TALLEYRAND ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE

Tome premier : Depuis la fin du règne de Louis XV jusqu'aux approches du Second Empire

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA SOCIÉTÉ SOUS LOUIS XVI.

 

 

Une période de temps heureuse à vivre. — Tableau des premières années du règne de Louis XVI. — Malgré l'étiquette. — Portraits et détails de Cour. — L'état d'âme du monde aristocratique, à la veille de la Révolution. — La grande compagnie de Paris. — Des contrastes. — Les maisons préférées où fréquentait Talleyrand. — Chez Mme de Montesson. — En un logis de la rue de Bellechasse. — A la conquête de la vie, de la fortune et du succès : Talleyrand, Narbonne, Choiseul-Gouffier. — Des liaisons de cœur et d'esprit. — Entre la sensible comtesse de Flahaut et l'éloquente Mme de Staël. — L'amour et l'ambition. — De quelle manière remarquable l'abbé de Périgord avait rempli son agence générale du clergé. — Par contre : les longs repos de son collègue, l'abbé de Boisgelin chez Mme de Cavanac. — Pour être cardinal. — Pour être évêque. — Nomination de Talleyrand au siège épiscopal d'Autun. — Après combien de résistances royales et dans quelles circonstances. — Vers la fin du règne. — Ce qui décida tout à coup l'évêque d'Autun à quitter Paris pour aller visiter enfin son diocèse. — Les cérémonies de sa réception. — Évêque et député. — Comment Talleyrand sut, acquérir les suffrages qui l'envoyèrent aux États généraux.

 

Les temps étaient fort agréables à. vivre, aux-environs de 1780. On se disait que la France n'en avait pas goûté de pareils depuis les commencements de la monarchie[1]. Parmi ceux dont la jeunesse, à cette date, eut le bonheur de se glisser dans la vie, nul n'y l'ut plus sensible que l'abbé de Talleyrand. Nul n'en précisa mieux, pour l'avoir ressentie tour à tour, la double impression de joie, quand il s'y baignait avec délices, et de regrets, quand il l'eut quittée.

Une douceur indulgente conduisait les actes du gouvernement. De son initiative favorisée par les sentiments généreux du roi avaient découlé des réformes bienfaisantes. Les communications s'amélioraient partout, depuis que la sagesse de Turgot y avait appliqué ses soins. On bâtissait dans les villages, on construisait dans la capitale avec une ardeur qui ne donnait guère à prévoir qu'un souffle de destruction s'y abattrait si tôt, laissant derrière soi tant de ruines. Il y régnait un faste élégant, où les générations de l'avenir iront encore chercher des modèles. Si les yeux se détournaient de certaines misères de campagnes, de certaines famines de paysans, ignorées des salons, et si l'on oubliait de regarder à la pénurie du Trésor[2], tout présentait les dehors d'une situation facile et prospère[3].

On voulait bien en convenir : le gouvernement n'avait plus d'argent ni guère de crédit : mais on en rejetait la faute sur les mauvaises opérations de M. d'Ormesson : on comptait sur M. de Calonne, ou sur Necker ou sur Turgot pour rétablir tout cela ; et l'optimisme général n'en était pas entamé. Dans l'air flottaient des tiédeurs exquises où ne se dénonçaient point les signes d'orage. Les journées et les soirs s'écoulaient en l'illusion que les lendemains leur seraient toujours semblables.

Des hardiesses singulières perçaient à travers les propos, éclataient dans les livres ; elles ne troublaient qu'à la surface la sérénité des institutions traditionnelles. Aux foyers de l'aristocratie, les accoutumances depuis si longtemps maintenues d'une existence sûre et tranquille semblaient permettre et couvrir toutes les témérités. Des fortunes patrimoniales, et de très importantes, comme celle du prince de Guéménée[4], étaient sous le coup d'un terrible renversement. Qui s'en fût douté ? Où l'aurait-on appris ? Dans les rencontres de bonne compagnie, l'état de fortune, la quantité de richesses, n'étaient pas une question dont on se mît en peine, pourvu qu'on pût paraître convenablement. La pensée seule d'y trahir de la curiosité eût semblé commune au dernier point. Le cours variable des rentes, les affaires d'argent : que ces mots eussent sonné faux dans les conversations et que vite on aurait renvoyé dans la rue Basse ou bien au faubourg Poissonnière le gentilhomme qui s'en fût embourgeoisé, par-devant le monde ! La duchesse de Gramont certifiait qu'elle n'avait à sa connaissance que trois personnes qui parlassent d'argent : le duc de Chartres, M. et Mme Necker. Et Mme Du Deffand là-dessus avait riposté, pour ne perdre point l'occasion d'un mot d'esprit : Je croyais que Mme Necker parlait d'or. Jamais la considération personnelle n'avait été moins dépendante de la fortune, malgré qu'y fussent exigibles, pourtant, un nom, des titres, de la faveur. Telle grande dame parfaitement instruite et de beaucoup de sens, la princesse d'Hénin, s'était trouvée fort embarrassée, un matin qu'elle feuilletait sa correspondance. Quelqu'un l'avertissait de prendre garde à son homme d'affaires, parce qu'il était sur le point de déposer son bilan. Que voulaient dire ces mots désuets ou de fabrication bien nouvelle ? Son amie, Mme de Poix, appelée en consultation, avait suggéré que ce devait être une espèce de métaphore sans objet précis et elles en étaient restées là, l'une et l'autre, en attendant que les événements se chargeassent de les éclairer.

Des complications et des agitations de l'extérieur on ne se souciait que faiblement dans ce monde de luxe, de langueur, de caquets, de mœurs vives et molles. L'encyclopédisme, la mode, les lettres, les arts et la galanterie ne suffisaient-ils pas, et au delà, à distraire une oisive élégance ? Hormis les secrétaires d'État dont c'était la fonction, ou les historiens philosophes, qui déraisonnaient en la matière, tout à leur aise, personne ne se préoccupait de la politique générale. Tel comte d'Osmond s'était vu taxer de pédanterie, parce qu'il eut cette lubie, ce travers, de se tenir au courant des affaires de l'Europe, sans obligation. Madame Adélaïde, que la chose étonnait au suprême degré, lui en posait la question toue franchement, un jour :

Monsieur d'Osmond, est-il vrai que vous recevez la Gazette de Leyde ?

Oui, Madame.

Et vous la lisez ?

Oui, Madame.

C'est incroyable !

Une querelle du jour autour de la musique, les détails d'une rupture, l'aube et le crépuscule d'une liaison ou, par accès d'humeur sérieuse, l'intrigue qui avait éloigné M. de Malesherbes ou M. d'Ormesson dans le but d'amener M. de Calonne aux affaires, perçaient les esprits d'un bien autre intérêt ! En la cour uniforme de Versailles on se passionnait de curiosité pour les moindres sujets, si peu qu'ils tranchassent sur le cours ordinaire du quotidien. Les anecdotes, les toilettes, les amours, c'était à n'en finir jamais. Des espoirs prolongés souriaient aux imaginations. On avait beau vouloir s'en détacher, d'intervalle, par des réflexions attentives portées aux choses du présent, par des interrogations nuancées d'inquiétude sur l'avenir : on en revenait très vite au premier plan du tableau, où les ombres disparaissaient sous des apparences joyeuses et roses, où les dehors bien en montre n'offraient que délicieux assemblage de spirituelle mondanité, de rêverie sensuelle et de coquetterie.

Les vertus de Louis XVI incarnant sur le frêne la régularité des mœurs honnêtes, la timidité et la probité réunies, avaient un caractère d'effacement personnel, qui dispensait de les prendre pour règle. Ou se gardait de les imiter par la crainte de propager, autour de soi, l'ennui. En réalité, la tenue des mœurs dans l'intime ne s'était pas beaucoup réformée, depuis le dernier règne. Les airs de sagesse, la fidélité conjugale étaient presque aussi mal portées que naguère, à cette réserve près qu'on ménageait davantage les apparences. L'actuel duc d'Orléans n'était pas le seul à poser en fait qu'il n'y a de juste ici-bas que ce qui vous est commode. Combien de ses contemporains et de ses contemporaines en pratiquaient les libertés, dont l'absence de principes se déguisait si joliment sous le masque du désabusement ! D'être évaporées, d'avoir des amis qui n'étaient pas des époux, tout en visant à en exercer les droits, de ne faire mystère de rien, pourvu que les convenances fussent appareillées aux attraits de la fantaisie ; d'être inconstantes, étourdies et d'autant désirables : pas plus que sous l'autre règne les femmes ne s'entre-reprochaient ces menus délits, parce qu'elles y venaient toutes ou presque toutes. Les mœurs ne sont faites que pour le peuple, assurait la fière duchesse de Gramont. Chez les grandes dames telles que nous la réputation repousse comme les cheveux, reprenait de son côté Mme de Matignon, née Clermont d'Amboise. Qui se fût avisé de blâmer les amitiés complaisantes de la duchesse de Polignac et du comte de Vaudreuil, de la comtesse de Châlons et du duc de Coigny ou encore de la sérieuse Mme de Blot et du maréchal de Castries et d'une foule d'autres vis-à-vis aimables ? Les sympathies allaient d'un si bon accord avec les vœux de la nature perfectionnés par l'éducation !

De cette commodité générale résultait une abondance de traits, d'aventures, d'intrigues promptes à courir le monde. On en devisait, au jour la journée, par plaisir. C'était la monnaie courante des conversations, comme la musique et le théâtre. Ici l'on s'entre-disait que Mme de La Roche-Aymon témoignait d'une bien grande ferveur, depuis que l'Église se personnifiait toute, à ses yeux, sous l'enveloppe corporelle de l'évêque de Tarbes. Là et partout où pouvait s'exercer la mauvaise langue d'un Tilly la chronique s'enrichissait d'une nouvelle histoire de la comtesse de Balbi, en grand appétit de passer favorite, mais favorite du second degré et qui ne sera, d'ailleurs, rien autre que la maîtresse en titre d'un prince en exil. En avait-elle réellement les obligations en même temps que le privilège ? À ce propos, on entrait dans des détails plus qu'indiscrets sur la parcimonie avec laquelle la Nature avait avantagé Monsieur[5] et les gîtés négatifs, ou peu s'en fallait. de ses amours, bien qu'il y prétendit beaucoup en paroles. Tout cela était fort léger. Mais la manière d'en causer faisait passer le temps dans les maisons où l'on ne philosophait point.

§

Cette société voisine des débuts de Louis XVI, où se complétait l'éducation mondaine d'un Talleyrand n'était pas parfaite, évidemment, de séduction et de beauté dans chacun de ses membres. On pourrait ajouter, pour offrir une idée juste des choses, que Versailles pris en bloc fut loin d'être un séjour enchanteur, à tous les moments de la journée, et particulièrement pour les courtisans de deuxième ou de troisième degré. Ceux-ci, qui vivaient à la cour, sans y être établis, c'est-à-dire sans être titulaires des charges qui permettaient de recevoir au palais, ou sans posséder soit en ville soit aux environs, comme le duc d'Orléans, comme l'archevêque de Narbonne[6] ou le maréchal de Laval, des habitations ouvertes à tous les moyens de vivre, traînaient là des journées incroyablement maussades. Loin de se relâcher de ses exigences formalistes, la royale étiquette aurait plutôt renforcé la série des distinctions et des restrictions, des abaissements clans l'orgueil et des pratiques d'antichambre superbement exercées, dont la seule idée nous est, aujourd'hui, insoutenable. Le souper, dans les cabinets du roi, les formalités imposées par les fêtes extraordinaires et les voyages, les défilés des duchesses écrasant de la supériorité de leurs fameux tabourets les femmes non titrées, les démarcations inexorables entre les invités à résidences et les admis, tout le reste enfin : que de servitudes encombrantes sous des airs de faveurs, que de longueurs d'attentes, que de blessures sensibles faisant payer chèrement des moitiés ou des quarts de satisfactions ! Ou nous nous abusons grandement, ou ces plaisirs de cour ressemblaient fort à des corvées.

Les minuties des usages tenaient encore tant de place dans les comportements de la noble élite ! Il ne fallait pas s'y fourvoyer, au moins, sous peine d'amasser contre soi des railleries interminables. La jeune ambassadrice de Suède, Germaine Necker, devenue baronne de Staël, avait bien dû s'en apercevoir, au jour de sa présentation. On l'y trouva fort gauche. Les courtisans s'étaient divertis à l'extrême de ce qu'elle avait manqué une révérence et de ce que la garniture de sa robe était un peu détachée. Pour comble, dans une visite qu'elle rendit, l'autre semaine, à la duchesse de Polignac, n'avait-elle pas oublié son bonnet dans la voiture ? C'était trop d'amusements, à la fois. Dieu sait si l'on se priva de jaser et de rire ! Cependant, la critique aurait pu se retourner, aussi bien, contre les railleurs. Car il n'en manquait pas, dans le nombre, de ces personnes, dont parlait Mme de Bombelles, montées sur un ton de morgue et de médisance inconcevables et qui se croyaient faites pour juger le reste de la terre, mais n'en avaient pas pour cela plus de mérites !

Nous le répétons, cette société n'était pas exclusivement composée de grâce, de délicatesse, de fin esprit. Et d'abord, si l'on voulait faire acte d'indulgence, fallait-il passer un peu vite sur l'examen de la famille royale. Sans cloute, en y insistant du regard, on aurait eu le plaisir de reconnaître que la reine, quoique entichée de la distance des rangs autant qu'il était imaginable[7], restait aimable et douce et qu'elle était vraiment la première des dames de sa cour par son sourire enchanteur, par cette façon d'incliner la tète, par cette démarche fière et caressante, qui n'était qu'à elle. On aurait constaté de mente que, pleine d'attraits devant Dieu, la sœur du roi, Madame Elisabeth, était parée de tous les dons qui séduisent le monde. Mais on aurait eu à s'apercevoir aussi que Louis XVI avait des façons bien rustaudes, pour un petit-fils de Louis XIV ; que sa tante, Madame Adélaïde, la plus spirituelle des filles de Louis XV, demeurée très fière de sa longue autorité, du temps de son père, portait des airs de hauteur, qui la rendaient, en de certains cas, fort incommode ; que Madame Victoire, pour avoir le cœur excellent, n'en était pas moins une faible cervelle ; que Madame, femme du comte de Provence, abusait de sa laideur et qu'elle avait, avec cela, l'esprit borné, l'humeur jalouse ; et que sa sœur, la comtesse d'Artois, encore plus laide quoique fort galante, passait pour être, au surplus, parfaitement sotte et disgracieuse. Quant aux princes — le comte d'Artois surtout — préférable était-il de n'en pas juger, d'après leur conduite à la ville ou leurs habitudes en voyage. La comtesse de La Mark s'exprimait sur leur compte, sans ombre de ménagement, lorsqu'elle écrivait en 1778 : Les princes voyagent, comme ces gens-là voyagent, avec une dépense affreuse et la dévastation des ports et des provinces.

Inévitablement, en ce brillant monde toujours en représentation, les travers ou les ridicules individuels apparaissaient d'autant milieux qu'on prenait moins de peine à les cacher. Plus d'un ici, plus d'une là, s'enorgueillissaient d'être de condition, qui n'auraient eu vraiment à produire, pour justifier de leur excès d'amour-propre, que des titres empruntés. Cependant, on les rencontre, en tous endroits, tels qu'ils sont et se montrent, n'aimant rien qui ne soit eux et leurs goûts, s'ennuyant de tout, hors du cercle étroit de leurs quotidiennes pensées, n'ayant d'opinion que celle d'autrui et, néanmoins, affichant des prétentions extrêmes, au demeurant d'une parfaite insipidité. A trop de places Heurtent la vue les suffisants, les rengorgés, les vaniteux et les vaniteuses. Il en est, à la suite, d'étranges, de fantasques, d'extravagants et d'absolument ridicules. Par exemple, il n'est qu'une voix pour convenir qu'un certain marquis et une certaine marquise de Villiers[8] ont, sous ce dernier rapport, passé la permission, avec leur excentricité risible et sans relief d'originalité. Pour être le ménage le plus uni qu'on puisse voir, le comte et la comtesse de Cossé[9], l'un et l'autre affectés de manières et bossus tous les deux, n'échappent pas à l'opinion qu'ils forment un couple bizarre au delà du supportable. L'esprit vif et creux de la comtesse de Cessé, née Marie-Julie de Béthune de Sully de Charost, à ce qu'on dit encore, ne saurait être présenté comme le parfait modèle des grâces de société. Non plus n'en découvrirait-on un exemplaire sans reproche dans les façons de langage vulgarisées dont la vieille comtesse de Maurepas a fait sa mauvaise habitude de tous les jours. De méchantes langues prétendent que le marquis, depuis due de Laval, détient le monopole du ridicule avec privilège et qu'il a remplacé en cela, sans trop d'infériorité, l'ancien évêque de Lisieux, M. de Matignon. La note est excessive, sans aucun doute. Mais, pourquoi veut-il toujours parler par coq-à-l'âne, M. de Laval ? Et Mme de La Ferté-Imbault, la bizarre fille de Mme Geoffrin, aurait-elle moins d'esprit si elle était moins folle de toutes les manières ?

De vrais seigneurs portant haut leur nom et leur épée, il n'en manque point à Versailles, ni à Paris. Ils ont les bonnes manières, la distinction acquise, l'air gentilhomme à souhait. Ils ne brillent pas tous par la diversité des idées et du langage. Nous autres, prononce M. de Montmorency, parlant un peu bien souvent de ceux de sa famille, non loin des Montesquiou, que hantent visiblement leurs généalogies carolingiennes, ou de la marquise de Lhopital dont le faible est de ne pouvoir séparer l'idée d'une personne de celle de ses armoiries. Il est attesté, d'expérience aussi, qu'on ne coule pas des heures de folle allégresse dans le cercle précieux et quintessencié des Brancas. S'il fallait en croire l'auteur des Mémoires secrets, la famille n'aurait été composée que de personnages hypocondres, mélancoliques, vaporeux, s'assombrissant encore par leur réunion, comme pour ne laisser à ceux qui les voyaient souvent aucun doute sur la question de savoir si l'on pouvait périr d'ennui[10]. Il n'y manquerait que M. de Puysieux, l'homme le plus ennuyé de son temps et des plus ennuyeux aussi.

Des manies trop accusées, des défauts grossis, des vices d'intelligence, de raison ou de goût, seraient encore à identifier sous maints et maints visages. Mais c'est la loi des contrastes de faire valoir les avantages d'une personne ou les agréments d'une société par leurs oppositions.

En vérité, l'ensemble du monde aristocratique florissant sous le ciel parisien, pendant les belles années du règne de Louis XVI, eut un charme, une exquisité, dont les imaginations éprises de l'autrefois resteront à jamais séduites.

§

Quelques-unes de ces réunions, ou se rejoignait la grande compagnie de Paris, formaient par leur groupement le centre de l'esprit ; on eût cherché ailleurs, sans l'y trouver, ce tour de finesse et de délicatesse à la fois si naturel à ceux qui le possèdent et si affiné par les usages de l'éducation, qu'on n'a cessé de louer et d'admirer dans les peintures de l'ancienne société polie. La vie des salons y exhalait son dernier et plus subtil parfum.

Il n'était que de choisir ou plutôt d'être admis à choisir, et M. de Périgord, dont l'image ne nous a pas quitté, malgré les lacets et détours d'une apparente digression, s'y entendait à merveille. Il savait où rencontrer de préférence ces égards, cette liberté, cette noble aisance, qui symbolisaient, pour lui, l'idéal de la mondanité. Compagnies délicieuses que celles-là, où les débats d'une causerie alerte n'auraient jamais dépassé la juste limite du bon goût pour se rendre agités et bruyants. Sur le vol des mots effleurant les sujets d'une touche légère ne pesait ni pédanterie ni lourdeur ; chacun y contribuait d'un trait particulier au plaisir de tous.

Se levant assez tôt, se couchant assez tard, à peu près tous les soirs, il accordait le meilleur de son temps aux relations sociales. Allant ici dîner, à des jours fixes, là battre les cartes sans qu'on cessât d'échanger d'agréables propos, ou former les nœuds d'une douce et passagère intrigue, ailleurs entendre un poème, de la musique, une lecture de pièce, et partout aimablement causer, c'est d'une manière très enviable qu'il remplissait cette période d'indécision en sa vie. Prêtre libre, sacerdos vague, sans obligation définie, il usait mondainement de cette liberté en attendant que les grandeurs de l'épiscopat lui servissent de départ pour de plus larges visées.

Quelques maisons lui étaient préférablement chères à fréquenter. En des jours déterminés s'y réunissait la grande compagnie de Paris. Le dire c'était nommer, en passant des lieux aux personnes : le duc de Choiseul-Stainville, la marquise de Montesson, la comtesse de Brionne, Mme de Boufflers-Rouvrel, celle qu'on appelait l'Idole, et Mme de La Reynière. Connue, en particulier, lui paraissaient courtes les soirées chez Mme de Montesson ! C'était une femme de beaucoup d'esprit, ayant composé, afin qu'on les jouât chez elle, en une salle aménagée tout exprès, différentes comédies de société, mais dont la plus ingénieuse imagination d'amour et de mariage — sujet essentiel de ce genre de pièces — fut de se faire épouser elle-même en secret par le duc d'Orléans. Elle aspirait à des talents variés, dessinait, peignait, instrumentait de la harpe, quoique la critique insinuât que le meilleur de ces talents était d'emprunt[11] ! Sur le théâtre de Mme de Montesson l'on avait réservé une loge pour le clergé un peu dissipé, où tenaient à plaisir de paraître aussi souvent que possible : d'abord M. de Dillon, l'archevêque de Narbonne, dont il est tant parlé dans la chronique mondaine de la fin du avine siècle et si peu dans les pieuses annales ecclésiastiques[12], puis M. de Brienne, archevêque de Toulouse, Jérôme de Cicé, évêque de Rodez, et l'évêque de Comminges. Talleyrand avait pu s'y glisser. Quand il n'y avait pas comédie on y suppléait par d'autres agréments, dont le plus savoureux était la conversation. La liberté des mots y jaillissait d'une source vive et de si près frôlait la limite extrême de la décence qu'il s'en tallait d'un rien pour qu'on la dépassât.

Talleyrand jugeait fort attirante la maison de Mme de Montesson. Mais il allait à peu près partout. Et, pour un esprit un tant soit peu porté à l'observation, a-t-il conté lui-même[13], c'était un spectacle curieux, pendant des années, que celui de la grande société. Les prétentions avaient déplacé tout le monde. Delille dînait chez Mme de Polignac avec la reine ; l'abbé de Balivière jouait avec M. le comte d'Artois ; M. de Vianes serrait la main de M. de Liancourt ; Chamfort prenait le bras de M. de Vaudreuil. La Vaupallière, Travanet, Chalabre allaient au voyage de Marly, soupaient à Versailles, chez Mme de Lamballe. Pour conserver des points d'attache avec les beaux esprits, il ne se refusait pas à l'agrément de dîner, une fois chaque semaine, chez une d'Héricourt, la femme d'un intendant de la marine, à Marseille, et qui avait cette triple et louangeable disposition d'aimer l'esprit, les jeunes gens et la bonne chère. Nous laissons à penser ce que devait avoir de piquant et de relevé, à pareille table, une association de convives ainsi composée — nous en rencontrâmes une partie tout à l'heure — : Narbonne, Choiseul, Talleyrand, Chamfort, Rulhière, l'abbé Delille, voire même Arnaud et Marmontel, qui s'entendaient à demi-mot et tous étaient de la maison.

On avait essayé de se retrouver, ailleurs, les mêmes, en un jour de la semaine semblablement fixé. C'était dans l'habitation du ministre de Suède, Gustave de Creutz, dont le salon passait pour être l'un des centres les plus recherchés des philosophes et des gens de lettres. Seulement, ce Mécène avait le goût trop prononcé des lectures d'auteurs. Il l'infligeait à ses hôtes exagérément. Le groupe de Mme d'Héricourt n'y résista pas tout entier. Marmontel apportait là chacune de ses pièces, à tour de rôle. Il n'en épargnait aux amis pas une scène, pas un bout de dialogue, voire de monologue. Talleyrand a fait l'aveu qu'il ne put soutenir son courage au delà de Monitor. La fuite ne l'en préserva pas, du reste. C'était la manie du moment. On lisait chez le comte de Vaudreuil, qui, lui aussi, jouait volontiers au Mécène, et s'en faisait un mérite auprès de sa belle amie de Polignac ; on lisait chez le duc de La Rochefoucauld-Liancourt, et ailleurs. Il dut encore pencher une oreille attentive, chez Mme de Vaines et en d'autres chambres bleues. L'abbé de Périgord se fût dérobé de grand cœur à cette obligation ; mais, puisque la mode en était admise, imposée presque, et qu'il fallait passer par là, si l'on voulait être classé parmi les hommes de goût et de distinction, il en avait pris son parti, mêlant au calme de sa résignation un air d'intérêt dont on lui savait le meilleur gré.

D'autres fois, la curiosité, à défaut d'un goût décidé pour la musique, le conduisait à de savants concerts, comme en donnaient, lors, pour l'ennui de la plupart des assistants, les comtes de Rochechouart et d'Albaret, ou Mme Vigée-Lebrun.

Entre temps, il voyageait et s'instruisait en observant. L'un de ses déplacements l'avait poussé en Bretagne. Il s'était autorisé, pour se rendre en ce pays d'État, d'un bon motif d'études. Il se plut à y prolonger son séjour, pour l'agrément qu'il goûtait dans le salon de Mme de Girac. Il y reposait son esprit, ou l'y renouvelait, d'occasion, madrigalisant, assemblant d'une veine alerte jusqu'à des bouts-rimés, et le tout en l'honneur de la belle, dont la robe était parente de celle de l'évêque de Rennes[14].

Ils allaient à trois, de par le monde parisien : Choiseul, Narbonne et l'abbé de Périgord, hardis, confiants en eux-mêmes, prenant du cœur à faire le chemin ensemble et se donnant la main pour arriver. Dans la même direction les avait précédés le duc de Lauzun, plus tard duc de Biron, beau, brave, généreux et si gâté des femmes. Ils avaient de commun la jeunesse et l'ambition, l'esprit et l'amour du plaisir.

Choiseul-Gouffier fut celui que préférait Talleyrand. Il ne l'envisageait pas comme une nature supérieure, mais comme un homme de talent et de goût, né avec de l'imagination, comme un caractère noble, bon, facile, disposé à la sympathie, la donnant et ne la retirant pas, mais sans beaucoup de force d'attachement, désirant avec sincérité le bonheur de ses amis, se montrant capable d'y contribuer, mais se puissant assez aisément de les voir. Talleyrand sut analyser de trop près ses qualités moyennes et ses travers pour avoir pu lui consacrer l'une de ces affections intenses, que passionne le sentiment. Mais, en sa jeunesse, il s'ouvrait à lui plus qu'à d'autres ; il le voyait cloué de tous les genres d'éclat, ainsi qu'un Lauzun-Biron ; il lui confiait ses projets d'avenir, ses idées en formation, par la causerie ou par des lettres[15].

Sa liaison avec Louis de Narbonne était une habitude agréable de société plutôt que l'effet d'une naturelle et vive attraction. Bien qu'on eût pu lui en rétorquer le reproche, il n'accordait pas à Narbonne un caractère assez sûr pour inspirer la confiance qu'exigent des rapports intimes. On le voit, Talleyrand ne rehaussait pas d'extraordinaire cet étincelant Narbonne, quoiqu'il le vit sans cesse, et pour cela peut-être. À l'occasion, il ne lui déplaisait point de lui détacher quelque trait malicieux, comme pour le contentement d'une secrète revanche... Ce fut plus tard. Ensemble ils arpentaient la terrasse des Feuillants. Narbonne, qu'avait chatouillé la Muse, au matin, lisait des vers. Quelqu'un passa, bâillant : Prends donc garde, Narbonne, conseilla Talleyrand, tu parles toujours trop haut. De l'esprit, pourtant, celui-ci n'en manquait pas, quoiqu'il ne fût pas aussi pur d'alliage que l'eût aimé l'abbé de Périgord. Leurs qualités n'étaient pas de pareille essence.

Talleyrand avait l'avantage du bon ton et de la délicatesse. A Narbonne réussissait une sorte de grâce particulière dans la camaraderie, qui gagnait à s'exercer dans une compagnie plus abandonnée. C'était une nuance, que faisait sentir avec beaucoup de malice Talleyrand, sous la forme de cette opposition : Si l'on citait les hommes qui avaient soupé, tel jour, chez la maréchale de Luxembourg, et qu'il y eût été, les noms de vingt personnes se seraient présentés avant le sien ; chez Julie, il eût été nommé le premier[16].

Lui qui parlait ainsi n'avait pas à craindre la comparaison : et cela il ne l'ignorait point. Le plus sûr de son art consistait en ces demi-silences, appuyés d'un regard observateur et fin, servant de louange indirecte aux mérites de ceux ou de celles qu'il écoutait. Il en raisonnait intérieurement, comme le conseillait si bien la duchesse de Stendhal à son neveu dont elle rêvait de faire un Mazarin. S'il te vient une raison brillante, une réplique victorieuse, qui change le cours de la conversation, ne cède point à la tentation de briller, garde le silence ; les gens verront ton esprit dans tes yeux. il sera temps d'en avoir, quand tu seras évêque. L'abbé de Périgord ne s'y limitait pas, néanmoins. Il savait, au bon moment, en relever l'impression par des interventions heureuses, par des traits à la Rivarol, articulés d'une voix profonde et male, dont l'accent surprenait sous cette figure, — une physionomie d'ange animée de l'esprit d'un diable, disait-on.

De son agrément personnel, de ses mots, de ses trouvailles impromptues ou méditées à loisir, il était si souvent question qu'on ne doutait point qu'il n'eût la plume également déliée et qu'il ne laissât courir le monde incognito à quelque ouvrage de sa façon. Il n'y contredisait que mollement ; nous ajouterions même qu'il usait d'une certaine complaisance à n'empêcher point cette opinion de s'établir. Tout récemment, un joli conte s'était éveillé sans nom d'auteur et qui narrait, sous la forme badine, la chimérique aventure d'une belle princesse : Aline, reine de Golconde. On en parlait tout à l'avantage de l'abbé de Périgord, qui ne se dérobait pas à l'éloge. Il alla jusqu'à s'en excuser, comme d'un délit de jeunesse, auprès de la marquise de Coigny ; mais celle-ci, qui connaissait la source véritable du péché, n'eut rien de plus chaud que de dénoncer au prince de Craon cette manière de fausse confidence. Alors, celui-ci, dès la première rencontre :

Mon Dieu, dit-il à l'abbé de Périgord, je viens d'apprendre que vous êtes l'auteur d'Aline, et je vous promets que je vais tancer mon neveu de Boufflers, qui nous avait rapporté tout autre chose. Talleyrand se contenta d'incliner la tète en passant, ne disant ni oui ni non. Il n'insista plus sur l'honneur qu'on lui attribuait d'être le père d'Aline, reine de Golconde.

Il eût pu l'être, aussi bien, à en juger seulement d'après des lettres de jeunesse courtes, gaies, aimables, qu'il écrivait à son ami Choiseul-Gouffier, et qui sont d'une vivacité toute charmante. Mais, étant déjà si muni de son propre fonds, on lui prêtait encore du bien d'autrui. A ce genre d'enrichissement ne fut-on pas toujours disposé ? Il sera dit que Chamfort lui prodigua du sien et qu'après ce faiseur de pensées, Maurice de Montrond aurait eu des droits de créance sur plusieurs des mots de Talleyrand. Le prince de Beauvau racontera, plus tard, qu'étant à l'institut, il entendit Talleyrand s'extasier sur la beauté d'une citation, qui venait d'être faite en séance académique. C'est un mot charmant, avait-on déclaré. Et d'où cela vient-il, s'il vous plaît ?Mais de Mgr l'évêque d'Autun, avait répondu le maréchal de Beauvau, supposant qu'il n'en avait pas gardé mémoire, ou peut-être désirait qu'on lui en restituât l'honneur. Alors, le comte de Senneterre, qui était aveugle et ne connaissait pas la voix de Talleyrand, de protester : Holà ! prince, holà ! vous manquez de justice ; vous deviez dire que le mot est de M. Chamfort.

Le détail n'enlevait rien à la masse. L'apanage spirituel de Talleyrand restera toujours assez abondant pour qu'on ne le soupçonne point d'indigence. Ce n'était pas chose connue qu'il se prodiguât en compliments épistolaires. Il avait la plume avare de madrigaux. Cette fine plume, cependant, il la trempait quelquefois dans l'eau de rose. Il se surprenait à faire l'agréable en écrivant. Il mettait là du recherché, de l'affecté ; bénévolement il sacrifiait aux grâces minaudières de Crébillon. Mais, nous l'avons insinué, il n'en faisait pas un péché d'habitude, s'arrangeant d'autre manière pour conduire à bien ses entreprises, nous voulons dire de certaines entreprises.

La façon lui réussissait.

Avant de mener l'Europe, avant de tromper en maître les rois et les gouvernements, il nouait et dénouait en artiste les fils de la diplomatie amoureuse[17].

§

L'une des rencontres salonnières dont il eut les plus intimes raisons de se féliciter fut, certainement, celle qui le mit, un soir, en présence de l'aimable comtesse de Flahaut, si pure en ses conceptions romanesques, si réservée dans ses propos, si compatissante en son particulier. Ce soir-là, l'abbé Maurice avait l'humeur vive, la conversation liante. La dame ne put se défendre de lui vouloir du bien, tout aussitôt. Sans doute, elle avait entendu dire, entre femmes, qu'elles devaient se défier d'un tel enjôleur et que ses paroles enveloppantes ne contenaient rien de sûr ; mais leurs résolutions étaient fragiles en face de l'enchanteur. Dès les premiers abords, séduit à la nature riante de Mme de Flahaut, à sa mine de douceur, à sa voix, à son parler fort agréable, lui marqua un air d'attention, de politesse plus prononcé que pour aucune d'alentour. Un visage gracieux sans rien de merveilleux, niais qui plaisait, de l'esprit et du plus orné, une gaîté facile à s'emparer des nouvelles de galanterie, sans y jeter un éclat nuisible, et ne goûtant rien autant que ce qui était délicat, léger, senti et exprimé avec mesure : il en eût fallu moins à des sympathies éveillées déjà. Or, d'autres attraits s'ajoutaient à ceux-là. Les qualités d'instinct ou de particulière éducation qu'il décernait volontiers à toutes les femmes douées d'intelligence, c'est-à-dire leurs facultés divinatoires, leur fécondité d'expédients, leurs aptitudes naturelles à la diplomatie, il s'était plu à les voir réunies chez cette jeune comtesse avantagée d'un vieux mari, comme pour justifier par devers soi-même une inclination tendre. qui ne tenait pas seulement à ces qualités-là.

Au surplus, la maison était fréquentée. Des raisons diverses l'y poussaient. Il y vint, comme on l'en avait prié et n'eut qu'empressement à renouveler les visites. Le cœur de Mme de Flahaut se laissa prendre assez complaisamment aux filets bien préparés de M. l'abbé de Périgord, prochain évêque d'Autun. Il la courtisait, maintenant, à découvert ; on en parlait même un peu beaucoup, et spécialement chez la nouvelle baronne de Staël. Car, nous venons de toucher à un point qu'on ne saurait négliger : Talleyrand était un des habitués de la maison Staël. Autour de l'illustre Muse se rassemblaient tous les suffrages. Comment aurait-il manqué de s'y rendre, ainsi qu'il l'avait fait dans le salon de Necker ? Il était assuré d'y voir une femme jeune, spirituelle, éloquente, passionnée, et d'y rencontrer plusieurs de ces hommes supérieurs, dont la conversation illumine autour d'eux les esprits capables de réflexion ou d'enthousiasme. Elle l'avait distingué dé sa curiosité attractive. Ce calme aisé, sin. de soi, dont il ne se dessaisissait ni dans le sérieux ni dans le plaisant, cet accord de la grâce et de la dignité alternant sans se séparer jamais complètement, ces manières de penser et de sentir, qu'elle devinait en lui si différentes des siennes toutes de leu, d'élan, de passion, l'avaient acquise au point de s'en fier même à la moralité de son caractère. Telle Delphine s'en remettait de son âme et de sa conscience, à l'artificieuse, mais engageante Mme de Vernon.

Dans l'amitié qu'elle lui portait entrait, évidemment, plus de coquetterie que de vraie confiance. Avec cet homme de raison froide et d'ironie souriante, elle aurait perdu ses paroles à prodiguer, en de lyriques épanchements, les trésors de son cœur ; car, il n'écoutait bien que ce qui pouvait l'intéresser. Attentive aux moyens de lui plaire plus qu'aux moyens de le charmer, elle éprouvait, en sa présence, une sorte d'inquiétude, qui n'était point son impression habituelle, quand elle enchaînait tous ses auditeurs à l'éloquence de sa voix. Telle encore Delphine, qui fut la réalité de Mme de Staël en sa jeunesse comme devait en être l'idéal Corinne, remettait toujours au lendemain de livrer son âme à l'énigmatique Mme de Vernon, ce contre-type féminin de Talleyrand. Lui venait chez elle, comme au spectacle, admirant sa facilité merveilleuse à discourir sur lotis les sujets, et sous une forme si vive, si animée, si poétique ! ll la considérait, d'un bout à l'autre de la soirée, causant et retenant par une sorte de magie les intelligences d'élite, qui vivaient dans son orbe enflammé. Impression singulière entre toutes, lorsqu'elle était nouvelle, de cette conversation animée comme une lutte, impétueuse comme un assaut, ardente comme un combat à outrance !... Puis, ce qui était inévitable était arrivé. Tant de fracas avait étourdi sa raison calme ; et il avait pris le plaisir d'aller chercher du repos, aussi souvent que possible, en des causeries plus douces, plus apaisées et teintées davantage du charme féminin. D'être régentés fut toujours moins plaisant aux hommes que d'être attirés par ce charme.

Ses infidélités au salon de Mme de Staël, où les femmes étaient rares[18], se répétaient pour les beaux yeux de Mme de Flahaut. On le voyait, presque chaque soir, dans l'appartement du vieux Louvre, n'y perdant aucune occasion favorable de ramener les sujets de la conversation aux détails recherchés surtout dans le tête-à-tête. Son empressement, disons-nous, se ralentissait à visiter Delphine. Trop de flamme, trop de génie, une trop grande richesse de sentiments se dépensaient dans l'atmosphère de cet être inspiré. Volontiers eût-il murmuré comme le personnage du roman : Ce qu'on chante en ces lieux est trop beau pour nous. On respirait plus à l'aise, chez Mme de Flahaut ; la monnaie de l'esprit y était plus légère et plus coulante.

Mure de Staël, malgré son immense prestige, avait pris ombrage de cette demi-défection. Pure susceptibilité de femme, qui, ayant le malheur de n'être pas belle — quoique de ses admirateurs contemporains et posthumes l'aient jugée divine — avait l'intelligence de s'en rendre compte et la faiblesse de s'en affliger. À un appréciateur en femmes comme Talleyrand il n'avait fallu qu'un prompt coup d'œil, dès la première présentation, pour constater que Germaine Necker ne possédait, en fait de beauté, que le rayonnement du génie ; qu'elle avait le nez et le contour de la bouche reprochables et que l'intérêt de sa physionomie résidait presque uniquement en l'éclat de ses yeux. Par exemple, ces yeux-là étaient superbes, et toutes les pensées élevées ou énergiques, qui se succédaient dans son fume, s'y peignaient souverainement. Ses mains encore étaient belles ; et, comme elle tenait à ne rien perdre des avantages qui lui étaient concédés, au physique, elle avait une manière de les porter en évidence, qui n'échappait point à l'attention. Mme de Staël avait contracté l'habitude de tourner entre, ses doigts une branche de peuplier garnie de deux ou trois feuilles, dont le frémissement, disait-elle, était l'accompagnement obligé de ses paroles. Or, c'était la plus enivrante satisfaction de son amour-propre que de captiver les cœurs et les esprits en parlant.

Talleyrand se prodiguait moins à l'écouter. Des conversations autres, auxquelles il prenait une part plus directe, le retenaient dans l'intime d'une seconde Muse[19]. Toutes deux se connaissaient, se fréquentaient parmi les rencontres d'une même société et recevaient les mêmes hommes au nombre de leurs fidèles. Tels Ségur, Chastellux, Governor-Morris. L'une et l'autre aimaient la compagnie privée des grands esprits. Celle-là disputait à celle-ci les préférences de Talleyrand. Mais la femme de génie perdait du terrain, de jour en jour, en ce genre de compétition avec la femme simplement spirituelle, et s'en apercevait fort bien. Désireuse, une bonne fois, d'en avoir le cœur net, elle en posa la question directement à M. de Périgord. Il fallait qu'il se prononçât entre elles deux. Comme elle ne parvenait pas à le faire s'expliquer, à cause des habiles détours par où se dérobait sa galanterie :

Avouez, lui dit-elle enfin, que si nous tombions toutes deux ensemble dans la rivière, je ne serais pas la première que vous songeriez à sauver.

Ma foi, madame, c'est possible, vous avez l'air de savoir mieux nager.

On n'embarrassait jamais M. de Talleyrand. Ces mots dits, il baisa la main de Mme de Staël, quitta le salon, monta en voiture et se fit conduire chez Mme de Flahaut.

On l'y retrouvera, le lendemain, les jours suivants, dînant, soupant, conversant avec une compagnie fort triée. Certaines de ses relations de cœur s'étaient formées et déformées avec la rapidité d'un désir conçu et satisfait. Celle-ci dura davantage. Depuis un temps marqué, les glaces de l'âge avaient éloigné le comte de Flahaut des intimités conjugales. Par les droits réunis de la jeunesse et de l'amour, Talleyrand en sollicita les douceurs. Mme de Flahaut courut le péril de les accorder. Et il en résulta un accident de naissance, dont l'évêque fut considéré comme l'auteur. Né le 21 avril Charles-Joseph de Flahaut de La Billarderie, assurèrent des gens bien informés, était le fruit des assiduités heureuses de M. de Périgord auprès de la comtesse. Governor-Morris n'en doutait point, lui qui postulait en ces lieux. Ni M. d'Angiviller, surintendant des bâtiments du roi et beau-frère de la dame, encore moins Talleyrand, qui s'attacha aux premières années de l'enfant d'une façon discrète, le suivit avec un certain intérêt dans l'avancement de sa carrière rapide, sans lui avoir jamais voué une affection très profonde et révélatrice du sentiment paternel. On menait, de temps à autre, le jeune Charles de Flahaut chez Talleyrand, comme on y mènera plus tard le jeune Auguste de Morny, né des tendresses naturelles de cet aide de camp de l'empereur. Il y eut aussi, dans l'appartement du Louvre, de petits soupers de famille, qui réunissaient la comtesse, l'évêque et leur fils. M. d'Autun, comme on l'appelait alors, était tout à fait de la maison.

Sa présence paraissait être devenue un élément nécessaire à la vie quotidienne de Mme de Flahaut. Elle l'appelait de ses vœux, s'il tardait à venir. Le voyait-elle, sans qu'elle l'attendit : l'air lui en était rendu plus suave et plus léger. Peut-être le lui laissa-t-elle voir trop sensiblement. Il recherchait l'amour des femmes, par goût plus que par tempérament, mais se refusait à leur empire. Ces liens en se resserrant commençaient à gêner sa liberté. Il s'en détacha peu à peu. Ses hommages s'espaçaient. 1l se faisait oublieux, absent. Encore un laps de temps, il n'aura plus envers ta douce romancière d'Adèle de Senanges que des restes d'une estime intellectuelle et de considération sèche, dont elle s'attristera, d'abord, au point d'en verser des pleurs ; mais elle en prendra finalement son parti[20].

On le revoyait plus souvent chez Mme de Staël, dont l'autorité morale et politique s'était considérablement accrue. Comme d'habitude, il y avait autour d'elle ou venant d'elle bien des paroles agitées et du tourbillon. Mais les gens calmes trouvent encore leur avantage auprès des caractères exaltés, qui leur offrent toujours quelque prise.

Ce n'est pas de la veille que Talleyrand avait apprécié les profits d'une adresse subtile pour se glisser en la faveur des gens, qu'il savait en mesure de prêter aide à ses désirs ambitieux. L'appétit des honneurs l'avait tôt visité, quoiqu'il eût eu le bon esprit de le contenir. Aussitôt qu'accueilli dans le monde, il s'était pénétré de cette conviction qu'il était destiné aux affaires et qu'il aurait à s'en ménager l'accès. A peine avait il reçu la place, qu'on lui tenait en réserve, d'agent général du clergé qu'il en avait senti l'importance pour étendre utilement ses moyens d'action. Mais ce point nous ramène. de quelques pas en arrière.

***

Ce fut le 10 mai 1780, par la désignation de la province ecclésiastique de Tours. L'abbé de Périgord avait pour collègue d'agence — celui-ci choisi, auparavant, le 4 janvier, par la province d'Aix — l'abbé Thomas de Boisgelin, cousin du cardinal-archevêque[21], et qui lui fut de peu de secours dans le sérieux de leurs communes attributions. Plus occupé de sa passion pour Mme de Cavanac que des intérêts de l'Église, aussi indolent dans le travail qu'était languissante en ses allures journalières cette belle personne toujours étendue sur un canapé, en l'abandon des postures lasses, il laissait, d'ordinaire, et sans jalousie aucune, reposer sur le seul abbé de Périgord la confiance entière du clergé.

Pendant que celui-ci portait la lumière dans les comptes de gestion des immenses biens de l'Église, M. de Boisgelin s'en remettait, d'une pleine confiance, à son esprit d'ordre et de clarté, préférant au mérite de l'y aider le charme des entretiens de Mme de Cavanac. Elle avait tant à dire sur l'actuel et l'autrefois ! N'avait-elle pas été fameuse, étant Mlle de Romans, à la cour de Louis XV ? Toute jeune fille alors, ne faillit-elle pas balancer le crédit de Mme de Pompadour et passer favorite, du droit qu'elle avait eu sur le cœur du roi en lui donnant un fils[22], qu'il reconnut presque et qui fut, à elle, sa joie, son orgueil débordant, au point que, bien des fois, quand elle promenait aux Tuileries son enfant, leur enfant beau comme le jour, elle ne pouvait s'empêcher de s'écrier devant la foule qui se pressait autour : Ah ! mesdames et messieurs n'écrasez pas et laissez respirer l'enfant du roi ! Avec une complaisance infinie, M. de Boisgelin écoutait Mme de Cavanac parler de ses amours royales, l'en estimait d'autant plus captivante, d'autant plus belle avec ses longs cheveux noirs, si longs qu'elle pouvait s'en couvrir, et il s'oubliait mollement en sa compagnie, pendant que M. de Talleyrand, un épicurien actif à ses heures et à sa manière, compulsait, déchiffrait, rassemblait les éléments de ses rapports. Il est vrai qu'on l'y aidait lui-même, quant au matériel de la besogne, et qu'il savait se réserver toujours assez de loisirs pour ne manquer point à ses agréables devoirs d'homme du monde[23].

En cette période de début, où il lui importait d'être remarqué, tiré en évidence afin d'être mis en état de faire davantage, il n'avait pas la nonchalance permise aux réputations établies et qui sera l'un des signes de sa maturité. Il prenait fort à cœur les affaires particulières et générales du clergé, y joignant même des entreprises d'utilité publique, qu'il tachait de faire entrer dans ses devoirs on ses attributions. Il y dépensait du zèle, lui qui recommandera plus tard de ne jamais faire excès de zèle[24]. On en appréciait les intentions, en souriant de son ardeur naissante ; on disait : C'est de la jeunesse : avec un peu d'usage cela passera. Mais, à part ses habitudes intimes restées frivoles et qu'il ne tendait pas à modifier, il était estimé, considéré : on lui donnait à comprendre que ces bonnes dispositions ne lui seraient pas inutiles, le jour où il aurait à les exercer sur un plus large théâtre. Enfin le clergé justifia hautement d'une satisfaction dont ses services reçurent à la fois la louange morale et le prix matériel. Du même coup en fut très agrandi le cercle de ses relations.

Par une suite de contacts heureux et rapides il était entré en commerce avec des personnages du premier rang, tels que les Maurepas, dont la comète avait beaucoup de satellites, comme le disait Mme de Rochefort, Turgot, Lamoignon, Malesherbes, le maréchal de Castries et avec des Conseillers d'État, en seconde ligne. Les dehors de son esprit insinuant couvraient les desseins précis et fermes. En attendant la maturité des occasions il en cultivait les germes avec sollicitude.

Déjà s'attachait-il à pénétrer diligemment, sous des airs distraits, les aspirations et les besoins de son temps. Des lumières étendues éclairaient son intelligence, lorsque, avec des amis promis comme lui-même à de grandes destinées politiques, il s'entretenait des moyens d'améliorer les conditions de la vie humaine et les rapports entre les peuples. Il entrevoyait des changements profonds et souhaitables dans l'administration intérieure du royaume, préconisant la suppression des privilèges et la mise en valeur des assemblées provinciales, parce qu'il pensait y entrevoir la source de tous les biens.

Au fond de son quartier solitaire de Bellechasse, en la petite maison dont il s'était fait une retraite fort agréable et passablement fréquentée, il avait pris l'habitude de réunir devant des tasses de chocolat, qui devinrent vite célèbres, un groupe fidèle riche de jeunesse, d'imagination et d'idées. Chaque matin, c'était un grand fracas de conversation dans sa chambre, où se dressait la table du déjeuner. Entre les habitués, qui se plaisaient à y revenir, connue ils aimaient à se retrouver, les mêmes, au logis du Mont-Parnasse[25], mille propos s'entrecroisaient au hasard : les nouvelles volantes, que se renvoyaient Lauzun, Louis de Narbonne ou Choiseul-Gouffier ; les hautes considérations philosophiques et politiques, où se déployaient Mirabeau et l'académicien Rulhière ; les sujets de finances, d'administration et de commerce, qui convenaient surtout aux économistes du cercle, tels que Panchaud et Dupont de Nemours, pendant que les demi-savants comme Bailliès, Choiseul et l'abbé de Périgord s'en tenaient aux généralités. Que de fois, par exemple, en automne 1786, aux instants où dominait en ces causeries le ton sérieux, revint à l'ordre du jour la grande question du traité de commerce conclu entre la France et l'Angleterre[26] ! Dès lors, partisan de la liberté des transactions commerciales, Talleyrand y prenait un intérêt singulier. Puis, avaient leur tour, en ces beaux entretiens, les lettres, les arts et les mondanités galantes.

***

De temps en temps, il se rappelait qu'il était prêtre, qu'il espérait être évêque, et qu'il avait à en donner des signes. Alors, il se livrait aux agréments de la prédication mondaine, avec assez de succès pour qu'on ait dit de lui : Il s'habille comme un fat, pense à la manière d'un déiste et prêche comme un ange. On n'en eut que ce témoignage ; car, de ses Sermons, il n'en recueillit pas un.

Entre deux journées alternées par le plaisir et par l'étude, il avait reçu la nouvelle de sa nomination à l'évêché d'Autun, un petit évêché par le chiffre du revenu : vingt-deux mille livres, mais un illustre siège par ses traditions, son autorité, et qui menait habituellement à l'archevêché de Lyon.

Dès il avait visé plus haut ; une promesse de pourpre avait brillé en sa faveur, et cela sur la recommandation de la comtesse de Brionne[27], qu'avait appuyée fortement auprès du Saint-Siège le monarque luthérien Gustave III de Suède. Il avait presque obtenu le chapeau tant convoité, il croyait le tenir, mais, au dernier moment, l'opposition vive de Marie-Antoinette l'avait éloigné de sa tète. Pour qu'on le fit évêque — quatre années après — l'affaire non plus n'avait marché toute seule. Trop rares et trop douteuses apparaissaient les marques de sa piété. Si attentivement qu'il observât les bienséances, et quelque adroit qu'il tilt à se conduire sur ce qu'il fallait dire ou ce qu'il fallait taire, le bruit était public qu'il avait d'un trop large pas dépassé la limite d'indulgence, du moins d'indulgence cléricale, accordée, d'ordinaire, à la naissance et à la jeunesse. On n'ignorait point que, sous le ministère de Calonne, il avait amplement tiré profit du bon état de ses relations personnelles avec cet homme de finances pour se lancer à fond dans l'agiotage et qu'il n'était pas sorti de ces cavernes sans en rapporter un appréciable butin. A la sanction royale hésitante on avait opposé encore l'amour du jeu, l'impudeur affichée dans ses liaisons, qui avaient empêché précédemment, l'abbé de Périgord d'obtenir l'archevêché de Bourges auquel il avait ardemment tendu.

Cependant, des sollicitations pressantes continuaient d'agir en sa faveur. Pleins de miséricorde pour des délits de jeunesse et des écarts de conduite privée imputables à la faiblesse humaine et ne se souvenant que des services rendus par l'abbé de Périgord, durant sa période de gérance, des prélats qualifiés insistaient afin qu'on ne tardât pas à lui octroyer la récompense habituelle de ces importantes fonctions, c'est-à-dire la dignité épiscopale. Son orthodoxie était pure de soupçon : ils s'en portaient garants. On rappelait, à propos, qu'il avait signé, naguère, une lettre collective au pape exprimant les douleurs infligées au cœur de l'Église par le délaissement de la vie monastique ; qu'il s'était associé aux plaintes du clergé contre la pernicieuse influence des écrits antireligieux, et que son zèle avait éclaté encore dans une antre requête au Saint-Père, demandant la prompte béatification de la sœur Marie de l'Incarnation[28], carmélite, et du vénérable évêque de Cahors, Alain de Solminiac.

Si chaudes que fussent les recommandations, Louis XVI ne parvenait point à vaincre ses répugnances, à l'encontre d'un prêtre sceptique, mondain à l'extrême, adonné païennement aux jeux de l'amour et du hasard. L'intercession paternelle du comte Charles-Daniel de Talleyrand-Périgord, tombé dangereusement malade, et qu'il était allé visiter à son lit de mort, vainquit ses dernières résistances. Et l'Église de France et les populations de l'Autunois furent instruites que le roi, bien informé des bonnes vie, mœurs, piété, doctrine, grande suffisance et des autres vertueuses et recommandables qualités étant en la personne du sieur Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, vicaire général de Reims, lui avait accordé et fait don de l'évêché d'Autun, à la date du deuxième jour du mois de novembre mil sept cent quatre-vingt huit. Il s'était vu porter au nombre des prélats du premier rang chargés de l'administration spirituelle d'un diocèse. La crosse, l'anneau, la croix pectorale et la mitre seraient désormais ses insignes. On avait pu former l'espérance qu'il serait une des lumières de l'Église.

Pour se conformer aux règles établies, l'abbé de Périgord alla s'enfermer, pendant plusieurs jours, dans la solitude du séminaire d'Issy, temps d'épreuve obligatoire, temps de méditation et de retraite imposé, à la veille de l'ordination épiscopale. La mission de disposer le cœur de Talleyrand à l'exercice de son ministère redoutable échut à l'un des directeurs de Saint-Sulpice, qui l'avait connu, étudiant au séminaire, l'abbé Duclaux ; et celui-ci, en la sincérité de sa foi profonde, déclara que jamais il n'avait assumé de tâche spirituelle aussi difficile, aussi poignante. Plus d'une fois, comme il l'exhortait à le suivre par les voies de ses entretiens nourris de sagesse et de doctrine, dont la gravité s'ajoutait aux froideurs de la saison pour le préserver des tentations frivoles, plus d'une fois, il dut interrompre de si pieuses leçons, et au meilleur moment. Des amis de Paris, accourus à l'appel du néophyte épiscopal, et comme s'as se fussent portés à son secours, que dis-je ! à sa délivrance, des curieux, des visiteurs l'enlevaient à ces sérieuses pensées sans qu'il en témoignât aucun regret.

Le jour de la cérémonie était fixé au Dl janvier. Dans l'étroite chapelle de ce séminaire dédiée au Saint Sauveur, il fut sacré évêque par Louis-André de Grimaldi, l'évêque-comte de Noyon, assisté d'Aimard-Claude de Nicolaï, évêque de Béziers et de Louis-Martin de Chaumont de la Galaisière, évêque de Saint-Dié. Aucun de ses proches n'était présent ; il n'avait convoqué personne. Le sulpicien, qui lui servit d'acolyte, un abbé Hugon, longtemps après s'en souviendra : il ne pourra se défendre de raconter que la tenue de M. de Périgord y fut des plus inconvenantes, tout au moins sèche et froide, et malgré le secret de rigueur, de trahir ce détail qu'il s'était accusé, le samedi suivant, en confession, d'avoir formé des jugements téméraires sur la piété d'un saint évêque[29].

La lettre pastorale que Mgr d'Autun envoya, le Di janvier 1789, au clergé régulier, séculier et à tous n'en fut pas moins très édifiante et toute recouverte d'un vernis de sainteté.

Maintenant que, par la miséricorde divine et la grâce du Saint-Siège, prélat et grand seigneur il avait le droit d'ajouter à ces titres féodaux les hautes attributions spirituelles, que lui conférait sa récente élévation ; maintenant qu'à sa qualité d'évêque d'Autun s'adjoignaient celles de premier suffragant de l'archevêché de Lyon, de président-né et perpétuel des États de Bourgogne et qu'étant tout cela il se trouvait encore comte de Saulieu, baron d'Issy-l'Évêque ; Luçay ; Grosme, Bouillon et autres lieux, il estima qu'il devait, s'entourer d'un éclat extérieur y correspondant dignement ; et d'abord il commença par s'acheter un superbe carrosse. A vrai dire, il oublia, pendant un assez long temps, de le payer. Ses amis s'amusèrent a l'entendre conter la réponse qu'il avait faite aux insistances de son carrossier, étrangement désireux de savoir quand il pourrait obtenir le règlement de son compte : Hum ! vous êtes bien curieux, mon ami. Il s'y était décidé, cependant, mais encore moins se pressa-t-il d'utiliser son équipage pour aller visiter ses ouailles.

En sa lettre pastorale il leur avait bien dit, répétant la parole de saint Paul aux Romains : Je suis impatient de vous voir. Mais, ce n'était qu'une image ; les Autunois voyaient toujours reculer la claie de la réception de leur pasteur !

Pour aviser au plus urgent il avait chargé un Simon de Grandchamp, revêtu des fonctions de grand-chantre de la cathédrale de procéder, en son lieu et place, à la prise de possession de l'évêché ; il avait organisé, comme il convenait, les cadres de son administration épiscopale, confirmé dans leurs titres tes grands vicaires de son prédécesseur, désigné par la même occasion un secrétaire, un official, plusieurs vicaires généraux, et, pour le reste, s'était accommodé parfaitement d'administrer son diocèse, à distance. Paris, le monde, les affaires, la politique le retenaient par des liens multiples. Son attention était absorbée surtout par les difficultés croissantes de l'ordre intérieur, où son discernement percevait les symptômes d'un prochain et, violent changement dans les institutions du pays.

Depuis quelques années, les affaires du royaume et les rapports du trône avec le peuple s'étaient étrangement compliqués. En 1787, Louis XVI avait dû convoquer l'assemblée des Notables parce que toutes les ressources de l'État paraissaient atteintes d'épuisement. Le mécontentement avait gagné toutes les classes. Les idées nouvelles s'étaient emparées de la jeunesse du parlement, où la seule intention de défendre l'autorité royale était traitée d'obéissance servile. D'autres indices révélaient combien la France se détachait de ses maîtres et de quelle prompte manière elle en venait à perdre l'habitude du respect.

On n'en ressentait pas encore d'inquiétude profonde. Par leur longue accoutumance à se regarder les uns les autres, les gens de cour se croyaient toujours au spectacle. Monsieur tartinait des énigmes et des logogriphes. Le comte son frère volait heureux de sa petite maison de la rue d'Artois à son vide-bouteille de Bel-Air, à moins qu'il ne s'oubliât d'aise en son pavillon de Bagatelle, autre théâtre de ses exploits galants... Heureuse étourderie ! Le peuple était prêt à courir aux armes, le trône et l'autel vacillaient, la noblesse n'avait plus qu'un faible temps à jouir de ses plus doux privilèges. Et l'on continuait à s'occuper des couplets de l'abbé de Boufflers et du train de dépense des beautés à la mode. Le plus insoucieusement qu'il fût possible, mondains et mondaines commentaient, discutaient des systèmes philosophiques éclos dans les nuages de l'utopie et qui. sous leurs semblants humanitaires, brisaient avec emportement tous les liens de l'ordre moral et politique. Les femmes de la plus fine essence sociale avaient pris pied hardiment dans les débats d'idées, espérant, sans doute, qu'elles n'auraient pas à y courir les mêmes risques et périls que les hommes. Aux premiers bouillonnements populaires, on avait senti, dans les liantes classes, passer comme le frisson d'un péril inconnu. Puis, on s'était rassuré sur les émois d'une foule, qu'on ne tarderait pas à maîtriser. On avait compté sur Necker pour remettre de l'ordre dans les caisses publiques et sur les vieilles habitudes de soumission pour ramener les gens du tiers à une plus sage et plus raisonnable conduite. Les États Généraux allaient être convoqués. Que réclamer davantage des complaisances du trône ? Et quelle serait la raison d'être d'une telle assemblée, à quoi servirait-elle si elle ne trouvait pas bientôt le remède à ces malaises ? La confiance et la gaieté persistaient dans les âmes aristocratiques.

Le roi et la reine n'avaient pas une assurance aussi tranquille. Leur règne avait débuté par la fête et l'union des cœurs. D'abord, ils avaient éprouvé quelque appréhension de régner si jeunes ; mais leur crainte s'était dissipée au bruit des ovations populaires, ces transports d'autour qui si promptement se devaient changer en des cris de colère et de révolte. Qu'on était loin, maintenant, de l'enivrement des premiers jours ! La reine surtout voyait monter avec effroi contre le trône et contre elle-même le flot de l'impopularité. Des excès de faveur, des bontés irréfléchies, des grâces déversées sans mesure sur son entourage, sur ses favorites surtout[30], et dont le mécontentement était passé de la cour à la ville et de la ville au peuple ; des légèretés de jeune femme grossies par l'imprudence et par la médisance[31] ; des amitiés dangereuses, comme furent celles de la princesse de Lamballe et de la duchesse de. Polignac ; les fautes nombreuses où l'avaient entraînée la maladroite influence du comte d'Artois ; des erreurs plus graves, telles que l'aveuglement de sa politique autrichienne et ses interventions malheureuses dans le gouvernement ; d'autres causes réelles ou inventées avaient renversé les sentiments, qui accueillirent les débuts de Marie-Antoinette dauphine et reine[32]. Elle n'était plus aimée ; loin de là, elle était haïe. L'opinion surexcitée en était arrivée à tenir sa condamnation prête pour tous les actes, quels qu'ils fussent, émanant de la reine ou de son inspiration supposée.

La fin du règne approchait, attristée par le déficit, la misère, les émeutes. Louis XVI débordé par l'opposition avait dû retirer les arrêts de son conseil, proclamer la liberté de la presse, et convoquer les États Généraux pour le 27 avril 1789.

***

Les approches de ces élections ont provoqué clans toute la France un mouvement extraordinaire. Des lettres ont été expédiées, de toutes parts, réglant la convocation des électeurs dans chaque province. Talleyrand, dont la consécration épiscopale n'avait guère modifié les façons de vivre, a été tiré de son calme par l'assignation du grand bailli d'épée aux sièges de l'Autunois, le comte de Gramont, lui prescrivant d'avoir à comparaître en personne à l'assemblée générale de son ordre. D'entrer dans la vie publique, d'être envoyé aux États, comme député, par son diocèse, c'est une chance de fortune qu'il ne voudrait manquer, pour rien au monde. Jusque-là, le séjour de Paris, n'aura plus de charmes à ses yeux. Il active ses préparatifs de départ. Déjà le carrosse épiscopal roule d'une vive allure sur la route d'Autun. Il y parvient, le 12 mars, très annoncé, tout prêt à s'offrir aux manifestations pieuses de ses fidèles. Dès l'aube du jour dominical, les cloches ont été mises en branle. Les rues déversent une affluence extrême de peuple, aux abords de la cathédrale : on a vu passer le cortège des chanoines allant après midi, avec la croix et l'eau bénite, recevoir au palais épiscopal, Mgr de Talleyrand qui les attend, en camail et en rochet, entouré de ses grands vicaires. Tout à l'heure, de sa voix forte, il prononcera la formule des serments et bien des sages promesses, en outre, qu'il aura le temps d'oublier.

Ces formalités religieuses remplies, conformément à la coutume, l'évêque n'aura plus qu'une pensée : celle de se faire nommer député. Soucieux d'y réussir, il ne négligera rien pour gagner l'estime générale et particulière. Admirez-le, déjà, comme il se multiplie en Visites pastorales, s'informant des besoins de chacun, se préoccupant de l'état des paroisses — non sans y glisser, à propos, le détail d'une adroite propagande, faisant à merveille l'ecclésiastique et le dévot, pour le meilleur bien de sa candidature politique ! Et comme en même temps s'applique aux parties variées de l'administration diocésaine son zèle, sa ferveur ! Chaque jour, il trouve des instants pour prier dans les églises, et qu'on en ait, le sachant, l'impression salutaire. Il assiste aux offices ou préside aux cérémonies avec une assiduité exemplaire. Rien n'est plus édifiant que de le voir, aux heures matinales, dans les jardins de l'archevêché, le bréviaire en main, lisant et méditant. Universelle est la sympathie, qui l'entoure et le prône ; et la reconnaissance est particulièrement vive de ses prêtres auxquels il offre quotidiennement des dîners dont on se souvient. Enfin, à tous égards et partout, il a fait œuvre de bon évêque et de bon candidat. L'économie de son programme politique, sur lequel nous aurons lieu de revenir, a satisfait pleinement les vœux de ses électeurs ecclésiastiques. Le 2 avril, il a été choisi, à une très forte majorité, comme député du clergé de la province d'Autun. Le résultat qu'il désirait étant obtenu, que tarder davantage en ces lieux ? Il se sentit tout aussitôt rappelé par une force impérieuse, à Paris. Le 12 avril, le jour même de Pâques, sans avoir présidé aux offices de la fête, et à la veille d'une retraite ecclésiastique, dont il n'avait cure, il monta clans sa voiture, quitta la ville, et plus ne le revit-on à l'évêché d'Autun[33].

 

 

 



[1] J'ai vu les magnificences impériales ; je vois, chaque jour, depuis la Restauration, de nouvelles fortunes s'établir et s'élever ; rien n'a égalé, à mes yeux, les splendeurs de Paris, dans les années qui se sont écoulées depuis la paix de 1783 jusqu'à 1789. (Mémoires du chancelier Pasquier, t. Ier.)

[2] A son avènement Louis XVI avait trouvé une dette de quarante millions. Il l'avait diminuée de trois millions, durant les deux premières années de son règne. La guerre d'Amérique l'avait reportée à quarante-deux millions ; et, depuis lors, le déficit avait été croissant d'exercice en exercice. Mais que ce déficit royal, dont s'alarmaient tant les imaginations, paraîtrait modeste à notre France républicaine, où la dette publique s'échafaude par milliards, sans paraître déranger les ressorts de l'activité générale !

[3] C'est en 1775, à Soissons, à la veille du sacre. On lit dans les Mémoires secrets :

Les malheureux paysans, qui travaillent aux ponts par où doit passer Sa Majesté, dès qu'ils voient de loin un voyageur, s'agenouillent, lèvent les mains au ciel et les ramènent vers leur bouche comme pour demander du pain.

[4] La banqueroute du prince de Guéménée fut une immense surprise ; tel un coup de foudre tonnant dans un ciel sans nuage. Comme il se mêle presque toujours du plaisant au triste, on a raconté quelque chose d'amusant, à propos de ce désastre financier, dont les rejaillissements inattendus atteignirent plusieurs centaines de familles. Un marchand de modes, qui passait pour posséder une soixantaine de mille livres de rente, faillit en perdre la moitié dans cette aventure. Il s'en lamentait sur le ton d'un gentilhomme ruiné, s'étant donné beaucoup d'importance, depuis qu'il avait eu affaire aux grands seigneurs : Me voilà, disait-il à ses amis du Palais-Royal, me voilà, maintenant, réduit à vivre comme un simple particulier !

[5] Hisque bonis nimium sors mea tenta fuit. (PACIFICUS MAXIMUS, Elegia XX.)

[6] Arthur de Dillon.

[7] N'était-ce pas elle, la divine Antoinette, qui faisait dire au chevalier de La Luzerne, ambassadeur de France à Londres, de n'aller point chez les duchesses de Glocester et de Cumberland, belles-sœurs du roi, par la raison qu'elles n'étaient point nées princesses !

[8] Cette petite marquise à prétentions, lisons-nous dans les pseudos Souvenirs de la marquise de Créquy, était une camuse un peu mal envisagée ; du reste, elle était infirme, difforme et si courtement replète qu'elle avait l'air d'un melon sur une borne.

[9] Mme de Cossé-Brissac et Mme de Rohan-Rochefort sa sœur se donnaient comme les dernières descendantes du grand Dunois. Si l'on devait s'en rapporter an témoignage souvent suspect de Cousen — dit comte de Courchamps, dit l'auteur des Souvenirs de la marquise de Créquy, — la seconde des sœurs : Marie-Dorothée d'Orléans Longueville de Rothelin, princesse de Rohan-Guéménée-Montauban-Rochefort (et l'un parle de la longueur des généalogies espagnoles !) était sujette à la maladie la plus singulière et la plus régulière du monde : Elle était, pendant six mois de l'année, d'une coquetterie provocante et d'une intempérance de langue insupportable. Le reste du temps elle était parfaitement raisonnable, assez triste, honteuse et presque muette.

[10] Un facétieux seigneur, le comte de Lauraguais, muni d'une attestation scientifique de quatre docteurs de la Faculté de médecine, était allé déposer entre les mains du commissaire une plainte contre le prince d'Hénin, aux fins d'établir que par son obsession continuelle autour de Mme Arnould, il ferait infailliblement périr d'ennui cette actrice, sujet précieux au public et dont, en son particulier, il désirait la conservation.

[11] Mme de Montesson, prétendait cette mauvaise langue de Cousen, s'établissait toujours, pour jouer de la harpe, entre M. Nollet son maître et M. Dangan, premier élève de M. Nollet, qui jouaient de tout leur art. Elle se tirait d'affaire au moyen de la pantomime, avec des airs de physionomie chromatiques et des regards de sainte Cécile amoureuse. Elle ne voulut jamais jouer toute seule.

[12] Il tenait la première place, chez Mme de Montesson, après le duc d'Orléans comme il partageait avec Necker l'influence dirigeante chez Mme de Beauvau.

[13] Mémoires, t. Ier.

[14] Mme de Girac était la belle-sœur du prélat.

[15] C'est à ce Choiseul-Gouffier qu'il écrira, pendant une absence dont le terme ne se rapprochait pas assez vite : Comme tu nous manques, ici, toi, noble, élevé, populaire !

[16] D'une manière bien plus relative, Rivarol disait de son propre frère : Il aurait pu être l'homme d'esprit d'une autre maison, mais il est le sot de la nôtre.

[17] Cf. notre ouvrage sur le Duc de Morny, chap. Ier.

[18] Mme de Staël affectionnait peu la société des femmes, celles-ci n'offrant pas assez de ressources à l'expression de ses idées ; elle ne se trouvait vraiment à l'aise qu'avec des hommes capables d'aviver son imagination, de la comprendre et de la suivre.

[19] Mme de Flahaut elle aussi pensait, contait, écrivait. Si l'essor de son talent n'atteignait point à la hauteur des livres de Mme de Staël, virils par l'ambition des sujets comme par l'empreinte des mots, on lui reconnaissait le naturel, la finesse, la grâce de l'imagination, qui sont qualités de femme.

[20] Les sentiments de Mme de Flahaut pour son évêque avaient aussi perdu de leur force, de leur chaleur, bien avant ce délaissement. Governor Morris le constatait avec une sorte de satisfaction personnelle, à la date du 17 août 1789 :

Pour la première fois, elle laissa tomber un mot, qui est cousin-germain du mépris. Je peux, si je le veux, la détacher de lui complètement. Mais c'est le père de son enfant et ce serait injuste. La raison secrète est qu'il manque de fortiter in re, quoique abondamment pourvu du suaviter in modo.

[21] Cet abbé de Boisgelin devait être une des victimes des septembriseurs, en 1792.

[22] Il fut baptisé sous le nom de Bourbon, ce qui n'avait été permis pour aucun des enfants naturels de Louis XV. Plus tard, l'abbé de Bourbon.

[23] Tels Charles Monnay, futur évêque de Troyes ; l'abbé Douillet, plus lard évêque d'Évreux ; Jean-Baptiste Duvoisin, qui fut promoteur de l'officialité de Paris, grand vicaire de Laon, enfin évêque de Nantes, et l'abbé Des Renaudes surtout, qui deviendra l'homme de confiance de Talleyrand, jusqu'au moment où, de son service, il passera à celui du secrétaire d'état Maret, lui rendirent de nombreux et précieux services.

[24] Un détail piquant. Agent général du clergé, Talleyrand aura pour l'un de ses successeurs l'abbé de Montesquiou, un futur ministre de Louis XVIII, el de ceux qui l'aidèrent le plus activement à préparer le retour des Bourbons. Vrai prélat d'ancien régime, teinté légèrement de philosophisme sentimental, mais si légèrement, et qui ne supposait point que l'histoire des sociétés hautaines pût commencer en deçà des temps féodaux. C'est cet abbé de Montesquiou qui, se trouvant un jour en sa campagne an Val, prés de Saint-Germain, disait à ceux qui l'entouraient : La vie que nous menons ici n'est pas celle de la nature. L'homme de la nature vivait dans son château entouré de ses vassaux !

[25] Chez le comte de Choiseul.

[26] Ce traité, auquel avaient contribué le comte de Vergennes et Calonne, avait pour objet de détruire la contrebande et de procurer par les douanes au trésor public un revenu fondé sur des droits assez modérés pour ne laisser à la fraude aucun espoir de profit. (TALLEYRAND, Mémoires, 1754-1791.) Les mêmes textes de conversation étaient repris, souvent, au logis du Montparnasse, dans les réunions du comte de Choiseul-Gouffier.

[27] Pour ce grand objet la comtesse de Brionne avait écrit au roi du Nord la lettre suivante, à la date du 20 août 1784 :

Sire, Votre Majesté m'a fait jouir d'un bonheur bien rare, celui d'oser être confiante avec un souverain qu'on admire. Il vous était réservé, Sire, d'avoir encore le don de faire parler les cœurs, d'avoir celui d'inspirer le désir de vous être attaché aussi par la reconnaissance. Voici le moment où je vais user de la permission que Votre Majesté m'a donnée de réclamer ses bontés. C'est pour l'abbé de Périgord ; sa naissance, ses qualités personnelles, les talents qui lui ont mérité l'estime da son corps, voilà, Sire, ce qui me fait oser employer la recommandation de Votre Majesté en sa faveur. Elle seule connaît mon vœu ; il y aurait les plus grands inconvénients à ce que personne sût ici qu'il aspire à celle grâce et que vous voulez bien la demander pour lui : il en résulterait de l'envie et toutes les méchancetés qu'elle peut produire. Ce n'est que lorsque je saurai positivement de Votre Majesté qu'elle consent à l'aire connaitre au pape qu'elle désire un chapeau pour M. l'abbé de Périgord qu'il se permettra de faire ici prés du roi et de la reine qui, tous deux, ont de la bonté pour sa famille, les démarches nécessaires pour obtenir une permission générale de solliciter un chapeau, sans parler des engagements que Votre Majesté a daigné prendre avec moi. Je vous rendrai compte, Sire, sur-le-champ, et ce n'est qu'après avoir obtenu cette permission que je supplierai Votre Majesté d'écrire à Rome. Je lui demande avec instance jusqu'à ce moment de ne mettre qui que ce soit dans mon secret.

[28] Peut-être ne sait-on pas que Marie de l'Incarnation fut béatifiée le 6 mars 1791.

[29] Un autre prêtre manqué, Ernest Renan, lorsqu'il entra au séminaire de Saint-Sulpice, en 1843, recueillit ces dépositions des lèvres de M. Hugon.

[30] Depuis quatre ans, écrivait le comte de Mercy, on estime que toute la famille de Polignac, sans aucun mérite envers l'Étal et par pure faveur s'est procuré, tant en grandes charges qu'en autres bénéfices, pour prés de sept cent mille livres de revenus annuels.

[31] C'est dans les méchancetés et les mensonges répandus de 1785 à 1788 par la cour contre la reine qu'il faut aller chercher les prétextes des accusations du Tribunal révolutionnaire, en 1793, contre Marie-Antoinette. (La Marck.)

[32] Votre avenir me fait trembler, lui disait dans une de ses lettres l'impératrice Marie-Thérèse, par un avertissement prophétique de son cœur maternel.

[33] Il a été raconté, sans garantie d'exactitude, qu'il y réapparut dans les premiers jours d'août 1790, en des circonstances singulières, et que nous relaterons sous toutes réserves d'authenticité historique. Les détails, de l'anecdote sont plaisants ; pour cela nous leur accorderons l'hospitalité d'une longue note en bas de page.

Un matin, l'évêque laissait errer ses pensées sur l'avenir incertain de la religion et de la monarchie. Tout à coup vint à frapper ses oreilles le bruit d'une rumeur énorme. Les cris discordants d'une foule en délire retentissaient sur la place, montaient jusqu'à ses fenêtres. Que se passait-il ? Il chargea son secrétaire, l'abbé Gouttes, — le même qu'il sacrera évêque de Saône-et-Loire, le 3 avril 1791, afin de le remplacer sur le siège d'Autun, d'aller prendre connaissance des causes du vacarme. L'abbé Gouttes n'avait pas l'âme héroïque ; il craignait à l'extrême les éclats d'une émeute, rejaillissant sur sa sainte et digne personne ; il redoutait de s'exposer aux sévices populaires. Enfin il lui fallut se décider, car le tumulte grossissait. d'une manière effrayante. Des mains frénétiques secouaient les grilles à les briser. Toutefois, ce peuple tapageant, vociférant, n'avait pas un si mauvais dessein que de renverser les murailles ou de mettre au pillage les appartements de l'évêché. Ce qu'il réclamait à fore,', c'était l'évêque lui-même, parce que des paysans d'alentour avaient traîné là, au milieu d'eux, un prétendu maléficier, un meneur de loups, un pauvre énergumène, qu'ils disaient possédé du démon, et qu'il était urgent d'exorciser.

Ces gens criaient assez pour être entendus, et, dans leur impatience, ils accablaient leur victime inconsciente de coups et de malédictions. M. de Talleyrand se montra et fit entendre qu'il allait procéder aux formules de l'exorcisme. Il eût souhaité que l'opération sainte se passât loin du bruit, dans son propre oratoire, en deux ou trois paroles latines négligemment jetées. Mais la foule, en bas, était exigeante. Dans la chapelle ! Dans la chapelle ! Hélas, on ne se servait plus de la chapelle, depuis le nouvel évêque ; il l'avait encombrée de ses meubles et d'une multitude d'objets inutiles aux exercices de piété. Il offrit à des délégués venus en négociation d'accomplir la cérémonie sur le perron de l'évêché, coram populo. Alors, on le vit apparaître, crosse en main, mitre en tète, solennel et inquiet. Le sorcier était maintenu devant lui, à genoux, les cheveux hérissés, la physionomie hagarde, tressuant de fièvre et d'épouvante. Au moment d'élever la main — cette main sacrilège et consacrée —l'évêque dut s'apercevoir, et son acolyte comme lui-même, que l'essentiel manquait : on n'avait pas d'eau bénite ni de bénitier. On perdit beaucoup de temps à en aller quérir inutilement à la cathédrale, puis, à l'église Saint-Laurent, qui non plus n'en possédait, ensuite chez une comtesse d'Arlon, très dévote mais trop rigoriste, en sa dévotion, pour livrer quoi que ce fût à un prélat constitutionnel, enfin chez une simple femme, qui avait conservé de cette eau sanctifiée. Jusque-là, les circonstances avaient pris une tournure plutôt risible. Elles eurent une conclusion tragique. Tandis que l'évêque trempait le goupillon dans le bénitier pour en asperger le malheureux et chasser de son corps le malin esprit, on vit tout à coup cet homme, qui n'avait gardé qu'un souille de vie, à la suite de tant de violences, tomber à ses pieds raide mort. L'exorciste s'était presque évanoui de saisissement, et, de sa main gauche, avait échappé le bâton pastoral, qui roula de marche en marche ! On put en garder bonne mémoire dans l'antique cité d'Augustodunum ; Talleyrand ne se vanta jamais de cette aventure.