TALLEYRAND ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE

Tome premier : Depuis la fin du règne de Louis XV jusqu'aux approches du Second Empire

 

CHAPITRE TROISIÈME. — TALLEYRAND ET LA RÉVOLUTION.

 

 

A l'Assemblée nationale. — Avant de s'engager. — Entre le Roi et la Révolution. — Talleyrand et Mirabeau ; un nuage tôt éclairci entre ces deux grands hommes. — Dans la belle période de 1789. — Rôle d'importance de Talleyrand. — Hors des soucis de la vie publique. — Retour à la Constituante. — Le débat fameux de l'aliénation des biens du clergé, institué par Talleyrand, et les indignations, les colères qu'il déchaine contre son auteur dans le monde ecclésiastique. — Par contre, la popularité de l'évêque d'Autun, à Paris. — Tableau de la Fête de la Fédération et de la messe du Champ de Mars. — La situation morale de l'évêque d'Autun auprès des curés de Saône-et-Loire, après le vote de la constitution civile du clergé. — Tension extrême des rapports ; puis la rupture complète : démission de l'évêché d'Autun. — Après le prélat grand seigneur, le député, le diplomate. — Double mission en Angleterre. — Des négociations laborieuses. — L'incident Biron. — Comment des résultats si malaisément acquis furent renversés par la journée du 10 août. — Les explications de Talleyrand, à Paris. — Troisième départ à Londres. — Détails sur sa vie intime et ses relations de société dans la capitale d'Angleterre. — Des émigrés de son bord. — Un aimable séjour dans le comté de Surrey. — La colonie de Jupiter Hall. — Des conditions d'existence moins tranquilles, à Londres. — Sous la menace de l'alien-bill. — Décret d'expulsion. — Départ forcé de Talleyrand pour Philadelphie.

 

L'aurore, de sa grande destinée politique ne faisait que poindre, lorsque se dénonçaient les préambules de la Révolution.

Avant qu'il eût lié partie avec la fraction du clergé, qui vint se réunir au Tiers dans la voie des innovations, il s'était tenu sur un pied d'hésitation prudente et d'expectative. Révolutionnaire, il ne l'était ni d'instinct, ni d'éducation, ni par goût, — tout au plus libéral par raisonnement et avec mesure. Aux premiers signes d'existence des États Généraux, qui furent un long débat pour la vérification des pouvoirs en commun, il s'était montré nettement opposé à la réunion des ordres. Les délibérations à peine ouvertes, il s'était senti effrayé de l'exaltation des esprits. Pressentant qu'elle irait aux pires extrémités, il en avertit de loin Louis XVI et les princes. A la faveur de plusieurs rendez-vous de nuit, arrangés connue des conciliabules secrets avec le comte d'Artois, il l'avait exhorté formellement à parler au roi le langage de la fermeté, à lui exposer tout le péril de la situation présente et future, à lui inspirer, quand il en était encore temps, la résolution énergique de dissoudre les États-Généraux et d'en appeler, une seconde fois, au pays, sous des conditions différentes d'élection. Dans la ni me pensée, il avait conçu et mis par écrit tout un plan afin d'arracher Louis XVI aux violences populaires. Il l'avait remis de sa main au comte d'Artois, en le priant de le faire passer sous les yeux du souverain irrésolu, qui prit peur et n'accepta pas[1]. C'est alors que Talleyrand, commençant par se dégager de ses obligations envers le trône comme il se dégagera tout à l'heure des liens si faibles qui l'attachent aux autels, dira au frère de Louis, déjà prêt à partir pour l'émigration, cette parole claire : Si le roi veut se perdre, je ne me perdrai pas avec lui[2].

Il suivait les événements, sous le couvert d'une circonspection très attentive, n'avançant d'opinion qu'à mots comptés, se réservant d'y apporter telle ou telle modification qu'exigerait, le tour des circonstances, découvrant des préférences pour une monarchie constitutionnelle et de bonnes dispositions à en favoriser l'établissement, au reste ne promettant point d'y sacrifier l'essentiel de soi-mente, s'il devenait évident qu'elle ne pourrait pas triompher, sous une cocarde ou sous une autre, celle de Louis XVI ou de Philippe-Égalité.

Cependant les poussées de l'opinion s'accusaient par de tels actes qu'il comprit la nécessité d'une attitude plus précise.

On était aux idées, aux faits de révolution. Aucune force n'aurait été capable, désormais, d'en arrêter la marche ou d'en changer les éléments. Il fallait céder à la pente du flot si l'on aspirait à prendre position dans la conduite des affaires publiques. Bien des plumes le reprocheront. à Talleyrand, et non sans aigreur après le retour des périodes calmes. Pour se sauver de ces reproches — à prévoir — devait-il, avant qu'éclatât l'inévitable tempête, rester immobile et sans voix, les bras levés au ciel, dans une attitude d'imploration muette ? Il ne le pensa pas ainsi, mais profita de la première porte ouverte pour y glisser les talents ambitieux, qui l'élèveront aux premières places. Puisqu'il n'entrevoyait pas d'autre alternative que de disparaitre, sous la forme d'une silencieuse protestation, ou de hurler avec les loups, il préféra s'arrêter au dernier de ces partis et donner aussi de la voix.

***

Les secousses préliminaires du grand choc se succédaient comme une série d'orages dont il eût été bien difficile de prévoir et le nombre et le terme. Nous allons avoir une révolution, disait quelqu'un à Du Pange, un homme de sens et d'esprit, quand le doublement du Tiers, ayant été décidé, eut porté à quinze cents les députés aux États Généraux. Une révolution ! avait répondu celui-ci, nous en aurons quinze cents ! Tot crépita, tot tempestates !

En attendant, les espérances de la nation s'étaient ouvertes aux grandes idées de 1789, saluées comme l'avènement d'une religion nouvelle. Talleyrand en revendiquera sa part hautement. Les États Généraux s'étaient déjà transformés en Assemblée constituante : on l'y connut à ses premiers discours, à ses vœux, à ses rapports. Avec une netteté de vues parfaite, il précisa les réformes, les améliorations selon lui nécessaires au renouvellement politique de la France. Ces améliorations, ces réformes, qu'il appartiendra aux gouvernements constitutionnels de réaliser dans le sens et la forme qu'il avait établis, il les avait exposées, une première fois, dans son programme aux électeurs du bailliage d'Autun, et de manière à n'y laisser aucune ombre, tant l'évidence en était lumineuse. C'est en relisant ces pages documentaires de Talleyrand sur les affaires générales de la nation que longtemps après, l'Anglais Bulwer Lytton s'écriera : Peut-être serait-il impossible de trouver dans les annales de l'histoire, un exemple plus remarquable de prudence humaine et de jugement droit.

Il s'était prononcé contre les mandats impératifs[3] ; il avait fait prévaloir l'idée anglaise d'un pouvoir exercé par des ministres responsables. On l'appela dans le Comité de Constitution et par deux fois. Il y présenta des rapports dont le sens philosophique et l'élégance d'expression parurent émaner de la plume d'un Chamfort et, pour le fond, des élucubrations discrètes de l'abbé Desrenaudes, son grand-vicaire, quoique Talleyrand eût été parfaitement capable de les rédiger sans aide.

Une impatience brouillonne ne troublait point l'ordonnance de ses pensées ni de ses actes. Néanmoins, cette première partie de su carrière politique avait frappé les esprits attentifs. Des regards clairvoyants s'attachaient à suivre ses progrès. Dans un portrait figuré que traçait de lui Chauderlos de Laclos, il était dit en propres termes : Amène arrivera à tout, parce qu'il saisira les occasions, qui s'offrent en foule à celui qui ne violente pas la fortune. Les augures ne se trompaient point, dont l'opinion le vouait à un grand avenir.

Talleyrand avait franchi le pas de sa trente-cinquième année. Sa raison avait mûri et s'était fortifiée au soleil de la seconde jeunesse. L'esprit en forme et en vigueur pour les desseins suivis et rame encore assez sensible pour s'y attacher avec quelque passion, son autorité croissait, de jour en jour, à la Constituante. Il s'y glissait sans bruit ; il y voilait son entrée. Mais on savait bientôt qu'il était là. Un mot sorti de sa bouche, l'un de ces mots trouvés, comme il excellait à les détacher, au bon moment, avait trahi sa présence. Ainsi dans telle séance orageuse, où il n'avait pas craint d'entrer en lutte avec Mirabeau, le personnage dominant de cette assemblée, qui dominait tout... La lice était ouverte, on se faisaient face les adversaires, l'un si turbulent et fougueux, l'autre si flegmatique, Mirabeau s'écria :

Attendez, je vais vous enfermer, dans un cercle vicieux.

Vous voulez donc m'embrasser ? avait répondu l'évêque d'Autun, qui, lui-même était loin de passer pour un exemplaire de vertu.

Car, il fut un moment où ces deux hommes supérieurs, qui se connaissaient depuis longtemps et que rejoignaient sur tant de points leurs opinions, leurs talents, et leurs vices mêmes, se brouillèrent. Avec toute l'ardeur de son tempérament, Mirabeau s'était emporté en des termes d'une rare violence contre Talleyrand[4]. Désaccord passager : ils reviendront, à une meilleure appréciation d'eux-mêmes ; ils se retrouveront et se réconcilieront dans l'entière communauté de leurs vues sur la politique intérieure et extérieure. Lorsque le puissant orateur se sentira frappé en pleine lutte, et que la mort voudra se saisir de cette immense proie, c'est Talleyrand qu'il choisira comme exécuteur testamentaire avec le comte de Lamarck ; et c'est encore Talleyrand, qui, le 4 février 1791, donnera lecture du dernier discours préparé par le tribun sur l'éducation publique. Enfin, une note découverte dans les papiers de Mirabeau, après sa disparition, prouvera qu'il avait eu le dessein d'appeler Talleyrand au ministère, si ses plans d'alliance avec la cour contre les excès de la Révolution avaient triomphé. On sait comment devait échouer cette tentative de fusion entre la royauté raffermie et la démocratie réfrénée pour le développement progressif des institutions nationales. Le pacte était signé, l'argent versé aux mains prodigues de Mirabeau, et Talleyrand prêt à suivre l'évolution entamée. La résistance maladroite de La Fayette, l'opposition jalouse de ce personnage de second plan, que le hasard avait mis au premier parce qu'il s'était trouvé là, dérangeront l'accord, que ruinera définitivement la mort de Mirabeau. Et la Révolution jacobine, dont l'élan de dévastation pouvait encore être arrêté, ira jusqu'au bout de sa course furieuse... Mais nous n'en sommes pas encore aux mauvais jours, où la démagogie portera à la liberté naissante des atteintes mortelles.

Bien des illusions fleurissent les imaginations et les cœurs. On n'est pas sorti de la période d'enthousiasme. Dans les salons on ne parle que de liberté à l'anglaise, de constitution nouvelle, des droits du citoyen. Les femmes combinent des systèmes de gouvernement, les hommes font des motions et vont au club. Avec leur imprudence aimable, les spirituelles se jouent des mots, parce qu'elles les supposent simplement à la mode et ne se doutent guère de l'étrange force qu'ils prendront sur d'autres lèvres que les leurs.

L'émigration n'a fait que commencer. Les plus inquiets ou les plus impatients de s'enrôler dans les rangs de l'étranger font diligence. D'autres ne s'ont retenus à Paris que par la difficulté d'en sortir, avant que le nécessaire, — les affaires d'argent, — soit mis en ordre[5]. Beaucoup demeurent, attendent, espèrent. Des créatures de beauté, d'élégance et de charme regardent et bravent le flot qui monte : presque s'amusent-elles à lui tenir tête avec une jolie crânerie, qu'elles ne croient pas dangereuse, parce qu'elles sont femmes et supposent qu'on ménagera toujours les femmes.

C'est Mme de Simiane sortant de la Comédie française et disant au crieur Appelez mes gens ! Un passant s'est écrié : Il n'y a plus de gens ! Tous les hommes sont égaux. Elle aussitôt riposte : Eh bien ! crieur, appelez mes frères servants.

C'est la duchesse de Biron considérant de sa loge les prestiges de la scène et les turbulences du parterre. Ce soir-là, les dispositions du rez-de-chaussée sont mauvaises è l'égard des habitués du balcon. Des pommes sont lancées contre les loges aristocratiques. L'un de ces projectiles s'est introduit sans qu'un l'ait appelé chez Mme de Biron. Elle l'a recueilli pour le retourner, le lendemain, à La Fayette, soigneusement enveloppé, avec ces mots : Voici le premier fruit de la Révolution qui soit arrivé jusqu'à moi.

Talleyrand, lui, des deux oreilles écoute, passe et fait son chemin.

En peu de temps, il s'est acquis une situation prépondérante à l'Assemblée nationale. Le 18 août, il avait été nommé secrétaire, avec Mathieu de Montmorency et l'abbé de Barmond. Le 31, sans qu'il eût présenté de candidature, deux cents voix s'étaient réunies sur son nom, pour la présidence. Dans la quinzaine suivante, il s'était vu élire du comité de constitution, le quatrième sur la liste avec Mouret, Sieyès, Target, Desmeuniers, Rabaud Saint-Étienne, Tronchet, Le Chapelier. L'Assemblée lui conférera l'honneur de l'appeler à la présidence. avant d'y porter Mirabeau. Enfin elle arrêtera sur lui son choix pour présenter au pays le compte-rendu de la conduite et des travaux de ses membres. Personne ne saura mieux en caractériser l'œuvre accomplie qu'il ne le fera dans son admirable adresse aux Français, lue en séance publique, le Il février 1790.

***

Les soucis de la vie publique ne l'absorbaient pas au point de lui faire oublier les goûts et les faiblesses de sa vie privée. Mêlant l'agréable à l'utile, il continuait à se distraire dans les passe-temps mêlés de la conversation — lorsqu'il y avait encore une société à Paris —, des femmes et du jeu.

Le jeu fut à Talleyrand une tentation toujours chère. Quelquefois, dans le monde, il en avait usé comme d'un dérivatif commode pour échapper à l'ennui des entretiens qu'il ne lui convenait point de soutenir. Voulait-il s'en épargner l'incommodité ou n'être pas contraint à mettre sur le tapis de la conversation, quand il n'en avait pas envie, ses idées personnelles, il allait à la table de jeu et s'y oubliait, à plaisir. Mais il n'y était pas conduit par cette raison unique. La prodigalité de ses dépenses lui en faisait un besoin, à plus d'un jour de l'année, en l'époque où ne se déversaient pas encore dans ses coffres les munificences des grandes dotations. Il y recourait d'autant plus volontiers qu'il avait la main heureuse. Ainsi, pendant l'hiver de 1790, il lui arrivera de gagner, au club des Échecs et dans la société, une trentaine de mille francs en deux mois. Il en éprouvera, si nous l'en croyons, de la satisfaction et du regret tout à la fois. Des scrupules inattendus tenant à son état nouveau de législateur lui monteront à la tête, de telle sorte qu'il croira devoir s'en expliquer dans une sorte de confession publique — ô geste digne des premières simplicités chrétiennes ! — sous la forme d'une lettre aux journaux. A l'entendre, il n'aimait pas ou avait cessé d'aimer le jeu ; il était tout prêt à l'abhorrer, en réfléchissant aux maux et aux iniquités dont ce vice est la source. Il se reprochait gravement de n'avoir su résister à ses amorces. Mais, comme le règne de la vertu s'était levé sur le monde, il avait compris que le moyen le plus honnête de réparer ses erreurs était d'avoir la franchise de les reconnaître[6]. Aurait-on supposé jamais un Talleyrand aussi exemplaire, aussi pénitent de ses fautes ?... Il avouera ses torts, sans doute, mais nous n'avons pas appris, d'antre part, qu'il ait voulu rendre à la communauté sociale l'argent dont il s'accusera, en se frappant la poitrine, de l'avoir indirectement frustrée.

L'envie lui reviendra souvent de pousser des jetons et de mêler des cartes, jusqu'à cc terme de la vieillesse humaine où sans peine se corrige-t-on de tous les défauts, qui ne nous sont plus d'aucun plaisir ou d'aucune utilité. Parvenu là, du haut de son expérience sereine, on l'entendra formuler contre le jeu des enseignements d'oracle :

Ne jouez pas, recommandera-t-il à l'un de ses protégés, j'ai toujours joué sur des nouvelles certaines et cela m'a coûté tant de millions.

Car il précisera le chiffre de la perte et, pour ne diminuer point la portée de sa leçon, il ne fera qu'oublier l'échelle compensatrice de ses gains.

Mais nous anticipons sur les dates ; nous nous écartons du principal de notre sujet. Revenons un peu sur nos pas et retournons à la Constituante, où s'est ouverte une délibération d'importance dans l'histoire de la Révolution et de Talleyrand.

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L'étonnement n'y fut pas mince, lorsque, en la séance du .10 octobre, se ralliant sur ce point aux idées de Necker, l'évêque d'Autun proposa d'une voix ferme l'aliénation des biens du clergé et qu'il présenta lui, dignitaire de l'Église, les éléments d'un projet qui livrait aux créanciers de l'État le patrimoine de son ordre.

Déjà, au milieu de l'effervescence, qui suivit la nuit du 4 août, quand, au milieu des acclamations et des larmes, la noblesse avait fait spontanément à la nation le sacrifice de ses privilèges, l'Assemblée nationale avait entendu le député du bailliage de Charolles, un marquis de La Coste lui exposer confusément une motion identique[7]. On l'avait laissé tomber, ladite motion, parce que les esprits n'y étaient pas encore assez préparés. A son tour, Talleyrand s'était emparé de celte idée, qu'il eût aussi bien combattue, la veille, s'il l'avait jugée non viable et prématurée. Mais elle était mûre ; elle devait inévitablement triompher sous une forme ou sous une autre. Habilement il la prit à son compte et en récolta le succès, à la grande stupeur de ceux qui l'avaient envoyé à l'Assemblée pour y défendre les droits et les intérêts ecclésiastiques. Par cette initiative, qu'on n'aurait pas attendue de l'ancien agent du clergé, Talleyrand préludait au système politique de toute sa vie consistant à faire bon marché de la moralité des actes personnels, devant le but ou le prétexte de l'utilité générale.

Dès les premières assemblées du clergé auxquelles il lui avait été donné de prendre part, en 1775, il avait pu se former une appréciation complète de la persistance de l'Église à ne se relâcher en rien de l'immunité de ses possessions, considérée comme un principe intangible. Étant agent général de son ordre et constatant que le clergé, très attaqué par les philosophes, malmené par l'opinion, envié dans ses richesses, perdait, chaque jour, de sa considération, Talleyrand avait exprimé le vœu qu'il se prêtât à des sacrifices proportionnels, susceptibles de lui ramener les sympathies[8]. Sur ce terrain, il avait rencontré des oppositions inébranlables. Les gros décimateurs n'en cédèrent pas un décime. L'esprit de détachement évangélique pouvait servir de thème éloquent dans les livres de piété, dans les mandements et les sermons de cathédrale ; il n'allait pas jusqu'à se donner en exemple, sinon dans le bas clergé, — qui se plaignait de n'avoir pas de quoi vivre, — du moins de la part des évêques et des abbés commanditaires[9].

Quand le ministre des finances, Jean-Baptiste de Machault, fort embarrassé dans ses comptes, voulut imposer les biens des ecclésiastiques comme ceux des autres sujets, le haut clergé s'y était opposé d'une seule voix, arguant de celte bonne raison que les biens donnés à l'Église ne sont plus reprenables, parce qu'ils sont consacrés à Dieu.

Les temps avaient poursuivi leur évolution logique ; l'esprit de réforme et de nouveauté s'était affirmé avec une évidence, avec une force redoutables. On en était resté, cependant ; aux obstinations de 1725 où le corps de l'Église en tumulte refusait au gouvernement de se soumettre à l'impôt du cinquantième. Ni les alarmes grandissantes du Trésor, ni le cri de la détresse générale n'amollissaient ces résistances d'une caste privilégiée défendant opiniâtrement l'immutabilité de ses intérêts. Tels de ses membres prétendaient qu'il était de leur devoir impérieux de sauvegarder, entre leurs mains, le patrimoine des pauvres. Tels autres. les hauts prélats, soutenaient qu'ils avaient à maintenir en leurs personnes, sans y souffrir d'amoindrissement, le prestige du principal corps de l'État. Pour ne pas être à charge au royaume, ils devaient rester les maîtres exclusifs des biens dont la piété des aïeux avait enrichi l'Église.

Précédemment, des discussions infinies s'étaient produites sur le chapitre des dîmes, des alleus, des franches aumônes. En l'assemblée des Notables, il avait été question de supprimer les dîmes. L'archevêque d'Aix, M. de Boisgelin, s'était levé pour les défendre. Comme il disait d'un ton pénétré : La dîme, cette offrande volontaire de la piété des fidèles, une voix l'interrompit, celle du duc de La Rochefoucauld, qui simplement, ajoutait : La dîme, cette offrande volontaire de la piété des fidèles sur laquelle existent, maintenant, quarante mille procès dans le royaume. Puis, on s'était plaint amèrement, au sein du clergé, des sentiments injustes et de la conduite inexplicable, qui poussaient l'esprit du siècle à provoquer l'anéantissement de ses privilèges, à conspirer contre ses biens. Et des raisons et des textes en abondance avaient été fournis pour justifier leurs possesseurs d'une exonération complète des charges du pays.

Dans une convocation récente d'hommes d'Église, chez l'un d'entre eux et non des moindres, le cardinal de La Rochefoucauld, pendant que des voix s'échauffaient sur l'idée de contribuer par des sacrifices personnels au raffermissement du crédit public, un archevêque, Jean-Marie Dalou. avait proposé sérieusement de profiter d'une occasion aussi favorable pour faire payer les dettes du clergé par la nation. Talleyrand, qui l'avait entendu, ne pouvait en croire ses oreilles. Tant de confiance et d'imprudence, à la fois, quand les événements, comme ils se poussaient et se précipitaient, étaient si loin de travailler pour ces illusions tenaces !

On n'avait pas su se résoudre à des concessions opportunes et nécessaires. La bourrasque viendra, qui tout emportera d'un seul coup. La vague populaire balaiera d'une seule rafale ces droits, ces privilèges, que le clergé de France faisait remonter aux capitulaires de Charlemagne.

Un évêque avait osé porter le premier coup au colosse sacré. L'effet que produisit sur les députéS ecclésiastiques la lecture du projet fut inouï. Tandis que se prolongeaient les applaudissements des révolutionnaires et des capitalistes, l'abbé Maury ne trouvait pas de termes assez rudes pour flétrir une pareille défection. Il ne nous reste plus, s'écria douloureusement l'abbé de Montesquiou, qu'à pleurer sur le sort de la religion. Une effroyable tempête s'était élevée des bancs de la droite contre la trahison de l'évêque d'Autun ; car on oubliait, à dessein, les nombreux orateurs de la gauche, tels que Barnave, Pétion, Treilhard, Mirabeau, qui, tour à tour, soutinrent, développèrent en l'amplifiant et l'exagérant même sa proposition. Il demeura seul chargé des péchés d'Israël. Le chapitre de sa cathédrale lui avait adressé, sur le champ, une lettre de protestation, dont les sentiments ne furent pas du tout modifiés par une réponse fort habile de sa part, où l'historien voit poindre, déjà, — tel qu'il se montrera pour les besoins d'une différente cause, aux heures du Concordat, — l'agent de conciliation et de réparation. On n'écouta point ce plaidoyer, où il se défendait d'un mal par la crainte d'un pire. Les orthodoxes le renièrent et conspuèrent. L'ensemble du clergé prononça sa déchéance spirituelle. Du dehors pleuvaient les libelles déversant à flots sur sa tête les injures, les outrages. En de certains salons on ne prononçait plus son noua. Il y était assez clairement désigné, quand on avait dit : le scélérat, le diabolique personnage. Talleyrand laissa déborder ce tourbillon, cette écume[10].

Il avait bien calculé la portée de son geste. Le grand seigneur, l'ancien prélat de cour, par sa motion du 10 octobre avait assuré sa naturalisation révolutionnaire. L'aristocrate avait cessé d'être suspect. S'il put être ensuite adopté par tous les régimes, s'il put devenir ministre du Directoire, même sous Barras et les survivants de la Terreur, il le dut à l'événement qui dans le grand duel ouvert entre les deux sociétés, l'avait jeté définitivement du côté de la Révolution[11].

***

En vertu des gages qu'il venait de donner à la démocratie, Talleyrand fut appelé à l'accomplissement d'un grand acte civique et qui, durant un certain nombre d'heures, fixerait sur sa personne l'attention de tout un peuple. Les élus le désignèrent à l'honneur de célébrer la messe, pour la Fête de la Fédération, devant la foule assemblée sur le Champ de Mars. Honneur équivoque, parce que, lui étant dévolu, ce solennel office avait un air de parodie. Mais il feignit de se rendre avec l'empressement le plus vif au vœu de l'Assemblée.

Le 14 juillet 1790 ! Une date signalée dans les fastes de la Dévolution. En un seul et même souffle s'étaient fondues soudainement les aspirations de la France entière. La semaine précédente, il Paris, des hommes de toute classe, des femmes et jusque des enfants, avaient mis tout leur courage à niveler le sol bossué du Champ de Mars. Des chants accompagnaient et soutenaient le labeur de ces mille et mille ouvriers volontaires. Et l'œuvre entreprise du 7 au 14, avait été prèle, à l'heure fixée.

Mais le grand jour est arrivé. Les fédérés se sont rendus en foule, de tous les points du pays, à l'appel impatient de la capitale. On est au plein de la saison chaude, quand le soleil a fait son entrée dans le signe zodiacal du Lion. Sans doute, l'astre fécondateur se tient prêt à répandre des flots de lumière sur la multitude en joie... Hélas ! il convint au ciel, se jour-là, de se montrer aristocrate en boudant aux espérances populaires. A chaque instant s'abattent des rafales de vent et de pluie. Les clameurs, les chants, les rires n'en sont pas interrompus ; ils n'en éclatent pas avec moins de force ni de gaîté. Les premiers arrivés s'étaient donné patience en dansant sur la terre molle, dans la boue. Maintenant les amphithéâtres immenses de Chaillot et de Passy sont remplis de spectateurs dominant le champ de manœuvres, où défileront cinquante mille hommes. Soudain s'est fait un grand silence : le roi, la reine, l'assemblée ont gagné leurs places. La Fayette à cheval est venu prendre les ordres du roi. La solennité religieuse a commencé. A l'autel de la patrie monte Talleyrand, de son pas qui cloche, mais avec la plus ferme contenance. Deux cents prêtres, Tes aumôniers des gardes nationaux, lui font cortège et l'entourent, portant sur la blancheur de l'aube sacerdotale la ceinture tricolore ; il apparaît, au milieu de lévites et de soldats ; et d'une main généreuse répand sur le peuple, sur l'armée, sur la cour. aux quatre vents, des flots d'eau bénite et de bénédictions. Son nom est répété de bouche eu bouche : c'est l'abbé de Périgord, c'est Talleyrand, c'est l'évêque d'Autun. Assisté des deux abbés Louis et .Desrenaudes, il offre le saint sacrifice ; et, quand sont achevées les prières, un roulement bref de trois cents tambours annonce que sa main, encore, va bénir l'oriflamme et les bannières des quatre-vingt-trois départements. Quarante canons tonnent à la fois. C'est la minute émouvante où les serments seront prononcés, à la face du ciel et de la terre. La Fayette jure, au nom de la garde nationale. d'être fidèle à la nation, à la loi et au roi. Louis XVI atteste l'amour profond qui l'anime envers son peuple. La reine élève dans ses bras le petit dauphin, le tend à la foule redevenue envers elle généreuse et aimante. Et, pour couronner l'apothéose de cette alliance, hélas ! éphémère de la jeune Révolution et de la Royauté, l'évêque d'Autun entonne le Te Deum ; et douze cents musiciens exécutent l'hymne triomphale. Un frisson d'émotion nerveuse secoue cette multitude enthousiaste. Les épées s'agitent ; les mains se tendent et s'étreignent ; des larmes coulent de tous les yeux, et de toutes les poitrines s'exhalent des cris de joie et d'amour... Du haut de son monticule, élevé au centre de la vaste arène, de quel regard songeur et sceptique Talleyrand dut-il considérer les transports de cette immense illusion d'un jour de trêve !

La cérémonie finie, le peuple écoulé, les bannières remises en place, l'officiant respira, heureux de s'en revenir paisible aux travaux de l'Assemblée.

Étrange association des circonstances ! La veille, il avait adressé à ses commettants dit diocèse d'Autun une lettre pastorale ordonnant que, pour l'amélioration de l'état des campagnes récemment éprouvées, fussent dites des prières choisies parmi les plus solennelles de la liturgie, les prières des Quarante heures. L'excellent évêque ! Mais, deux jours auparavant, sans avoir pris part aux débats sur la question posée entre l'Église et l'État, si redoutable, sans approuver en son for intérieur une mesure qu'il réprouvera ensuite comme une grosse faute, en politique[12], il avait voté la constitution civile du clergé. Le 28 décembre[13], lui-même prononça, à la barre de l'Assemblée, la formule du serment.

Je jure, déclara-t-il, la main levée, de remplir mes fonctions avec exactitude, d'être fidèle à la nation française, à la loi et au roi, et de maintenir de tout mon pouvoir la constitution et notamment les décrets relatifs à la constitution civile du clergé.

De faibles liens l'attachaient encore à l'église d'Autan ; il essaya d'une dernière lettre explicative à ses prêtres, les assurant que l'intégrité du dogme ne courait aucun péril et que les lois de la communauté ecclésiastique étaient plutôt restaurées qu'abrogées. Pour l'amour de la paix, il les exhortait à suivre son exemple. Il ne parvint pas à les convaincre, tout au contraire[14], mais n'en eut pas l'âme autrement anxieuse, car il entrevoyait bien prochaine l'heure où il sortirait tout à fait de la vie sacerdotale.

Il saisit la première occasion qui s'offrit à lui de consommer un premier acte d'affranchissement ; nommé, entre le 11 et le 17 janvier, avec La Rochefoucauld, d'Ormesson, Mirabeau, membre du département de la Seine, il profita de l'occurrence afin d'annoncer sa démission d'évêque de Saône-et-Loire[15].

La douleur était profonde dans le cœur des prêtres fidèles de l'Autunois. En des instructions fréquentes à leurs paroissiens ils versaient leurs tristesses, ils traduisent leurs pieux gémissements ; c'en était fait ils n'avaient plus de pasteur, plus de guide spirituel pour les conduire parmi ces voies de ténèbres :

Le pire de nos maux, celui qui ne nous laisse aucune consolation, c'est que nous-mêmes nous sommes sans pasteur qui nous guide, nous dirige et nous éclaire. Hélas ! nous l'avons perdu, il n'est plus du nombre des enfants d'Aaron.

Talleyrand leur était enlevé par ses propres égarements[16]. Ils ne gagnèrent pas beaucoup au change, lorsque l'élection faite à Mâcon leur valut, pour le remplacer, en leur amour, en leur confiance, l'abbé Gouttes, ancien dragon et député révolutionnaire.

Maurice de Talleyrand était entré l'un des premiers dans les voies de ce schisme nouveau : et, malgré les expresses inhibitions du pape, il avait accepté d'être le consécrateur des prochains évêques constitutionnels. Le scandale fut grand à Home. Un bref du Saint-Siège, quelque temps retardé, le bref Quod aliquantum, daté du 10 mars 1791, le frappa d'excommunication, lui et tous les prêtres jureurs. Il en reçut le choc sans trop d'émotion, si l'on s'en rapporte au ton de ce billet, dont le destinataire aurait été le duc de Lauzun :

Vous savez la nouvelle de l'excommunication : venez me consoler et souper avec moi. Tout le monde va me refuser le pain et l'eau, aussi nous n'aurons, ce soir, que des viandes glacées et nous ne boirons que du vin frappé[17].

Il s'était senti moins à l'aise, le jour on la besogne lui fut commise formellement de sacrer en public, dans l'église de l'Oratoire, plusieurs évêques élus par le peuple. On lui avait adjoint deux de ses collègues pour l'assister dans la cérémonie. Une commune inquiétude tenait en suspens l'âme des intronisateurs.

Talleyrand, pour sou compte personnel, avait jugé la partie dangereuse, aussi bien du côté de la populace que du côté du clergé dissident, dont il s'imaginait voir les saintes et furieuses vengeances amassées sur sa tête. A telle enseigne qu'il avait pris la précaution de rédiger un testament et de l'envoyer à Mme de Flahaut. Le 23 février, étant rentrée chez elle, assez tard, le soir, elle avait remarqué sur sa table une large enveloppe blanche et l'avait décachetée d'une main rapide. Le document était là, où l'évêque d'Autun son évêque, l'instituait comme légataire universelle. Le cœur sensible de la comtesse, à cette lecture, battit douloureusement. Elle passa le reste de la nuit dans l'agitation et dans les pleurs. Dès quatre heures du matin, elle voulut qu'on allât réveiller M. de Sainte-Foix pour qu'il courut aux nouvelles. L'évêque n'avait pas dormi chez lui, des menaces de mort lui étant parvenues, qui lui donnèrent à craindre qu'on ne l'y fit assassiner ; il s'était retiré dans un gîte secret de la rue Saint-Honoré.

Ses coopérateurs n'étaient guère plus rassurés, en la circonstance. Gobel, évêque de Lydda, avait averti l'évêque d'Autun qu'un troisième évêque, de Babylone celui-ci, battait en retraite. Déguisant ses propres appréhensions, Talleyrand s'était rendu, au matin, sans tarder, chez ce prélat in partibus — il avait nom Miroudot, Dubourg-Miroudot —, lui dénonçant par une feinte adroite que leur confrère Gobel allait leur manquer de parole ; que, pour lui, il savait trop les suites qu'entraînerait une pareille reculade ; qu'il n'hésiterait pas une minute sur la résolution à prendre ; et que si le mauvais sort voulait qu'il fût abandonné par l'un de ses collègues, il n'irait pas s'offrir aux coups de la populace et préférerait se tuer lui-même. Parlant de la sorte, il tournait autour de ses doigts un petit pistolet, qu'il avait tiré de sa poche et dont la vue impressionna fortement le courage ébranlé de l'évêque Miroudot. Ses esprits se raffermirent par la crainte d'un péril plus grand.

Chacun des trois prélats fut exact à se rendre en la chapelle des Oratoriens, dont le supérieur[18] était acquis à la cause constitutionnelle ; et rien ne se passa qui justifiât leurs précédentes alarmes.

Les affaires de l'Église de France empiraient d'heure en heure. Naguère l'archevêché de Paris avait été rendu vacant par le départ de M. de Juigné, qui, malgré son esprit de conciliation et de bonté[19], s'était refusé au serment ; et l'on avait aussitôt pensé au personnage le plus en vue des ecclésiastiques assermentés, à Talleyrand, pour lui offrir le siège métropolitain le plus important du royaume. Il s'était défendu vivement de l'accepter, protestant qu'un tel pontificat devait aller à des mains moins indignes ; mais, au fond du cœur, ne demandant qu'à se soustraire à des responsabilités trop lourdes, trop directes, en ce temps de guerre ouverte contre la religion et ses ministres. A tous égards,-il n'aspirait qu'à se décharger complètement des embarras d'une carrière, où il n'était entré que par force, et que ne parviendra pas à lui rendre désirable l'offre du chapeau de cardinal, aux signatures du Concordat.

On le verra, pour la dernière fois, porter le violet, lors de la célébration dans la cathédrale du deuxième anniversaire de la prise de la Bastille. Contraint de se rappeler qu'il avait été le répondant de Gobel, évêque de la Seine, il se prêtera à cette bizarre cérémonie, où les cantiques auront un faux air de carmagnole. Un député du nom de Gasparin fera gémir les orgues sacrées... Quelques mois après, il n'y aura plus d'évêque ni de cérémonie ; l'église même, la vieille basilique aura été mise en vente !

Sans attendre le monitoire suprême du pape, qui l'atteindra, à Londres, en 1792, il rentra décidément dans la vie séculière, au mépris de ceux qui faisaient de son nom une pierre de scandale. Car les royalistes et les orthodoxes n'établissaient guère de distinction entre l'abbé Grégoire, l'oratorien Foucher de Nantes, le franciscain Chabot et l'ancien évêque d'Autun, mais les rangeait tous dans la catégorie des apostats. Talleyrand les abandonna à leur opinion, d'un cœur léger. Aucune sorte d'animosité de principes ne le poussait contre le culte, dont on l'avait obligé d'être un des ministres. Il estimait salutaire, pour ceux qui en avaient reçu les enseignements, de les conserver au fond de leur âme ; mais il ne les jugeait pas d'une application utile à l'avancement dans le monde ; et, sans haine ni provocation, il s'était allégé d'un costume entravant la liberté de sa démarche.

On ne détache pas aisément de son être, parce qu'on en a rejeté les signes extérieurs, le caractère de la prêtrise. Bien des personnes de sa connaissance continueront à l'appeler l'évêque, par habitude de conversation ou par une familiarité d'amis. Parle à l'évêque... annonce à l'évêque...., écrivait Biron à Narbonne et respectivement. Ou bien c'était avec une vague intention de dénigrement pour le plaisir de faire ressortir par le contraste entre le mot et la chose ce qu'avaient de peu épiscopal les comportements de sa vie privée. Tel l'Américain Governor-Morris notant, en son mémorial, que l'évêque avait rendu, pour ainsi dire quotidiennes ses intimités de table et d'alcôve chez la future Mme de Souza.

Quoi qu'il en fût de cette manière de parler, Talleyrand et l'Église n'entretenaient plus que des rapports distants. Jeté comme tant d'autres témoins passés acteurs dans le chaos d'une monarchie qui s'écroulait et d'une révolution prête à surgir, grosse de menaces et de violences, il mettait à s'orienter une adresse infinie[20]. Observant avec sa perspicacité rare l'avènement des hommes nouveaux portés par le jeu des circonstances dans le tourbillon de la politique et les menées de la diplomatie ; s'égarant, parfois, sur l'étendue de leurs moyens avant de les avoir vus à l'œuvre[21], il attendait, tout en prodiguant les lumineux rapports sur les finances ou l'éducation, qu'on lui fournit à lui-même des moyens d'agir, et de préférence hors des frontières.

Il en était grandement question dans l'entourage de Mirabeau. Cet homme de passion et de raison, à la fois, n'avait pas oublié que, sur la proposition de Talleyrand, en 1786, lui-même avait été envoyé à Berlin en qualité d'agent secret, d'observateur, quand les registres de la diplomatie occulte étaient parsemés de noms illustres ou destinés à le devenir. A son tour il estima que, devant les menaces de la coalition, l'intérêt de la France serait de déléguer Talleyrand à Londres, afin de s'assurer de la neutralité anglaise. N'y serait-il pas le mieux désigné ? Dès sa jeunesse, lorsqu'il fréquentait, avec Mirabeau, Dupont de Nemours, Ponchaud, les réunions d'un groupe formé sous les auspices d'une science nouvelle : l'Économique, sa conviction était que l'accord de l'Angleterre et de la France commanderait la paix à toute l'Europe. Hier encore Mirabeau, déjà couché sur son lit de mort, avait recommandé à Talleyrand, qu'il savait de tous points acquis à son idée — l'illusion même, le rêve alors de la France —, le plan d'une alliance entre les deux nations.

Les complications extérieures se sont fort aggravées. Les amis douteux ou chancelants sont tout près de se faire des ennemis déclarés. C'est un point essentiel que de choisir sûrement entre ceux qui aspirent à porter, à l'étranger, la parole du pays. Talleyrand n'a pas ménagé les bons conseils. Il est avocat consultant en la matière. Jarry, qui vient de monter en voiture, emporte pour la Prusse indécise des instructions, que l'évêque a presque dictées. La réponse qu'appelle, d'urgence, l'office de l'Empereur, il en a suggéré la notification positive : Il faut de lui une explication, qui finisse tout. Mais surtout il redouble d'insistance sur le besoin d'envoyer en Angleterre quelqu'un de confiance, avec une mission secrète, qui soit peu de chose aux ouvertures, mais qui assure des arrière-pensées. Et il a proposé Biron, pendant que celui-ci n'a pas encore de commandement d'armée. Là-dessus des objections, qu'il avait peut-être prévues, se sont élevées. Pourquoi n'iriez-vous pas en Angleterre ?... Cette question, il l'avait vu venir. Il feint de décliner l'offre par modération, par humilité. M. de Biron y serait beaucoup mieux en place que lui. Ses qualités sont à une énorme distance de celles de M. de Biron. Le ministre de Lessart, qui tient à son premier choix, a répliqué que c'était justement parce qu'on trouverait extraordinaire que lui Talleyrand allât à Londres, en ces conditions difficiles, qu'on l'y jugerait très bon. De cette manière force serait-il de s'apercevoir, par contre-coup, à Vienne et à Berlin, qu'on avait des intentions sérieuses, à Paris. Talleyrand a remis sa réponse, au soir, par avance décidé à ce qu'elle soit une acceptation.

Son ami de Narbonne est au département de la guerre et l'influence dont il dispose s'étend aux autres parties du Gouvernement ; il a les sympathies de la cour, et la majorité de l'Assemblée lui est acquise ; ses qualités de clairvoyance et d'intuition, de bonne grâce en toutes choses[22], inspirent, malgré sa légèreté naturelle, de grands espoirs ; on le dit et le répète, pour le meilleur contentement de ses amis et pour la plus vive satisfaction de Mme de Staël, son Égérie, dont le bonheur serait au comble si elle pouvait faire de lui un premier ministre, afin d'être avec lui maîtresse aux affaires[23]. Tout concorde à encourager Talleyrand.

L'occasion s'offrait exceptionnelle de tenter hors de France une action éminemment utile : il aurait eu grand tort de ne point la saisir. Une ambassade, lui insinuait récemment Governor-Morris, ne serait-ce pas le vrai moyen de faire sa fortune et de se tenir en évidence sans trop se compromettre ? A défaut d'ambassade réelle, il irait en Angleterre, comme à titre privé, observant sur place les tendances, les opinions, les indices des événements ; et, sur les rapports qu'il enverrait au ministère français, on aviserait à combiner des éléments de négociations. Il se déclara prêt à partir, espérant bien — surtout si on lui adjoignait Biron, qui possédait, à Londres, des amitiés fortes et remuantes, — monter contre Pitt, le protagoniste de la coalition, de formidables cabales.

Une alliance anglaise, resserrée par un traité de commerce, c'était l'objet primordial de ses vues, c'était le plan à longue portée auquel il restera toujours fidèle, à travers les bouleversements de la guerre générale, par-delà la Révolution et l'Empire, en 1792, en 1814, en 1830.

L'importance de son voyage, tout démuni qu'il fût d'aucun caractère officiel, n'avait pas échappé aux souverains et aux hommes d'État engagés dans la lutte contre la France. Rien ne pourrait arriver de plus nuisible à nos desseins que le succès d'une telle alliance, écrivait, le 1er février 1792, le roi de Sardaigne Victor-Amédée III, qui s'était retourné vers la Prusse et l'Empire, dans l'inquiétude où l'enfermait l'abstention de la Grande-Bretagne. L'Autriche et l'Empereur s'étaient émus. Valdec de Lessart avait dû prendre les devants et rassurer leurs doutes. Le voyage de l'évêque d'Autun, mande-t-il à l'ambassadeur de Noailles, n'a d'autre raison d'être que de calmer l'opinion.

***

Telle était la situation générale, au moment où se rendait à Londres l'ancien collègue de Mirabeau au Comité diplomatique et le futur négociateur des traités de Vienne. Ses premières passes diplomatiques eurent l'intérêt d'une savante école. Sur ce terrain il rencontrait William Pitt, — le fils du grand Chatam, le contraste vivant des principes de son père — William Pitt, le personnage à la double conscience, si plein de vertus en son existence privée et si dénué de morale en sa vie politique ; si souple avec tant de raideur, si tenace avec si peu de franchise : Pitt dont lord Grey a dit ce mot terrible : Il n'a jamais proposé une mesure que dans l'intention de tromper la Chambre. Dès le début, il fut apostat complet, déclaré. Au surplus, l'ennemi acharné de la France.

Lord Grenville, cousin de Pitt, secrétaire d'État aux affaires étrangères, venait d'être prévenu officieusement par son ambassadeur a Paris, lord Gower, de la mission particulière de Talleyrand. Ce comte Gower, premier duc de Sutherland, en avait été lui-même instruit, le 19 janvier, et comme d'une manière toute fortuite, dans un dîner, par le ministre de Lessart, qui lui avait fait savoir, avec cela et puisqu'on en causait, que sans doute, monsieur l'évêque, aurait à prendre le plus long de la route. C'est qu'en effet Talleyrand devait se détourner du chemin direct, toucher Valenciennes, s'y rencontrer avec le duc de Biron, celui-ci ayant un ordre écrit de l'accompagner en Angleterre. Biron, comme Talleyrand, s'était attaché, depuis longtemps, à l'idée du rapprochement entre les deux pays. Il se savait, à Londres, des amis capables d'être utiles diversement à l'évêque d'Autun. On avait donc au mieux assorti les convenances de personnes en cette affaire. Du ministre de la guerre Louis de Narbonne en était venue la pensée : car, il l'annonçait de la manière suivante à son cher Lauzun :

J'ai imaginé, mon ami, que le petit tour en Angleterre serait excellent pour ta jaunisse et j'espère bien que je ne me suis pas trompé.

D'un cœur satisfait Talleyrand et Biron accomplirent le reste du voyage. Avant de toucher terre. ils étaient déjà dans les papiers publics. On avait commencé par écrire de Talleyrand, à Londres, qu'il y perdrait sa peine, qu'il avait eu des conférences avec Pitt et n'en avait rien obtenu. Nouvelle au moins prématurée, quand leur première entrevue n'avait pas encore eu lieu !

Il avait en main une lettre de présentation destinée à lord Grenville. assez vague en l'espèce, et ne pouvant lui servir de lettre de créance puisque, aux ternies de la Constitution[24], défense lui était faite d'exercer aucun rôle public autrement... qu'en apparence. Étrange situation que celle-là ! Talleyrand avait à négocier des intérêts d'une importance capitale pour le maintien de la paix. Il était chargé d'en exposer les raisons à des ministres étrangers mal disposés à les entendre, hostiles presque de parti pris ; il devait s'en acquitter auprès d'eux avec tact, souplesse, autorité ; et, cependant, force lui était de leur apprendre qu'il était là sans caractère, sans qualification officielle et réelle. De sorte que, parlât-il le mieux du monde, il était privé des moyens d'inspirer aucune confiance solide[25].

Cette lettre, écrivait de Lessart, à lord Grenville, sera remise à Votre Excellence par M. de Talleyrand-Périgord, ancien évêque d'Autun, qui se rend en Angleterre pour différents objets, qui l'intéressent personnellement.

Et des considérations suivaient, à la louange de sa réputation d'esprit, de ses qualités personnelles, de la distinction de ses talents :

M. de Talleyrand, en qualité de membre de l'Assemblée constituante, n'est susceptible d'aucun caractère diplomatique. Mais comme il a été à portée d'étudier nos rapports politiques, surtout ceux que nous avons avec l'Angleterre, je désire que Votre Excellence s'en entretienne avec lui, et je suis assuré, d'avance, qu'il la convaincra de notre désir de maintenir et de fortifier la bonne intelligence, qui subsiste entre les deux royaumes.

S'y employer par tous les moyens permis à une adresse persévérante était le plus ferme désir de Talleyrand. Ce n'était pas une mince entreprise. Il put s'en former l'opinion, dès sa première visite à la cour. Le roi, ennemi personnel de la Révolution française, l'avait accueilli avec une froideur marquée. La reine avait témoigné plus d'éloignement encore en ne sortant point de la résolution qu'elle avait prise de ne pas lui adresser un seul mot. Si l'opinion du peuple était bien voulante à l'égard de la nation française, s'il avait pu s'en convaincre en lisant sur les murs de la cité ces mots charbonnés en gros caractères : No war with French, par contre, il n'avait pas eu à se méprendre sur les prédispositions du cabinet de Saint-James. Très clairement percevait-il que le ministère anglais envisageait avec une intime satisfaction les embarras où se débattait le gouvernement intérieur d'un pays rival de ses intérêts de commerce et que l'Angleterre elle-même avait le plus grand avantage à voir se perpétuer cet état de crise anarchique, dont les embarras ajoutaient à la sécurité du voisinage[26].

Quant à la société anglaise, elle avait eu quelque étonnement, dès les premières apparitions de Talleyrand, chez elle, à l'examiner, à l'entendre, avec sa politesse froide, son air d'examen, sa tenue de langage réservée, sentencieuse et si différente de la vivacité habituelle du caractère français. Ces dehors eussent dû lui concilier, là, des sympathies, si les terribles événements qui se passaient en France n'y avaient pas eu une répercussion trop fâcheuse. Il s'ingéniait à détruire la prévention établie sinon contre sa personne, du moins contre le rôle dont il était investi. Cette prévention demeurait la plus forte. On y jugeait sans indulgente le parti auquel on le croyait attaché et par lequel il y était le plus connu.

Ses affaires n'allaient guère mieux du côté de son gouvernement. Le ministère, qui avait adopté le projet

de mission, maintenant faisait le mort, tout prêt à l'abandonner, chaque fois que se dénonçaient des dissentiments, des résistances. Le parti Lameth et Barnave battait, ouvertement en brèche l'entreprise. De coupables indiscrétions traversaient les desseins du représentant de la France. Quant à ceux qui partageaient en principe ses idées sur l'importance extrême, en cas de guerre continentale, d'une neutralité prononcée de l'Angleterre, il n'obtenait de leur concours que des intentions sans efficace, des demi-volontés soumises aux fluctuations du découragement ou du regret. Il n'en était qu'à ses premières démarches, et déjà le bruit circulait qu'on avait délégué quelqu'un à Londres — Governor-Morris, prétendait-on — expressément dans le but de contrarier ses négociations particulières avec les ministres anglais. Et ce n'était pas son coadjuteur Biron, qui pouvait lui être d'un secours quelconque, en pareille encombre, se trouvant, pour son compte, dans une situation fort désobligeante et qui tenait à des raisons individuelles. Narbonne l'avait engagé en de certains marchés de chevaux pour les troupes, qui avaient très mal tourné pour lui. De faux billets mis en circulation sous son nom, des créances justifiées ou non auxquelles il n'avait pu faire honneur

dans le délai prescrit, une plainte déposée contre lui — sur une somme de quatre mille cinq cents livres sterling, jointe au reste — avaient été cause que ce noble personnage, chargé d'une négociation en Angleterre pour le roi de France et la nation française, avait été arrêté, mis en prison comme le phis simple des citoyens et que, malgré les requêtes portées devant milord Kennyon, président du Banc du roi, il attendait, sans l'obtenir, son élargissement. Beaucoup de bruit s'était fait autour de l'incident, avec un peu de ridicule jeté sur les circonstances qui l'avaient produit et sur les marches et contre-marches, que ses fâcheuses suites avaient imposées à M. de Talleyrand[27].

Les épines, dont la mission de l'évêque était hérissée, le peu d'aide qu'il avait à espérer de ceux qui avaient le meilleur intérêt à le seconder, ne l'empêchaient point d'avancer avec suite ses travaux d'approches, et sans laisser s'amoindrir en lui cette contenance de force et de volonté. qui seule est capable d'en imposer. Le non-caractère, qui était son attribut bizarre, il sen réclamait par prévoyance, comme pour être en mesure de pouvoir dire, un jour, au cas où n'auraient pas abouti ses efforts. que son insuccès personnel n'était pas une réponse pour la France. Il n'avait pas ce titre d'ambassadeur[28], dont il lui semblait si pressant qu'un honorât et fortifiât quelqu'un d'autre à défaut de lui-même ; cependant, son autorité propre en remplissait l'office. Il parlait, écrivait, entrait en affaires, comme le fondé de pouvoirs le plus agissant. Malgré tant de gênes embarrassant ses démarches, ses pas, ses visites, les tractations prudentes de Talleyrand ne s'étaient pas dépensées en des soins inutiles. Avec une habileté supérieure contournant les obstacles amoncelés devant lui, il était parvenu à arracher au gouvernement britannique une promesse positive, celle de rester neutre, même si la France envahissait la Belgique, pourvu qu'elle respectât le territoire de la Hollande. En outre, il était arrivé à obtenir des ministres de Georges III la reconnaissance du gouvernement issu de la Constitution de 1791. C'est ce double résultat, qu'il allait rapporter en France, au mois de juillet 1792, quand les fureurs révolutionnaires n'avaient pas encore rendu vaine l'œuvre des négociateurs.

On pouvait espérer davantage, à cet instant précis où l'Angleterre, pour ses intérêts présents, était conduite à chercher, à désirer le repos. Des difficultés survenues dans l'administration de l'Inde, des réformes financières promises sinon entamées et les rapports troublés de la couronne avec les communes, chargeaient assez le gouvernement, Pitt se sentait assez d'affaires sur les bras sans y ajouter les embarras d'une guerre. Il se montrait pacifique, presque ami de la France, et à ceux qui s'en étonnaient, il avait répondu : Peut-on haïr toujours ?

Néanmoins, Talleyrand ne revenait pas de son voyage aussi satisfait qu'il l'eût souhaité. Trop de soupçons, de mesures dilatoires, de compromis s'étaient interposés entre son gouvernement et lui-même, commissaire sans titre de la nation française. D'autre part, il avait eu à faire état, dans les derniers jours, d'un refroidissement sensible, à son égard, des ministres anglais qu'il commençait à gagner et qui le voyaient avec déplaisir fréquenter les chefs de l'opposition.

L'évêque ne s'était pas décidé, de prime saut, à venir donner des explications à Paris. Il avait eu la fantaisie d'une excursion reposante en Écosse et s'apprêtait à la contenter. Puis, il s'était ravisé ; le 10 mars 1792, il annonçait en ces termes à Valdec de Lessart son dessein de repasser en France :

J'arrive, Monsieur, et j'attends avec impatience le moment où je pourrai avoir l'honneur de vous voir. Je vous renouvelle tous mes hommages.

Il ne vit pas le moment, que réclamait son impatience. Car, le jour même où sa dépêche fut écrite, Brissot avait fait voter un décret d'accusation contre de Lessart, aussitôt arrêté. Le changement était de tous les jours, en ces heures de turbulence. Un nouveau remue-ménage s'était opéré dans la direction des affaires. Son ami de Narbonne n'était plus au ministère. Les scellés avaient été apposés sur les papiers du malheureux de Lessart[29]. On était dans une extrême agitation. Talleyrand ne s'attarda pas à pleurer les vaincus, mais vit à s'orienter différemment. De grands événements avaient eu lieu pour la France et l'Europe, tels que la mort de l'empereur Léopold, dont l'humeur conciliante et pacifique retenait les belliqueuses ardeurs de son entourage. Était-ce la guerre, pour le lendemain ? Le rôle à tenir s'indiquait. Talleyrand formulait en peu de mots un système complet de politique générale :

Beaucoup intriguer en Allemagne, parler d'une manière très haute à l'Espagne et à la Sardaigne et négocier amicalement avec l'Angleterre.

Voilà le plan qu'il conseillait de suivre.

Il se ménagea des arrangements du côté de la Gironde et de son ministre Dumouriez, transigea sous le manteau, avec la Montagne et s'arrangea de sorte qu'il fut désigné pour reprendre la dernière partie de son programme[30]. Le décret de la dernière Assemblée, ce malencontreux décret, ne permettait toujours point qu'il fût le titulaire de la fonction, qu'il avait à remplir. On nomma, pour sauver la forme, un ministre plénipotentiaire, c'est-à-dire le jeune marquis de Chauvelin, l'un des maîtres de la garde-robe du roi, ami de Louis de Narbonne et de Talleyrand. Mais, d'avance, il avait été convenu que ce ministre serait entièrement dans sa main, qu'il ne pourrait rien faire seul et de lui-même et qu'il ne serait autre que le prête-nom de M. de Périgord. Chauvelin n'avait pas eu à s'y tromper ; même avait-il hésité, voyant qu'on lui donnait un grand titre en lui enlevant la réalité du pouvoir, à se rendre en Angleterre dans ces conditions subordonnées. Il s'y était résigné par discipline civile et par raison.

Le 23 avril, Chauvelin quitta Paris pour aller à son poste. Talleyrand ne se mit en route que peu de jours après ; il tenait à emporter lui-même la missive importante, qu'il avait conseillé d'écrire : la lettre du roi Louis XVI au roi Georges III.

Bien que Dumouriez se fût flatté d'ouvrir une négociation d'un genre nouveau[31] et qu'il en attendit les meilleurs effets, ceux qu'il en avait chargé n'eurent point la partie facile.

Cette seconde mission à Londres, telle que l'avait combinée Talleyrand, pouvait écarter bien des obstacles et rompre le concert des souverains coalisés, au moment où il se formait. Elle n'en eut pas le succès. La Révolution française provoquait trop d'inquiétudes par sa marche précipitée, allait trop vite aux partis extrêmes. Son esprit de propagandisme élargissait trop violemment le cercle de la méfiance. Les hommes d'État anglais haussèrent le ton. On parvint malaisément à s'entendre. Et puis, comment construire sur un sol qui tremble ? Comment traiter avec un trône qui s'écroule ?

Tandis qu'il s'appliquait à conjurer tant d'éléments rivaux, son zèle patriotique était fortement mis en suspicion. Des agents secrets rôdaient dans son ombre, interprétant à faux ses rapports avec les membres du gouvernement anglais, s'attachant à ses pas, sans qu'il en eût connaissance, notant et présentant sous de fâcheuses couleurs ses attaches personnelles avec des émigrés, captant tous les symptômes susceptibles de se retourner contre lui en sujets de défiance et chargeant d'insinuations perfides leurs rapports expédiés de Londres à Paris. Le fait de s'être mêlé à la Révolution n'avait pas empêché qu'il gardât en soi le fond inaliénable des idées et des goûts aristocratiques. Il n'avait pas perdu le contact avec des gens de son monde — tels que le comte de Vaudreuil et Mme de Flahaut — qui n'était évidemment pas celui des Jacobins. On avait particulièrement, que sa mémoire d'ancien abbé de cour avait eu de brusques réveils à l'égard de la célèbre favorite, qui protégea ses premières ambitions. On l'avait vu chez Mme Du Barry nouvellement arrivée à Londres, afin d'y suivre un procès qui l'occupait depuis plusieurs années, et dont la cause était le vol de ses diamants. Elle s'était installée avec la duchesse de Brancas, dans une maison garnie de Burton Street au Berkeley Square, que leur avait cédée Mme de La Suze. La duchesse de Mortemart, fille du duc de Brissac — un ami qui lui fut cher d'une amitié très intime[32] — l'y avait rejointe et c'était tout un foyer, à Burton Street, d'anciens familiers de la cour : l'abbé de Saint-Phar, le comte de Breteuil, Bertrand de Molleville, la princesse d'Henni y logeaient également : Alors âgée de près de quarante-sept ans, ayant conservé assez de traces de ses charmes[33] pour laisser concevoir Pellet qu'avaient pu produire, à son aurore, la douce expression de ses yeux bleus bien ouverts, l'éclat de sa chevelure blonde, la joliesse de sa bouche et l'air de volupté, qui respirait en toute sa personne, elle tenait salon de ci-devant seigneurs. On se rendait, volontiers, chez elle, où l'on jouait gros jeu, comme aux anciens jours. La société anglaise l'avait accueillie non seulement avec indulgence, mais avec une sorte de curiosité sympathique. Elle allait à Windsor pour être présentée à Georges III par le duc de Queensberry. L'aristocratie britannique s'était, en sa faveur, défaite de son habituelle sévérité. Enfin, elle fréquentait chez Narbonne, où l'amitié conduisait souvent Talleyrand.

Ce genre de relations avait des inconvénients pour le bon renom d'un serviteur de la République ; on les représentait comme des intelligences suspectes appelant les regards de l'inquisition policière. Le 16 octobre 1792, l'un de ses argus écrivait au ministre des Affaires étrangères :

Noël soutient, et je ne suis pas éloigné de le croire, que Reinhart considérait Chauvelin comme un homme léger et changeant dix fois de manière de voir dans peu de temps. Un fait positif est que le prélat dîne souvent avec Narbonne et Mathieu de Montmorency et soupe ensuite avec Chauvelin ; ces messieurs se transvasent ; c'est à nous à voir si nous avons encore à louvoyer.

On l'accusait nettement d'intriguer à Londres, pour le compte du duc d'Orléans.

À grand'peine avait-il obtenu de lord Grenville une note portant que le cabinet anglais se désintéresserait de ce qui se passait en France, pourvu que la France elle-même respectât les droits des puissances alliées de l'Angleterre. Il y avait lieu de s'estimer satisfait d'avoir emporté cela, tout au moins : si ce n'était pas l'alliance c'était la sécurité promise, pour les côtes françaises, qu'elles ne seraient point dévastées par la flotte britannique, tandis que les ennemis du continent inondaient la frontière. Le ministre, l'Assemblée, les journaux décernèrent des éloges mérités à la sagesse et à la dextérité des négociateurs. Hélas ! leur œuvre à peine commencée était déjà compromise et le succès espéré plus qu'à moitié perdu. Lorsque Talleyrand, avant obtenu un congé de quinze jours, vint pour s'expliquer de vive voix avec le successeur de Dumouriez, Scipion de Chambonas, il tomba, dans Paris, en pleine fermentation populaire. Et c'était, en haut, l'anarchie gouvernementale. Chambonas avait cédé la place à Du Bouchage, qui la devait repasser à Sainte-Croix. Le Conseil constitutionnel du département de la Seine, dont Talleyrand fut un des membres, est tombé sous les coups des Jacobins. Il se sent lui-même suspect. On l'appelle, maintenant, pour caractériser la couleur indécise de ses opinions le métis patriote. Les gens de sa connaissance se gardent de lui comme d'une relation dangereuse. Le terrain se fait brûlant sous ses pieds. A Londres, l'émeute du 20 juin et la révolution du 10 août ont eu un retentissement énorme et fâcheux. Tout a été remis en question.

Les violences de la Révolution française, à l'intérieur, rendaient. la situation de ses agents, intenable à l'extérieur. De plus des affiliations jacobines couvraient le sol britannique ne parlant de rien moins que de jeter bas William Pitt et de renverser la royauté anglaise. Talleyrand et Chauvelin durent se défaire de leur dernière illusion ; ils annoncèrent à leurs amis politiques que la neutralité de l'Angleterre n'était plus à espérer et que, bien au contraire, son cabinet se mettrait à la tête de la coalition pour mener la guerre à outrance.

***

Talleyrand ne se laissa pas surprendre, à Paris, par la Terreur. Au moment critique on s'embrasait l'atmosphère, il s'était souvenu de l'homme qu'on appela le Mirabeau de la populace. Danton et lui, ils avaient été élus à peu de jours de distance, administrateurs du département de la Seine. Ils s'étaient plusieurs fois rencontrés, avaient échangé des idées et des vues, et Danton, tout à l'heure, lui redemandera des conseils sur des points de la politique étrangère. En considération de tous ces rappels à ses sympathies, ne lui rendrait-il pas un urgent service, ne lui délivrerait-il pas un passeport, qui lui permît de repartir pour Londres ? Danton ne résista pas à lui en faire la promesse[34]. Il l'avait chargé de préparer la circulaire destinée à notifier et à faire accepter, s'il était possible, aux cabinets de l'Europe l'établissement du gouvernement provisoire. Talleyrand devrait, en outre, redoubler de démarches et d'efforts pour maintenir la neutralité anglaise. Il brûlait de s'y employer. Mais il n'avait toujours point son passeport. Le Conseil exécutif le lui avait d'abord refusé nettement et sèchement. La crainte et l'impatience, à la fois, le tenaient en fièvre, tant il avait hâte de se dérober au péril des factions en fureur. A chacun de ceux qu'il avait occasion de voir et dont le sort l'intéressait, il ne cessait de répéter : Éloignez-vous de Paris. Lui, n'attendait que son papier, pour fuir aussitôt, sous un prétexte légal. Il pressait Danton d'intervenir, de ne pas l'abandonner, de lui donner les moyens prompts de servir la France, — distance et en sûreté. Il aurait tant à dire, tant à faire, là-bas, ne serait-ce que pour négocier l'établissement d'un système uniforme de poids et mesures ! Il multipliait ses démarches, au ministère de la Justice ; et c'est à l'occasion d'une de celles-là que Barère prit en note, pour ses mémoires, qu'il avait rencontré, le 31 août, à 11 heures du soir, place Vendôme, M. l'évêque Talleyrand en culotte de peau, avec des bottes, un chapeau rond, un petit frac et une petite queue, et tout prêt à sauter dans une chaise de poste. Enfin, il eut, le 7 septembre, le précieux laissez-passer et n'attendit pas une minute de plus à le mettre en usage.

Un passeport... Rien n'était moins commode à obtenir, en ces jours de suspicion universelle, que ces permis de circulation hors des frontières, que ce droit de changer de place et de pays, selon le besoin qu'on en avait. Le 28 juillet 1792, l'Assemblée décrétera qu'aucun passeport pour sortir du royaume ne sera distribué aux citoyens français, sauf à ceux ayant, une mission du gouvernement, aux négociants et aux gens de mer. Un peu plus tôt, un peu plus tard, Talleyrand eût émigré, quoiqu'il se soit défendu d'en avoir eu le dessein ; mais il avait agi d'adresse et trouvé la manière heureuse de quitter la France, en mandataire du gouvernement. Bien mieux il s'était fait donner des ordres positifs pour ce départ. Il était temps, en vérité, qu'il touchât au port d'asile. Les ci-devant évêques n'étaient. pas plus en odeur de vertu, dans les jacobinières, que les ci-devant seigneurs. Or, il était des uns et des autres. Le voyons-nous bien ce patricien, se rencontrant avec des hommes de l'espèce d'Hébert, qui jugeait les porteurs d'eau de Paris trop aristocrates ! S'il fût demeuré, quelques jours de plus, on l'eût enveloppé, sans aucun doute, dans la destruction des constitutionnels, qui commencèrent bientôt à tomber sous la hache des Jacobins. Tout habile qu'il pût être il n'eût pas échappé à la loi des suspects, qui retenait dans ses mailles un chacun et tout le monde, à volonté, sur la foi d'une dénonciation.

***

De .fait le rôle diplomatique de Talleyrand avait pris fin, au 10 août, malgré qu'il eût marqué le désir sincère de la continuer[35]. Il ne lui restait plus à entretenir dans la capitale de l'Angleterre que des intérêts et des relations de société. Les maisons du marquis de Hastings, le fameux gouverneur général des Indes, de l'illustre philosophe Priestley, de George Canning, de Samuel Romilly, de Bentham, de Charles Fox, furent de celles où, pendant l'effroyable année 1793, des sympathies supérieures s'attachèrent à lui rendre agréable le séjour de Londres. Son couvert était souvent mis chez le marquis de Lansdowne, l'ancien principal secrétaire d'État hostile à la politique de Pitt, ami de la France, sinon de la Révolution, et dont l'intelligence élevée, la conversation vive et abondante le consolaient de n'entendre plus causer, à Paris. Le marquis de Lansdowne avait celte délicate attention de l'avertir, chaque fois que se trouvait chez lui quelque personnage distingué, dont la connaissance était susceptible d'intéresser Talleyrand. Encore dînait-il chez Stone, à Hackney. Un poète de grande fortune et de beaucoup de talent — deux qualités qui vont rarement ensemble — Samuel Rogers se souvint de s'être rencontré à la table de ce dernier avec Vox, Sheridan, Mme de Genlis et Talleyrand. On goûtait infiniment, en société, Charles Fox, parce qu'il joignait à la supériorité de l'esprit, à la généreuse passion du bien, le charme du naturel, et, comme l'exprimait Grattan, une grandeur négligente. Ce soir-là, il se mêlait peu à la, conversation, mais s'occupait beaucoup d'un enfant, qui était là, son fils naturel et le portrait vivant du père ; il l'enveloppait d'un regard baigné de tendresse, mais ne s'entretenait avec lui que par signes. N'est-ce pas étrange, fit observer Talleyrand à Samuel Rogers, de dîner avec le plus grand orateur de l'Europe et de le voir parler exclusivement avec ses doigts ! Le révérend Sydney Smith[36], qu'on a surnommé le Talleyrand des essayistes et des membres du clergé anglais, avait connu aussi, dans la même année, le célèbre diplomate. C'est ainsi qu'il avait pu se rendre compte, un jour, du peu d'illusions que l'évêque d'Autun nourrissait en son aine sur la moralité ecclésiastique. En sa présence Sydney Smith se jouait de propos humoristiques avec son frère Bobus, qui commençait alors sa carrière d'avocat : — Souvenez-vous, Bobus, lui disait-il, que, lorsque vous serez lord chancelier, vous me confierez un des meilleurs bénéfices, à votre nomination. — Oui, mon ami, répondit l'autre : mais d'abord je vous ferai connaître toutes les bassesses dont les prêtres sont capables. A ces mots, levant les mains et les veux au ciel, Talleyrand s'était écrié : Mais quelle latitude énorme !

Ainsi passait-Il le temps, à Londres, en la terrible année 1793. Dans l'intervalle il avait réalisé un agréable voyage dans le comté de Surrey, à Mickleham, où il avait eu la joie de retrouver toute une colonie d'émigrés, de son monde et de sa compagnie. Mme de Staël, arrivée de France. venait de s'y installer, dans une propriété vaste et belle, dont le maître Dl. Locke, riche, accueillant. lui avait offert la jouissance pour elle et ceux qui lui étaient chers. Narbonne et son ami d'Arblay, Mathieu de Montmorency, Malouet, Jaucourt et Mme de La Châtre, qui ne pouvait pas être où n'était pas Jaucourt, l'y avaient rejointe. Elle formait le centre d'une colonie charmante, où elle avait répandu, comme partout où elle passait, l'excitation et la vie. La princesse d'Hénin et Lally-Tollendal avaient augmenté de leur présence l'agréable réunion, qu'allait rehausser du plus vif intérêt l'arrivée de Talleyrand, l'incomparable ami comme l'appelait, avant la brouille, Mme de Staël. Favorisés sur tous les points, les hôtes de Jupiter-Hall avaient pour voisins de campagne le docteur Burney et ses filles mistress Philipps et miss Fanny Burney — l'auteur d'Evelina —, réunissant en leurs trois personnes, le savoir, l'esprit, la grâce et le talent. Tous ensemble ils causaient, se promenaient, quand ils ne se livraient pas à d'aimables jeux de société. Ou bien, on écoutait parler Mme de Staël et Talleyrand. De tous les émigrés qui fréquentaient Mickleham, le plus charmant, au gré de miss Burney, était Talleyrand. Peut-être, en son cœur, avait-elle excepté de la comparaison le général d'Arblay auquel elle se fiança. L'impression flatteuse que lui avait inspirée Talleyrand, elle ne l'avait pas eue tout de suite, mais comme elle y avait été conquise, après : C'est incroyable, écrivait-elle[37], la convertie qu'a faite de moi M. de Talleyrand ; je le considère à présent, comme le premier et le plus délicieux des membres de cette exquise compagnie... Ses propos sont merveilleux autant par les idées qu'il remue, que par l'esprit qu'il déploie. Puis, le groupe s'était désagrégé. Mme de Staël avait regagné la Suisse et Coppet où la rappelait son mari. Talleyrand avait réintégré sa maison de Wood stock-street, quoiqu'il la trouva trop chère[38], ses ressources d'exil étant fort limitées. Il allait, le soir, dans le monde, employait les matinées à écrire et, le reste du temps, méditait sur la marche des événements. Réduit au rôle de témoin à distance, éloigné de ces événements dont il avait espéré modifier le cours, il eut à constater, d'abord, qu'on allait prendre exactement, dans les rapports des deux nations, l'envers de sa politique. Il n'est plus question d'un accord entre l'Angleterre et la France. Les esprits sont montés, de part et d'autre, au ton d'une complète hostilité. L'antagonisme des vues est fondamental. L'or anglais est prit à sortir de ses caisses profondes pour ravitailler les armées désunies de la coalition. En France, le Comité de Salut public, par l'organe de Merlin de Thionville, n'a pas de termes assez rudes pour flétrir cette puissance odieuse. Le pugnent ipsi nepotes répond au delenda Carthaga ! double anathème lancé avec autant de force des deux côtés du détroit[39]. Encore un laps de temps bien court et la situation de Talleyrand sera telle qu'il se verra tout à la fois, en France, dénoncé. à la vindicte populaire par Robespierre et Marat, et, en Angleterre, proscrit par William Pitt et Grenville.

Dans la séance de la Convention du 7 décembre 1792, il avait été décrété d'accusation : c'était deux semaines après qu'il eut, en un long mémoire envoyé de Londres, éclairé le Conseil exécutif sur les intentions véritables de Pitt, qui le traita d'homme profond et dangereux, sans doute pour les avoir si bien pénétrées. A Paris, faisaient rage les émeutes et les massacres. La démocratie française, glorieuse en face de l'ennemi par ses élans de patriotisme et l'éclat de ses armes, avait revêtu, à l'intérieur, ce caractère effréné, qui ne lui laissera d'autre remède que de subir un maitre tout puissant. La tourbe républicaine, dont un Louis XV avait pressenti le soulèvement confus, était, maintenant, une terrifiante réalité. Nulle envie ne poussait Talleyrand à se rejeter dans la fournaise, sachant, de reste, qu'il n'en sortirait pas vivant. Que faire ? écrivait-il mélancoliquement à Mme de Staël, en octobre 1793. Que faire ?... Attendre et dormir si l'on peut.

A l'étranger, de jour en jour, l'atmosphère ambiante lui devenait plus lourde à respirer. Entrevoyant des mesures factieuses, qu'on tenait suspendues sur sa tête[40], il écrivit au grand-duc de Toscane pour lui demander, en ses États, un asile, qui ne lui l'ut pas accordé[41]. De la rive anglaise, il envisageait avec tristesse les dates du martyrologe nouveau, si promptes à s'entasser, depuis l'exécution du roi. Tandis qu'il espérait le retour d'un peu de justice et de lumière au milieu de ces ombres sanglantes, l'ordre lui fut signifié, le 28 janvier 1794, de quitter l'Angleterre, dans les cinq jours, parce qu'on l'y considérait comme un hôte dangereux[42]. Il essaya de fléchir les rigueurs britanniques en invoquant la droiture de ses intentions :

Je suis venu en Angleterre, écrivit-il à lord Grenville, jouir de la paix et de la sûreté personnelle, à l'abri d'une Constitution protectrice de la liberté et de la propriété. J'y existe, comme je l'ai toujours été, étranger à toutes les discussions et à tous les intérêts de partis et n'ayant pas plus à redouter devant les hommes justes la publicité d'une seule de mes opinions politiques que la connaissance d'une seule de mes actions.

Il ne gagna point sa cause. Lord Grenville n'ignorait pas qu'il avait eu d'autres raisons de se rendre en Angleterre, une troisième fois, que d'y chercher le repos, niais qu'il avait employé une bonne partie de ces loisirs à composer des mémoires pour Danton. On l'engageait — des voix amies — à ne pas s'éloigner encore. On eût fait des démarches. Une maison située sur le rivage de la mer se serait ouverte à lui comme un refuge, il y aurait attendu des nouvelles meilleures et tranquillisantes. Il ferma l'oreille à ces sollicitudes et décida qu'il céderait aux passions du jour. Sa condition matérielle devenait, autant que sa condition morale, difficile et douteuse. A bout de ressources, il avait. dû vendre sa bibliothèque, dont le produit, sept cent cinquante livres sterling, restait sa seule fortune. Si faible que pût être sa vocation personnelle pour le martyre, il acceptait d'une Cime quasi sereine des épreuves, qu'il prévoyait de peu de durée et d'un poids très supportable. Si tempérée que fût son imagination et si peu disposé qu'il se sentit aux inutiles sacrifices, il eût presque regretté de n'avoir pas eu sa part dans les injustices des hommes et de passer comme inaperçu dans la rage de persécution, qui sévissait de tous côtés. En ces temps de trouble universel, quelle existence hors du commun ne se frit jugée trop insipide sans quelque tumulte intérieur ? Le sol de la France tremblait. L'idée seule n'était plus soutenable d'exister à Paris, en pleine sans-culottide. La terre d'asile, qu'il avait espéré trouver, en pays anglais, le rejetait. Il s'embarqua pour l'Amérique.

 

 

 



[1] Ainsi, après l'arrestation de Varennes, pressentant le 10 août et remplie d'épouvante pour la famille royale, Mme de Staël rédigera, vers le milieu de 1792, un nouveau plan d'évasion des Tuileries, qu'elle enverra au comte de Montmorin, mais ne sera pas écoutée.

[2] Dans la dernière de ces entrevues, où le comte d'Artois avait signifié à Talleyrand l'intention formelle du roi de céder plutôt que de faire verser une goutte du sang en opposant la force des armes aux mouvements populaires, la conclusion du 'prince avait été celle-ci : Quant à moi, mon parti est pris ; je pars, demain matin, et je quitte la France.

Alors, Monseigneur, il ne reste donc plus à chacun de nous qu'à songer à ses propres intérêts, puisque le roi et les princes désertent les leurs et ceux de la monarchie.

En effet, c'est ce que je vous conseille de faire. Quoi qu'il arrive, je ne pourrai vous blâmer ; et comptez toujours sur mon amitié.

[3] Motion de Mgr l'Évêque d'Autun sur les mandats impératifs, in-8° de 20 pages.

[4] Voici de quelle douce façon il le traitait, dans une lettre à l'un de ses amis :

Paris, rue Sainte-Anne, 28 avril 1787.

Ma position assombrie par l'infâme conduite de l'abbé de Périgord est devenue intolérable. Je vous envoie, sous cachet volant, la lettre que je lui répète ; jugez-la et envoyez-la-lui ; car j'aime à penser que cet homme vous est inconnu, et je suis bien sûr, au moins, qu'il devrait l'être à tout homme honnête de votre temps. Mais l'histoire de mes malheurs m'a jeté entre ses mains, et il me faut encore user de ménagement avec cet être avide, bas et intrigant. C'est de la boue et de l'argent qu'il lui faut. Pour de l'argent il a vendu son honneur et son ami ; pour de l'argent il vendrait son âme, et il aurait raison ; car il troquerait son fumier contre de l'or.

Comme son terrible père, dit l'Ami des hommes, Mirabeau l'aîné était un grand débrideur d'injures, quand la colère le tenait.

[5] La terre me brûle les pieds à Paris, écrit tout franchement Mme de Nermont à un ami... Mais, aussitôt que je saurai sur quoi compter, comme je décampe ! (Archives nation., W 274, dossier 59, 4e partie, n° 28.) Elle s'y laissera surprendre, pourtant ; le 7 ventôse an II, elle fut mise en état d'arrestation, comme ex-noble et pour cause de relations suspectes arec des émigrés. Incarcérée aux Carmes, elle fut rendue à la liberté, le 12 vendémiaire an III.

[6] Lettre aux auteurs de la Chronique de Paris, 8 février 1791, publiée dans le Moniteur universel, t. VII, p. 324.

[7] Séance du 8 août. Deux jours auparavant, Buzot avait lancé cette phrase, qui se perdit dans lé bruit : Je soutiens que les biens ecclésiastiques appartiennent à la nation...

[8] Je voulais que le clergé proposât d'acheter an gouvernement la loterie royale pour la supprimer, etc. (Mémoires, t. Ier, p. 52.) Ce qu'on oublie trop souvent de rappeler, à propos de sa motion de la remise des biens du clergé à la nation, c'est qu'il avait exprimé, le même jour, un vœu d'amélioration du sort des prêtres de campagne.

[9] A différentes époques, le gouvernement était intervenu pour améliorer le sort des prolétaires de l'Église : Un édit de 1768 assurait un minimum de 500 livres au curé et de 200 au vicaire. En 1778, le premier reçut 700 livres et le second 250, puis 350 livres (1785). C'était la portion congrue ; en regard, il convient de citer le chiffre de rente de certains gros décimateurs, qui souvent retenaient pour eux la moitié, parfois même les trois quarts du produit des dîmes. L'abbé de Clairvaux touchait ainsi 400.000 livres par an ; le cardinal de Rohan, un million ; les Bénédictins de Cluny, 1.800.000 ; les Bénédictins de Saint-Maur, 8 millions, et ce ne sont pas là des exceptions. (Note des Mémoires de Talleyrand, p. 53.)

[10] Confession de l'évêque d'Autun, in-8°, s. l. ni d. ; Dialogue entre M. l'évêque d'Autun et M. l'abbé Maury, in-8°, s. l. ni d. ; la Vérité à l'évêque d'Autun, in-4° de quatre pages, s. l. ni d., réimprimée sous le titre de Précis de la vie du prélat d'Autun, digne ministre de la Fédération, in-8°, de quatorze pages, Paris, 1790. Les quelques lignes suivantes donneront une idée du ton régnant dans ces aimables factums : Infâme prélat, la honte et le scandale du clergé, le rebut de la noblesse, l'opprobre des honnêtes gens, le plus bas, le plus vil, le plus méprisé des agio-leurs. Perfide destructeur d'un ordre dont tu fus l'agent, monstre d'ingratitude envers ton roi, qui t'a comblé des biens de ce corps que tu foules aux pieds, sans doute parce qu'il était un des plus fermes appuis du trône... Second Judas ! tu l'as vendu à cette même nation juive, à beaux deniers comptants.

[11] Bernard de Lacombe : Talleyrand, évêque d'Autun.

[12] Je ne crains pas de reconnaitre, quelle pari que j'aie eue dans celle œuvre, que la constitution civile du clergé a été peut-être la plus grande faute de rassemblée. (Talleyrand, Mémoires.)

[13] Archives parlementaires, t. XXI, p. 687.

[14] Voici la réponse que firent tenir à leur évêque, sans ménagement de termes, les curés de Saône-et-Loire :

Monseigneur,

Votre apostasie n'a surpris personne ; arrivé à ce point d'opprobre on rien ne peut plus avilir ni dégrader dans l'opinion, vous ne devez aspirer qu'à consommer volt e iniquité et à en recevoir le fruit honteux. Mais, si vous vous étiez flatté de trouver des complices dans les ministres respectables auxquels vous adressez votre lettre, vous vous seriez étrangement abusé. On n'imite volontiers que ceux qu'on estime. Le spoliateur sacrilège des églises ! L'avocat des juifs ! Quels titres à notre confiance !... Cessez donc de vous applaudir des rapports qui doivent nous attacher à vous. Nous les avons en horreur ces liens d'iniquité, ils seraient illégitimes, impies, déshonorants. Nous resterons invariablement attachés à nos supérieurs légitimes, à ceux que l'église nous a donnés.

Comment, dans ces fatales conditions, osez-vous nous promettre de concourir à tout ce qui intéresse la religion ? La religion ! comment ce mot auguste erre-t-il sur vos lèvres ? Et ce serment que vous avez prêté dans toute la sincérité de votre élue, ce serment de trahir cette sainte religion, de violer les règles de l'Église, avec un acharnement digne de ses ennemis les plus cruels, ce serment de schisme, d'hérésie, d'apostasie, l'avez-vous donc oublié ? Vous ne feignez d'honorer la religion que pour lui plonger un poignard dans le sein. Osculo tradis eum.

Au reste, vous ne tromperez ni Dieu ni les hommes. L'infamie en ce monde, la réprobation dans l'autre, quel partage, grand Dieu ! Et c'est un pontife de notre sainte religion, et c'est un successeur des apôtres, et il voudrait nous entraîner avec lui dans l'abîme ! Jugez, monseigneur, avec quels sentiments de reconnaissance et de considération nous sommes :

Vos très humbles et très obéissants serviteurs,

Les Curés de Saône-et-Loire.

[15] Il l'avait fait connaître en ces termes aux administrateurs du diocèse d'Autun :

20 janvier 1791.

Messieurs, j'ai été choisi, il y a quelques jours, par MM. les électeurs de Paris, pour être un des administrateurs du département ; il m'a été impossible de ne pas accepter un témoignage de confiance aussi flatteur donné par une ville dans laquelle je suis né, on j'ai passé ma vie presque entière et où ma famille demeure. Cette place exigeant une résidence habituelle aurait été, aux termes des décrets de l'Assemblée nationale, incompatible avec celle d'évêque de Saône-et-Loire ; en conséquence j'ai donné nia démission pour cette dernière, et j'ai, Messieurs, l'honneur de vous en prévenir ; je l'ai remise entre les mains du roi en le suppliant de donner les ordres et de prendre les mesures nécessaires pour l'élection de mon successeur. (Archives départementales de Saône-et-Loire, série L. District d'Autun.)

[16] Rome en avait prononcé : Il ne peut rien se produire de plus désirable que de le voir renoncer de lui-même à son Église, lui qui, à tant de titres, a mérité d'en être dépouillé. (Epistola E. S. R. E. cardinalis de Zelada, præcipui Suintai Pontificis ministri, ad vicarios generales episcopi Augustodunensis. 4 des nones d'avril 1791.)

[17] On a contesté l'authenticité de cette lettre. C'est dommage pour l'originalité de la pièce.

[18] Le Père Poiret.

[19] C'est M. de Juigné, vénérable prélat, qu'on avait surnommé le Père des Pauvres que, le lendemain de son sacre, Talleyrand avait reçu le pallium, distinction attachée par les souverains pontifes au siège épiscopal d'Autun.

[20] Maintenir le lien de la France avec l'unité catholique, insinuer à tous que ce lien n'est pas rompu et ne peut pas l'être ; rassurer le roi, le disposer à la patience et à l'attente, le mettre plus à l'aise dans cette constitution civile, qui l'oppresse, protéger les prêtres qui ont refusé le serment, appeler à leur secours la liberté que la Déclaration des droits de l'homme (dont il fut un des rédacteurs) accorde à tous les citoyens, en un mot faire de l'ordre avec du désordre et servir la royauté en caressant la Révolution, c'est le jeu extraordinaire auquel Talleyrand prétend se livrer et auquel un aurait peine à croire si les pièces authentiques n'étaient pas là pour l'attester. (B. DE LACOMBE, Talleyrand, évêque d'Autun, 281, 282.)

[21] Par exemple, dans ses appréciations portées sur Barthélemy.

[22] Le 16 décembre 1791, Narbonne écrivait à Biron, par une jolie façon de dire :

Je te demande pardon de t'avoir à peine répondu un seul mot, depuis que je suis ministre, mais tu imagines bien l'impossibilité où je suis de donner un moment à mes plaisirs.

De son côté, Biron chantait ainsi la louange de Narbonne, dans sa lettre à Talleyrand, du 25 décembre :

Narbonne est véritablement d'une perfection inconcevable, il voit tout et il est bien pour tout le monde. Son voyage a fait un prodigieux et excellent effet sur l'armée.

[23] Que n'avait-elle rêvé pour Narbonne, dans les élans de sa tendre et mâle imagination ? Il n'était que brillant, actif et brave. Elle avait voulu qu'il étendit beaucoup plus loin les perspectives de sa pensée, qu'il fût sagace en ses vues, persévérant en ses desseins, énergique et fort. Elle était parvenue à grandir son rôle jusqu'à faire naître l'espoir qu'il pût être l'arbitre du trône et du peuple. Mais rien, dans cette tourmente révolutionnaire, ne demeurait en place ni les institutions ni les hommes.

[24] L'interdiction était formelle. Le soupçonneux Robespierre avait bien pris ses précautions, en inscrivant, dans ces termes, au chapitre II (article 2, section IV) de la Constitution de 1791, la motion, qu'il fit voter dans la séance du 7 avril :

Les membres de l'Assemblée nationale actuelle et des législatures suivantes, les membres du tribunal de cassation et ceux qui serviront dans le haut jury ne pourront être promus au ministère ni recevoir aucunes places, dons, pensions, traitements ou commissions du Pouvoir exécutif ou de ses agents, pendant la durée de leurs fonctions ni pendant deux ans après en avoir cessé l'exercice.

[25] La première observation de Pitt à Talleyrand, pour son audience de début, avait été justement celle-ci qu'il n'avait point de caractère défini dans sa mission.

[26] V. Lettre de Talleyrand au ministre des affaires étrangères, 23 septembre 1792.

[27] Biron s'en plaignit amèrement à Narbonne :

Boulogne, 21 février 1792.

La désastreuse et inutile course, que tu m'as fait faire en Angleterre, est enfin terminée, mon cher Narbonne. Je ne te reproche aucun des malheurs qui en résultent, ni la longue et insupportable suite qu'ils auront pour moi ; je t'observerai seulement que si je connaissais moins ta loyauté et ton amitié, que si je n'avais enfin à juger que la conduite d'un ministre dangereusement livré à mes ennemis, je. pourrais soupçonner la plus atroce des perfidies et j'aurais le droit de rendre mes soupçons publics ; je sois heureux de n'avoir à me plaindre que de ta légèreté, mais il faut que tu saches non ce que tu as fait, mais ce que l'on t'a fait faire.

On alléguait d'autres raisons que cette malchance unique des marchés de chevaux, — le duc de Biron, pendant son séjour à Londres, ayant beaucoup fréquenté les maisons de jeu. D'illustres souscripteurs, le prince de Galles, lord Stermond, s'étaient entremis en sa faveur, mais sans atteindre le quantum de quatre millions passé dont il était redevable. Le comte de Courchamps, un jeune et généreux Français, qu'il n'avait jamais vu, et lord Rawdon, l'un de ses amis, versèrent tout le cautionnement nécessaire à sa libération. Tel le maréchal de Biron, son père, avait tiré des prisons de Paris, en de pareilles circonstances, l'amiral anglais Rodney.

[28] Ambitieusement et inconstitutionnellement parlant, je vous atteste que je ne voudrais qu'un titre et du temps pour faire et établir ici les rapports les plus utiles pour la France. (TALLEYRAND, Lettre au ministre des relations extérieures.)

[29] L'on s'égaie sur le jugement d'accusation prononcé contre M. de Lessart, on le prétend inique, et deux députés, que j'ai vus, hier, en gémissent et conviennent que jamais l'Assemblée ne se lavera de celte iniquité. (Lettre du marquis de Romé à M. de Salaberry, 14 mars 1792.)

Tout le tapage arrivé dans le ministère a été ourdi par Mme de Staël et Mme de Condorcet, qui menaient l'Assemblée nationale à leur volonté. La veille du décret de M. de Lessart, elles avaient soupé avec douze députés des meilleures poitrines. Chacun avait son rôle à jouer et a parfaitement réussi. Mais la trame a été découverte, et M. de Narbonne renvoyé. Il voulait être ministre des Affaires étrangères et il remue encore ciel et terre pour y parvenir. Mais je ne crois pas que cela reprenne. (Id., ibid., ap. Pierre de Vaissière, Lettres d'aristocrates.)

[30] Je propose de faire partir sur le champ pour Londres M. de Talleyrand, qui a déjà entamé une négociation fort bien conduite, dont je rendrai compte au roi par extraits. Comme, d'après les décrets, il ne peut avoir de titre pour sa mission en Angleterre, je propose au roi de lui donner un adjoint avec le titre de ministre plénipotentiaire. (Dumouriez, Rapport au roi du 28 mars.)

[31] Je renvoie l'évêque d'Autun à Londres avec le jeune Chauvelin ; les décrets m'y obligent. Ils iront fort bien ensemble. J'ouvre quelque négociation d'un genre nouveau. (Dumouriez, Lettre à Biron, Paris, 3 avril 1792.)

[32] Malheureusement pour elle, son dévouement aux intérêts de M. de Brissac et de Mme de Mortemart sa fille la ramènera bientôt en France, où l'auront précédée les dénonciations de Greive et de Blache, — de sinistres personnages obstinés à sa perte.

[33] V. Souvenirs du marquis de Bouillé, publiés par M. de Kermaingant, t. II, 1908.

[34] Les ennemis de Danton n'oublieront pas de lui rappeler, devant le tribunal révolutionnaire, les visites fréquentes de l'évêque d'Autun, d'en tirer parti contre lui, avec tant d'autres imputations dont Saint-Just avait rempli son monstrueux rapport : Malouet et l'évêque d'Autun étaient souvent chez toi : tu les favorisas.

[35] Cf. DUMONT, Souvenirs sur Mirabeau.

[36] Ce révérend Sydney Smith, dont nous rappelons les passagères relations avec Talleyrand — qu'il tâcha de rafraîchir, lors de son passage à Paris, en 1836, — ne fut pas toujours des mieux disposés à son sujet. Il voulait bien confesser que M. de Périgord avait de l'esprit et que plusieurs de ses mots ont soutenu la pierre de louche du temps. Cependant, il entendait en avoir lui-même un peu davantage. Il était assez fréquent que l'arrivée de Talleyrand, dans un salon anglais, fût le signal de son départ à lui ; et, se fondant avec beaucoup d'exagération sur une manière-de dire, da diplomate, une élocution qui n'était pas toujours très claire, au moins pour des oreilles étrangères, il tenait, là-dessus, un soir, cet étrange propos à lord Volland :

En vérité, mon cher Holland, n'est-ce pas un abus de termes d'appeler des paroles ce qu'interjetait Talleyrand ? Il n'avait ni dents, ni, je crois, un palais dans la bouche, point d'amygdales, point de larynx, point de trachée, point d'épiglotte, rien.

Evidemment le révérend avait mal écouté, Talleyrand, ayant, au contraire, quand il voulait qu'on l'entendit, la voix grave et profonde. A cette bizarre opinion, nous opposerons le mot de Mme de Staël, qui passa toujours pour s'y connaitre : Si la conversation de M. de Talleyrand pouvait s'acheter, je m'y ruinerais.

[37] Miss Burney à Mrs Locke, février 1793, ap. Diary and Letters de Mme d'Arblay.

[38] Mme d'Arblay, Diary and Letters, V, 433.

[39] Albert Sorel.

[40] Les conditions où vivait, à Londres, toute la noblesse libérale ayant embrassé le parti de la monarchie constitutionnelle étaient devenues des plus pénibles. Repoussée de l'entourage des princes exilés, suspecte aux cabinets des puissances coalisées, elle était tenue, en outre, dans la crainte continuelle qu'on l'expulsât d'Angleterre. Talleyrand peignait ces difficultés, ces inquiétudes pour ses amis et pour lui-même, dans l'une de ses lettres, écrites de Londres, à Mme de Staël :

Je suis bien aise que notre colonie soit en Suisse, elle est mieux là qu'en Angleterre ; Narbonne même n'y est que d'une manière pénible ; sur ce qu'on disait et sur ce qu'on renouvelle, tons les jours, que tel ou tel Français et peut-être tous les Français constitutionnels seront obligés de quitter Londres, il questionne tantôt le duc de Glocester, tantôt M. Fankeen, et tout cela rend la vie extrêmement désagréable.

Adieu, chère amie, je vous aime de toute mon âme.

[41] Le grand-duc de Toscane avait prétexté, comme motif de son refus, une ordonnance du 1er août 1778 sur la neutralité, qu'il venait de renouveler à l'occasion de la guerre.

[42] Cet alien-bill avait frappé en même temps un comte Zénobia, dont Talleyrand ignorait jusqu'à l'existence, un comte de Vaux dont le nom ne lui était pas connu davantage et un sellier de Bruxelles appelé simplement Simon.