L'omnicolore Talleyrand fut, après Napoléon, le personnage européen le plus considérable de son temps. A toute page d'une période d'histoire unique reparaît. le nom du grand seigneur diplomate ou s'accusent des signes de l'influence qu'il exerça. Aussi bien son image ondoyante et protéiforme comme pas une autre, quoique figée, d'apparence, sous un masque invariable, s'est-elle réfléchie dans une foule d'esquisses particulières l'éclairant ; tour à tour et diversement, sur toutes les faces. Un tableau d'ensemble restait à composer le représentant, un et multiple, à travers les mœurs en continuelle transformation des différentes sociétés où passa, acteur prépondérant ou témoin privilégié, cet homme de longue vie. ***La variété des caractères, qui furent en Talleyrand, a stimulé et inquiété, tout à la fois, bien des curiosités laborieuses. On est revenu souvent avec un intérêt, qui ne s'épuise pas, à des côtés de son esprit, à des fragments de sa personnalité morale, à ses mille manières de penser, d'agir, prises séparément ; mais comment tout exprimer d'une physionomie si compliquée par elle-même et par les événements en foule qu'elle refléta ? La vie d'un tel homme a bien des branches. Les divisions n'en sont pas aisément rendues claires. Il fallait s'y hasarder, pourtant, du moins imparfaitement qu'il fût possible. Sainte-Beuve l'écrivait, il y a près d'un demi-siècle, à propos d'une analyse pénétrante de Buliver-Letton : Ce ne sont pas des articles, ce n'est pas un Essai qu'il faudrait faire sur Talleyrand, c'est tout un livre, un ouvrage. Et quand il en appelait ainsi la réalisation, sur un canevas — je devrais dire un modèle — tracé de sa main, on ne possédait ni les mémoires — tronqués en bien des places, douteux sur plus d'un point, révocables en plus d'un témoignage — de l'illustre homme d'État, ni les pages d'honneur de son œuvre diplomatique exhumées par des érudits tels que MM. G. Pallain et Pierre Bertrand, ni les révélations survenues dans la suite sur son existence privée, ni la substantielle chronique de la duchesse de Dino, ni tant de documents d'archives, dont la mise en lumière sous la plume d'un Albert Sorel. par exemple, a renouvelé les études historiques modernes. L'étendue du sujet ne nous permettait pas de le restreindre aux proportions d'un seul volume. Il nous a fallu, sans en rompre l'unité de vues ni l'allure narrative, le séparer en deux parties. La coupure s'indiquait, nécessaire, logique, à cette date fortement marquée de la liquidation impériale, dont le prince de Bénévent fut, on le sait, l'agent le plus actif, et juste à la veille de ce fameux Congrès de Vienne, où s'ouvrit, pour lui, une nouvelle existence publique. Dans le présent volume, formant un tout en soi. se succéderont : les frais détails de l'éducation, de la jeunesse, la curieuse période de préparation sacerdotale et d'épiscopat forcé, parmi le mouvement des affaires et les plaisirs du monde ; le rôle si considérable de Talleyrand, pendant la Révolution ; ses missions à Londres ; son voyage rien moins que volontaire en Amérique ; son retour en France, dans la pleine turbulence des mœurs directoriales ; les actes de son ministère sous le gouvernement des Cinq, puis sous le Consulat ; et les principaux événements de l'Empire auxquels il participa d'une façon ouverte ou occulte, pour le soutenir ou pour le combattre. Dans les intervalles, comme des stations reposantes, s'espaceront des tableaux d'époques, répondant en leur vérité intime, aux variations de la Société française, sous les divers régimes, qu'il traversa d'un pied clochant, mais les yeux très ouverts. Enfin, le vis-à-vis extraordinaire des deux natures les plus opposées qu'on pût concevoir, incarnant, l'une le génie dévorant de la guerre et de la conquête, l'autre le pouvoir de la raison calme et prévoyante au service d'une ambition méthodique, nous aura servi de texte, pour conclure, sur tin parallèle soutenu entre Napoléon et Talleyrand. Au prochain volume appartiendront : le spectacle d'ouverture du Congrès de Vienne, un entre-acte entre deux tragédies : les faits, les impressions, l'influence exercée de Talleyrand durant la première et la seconde Restauration ; la dernière de ses évolutions en faveur de la maison d'Orléans ; son ambassade, à Londres, qui fut le couronnement de son vœu le plus cher et le plus persévérant ; son temps de retraite seigneuriale à Valençay, sous le rayon de la duchesse de Dino ; ses échanges de propos spirituels et de souvenirs avec les hôtes de Valençay ou de Rochecotte ; quelques traits encore de mondanité, à la Cour, dans les salons, parsemant tout cela ; puis, à son heure, nécessairement, le double épisode suprême : la conversion à la dernière minute, la mort presque théâtrale de ce grand acteur ; et, pour finir, l'appréciation d'ensemble que réclameront l'homme et son œuvre accomplie, objet l'un et l'autre de tant d'opinions contraires. ***Telle est l'économie d'un travail dont tout l'esprit réside clans un désir continu d'exactitude, d'impartialité, d'équilibre, à l'égard d'un personnage sur lequel se sont confondus terriblement le pour et le contre de l'éloge et du blâme, — le blâme si souvent poussé jusqu'à l'invective. La nouveauté, ou si l'on veut, pour user d'un mot dont on abuse, l'inédit de cette longue étude en deux parties est dans sa présentation même, — permettant de suivre au courant d'un seul et même récit l'existence complète, privée et publique de Talleyrand, sans y perdre de vue les milieux de mondanité sociale où elle eut à se dépenser, sous huit régimes ou règnes différents. Ainsi par un lien secret mais réel, nous aurons pu en rattacher les derniers développements à nos esquisses d'histoire et de mœurs d'une époque ultérieure, dite le Second Empire. Avec ses travers et ses séductions, son nonchalant dilettantisme, ses façons grand seigneur, ses froideurs acquises, ses qualités solides et ses lacunes morales, un Morny ne sera-t-il pas, en des proportions réduites, comme un portrait de famille à la ressemblance de son aïeul... naturel : Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord ? Frédéric LOLIÉE. |