Les premières surprises du retour en France. — État de la société nouvelle. — D'étranges renversements dans les mœurs, dans les conditions respectives des classes et dans les modes. — Comment Talleyrand en avait pris aisément son parti. — En visite chez les merveilleuses. — Des portraits : Thérèse Tallien la belle Caroline Hamelin ; une troisième. — Des succès de femmes et de monde. — Une réponse de Talleyrand à Mme Dumoulin. — En d'autres cercles. — L'influence énorme des femmes sous le Directoire. — De quelle manière diligente sut en user Talleyrand. — Mme de Staël, le Directoire et Barras. — Démarches successives de Mme Staël auprès du jeune Directeur, pour obtenir de son influence la nomination de Talleyrand an ministère des Relations extérieures. Triple et différente version d'un même fait. — Selon Barras ; suivant Talleyrand ; d'après Mme de Staël ; le vrai de l'histoire. — Talleyrand ministre du Directoire ; son rôle, moins indépendant qu'il l'eût voulu ; ses vues personnelles, ses desseins de pacification générale de l'Europe, et comment il fut empêché de les faire aboutir. — De premiers rapports avec Bonaparte ; la fête donnée à l'hôtel Galliffet, en l'honneur du signataire du traité de Campo-Formio. — Un détail saillant de cette fête célèbre. — Les lendemains politiques. — Origines de la campagne d'Égypte. — Initiative et complicité de Talleyrand ; son entente secrète avec Bonaparte. — Une entrevue matinale, avant le départ en Égypte. — Rentrée de Talleyrand dans ses bureaux. — Les loisirs du ministre. — Des fréquentations nécessaires dans le monde directorial. — Au Luxembourg. — En la Chaumière de Mme Tallien. — Rue Chantereine, en l'hôtel de Joséphine. — Chez les dames constitutionnelles. — Par quelle suite de circonstances Talleyrand, ayant cessé d'être ministre, se mit en œuvre pour le redevenir, au service d'un nouveau pouvoir. — Retour opportun de Bonaparte. — Les intrigues préliminaires du coup d'État. — Renversement du Directoire ; avènement de Bonaparte ; la part qu'y avait prise Talleyrand et ce qu'il en pensait, au fond de l'âme. Avant d'y reprendre pied, il dut s'apercevoir que bien du changement s'était opéré dans la société française, depuis qu'il avait quitté Paris pour l'Angleterre et l'Angleterre pour l'Amérique. Telle et plus forte sera la surprise de l'arrière-ban des émigrés de 1815, lorsque, au retour d'un si long pèlerinage, ils auront l'ébahissement de ne retrouver plus rien en place, ni les gens ni les choses. Si enclin qu'il fût, par nature et par raisonnement, à ne s'étonner jamais, le spectacle était fait pour dérouter d'abord son regard et sa pensée. Toute bonne compagnie avait-elle disparu, d'un seul coup, comme par l'effet d'un soudain et unique naufrage ? Le revenant d'Amérique avait pu se poser cette question, les épaves qui en surnageaient étant si loin perdues, si rares ! Des renversements inouïs de conditions avaient porté au comble de la richesse les gens les moins aptes à s'en servir. Était-ce possible ? Des princesses de la finance, sortant on ne savait d'où, se flattaient d'avoir à leur service des duchesses à tabouret. La basculé de la hausse et de la baisse avait improvisé, du jour au lendemain. de monstrueuses fortunes. Tout une plèbe dorée, survenue sans crier gare, projetait les éclaboussures de son luxe comme un outrage violent à la misère commune. C'était un pêle-mêle, un chaos sans nom des individus, des situations, des rangs... De pareils mélanges, des heurts aussi incommodes, des coudoiements journaliers avec de telles parvenues sautées des halles sous les lambris dorés, c'était pour martyriser un goût délicat autant que le sien. Sans doute, mais devait-il user les heures à soupirer sur ce qui n'était plus ? Puisque le train de l'existence sociale était celui-là maintenant ; puisque Barras était le maitre et sa maitresse Mme Tallien l'idole ; que Mlle Lange[1] régnait en second sur les mœurs et les modes ; que Mmes de Bussy, Hamelin, de Vaulendon étaient, après celles-là, les grandes darnes du moment ; que les salons du nouveau genre ouvraient leurs portes sur la rue ; qu'on ne se visitait plus dans les palais royaux dans les vieilles demeures aristocratiques, mais au Ranelagh, chez les glaciers, ou sous les bosquets d'Idalie ; puisque, aussi bien, toutes ces choses étaient précaires et provisoires ; que la. Révolution s'émiettait par morceaux, qu'elle s'en allait à la dérive et qu'il y aurait du nouveau, sans beaucoup tarder : Talleyrand considéra que c'était affaire à lui de s'en arranger du moins mal, de prendre le temps comme il venait, d'en tirer le meilleur parti possible, de s'en contenter, enfin, jusqu'à ce que la vraie distinction voulût bien reprendre sa place dans le monde. Les trente mois passés en Amérique lui avaient été profitables en considérations sérieuses, en études sociales et méditations instructives. Par contre avaient pâti, dans l'exil, les côtés légers de son existence. Force lui avait été de réfréner sous ce vertueux climat de particulières curiosités et de certains entraînements chers à sa faiblesse tout humaine. L'évêque rapportait d'outre-mer comme un arriéré de désirs insatisfaits. Sous ce rapport, il arrivait à propos. Les mœurs avaient un délibéré extraordinaire... Les viveurs du Directoire et les citoyennes de l'an IV liaient partie si aisément ! De religion, il n'en restait guère, sauf le souvenir d'un état de choses ancien emporté par le torrent révolutionnaire. De contraintes morales ? On n'en constatait que l'absence. Sur quel appui eût-on voulu les faire reposer, quand les principes étaient à ce point confondus qu'on ne savait plus au juste s'il y avait une vérité, une vertu, une dignité humaine ? Mais, du haut en bas de la société, on danse, on court les fêtes et les bals ; ce monde, qui est une cohue, a mis sa vie à jouir[2]... Bien des plumes ont décrit les folles équipées de ces têtes légères. Oui, l'état moral est au pire. Cependant, que l'envers sentimental du spectacle plaît à voir sous l'illusion des jupes transparentes ! Les Grâces ont dépouillé leurs voiles. Les femmes du jour, à leur exemple, souhaiteraient d'en revenir au vêtement d'air tramé, qui seyait si bien à Vénus, mais que prohibent des préjugés tenaces et l'état de la température. Les merveilleuses, en leurs parures, ne respirent que complaisance et volupté. Comment se montreraient-elles avares des beautés, que leur costume met si généreusement à découvert, lorsque s'entr'ouvrent doucement, au souffle indiscret de la brise, les plis de leurs robes fendues sur les côtés ? Déshabillées, demi-nues, presque nues, ce fut la progression. Il n'y a pas si longtemps que Mme Hamelin décrétait la suppression des chemises comme étant d'une vétusté à périr[3]. Plus de corset, guère de fichu ni de jupon : les modes ne furent jamais si condescendantes. C'est au point qu'une divinité d'alors fixant un rendez-vous à son amant ne trouve rien de mieux que de lui fournir ce signalement : Vous me reconnaîtrez à mes jarretières, qui sont vertes, à mes bas à coins aurore, à mes souliers de satin blanc. Étrange période vestimentale où les femmes dignes d'être regardées, dans les soirées, au théâtre, semblaient continuellement sortir d'une baignoire ! Les amours en campagne jouissaient d'une aisance de circulation incroyable. Le mariage se réduisait aux formalités d'un contrat civil, révocable presque à volonté, comme il tend à le redevenir de nos jours. On s'en détachait sans crise et sans larmes, aussitôt que le marché avait cessé de convenir à l'une des parties contractantes. Une visite à l'officier de la mairie suffisait et chacun reprenait sa liberté pour en user à d'autres fins[4]. Rien n'était moins rare que de voir, an milieu d'une réunion, deux personnes de sexe différent, se saluer, au passage, d'une légère inclinaison de tête, d'un sourire facile et distrait, et qui, la veille, ayant habité sous le même toit, ne s'étonnaient aucunement de se retrouver en possession nouvelle de femme ou d'époux. Une étrange anarchie déréglait les mœurs domestiques. Tous ne s'en plaignaient point, mais généralement s'accordaient à dire que l'ennui n'était pas le mal de l'époque, que Mme Tallien était bien belle et que le petit Coblentz l'aristocratique promenade où jacassaient étourdiment les aimables et les merveilleuses avait une bien agréable animation, dès cinq heures du soir. Talleyrand traversait ce monde de son pied équivoque : il accordait à en partager les impressions et la licence tout ce que ses loisirs, sa condition, ses goûts, son caractère comportaient de libertés admissibles. S'il n'allait pas rejoindre les habitués des bals publics, il avait l'inclination prompte à visiter, chez elles, les reines de ces lieux de plaisirs, curieux d'elles et de leur entourage, flegmatiquement amusé. Ainsi la politique et la galanterie réunies l'invitaient à faire acte de présence aux thés de Mme Tallien, des thés fort appréciés, soit dit en passant, par les amis de la bonne chère ; car, la boisson chinoise stimulatrice des fins propos y arrosait des repas très substantiels, où la friandise n'arrivait qu'il la fin. Terezia Tallien, la belle Hamelin, l'intéressante Élise Moranges : ce trio s'offrait souvent à sa vue, dans les cercles où la mauvaise éducation du jour l'obligeait à fréquenter. Elles étaient fort goùté.es, assurément. Aussitôt qu'elles avaient pris place, accouraient, flatteurs, complaisants, animés de mille intentions aimables, ceux qu'on appelait leurs écuyers, pour ne dire pas leurs soupirants. Nommer la première, l'ex-Thérèse Cabarus, l'ex-madame de Fontenay, la future princesse de Chimay, à présent la citoyenne Tallien, c'est prononcer ce nom que tout Paris répète, sur la promenade, aux tables de thé, dans les réunions et les journaux. Sans doute, les femmes de Feydeau voudraient bien rabaisser la perfection des lignes de son corps, de ses bras, de ses épaules. Les libellistes du même bord affichent, autant qu'ils le peuvent, les nouvelles changeantes de son alcôve, ses intrigues sur mille points entamées, ses caprices d'un jour ou d'une nuit, coupés de vagues retours à la foi conjugale. et l'impudeur de sa bruyante liaison avec Barras. Les jalousies, les médisances naissent, se renouvellent, tombent et meurent à ses pieds, ses pieds nus cerclés de carlins d'or. Que lui importe ! Elle n'est plus la Terezia, la femme du conventionnel, que Bordeaux avait vue debout sur un char, le bonnet rouge sur la tête, une pique à la main. Se souvient-elle seulement de ces tristes emblèmes, quand elle voit sur la peau mate de sa gorge ruisseler les diamants en cascade ? Elle règne. Elle est bien la Cléopâtre de la république directoriale. Elle est bien, comme on l'appelle encore, la fée du Luxembourg, de son sceptre léger dispensant les grâces désirées et gouvernant les roitelets. qui pensent gouverner Paris et la France. Lui disputer une part de cette souveraineté de mode et d'influence, c'est la chère ambition de sa rivale Caroline Hamelin. Sensible comme une créole[5], sentimentale, à ses moments perdus et avec une vivacité qui la surprend elle-même, romanesque par boutades, intrigante par goût, il ne lui suffit point d'être le charme de tous les yeux avec ses grâces de danseuse, sa tournure enchanteresse, son minois provocant et ses dents menties auxquelles seraient permises, pour leur blancheur et leur finesse, toutes les gourmandises imaginables. Elle en attend davantage. Ce n'est que la monnaie du rôle qu'elle aspire à jouer. Son entourage à lui seul en dénoncerait les signes très évidents : elle ne se plaît qu'auprès des hommes en situation. Sa contenance n'est pas toujours sûre dans les coulisses de la politique. On dit que si elle prête une oreille attentive aux uns, c'est à dessein de renseigner secrètement les autres par amour ou par intérêt. Elle a, pourtant, des visiteurs empressés et considérables, comme le financier Ouvrard, comme Chateaubriand même, grand défenseur du trône et de l'autel... Et Talleyrand eût regretté de ne pas en être. Quant à Élise Moranges, la moindre en importance de ces trois merveilleuses, il l'avait rencontrée, autrefois, dans un moment propice où son cœur était libre, mais il avait manqué l'occasion rare. Des regrets lui en reviennent, lorsqu'il la considère si parée, si pimpante et de propos si engageante. D'agréables minutes lui furent acquises en ces réunions, les soirs où, de sa place, commodément assis, il contemplait les évolutions de la belle Hamelin dansant, la gavotte, s'il n'était pas chez Mme Tallien, voisinant à table entre la sensible Élise Moranges et la décevante Juliette Bernard, —la plus virginale des coquettes, angéliquement élevée au couvent du Précieux Sang et mariée, pour la forme, au banquier Récamier, en la fleur de ses dix-sept ans. A des heures plus tardives, la causerie réclamait ses droits dans le coin des hommes d'esprit. Montrond, le Luttrel de Paris, comme l'appela Sydney Smith, lançait un sarcasme, Dorinville glissait un madrigal, Narbonne une pointe hardie, Talleyrand une insinuation pleine de sens ou l'imprévu d'une riposte. On faisait, un instant, silence pour entendre Carat, l'enfant gale du succès chantant les couplets en vogue satiriques ou frivoles. Puis, les propos reprenaient plus alertes, plus audacieux surtout entre les couples plus rapprochés. Lors, Talleyrand avait de quarante-deux à quarante-trois ans, — la figure froide, les yeux inanimés, la parole aisée ou rare, selon qu'il lui plaisait de s'en servir, mais, dans ce mélange ambigu, un air parfait de distinction, un port plein de dignité, un singulier attrait. L'atteinte des années lui avait été indulgente et légère. Pas une ride en formation ne sillonnait son visage frais et arrondi. Ses yeux d'un gris bleu nuancé avaient gardé toute leur vivacité pénétrante. Des personnes non suspectes de complaisance à son égard allaient jusqu'à louanger sa démarche traînante, son pied boiteux lui donnant, selon ce qu'elles pensaient y voir, quelque chose de plus grave, de phis accentué. Il portait, à la manière de certains merveilleux du temps, dont il avait fait ses compagnons, ses amis, tels que Montrond et André d'Arbelles, le costume fantaisiste du Directoire. On le jugeait fort à son avantage, l'ancien abbé Maurice, avec la perruque poudrée, la cravate haute, les boucles d'oreilles, l'habit et la culotte courte de 1787. En ces milieux sans gravité il révélait un art de faire la cour et des manières d'ancien régime, que n'avaient pas appris, à pareille école, les galants de la Révolution. Les belles souriaient à l'expression caractéristique de sa physionomie, mêlée de nonchalance et de malignité, à cet air d'autrefois, que lui donnait une tête élégante et fine, parfumée, poudrée, à ce qu'avait de hardi, d'impertinent et d'engageant à la fois sa conversation. Que dis-je ! Il y réussissait, parfois, plus qu'il ne l'aurait souhaité. Des aventures se jetaient à sa tête, qu'il n'avait pas cherchées, des succès qu'il ne tenait pas à poursuivre, encore moins à conserver. Un soir, en sortant d'un salon, qui était peut-être celui de Mme de Staël, la femme d'un fournisseur des armées, une Mme Dumoulin, encore sous le charme, s'était écriée qu'elle ne saurait rien refuser à un homme aussi séduisant et cela sans qu'il eut besoin de l'en solliciter beaucoup. Généreuse, elle fit comme elle l'avait dit ; mais la reconnaissance en fut courte, si nous en prenons pour mesure un mot du berger à la bergère. Il recevait chez lui[6]. L'assistance était belle et choisie, comme à l'accoutumée. Gare venait de chanter avec tout le feu dont il était capable l'une des romances en vogue. Les femmes en avaient les cils mouillés, et la Dumoulin plus qu'aucune autre se pâmait d'un voluptueux attendrissement. Arrêtant de la main le maitre de la maison, qui passait entre les groupes : Mon vieil ami, soupira-t-elle, quel chanteur que ce Garat ! L'épithète parut familière à Talleyrand : Votre vieil ami, soit, mais votre jeune adorateur ; car, nos sentiments, je crois, n'ont pas dépassé la huitaine. Il avait répondu mezza voce ; cependant, Narbonne et Montrond l'entendirent. et ce fut assez pour que tout le monde en fût instruit le lendemain. De cercles choisis il n'en subsistait guère ; encore se connaissait-on des maisons ouvertes au plaisir de se retrouver entre soi et de causer. Elle n'était pas entièrement perdue cette lieur de politesse, dont on pleurait l'absence. Aussi bien un peu d'ordre commençait à se refaire dans la cohue des classes. Chacun tendait à y reprendre sa place. Il était visible que Mme Angot ne tenait plus le haut du pavé. Une certaine reprise de luxe mieux ordonné faisait présager des transformations prochaines. Des égarées de l'ancienne aristocratie un peu déchues, un peu compromises pour cause d'aventures liées avec des Jacobins, parce qu'elles n'avaient pu s'y soustraire, parce qu'il leur avait fallu sauver leur tête et vivre, mais ayant gardé les qualités de leur éducation, la grâce, l'élégance, traversent les réceptions du Luxembourg ; elles y ont apporté la distinction et la tenue. Le Directoire, en un mot, se raffine sans cesser d'être ce qu'il fut, d'un point à l'autre de sa brève et étrange destinée : une époque bénie pour les femmes. Elles n'ont pas quitté le premier plan de la scène. Jamais, sinon du temps de la Fronde, elles ne disposèrent d'une telle et si manifeste influence. Elles avaient raison den user et même d'en abuser. Car, le temps était proche où la volonté d'un soldat de fortune supprimerait d'un geste brusque cet aimable état de choses. En attendant, elles respiraient, elles vivaient sous un régime de tolérance, où le charme de leur voix séduisait les puissants... étonnés de l'être. C'est par elles qu'on espère acquérir des places, des commandements, des parts de bénéfices. C'est à elles que les émigrés l'ont parvenir leurs demandes de radiation Sur les listes ou de restitution d'une partie de leurs patrimoines. Tant de négociations et d'affaires les mettent en mouvement que le meilleur de leur temps s'y dépense, qu'elles en gardent juste assez pour la toilette et les amours. Qu'on se fasse écouter de Joséphine, dont Barras fut un des fournisseurs généreux de vivres et d'argent, quand elle coulait les jours en sa maison de campagne de Croissy, ou qu'on passe par le boudoir de la belle thermidorienne Terezia Cabarrus, c'est le plus sûr chemin à prendre pour qu'il vous soit fait grâce ou justice. Barras, qui les eut à son vouloir toutes les deux, jusqu'à ce qu'il eût repassé celle-ci, la plus belle et la plus coûteuse, au financier Ouvrard — sous la réserve de retours facultatifs — et qu'il eût poussé celle-là, la moins passionnée et la plus étourdie, entre les bras du général Bonaparte, Barras eut beaucoup de requêtes à entendre de la première et de la seconde, pour elles et leurs amis. Les obligeantes solliciteuses furent légion, au petit lever du Directeur. Hardi, tapageur, sans mœurs, un peu souteneur, vénal et prodigue, mercenaire, quelquefois, en ses protections, au reste foncièrement bon, insouciant jusqu'à l'imprudence dans le placement de ses attentions, serviable autant qu'il le pouvait être, complaisant à remettre en selle les gens tombés par maladresse ou par disgrâce, et connu des unes et des autres comme étant tout cela, il en était journellement assailli. Il y résistait mal, soit qu'il cédât à l'attrait d'un désir féminin s'exprimant avec vivacité, soit qu'il caressât l'espoir que la douceur de la récompense ne serait pas en reste sur le prix du service rendu. A l'intercession d'une ancienne religieuse, Mme de Chastenay, il accordera la nomination de Réal en qualité de commissaire du gouvernement pour le département de la Seine. A la grâce priante de Joséphine de Beauharnais il donnera ce retour de satisfaction — l'imprudent ! — d'appeler Bonaparte au commandement de l'armée d'Italie. Aux chaleureuses instances de Mme de Staël il rendra cette justice de remettre entre les mains de Talleyrand le portefeuille des Affaires étrangères. Car, il fut dans la destinée de Barras de grandir et d'élever contre lui-même ces bourreaux d'ambition : Bonaparte et Talleyrand, qui s'uniront pour le renverser. ***Depuis qu'il était rentré en France, l'ancien évêque d'Autun n'avait pas consommé son temps et ses soins en pure perte, ayant su les faire concourir à l'agrément de sa vie ; mais la manière sans gloire et sans autorité dont il s'y était dépensé, — sauf des intervalles d'élucubrations sérieuses, en vue de l'Académie des Sciences morales, qui lui avait ouvert ses portes, n'était pas de nature à rassasier une intelligence comme la sienne, éprise à la fois d'épicurisme voluptueux et de puissance. Ses talents, son amour des grandes affaires et ses besoins d'argent languissaient dans l'attente. Mile de e Staël, qui n'était jamais en repos sur le bien qu'elle pouvait procurer à ses amis, eut l'impatience généreuse de hâter l'occasion. Comme nous le savons et l'avons dit, elle avait contribué par d'actives démarches à l'obtention de son rappel en France. Désireuse, maintenant, que les éminentes qualités de Talleyrand fussent haussées à une situation cligne de lui, elle se mit en campagne afin de leur en faciliter les voies. Telle était bien l'intention précise qui, dans la seconde semaine de juillet fi9i, l'avait portée chez le général Barras. Mais, en passant, nous venons de souligner un point d'importance en la vie politique de Mme de Staël et qu'il convient de rappeler ici : la fille de Necker n'avait d'ami que Barras dans le gouvernement des Cinq, presque aussi dépourvu de bonnes intentions à son égard que l'avait été le Comité des Douze. Elle revenait tout fraîchement de l'exil où l'avait envoyée le Directoire pour y méditer à son aise sur l'influence des passions[7]. Ses infortunes — que Napoléon entretiendra, pendant quinze années, avec un acharnement inouï — dataient même d'usa peu plus haut. La Convention s'était occupée d'elle et de ses allées et venues en faveur des émigrés, de manière à lui faire comprendre que le séjour de Paris lui serait une résidence malsaine. A la suite d'une attaque furieuse dirigée contre elle, en pleine Assemblée, par le député Legendre, puis d'un ordre formel de quitter le territoire français, que les protestations de l'ambassadeur de Suède, son mari, avait pu faire rapporter du Comité de Salut public, sans en rendre la menace moins imminente, elle avait dû se résigner au départ. Dès la constitution du régime nouveau, elle s'était attendue à regagner son hôtel de la rue de Grenelle avec les honneurs de la guerre. Mais mi certain ministre de la Police générale, que tourmentait un zèle étrange et qui, jour et nuit, eût inventé des conspirations pour la seule joie d'avoir à les dénoncer, Cochon de Lapparent, s'était trouvé là comme à dessein de lui en enlever aussitôt l'illusion. D'accord avec un jurisconsulte retors autant que lui-même — Merlin de Douai, c'était tout dire — l'un de ses premiers soucis avait été de lui faire interdire le sol de France, en arguant de sa qualité d'étrangère. Et comme elle s'était indignée, révoltée, contre cette clause injuste, comme on avait appris qu'elle s'agitait beaucoup et parlait de passer la frontière, comme il avait été déclaré que sa résidence de Coppet était une véritable agence d'informations au service des ennemis du Directoire, la baronne de Staël, fille Necker, avait été prévenue qu'un décret d'arrestation était suspendu sur sa tête[8]. De plus on avait lancé contre elle un agent secret — l'agent Rousselet, dont la mission d'espionnage fut vaine, d'ailleurs. — à charge de s'assurer de ses papiers et, au besoin. de sa personne[9]. Enfin, elle avait pris sur elle de se tenir au calme, de se montrer plus circonspecte, tout en n'arrêtant point ses actives démarches afin qu'on lui permit de rentrer en Frange. Et les surveillances policières s'étaient relâchées et ce qu'elle désirait tant lui avait été accordé. Elle avait pu reprendre. à Paris. son gouvernement mondain, rappeler ses fidèles, et goûter, à nouveau, dans la compagnie de son cher Benjamin Constant, dont l'absence et des projets de mariage l'avaient rendue inquiète, la douceur d'aimer et de vivre. C'était aux alentours du 29 janvier 1797. Ce 10 pluviôse an V, elle avait écrit d'une plume encore fiévreuse à Rœderer : M. de Talleyrand vous amènera et vous verrez ce qu'ou appelle une exilée. La persécution est, ait reste, si commune en temps de révolution, qu'il ne reste que la peine et pas du tout l'honneur. Elle s'était rejetée, naturellement, avec sa turbulence habituelle, sa fougue et sa passion de nature, dans la mêlée des partis. On n'avait pas rapporté l'arrêté du 5 floréal la visant à titre d'étrangère. C'était encore une vague menace tenue en l'air. Elle pouvait en garder de l'inquiétude. Mais elle se sentait plus protégée, maintenant qu'elle était une amie de Barras ou se croyait telle ; et c'est dans le cabinet de Barras que nous l'avons laissée, tout à l'heure, plaidant la cause des premières ambitions ministérielles de Talleyrand. Elle y dépensait beaucoup de feu, l'ardente Mme de Staël ; cependant elle ne parvenait pas à enfoncer les traits de la conviction dans l'esprit de celui qui l'écoutait. Ici s'interjette, avec ses inexactitudes flagrantes, avec ses retours de colère et de ressentiment tardif contre l'un des fauteurs du 18 brumaire, la version qu'a présentée Barras des successives démarches tentées auprès de lui par Mme de Staël, et qui nous la montre s'évertuant de discours en faveur de Talleyrand, soit au nom de son amitié personnelle, soit pour le bien espéré de son parti. Tout à l'heure aura son tour l'exposition très raccourcie et bien différente de Talleyrand lui-même. L'éloquente Mme de Staël poursuit son plaidoyer, oubliant qu'elle n'est pas en odeur de sainteté dans le cénacle et que de fortes préventions sont armées contre elle et contre son protégé. La situation de Talleyrand, dit-elle, est difficile autant au matériel qu'au moral. Il serait de justice et de nécessité qu'une fonction publique vînt le tirer d'embarras et lui permettre, en même temps, de servir les intérêts de la République et de vivre. Barras entend bien, mais résiste. Un secret pressentiment l'avertit qu'il ne lui arrivera rien de bon à mettre sur son chemin ce débarqué, comme il l'appelle en ses prolixes mémoires, — un étrange pêle-mêle d'imaginations extravagantes, de rancunes et de vérités. Quoique Talleyrand n'eût pas ménagé les protestations d'attachement à Barras, qu'il eût envoyé, en première ambassade, Benjamin Constant, animé d'un double zèle, qu'il eût mis en avant des relations directes et indirectes, pour en renforcer les moyens, et qu'après s'être servi des hommes il eût employé sa dernière réserve, qui était de faire marcher les femmes, on se défiait de lui, non sans raison, au Directoire. Depuis qu'il avait fondé le Cercle constitutionnel, on le soupçonnait de mille brigues et manœuvres, caressant, là, chacun selon ses tendances, de manière à se faire de tous des alliés, rappelant au groupe des amis de Mme de Staël qu'il était resté l'homme deliS9, l'ami des Necker et des Mirabeau ; jurant de ses sympathies pour la Gironde aux girondins, remémorant aux dantonistes qu'il devait à Danton sa mission en Angleterre et la vie même ; enfin gardant des complaisances discrètes à l'égard des jacobins plus ou moins convertis. Cependant, Mme de Staël, aussi persévérante que pressante en ses désirs, est retournée à la charge ; elle ne lâchera prise que Barras ne l'ait assurée de recevoir Talleyrand. Voulez-vous, ce soir, à 9 heures ? demande-t-elle, sans perdre une minute. Le rendez-vous aura lieu. A l'instant fixé, Talleyrand s'annonce ; il pénètre, sur les pas de Mme de Staël. Barras, qui ne l'avait que vaguement envisagé jusque-là, en considérant son visage pale, ses yeux voilés, d'autres détails de sa physionomie interprétés sous le faux jour d'une haine rétrospective, a cru voir entrer chez lui Robespierre. Certainement, il n'est pas en fonds de sympathie à l'égard de l'évêque-diplomate, qu'on lui présente et que, dans sa fatuité naïve, il juge d'un mérite très inférieur au sien. Talleyrand, trop perspicace pour ne pas s'apercevoir des sentiments qu'on nourrit à son sujet, feint de n'en rien découvrir, sort à propos les périphrases complimenteuses, proteste de son dévouement, de sa reconnaissance, de son admiration — c'est Barras qui l'atteste —, se dérobe sur le fond de la question, salue et se retire, en même temps que son ambassadrice. Avant de quitter la place, celle-ci, toujours ferme à l'entreprise, a eu le temps de chuchoter ces mots à mi-voix... Général — pour lui plaire il fallait l'appeler général —, je ne vous ai encore rien dit de particulier sur le citoyen Talleyrand : j'aurais embarrassé sa modestie ; je ne puis vous parler, comme il convient, qu'en son absence ; je reviendrai demain : je vous demande une audience entière. Et la voici de retour, en effet. Elle aborde et parcourt de pied en cap le grand sujet. Avec une abondance et une vivacité qu'elle puise en son aime, elle retrace, en des traits rapides, l'existence de Talleyrand, depuis son éducation contrainte, noyée de mélancolie, jusqu'à cette minute précise où tous deux, Barras et elle, en face l'un de l'autre, envisagent l'avenir réservé à ses aptitudes supérieures. Prêtre, il ne l'a jamais été par conviction : encore n'est-elle pas certaine qu'il croie en Dieu, ce qui, pour son amitié, d'ailleurs, est une cause de regret et de chagrin. Mais il a su, sans excès, sans violence, servir la liberté, la Révolution. Nul ne serait plus capable de seconder. pour le bien du pays, les qualités personnelles de courage, de force dans le caractère, de justesse dans les idées qu'incarne, au pouvoir Paul Barras lui-même. Dans l'entraînement de son apologie, elle tire argument jusque des imperfections morales de celui qu'elle exalte, en faisant ressortir l'utilité de leurs applications pratiques. Oui, — a-t-elle ajouté, sans doute avec une façon de le dire moins lourde que ne l'a rapportée Barras, — Talleyrand a tous les vices de l'ancien et du nouveau régime : il a et conservera toujours un pied dans tous les partis ; vous ne pouvez donc rencontrer d'auxiliaire plus précieux. — Où voulez-vous en venir ? Expliquez-vous ! Que désirez-vous en faire de ce cher Talleyrand ? — D'abord un ministre, et, tout au moins, un ministre des relations extérieures. — Eh bien ! Nous y songerons, au premier jour. Il en parlera donc à ses collègues. A priori, les chances ne sont pas grandes. Carnot et Barthélemy sont nettement hostiles à Talleyrand. Quand à Rewbell, c'est d'une animosité ardente qu'il est possédé contre lui. Aux premières ouvertures de Barras, Rewbell éclate d'indignation et d'horreur. Sa haine coutre Talleyrand déborde en injures : C'est la nullité empesée et la friponnerie incarnée, a-t-il déclaré. Les autres membres du conseil directorial, se montent au même diapason de langage. La présence de Talleyrand au cercle constitutionnel inquiète, irrite les gouvernants : C'est l'aigle des oiseaux de mauvais augure, prononce encore Rewbell, un homme fort peu commode, en vérité, et qui, dans sa grosse tête, roule les opinions les plus méprisantes sur l'ensemble de l'humanité. Qu'a-t-on dit ? Qu'a-t-on fait ? redemande Mme de Staël, qui s'est précipitée à l'audience de Barras, dans un état de fièvre et d'exaltation, qu'il ne lui avait pas encore vu, — à ce degré. Elle parle, elle insiste avec une volubilité inouïe : elle serre les mains de Barras, le presse, le pousse devant elle, le jette enfin dans un embarras extraie. Si véhémente est son animation que l'ordre de sa toilette en est dérangé. Dans l'entrebâillement de son corsage défait apparurent les blancheurs de son sein agité, comme si elle dit préparé ce dernier effet, cet effet sensible, dis-je, pour triompher enfin. Mais qu'importe le détail ! En eut-elle conscience, seulement ? Elle n'a qu'une pensée, c'est que Talleyrand doit être ministre. Il le sera bientôt, comme elle l'a si fortement souhaité. Telle est, à peu près — avec plus de respect, de noire part, pour la langue française et moins d'exagération dans les termes — la manière dont les choses furent exposées par Barras, afin d'établir comment, à la suite de quelles démarches, de l'intéressé d'abord, de Benjamin Constant ensuite, enfin de Mme de Staël, l'évêque parvint à être ministre du Directoire. Combien différemment celui-ci a-t-il rapporté les mêmes faits, avec combien plus de réserve et plus de concision ! Le méridional Barras dut imaginer des paroles qui ne furent pas dites, des gestes qui n'eurent pas occasion de se manifester, des bassesses à son égard dont ne se rendirent pas responsables envers leur propre dignité Talleyrand et M' de Staël. Où est la vérité ? Il fallut, d'après lui, recommencer l'assaut, quatre fois, au moins, pour obtenir de sa lassitude ce qu'il avait horreur d'accorder. Talleyrand donnerait à entendre tout simplement qu'on le pria d'accepter le portefeuille, qu'il hésita à s'en charger, qu'une telle confusion des partis ne l'y encourageait guère, mais qu'il ne s'y refusa point, cependant, après réflexion. Barras affirme que Mme de Staël, dans une crise d'émotion épileptique, lui avait dépeint son noble ami absolument sans ressources, désheuré, perdu et ne parlant d'autre chose que d'aller se jeter dans les flots de la Seine, si on ne lui procurait pas des moyens d'exister, si lui, le glorieux Directeur, ne le nommait pas immédiatement ministre[10]. Talleyrand, sans intention visible de dénigrement, rapporte, au contraire, que ce fut Barras qui avait trahi, en sa présence, un certain embarras. Puis, racontant qu'au moment d'une première visite, en sa petite maison de Suresnes, où le Directeur l'avait invité à dîner, la nouvelle d'un accident subit et douloureux était venu frapper le cœur sensible de son hôte, et que c'était encore lui, Barras, l'homme passionné, qui pleurait, sanglotait, et l'associait à son deuil en l'embrassant avec une force singulière. Il n'y avait pas deux heures que celui-ci le connaissait, et Talleyrand put croire qu'il était, à peu de chose près, ce que Barras aimait le mieux. Et maintenant, le troisième témoignage, qui démontrera, une fois de plus, combien il est malaisé l'obtenir la note juste, en histoire, alors que les récits des personnages intéressés à la fournir présentent, sur un seul point, des oppositions aussi flagrantes. Mme de Staël, qui était franche sans être toujours vraie, ne confessa jamais qu'elle eût rendu de telles visites à Barras. Elle s'était préoccupée de Talleyrand sans doute ; elle appréciait ses mérites et les services qu'il était capable de rendre à la diplomatie gouvernementale[11]. Mais elle s'était simplement reposée, à ce qu'elle en publiait, sur le concours d'un ami, pour en rendre les raisons sensibles au Directeur. Le vraisemblable est entre ces trois versions d'un même fait dont aucun des acteurs n'est d'accord avec les deux autres. Talleyrand avait recherché, certainement, la plus prompte occasion possible de s'élever aux fonctions publiques, sous le régime existant. Mme de Staël était intervenue à propos, avec sa chaleur d'âme accoutumée. Et Barras alors très menacé — on intriguait contre lui, on parlait de l'arrêter — estima prudent de faire entrer son nouvel ami dans la prochaine combinaison ministérielle pour en recueillir, on sait quoi : des satisfactions momentanées et courtes, d'amères déceptions plus tard. Enfin nous aimons à penser que ses collègues voulurent bien faire entrer dans les raisons de leur choix des considérations comme celles-ci : que Talleyrand avait de nombreuses et utiles relations en Europe : qu'il lui fut donné par ses rapports suivis avec des hommes, comme Choiseul et Vergennes, de pénétrer les mystères de l'ancienne diplomatie ; et que nul, en France, ne possédait une vue plus juste et plus sure de celle que réclamait, dans une situation européenne aussi troublée, le nouvel ordre de choses, sorti de la grande mutation nationale de 1789[12]. Dès le jour de sa nomination, il écrivit à Mme de Staël la lettre suivante, où ne se découvre qu'à demi sa joie réelle de l'avoir apprise : Me voilà donc encore ministre. J'ai des raisons de position pour en être bien aise, des raisons de caractère pour en être fiché ; c'est fort loin d'être un plaisir complet. J'irai vous voir, ce soir. Je vous remercie de l'extrait que vous m'avez envoyé. Talleyrand se rendit, le lendemain, au Luxembourg, pour y remercier Barras ; et, le 28 novembre, il prit la succession de Charles Delacroix aux Affaires extérieures. § On l'avait fait ministre par la grâce d'un accord soudain.
Il s'était rendu ministériel d'emblée. Il avait aussitôt revêtu le caractère
et les dehors de ses fonctions, comme pour suppléer par son autorité propre
au manque d'espace et d'initiative où le comprimaient les susceptibilités
jalouses des gouvernants. Dès lors Talleyrand en imposait par une dignité
naturelle et simple, inhérente à l'air de sa personne, à tout son maintien,
et qui respirait jusque dans ses façons d'être insouciantes et détachées.
Tout en laissant envahir son cabinet d'audience, sa chambre, sa maison, il
avait une manière, qui ne se définissait point, de tenir respectueux et
déférents les gens les moins disposés à le paraître. Il s'en souviendra, sur
le tard, non sans un retour d'intime satisfaction. Ses proches l'entendront
le leur rappeler : J'ai été ministre, sous le
Directoire ; toutes les bottes ferrées de la Révolution ont traversé mon
antichambre, sans que jamais personne ait imaginé d'être familier avec moi[13]. L'un de ses premiers actes officiels notoires fut la circulaire diplomatique, où il se chargea d'expliquer aux cabinets de l'Europe le coup d'État du 18 fructidor. La répression avait été rigoureuse sans être cruelle, contre les monarchistes et les clichiens soudoyés par l'étranger. Les attaquants n'auraient pas eu la main plus légère s'ils avaient été les vainqueurs[14]. Pichegru déporté n'en fardait pas l'expression : Si nous avions vaincu, les révolutionnaires n'en eussent pas été quittes pour la déportation. A la suite de fructidor, une sorte d'explosion révolutionnaire s'était produite dans tout l'occident de l'Europe, en friande, en Hollande, sur le Rhin, au Piémont, à Rome, à Naples, de sorte que, selon le mot de Michelet, la France était apparue dans toute la majesté d'une République mère entourée de ses filles. Ombres passagères, fantômes de républiques et qui s'évanouiront, au premier tremblement du sol !... S'associant à la politique du Directoire, Talleyrand s'appliqua à justifier par ses dépêches aux représentants de la France, en des termes fort habiles, cette victoire du grand parti républicain sur les menées royalistes : Vous direz que le Directoire par son courage, par l'étendue de ses vues et le secret impénétrable, qui en a préparé le succès, a montré an plus haut degré qu'il possède l'art de gouverner, dans les moments les plus difficiles. Une si belle flamme se dépensant au service du régime instable, dont il détenait un des ressorts, ne l'empêchait pas de regarder plus loin dans l'avenir et de suivre avec une curiosité particulièrement éveillée la course victorieuse du futur chef de la France dans lus plaines de l'Italie. Les vues qu'il apportait an département des Affaires étrangères, ne s'étaient pas écartées de leurs principes, depuis que les armées de la République, sans avoir eu besoin d'attendre l'apparition de Bonaparte en 1796, avaient libéré le territoire national et porté ses frontières jusqu'aux limites extrêmes tracées par la nature. Telles les avait-il posées, quand la Révolution avait à repousser l'effort de l'Europe coalisée, telles aurait-il souhaité qu'elles fussent reconnues justes sous le Directoire et après le Directoire. La Savoie acquise, la Belgique revenue à la France comme un dernier et précieux lambeau de l'apanage Marie de Bourgogne, que vouloir de plus ? Le territoire français ne se trouvait-il pas assez ample, assez plein dans son harmonieuse composition[15] ? Il avait atteint le point terminus que sa vraie grandeur, que la juste mesure de ses forces permettaient de lui désirer. Aller au delà, c'était détruire les belles proportions naturelles du pays, c'était entamer une politique de conquête aux réactions inévitables. Cependant, l'élan était imprimé. Les événements allaient plus vite et frappaient plus fort que les meilleures raisons d'État. Par delà les Alpes, le général en chef de l'armée d'Italie poursuivait une action militaire éblouissante. Sur k même sol éternellement convoité et pour des fins non moins problématiques il renouvelait, à plus grands coups, les tentatives multipliées des anciens rois de France, de Charles VIII a Louis XIV. L'enchaînement en paraissait si merveilleusement conduit ! L'éclat de ces faits d'armes jetait de si beaux feux que la prudence. d'un Talleyrand en était elle-même fascinée. C'est entre les préliminaires de paix, à Leoben, et la signature du traité de Campo-Formio qu'il était devenu ministre. Bonaparte en avait félicité le Directoire et lui avait envoyé, à lui Talleyrand qu'il n'avait jamais vu, une lettre fort obligeante. Les rapports étaient entamés. La correspondance était ouverte. Talleyrand possédait l'art de louer et de répondre aux louanges. De son écritoire s'envolaient à l'adresse du vainqueur les tours de phrases les plus flatteurs, rappelant les finesses de Voltaire encensant Frédéric[16]. Il y glissait de ces mots à longue portée, qui devancent la fortune el font penser au courtisan, dont l'instinct averti pressent l'approche du maître. Le gouvernement républicain ne considérait pas avec une égale sérénité les espérances et les intérêts en foule, qui se serraient autour de l'unique Bonaparte, Lazare Boche, le seul homme qui eût été capable d'arrêter la contre-révolution, s'il eût vécu, avait signalé, pour qu'on s'en gardât, l'astre inquiétant qui s'était levé vers l'Italie. Avant que la victoire de Castiglione fût connue, il avait été question de rappeler Bonaparte à Paris. Puis, les fulgurants coups d'épée qui suivirent et les secours providentiels, que prêtèrent, en des instants critiques, au chef de l'armée d'Italie plein de tumulte et d'audace des généraux habiles et silencieux comme Masséna, l'avaient rendu hors d'atteinte. Et maintenant, ces mêmes hommes, qui avaient tant craindre de lui, devaient le couronner de leurs louanges et l'accueillir en triomphateur. Après avoir signé, à Campo-Formio avec l'Autriche, et n'avoir fait qu'une apparition au congrès de Rastadt, où restaient des questions en litige entre la République française et l'Empire, Bonaparte s'était rendu à Paris pour demander au Directoire des ordres, ut nouveau champ d'action, une autre armée, sachant qu'à Paris on ne garde le souvenir de rien[17] et qu'il faut toujours forger du nouveau sur l'enclume de la popularité. Dès le soir de son arrivée, il envoya, d'urgence, un aide de camp au ministre des Relations extérieures, dont l'assistance lui avait été précieuse, en cette grande affaire de Campo-Formio[18] ; c'était à dessein de lui mander sa visite et d'en connaître l'instant le plus favorable. Talleyrand ayant fait répondre simplement qu'il l'attendrait, il s'annonça, pour le lendemain à 11 heures du matin. Plusieurs personnes, que Talleyrand s'était avisé de prévenir, étaient présentes dans le cabinet, quand y parut Bonaparte. Le ministre se porta au devant du chef d'armée ; et, en traversant le salon, il lui nomma Mme de Staël, à laquelle il prêta peu d'attention, n'aimant ris les discoureuses, puis, le navigateur Bougainville, qui l'intéressa davantage, en sa qualité d'homme de mer, de géographe : à celui-ci il adressa quelques paroles obligeantes. Les commencements d'amitié ne sont que miel et suavité. L'entrevue fut parfaite, des deux parts. Talleyrand, qui l'avait devant lui, pour la première fois, ne se lassait pas de considérer ce jeune visage auquel allait si bien le reflet de vingt batailles gagnées, de la pâleur et une sorte d'épuisement[19]. Bonaparte dans un état d'ouverture de, cœur tout porté à l'expansion, à la confiance, ne tarissait point de paroles aimables sur le plaisir qu'il avait eu à correspondre, en France, avec une personne d'une autre espèce que les Directeurs. Premier remerciement à Barras, qui l'avait lancé dans cette carrière de gloire ! Mais il ne s'en souvenait déjà plus et c'était sa façon de tirer Talleyrand d'une compagnie, dont il espérait bien le détacher tout à fait, l'heure sonnée. Que le Directoire montrât de l'irrésolution à recevoir avec tous les signes de la joie un chef d'armée dont le brevet de général menaçait de se transformer bientôt en brevet de dictateur et qui, récemment, dans les termes d'une courte harangue, sous les fenêtres du Luxembourg, avait ouvert cette perspective importune sur l'avenir que d'autres institutions pourraient être nécessaires à la France ; oui, que le gouvernement des Cinq trahit un peu de répugnance à le suivre sur cette voie triomphale, qui ménagerait, au bout, de fâcheuses surprises, la raison en était fort naturelle et juste. Talleyrand, qui n'était pas exposé aux mêmes craintes ni soucis, eut le cœur plus dégagé à lui offrir, dans les salons du ministère, une soirée d'honneur pour fêter ses victoires d'Italie et la belle paix qu'il venait de conclure... Lue paix, sur la durée et l'efficacité de laquelle ne se faisait aucune illusion, d'ailleurs, cet homme perspicace, qui n'y voyait rien d'autre qu'une querelle de peuples momentanément assoupie. Il était venu le prier lui-même, peu de jours auparavant, en la petite maison de la rue Chantereine. Bonaparte et Joséphine recevaient. Des compagnons d'armes, des écrivains, des politiques, emplissaient cette demeure trop étroite pour tant de renommée. L'un des fidèles de Bonaparte, un poète, Arnault le Tragique, était du nombre, lorsque s'y présenta le ministre. D'autant mieux put s'en souvenir l'auteur de Marius à Minturnes, que Talleyrand le voulut bien favoriser d'une assez longue conversation : une causerie légère et décousue sur des sujets de littérature. Le diplomate y donnait son avis, en des termes concis et appuyés, à l'égard de certains philosophes du XVIIIe siècle, de Chamfort particulièrement. Son interlocuteur eut de la surprise à l'entendre plutôt diminuer l'esprit et les talents de Chamfort, dont, pourtant, il avait su se servir, il n'y avait pas si longtemps. Lui gardait-il rancune d'une indiscrétion rapportée : un moi de Chamfort, qui se nattait d'avoir trouvé, en l'évêque d'Autun, comme un organe de complaisance par lequel il pouvait faire proclamer ses propres opinions ? Toujours est-il qu'on lui servit l'éloge, à petite mesure, ce soir-là. Talleyrand ne quitta point le salon de Bonaparte, sans inviter Arnault au gala préparé, à l'hôtel Gallifet, en l'honneur de son illustre ami. L'élite de la société de Paris s'y trouva rassemblée pour les plaisirs du bal et du souper. On avait orné luxueusement les galeries ministérielles ; le goût en parut aussi lion qu'était opulent le faste déployé : chacun en félicitait celui qui en était, à la fois, l'hôte et l'embellisseur. Une parvenue haut arrivée se trouvait là, comme à sa pièce, et justement, en effet, puisqu'elle n'était rien moins que la femme d'un des cinq souverains de la République. Elle contemplait, elle admirait. Cela a dû vous conter gros, citoyen ministre, lui dit celle-là, Mme Merlin de Douai. — Pas le Pérou, madame, répondit-il, sur le même ton. La demande et la réponse furent célèbres le lendemain... L'affluence a notablement grossi, avec [arrivée de Bonaparte. Les curieux, les empressés, se poussent à son approche. Je vais là, dit-il tout bas à son poète, en lui prenant le bras, nombre d'importuns tout prêts à m'assaillir ; ils n'oseront pas entamer une conversation qui interromprait la nôtre. Faisons un toue dans la salle ; vous me nommerez les masques[20]. Il compte, en vain, échapper au péril. Le flot se resserre et l'investit. Le général est entouré de tous côtés. C'est à ce moment que Vincent Arnault, rendu à la liberté de ses pas, est abordé par eue de Staël et que prend naissance l'incident fameux de la soirée de Talleyrand : la rencontre de la Thalestris et de l'Alexandre modernes, le colloque intervenu entre eux et la blessure d'amour-propre qu'en reçut la première, pour ne l'oublier jamais. — On ne peut pas, lui dit-elle, approcher votre général : il faut que vous me présentiez à lui. C'est une ouverture à laquelle il voudrait se dérober, connaissant les préventions de Bonaparte contre les femmes pensantes et écrivantes, et surtout contre l'esprit dominateur de Mme de Staël. Il use d'adresse, appelle son regard sur un autre point, s'efforce à la distraire de l'objet de son désir : elle ne s'en laisse pas détourner, saisit le bras d'Arnault, et se fait conduire droit au cercle, qui entoure le héros : elle s'ouvre un passage, puis attend l'effet de l'inévitable présentation. Arnault doit s'exécuter, sous le regard déjà mécontent de Bonaparte : Mme de Staël, lui dit-il, prétend avoir besoin, auprès de vous, d'une autre recommandation que celle de son nom et veut que je vous la présente. Permettez-moi, général, de lui obéir. On est intéressé, dès l'abord. Les gens eu nombre se rapprochent. On veut entendre une conversation, qui ne peut are qu'extraordinaire entre de tels interlocuteurs. Mme de Staël a commencé par exhaler son admiration en des compliments fleuris de lyrisme, mais qui paraissent emphatiques au héros ; il y répond sur le ton d'une politesse froide. A l'expression impatiente de ses traits, à l'accent bref de sa voix, il est visible qu'il lui siérait d'arrêter là le dialogue. Mais ne l'entend pas ainsi Mme de Staël, que ces nuances et détails n'arrêtent pas, et qui s'est promis d'engager avec Bonaparte une discussion en règle. C'est alors que, lui ayant fait entendre assez clairement qu'il était, pour elle, le premier des hommes, avec la supposition qu'il lui répondrait, devant cette assemblée brillante, qu'elle était, pour tous, la première des femmes, elle s'attira la réplique, — que nous n'avons pas à répéter, parce que personne ne l'ignore, — peu courtoise, peu spirituelle, mais qui avait été, de la part de Bonaparte, une rebuffade voulue. Elle était retombée de très haut. On souriait, autour d'elle, d'une boutade, qui n'était pas précisément un trait de bonne compagnie. Votre grand homme, dit-elle en soupirant, au poète Arnault, est un homme bien singulier. Mais, par quelle illusion s'était-elle imaginée qu'il admettrait, au monde, une seconde étoile, rivale de la sienne, fût-elle femme ou Muse ? Tel avait été le fait saillant de la soirée donnée en 1799, par Talleyrand, ministre du Directoire, au signataire du traité de Campo-Formio. Parmi ces délices, Bonaparte ne s'endormait point. Il activait ses démarches auprès du gouvernement de la République, afin d'être investi d'un commandement, qui lui fournit d'autres titres à dominer ses contemporains et l'histoire. Éludant, après s'y être d'abord préparé sérieusement, la grande succession de Hoche, que lui réservait le Directoire, c'est-à-dire le commandement de cette expédition en Irlande, dont le dessein était d'atteindre l'Angleterre chez elle, au cœur de sa puissance, il s'était dégagé d'une aventure généreuse, mais que rendait douteuse la désorganisation de la marine, et dont le succès, au reste, n'eût été que pour la France, sans qu'il fût assez sûr d'y gagner. pour lui-même, le prestige unique, l'auréole. Il visita les ports, examina la côte, traça des plans, envoya des rapports, et s'arrêta là, pendant qu'éclatait à propos la crise de prairial. C'est en ce moment de trouble, de fatigue, d'indécision, qu'il proposa l'idée de conquérir l'Égypte. Il en avait longuement conféré avec Talleyrand, qui devait s'y prêter d'une manière directe, accepter en personne une ambassade à Constantinople, ou l'aller rejoindre au Caire en vue de négociations à faire naître ou à suivre avec les agents de la Porte ottomane, et qui lui en avait donné la ferme promesse, tout en se réservant de n'aller pas jusque-là et de rester à Paris. L'expédition du Levant n'était pas une idée neuve pour les Directeurs. Ils en avaient envisagé, plusieurs fois, le projet. Bonaparte et Talleyrand, déjà complices, avaient le champ préparé. Le premier exposait ses vues, les colorait des couleurs les plus prestigieuses et les développait avec une chaleur d'accent, qui ne manquait pas d'impressionner. Aux membres du Directoire soupçonneux il représentait la terre des Pharaons comme une colonie merveilleuse valant à elle seule toutes celles que la France avait perdues et comme un point stratégique de premier ordre, d'où l'on pourrait porter de grands coups à la puissance des Anglais dans l'Inde. Le second appelait à l'aide des considérations d'ordre multiple. Il avait mandé au ministère Magallon, qui avait résidé trente-six ans en Égypte, et. au moyen des notes qu'il avait reçues de la main de cet autre Dupleix, comme il l'appelait, il ébranlait la sagesse des hésitations. Il ajoutait à ces arguments les rapports de Poussielgue sur sa mission de Malte. Et se plaçant enfin sur le terrain diplomatique, il découvrait du premier coup, selon les justes expressions de Sorel, l'expédient ingénieux dont, par la suite, ont usé tous les négociateurs, qui auront voulu préparer la domination de l'Égypte : intervenir, au nom de la Porte, et à titre d'allié, au moins d'ami, s'y établir en protecteur, y rester en maître. Et Bonaparte reprenait ensuite ses discours. Il ne paraissait occupé que des intérêts de la France, n'oubliant rien, sauf de dire qu'il n'obéissait qu'il sa passion et ne tendait qu'à sa gloire. Il s'était fait écouter. Vainement La Réveillière avait-il percé les raisons de Bonaparte en démontrant à ses collègues l'inopportunité d'une pareille entreprise, au montent où se réveillait le péril d'une guerre européenne. On ne se rendit point à la force de ses démonstrations. Et Bonaparte, dont Talleyrand avait soutenu les visées avec une fougue peu habituelle à cet homme de froideur et de prudence, Bonaparte l'emporta auprès des Cinq, trop satisfaits, croyaient-ils, d'amortir en l'éloignant les effets d'une ambition toujours remuante et qu'ils n'étaient pas en mesure de contenir. Avant de quitter Paris et la France, pour tenter l'accomplissement de son rêve oriental, Bonaparte alla prendre congé du ministre des Boitillons extérieures. Le jour où il se présenta, Talleyrand gardait le lit, assez souffrant. Il le reçut, néanmoins, l'engagea à s'asseoir tout auprès de lui, l'interrogea sur ses desseins, ses espérances, et, comme il y répondait, à cœur ouvert, lui prêta une oreille attentive. Bonaparte s'abandonnait a l'inspiration du moment. En l'épanchant, il se parlait à lui-même, avec toute la chaleur de sa jeunesse entreprenante ; puis, des visions lumineuses où l'avait emporté son imagination il était revenu à des détails plus positifs : les obstacles que ne manqueraient pas de lui susciter ses ennemis ; des soucis de son intimité ; les embarras enfin, que lui causaient des inquiétudes d'argent il avait mis, devant, lui, toute son existence ; découvert. Alors, Talleyrand, qui avait réfléchi en l'écoutant, lui dit avec simplicité : — Tenez, ouvrez mon secrétaire, vous y trouverez cent mille francs, qui m'appartiennent, ils sont à vous, pour ce moment ; vous me les rendrez, à votre retour. Une telle marque de confiance était rare, comme les circonstances qui la provoquèrent. Plein de joie, Balla-parte lui sauta au cou : il n'avait pas de termes assez expressifs ni assez chauds pour l'assurer de sa gratitude immense et sans fin. Plus tard, les deux interlocuteurs auront à en reparler. Passé premier consul, Napoléon aura rendu l'argent : devenu empereur il aura conservé le souvenir, sans la reconnaissance, du service rendu. Quel intérêt, demandera-il à son ministre d'alors, oui quel intérêt pouviez-vous donc avoir à me prêter cet argent ? Je l'ai cent fois cherché dans nia tête et je ne me suis jamais bien expliqué quel avait pu être votre but ? — C'est que je n'en avais point, répliquera Talleyrand. Je me sentais très malade, je pouvais fort bien ne vous revoir jamais ; mais vous étiez jeune, vous me causâtes une impression fort vive et pénétrante, et je fus entraîné à vous être utile, sans la moindre arrière-pensée. Dans ce cas, si c'était réellement sans prévision, c'était une action de dupe. De Talleyrand ou de Bonaparte, lequel eut le mot tout à fait sincère ? l'un ni l'autre peut-être. Bonaparte, parce qu'il ne croyait pas à un mouvement de cœur dégagé de tout calcul, Talleyrand parce qu'il avait le coup d'œil trop avisé pour n'avoir pas clairement pressenti l'avenir de l'homme, sur la destinée duquel il avait risqué cet enjeu. Car, nous le savons, malgré qu'il eût un certain fonds d'indulgence et de bonté, le prince de Talleyrand, en politique, n'eut jamais la protection facile, sinon pour les heureux. On ne fait rien que par calcul ou par goût : ce mot de Mme de Vernon, il l'aurait pu dire ; car il le justifia cent et cent lois par ses actes. Le certain est qu'il n'y avait pas eu mal donne en la partie. Talleyrand était rentré dans ses bureaux. Pendant cette courte phase de l'histoire de la Révolution où le Directoire eut. en face de l'Europe, une véritable grandeur, jusqu'au renouvellement furieux de la guerre, après l'assassinat des plénipotentiaires français de Rastadt, il mêla son nom, sa signature, à des actes importants. De gré ou par ordre, il avait participé au renversement du pape, à la Révolution helvétique et mené diverses négociations avec les États-Unis, avec le Portugal et avec la ville libre de Hambourg. S'il ne put empêcher les fautes commises, et par lui signalées, aux préliminaires de Léoben ni mener à bien. comme il s'y employa de tous ses moyens, les négociations de Lille, quand la paix avec l'Angleterre était possible et les intentions de lord Malmesbury abordables ; s'il dépensa vainement les efforts de son génie à prévenir le choc de la seconde coalition, qui éclata sous son ministère, c'est qu'en réalité il n'avait pas été le maître de conduire, comme il l'aurait souhaité, la politique étrangère de la France ; que les Directeurs, avaient à plusieurs reprises, modifié l'esprit et le système de ses démarches diplomatiques aussi bien du côté de l'Angleterre que du côté de l'Autriche ; et que ses instructions avaient été souvent traversées par les fantaisies de ses propres agents. Aussi bien, comme nous l'avons noté précédemment, le Directoire n'abandonnait qu'une part d'action personnelle aussi réduite que possible au ministre des Relations extérieures. Sous son prédécesseur Charles Delacroix, les affaires arrivaient à ce département toutes décidées. De même Talleyrand n'avait qu'à en surveiller l'expédition ; mais souvent, il la suspendait, la retardait, par cette tactique prudente dont il usera tant de fois, sous Napoléon, et qui lui permettait, le premier à-coup passé de violence ou d'absolutisme, d'adoucir la rédaction. Il signait, parafait, et ne décidait guère en premier ressort. Sa clairvoyance n'en était pas moins attentive à suivre les démêlés où étaient engagés l'action, le nom de la France. Et, certainement, il eût épargné bien des convulsions à son pays, et à l'Europe, s'il eût obtenu comme il parut le désirer, en 1798, de faire partie du gouvernement exécutif, au lieu d'être un commis ministériel à ses ordres[21]. ***Ses devoirs remplis, dans la mesure du possible, il se mêlait à la société du Directoire, qui lui offrait un autre champ d'observations, celles-là purement récréatives. Ainsi dans tout spectacle bien réglé le ballet ou la comédie entrecoupent agréablement les parties sérieuses du drame. Fréquenter la maison de Barras était encore son devoir et son plaisir. On y recevait bien. On y dînait copieusement et délicatement. Le dirons-nous ? Le chef des cuisines du proconsul, dont les menus avaient les honneurs de la publicité[22], exerçait dans le monde une prépondérance spéciale, que nul ne contestait parmi les habitués du Luxembourg. Talleyrand y donnait son suffrage, et cette louange était de valeur, en la matière. Il n'était pas plus insensible aux plaisirs de la table que rebelle aux attraits de la volupté. Des mets d'une composition raffinée intéressaient son jugement et l'invitaient à des commentaires ingénieux, dont on faisait toujours grand cas. Sa table même était citée, depuis que les fonds du ministère avaient ramené chez lui l'abondance. Au Luxembourg, redevenu palais après avoir été prison, mais encore si dévasté, si vide de meubles, quand vint s'y établir le Gouvernement des Cinq, s'étaient réinstallées les habitudes hospitalières. Il fallait à Barras, à ce gentilhomme de la Révolution, qu'on a représenté sans justesse comme un Alcibiade de caserne, et phis approximativement comme le Lauzun du Directoire, du luxe, de l'élégance, de la distinction. Il aimait la tenue et savait l'imposer, tout autant qu'il y pouvait prétendre par lui-même, et dans ces milieux, en ce temps ! Aux meilleurs soirs, délectables étaient des réunions comme celle-là, où faisaient feu de tout leur esprit des hommes tels que Talleyrand. Montrond, Laffitte. Dupaty, et de toutes leurs grâces des femmes enjolivées de mille agréments. Les maris de celles-ci, pour la plupart, manquaient, à l'appel du nom ; mais on ne s'amusait point à regretter les absents. Mmes de Navailles, ci-devant duchesse d'Aiguillon, de Carvoisin, de Krenv, de Mailly-Château-Renaud, et la vicomtesse Joséphine de Beauharnais, tenaient le haut du couvert, sans que lussent oubliées, aux bonnes places, la vive Hamelin, l'entreprenante Theresa, la romanesque Élise Moranges, l'impressionnable Hainguerlot et l'inexplicable Récamier. Cette dernière s'excusera, dans un autre temps, d'avoir
été de leur compagnie et le démentira presque. Sa nièce, l'auteur des Souvenirs[23] contestera
qu'elle ait jamais fait partie de la société du Directoire ; ou ne l'aurait
vue qu'une seule fois — encore était-ce pour un bal de charité —, au
printemps de 1799, chez le vicomte de Barras. Elle y fut, cependant, et plus
souvent et dès la première année de ce régime honni par des scrupules
tardifs. Car voici l'impression, qu'en avait recueillie toute vive un témoin
qui n'était pas payé pour le dire : Un jour, je me
trouvais au bas de l'escalier conduisant aux appartements occupés par le
citoyen Barras, lorsque je vis trois clames se présenter et en franchir les
marches avec légèreté. Leur beauté, l'élégance de leur mise, qui, suivant la
mode d'alors, voilait leurs charmes sans les dissimuler, nie figuraient les
trois Grâces de la mythologie ; je croyais les voir encore, qu'elles avaient
disparu. Je sus après que c'étaient Mme Tallien, Bonaparte et Récamier, et
qu'elles venaient habituellement orner les salons de directeur : nouveau
genre de surprise pour moi, qui le prenais pour un républicain des plus
austères[24].
Quoi qu'elle en ait dit et fait écrire, elle y dansa le cotillon, la douce Juliette,
avec Mme Tallien, et fort avant dans la nuit. Tous les éléments masculins ou féminins de cette société n'émanaient pas, on le pense bien, d'une essence irréprochable. Il se glissait là, comme chez la belle thermidorienne, en sa chaumière du Cours-la-Reine, des gens un peu de toutes les façons, des roués, des agioteurs, des munitionnaires en chasse de concessions, des conventionnels errants, des hommes d'État en disponibilité et de moindres, qui formaient un étrange amalgame de consciences déjà vendues ou ne demandant qu'à l'être. Mais il convenait de ne se montrer ni trop difficile, ni trop délicat sur les hasards de la rencontre : tous ceux qui recherchaient ou voulaient conserver les faveurs du Directoire n'avaient pas d'autre choix ni de meilleur chemin par où passer. Du Luxembourg on se rendait à la Chaumière et de la Chaumière au Luxembourg, indifféremment. Chez la madone païenne c'était la même compagnie, un peu plus panachée d'artistes, de chanteurs, de femmes douteuses mais si joliment habillées parce qu'elles l'étaient si peu ! Talleyrand s'y montrait. Il ne pouvait que rendre les armes aux splendeurs corporelles de la Tallien. Au demeurant, il la savait instruite, entendue aux choses de l'esprit comme aux procédés et manèges de l'art de séduire, capable de parler et d'écrire bien. N'avait-elle pas, en un jour de hardiesse, improvisé un véritable discours, et qui fut très applaudi ? C'était, sous le proconsulat de Tallien, dans l'église des Récollets, à Bordeaux... On ne résistait pas à l'attraction de sa personne ; chacun cédait à cet ascendant frivole comme à l'une des lois de l'époque. Aussi vivement que les autres, Bonaparte était venu se brûler à la lumière. Il avait été présenté chez elle, quelque temps avant le 13 vendémiaire, et de tous ceux qui composaient son salon, il était peut-être le moins en évidence et le moins renié. Taciturne, enfermé dans ses méditations, son sérieux habituel s'animait et s'égayait auprès d'elle. On se rappela qu'un soir, prenant le ton et les manières d'un diseur de bonne aventure, il s'était emparé de la main de Mme Tallien, et avait débité, dans le feu d'une gaieté soudaine, mille folies. Il n'aurait tenu qu'à elle de l'attacher à son char, si elle eût bien voulu favoriser de son attention particulière cet officier malingre[25], chétif d'aspect, désargenté, et qui tout à l'heure encore devait accepter de Barras une sorte d'aumône pour se vêtir. En réalité ce n'était qu'après avoir manqué le siège de ses charmes qu'il s'était tourné, cet homme de guerre, contre Joséphine. Celle-ci avait ouvert, depuis 1795, son salon de la rue Chantereine. Elle avait Signé son bail, le 30 thermidor an III, encore bien à court de revenus, bien endettée, mais se fiant au hasard propice, autrement appelé la Providence, ou à la complaisance des amis, pour l'aider à soutenir son train de maison. En attendant elle compte à son actif plus de toilettes que de meubles ; elle roule en équipage et manque de vaisselle ; elle déploie, dans les belles occasions, ce luxe d'apparat qui plaît à ses goûts de créole, mais vit du superflu aux dépens du nécessaire. L'animation n'est pas très grande en l'hôtel de la rue Chantereine. Parfois, Barras y amène des gens de sa suite, s'il ne préfère les traîner après soi, dans ses apparitions devenues plus rares à la maison de campagne de Joséphine, cette maison de Croissy, qu'il alimente de victuailles et du reste. Aux soirs coutumiers, tranquillement se réunissent autour de Mme de Beauharnais des gentilshommes un peu compromis dans les préludes révolutionnaires, sans y avoir rien perdu de Pair ni des façons de la meilleure compagnie. Ségur, Montesquiou, Caulaincourt, sont de ceux-là causant avec esprit et douceur, habillant d'une couleur aimable les anecdotes du jour. Mais quelqu'un va venir, qui se chargera de jeter du mouvement et du feu dans cette atmosphère trop calme. C'est un protégé de. Barras, commençant à s'émanciper de sa tutelle, un jeune officier corse bombardé général en second de l'armée de l'intérieur. Bonaparte est entré, pour la première fois, chez Joséphine de Beauharnais ; on l'y reverra souvent en peu de jours, et il y restera, pour en faire bientôt la maison la plus remuante et la plus encombrée de visiteurs de tout Paris. Les réunions des merveilleuses et des belles amies du Directoire n'étaient pas les seules qui fussent en évidence. Il en était un petit nombre d'autres où s'appliquait à former centre ce qui restait de beau monde, à Paris. Comment oublierait-on, en premier lieu, la sphère où régnaient les dames constitutionnelles, Mme de Staël en tête ? Quand on avait connu le temple domestique où vaticinait la fille de Necker, le cercle constitutionnel de l'hôtel de Salm, la petite chapelle du conspirateur Antonelle, les salons de la sensible Mme de Beaumont, de Mme de Viennay, d'Ouvrard et de Talleyrand, on avait à peu près achevé le tour des maisons recevant, à Paris, après celles que nous avons déjà parcourues. Sous de différents costumes et de différents tons, on y revoyait, parsemées, toutes les fractions en vue de la société parisienne jouant de préférence chez Mme de Viennay[26], combinant des chances chez la Tallien, calculant chez Ouvrard, conspirant chez Antonelle, voyant venir chez Barras, ou passant le meilleur de la soirée à persifler chez l'ex-abbé de Périgord. Le groupe dominant était bien le bureau d'esprit, que présidait Germaine Necker, baronne de Staël. Les ambassadeurs des puissances et les étrangers de marque y rejoignaient les gens de lettres les plus renommés par leurs talents et les hommes politiques les plus en montre. Naguère avaient brillé, dans ces lieux, Barnave, les Lameth, et Duport. Puis, Marie-Joseph Chénier, Talleyrand, Thibaudeau, Rœderer, Benjamin Constant. Camille Jordan en étaient devenus les principaux satellites, avec. Narbonne, que n'avait pas encore touché ce que j'appellerais une demi-disgrâce et qui gardait la place de faveur dans la maison. On s'honorait aussi d'y entretenir des rapports d'estime avec Lanjuinais, Boissy d'Anglas, Cabanis, Garat, Daunou, Tracy, tout le cercle des républicains modérés, qui aspiraient à laver les traces sanglantes de la Terreur et à reconstituer la société sur les bases de l'ordre et de la justice. Il se faisait un grand bruit de paroles, chez Mme de Staël. Dans son entourage s'agitaient des espoirs confus, des projets sans direction précise, des ambitions trop incertaines de leur but et qui eurent le malheur de chercher ce point fixe sur un terrain, d'où ne pouvait surgir que la dictature. Pour le moment, les amis de Mme de Staël se disaient constitutionnels et tendaient à consolider le Directoire, en l'honneur du principe et tout en méprisant les directeurs. Croyant en la puissance de la parole, parce qu'elle était entourée d'orateurs, se fiant en l'autorité de l'éloquence écrite parce qu'elle disposait de cette force, elle-même, en son salon, tenait école de gouvernement. Pendant que de nobles esprits se livraient à des discussions théoriques, sans autre fièvre que celle de l'idée, des événements se préparaient, qu'on n'aurait pas attendus si tôt. Talleyrand en était mieux informé. On l'en avait averti des premiers pour qu'il y mit aussi la main. Depuis quelque temps, on ne le voyait plus si régulier, aux assemblées du cercle constitutionnel. Il se tenait à la campagne, clos entre ses murs, discret, dans l'expectative de l'heure qu'il aurait à choisir pour reparaître. Car, il avait quitté du même coup le ministère et Paris. Mais, nous devons dire comment il avait cessé d'être ministre. Au moment de ses tractations diplomatiques avec le Portugal et la ville hanséatique de Hambourg, il s'était attiré des suspicions sinon des reproches formels de vénalité. Il n'était pas arrivé à s'en blanchir entièrement, que de nouvelles imputations, aggravant les précédentes, avaient étendu la tache jetée sur sa conduite. On parlait, cette fois, de marchandages déguisés, entre ses agents et les envoyés des États-Unis. Des difficultés s'étaient élevées, il y avait déjà plusieurs années, entre le gouvernement de Paris et la jeune république américaine. Washington ne se sentait plus, en 179-2, dans cet état d'âme où l'avait laissé la scène des adieux avec La Fayette, lorsqu'il lui disait, en le serrant contre son cœur : Avec vous, il me semble voir s'éloigner de moi l'image de cette généreuse France, qui nous a tant aimés et que j'ai aimée en vous aimant. Les excès révolutionnaires l'avaient fortement indisposé ; et ses conseillers fédéralistes, animés de sympathies persistantes pour l'Angleterre, avaient appuyé sa résolution très ferme de maintenir les Etats-Unis complètement en dehors des luttes qui déchiraient la France et l'Europe. Un envoyé du gouvernement révolutionnaire, délégué aux États-Unis pour solliciter l'appui moral et matériel de la libre Amérique, rendue telle par le secours des armes françaises, le citoyen Genêt n'avait trouvé que froideur auprès du monde officiel. Et comme, au contraire, les populations lui faisaient fête, de Charlestown à Philadelphie, Washington avait pris le parti de publier, le 22 avril 1793, une proclamation de neutralité, afin d'empêcher ces sympathies envers la France de revêtir des proportions excessives et dangereuses. Puis, s'étaient produits des heurts plus sérieux, des chocs de susceptibilités, à travers l'Atlantique. Sous la présidence de John Adams avaient grossi les contestations jusqu'à provoquer des commencements d'hostilités. Le gouvernement français ne pouvait pardonner aux fédéralistes la signature du traité Jay, dont les stipulations relatives au commerce des États-Unis et de l'Angleterre furent dénoncées comme une violation formelle des accords signés, en l 718, entre l'Amérique et la France. Des ordonnances très rigoureuses avaient été édictées contre les navires marchands américains. Les saisies s'étaient multipliées. Une guerre maritime semblait inévitable entre les deux républiques. Mais John Adams avait eu le bon esprit de ne pas recourir aux moyens extrêmes, tant que la voie restait ouverte aux solutions pacifiques. Les États-Unis avaient envoyé des commissaires, à Paris, en vue d'apaiser le Directoire sur quelques abus de la neutralité. La conversation avait commencé par les préliminaires habituels de politesse : et, presque aussitôt des agents officieux de Talleyrand : Bellamy, Saint-Foix, Montrond, André d'Arbelles s'étaient entremis, de toute leur finesse, pour faire comprendre aux mandataires américains que de premières douceurs, un peu d'argent tiré de leur poche, faciliteraient beaucoup les négociations. C'était une pratique passée dans les habitudes secrètes de la diplomatie d'alors et que semblait excuser, en la circonstance, la pénurie d'argent du Directoire. Toute transaction d'importance se terminait rarement sans avoir été précédée d'une douceur, comme nous venons de le dire, et comme on appelait le don, de la main à la main, d'une certaine somme en bon métal allant au ministre ou aux membres du Directoire. Bien de ces petits arrangements s'étaient manigancés le mieux du monde et sans que personne réclamât. Mais, il y eut toujours des curieux aux portes. Puis, ces gens des États-Unis, que n'avait pas encore visités la corruption européenne, eurent l'ingénuité de s'étonner, de faire des réflexions à haute voix, de sorte que leur surprise avait eu de l'écho dans les feuilles publiques des États-Unis. Talleyrand y était visé directement. Il essaya d'écarter l'orage de sa tête en désavouant ceux qui le lui avaient attiré, c'est-à-dire ses propres agents. De sa bonne plume il écrivit la lettre suivante à M. Gery, l'un des plénipotentiaires étrangers : Je vous communique, Monsieur, une gazette de Londres, du i mai, on vous trouverez une étrange publication. Je ne puis voir sans surprise que des intrigants aient profité de l'isolement dans lequel se sont tenus les envoyés des États-Unis pour faire des propositions et tenir des discours, dont l'objet était évidemment de vous tromper. Je vous prie de me faire connaître immédiatement les noms désignés par les initiales W. X, Y, Z, et celui de la femme qui est désignée comme ayant eu avec M. Pinkerey des conversations sur les intérêts de l'Amérique. Si vous répugnez à me les communiquer par écrit, veuillez les communiquer confidentiellement au porteur. Je dois compter sur votre empressement à mettre le gouvernement à même d'approfondir ces menées, dont je vous félicite de n'avoir pas été dupe et que vous devez désirer devoir éclairer. Ch.-M. DE TALLEYRAND. Malheureusement, la dénégation ministérielle avait attiré des répliques. L'officieux Bellamy ne retint par sa langue et protesta qu'il n'avait fait que suivre de point en point les instructions de son ministre. Il y eut scandale. La société du Manège, dite Société des Patriotes, mena un tapage énorme. Depuis quelque temps déjà, la situation de Talleyrand était branlante. Il ne parvenait à se soutenir, comme l'écrivait, le 25 octobre 1797, à sa Cour, le ministre prussien Sandoz, que par un miracle d'esprit et de conduite. Sauf Barras, qui faisait profession de le protéger, les directeurs mettaient de l'affectation à ne lui adresser presque jamais la parole. La place n'était plus tenable, pour Talleyrand. Force lui avait été de quitter le ministère[27], mais en désignant lui-même son successeur, le sage Reinhardt, un modeste, un effacé, et qui, pendant une éclipse de quatre mois du principal metteur en scène, saurait se contenter de cet intérim court et discret. ***Talleyrand avait Lite de réintégrer un poste, qui lui fut très lucratif, autant que le titre en était flatteur à sa réputation. Mais, comme nous l'avons insinué tout à l'heure, ce n'était pas du côté de Mme de Staël qu'il tournait les yeux, cette fois, pour en reprendre possession. On dépensait dans cette maison trop d'éloquence, décidément. Moins sensibles aux amplifications oratoires, plus attentifs aux contingences des faits, des hommes positifs tels que Talleyrand et Fouché en avaient oublié le chemin, depuis qu'ils allaient conférer de leurs affaires, chacun de son côté, chez les Bonaparte, chez Joseph et Lucien, dont les avances et les politesses étaient venues les trouver, tout d'abord, dans le salon de Joséphine. Sans rompre d'amitié avec Mme de Staël ni s'exposer déjà au reproche d'ingratitude, Talleyrand s'était retiré doucement de son salon, destiné à devenir, sous le Consulat, le quartier général des opposants. Elle avait deviné Bonaparte. Malgré qu'elle dût essayer, à plusieurs reprises et sans succès, de gagner ses sympathies, de l'attirer à elle, mec l'énorme espérance de gouverner par lui, les belles protestations du jeune conquérant de l'Italie l'avaient laissée fort incrédule. Talleyrand n'en n'avait pas été la dupe plus qu'elle-même. Civiliser, humaniser la Révolution, tirer de cette constitution de l'an III improvisée dans le trouble, la véritable liberté et la justice, tout cela eût été dans ses désirs, peut-être, mais n'était pas en son pouvoir. Et Bonaparte frappait à la porte, en homme qui ne voulait pas attendre. Une grosse nouvelle avait éclaté. Averti de ce qui se passait en France et jugeant qu'il n'y avait pas un instant à perdre, Bonaparte avait abandonné ses troupes, son commandement, l'Égypte et ses devoirs, trompé la surveillance du général anglais — à moins que celle-ci ne se fût, peut-être, relâchée volontairement —, mis à la voile, par une nuit d'ouragan ; et, quand on y pensait le moins, il s'était échappé comme un oiseau de sa cage, pour apparaître tout à coup, à Fréjus. Allant à la rencontre de ses desseins, en modérateur avisé, Talleyrand lui écrivit secrètement sur la marche de prudence à suivre tout d'abord : Ne vous pressez pas, voyagez à petites journées ; laissez-vous désirer ; les embarras sans nombre, qui nous envahissent de toutes parts enverront bientôt au devant de vous toutes les inquiétudes et toutes les espérances ; c'est avec ce cortège que vous devez rentrer à Paris. Le conseil était bon à suivre, et il le fut. Talleyrand était le mieux du monde instruit de ce qui se préparait, lui qui, perfidement, avait conseillé au gouvernement de rappeler Bonaparte, à Paris, pour l'aider à sortir d'embarras. Il se gardait bien de paraître au courant de ces préméditations. Sa mine innocente aurait trompé chacun si l'on n'avait pas eu de bons motifs pour soupçonner qu'il y avait toujours du concerté sous ses airs les plus tranquilles. Avec sa physionomie placide et comme absente des préoccupations, qui donnaient la fièvre à tout le monde, autour de lui, on le sentait arriver à grands pas. Ce maudit boiteux nous fera faire bien du chemin, avait dit Rivarol. Ce finaud nous vendrait tous en pleine foire pourvu qu'il y trouvât son compte, pronostiquait, de son côté, l'ex-directeur Carnot. Il avait pris la précaution, à l'avance, de raisonner moralement sa conduite. Il tenait sa justification toute prête sur la nécessité d'agir comme il le fit ou le ferait tantôt. Ce n'était, de sa part, ni défection basse, ni trahison de la dernière heure — quoiqu'il y eût, pourtant, quelque chose de cela —, mais un acte d'évolution obligatoire et fatal. S'il n'eût dépendu que de ses sentiments, il se fût entremis de bon cœur entre le Directoire et Bonaparte. Pour le souvenir des éminents services que lui rendit Barras, volontiers se fût-il chargé de négocier entre les deux puissances, l'une prête à sombrer dans la nuit, l'autre à son matin lumineux. L'occasion avait été manquée, parce qu'on oublia de l'en prévenir, à l'heure psychologique. Et comme il ne s'obstinait point à sauver les gens malgré eux — nous en eûmes un exemple avec Louis XVI, nous le verrons plus ouvertement avec Napoléon —, il était passé, armes et bagages, dans le parti de la force, de l'argent et des places. Il est vrai que, peu de jours auparavant, à une séance de l'Académie des sciences morales, il avait protesté de son dévouement insoupçonnable pour le Directoire et la personne des Directeurs. Mais dire et se contredire, jurer et se démentir, ne sont-ce pas les chances variables de la politique ? Rien de précis n'était encore dessiné lorsque, le 1er octobre 1799, Bonaparte tomba, connue du ciel, au milieu de la mêlée des intrigues. Incertain de la détermination à prendre, hésitant aux moyens de violence, son premier mouvement fut de solliciter des Directeurs une place au milieu d'eux, ainsi qu'en avait manifesté le désir, avant lui, Talleyrand. On s'effraya d'un tel voisinage. Gohier et Moulins trouvèrent dans rage de celui qui en faisait la proposition un prétexte pour la battre en brèche et la repousser. Paul Barras trop occupé de ses maîtresses et de ses protégés passa outre, se disant qu'il suffirait de dépayser par un nouveau commandement cette jeune gloire trop encombrante. Alors, l'homme du Destin songea à saisir de vive force ce qu'on ne lui avait pas cédé de bonne grâce. Justement, l'un d'entre eux, prêt à trahir les autres, l'ondoyant Sieyès cherchait un bras assez fort pour imposer son dernier rêve de Constitution. Bonaparte s'entendrait avec celui-là, quitte à se passer bientôt de sa Constitution et de lui. L'initiale rencontre de Sieyès et de Bonaparte — elle eut lieu chez Barras qui, plus chèrement que la note du dîner, devait payer les frais de l'aventure — avait failli tourner à l'aigre, aucun d'eux n'ayant voulu se soumettre à faire les premières avances. Mais la scène, avec ses réticences muettes, avait eu pour observateur Talleyrand. Très à propos il se glissa entre ces deux amours-propres du plus autoritaire des chefs d'armée et du plus empesé des Directeurs : d'une main adroite et complaisante il écarta la pierre d'achoppement, il resserra les intérêts en désaccord et rendit aisées les approches d'une conversation décisive, d'où sortit le projet du coup d'État. Cinq années seulement d'existence, et l'on disait du Gouvernement directorial qu'il tombait de vétusté. Où allons-nous ? demandait une femme de qualité à Talleyrand. — A la royauté, répondit-il, par le concours des étrangers[28]. Le gâchis administratif, dont la faute entière ne remontait pas au Directoire, ne pouvait se prolonger indéfiniment. D'une manière ou d'une autre, il fallait en sortir, et dans un bref délai. Ceux qui conduisaient le char embourbé n'étaient pas eux-mêmes les plus rassurés, dans cette heure de crise et d'affaissement général. Tel du Comité des Cinq conspirait contre l'autorité de son propre Gouvernement, parce qu'il la sentait vacillante et précaire. S'il n'eût tenu qu'à Barras, la chose eût été faite de vendre à beaux deniers comptants — une douzaine de millions — la cocarde républicaine aux émissaires de Louis XVIII. Désunis et troublés, les maîtres du jour n'avaient pas osé sévir contre Bonaparte, quand il en était encore temps. Dubois-Crancé, le ministre de la Guerre, l'avait énergiquement réclamé. Ce jacobin renforcé était accouru en toute hâte de Fréjus. On devait décider, séance tenante, l'arrestation et l'exécution du général rebelle, déserteur de son commandement. L'instant en aurait été fixé, le jour même à 4 heures de l'après-midi. La Réveillère-Lépeaux, par scrupule, par hésitation ou par crainte, empêcha d'adopter cette résolution expéditive. Plusieurs de sep collègues avaient apposé leurs noms déjà au bas du décret ; il refusa d'ajouter sa signature la leur. Les volontés défaillirent et Bonaparte fut sauvé, mais non la France. Les Directeurs terriblement menacés ne se gardaient point ou se gardaient mal. Le péril approchait, rapide et violent comme la foudre. On en avertissait Barras. Avec une belle nonchalance il avait répondu : Le Directoire a tout prévu, il veille au salut de la République. Et, satisfait d'avoir si bien parlé, il était retourné à ses plaisirs. Car, cet homme dont les passions étaient vives, surtout pour les femmes, portait dans les affaires une indolence et un défaut de préservation personnelle, qui furent la cause de sa ruine. Tous les historiens de cette phase critique en ont répété la remarque : la force des choses devait livrer la République à un chef d'armée[29]. Hoche, qui eût arrêté Bonaparte, était mort avant l'époque. L'indifférent Moreau, dont le Directoire comptait se faire un soutien, temporisait toujours et ne se décidait pas. Masséna était à la tête de ses troupes, hors des frontières. Bernadotte attendait une combinaison, qui ne s'offrit qu'en 1814. Restait le plus ardent el le plus osé d'eux tous. Il était prêt a risquer la partie, depuis un temps plus long qu'on ne s'en doutait. Dès la journée de Lodi, le 12 mai 1796, il avait eu l'idée qu'on pourrait jouer quelque tour au Directoire. Les circonstances avaient si bien travaillé pour lui qu'il était devenu, après et malgré sa fuite d'Égypte, l'homme de la situation, nomme nécessaire auquel vont tous les partis dans l'espoir qu'il les élèvera et les fera triompher avec lui. A sa porte se rencontraient étonnés les chefs des Jacobins et les agents des Bourbons. Sieyès, par deux fiais, était allé visiter Bonaparte. Avide de considération, tourmenté d'orgueil, mais prudent, adroit à louvoyer entre les factions[30], il avait prévu la dictature et la façon de s'en arranger. Non moins opportuniste, Talleyrand n'aurait pas eu besoin de l'exemple de Sieyès pour conformer sa conduite aux circonstances, et plus habilement. Son opinion était établie que ce qu'on obtient d'un gouvernement, ne fût-il pas celui de votre choix, est autant de gagné sur l'incertain, jusqu'au moment d'aider à son remplacement par un autre, en s'assurant, d'avance, les bénéfices de ce changement. L'alliance était signée, depuis un bon bout de temps, entre Bonn-parte et lui. On avait pu le préjuger, à l'une de ses dernières réceptions où fut constatée, non sans surprise l'absence de Barras. On remarqua bien davantage, à une représentation de la Comédie française, que Talleyrand était allé jusque sous le péristyle, au-devant du général attendu, que celui-ci lui avait tendu les bras, et lui avait glissé des mots d'entente, à voix basse. Tout conspirait au succès de ces ambitieuses visées, sans que personne se levât pour leur barrer la route. Une simple alerte s'était produite, peu de jours avant le 18 brumaire, et ce fut chez Talleyrand. Il habitait alors, rue Taitbout, une maison sise au fond d'une cour et dont le premier étage était ainsi disposé qu'il communiquait, par des galeries, à des pavillons donnant sur la rue. Il se faisait tard, une heure du matin. Dans le salon éclairé par des bougies, les meneurs du coup d'État parlaient du grand moment avec une extrême animation. Soudain retentit du fracas dans la rue : le roulement de plusieurs voitures auquel se mêlaient les piétinements d'une escorte de cavalerie. Et le bruit cessa. Les voitures s'étaient arrêtées à la porte de la maison. Bonaparte pâlit. Ceux qui l'entouraient ne se sentirent pas plus rassurés que cet homme de guerre. Promptement le maitre de la maison plongea la pièce dans l'obscurité ; puis, d'un pas étouffé, se rendit parla galerie vers l'un de ces pavillons pouvant servir d'observatoire sur ce qui se passait dans la rue. On fut bientôt remis de la peur éprouvée. Ce n'était qu'une escorte de police accompagnant, pour le préserver d'un vol possible, le banquier d'une maison de jeu, avec la somme considérable qui lui avait servi à tenir la banque et qu'il rapportait à son domicile. On ralluma les bougies et la joie fut grande à rire entre soi d'une telle et si inoffensive panique ! Mais, si les choses se fussent passées, comme on avait eu quelque raison de le craindre, que fussent devenus les espoirs de Brumaire et toutes leurs conséquences ? L'affaire était en chemin. Les secours étaient prêts. Fouché et beaucoup de jacobins aussi sincères que lui dans leur amour des libertés publiques furent les plus exacts au rendez-vous, chez Lemercier, président du Conseil des Anciens, où s'organisa la journée. Le 19, Talleyrand fut prompt à gagner Saint-Cloud, — soutien empressé de la cause consulaire. Montrond l'y accompagnait, tenant auprès de lui, en quelque sorte, l'office d'aide de camp. Car, ce fidèle Achates commençait à se mouvoir dans son ombre. Il s'était attaché à ses pas avec une persistance heureuse, qui lui deviendra l'habitude nécessaire, considérée comme le fond de la vie. Homme d'audace et d'intrigue, avec l'esprit de finesse par surcroît, il aura compris, dès le premier jour, tout le brillant et toute l'utilité qui rejailliraient sur lui-même d'avoir été, pour ainsi dire, le reflet familier des grandeurs de Talleyrand, de ses qualités prééminentes, de ses défauts publics, de sa chance ondoyante à travers le monde, et dans la politique. Les événements l'eurent pour l'un de ces témoins diligents, qui ne demanderaient qu'à échanger leur rôle de spectateurs contre une conduite d'action. Au plein de la crise, il avait vu pâlir Bonaparte sous le coup de sa mise hors la loi. Et ce signe de défaillance avait choqué l'âme hardie et sans scrupule de Montrond, qui, pendant le repas, et se ressouvenant d'un mot qu'il avait dit, murmura plusieurs fois : Général Bonaparte, cela n'est pas correct. Un mot de circonstance, que Talleyrand se fût bien gardé de répéter. Dans la bagarre qui avait eu lieu entre le Directoire et le vainqueur d'Italie, entre le Conseil des Cinq-Cents n'ayant eu que des paroles et des cris pour la défense de la Constitution, et les grenadiers du Corps législatif, insensibles d'abord aux excitations emportées de Bonaparte : Suivez-moi ! Suivez-moi ! Je suis le dieu du jour. Si l'on vous résiste, tuez ! tuez !, enfin entraînés par le rythme impérieux de la charge et la voix de leurs chefs, dans ce choc du droit et de la force, Talleyrand n'avait eu qu'à laisser faire. Simplement, à la minute indécise, il avait envoyé quelqu'un à Bonaparte pour lui dire : Brusquez les choses. Elles le furent. Le 18 brumaire était accompli, maintenant, et accepté. Le pays appelait une organisation ferme et paisible ; Bonaparte s'était trouvé là, qui la lui avait promise et la lui donna, jusqu'à l'heure prochaine d'en réclamer un cher prix ! Chacun frémissait d'allégresse et d'espoir. Les généraux protestaient d'un dévouement sans autres bornes que les limites du monde. Les ministres prochains allaient créer autour du Premier Consul une atmosphère d'admiration exaltée jusqu'au culte. Talleyrand, lui, considérera le spectacle nouveau en homme intéressé ; sans doute, à la réussite, parce qu'il y détiendra un rôle d'importance, mais n'ira pas jusqu'à s'en émouvoir d'enthousiasme. Du cloute flotte en son âme sur la durée d'un triomphe capable de se maintenir sans excès. Il réserve au lendemain, toujours au lendemain, d'en juger. Tant de calme approchant de l'indifférence devait déconcerter, un jour, Mme de Rémusat, alors que le Consulat, affermi par son œuvre, aura conquis une autorité souveraine. — Eh ! comment se peut-il, lui demandera-t-elle, que vous consentiez à vivre sans recevoir aucune émotion, non seulement de ce que vous vous voyez, mais de ce que vous faites ? — Oh ! que vous êtes femme, et que vous êtes jeune ! répliquera-t-il. Et doucement, il se mettra à railler la ferveur de ses sentiments de début à l'égard de Bonaparte, en la phase radieuse et croyante. C'est qu'en réalité il aura porté la vue plus loin, beaucoup phis loin dans l'avenir, par dessus les premières illusions des serviteurs en extase et des futurs sujets. |
[1] C'était le bon temps de sa carrière d'artiste bientôt close, quand tout Paris raffolait d'elle, quand les bouquets et les offres s'amoncelaient à sa porte et qu'on évaluait les amours de Mlle Lange à mille livres les douze heures.
[2] E. et J. DE GONCOURT.
[3] PELTIER, Paris, décembre 1796. Les sans-chemise ne voulurent pas être en reste d'indépendance sur les sans-culottes.
[4] Des cœurs sensibles n'y venaient pas toujours sans un peu de regret, comme on le pourra voir dans ce curieux récit de Julie Carreau, épouse divorcée de Talma, à l'une de ses compagnes de théâtre :
Nous avons été à la municipalité dans la même voiture ; nous avons causé, pendant tout le trajet, de choses indifférentes, comme des gens qui iraient à la campagne ; mon mari m'a donné la main pour descendre ; nous nous sommes assis l'un à côté de l'autre et nous avons signé, comme si c'eût été un contrat ordinaire que nous eussions à passer. En nous quittant, il m'a accompagnée jusqu'à ma voiture. J'espère, lui ai-je dit, que vous ne me priverez pas tout à fait de votre présence ; vous reviendrez me voir, quelquefois, n'est-ce pas ? — Certainement, a-t-il répondu, d'un air embarrassé, toujours avec un grand plaisir. J'étais pâle et ma voix était émue. (Souvenirs d'une actrice, par Louise FUSIL, t. II.)
[5] Une créole de couleur, originaire de Saint-Domingue, un reste de la mulâtresse se mêlait à ses grâces lascives.
[6] Ce fut pendant son ministère.
[7] Nous voulons parler de l'ouvrage célèbre dont elle avait alors l'esprit et la plume occupés : De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Elle avait fondé beaucoup d'espoir sur ce livre pour fléchir les rigueurs du Directoire. C'était, à son dire, le testament de sa pensée ; elle le léguait à la postérité, afin qu'il y portât son nom. Je veux tâcher de l'avoir fait avant trente ans, pour mourir, à cet âge, connue et regrettée. Le 20 août 1796, elle en avait annoncé l'envoi prochain à Rœderer, dans les termes suivants : Vous recevrez sous peu un ouvrage de moi pour lequel je vous demande voire appui.
[8] 22 avril 1796 (3 floréal an IV). Le Directoire exécutif, informé que la baronne de Staël, prévenue d'être en correspondance avec des émigrés ut des conspirateurs et les plus grands ennemis de la République et d'avoir participé à tontes les trames, qui ont compromis la tranquillité de l'État, est sur le point de rentrer en France, pour continuer d'y fomenter de nouveaux troubles, décrète que la baronne sera arrêtée si elle franchit la frontière et conduite par-devant le ministre de la Police générale, qui l'interrogera et transmettra son rapport au Directoire. Le présent arrêté ne sera pas imprimé. (Archives nationales, F 76.608.)
[9] Il s'en était fallu de peu qu'elle ne tournât fort mal pour l'ex-ambassadrice, si l'on en juge par cette lettre écrite sous le coup de la plus vive émotion :
Que je suis lasse : J'en réchappe d'une belle ! Je ressemble à nos Messieurs du Directoire. Mes chevaux ont couru plus qu'à l'ordinaire. J'ai eu peur. Quoi qu'il en soit, me voilà, et vous, que nous direz-vous de nouveau ? (Archives nationales, AF. 111.353.)
[10] Talleyrand fut-il si pauvre, après son retour d'Amérique ? Avait-il cessé tout à fait d'agioter, de spéculer, de gagner ? N'avait-il pas quelques derniers fonds déposés dans plusieurs banques étrangères ?
[11] M. de Talleyrand était revenu d'Amérique, un an avant le 18 fructidor. Les honnêtes gens, en général, désiraient la paix avec l'Europe, qui était alors disposée à traiter. Or, M. de Talleyrand paraissait devoir être ce qu'on l'a toujours trouvé depuis, un négociateur fort habile. Les amis de la liberté souhaitaient que le Directoire s'affermit par des mesures constitutionnelles et qu'il choisit, dans ce but, des ministres en état de soutenir le gouvernement. M. de Talleyrand semblait, alors, le meilleur choix possible pour le département des affaires étrangères, puisqu'il voulait bien l'accepter. Je le sen is efficacement, à cet égard, en le faisant présenter à Barras par un de mes amis, et en le faisant recommander avec force. M. de Talleyrand avait besoin qu'on l'aidât pour arriver au pouvoir ; mais il se passait ensuite très bien des autres pour s'y maintenir. Sa nomination est la seule part que j'aie eue dans la crise, qui a précédé le 18 fructidor, et je croyais ainsi la prévenir ; car, on pouvait espérer que l'esprit de M. de Talleyrand amènerait une conciliation entre les deux partis. (Mme de Staël, Considérations sur la Révolution.)
[12] Cf. Pallain, Le Ministère de Talleyrand sous le Directoire, introd.
[13] Il y eut des exceptions pourtant, dont il ne plaisait pas à sa mémoire de se souvenir. Rewbell, usait-il de formes si correctes et de tant de considération dans les mots, un matin, où, à la suite d'une violente discussion, il lui jetait une écritoire à la tête en lui criant : Vil émigré ! tu n'as pas le sens plus droit que le pied ! Au reste, Rewbell avait tort de reprocher à Talleyrand le manque de rectitude de sa démarche, lui dont les deux yeux divergeaient d'une si terrible manière. Talleyrand le lui fit bien sentir et ce fut sa juste revanche. Rewbell lui demandait comment allaient les choses : De travers, monsieur, comme vous les voyez, répondit-il.
[14] On reprochera presque au Directoire d'avoir usé de mollesse, à l'égard des royalistes, qui avouaient leur alliance avec les Anglais. Malgré Barras et le général Augereau, La Réveillière voulut qu'on les épargnât plus qu'ils ne l'auraient épargné lui-même.
[15] Vergennes disait en 1784 :
La France, constituée comme elle l'est, doit craindre les agrandissements bien plus que les ambitionner ; plus d'étendue serait un poids placé aux extrémités qui en affaiblirait le centre.
[16] J'ai l'honneur de vous annoncer, général, que le Directoire exécutif m'a nommé ministre des Relations extérieures. Justement effrayé des fonctions dont je sens la périlleuse importance, j'ai besoin de me rassurer par le sentiment de ce que votre gloire doit apporter de moyens et de facilités dans les négociations. Le seul nom de Bonaparte est un auxiliaire, qui doit tout aplanir. Je m'empresserai de vous faire parvenir toutes les vues que le Directoire me chargera de vous transmettre et la Renommée, qui est votre organe ordinaire, me ravira souvent le bonheur de lui apprendre la manière dont vous Tes aurez remplies. (Correspondance inédite et officielle de Napoléon Bonaparte avec le Directoire, les ministres, etc., Paris, 1819, 7 vol. in-8°.)
[17] Si sagace, d'ordinaire, Mallet Du Pan se pressait trop en escomptant déjà sa fin : Ce Scaramouche à tête sulfureuse, écrivait-il, est fini, décidément fini !
[18] V. le rapport de Talleyrand au Directoire sur le traité de Campo-Formio.
[19] Mémoires, t. Ier.
[20] Mémoires, t. Ier.
[21] Le 25 mars 1798, le ministre plénipotentiaire de Prusse, Sandoz, écrivait à sa Cour : Quel bien ne serait-ce point si Talleyrand entrait dans le Directoire ! On en parle, aujourd'hui, comme d'une nomination possible, et il est assez habile pour en éloigner l'idée, afin de ne pas élever des intrigues contraires, si la majorité du Conseil lui était acquise. Je crois connaitre assez ce ministre pour être convaincu que son système serait extrêmement favorable à la Prusse et au repos de l'Europe. Plus d'ébranlement, dès ce moment, et plus de commotion, quelles que fussent même les contradictions qu'il pourrait essuyer de Rewbell ; sur certains objets, il aurait l'art de le ramener à ses idées ou d'obtenir la majorité des suffrages. Le 11 avril, le même diplomate ajoutait : Un nommé Jarry avait placardé un libelle horrible contre lui, le dénonçant comme un faux républicain et indigne de siéger dans le Directoire. Je l'ai dit et je le crois : son entrée dans cette première magistrature de la France mettrait lin aux convulsions futures de l'Europe.
[22] L'un de ceux-là, où s'inscrivait, à la bonne place, une certaine ballottine d'agneau en mirette, où de très particuliers filets mignons à l'essence d'anchois s'accompagnaient d'une non moins réussie tourte aux rognons de coq et de croquettes de faisans, qui ne devaient être non plus si méprisables, mériterait de revivre sur la carte à dîner de nos modernes disciples d'Apicius.
[23] Mme Charles Lenormant.
[24] BESNARD, Souvenirs d'un nonagénaire, 146.
[25] Sa figure osseuse était si amaigrie qu'elle en paraissait décharnée ; des yeux saillants de chaleur animaient ce pâle visage.
[26] On joue beaucoup ; peut-être n'a-t-on jamais joué si gros jeu ; l'amour excessif du vin et du jeu est une suite nécessaire des révolutions. (Journal du Temps.)
[27] 2 thermidor an VII.
[28] Talleyrand considéra toujours que l'Europe, par son refus de reconnaître en France le principe de la souveraineté nationale comme elle l'avait reconnu en Angleterre, était responsable des guerres de la Révolution et de leurs conséquences.
[29] Dès 1770, Rivarol avait prédit l'inévitable façon dont toutes ces agitations d'hommes et d'idées finiraient : Ou le roi aura une armée, ou l'armée aura un roi. Les révolutions finissent toujours par le sabre. Sylla, César, Cromwell...
[30] L'abbé Sieyès, disait Burke, a des tiroirs remplis de constitutions toutes prêtes, étiquetées, classées ; annotées pour tous les temps, pour toutes les circonstances, pour tous les goûts.