, en attendant que la volonté d'un seul homme changeât l'ordre en contrainte et la contrainte en tyrannie. Pour le moment, les cœurs s'ouvraient à des espoirs illimités. Les consuls étaient en place ; ils avaient écarté de leur triumvirat la suffisance de Sieyès, en lui fermant la bouche avec un titre, de l'argent, un domaine. Leur premier geste à faire, c'était de s'annoncer à la nation officiellement et solennellement. La proclamation de rigueur s'imposait au devoir des nouveaux chefs de la République. Ils avaient à parler le langage métaphorique si cher aux Français ; ils avaient à bercer leurs concitoyens de ces nobles paroles de pacification, de justice, d'humanité, par lesquelles ils furent toujours séduits et trompés. Toute inauguration de règne ou de présidence débute à pareille enseigne. Bonaparte fit venir Rœderer et lui dicta d'un premier jet les phrases sonores, d'où sortit l'une des proclamations les plus décevantes qu'ait jamais adressées un conducteur de peuple à ses futurs sujets. En lettres de feu brillaient là, comme au frontispice d'un temple dédié aux plus généreux sentiments de l'humanité, ces pensées mémorables : La modération est la base de la morale et hi première vertu de l'homme. Sans elle, l'homme n'est qu'une bête féroce. Sans elle, il peut bien exister une faction, mais jamais un gouvernement national. Oui, ce fut bien Napoléon Bonaparte qui prononça dans ces termes la louange des vertus modératrices, jusqu'à ce qu'il put employer toutes ses forces et tout son génie à bouleverser l'univers... Cela dit, il constitua un ministère définitif, en y réservant une place, le département des Relations extérieures, à Talleyrand, pour des raisons qui n'étaient pas celles de la gratitude, ni d'une profonde estime, et qu'il découvrait ainsi à Cambacérès : Il a beaucoup de ce qu'il faut pour les négociations, l'esprit du monde, la connaissance des cours de l'Europe, de la finesse, pour ne pas dire quelque chose de plus, une immobilité dans les traits que rien ne peut altérer, enfin un grand nom... Je sais qu'il n'appartient à la Révolution que par son inconduite ; jacobin et déserteur de son ordre, dans l'Assemblée constituante, son intérêt nous répond de lui[1]. Il ne réoccupa pas immédiatement le haut poste, d'où l'influence de la Société du Manège l'avait délogé, dans la période finissante du Directoire, pour lui substituer — sur sa désignation même — le bénévole Reinhardt, natif de Wurtemberg. L'opinion n'était qu'à demi réconciliée avec Talleyrand, depuis les affaires d'Amérique et leur retentissement fâcheux. On jugea préférable — du moins Napoléon le voulut insinuer, en son Mémorial — de laisser passer un léger temps d'oubli avant de reporter sur sa personne et sur son nom la pleine lumière d'une grande situation officielle. En tout cas, le délai de prudence assigné fut court, puisqu'il ne dura qu'une douzaine de jours, pas davantage. Et, dans l'intervalle, Talleyrand avait eu des occupations suffisantes, pour n'en pas désirer d'autres, ne quittant plus — à l'instar de Rœderer et de Boulay — le Petit-Luxembourg, conférant sans cesse avec Bonaparte des mesures d'organisation politique urgentes à décider, ne faisant que d'aller d'un pavillon à l'autre, circulant du matin au soir entre les appartements des Consuls, pour échanger les demandes et les réponses, les vœux et les objections, ou recommençant l'éternelle conversation avec Sieyès, sur le meilleur système de gouvernement et la part qu'il espérait y prendre. L'entente avait eu de la peine à s'établir entre ce théoricien politique et Bonaparte, dont il aurait voulu grandement restreindre les appétits de domination absolue et qui réclamait, au contraire, toutes les prérogatives de la fonction suprême. Talleyrand n'en était pas à la première expérience de leur antagonisme. A la veille du coup d'État, il avait pu rapprocher ces deux caractères difficiles, l'un obstinément systématique, l'autre avide d'une suprématie indiscutée. Leurs anciens différends s'étaient ravivés, plus âpres maintenant qu'on en était au partage de la succession. Persévérant en son Ille de conciliateur, Talleyrand leur ménagea une entrevue, à laquelle il assista et qui fut loin de se passer en douceur. Sieyès se retranchait dans une argumentation hautaine et dédaigneuse. Bonaparte se faisait agressif et presque menaçant. Voulez-vous donc être roi ? lui demanda Sieyès, par une interpellation à la romaine. La discussion se monta sur un ton d'hostilité dont Talleyrand ne laissa pas que d'être ému, sous son maintien glacé. Mais il s'était promis avec Rœderer de trouver un terrain d'accommodement. A force de raisons spécieuses auxquelles Sieyès céda par fatigue, tous deux parvinrent à le décourager de ses résistances : de concession en concession, ils l'amenèrent au point où le voulait voir le Premier Consul, désarmé, séduit et trompé. On lui offrit des compensations. Il aurait la présidence du Sénat et l'illusion lui serait permise de croire que s'il n'occupait ni la première ni la seconde place dans l'exécutif. il tiendrait la tète du pouvoir législatif et pourrait avec celui-là traiter de puissance à puissance, dans cet état de liberté cligne, — dont on ne fut guère de temps à jouir. Le 22 novembre 1799, Talleyrand réintégra ses bureaux du Ministère des Affaires étrangères, pour y demeurer jusqu'au 8 août 1807. Dès son installation, il s'avisa d'une idée ingénieuse afin d'augmenter son influence personnelle auprès de Bonaparte en grandissant du même coup le rôle du Premier Consul Les trois principaux magistrats de la République devaient se réunir, tous les jours, et les ministres avaient à rendre compte, devant eux, des affaires relevant de leurs attributions respectives. Il prit à part le général Bonaparte et lui fit goûter ce raisonnement. Le portefeuille des Relations extérieures, qui, de sa nature, est secret. ne pouvait être ouvert devant un conseil. La sagesse, la prudence même exigeait que le chef réel du gouvernement l'eût seul dans les mains et en dirigeât la conduite. En conséquence, le Premier Consul ne saurait confier à d'autres qu'à lui-même le travail des Affaires étrangères[2]. Cet avis le flattait, et, ne l'eût-il pas reçu, que certainement, il en aurait eu l'idée pour son propre compte. Il s'était réservé déjà tout ce qui tenait à l'action proprement dite du pouvoir exécutif, tout ce qui concernait la guerre et l'armée. Sans feinte il annonça que les relations extérieures en étaient la dépendance nécessaire et qu'il les considérerait comme telles, désormais. Aux forces de Cambacérès suffisait la direction des travaux de législation ; pour Lebrun, le sage et prudent Lebrun, c'était assez des finances. Ni l'un ni l'autre n'élevèrent d'objections ; et, comme au début d'un gouvernement, tout est plus facile ii régler, on décida que le ministre, chargé de la partie diplomatique ne travaillerait qu'avec le Premier Consul. Le grand changement, qui s'était opéré en France, n'empêchait point que les rapports demeurassent brouillés avec l'Angleterre, la Russie et l'Autriche. Mais, deux points essentiels, dans l'état général des relations européennes, s'étaient imposés à l'esprit de Talleyrand. C'est que, d'une part, la France, harassée par sept années de luttes, aspirait ardemment à la paix ; et que, d'autre part, cette paix tant désirée se pouvait obtenir, à la fin de 1799, sans trop de difficultés, pour peu qu'on y apportât de l'adresse et l'esprit de conciliation. Le tzar, moins irrité de la défaite de ses troupes, sous les coups de Masséna, que de la conduite douteuse de l'Autriche, son alliée, par laquelle il croyait avoir été déçu, trompé, de parti pris, n'aspirait qu'au moment de remettre l'épée au fourreau. Des attentions délicates autant qu'habiles du Premier Consul, à son égard, comme le renvoi sans rançon des prisonniers russes, habillés â neuf, et la remise entre les mains de Paul Ier, dont il savait la passion singulière pour l'ordre de Malte, de l'épée du grand-maître La Valette, achevèrent de pacifier ses sentiments. Et, le 8 octobre 1801, Talleyrand avait la satisfaction de se trouver en face de son ambassadeur, le comte de Markof, échangeant les signatures d'un traité. Ces deux négociateurs se retrouveront en présence après l'avènement d'Alexandre Ier, Talleyrand n'ayant rien changé à la politesse de ses formes diplomatiques, Markof, étant devenu sec, hostile, presque arrogant, sous son nouveau maitre ; et ce sera pour discuter ensemble l'importante affaire des sécularisations en Allemagne. Toute persévérante qu'elle fût en son inimitié contre la France nouvelle, l'Angleterre ne se refusait pas à désarmer, pourvu que l'entente se fit sur l'évacuation de l'Égypte. Talleyrand, qui en avait conseillé la conquête, et dans une heure qui n'avait pas été des mieux choisies pour le Directoire assailli de tous côtés, estima, cette fois, qu'il serait préférable de ne pas s'y maintenir et que de se résigner à perdre une superbe colonie serait encore payer d'un mince sacrifice les bienfaits de la paix générale. Bonaparte était moins pressé de tendre aux peuples le rameau d'olivier. Le prestige militaire l'avait élevé à la situation prépondérante qu'il occupait, et pouvait seul, l'y affermir. Il se préparait à la revanche de ses défaites, en Égypte ; son souci présent n'était pas de mettre d'accord les résultats pacificateurs de son avènement avec les reproches faits au Directoire d'avoir mérité sa chute pour avoir tyrannisé les peuples et troublé la tranquillité de l'Europe. Désireux seulement de couvrir ses intentions véritables et de limiter, au moins, le nombre de ses ennemis, un de ses premiers actes avait été d'écrire au roi d'Angleterre et à l'empereur d'Allemagne deux lettres exprimant, l'une et l'autre, le vœu d'une prompte réconciliation entre leurs peuples et son pays. Rouvrir la question d'Orient, — qui ne cessera plus de hanter son imagination conquérante, — reprendre possession de l'Égypte, enfoncer dans ce sol des racines profondes, pour de lé les étendre aussi loin que possible sur le monde oriental, objet de son rêve despotique et grandiose, cette préoccupation l'obsède ; elle est, an fond, l'unique règle de ses rapports entrevus avec l'Angleterre et la Russie. Le Gouvernement britannique a repoussé ses offres. L'Autriche, à laquelle il a proposé la restitution de ses provinces italiennes, pour toute réponse a remis ses armées en campagne, sous le commandement en chef de Mélas. Les plans du Premier Consul ont dû se métamorphoser brusquement. Il s'est retourné, congratulateur, les mains ouvertes vers la Russie. Du tzar, hier le principal soutien de la coalition, il est parvenu é se faire un ami, presque un allié, — pour n'avoir plus à combattre que l'Autriche, dans ces plaines d'Italie dont il a repris le chemin. § Bonaparte n'aura pas quitté la France, d'un front serein. Plusieurs fois aura-t-il retourné la tète et regardé derrière lui, sentant sa puissance trop neuve à la merci d'une défaite, d'une conspiration, d'une émeute. Sans doute, il s'est assuré de nombreux amis, en remplaçant par des gens de. toutes opinions intéressés, maintenant, à n'en avoir plus qu'une, les nombreuses places, qui s'étaient trouvées libres aux débuts du Gouvernement consulaire, dans les préfectures, au Tribunat, au Corps législatif, au Conseil d'État, au Sénat. La plupart de ceux qui représentaient l'ancien esprit révolutionnaire étaient au calme, dans les situations qu'ils occupaient comme des places de sûreté. En revanche, les royalistes, disposant d'une. partie considérable de l'opinion, sûrs de dominer encore dans l'Ouest, comptant soulever le Midi, sachant, en outre, qu'ils avaient avec eux les subsides de l'Angleterre et les armées de la coalition, recommençaient à parler haut. Bonaparte les avait gagnés de vitesse, et c'est. un genre d'avance qu'ils ne lui pardonnaient pas. Leurs conspirations, que les mesures de répression vigoureuse, naguère ordonnées par le Gouvernement, les avaient forcés de remettre à des instants plus favorables, n'aspiraient qu'à renaître et à s'étendre. Dans les premiers jours du Consulat, ils s'étaient tenus en état d'observation vis-à-vis d'un chef, qui n'avait pas encore donné la mesure de son essor ambitieux. Pressés d'en être mieux instruits et de savoir s'ils ne découvriraient pas en lui le restaurateur tant invoqué, le Monk providentiel, ils avaient envoyé deux négociateurs secrets : Fortuné d'Andigné et Hyde de Neuville, qui devaient lui poser la question en deux mots : royauté ou république. Talleyrand, qu'on avait fait pressentir, s'était chargé d'être leur intermédiaire officieux en cette étrange rencontre. Il avait paru se con former en cela au désir d'un ex-baron de Bourgoing, attaché à son ministère et qui se trouvait être un ami d'Hyde de Neuville[3]. On en avait conçu de grandes et fallacieuses espérances, dans les rangs royalistes. D'accord avec le Premier Consul, qui, de son côté, se flattait de gagner ces émissaires et leurs troupes à sa propre cause, Talleyrand leur avait promis toutes les cautions, toutes les garanties désirables, quant à leur sécurité personnelle ; mais il ne s'était pas avancé jusqu'à leur certifier le succès auprès d'un homme de la trempe de Bonaparte, rien moins que disposé à préparer le lit d'un autre roi que lui-même. Les délégués vendéens n'eurent pas de longues questions à faire pour être fixés. Il n'y fallut qu'une seule audience. La conversation avait été nette et précise ; les termes employés par Bonaparte ne devaient leur laisser aucune incertitude. Ils rentrèrent chez eux sous l'impression qu'ils avaient de fort loin manqué le but[4]. Mais, à présent, quelles chances meilleures de travailler en armes pour le Roi ! Bonaparte était loin, courant sur la route de Genève et préparant, dans son cerveau, avant de l'exécuter à la tête de ses troupes, l'audacieuse diversion à travers les Alpes. La machine gouvernementale n'avait pas suspendu ses fonctions. Les actes étaient signés Cambacérès, avec ces mots : en l'absence du Premier Consul. Bonaparte avait, en partant, proféré des instructions véhémentes contre quiconque susciterait des éléments de troubles : Frappez, avait-il écrit dans sa première lettre à ses collègues ; frappez vigoureusement : c'est la volonté de la France. Il n'était plus là, cependant, ni ses soldats ; et cette absence se faisait sentir à des symptômes marqués d'inquiétude ou d'espoir. La police et son chef, le ministre Fouché, se relâchaient comme intentionnellement de leur surveillance habituelle. Les royalistes du dedans et du dehors s'agitèrent. Ainsi qu'il en avait été sous le Directoire, la Vendée ressuscitait, à Paris même. Plusieurs factions de l'Ouest, au cœur de la capitale, manœuvraient, intriguaient. Elles n'étaient pas les seules. Les républicains ou plutôt les fonctionnaires de la République avaient interrogé l'avenir d'un esprit perplexe. Que deviendraient-ils, si Bonaparte, exposé comme il l'était, chaque jour aux hasards de la guerre, tombait frappé d'une balle, sur les champs de bataille de l'Italie ? Il leur eût été bien fâcheux et malencontreux d'être pris de court. Des projets avaient germé clans plusieurs cerveaux pleins de ressources, au Sénat et ailleurs, pour aviser aux éventualités et d'abord au choix du successeur possible de Bonaparte. Le nom de Carnot avait été prononcé. Fouché tenait en réserve Bernadotte, espérant bien, après l'avoir poussé à la première place, s'y introduire avec lui et le gouverner. Talleyrand ne restait pas inattentif et sans mouvement, au milieu de ces brigues. L'idée que la mort de Bonaparte provoquerait des changements considérables avait certainement visité ses réflexions. Il n'était pas de ceux qui se laissent surprendre par les événements. Ce qui est, se disait-il, est fort peu de chose, toutes les fois que l'on ne pense pas que ce qui est produit ce qui sera. N'avait-il pas adopté déjà cette maxime, pour expliquer toutes ses variations passées, présentes et futures ? Doucement, habilement, il combinait ses calculs et disposait ses chances, sans se découvrir ni s'exposer, se tenant en contact avec tout le monde, mais ne se livrant à personne, surtout ne prodiguant point de ces offres prématurées, qu'eût rendues périlleuses et vaines. le retour inopiné du vainqueur, gardant, du côté de l'étranger, des intelligences utilisables pour l'avenir, enfin se ménageant des facilités, au dedans comme au dehors, pour qu'on sût trouver en lui, quoi qu'il advînt, l'homme de la situation. Il fréquentait les tribuns et sénateurs d'opposition, renouait avec Sieyès, mal consolé de sa déception récente et si profonde, assistait au dîner mensuel des brumairiens, marquait des complaisances anticipées pour la faction dite orléaniste, protégeait les émigrés, entretenait avec les. représentants de Louis XVIII des rapports de société, en évitant de leur parler, ne fût-ce qu'à mots couverts,. un langage désespérant, et permettait à Mme Grand, sa maîtresse actuelle et sa future épouse, de se dire royaliste[5]. C'était bien là cette infidélité prévoyante, qui-lui rendra tant de services, le long de la vie. Et les agences anglo-royalistes se reprenaient à fonctionner. Les effervescences de l'Ouest et du Midi redoublaient. Il n'était pas jusqu'aux ex-terroristes du dernier ban, anarchistes et babouvistes, pour lesquels ne s'étaient pas trouvées de places, qui n'eussent aussi leur organisation et leurs conciliabules. En résumé, l'esprit de conspiration était partout, aussi bien dans Pinne des associés de Bonaparte, prévoyant la nécessité d'un gouvernement de rechange que clans celle des ennemis les plus déclarés de la constitution de l'an VIII. En tous lieux remuait l'intrigue, guettant le renversement possible de la république consulaire par la défaite ou la mort de Bonaparte. ***Le coup de tonnerre de Marengo dispersa ces vapeurs obscures. Talleyrand se félicita de ne s'être pas avancé au delà des bornes d'une sage expectative, — quoiqu'il eût été fort près de les dépasser. On n'ignore pas, en effet, qu'il faillit être mis en mauvaise posture, dans l'affaire Dupérou, par les dénonciations de cet étrange personnage, ex-directeur de la contre-police royaliste et qui chargea Talleyrand d'imputations positives et graves[6], pour la plus grande joie de son rival Fouché. Mais on n'en tint pas autrement compte et celle ténébreuse affaire n'avait pas eu de suites fâcheuses. Toute l'attention était au triomphe décisif du Premier Consul. Les machinations hostiles s'étaient arrêtées instantanément. L'âme entière du pays vibrait d'enthousiasme dans l'admiration de la victoire et les espérances de la paix. Les généraux français étaient restés les maîtres du champ de bataille. C'était au tour de la diplomatie d'intervenir. Talleyrand se tint prêt a négocier. Les journées de Marengo et de Hohenlinden, l'approche de Brune et de Macdonald, qui s'étaient réunis clans les Alpes du Trontin, avaient forcé François II à signer l'armistice de Steyer. Six mois après, Joseph Bonaparte et Talleyrand avaient rejoint le plénipotentiaire de l'empereur d'Allemagne, à Lunéville. On conclut bientôt le traité[7], mais à des conditions qui n'étaient pas tendres pour l'Autriche et qui donnaient à penser qu'elle ne s'y tiendrait pas longuement. Les puissances réunies de la fortune, de la guerre et de la paix comblaient de leurs faveurs le Premier Consul. Une convention arrêtée, peu de mois auparavant, entre Joseph Bonaparte et des mandataires de l'Amérique du Nord, avait rétabli l'harmonie des relations troublées, depuis 1794, entre les deux Républiques. La guerre civile rallumée dans les provinces de l'Ouest venait de prendre fin. A l'extérieur, non seulement le tzar Paul Ier avait adhéré formellement au pacte d'alliance franco-russe, mais il avait promis son concours le plus actif pour agir avec la France contre la Grande-Bretagne, qui violait, disait-il, tous les droits des nations. Or, Bonaparte n'avait pas abandonné son ancien plan. Il était prêt à engager contre les Anglais cette partie suprême, dont l'Égypte et l'Orient seraient le prix. Il n'avait pas cessé de porter dans cette direction son esprit et ses yeux. Au mois de mai 1800, pendant qu'il faisait campagne contre l'Autriche, il écrivait à son ministre Talleyrand. Il serait bien important d'avoir quelqu'un en Russie. L'empire ottoman n'a plus longtemps à exister, et si Paul Ier y porte ses vues, nos intérêts deviendront communs. A quelques jours de là, il était revenu sur la question avec insistance : Il faut donner au tzar des marques de considération. Cela devient absolument nécessaire. Notre chargé d'affaires, à Hambourg, pourrait lui faire des ouvertures générales et flatteuses. Voyez à prendre un parti. On avait, à présent, les mains libres. Une aide amicale et puissante s'était offerte. La victoire de l'amiral Linois à Algésiras, les succès de Latouche-Tréville contre Nelson lui-même et le spectacle de l'admirable activité qui se déployait sur les côtes françaises, devaient échauffer les courages. L'Angleterre semblait isolée du reste de l'Europe, pour la première fois, depuis les grandes guerres de la Révolution. Il fallait se hâter d'en tirer avantage, pour enfin vider le différend, seul à seul. Et Bonaparte poussait avec une ardeur fiévreuse ses préparatifs d'invasion. Il se voyait à la veille de réaliser son apostrophe au diplomate anglais Hawkesbury ; contre Carthage renouvellerait donc la grandeur de Rome. Trois mauvaises nouvelles éclatant à la fois : l'entrée des Anglais en Égypte, l'assassinat de Paul Ier, le triomphe de Nelson dans la Baltique, l'obligèrent à suspendre ses visées, à transformer ses plans. Ce fut un retournement complet de la situation. Talleyrand, dont le front s'était assombri à l'image d'une guerre nouvelle se déchaînant sur la terre et sur l'onde, put se réjouir : des négociations étaient entamées avec le ministère Addington. William Pitt avait quitté la place, et les tendances premières du nouveau cabinet s'étaient annoncées pacifiques. Ces conversations diplomatiques étaient de bon augure ; mais elles n'allèrent à leurs fins, ni si vite, ni si aisément qu'on en avait conçu l'espoir. Aux premiers mots échangés avaient commencé les tiraillements et, surtout du côté de l'Angleterre, les résistances. Bonaparte dictait ou faisait écrire à Talleyrand pour Joseph à Londres, pour Otto à Amiens, des notes sur Malte — la partie brûlante du débat —, sur la Porte, sur les Barbaresques et, la police de la Méditerranée, dont chacune tournait en éléments de discussion âpre et serrée. Les projets se croisaient avec les contreprojets. On usait le temps en des protocoles dilatoires, que, ne servaient pas à raccourcir les allées et venues des courriers entre Amiens et Paris. Bien que le cabinet anglais eût accepté la. condition préalable posée par le Premier Consul et le ministre Talleyrand d'exclure des négociations les affaires du continent[8] — République cisalpine[9], Piémont, Suisse, Hollande —, ses idées, ses intérêts propres, n'arrivaient pas à se fondre avec ceux du gouvernement français. Les entretiens directs de Bonaparte et de lord Cornwallis demeuraient à longue distance des nécessaires conclusions. On croyait toucher au but, et ce but s'éloignait toujours. Les impatiences du Premier Consul[10] avaient peine à se contenir dans les justes bornes de la réserve diplomatique. Sous sa dictée impérieuse, Talleyrand avait dit joindre aux instructions destinées à Joseph, le grand signataire de la période du Consulat, ces mots presque comminatoires : Nous nous rendons faciles sur tous les points, mais ce n'est pas par crainte. Je vous envoie le Moniteur, qui vous portera des nouvelles de l'arrivée de la flotte à Saint-Domingue... Finissez... Finissez donc ! Mais il ne dépendait pas de la bonne volonté de Joseph d'en finir. On eut encore à délayer bien des objections, comme à résoudre bien des propositions et contrepropositions, avant de se dire enfin d'accord. On eût pensé que les deux parties en présence dussent également se tenir pour satisfaites. La France, qui avait perdu toutes ses colonies, les recouvrait toutes, sans qu'elle eût elle-même rien à restituer ; et l'Angleterre acquérait de nouvelles conquêtes en faisant la paix. Il est vrai qu'elle avait promis de se dessaisir de Malte ; mais promettre n'est pas donner. On s'en aperçut assez par la suite. Trop libérale des biens qui n'étaient pas à elle, la France avait taillé sur les possessions de ses alliés pour contenter sa plus persévérante ennemie. Talleyrand désapprouvera, quelque jour, cette part évidente d'iniquité dans le traité d'Amiens. Sa correspondance de 1802 atteste qu'il se mettait moins en peine, alors, des intérêts légitimes de la Hollande et de l'Espagne, qui avaient été engagées dans la lutte contre l'Angleterre par la France et pour elle seule[11]. Une fois de plus, les faibles étaient traités en vaincus. Cependant, l'opinion anglaise réclamait encore. Elle accusait ses ministres d'avoir mis en péril la suprématie maritime, industrielle et coloniale de la reine des mers. Enfin, après quelques dernières hésitations dans la forme, et parce qu'elle avait besoin d'une trêve, si courte fût-elle, l'Angleterre se décida à signer les fameux articles d'Amiens[12]. On attendait cette signature impatiemment, à Paris ; le ministre des Relations extérieures l'eut en main, avant le chef de l'État, et dans des circonstances curieuses à rappeler. Le grand résultat si laborieusement préparé et qui, à plusieurs reprises, avait failli se dissoudre dans l'insuccès, était donc réalisé. Talleyrand en avait par devers lui, les clauses bien arrêtées ; c'était l'entente rétablie, les maux de la guerre suspendus : il en était profondément heureux. L'air qu'il respirait, ce jour-là, lui semblait d'une douceur, qu'il n'avait pas connue depuis longtemps. Cependant, son visage n'en découvrait pas l'impression. Sa contenance n'en avait pas été modifiée, d'une ligne ; son calme extérieur était resté tout aussi complet que d'habitude. Et quand il eut à présenter à Napoléon, qui l'attendait anxieusement, le texte du traité, il ne témoigna aucune hâte à le faire. Auparavant., il jugea préférable de ménager l'attention du Premier Consul sur des détails du jour, d'une moindre importance, dont celui-ci n'aurait plus daigné s'occuper ensuite. Ce fut une des rencontres où le plus manifestement éclata avec quelle maîtrise ce flegmatique pouvait se dominer. Bonaparte était nerveux ; pourquoi n'avait-il pas encore reçu le texte signé de la chancellerie anglaise ? Tranquillement, son ministre gardait en poche la pièce diplomatique. Il possédait son impassible physionomie de tous les jours, tandis qu'il passait en revue avec le Premier Consul, nombre d'affaires de divers ordres, comme des restes de comptes qu'il fallait purger avant d'aborder l'essentiel. Enfin le dernier de ces documents accessoires ayant été soumis à l'approbation du chef de l'État, Talleyrand fit une panse, et lui dit en souriant : — A présent, je vais vous faire un grand plaisir ; le traité est signé, le voilà. Bonaparte sursauta : — Comment, s'écria-t-il, ne me l'avez-vous pas annoncé tout de suite ? — Ah ! parce que vous ne m'auriez plus écouté sur tout le reste. Quand vous êtes heureux, vous n'êtes pas abordable. Soit qu'il ne voulût pas trahir plus d'émotion que son ministre, soit qu'il eût senti dans cette force silencieuse et cette possession de soi des moyens d'énergie calme, dont il pourrait se servir, le Premier Consul n'ajouta pas un mot. Considérée sous des aspects élargis et avec l'espoir qu'elle ne serait pas ce qu'elle fut : un armistice prolongé, cette paix était un immense bienfait pour la France. Et Talleyrand, dont elle comblait les vœux, l'avait admirablement senti, en exposant que la République française, en 1802, jouissait d'une puissance, d'une gloire, d'une influence telles que l'esprit le plus ambitieux ne pouvait rien désirer au delà pour sa patrie. En moins de deux années, elle était réellement passée d'une situation profondément incertaine et troublée au premier rang des puissances en Europe. Cette heure radieuse fut exaltée, à Paris et dans les départements, par l'éclat des fêtes officielles. Le 18 avril, jour de Pâques, les pompes catholiques et les pompes militaires s'étaient confondues dans l'appareil le plus imposant. Pour la première fois depuis dix années, le bourdon de Notre-Dame ébranla les airs de sa voix puissante. Et les accents du Te Deum, dans l'intérieur de la cathédrale remplie d'une assistance magnifique, célébrèrent la double réconciliation de la France avec l'Europe et avec elle-même. Car la Révolution avait fait aussi la paix avec Dieu, c'est-à-dire avec l'Église. ***Dès le mois de juin 1800, Bonaparte avait engagé des ouvertures du côté de la cour de Rome en usant, pour intermédiaire, du cardinal Martinani, évêque de Vicence. Par une haute conception politique, il s'était promis d'apparaître aux peuples comme le restaurateur de la religion et d'ajouter à : ses moyens d'autorité le concours spirituel et moral du clergé de France. Rouvrir les églises au culte de la majorité des Français, s'attacher les forces immenses de ce clergé, zélateur traditionnel des gouvernements autoritaires, en lui rendant sa hiérarchie, ses usages représentatifs, ses privilèges sociaux et la sécurité matérielle, c'était enlever aux prétendants du royalisme la meilleure de leurs chances ; c'était affermir l'une des bases essentielles d'un nouveau système monarchique aspirant à durer. Nulle préférence solide de doctrine, aucune impulsion religieuse vraiment sincère et profonde n'avait porté le Premier Consul à l'accomplissement de ce grand acte. On en eut la preuve surabondante à la vivacité de ses mercuriales aux délégués du Saint-Siège, dès que se levait un point de litige, aussitôt que perçait un vice de forme blessant la suzeraineté du chef de l'État ; on s'en apercevra plus encore à la violence de ses démêlés avec le pape, qui lancera contre lui, en dépit du Concordat, les foudres de l'excommunication. Le réalisme de son génie, n'était-ce pas le seul et véritable mobile inspirateur de cet homme de domination, qui se fût aussi bien institué le calife de Mahomet, s'il eût eu à gouverner des populations musulmanes ? Quand il tenta d'asservir l'Égypte et la Syrie, il avait proclamé d'une voix très haute, afin d'être au loin entendu des tribus courbées sous la loi du Coran, sa résolution d'embrasser les idées et les croyances de l'Islam. Avec un sens aussi clair des penchants humains, qu'un chef d'État doit savoir flatter chez ses concitoyens ou sujets, pour être mieux en force et en puissance de les conduire, de les maîtriser, il avait dit en propres termes à des chrétiens, en 1499 : Si je gouvernais un peuple de Juifs, je rétablirais le temple de Salomon. Dans la grande question du Concordat, Talleyrand avait des intérêts directs et indirects à pousser aux négociations. Il y aida de toutes ses forces, de toute sa compétence et sa dextérité, jusqu'au moment difficile où, ayant voulu glisser dans le contrat une clause particulière et imprévue : la clause de Mme Grand, il y rencontra des oppositions, qui faillirent tourner à contresens son zèle agissant. Sur les affaires romaines, il était entendu autant qu'on le pouvait souhaiter. Il en possédait à fond la lettre et l'esprit. Lui-même s'y fût démêlé très adroitement, si le hasard avait voulu, qu'au lieu d'être un personnage de diplomatie en France, il eût été l'une des têtes de celte cour de Rome. N'était-ce pas lui le diplomate-évêque, qui disait : Pour faire un bon secrétaire d'État, à Rome, il faut prendre un mauvais cardinal ? Il eût été ce cardinal, sûrement. Son concours fut apprécié, comme il méritait de l'être, dans les conseils du Vatican. Le mandataire de Rome, Consalvi, qui, souventes fois, s'asseyait à la table excellente du ministre, ne tarissait pas d'appréciations flatteuses à son égard. Et le Saint-Père y donnait son suffrage d'un plein assentiment. Indulgent aux erreurs de l'ancien évêque d'Autun, qu'il ne désespérait pas de convertir et de ramener dans les premiers rangs de l'Église, sympathique à l'homme d'esprit que Talleyrand fut toujours, Pie VII renforçait la bonne opinion du cardinal, en lui répondant, un jour, moitié riant, moitié sérieux : M. de Talleyrand ! Ah !... ah !... que Dieu ait son âme, mais moi, je l'aime beaucoup ! Et l'ex-prélat se montrait fort content de l'apprendre, ayant à cela d'excellentes raisons. En dehors des graves considérations d'utilité morale et politique dont il était pénétré, quant au Concordat, il avait l'énergique désir, pour son compte personnel, de liquider une situation fausse, de se réconcilier avec le Saint-Siège, et de régulariser, une fois pour toutes, son entrée dans la vie séculière. Moitié de bonne grâce, par pression diplomatique, il obtint le bref désiré, qui le libérait de toute attache avec son passé sacerdotal, et dont il étendra la latitude au delà de ce qu'on pensait lui accorder, en s'affranchissant du célibat et contractant mariage. Ce bref papal, avec les restrictions implicites qu'il contenait, et par-dessus lesquelles on sauta lestement, au moment de l'utiliser, Talleyrand ne l'avait pas emporté, disions-nous, d'une manière si facile ni si prompte. Il fallut mettre en mouvement bien des courriers, échanger bien des textes et des contre-textes, beaucoup correspondre, intervenir et s'agiter ; il fallut, à trois fois, s'y reprendre, avec le concours très appuyé de Bonaparte[13], pour aboutir au dénouement de cette comédie politico-religieuse, couronnée par le mariage de Talleyrand avec la belle Indienne. Au début de l'affaire, il ne prévoyait pas les épousailles auxquelles il s'arrêta, bon gré mal gré, niais il avait envisagé la perspective qu'un jour viendrait où son ancien vœu de célibat lui deviendrait une gêne : et il avait voulu s'en affranchir d'avance, à la première occasion qui lui serait offerte d'en aborder le sujet. Dès le 26 janvier 1801, l'abbé Bernier, délégué du gouvernement français, avait posé la question des prêtres, que la tourmente révolutionnaire avait écartés du sacerdoce et qui s'étaient mariés. Le Premier Consul, souillé par son ministre, pensa résoudre la difficulté d'un seul coup, en manifestant le désir qu'on insérât, sous forme d'addition spéciale au Concordat, un article faisant rentrer dans la classe des simples citoyens les ecclésiastiques ayant notoirement, renoncé à. leur état. C'était élémentaire, c'était expéditif et concluant. Mais, du côté de Rome, on avait arrêté au passage l'entrefilet suspect. Le représentant du Saint-Siège, le cardinal Spina, le déclara sans ambages au cardinal Consalvi : Je ne sais si le ministre Talleyrand veut y être compris, mais j'ai bien fait savoir que ni un évêque, ni quiconque, qui est lié par des vœux solennels, ne peut jouir de l'indulgence apostolique. On mit à contribution toute une longue procédure canonique, aux fins de confirmer et de justifier cette manière de voir, qui était celle du pape, et sur laquelle Pie VII s'était expressément expliqué dans une missive personnelle à Bonaparte[14]. L'histoire entière de l'Église ne renfermait pas un exemple de cette indulgence admise et contraire aux règles primordiales de la discipline ecclésiastique. Avec une insistance, qui ne se lassait pas, Talleyrand tournait et retournait la cause de toutes les manières, entravant au besoin les pourparlers d'ordre général, soulevant des obstacles, grossissant les difficultés, pour forcer le consentement du Saint-Père et menaçant presque d'amener le Premier Consul à tout rompre, puisqu'on apportait à Rome tant d'intransigeance sur des motifs secondaires. Rome ne cédait point. Les cardinaux se montraient pleins de déférence et d'égards envers le ministre ; ils n'omettaient point de déposer leurs hommages aux pieds de Mme Grand[15], et sur le point délicat, glissaient, se dérobaient. En dépit des intentions marquées de Bonaparte, des subtilités adroites ou des récriminations, des menaces mêmes, de Talleyrand, des raisons supérieures évoquées par Blanc d'Hauterive, chef de division au Ministère, et des projets de convention, plusieurs fois remis sur le tapis par le chef de la diplomatie française : au Concordat, signé le 15 juillet 1801, ne figura pas le codicille souhaité. On dut repartir en campagne sur nouveaux frais. Et ce furent encore une nouvelle passe d'armes avec la chancellerie romaine, et des correspondances sans fin avec les cardinaux Consalvi et Caprara, et toutes sortes de moyens tournants imaginés pour sortir de l'impasse. Bonaparte commençait à perdre patience et à en donner des signes. Au prix d'une dispense, le Saint-Siège posait des conditions multiples et malaisées, telles que l'absolution sacramentelle, l'absolution des censures et de l'excommunication. Ce dernier point, à lui seul, éveillait un monde de difficultés. D'être absous n'importait pas à Talleyrand, mais bien d'être délié[16] là était l'objet et le but, et pas un autre point, de ses pas et démarches. Avec les meilleures dispositions du monde, il se voyait mal, ancien député de la Constituante, fondateur du Cercle des Feuillants, ministre de la République française, jouant le rôle de pénitent public. Mais, on le savait avant Molière, il est des accommodements avec le ciel. On allait enfin trouver le terrain d'entente. Bonaparte avait pris l'affaire en main et expédié à Rome un chef d'escadron[17], emportant une requête du Gouvernement français au Saint-Siège, et dont les termes étaient trop fermes et trop précis pour supporter l'équivoque[18]. Sous une forme plus ondoyante, le ministre y avait joint une lettre au cardinal secrétaire d'État sur la manière dont pourrait être rédigée, afin de n'alarmer aucune conscience et de ne froisser aucun scrupule le bref du Saint-Père. On fut impressionné au Vatican. L'épreuve était rude pour ces âmes apostoliques, placées dans l'embarras cruel ou de blesser l'orthodoxie en accordant à l'ancien évêque d'Autun la faculté d'entrer en mariage, ou en la lui refusant, d'indisposer l'impérieux chef d'État, de piquer au vif le ministre des Relations extérieures et de compromettre ainsi la restauration religieuse. Les archivistes du Vatican s'étaient rejetés, tète baissée, dans la compulsation des anciennes requêtes et des vieux documents ; et malgré tant de peines, derechef ils en revinrent au même point d'incertitude ; pas un seul texte, pas un seul fait ne confirmait qu'une dispense du célibat pût être accordée à qui que ce fût ayant été revêtu du caractère d'évêque[19]. Mais on n'osa répondre par un refus définitif. Enfin, avec un tremblement religieux, le Saint-Père délivra le bref de sécularisation limitée, où pas un mot n'était relatif à la requête pour le mariage, laissant entendre par cette omission volontaire qu'elle n'était pas acceptable jusque là[20]. On en jugea différemment, à Paris, de par la volonté de Bonaparte et l'avis de Talleyrand son ministre. Le bref fut enregistré d'une façon tout officielle et publique[21], interprété en outre dans sa plus large mesure, et l'opinion générale fut convaincue, malgré les protestations couvertes du haut clergé et les doléances des cardinaux romains, que Talleyrand, puisqu'il était rendu à la vie séculière était, du même fait, autorisé à prendre femme. Il n'était donc et décidément plus évêque. On cesserait de lui remémorer par des allusions serai-perfides qu'il le fut, il y avait de cela des années, à une distance qui lui semblait énorme dans l'autrefois. Bien qu'ayant conservé ce que j'appellerais la sympathie cléricale pour tout ce qui était revêtu du caractère ecclésiastique, il ressentit un soulagement immense à sortir de l'équivoque. A la vérité, il n'avait jamais eu pour agréables les réminiscences forcées de son ancien état. Par malice, en son monde, il était arrivé, en différentes occasions, qu'on le ramenait malgré lui-même à s'en souvenir. De certaines habitudes sociales s'étaient modifiées et simplifiées avec les variations des régimes. Les formes de la politesse avaient changé en se réduisant au nécessaire. Par exemple, les femmes ne se reconduisaient plus ; néanmoins, il était encore dans la coutume d'accompagner un évêque jusqu'à la première porte. Un jour, comme il était chez son amie la duchesse de Luynes et se préparait à quitter son salon, Mme d'Albret, la belle-sœur de cette grande darne, s'était levée et révérencieusement l'avait reconduit. Il n'avait pas été sans en comprendre la secrète raison et sans discerner sous un air de respect allant à la fonction, non pas à la personne, une intention de reproche ou d'ironie ; mais H s'était retenu d'en rien trahir, de peur qu'on ne lui servit, en outre, un monseigneur épiscopal hors d'emploi à son propos. Dans une autre circonstance, il voulait retenir une dame
du monde, en visite où il se trouvait : — Vous nous
quittez bien vite, lui dit-il. — Comme il
faut songer à son salut, avait répliqué celle-là, une madame Du Bourg-Cronot, je vais aux vêpres. — Comment ! vous allez au salut ? — Mais oui, monseigneur. Pour un peu, elle lui aurait
demandé sa bénédiction. C'était fini. Il n'aurait plus à prendre en patience ces piqûres d'épingle, parce qu'il n'y serait plus exposé. Des âmes croyantes auraient envisagé pour lui une solution, qui n'eût pas été celle-là, aux ambigüités de la situation morale où l'avait poussé, suivant elles, la crise révolutionnaire. Toutes choses rétablies et recréées, elles auraient aimé — telle Mme de Rémusat — le voir rentrer dans la droite ligne et préparer les voies à son rapprochement complet avec l'Église. Elles l'auraient admiré, réparant en l'automne de sa vie, les écarts de la jeunesse. La pourpre, que Napoléon lui avait offerte, en aurait été la récompense tardive, mais redoublée d'un éclat extraordinaire. Il fût resté le grand seigneur qu'il était de naissance et de nature, mais il aurait relevé d'une considération supérieure l'ascendant de son esprit et de ses talents. Ces espérances avaient été trompées. Il ne s'était pas laissé conduire docilement, comme on l'aurait voulu, par ces chemins réparateurs. En n'y accédant point, au risque de garder, en son maintien social, un certain caractère d'embarras et d'hésitation, il eut le mérite de ne point se démentir, ayant toujours protesté de son manque de vocation ecclésiastique. ***Le 3 mai de cette année 1802, Mme de Staël contait, la
plume en main, à son amie Juliette Récamier, des événements de société : Duroc se marie avec Mlle d'Hervaz ; Mme Grand, dit-on,
avec M. de Talleyrand. Bonaparte veut que tout le monde se marie, évêques,
cardinaux, etc. Ce dernier détail appartenait au domaine de la
fantaisie ; le reste était la vérité même. Bonaparte n'avait si bien servi
les désirs de sécularisation entière de son ministre que pour l'obliger à
conclure un mariage effectif, imposé par les convenances de son rang, avec la
femme qui lui tenait lieu d'épouse non seulement dans ses réceptions privées,
mais dans les réceptions d'apparat. Ce fut un curieux épisode que le mariage
de Talleyrand ; il a fourni matière à plus d'un récit ; l'histoire en est
toujours intéressante, et vaut bien que nous la reprenions dès ses origines. ***La question de mariage, où la liberté des sentiments devrait être respectée plus qu'en nul autre accord, fut justement une de celles où Napoléon, surtout quand il fut empereur et maitre, insista davantage à faire sentir son vouloir tyrannique. On sait, à combien de fois, il arrangea, rompit et refit les contrats matrimoniaux des siens, frères ou sœurs. Des unions contractées par son ordre, il en foisonnait à la cour. C'était sa particulière satisfaction, sa manie d'y intervenir en maitre ; les sympathies éprouvées, les vœux échangés, les relations de familles établies, tout devait se courber sous la loi de sa politique, ou simplement de son caprice arbitraire. A titre d'exemple et puisque le sujet en est venu sous notre plume, nous rapporterons un trait inconnu, recueilli dans les souvenirs intimes d'une illustre maison. Les exigences impériales — il était alors empereur — y éclatent dans toute leur beauté. Un moment, Napoléon avait eu l'idée de fondre les petites principautés du Rhin en un seul archiduché ; et le prince d'Arenberg, dont la personne et le nom se trouvaient en faveur auprès de lui, aurait été cet archi duc. Il l'avait donc mandé, pour l'assurer de sa protection, et lui ayant fait cette promesse, il ajouta : — Vous vous marierez demain. — Sire, avait répliqué d'Arenberg, je dois vous confesser que mon cœur n'est pas libre, que la fiancée de linon choix compte sur ma parole et que nous sommes, elle et moi, engagés pour la vie. — Eh bien ! désengagez-vous. Vous vous marierez, demain, avec celle que je vous destine. Si vous élevez des objections, nous vous enverrons à Vincennes. Il fallut obéir. Le bal était commandé. Le mariage eut lieu, le soir même de ce bal, dans l'hôtel de Luynes d'Arenberg. Or, la jeune femme, dont on avait disposé sans lui en demander avis, elle aussi, avait donné sa foi à un autre gentilhomme, M. de Chaumont-Quitry, et depuis deux années déjà. On s'était promis, réciproquement, d'observer malgré l'empereur le respect des serments jurés. Mais, la cérémonie avait pris fin. A minuit, on se sépara. Les deux époux s'adressèrent un beau salut, et chacun se retira, de son côté. Le prince d'Arenberg fit plusieurs campagnes, en qualité d'aide-de-camp de l'empereur, songeant, pendant qu'il chevauchait à ses côtés, que par son ordre, il se trouvait marié sans l'être. Cette étrange situation ne devait se dénouer qu'après la chute de l'empire, au lendemain de laquelle la dissolution obtenue du mariage — conclu seulement sur le papier — permit de rattacher, de part et d'autre, les chers liens interrompus. C'est en vertu des mêmes procédés despotiques qu'il convint à Napoléon, un certain jour, d'attribuer à M. de Marbœuf une riche héritière de Lyon, qui, d'abord promise au comte Alexis de Noailles, allait marcher à l'autel avec Jules de Polignac. Une autre fois, d'une manière collective il aura fantaisie de marier, à sa guise, toutes les filles dont la dot dépasserait cinquante mille francs ! Sans se soucier le moins du monde des affinités de sentiments, il étendait où et comme il lui plaisait cette inquisition de famille, qui le rendit si impopulaire. Talleyrand fut un des premiers à essuyer la manie matrimoniale de Bonaparte, qui n'avait pas encore ceint la couronne, lorsqu'il lui imposa ou de légitimer une liaison trop affichée ou de la rompre. L'ancien évêque d'Autun, bien indifférent au récrit des hautes puissances ecclésiastiques, avant le Concordat avait manifesté, et en diverses occasions, des velléités de mariage. Ainsi rechercha-t-il l'attrayante Charlotte de Montmorency ; puis, avec insistance, Mme de Buffon, une ancienne amie du duc d'Orléans. Mais celle-ci avait décliné l'honneur d'une telle alliance, ne pouvant, disait-elle, vaincre sa répugnance à devenir la femme d'un évêque, fût-il sécularisé. Il aurait eu le choix facile. Par nonchalance, il se laissa forcer la main, en faveur de qui ? ... d'une madame Grand. A quelle date précise s'était-elle rencontrée sur le chemin de sa destinée ? Où, dans quelles circonstances, cet accident vint-il se fixer dans sa vie, après s'y être glissé sous des apparences trop séduisantes. Beauty is a witch, a dit Shakespeare. Talleyrand, après tant d'autres, allait prouver la vérité de cet adage que la beauté est une magicienne. N'était-ce pas son point faible ce côté de nature, qu'on retrouve chez ceux de sa suite, de Talleyrand en Flahaut, de Flahaut en Morny ? Un minois alléchant jeta toujours quelque désordre dans le sérieux de sa pensée, pour peu qu'il s'attardât à le considérer. D'ordinaire, c'était un genre de distraction qu'il n'agréait que par intermittence. Il s'en dégageait avec assez de souplesse pour ne laisser point aux regrets le temps de se former. Avec Mme Grand sa prudence fut mise en défaut. Ses origines ? Elles n'avaient rien de particulièrement brillant. Ses commencements ? On osa dire qu'au début de son aimable carrière elle avait honnêtement vécu du produit de ses charmes. Une calomnie, nous voulons le croire. Elle était née, le 21 novembre 1762, dans les Indes, à Tranquebar[22], un port de
commerce alors en la main du Danemark, dépendant, aujourd'hui, de la
présidence de Madras. Mais, pour s'être éveillée à la vie sous le ciel de
l'Hindoustan, elle n'en eut pas moins une autre patrie. Quoiqu'elle eût
revendiqué, en des circonstances difficiles de son premier séjour, à Faris,
la nationalité danoise, elle n'était ni Scandinave ni Anglaise. Son père
était bel et bien un fonctionnaire du roi de France, attaché, à ce titre, au
port de Pondichéry en attendant qu'il le fût à Chandernagor. Elle avait reçu
de lui les noms de Catherine-Noël Worlée. Son enfance ne passa pas inaperçue,
parce qu'on lisait dans ses yeux et sur les attraits naissants de son visage
qu'elle aurait le don de plaire aux regards des hommes. Dès lors, aurait-elle
pu se dire : Mon Dieu ! comme je suis belle pour
être aimée déjà ! Elle eut l'épanouissement rapide, que favorisent les
climats orientaux. Avant la floraison de sa seizième année, jam matura viro, elle se vit désirée en
mariage. Un expatrié, Anglais de naissance, mais par ses ascendances
paternelles et maternelles tenant doublement aux origines françaises,
Georges-François Grand, employé de l'Indian Civil Service, avait mis
beaucoup de chaleur à demander sa main. Le 9 juillet 1777, ses vœux ayant été
agréés, fut dressé le contrat, qui les unissait. Et le 10, à tour de rôle,
deux ministres, l'un de la religion catholique, l'autre de la religion
protestante, le premier à 1 heure du matin, le second à S heures, bénirent et
rebénirent leur mariage. Il n'en fut pas plus heureux pour cela. Catherine Worlée avait apporté en dot quelques bijoux, seulement rares par le nombre, et une somme de douze mille roupies sicca. Ce n'était pas l'opulence. Pour y suppléer dans la mesure du possible, elle comptait sur le négoce de son mari, qui avait établi ses bureaux à Calcutta et n'y perdait point les heures. Pareille à beaucoup de femmes dont la nature a fait des êtres de grâce égoïste et de frivolité, elle montrait assez, clans ses inclinations, qu'elle aurait le goût vif pour la satisfaction prompte de tous ses désirs. Le caractère de son compagnon d'existence, positif et sérieux — il lui paraissait terne et froid —, était tout l'opposé du sien. Et les contrastes de leurs différentes complexions ne se fondaient pas en harmonie, comme il arrive souvent, parce que l'amour était absent du cœur de la légère Catherine. Cette belle Orientale, tout indolente qu'elle fût, avait sans doute des raisons à elle de juger monotone son existence conjugale. De la variété s'y mêla, dont une aventure qui fit grand bruit dans le vieux Calcutta. Le polémiste et fonctionnaire anglais, sir Philip Francis, dans l'intervalle de ses démêlés retentissants avec le gouverneur général Warren Hasting, s'était rendu le tributaire des charmes de Mme Grand. Il avait de l'esprit, de la distinction dans les manières, et payait de mine. Il s'empressa autour d'elle, l'invita à des fêtes et soirées, qu'il lui disait être organisées en son honneur, ménagea des succès à sa beauté, lui prodigua les attentions, les compliments, et autres denrées d'amour et n'eut pas à les regretter ; car, il en obtint assez vite la récompense entière. Il essaiera bien de faire croire à sa propre femme, trop candide, puis au vertueux public anglais, lorsqu'il écrira ses mémoires, qu'il s'en était tenu sur ce chapitre au platonisme. Mais de certaines inscriptions victorieuses, qu'il consigna clans son journal, ne laissent pas de doute sur ce qu'il en fut, au réel. Quand on a lu la petite note joyeuse du 8 décembre 1778 : Cette nuit, le diable à quatre est dans la maison de J.-F. Grand, pas n'est besoin de le questionner davantage. Il y était venu, en effet, à la faveur d'une opportune circonstance, le mari ayant eu l'idée, ce soir-là, d'aller diner dehors. Mais sir Philip Francis avais commis l'imprudence de laisser dans le jardin, appuyée contre les barreaux de la fenêtre, l'échelle dénonciatrice de son audace. L'ayant vue, la gent curieuse des domestiques s'était mise en mouvement. On avait gardé les issues de la maison. On s'empara du coupable. Des mains énergiques le forcèrent à demeurer assis sur une chaise de supplice, pendant qu'on allait prévenir de son infortune le mari trop confiant. Quelle nouvelle imprévue ! Quelle émotion pénible ! Il versa d'abondantes larmes, courut chez un ami pour lui conter sa peine, vola chez un autre pour lui emprunter une épée dont il devait transpercer le sein du séducteur, et enfin arriva chez lui, quand sir Philip n'y était plus. De ses compagnons étaient accourus à sa délivrance, laissant à sa place l'un des leurs, et qui n'était pas l'auteur du délit. Grand pensa de se venger en provoquant Francis en duel ; celui-ci ne jugea pas à propos de croiser le fer : mais, joignant la raillerie à l'outrage. il avait répondu à l'envoi du cartel qu'en vérité il ne connaissait rien de cette affaire et ne savait pas ce qu'on lui voulait. N'ayant plus que ce recours contre le troubleur de ses joies domestiques, Grand lui intenta un procès en conversation criminelle, qui coûta cher à notre amoureux. Le 6 mars 1779, la suprême Cour de Calcutta, présidée par sir Elijah Impey, le condamna à une forte amende. Grand encaissa cinquante mille roupies et dut se déclarer, selon la formule, satisfait, content et payé. Durant toute une année de liaison active, Francis s'appliqua à prendre une revanche très complète de sa mésaventure pécuniaire, sur le compte et aux dépens de l'époux, un vilain, vieux et sordide Français, à ce qu'il en publiait. Tout bonheur s'épuise et cesse. Au mois de novembre 1780, désireuse de changer encore ses impressions, Mme Grand avait quitté le delta du Gange et faisait voiles vers l'Europe. Londres ne la garda pas longtemps. Elle préféra s'installer à Paris, où des hommes de finances s'offrirent à lui faciliter les moyens de vivre. Les premières traces de son passage ont été relevées sur la facture d'un marchand de bijoux du Palais-Royal, en avril 1782. La commande en était appréciable et montait à plusieurs milliers de francs. Abonnée aux Italiens, à la Comédie Française, à l'Opéra, s'habillant chez la bonne faiseuse, elle ne languissait pas dans la mélancolie. En 1787, on la voit occupant un hôtel de la rue du Sentier, où logeait, porte à porte le futur ministre de l'Assemblée législative, Valdec de Lessart, et qui s'était épris d'elle ardemment. On vantait partout son teint de nacre et de rose, sa démarche voluptueuse, ses yeux bleus abrités sous de noirs sourcils, la nappe opulente de sa chevelure blonde[23]. En 1783, Aime Vigée-Lebrun réalisait un chef-d'œuvre en peignant son image, celle que nous reproduisons, ici même, pour qu'elle soit une caresse à notre regard. Songeait-elle encore à son mari, à ses amours de Calcutta ? D'autres pas, non moins empressés, s'attachaient aux siens. La vie lui était aussi coulante que possible, quand les tumultes de la Révolution dérangèrent tout à coup cette belle tranquillité. Elle prit peur et s'enfuit en Angleterre, dépourvue d'argent, niais sans trop d'inquiétude, parce qu'elle se savait attrayante et comptait sur l'imprévu. Un jeune aspirant de marine, du nom de Nathaniel Belchier, n'avait eu qu'à la voir, une fois, pour s'enflammer de zèle et lui vouer ses services. Qu'allaient devenir, en son absence, avait-elle dit en soupirant, la vaisselle d'or et d'argent, les bijoux, les valeurs, qu'elle avait laissés à la merci du pillage par son départ précipité ? Elle venait seulement d'en exprimer le regret, et le chevaleresque Nathaniel, bravant mille périls, n'avait pas craint de se lancer dans cette atmosphère de fièvre et de crime, qu'était le Paris d'alors, pour en dégager et lui rapporter tout ce qu'il put sauver de ses biens. Peu de jours après, un comité de patriotes faisait perquisitionner au domicile de l'absente et dresser des inventaires. Les instants qu'elle vécut à Londres ne se passèrent pas sans quelque aventure. Elle avait trop de séduction naturelle et trop de disposition à se servir de ses avantages pour qu'il en pût être différemment. Cependant, elle regrettait Paris. La bonne compagnie londonienne ne se montrait pas des plus accueil tantes à son égard, bien qu'elle eût essayé de s'y introduire sous l'étiquette de dame royaliste et émigrée. En vérité, trop de rigorisme sévissait dans ce monde-là. Elle eut hâte de chercher, ailleurs, plus de tolérance. Aussitôt qu'eut fait relâche dans le Paris révolutionnaire le spectacle du sang, elle se hâta de repasser la Manche. Elle était accompagnée d'un diplomate de la république de Gênes, Christoforo Spinola, marié à une fille du maréchal de Lévis et que poussait à Paris le désir de rentrer en la possession des biens de son beau-père, l'une des nobles victimes de la Terreur. Le couple voyageur n'était arrivé que depuis trois jours. Comme souhait de bienvenue, un arrêté d'expulsion prononcé par le Directoire les atteignit, qui les mettait en demeure, Spinola et Mme Grand, de quitter la France sur-le-champ. Le premier n'eut pas besoin d'une autre sommation pour reprendre la chaise de poste et le bateau. La seconde resta, ayant su déjà se découvrir ou retrouver des protecteurs. Toutefois, sa réinstallation parisienne devait souffrir des difficultés. Avait-elle commis l'imprudence d'emporter de Londres des papiers compromettants, s'était-elle chargée, à la légère, de faire parvenir à leur adresse des lettres, des communications suspectes d'émigrés ? On l'en accusa. Elle fut dénoncée et eut maille à partir avec la police. La situation se faisait embarrassante pour elle et l'eût été bien davantage, si l'une de ses connaissances ou amies, la marquise de Sainte-Croix, saur de l'avocat général Talon et parente de Mme du Cayla, ne l'eût appuyée d'une recommandation écrite auprès de Talleyrand. Mais elle n'en avait pas fini avec ces tracassantes histoires. Enveloppée dans de vagues suspicions politiques, arrêtée, emprisonnée même, le ministre dut intervenir en sa faveur. Le 23 mars 1198, il sollicitait sa mise en liberté par une lettre au directeur Barras. Cette lettre est bonne à lire ; on y verra que Talleyrand lui était attaché, dès ce moment, par une force de sympathie très voisine d e l'amour. Citoyen directeur. On vient d'arrêter Mme Grand comme conspiratrice. C'est la personne d'Europe la plus incapable de se mêler d'aucune affaire. C'est une Indienne bien belle, bien paresseuse, la plus désoccupée de toutes les femmes que j'aie jamais rencontrées. Je vous demande intérêt pour elle. Je suis sûr qu'on ne lui trouvera pas l'ombre de prétexte pour ne pas terminer cette petite affaire à laquelle je serais bien fâché qu'on mit de l'éclat. Je l'aime et je vous atteste à vous, d'homme à homme, que de sa vie elle ne s'est mêlée et n'est en état de se mêler d'aucune affaire. C'est une véritable Indienne, et vous savez à quel degré cette espèce de femme est loin de toute intrigue. Salut et attachement. Ch.-Maur. TALLEYRAND. Barras n'a pas voulu prendre sur lui seul d'en décider. La question sera traitée en conseil, comme une matière de conséquence. Nous dessaisirons-nous de notre prisonnière ? La question est posée entre les cinq personnages, toutes portes closes. Malheureusement on est fort mal disposé pour Talleyrand dans le milieu directorial. Dès les premiers mots de Barras, Rewbell a pris feu il est parti en guerre contre l'inconvenance de la pétition : et, avec cette haine particulière, qui lui mettait continuellement l'injure à la bouche quand il parlait de ce citoyen ministre, il se lance dans un long et violent réquisitoire. Quelle audace nouvelle et quel trait de vil libertinage ! Voilà bien le prêtre ! Il croit que la France est toujours eu monarchie, qu'il est agent du clergé, qu'il tient la feuille des bénéfices et qu'il peut faire les cents coups à sa fantaisie ! Oublie-t-il qu'il vit, aujourd'hui, sous la République, qu'il est logé dans un de ses ministères et qu'il devrait avoir, au moins, la décence de sa position puisqu'il ne peut en avoir la dignité ! S'excitant à mesure qu'il entend le son de sa voix, notre directeur redouble d'animosité. Non seulement on ne saurait donner satisfaction à l'impudente requête de Talleyrand, mais on devrait saisir l'occasion de débarrasser le gouvernement de ses services. Violemment il réclame que la nomination de cet homme sans honneur et sans mœurs soit révoquée : sinon, le Directoire, assure-t-il, s'exposerait à assumer toute la déconsidération dont jouissait déjà l'évêque. sous l'ancien régime, et qu'il croit devoir perfectionner, depuis qu'il est ministre de la République. Après Rewbell se fait entendre Merlin, l'innocent Merlin, duquel c'est le ridicule de pavaner en maints et maints lieux la gloriole de ses bonnes fortunes prétendues. Il se pose, à présent, en ami de la vertu : c'est un Caton ressuscité. Le comble, en la circonstance, est l'espèce de raffinement qui a poussé, selon lui, ce Talleyrand à chercher une maîtresse hors de France, jusque dans l'Inde, comme s'il n'était pas assez de femmes, à Paris, en supposant, glisse-t-il, que la passion en donnerait le besoin, et de charmantes et d'excellentes ! A n'en pas douter c'est une liaison politique qu'il entretient et qu'il dissimule sous les apparences d'une liaison galante. De là à supposer que Talleyrand est un homme vendu à l'Angleterre, un véritable agent de la nation ennemie dont Mme Grand ne serait que le paquebot intermédiaire, la distance est vite franchie. François de Neufchâteau, dont les penchants intimes ont plus d'une ressemblance avec la molle immoralité de Talleyrand, — outre qu'il boite un peu, comme lui, — inclinerait à plus d'indulgence. On n'a pas à violer, déclare-t-il, le sanctuaire de la vie privée. Mais on coupe la parole à ce pacifique. L'impétueux Rewbell est revenu à la charge. La Réveillière-Lépeaux intervient à son tour. Le débat s'échauffe, et chacun découvre son caractère. Un moment, Rewbell et La Réveillière, qu'un mot lâché, par aventure, sur la théophilanthropie, a mis aux prises, vont se porter aux pires excès de paroles l'un contre l'autre. Alors Barras se lève, et quoique scandalisé, lui le pur, le chaste Barras, il met fin à la discussion en proposant de renvoyer l'affaire au ministre de la Police, lequel se rendra sans difficulté au désir de son collègue des Affaires étrangères, le citoyen Talleyrand. Aussitôt échappée du séjour incommode, ou seulement de la crainte qu'on ne l'y retînt, elle sollicite de son protecteur une audience nouvelle. Elle avait pris, ce matin-là, sa physionomie la plus touchante. L'homme d'État ne tarda pas à s'apercevoir que le charme opérait. L'animation de ses yeux bleus, miroir trompeur d'une intelligence beaucoup moins vive, le ton chaud de ses magnifiques cheveux blonds, la souplesse de sa taille, l'ondulation naturellement gracieuse de sa démarche d'Orientale, l'avaient aussitôt séduit, captivé. Elle n'avait dit en entrant que peu de mots, et, pour cela, n'avait pas couru le risque de se faire tort par quelque imperfection de langage. Simplement elle était venue, désireuse d'augmenter sa reconnaissance en demandant à M. de Talleyrand un nouveau service, c'est-à-dire la délivrance d'un passeport afin de se rendre en Angleterre. Ce passeport elle ne le souhaita plus, aussitôt que le ministre lui eut fait comprendre qu'elle n'avait pas besoin de retraverser la Manche et qu'elle serait beaucoup mieux à Paris, sous son aile tutélaire. Elle ne résista point à la force de ces raisons. Il l'invita à fréquenter l'hôtel des Relations extérieures. Loin de s'y refuser, elle montra tant d'empressement qu'il l'engagea à y rester. L'incident eut des échos dans une certaine presse babillarde. Des journaux s'en occupèrent, tenant à paraître renseignés, relatant des détails et prenant de loin l'avance sur ce qui pourrait advenir en annonçant, d'ores et déjà, le mariage du ministre des Affaires étrangères. Avant toutes choses et ne fût-ce que pour garantir sa propre sécurité, Mme Grand avait à régulariser sa situation. Son divorce n'avait pas été prononcé. Impatiente de l'obtenir, elle fit valoir aux yeux des magistrats de la République que, depuis plus de cinq années, son ci-devant époux n'avait pas donné signe de. vie. La loi républicaine était accommodante sur ce chapitre. Le 7 avril 1798, en la mairie du lie arrondissement de Paris, fut annulé le contrat qu'elle avait conclu, le 9 juillet 1777, à Calcutta. Elle était libérée de son ancienne chaine et pouvait caresser l'espoir d'une union autrement brillante. Les autorités publiques n'arrêtèrent point là les marques de leur bienveillance particulière. Elle fut. rayée de la liste des émigrés[24].On la remit en possession de ceux de ses biens qui n'avaient pas été aliénés. Elle fut laissée libre de changer de nationalité, à sa guise, étant, selon les cas, danoise[25] ou française. Tout allait excellemment pour elle. Dans les premiers moments, Talleyrand avait jugé sans conséquences durables des entretiens rapprochés avec une femme dont les seuls vrais moyens de conversation était l'éclat de ses yeux couleur de ciel et la beauté de son corps. Il s'attachait, se rendait presque fidèle. De belles amies d'autrefois lui reprochaient de les négliger un peu beaucoup, depuis qu'il s'était laissé prendre, comme elles (lisaient, par les colonies hollandaises. Car, on n'était pas très exactement renseigné sur la personnalité danoise, française, indienne ou batave de cette intéressante personne. À peine s'était-il permis, de ci, de là, quelque diversion brève, comme celle qui le conduisait, après une longue espérance et pour son bonheur, cette fois, chez une Élise Moranges, déjà nommée, et devenue la femme d'un financier rimeur Dorinville. On en avait parlé, le mari s'était avisé de le trouver mauvais, jusqu'à ce que de nouveaux griefs amenassent la séparation des époux. Mme Grand ne sortait plus de l'hôtel Galliffet. Talleyrand était allé jusqu'au bout des choses en grand seigneur qu'il était. Pour avoir le droit de garder Catherine sans être exposé, à des réclamations pseudo-conjugales et vaguement légitimes, il s'était hâté de fermer la bouche au citoyen Grand, qui était venu faire un tour à Paris[26], par un haillon doré, je veux dire au moyen de la forte somme. La belle Indienne était, dorénavant, reconnue la maitresse en titre du ministre. Ce qu'on eût accepté, sans y faire trop de façons, si l'on n'avait pas eu la déplaisance, de constater qu'à tant de charmes physiques manquait l'accompagnement d'une éducation soignée. L'opinion du monde s'était fixée là-dessus très vite, plutôt encline à en exagérer l'insuffisance, de même que Talleyrand avait pu, dans l'intime, s'édifier sur les variations de son caractère. Il avait le goût le plus sensible qui pût être aux froissements de l'incorrection dans les façons de dire. Elle lui faisait souffrir mille morts, à ce qu'on assurait, malgré qu'il n'en témoignât rien, par ses péchés d'ignorance. Il n'estimait rien au-dessus du repos intérieur. Elle en troublait la sérénité par les incartades de son humeur fantasque. Il s'exhortait à la patience en mordant au fruit savoureux et se disant que, pour le reste, l'attache n'était pas indissoluble et qu'il pourrait s'en dégager quand ça lui conviendrait. Il n'avait pas prévu qu'un scrupule d'orthodoxie morale, imposé par Napoléon, l'y riverait pour un long temps. Momentanément, il passait avec indulgence sur les parties incomplètes de sa formation intellectuelle, estimant la compensation assez appréciable, puisqu'elle possédait, en somme, les trois qualités qui, selon son opinion, doivent compléter une femme : la peau douce, l'haleine douce et l'humeur douce, sauf de légères irrégularités sur ce dernier point. Il s'était amusé et comme reposé dans la compagnie passagère — n'était-ce pas son illusion ? — d'une admirable créature sans cervelle et sans raisonnement. Cela le changeait et le soulageait de la philosophique Mme de Staël. Il la regardait en amant, et, sous ce rapport, il avait lieu de sourire. Avec sa robe de velours échancrée sur sa poitrine de marbre et ses tresses incomparables disposées par Charbonnier, Catherine était bien l'incarnation de la fraîcheur et de la beauté. Doucement, sans impatience, il entrevoyait l'heure où cette aimable vision aurait à s'éclipser de son existence. Comme il songeait au moyen le plus élastique de desserrer des liens qui lui deviendraient une gêne, tardant seulement à prendre une résolution, remettant au lendemain la chose à faire, pour n'en avoir pas l'ennui présent, un incident se produisit, dont les suites dérangèrent ses idées. Il venait d'être question de présenter les ambassadrices chez le ministre des Affaires étrangères. Mais, quelle maîtresse de maison digne de les recevoir les attendrait, ces nobles dames, au seuil des salons de Talleyrand ? Elles s'étaient toutes révoltées, à la pensée qu'elles auraient à faire la révérence à Mme Grand, une femme mariée sans l'être et vivant publiquement sous le toit d'un prélat concubinaire ! Les propos s'étaient échauffés. Des criailleries en étaient montées aux oreilles de Bonaparte, qui, pour les faire cesser, avait nettement enjoint à Talleyrand d'avoir à bannir sa maîtresse de la résidence officielle. Il s'y fût résolu sans trop de peine, en ce qui le concernait ; mais il n'était pas seul en la cause. Si-elle eut de la résignation, plus tard, elle n'était pas une personne, alors, à en prendre si aisément son parti. Aux premiers mots qu'il lui en toucha, comme d'une nécessité de circonstance douloureuse mais inévitable. elle avait jeté les hauts cris. Aussitôt de voler chez Joséphine, sensible aux larmes, parce qu'elle avait l'habitude d'en verser, et d'obtenir de son cœur pitoyable qu'elle lui procurât la faveur d'une entrevue avec le Premier Consul. Admise à lui exprimer sa tristesse, pathétique, éplorée, elle tomba à ses genoux, le suppliant de revenir sur une résolution qui la mettait au désespoir. La douleur allait bien à son visage. Bonaparte daigna la consoler, et l'ayant vue plus calme : — Je ne sais qu'un moyen, lui dit-il. Que Talleyrand vous épouse, et tout sera arrangé ; mais il faut que vous portiez son nom ou que vous ne paraissiez plus chez lui. L'espérance refleurit dans son âme. Elle s'en revint, bien résolue à disputer de toutes ses forces une situation, que lui avaient concédée l'habitude et l'indulgence. Presque au mime instant, Talleyrand avait appris qu'on lui donnait vingt-quatre heures pour se décider. Napoléon, tout en prétendant sauvegarder le respect dû aux convenances, clans son propre entourage, n'était pas fiché de, lui jouer ce méchant tour. S'il est vrai que, clans l'union de cieux désirs, il n'est pas d'amour-propre en amour, le point de vue change, quand il se complique des obligations et de la durée du mariage. Livré aux troubles de sa situation, intérieurement révolté contre les exigences (lu maitre, mais ayant gardé un reste d'affection et d'apitoiement envers celle, qu'il avait appelée auprès de lui, il n'avait pas encore fixé les ternies de sa détermination qu'il eut ài supporter l'assaut des pleurs. Elle larmoya, protesta, supplia, jusqu'à ce que Talleyrand étourdi de ses plaintes et de ses cris laissai, tomber un consentement de lassitude. Ce fut un grand jour pour Mme Grand que celui daté du 9 septembre 1892. Talleyrand avait réuni dans sa belle villa de Neuilly ses deux frères, Archambaud et Boson de Périgord, les trois consuls Bonaparte, Cambacérès et Lebrun, Joséphine de Beauharnais, le secrétaire d'État Mani et deux notaires, pour la signature du contrat de mariage reconnaissant à la fiancée un état de fortune, dont, il l'avantageait en la majeure partie. Et ces personnages avaient ajouté leurs paraphes à leurs signatures. Le lendemain, tons deux se présentaient à la mairie du Ne arrondissement, accompagnés de leurs témoins : Rœderer, président de la Section de l'Intérieur du Conseil d'État et le vice-amiral Bruix, pour l'époux ; le général Beurnonville et Radyx Sainte-Foix, pour l'épouse ; et, comme ami de l'un et de l'autre, signa, en outre, sur le registre municipal, le prince de Nassau-Siegen. Quant à l'ultime cérémonie religieuse, on l'avait accomplie d'une manière aussi discrète que possible. On partit pour la campagne. Dans un village de la vallée de Montmorency, à Épinay, fut découvert un prêtre, qui donna la bénédiction nuptiale. Tout était en ordre par devers l'État et l'Église. La nouvelle en fut proclamée, de retour. Les ambassadrices, sans perdre l'habitude d'en médire, n'eurent plus d'objections de principe à soulever. Les réceptions diplomatiques ne souffrirent plus d'aucun embarras de forme. Talleyrand eut à garder Mme Grand, relevée par son état nouveau et tous ses prochains titres. Sur ce mariage conclu si hâtivement, après avoir eu de si longs préliminaires, on eût pu rappeler le mot de Louis XV, à propos d'un de ses courtisans, qui, lui disait-on, venait d'épouser sa maîtresse : On ne peut pas finir plus décemment. De derniers ennuis avaient traîné, dans le secret. L'ancien mari, celui de Calcutta, n'était pas aussi loin de Paris qu'on l'eût désiré, et l'on craignait qu'il ne redevint, à l'occasion, un solliciteur embarrassant. Le crédit de Talleyrand lui avait fait obtenir du ministre des Affaires étrangères de la République batave un poste de conseiller de régence, au cap de Bonne-Espérance. Mais il tardait à prendre le chemin de l'Afrique australe ; il s'éternisait en Amsterdam, d'on les distances n'étaient que trop faciles à rapprocher avec la France et Paris. Il n'y avait pas si longtemps qu'un même liner avait réuni, chez la future Mme de Talleyrand, en la villa de Neuilly, des convives comme ceux-ci, pleins de mutuelle complaisance : M. et Mme Fox, simples témoins, en la circonstance, sir E. Impey, le président du tribunal de Calcutta, qui avait condamné sir Philip Francis à une indemnité de 50.000 roupies pour la conversation criminelle susdite ; M. Grand, en personne, et désormais sans colère ; sir Philip, le premier amant, à côté du premier mari, et Talleyrand enfin, qui ne s'attendait pas à. les remplacer légitimement l'un et l'autre. Mais les circonstances avaient changé et ne supportaient plus de tels voisinages. Par un acte de sa diplomatie spéciale, le ministre de la République française avait obtenu de son collègue des Pays-Bas que M. Grand irait et demeurerait au Cap, avec une fonction officielle et deux mille florins de traitement. Or, le titulaire, comme nous venons de le dire, ne se pressait pas d'effectuer le voyage. Mme de Talleyrand ne le voyait pas avec plaisir s'immobiliser en Hollande. De sa propre main, elle écrivit la lettre suivante à M. van der Gœs, — lettre fort bien tournée pour une personne dont les ressources d'esprit n'étaient pas justement ce qu'on prisait en elle — mais on la lui dicta peut-être : Monsieur, Je ne veux pas tarder davantage à vous remercier de votre obligeance et de tout ce que vous avez bien voulu faire pour M. Grand, à ma demande. L'empressement et la grâce que vous y avez mis me prouvent, monsieur, que l'on ne compte pas en vain sur votre amitié,, et cela m'autorise à vous demander un nouveau service. C'est celui de faire enjoindre à M. Grand de s'embarquer sans délai, étant tout à fait inconvenant qu'il prolonge son séjour à Amsterdam, où il est déjà, depuis un mois, fort mal à propos. Je vous serais donc très obligée de vouloir bien lui faire parvenir le plus tôt possible, chez MM. R. et Th. de Smeth, à Amsterdam, l'ordre pour son embarquement, vous priant monsieur, de recevoir d'avance tous mes remerciements, à cet égard, et d'agréer l'assurance de ma parfaite considération, TALLEYRAND-PÉRIGORD, née WORLÉE. La requête, précisée en ces termes, ne souffrait pas de lenteurs. Prompte satisfaction fut donnée. Elle apprit avec soulagement qu'on avait embarqué enfin M. Grand. Elle ressaisit la plume, afin de remercier chaleureusement, à la date du 13 nivôse an XI, l'obligeant homme d'État néerlandais : M. de Talleyrand, aussi sensible que je le suis à vos bons procédés, me charge de vous réitérer tout ce que je vous ai mandé déjà de ses dispositions et de son désir de vous donner des preuves de son attachement et de sa considération. Fière à bon droit de justifier de sa régénération sociale : Vous observerez, monsieur, au nom que mon union avec M. de Talleyrand me donne le droit de porter, combien la tendre et sincère affection de cet aimable ami m'a rendue la plus heureuse des femmes. Ses aspirations étaient comblées. Il n'en retournait pas
aussi flatteusement pour l'illustre personnage, qui l'avait associée à son
sort, à ses charges éminentes, à ses privilèges. Lorsqu'il présenta sa femme
à la Cour, Bonaparte, avec son ordinaire brusquerie, fit entendre à la
nouvelle duchesse qu'il espérait bien que sa conduite, à l'avenir, serait
telle qu'il convenait à son rang. Étourdie du choc, elle demeura bouche
close. Mais celui qui l'avait amenée répondit pour elle[27]. Et ce fut avec
une malignité froide mais polie, qui ne permettait point qu'on se fâcha de la
réponse : Mme de Talleyrand, insinua-t-il, s'efforcerait en tout de régler sa conduite sur celle de
l'impératrice Joséphine. Ils étaient à deux de jeu, l'un et l'autre
époux, Napoléon et le ministre. La tenue de l'empereur, à l'égard de Talleyrand, fut variable, selon les intérêts ou les dispositions du jour, brusque ou caressante, affable ou nuancée de sécheresse. Envers Mme de Talleyrand, il ne prenait pas la peine de changer de ton. Envers elle, disons-nous, il était uniformément froid, déterminément hostile, ne cachant point le déplaisir qu'on avait à la recevoir, et, dans les grandes occasions, ne lui accordant qu'il contrecœur les avantages dus à son nom. Il finit par l'exclure formellement des réceptions de l'impératrice, non par une espèce de scrupule rétrospectif, non pour des raisons tenant à sa personne, mais parce qu'il avait cru savoir qu'elle s'était fait donner une somme de 400.000 francs d'un groupe de marchands génois, en vue de leur obtenir, grâce au crédit de son mari, de certains privilèges commerciaux. Ou, du moins, ce fait servit de prétexte à ses rigueurs antipathiques. Talleyrand en avait pris son parti, comme si cep choses se fussent passées à son insu. Mais il avait fait une place, dans un coin de sa mémoire, à ce motif de ressentiment contre l'empereur, pour l'ajouter à tant d'autres, quoiqu'ils parussent amis, en ce temps-là. Il semblait évident, autour de lui, que l'accord matrimonial auquel il s'était prêté n'avait pu être, de sa part, qu'un acte de grande condescendance ou de faiblesse. On lui prêta beaucoup de mots et de défaites habiles, à dessein d'expliquer les raisons de son choix, comme si l'on ne savait pas assez que ce choix ne fut pas volontaire, mais commandé. Vis-à-vis de ses hôtes et devant la galerie, le rôle, le maintien d'un homme de tant d'esprit auprès d'une femme dont la réputation était de n'en avoir que l'ombre, présentait de réelles incommodités. Elle ne parlait pas son langage, assurait-on. Elle se trouvait déplacée, à la hauteur où il l'avait élevée. Des manquements de tact énormes, des bévues typiques, des confusions de mots à ne savoir où se mettre après les avoir entendues, étaient portées à son compte, à faire désirer qu'elle n'ouvrit plus la bouche que pour manger. Une certaine fois, elle aurait interpellé d'un bout du salon à l'autre, l'ancien pontife d'Autun, son noble époux, afin de lui faire attester que l'ornement qu'il aimait le mieux lui voir était une croix pectorale en diamants dont elle était parée. A quelqu'un qui lui conseillait d'ajouter de plus grosses perles à des boucles d'oreilles qui lui seyaient au mieux, elle aurait riposté avec une ingénuité sans nom : Vous croyez donc que j'ai épousé le pape ! Et nous en passons. Et nous ne rappelons que pour n'avoir pas l'air de l'ignorer, l'histoire trop racontée du voyage en on, le voyage de Robinson Crusoë, dont elle aurait demandé des nouvelles avec tant d'intérêt à celui qu'elle supposait l'avoir accompli de la veille, le diplomate anglais sir Robinson en visite ! Talleyrand sauvait la situation par quelque réflexion à haute voix tendant à démontrer tout ce qu'il y avait en lui de philosophe. Comment ! lui demandait un intime, Montrond peut-être, comment Mme Grand, avec la simplicité de ses moyens, a-t-elle pu vous subjuguer ? — Que voulez-vous ? répondit-il, persuadé que le mot irait loin, Mme de Staël m'avait tellement fatigué de l'esprit que j'ai cru ne pouvoir jamais assez donner dans l'excès contraire. Une autre fois, par boutade, il s'amusait à ériger en principe qu'un homme d'esprit devrait toujours épouser une sotte ; car les bêtises d'une sotte, ajoutait-il, ne compromettent qu'elle et celles d'une femme intelligente compromettent son mari. Avec de l'imagination, on trouve toujours des raisons contre la raison même. Au demeurant, jusqu'à quel point ces propos colportés sur les innocences de Mme de Talleyrand, ces on-dit qui renchérissaient les uns sur les autres, étaient-ils fondés ? Si la comtesse Potoçka, Mme de Cazenove d'Ariens, la comtesse de Rémusat, le général Thiébaut et divers l'ont chargée de leurs critiques, à qui mieux mieux, sur son orgueil et sa nullité, Michaud, qui n'était pas un thuriféraire de Talleyrand, ni de son entourage, loin de là, a déclaré que sa conversation n'était pas si médiocre ; et Mme de Chastenay, qui la connaissait fort bien, ne s'est pas privée de dire, en des termes sans obscurité, que jamais elle n'avait proféré, en sa présence, une seule phrase de mauvais goût, qu'elle ne se rappelait avoir entendu de sa bouche rien qui ressemblât aux propos vides de sens, qu'on se plaisait à lui prêter, qu'elle l'avait toujours vue parfaitement polie et que sa manière de causer ne lui paraissait aucunement inférieure à celle de beaucoup de personnes, dont on ne s'aviserait pas d'accuser le manque d'intelligence. Elle ne se piquait point d'avoir de la littérature ; et Talleyrand ne l'avait pas épousée, pour ce motif. Cependant, dés son arrivée à Paris, elle avait manifesté le goût de lire, puisqu'elle s'était monté une façon de bibliothèque un peu confuse et dépareillée, mais qui décelait, tout de même, de la curiosité. Elle se ressentait de sa première éducation sommaire à Calcutta ; et sa mémoire était indigente de notions exactes en histoire et en géographie. Transplantée dans la vie européenne, elle avait gardé des inconsciences d'Orientale. La pensée, chez elle, avait l'indolence du geste ; elle était lente à se former. Ses impressions, malgré cela, n'étaient si mal rendues, lorsqu'il lui convenait de les tourner en matière de lettres, comme en témoigneraient ses correspondances avec Millin et Louis de Beer, dont nous connaissons des fragments, ou celles que nous lui supposons avoir tenues avec M. de San-Carlos ; ses billets n'étaient pas émaillés de plus de fautes d'orthographe que les effusions épistolaires de bien des grandes dames, publiées ensuite religieusement, comme celles de la comtesse de Polastron, la tendre et souriante amie du comte d'Artois. Était-elle vraiment si insignifiante, si nulle, la femme qui avait eu pour premier adorateur, l'un des hommes les plus spirituels de l'Angleterre, sir Philip Francis ? Devait-elle, en réalité, mouvoir ce qu'elle avait d'intelligence dans un cercle si borné, celle é qui le sort malicieux réserva d'épouser le plus fin des diplomates modernes ? Elle-même ne se jugeait pas si sotte, elle qui se croyait en droit de railler le grand homme et qui, dans certaines lettres à des amis d'autrefois, se moquait doucement de son adorateur l'abbé Piébot, par une allusion facile à saisir, et qui n'était pas, d'ailleurs, un trait d'esprit. Pour le plaisir d'accentuer l'opposition entre deux êtres vivant côte à côte, et qui se ressemblaient si peu par les facultés de l'esprit, ne fut-on pas trop disposé à prendre comme bêtise innée ce qui n'était qu'ignorance ingénue, — une naïveté d'éducation, dont les lapsus, les étourderies bizarres se trouvaient très évidemment soulignées clans une telle compagnie, chez un Talleyrand ? Et comme si cette réputation de simplicité n'était pas assez établie, on faisait courir, à son sujet, d'autres histoires, imaginées à peu de frais. Celle-ci, par exemple, dont nous n'aurons pas l'aubaine. Quelqu'un lui ayant demandé de quelle partie du monde elle était originaire, elle aurait répondu tout uniment, avec l'approbation muette du voisinage : Je suis d'Inde. Le poète anglais Thomas Moore, cet aimable inventeur au talent cosmopolite, qui s'était assis à la table de Mme de Talleyrand, se fit l'écho du calembour involontaire échappé, disait-on, à cette princesse d'Inde ; mais il en rachetait le détail en témoignant, d'autre part, qu'elle avait eu assez de finesse pour lui adresser un compliment sur la beauté de Bessy, sa femme, dont elle le savait très épris, et qu'elle montrait d'habitude assez de tact, pour recevoir à ses soirées des hommes de lettres et prêter un air d'attention aux lectures, qu'ils voulaient bien faire à sa société, voire même s'il s'agissait d'une tragédie classique[28]. Hasard d'origine, elle péchait surtout par ignorance. Elle avait, sur beaucoup de choses qui lui étaient étrangères, la naïve confiance de la beauté, qui se suffit à elle-même. Illettrée, elle l'était profondément. En cela ressemblait-elle, avec moins de vivacité parisienne, moins de souplesse et d'aplomb, à maintes femmes du meilleur monde qui ne savaient rien de plus que ce qu'elles s'entredisaient toutes sur les toilettes, les modes, les théâtres et les commérages de société. En résumé, ce mariage était aussi peu glorieux qu'il paraissait peu canonique à des consciences austères. Talleyrand en éprouvait un secret ennui. Mais il n'en trahissait aucun signe et ne s'ouvrait là-dessus à personne. Il n'entrait pas dans ces détails domestiques. L'air de hauteur, qu'il savait prendre, écartait les questions indiscrètes ou les affectations déplacées d'intérêt. Il restait fermé sur ce chapitre, n'étant pas un homme qui acceptât d'être plaint. De la monotonie gagnait son intérieur. Pour y remédier, il fera venir plus tard, de Londres, la fille d'une de ses amies, qui la lui avait recommandée en mourant. Elle se nommait Charlotte. Elle ne lui était d'aucune attache personnelle autre que celle d'un sentiment généreux, bien qu'on y ait supposé — sans que la chose fût impossible — de l'inclination paternelle. On le verra mettre tous ses soins à ce qu'elle reçoive une éducation soignée, s'intéresser aux grâces de son enfance, en attendant qu'il l'adopte et lui donne son nom, quand elle aura dix-sept ans. Il n'arrêtera pas là ses bontés et la mariera à l'un de ses cousins, baron de Talleyrand. Mais une autre personne, dans l'avenir, et tenant, celle-ci, beaucoup plus de place en la maison, prendra l'habitude de loger sous son toit, de penser, d'écrire, de vivre très près de lui, dans le partage quotidien de ses idées et de ses sentiments, et ce sera sa nièce bien-aimée Dorothée de Courlande, comtesse Edmond de Périgord puis duchesse de Talleyrand-Périgord, princesse de Sagan, duchesse de Dino. De ce jour-là, la vie de l'épouse sera finie. Il n'y aura plus de Mme Grand, princesse de Bénévent. Jusqu'en 1814, Mme de Talleyrand continuera de faire les honneurs du salon où, le soir, après minuit, se presseront les représentants les plus qualifiés de l'Europe entière. Assise au fond de deux rangées de fauteuils, elle y recevra en véritable grande dame et avec un calme sûr, empreint d'une certaine dignité. Les envahissements de l'embonpoint auront épaissi les restes de, sa beauté d'autrefois ; en revanche, elle aura pris l'air et contracté le ton, la réserve, qui conviennent à son rang. Mais ce ne sera plus pour en user longuement, clans la maison de son mari. Elle-même en aura la prévision très claire, le jour du départ de Talleyrand, se rendant au Congrès de Vienne non seul et suivi de ses secrétaires, mais accompagné de la comtesse Edmond de Périgord, dont il se montrera follement épris. On lui aura révélé par hasard, le secret de cette entente de loin préparée et pour laquelle un rendez-vous avait été pris dans une maison de campagne, aux environs de Paris. Elle aura si bien compris la gravité d'une pareille nouvelle qu'un grand trouble se saisira d'elle et qu'elle sera longtemps à s'en remettre. Elle ne reverra plus Talleyrand, mais s'effacera de sa vie, parce qu'il lui en transmettra la volonté et cela presque sans résistance, sans trop de démonstrations jalouses, sacs récriminations d'intérêt. Avec un sens du monde qu'on n'aurait pas attendu d'elle, elle jugera beaucoup plus sage de n'amuser point le public de l'éclat de ses dissensions conjugales ; avec une douceur inespérée — qu'influençait peut-être la crainte de mettre en péril les compensations promises : un domaine et trente mille livres de revenu — elle consentira à s'établir pour l'été, dans une terre en Belgique, à Pont-de-Sains, que lui concédera le prince son époux, et é passer ses hivers à Bruxelles[29]. On la reverra, plusieurs années après, à Paris, attristée de son abandon, morose, malade, mais aussi calme, aussi discrète et conciliante, et l'on n'entendra plus parler d'elle, rue Saint-Florentin ni à Valençay, sinon pour y apprendre la nouvelle de sa mort[30]. On accueillera cette nouvelle sans douleur, et l'on n'aura, pour sa mémoire, que cette courte oraison funèbre : Ce fut un grand soulagement dans la maison. Avec Mme de Talleyrand et les détails de son histoire intime, liés à la vit du prince, son époux, nous avons perdu de vue les événements d'ordre général, arrêtés à la date de 1802 sous le Consulat. Il convient d'en reprendre la marche, en ouvrant un chapitre nouveau. |
[1] CAMBACÉRÈS, Eclaircissements inédits.
[2] En fortifiant une autorité, qu'il voyait investie déjà de la part de puissance qui, dans les monarchies tempérées ou constitutionnelles, est exercée par le monarque, Talleyrand visait en outre, à lui faciliter le passage des trois degrés de cette souveraineté : d'abord élection à temps, puis à vie, enfin héréditaire.
[3] Hyde de Neuville recevait, le 23 frimaire de l'an VIII, au matin, en la maison où il était descendu, rue Saint-Honoré, cette missive de Bourgoing, son compatriote du Nivernais et qui l'appelait, à cause de cela, son cher pays :
Je venais vous dire, mon cher pays, que notre affaire est battue chaud. hier soir, notre organe auprès de B... (Bonaparte), me fit dire de passer chez lui, entre 9 et 10. J'en viens. Le résultat de notre entretien est aussi insignifiant que je pouvais le désirer. J'ai tout dit, tout révélé, sur vous, sur eux. On n'est pas d'accord sur tout, mais on est disposé à tout entendre... En conséquence, je suis chargé de vous amener, à 4 heures précises, aujourd'hui même, chez T... (Talleyrand)... A 3 heures trois quarts, il y aura une voiture à votre porte. Si je n y suis pas, je serai déjà remis (depuis plusieurs heures) chez T..., et, à 4 heures précises, je des-coudrai de mon bureau pour vous attendre dans le salon et vous introduire... Au reste, si, avant notre réunion, vous voyez les intéressés, assurez-les bien qu'il y a pour eux, de la part de T..., de la part de la sécurité la plus complète, qu'on leur donnera, à cet égard, toutes les cautions, que la loyauté, que l'ancien honneur français peuvent désirer et accorder, que B... y met une partie de sa gloire, qu'ainsi vous, moi, eux, devant lui seront aussi en sûreté qu'au sein de leur famille. A 3 heures trois quarts, donc, aujourd'hui. (Arch. nat., F. 7, 6.247.)
[4] Sur cette entrevue, au Luxembourg, entre le Premier Consul et les mandataires des princes, que Talleyrand était allé prendre dans sa voiture, à un endroit convenu de la place Vendôme, v. les Mémoires d'Hyde de Neuville, t. II.
[5] Cf. Alb. Vandal, l'Avènement de Bonaparte, t. II ; Ernest Daudet, Histoire de l'émigration, II.
[6] De la trahison d'un principal employé des Relations extérieures. Arch. Nat. F. 7,6247.
[7] 9 janvier 1801.
[8] Vous regarderez comme positif que le Gouvernement ne vent entendre parler ni du roi de Sardaigne, ni du stathouder, ni de ce qui concerne les affaires intérieures de la Batavie, celles de l'Allemagne, de l'Helvétie, et des républiques d'Italie. Tous ces objets sont absolument étrangers à nos discussions avec l'Angleterre. (Talleyrand, Lettre à Joseph, 20 novembre 1801.)
[9] Au lendemain de Marengo, Bonaparte avait improvisé à la Cisalpine un gouvernement provisoire et chargé Maret avec Rœderer de lui préparer un projet de constitution. Le plan en fut communiqué à Talleyrand par Rœderer. Il faut, commença-t-il de dire, qu'une constitution soit courte et... Il allait ajouter : claire. Et obscure, interrompit Talleyrand.
[10] Si le courrier qui apporte la nouvelle arrive, à Paris, le 10, avant 9 heures, il aura 600 francs. (Bonaparte, Lettre à Joseph, 18 mars 1802).
[11] Lisons plutôt cette lettre du ministre au Premier Consul :
20 messidor, an IX (9 juillet 1801.)
Général,
Je viens de lire avec toute l'attention dont je suis capable la lettre d'Espagne... Il me semble que l'Espagne qui, à toutes les paix, a gêné le cabinet de Versailles par ses énormes prétentions, nous a extrêmement dégagés dans cette circonstance. Elle nous a tracé elle-même la conduite que nous avons à tenir. Nous pouvons faire avec l'Angleterre ce qu'elle a fait avec le Portugal ; elle sacrifie les intérêts de son alliée, c'est mettre à notre disposition Pile de la Trinité dans les stipulations avec l'Angleterre. Si vous adoptiez cette opinion, il faudrait alors presser un peu les négociations à Londres, et s'en tenir à faire de la diplomatie, ou plutôt de l'ergoterie à Madrid, en restant toujours dans des discussions douces, dans des explications amicales, en rassurant sur le sort du roi de Toscane, en ne parlant que des intérêts de l'alliance, etc., en tout, prendre du temps à Madrid, et précipiter à Londres. (Lettre de Talleyrand à Bonaparte, ap. Pierre Bertrand, p. 5.)
[12] 26 mars 1802.
[13] Bonaparte s'y était engagé à fond :
J'envoie à Votre Sainteté, écrivait-il au pape, une note qui m'est remise, relative à une demande d'un bref de sécularisation pour le citoyen Talleyrand. Cette demande m'est personnellement agréable. Correspondance de Napoléon Ier, t. VII, n° 6099, 4 prairial an X.)
[14] Quant à l'absolution des prêtres mariés, en exceptant les réguliers liés par des vœux solennels et les évêques relativement auxquels il n'y a pas eu, dans l'Église, depuis qu'elle existe, d'exemple d'une semblable indulgence, etc. (Lettre de Pie VII au général Bonaparte, 12 mai 1801, ap. Boulay de la Meurthe, Documents sur la négociation du Concordat, t. I.)
Plein de condescendance, Caprara, légat de la papauté, n'avait cessé d'être l'avocat chaleureux de Talleyrand, par amour de la conciliation, par sympathie directe, ou par crainte pour les intérêts menacés de l'Église.
De vives alarmes pénétraient l'âme sensible du nonce, lorsqu'il envoyait à Rome cette imploration pareille à un cri de détresse :
Jusqu'à présent, les
protecteurs de la religion et de l'Église, ont été le Premier Consul et M. de
Talleyrand. Mais si celui-ci est rebuté, que devons-nous espérer ?
[15] Ne manquez de présenter mes compliments à Mme Grand. Consalvi, Lettre à Mgr Spina, 23 septembre 1801. — Mme Grand, que j'ai vue, hier, vous fait mille saluts. (Spina, Lettre à Consalvi, 11 octobre 1801)
[16] B. de Lacombe.
[17] Lefèvre.
[18] En voici le texte :
C'est une chose convenable à
la dignité du gouvernement de la France, et utile à la discipline de l'Église,
que d'accorder un bref de sécularisation au citoyen Talleyrand.
Ce ministre a rendu de grands
services à l'Église et à l'État. Il a publiquement et irrévocablement renoncé
aux fonctions et aux dignités de la cléricature. Il désire que cette
renonciation soit consacrée par un aveu formel du chef suprême de la religion ;
il mérite d'ailleurs cette faveur spéciale.
Sous le rapport de la
politique, lorsque la France redevient une nation catholique, il ne convient
pas qu'un ministre, qui a une part principale dans la confiance du
gouvernement, soit un objet d'incertitude et de controverse, relativement à son
ancien état.
Sous le rapport des efforts
qu'il a faits pour rallier l'Église et le gouvernement, il faut qu'il puisse
recueillir, par l'expression libre de la gratitude de tous les amis de la
religion, le prix du zèle qu'il a montré pour son rétablissement.
D'aussi grandes considérations
atteindront aussitôt la bienveillance et la justice du Saint-Père.
On ne parlera pas des formes
requises pour un tel acte. Sa Sainteté choisira la plus convenable et la plus
complète. Quant aux exemples du passé, le Saint-Père en trouvera de fréquents
dans l'histoire.
Au XVIIe siècle, sous Innocent
X, Camille Pantili, cardinal et neveu du Souverain-Pontife, fut sécularisé et
mourut laïque.
Au XVe, César Borgia,
archevêque de Valence, devint duc de Valentinois, épousa une princesse de la
maison d'Albret, et mourut laïque.
Ferdinand de Gonzague, d'abord
ecclésiastique et ensuite duc de Mantoue ; Maurice de Savoie, qui se maria en 1642,
après avoir été ordonné ; les deux cardinaux de Bourbon, oncle et neveu, l'un
et l'autre archevêques de Lyon, après avoir abdiqué, du consentement du
Saint-Siège, les dignités ecclésiastiques, moururent laïques.
Deux Casimir, rois de Pologne,
l'un par succession au XIe siècle, l'autre par élection au XVIIe, furent
affranchis non seulement des liens de l'état clérical, mais encore des serments
monastiques ; le premier avait été bénédictin, le second jésuite, et celui-ci,
outre le laïcat, obtint des licences pour épouser sa belle-sœur.
Henri de Portugal, archevêque
de Lisbonne et successeur à la couronne de Sébastien, mourut roi et laïque.
François de Lorraine,
cessionnaire des états de son frère Charles IV, en 1634, et ensuite père de
Léopold, passa de l'état du sacerdoce au laïcat, et resta fidèle à l'Église.
Tous ces exemples sont près des temps on le Saint-Siège jouissait de la plénitude de son autorité. L'usage que les prédécesseurs de Pie VII en firent alors, leur fut indiqué par des motifs d'utilité, pour le bien de l'Église (?). Ces motifs existent aujourd'hui, et on doute qu'à aucune de ces époques, la même demande ait été fondée sur d'aussi fortes considérations.
[19] Talleyrand en trouva, lui, comme on aura pu le voir parla note précédente, qui sortit tout armée de son cabinet, sans doute. Mais quels exemples parmi ceux-là, comme de César Borgia, pour étayer sa cause ! L'archiviste Marini eut le rôle facile à en discuter la valeur moralement douteuse : Il n'y a pas lieu, concluait-il, ainsi que le théologien réputé très docte di Pietro, d'accorder la dispense demandée.
[20] ACTE DU GOUVERNEMENT.
Arrêté du 2, fructidor an X.
Les consuls de la République, vu le bref du pape Pie VII, donné à Saint-Pierre de Rome, le 29 juin 1802 ;
Sur le rapport du conseiller d'État chargé de toutes les affaires concernant les cultes ;
Le Conseil d'État entendu ;
Arrêtent :
Le bref du pape Pie VII, donné à Saint-Pierre de Rome, le 29 juin 1802, par lequel le citoyen Charles-Maurice de Talleyrand, ministre des Relations extérieures de France, est rendu à la vie séculière et laïque, aura son plein et entier effet.
Le Premier Consul, |
Le Secrétaire général, |
BONAPARTE. |
N.-B. MARET. |
[21] Voici le texte de ce bref pontifical, doublement curieux par le fond et dans la forme.
A
notre très cher fils Charles-Maurice Talleyrand,
Nous avons été touché de joie, quand nous avons appris l'ardent désir que vous avez de vous réconcilier avec nous et avec l'Église catholique. Dilatant donc, à votre égard, les entrailles de notre charité paternelle, nous vous dégageons parla plénitude de notre puissance du lien de toutes les excommunications. Nous vous imposons par suite de votre réconciliation avec nous et avec l'Église, des distributions d'aumônes pour le soulagement surtout des pauvres de l'église d'Autun, que vous avez gouvernée. Nous vous accordons le pouvoir de porter l'habit séculier et de gérer toutes les affaires civiles, soit qu'il vous plaise de demeurer dans la charge que vous exercez, maintenant, soit que vous passiez à d'autres, auxquelles votre gouvernement pourrait vous appeler.
[22] On trouverait aux Archives Nationales (F. 75.946) l'acte de baptême de Catherine Worlée. M. de Lacombe y signale une erreur de transcription, le chiffre de 1765 y ayant été porté comme date de sa naissance, au lieu de 1762.
[23] Il fut rapporté des détails plus qu'indiscrets à propos de ce superbe manteau capillaire. Mais, nous cédons à la comtesse de Boigne le plaisir de raconter ce qu'elle en savait de son oncle, le bel Édouard Dillon. C'était en 1767.
Édouard Dillon, connu dans sa
jeunesse sous le nom du beau Dillon, avait eu, en grand nombre, les
succès que ce titre pouvait promettre. Mme de Talleyrand, alors Mme Grand,
avait jeté les yeux sur lui. Mais, occupé ailleurs, il y avait fait peu
d'attention. La rupture d'une liaison, à laquelle il tenait, le décida à
s'éloigner de Paris pour entreprendre un voyage dans le Levant ; c'était un
événement alors, et le projet seul ajoutait un intérêt de curiosité à ses
autres avantages.
Mme Grand redoubla ses
agaceries. Enfin, la veille de son départ, Édouard consentit à aller souper,
chez elle, au sortir de l'Opéra. ils trouvèrent un appartement charmant, un
couvert mis pour deux, toutes les recherches du métier que faisait Mme Grand (le métier..., ces mois sont assez perfides). Elle avait les plus beaux cheveux du inonde. Édouard les
admira. Elle lui assura qu'il n'en connaissait pas encore tout le mérite. Elle
passa dans un cabinet de toilette et revint, les cheveux détachés et tom-liant
de façon à en être complètement voilée. Mais c'était Ève, avant qu'aucun tissu
n'eût été inventé, et avec moins d'innocence, naked and not ashamed. Le
souper s'acheva dans ce costume primitif.
Édouard partit le lendemain pour l'Egypte. (Mém. de la comtesse de Boigne, t. Ier, p. 432-433.)
[24] 2 floréal an VIII.
[25] Dans les procès-verbaux des délibérations des Consuls (Arch. nat., A. F. IV, 4) et, à son dossier individuel des Arch. nat., F. 75.946, son état civil est inscrit de la sorte : Catherine-Noël Werlée, femme Grand, native de Danemark.
[26] Il s'était installé rue de Richelieu, à l'hôtel du Cercle, sous prétexte de visiter la capitale et ses monuments publics. Il y prenait son temps et ne se décidait pas à s'en aller.
[27] Suivant une autre version, ce serait elle-même qui, répondant à cette recommandation de faire oublier par la conduite de Mme de Talleyrand les anciennes légèretés de Mme Grand, aurait promis de suivre fidèlement en cela l'exemple de la citoyenne Bonaparte. Eut-elle vraiment cet à-propos hardi ? Mais quel rappel aux antécédents de Joséphine de Beauharnais, sur lesquels Barras et le général Hoche échangèrent de si vertes confidences ! (V. les Mém. de Barras, tome II.)
[28] À ce propos, une anecdote. Sur la fin de l'Empire, Viennet, disciple attardé des vieux genres, lisait, chez Mme de Talleyrand, sa tragédie d'Achille. Un incident risible se produisit, au beau milieu d'une tirade à effet. Comme il déclamait le deuxième acte avec l'emphase de la voix et du geste, tout à coup l'un des feuillets de son manuscrit venant à lui manquer, il s'écria du même ton, tragiquement, solennellement : Grand Dieu ! qu'est-ce que c'est que cela ? On éclata. Il dut remettre à une autre fois la suite de sa lecture.
[29] Talleyrand, rapporte la comtesse de Boigne, fut très raisonnable et pas trop avide dans toute cette transaction. Elle dit à ma mère ces paroles remarquables :
Je porte la peine d'avoir cédé à un faux mouvement d'amour-propre. Je savais l'attitude de Mme Edmond de Périgord, chez M. de Talleyrand, à Vienne ; je n'ai pas voulu en être témoin. Cette susceptibilité m'a empêcher d'aller le rejoindre, comme je l'aurais dû, lorsque le retour de l'ile d'Elbe m'a forcée de quitter Paris. Si j'avais été à Vienne, au lieu de venir à Londres, M. de Talleyrand aurait été forcé de me recevoir. Et je le connais bien, il m'aurait parfaitement accueillie. Plus cela l'aurait contrarié, moins il y aurait paru. Au contraire, il aurait été charmant pour moi. Je le savais bien, mais j'ai cette femme en horreur. J'ai cédé à ma répugnance, j'ai eu tort. Où je me suis trompée, c'est que je le croyais trop faible pour oser me chasser. Je n'ai pas assez calculé le courage des poltrons dans l'absence. J'ai fait une faute, il faut en subir les conséquences et ne point aggraver la position en se raidissant contre. Je me soumets, et M. de Talleyrand me verra très disposée à éviter tout ce qui pourrait augmenter le scandale. (Mémoires, I, p. 226-227.)
[30] Nous aurons à revenir, en parlant de la duchesse de Dino, sur les dernières années de Mme de Talleyrand, dans le second et dernier volume de cet ouvrage.