Un parallèle : les fêtes comparées du Congrès de Vienne, en 1814, et de l'Exposition universelle de Paris, en 1867. Entre les années de grâce, que nous décrivions, tout à l'heure, et les désenchantements de la période finale, dont nous exposerons les causes, il y eut, encore, une heure de bénédiction pour l'Empire, où les nuages en formation s'étaient comme effacés, perdus, sous un voile radieux. Mil huit cent soixante-sept et l'Exposition universelle furent ce point d'arrêt dans la lumière. On ne saurait mieux comparer 1867 et ses embarras de roi qu'à la grande époque viennoise de 1814-1815. Exposition et Congrès : les termes du parallèle semblent fort éloignés. Pourtant, que d'analogies dans les détails par l'importance des allées et venues internationales, se concentrant sur un même point de l'Europe, par le nombre et l'éclat des galas officiels, par la diversité des spectacles présentés à la foule et par l'abondance des plaisirs en circulation ! De les rapprocher seulement, au hasard d'un éclair traversant notre pensée, nous inviterait à en justifier l'impression d'une manière plus complète et plus précise. La double image ne pourrait qu'augmenter d'attrait reflétée dans un miroir unique. Sans abandonner la suite de notre récit ni perdre de vue la figure centrale, l'étrange physionomie dont nous avons entrepris l'analyse intime qui nous empêcherait, pour varier nos impressions, de nous arrêter, au passage, sur cette vision simultanée des mouvements de fête dont Vienne et Paris furent, tour à tour, le brillant théâtre ? Pendant l'hiver de 1814 et le printemps de 1815, la capitale de l'Autriche offrait un aspect d'animation étrangère et de fièvre heureuse, chez les habitants, qu'on ne lui avait jamais connue aussi intense. L'Europe avait envoyé chez elle non seulement tous les rois, mais une élite incomparable d'hommes et de femmes appelés à s'y rejoindre par un concours de circonstances inouïes. Il y eut, dans le Paris de 1867, moins de personnalités illustres qu'au Congrès de Vienne. Le terrain de fête n'y découvrait point des effets aussi resplendissants. Il s'y vit autant de séductions, autant d'agrément, aimables, avec moins de magnificences. De même que la ville de Metternich, en 1815, ne s'était point laissé submerger par le flot international, de même, en 1867, la grande cité parisienne avait su demeurer fidèle à son esprit, parmi tant d'influences, qui s'étaient emparées de son sol et de ses habitudes : et ce furent ses hôtes, qui, par une attraction subie sans résistance, s'étaient pliés à ses goûts, à ses passions, à ses plaisirs. lies les premiers jours de février, Paris s'est mis en frais pour recevoir le monde. Il se pare, s'embellit, fait des avances à ses hôtes attendus et sourit au succès. En ses atours de circonstance prématurément revêtus, la Ville ressemble un peu, suivant un mot d'Henri Rochefort, au maitre d'hôtel ayant dressé sa table trop tôt et qui, les bras croisés, guette, sur le pas de sa porte, un peu inquiet, l'arrivée des consommateurs. Légère alerte vite dissipée. Déjà, le flot s'annonce abondant et pressé, à travers les promesses des journaux. De mille points surviennent les amis inconnus qu'on espérait. On a prévu de la confusion dans le nombre et compris qu'il faudrait d'abord les aider à se reconnaître parmi les méandres des rues inconnues. Des guides imprimés en profusion sont lancés sur le marché de la librairie, qui se complètent, s'ils ne se contredisent. Un subtil industriel a trouvé mieux. Il a inventé la boussole de l'Exposition. La foule des naufragés de la rue s'arrachent l'utile objet. Sa fortune est faite. Tout Paris respirait la plus franche allégresse, le jour de l'inauguration de ce grand concours international, qui marquait un progrès immense sur l'Exposition de 1855. Heure de triomphe pour Napoléon et si bien faite pour lui ouvrir des perspectives illimitées sur la durée de son œuvre ! Une magnifique assemblée s'était réunie dans la vive lumière du Palais de l'Industrie. Le chef de l'État présidait à la cérémonie, en habit noir et la poitrine ceinte du grand cordon de la Légion d'honneur ; à son côté, sa blonde compagne attirait les regards de la foule des invités ; elle charmait tous les yeux, avec sa robe de couleur changeante et sous son élégante coiffure entourée d'une couronne de violettes, d'où s'élançait une aigrette effilée. On n'avait oublié personne, dans les invitations officielles adressées aux souverains. Ils mirent quelque lenteur à faire les premiers pas, chacun attendant de son voisin qu'il lui donnât l'exemple. Victor-Emmanuel avait commencé par faire savoir qu'il resterait à Turin ; sérieusement malade à ce que disait son ambassadeur, le chevalier Nigra, il appréhendait le voyage de Piémont en France, mais celui-là seulement ; car, on avait appris, presque aussitôt, qu'il était allé chasser dans la montagne. En revanche, à Saint-Pétersbourg, le chancelier Gortschakoff, désireux d'un séjour de plaisirs et d'affaires, à Paris, pressait son maitre. Il avait de grands projets en réserve. Le tzar se décida à ne point laisser languir l'invitation de Napoléon. Aussitôt qu'on fut informé, dans les autres Cours, des dispositions de l'empereur de Russie à se mettre en route, chacun voulut hâter ses préparatifs. Le roi de Prusse activa son départ, emmenant avec lui deux hommes de son choix : Otto de Bismarck et le comte de Moltke. Un demi-siècle auparavant, à 'Vienne, on avait vu se succéder exactement les mêmes alternatives d'empressement à accepter et d'indécision à venir. La fraternité des rois et des princes, le doux spectacle de cette heureuse communion d'âmes sœurs et rivales, à la fois, était plus imaginaire qu'on ne le supposait. En vérité, si les maîtres de l'Europe avaient uni leurs efforts pour renverser le dominateur des trônes, leur belle entente se dérangea, aussitôt qu'il se fut agi de répartir entre soi les bénéfices du partage. Le tzar Alexandre et le roi de Prusse, les deux bons frères, dont le second n'eut point fait un seul pas sans le mettre exactement dans la trace du premier, avaient bien failli ne pas se rendre à l'appel de l'empereur d'Autriche. Ils n'auraient envoyé que leurs ministres. Par bonheur, on avait trouvé des voies accommodantes, qui permirent de remettre sur pied les projets du voyage. On reprit en grande diligence les travaux d'aménagements, suspendus, pendant trois semaines, à la Burg. Et, dès qu'on eut la certitude, dans les cours du second ordre, que les fiers potentats s'étaient annoncés, les retardataires n'eurent plus que le désir impatient de se faire voir. Personne n'aurait voulu manquer au rendez-vous des têtes couronnées. Il n'était pas jusqu'au roi de Naples, l'excommunié de l'Europe monarchique, qui n'eût eu l'envie de courir à Vienne, tout au moins pour y défendre, en personne, sa cause si menacée. Les rois de Wurtemberg et de Danemark, entre autres, avaient été des plus diligents à toucher au port. On remarqua que le second de ces princes avait été si pressé de rendre sa visite à l'empereur, qui tenait à le recevoir, comme il convenait, dans la lumière et solennellement, qu'il était arrivé dans le salon de réception, dès avant que les bougies fussent allumées. Quel dérangement imprévu pour les lois de l'étiquette ! François II, voyant ses serviteurs vaquer à leur office d'éclairage avec une extrême agitation, comme des gens très en retard, avait eu la bonhomie de leur prêter la main ; et le blond monarque du Nord s'était annoncé juste pour le surprendre en cette occupation domestique. A Paris, comme à Vienne, les plus hautes couronnes furent les premières à se montrer. A leur suite s'étaient portés les princes de moindre étage. C'étaient les rois de Würtemberg, de Bavière, de Belgique, le vice-roi d'Egypte, le prince Antoine de Hohenzollern et de tous les souverains celui qui excita le plus d'intérêt, après le tzar, c'est-à-dire le sultan Abd-ul-Aziz. Il y eut des manquants, des princes exotiques qu'on attendait et qui ne se présentèrent pas à l'appel de leur nom. L'imagination populaire eut quelque déconvenue d'apprendre, après des annonces fallacieuses de journaux, que l'empereur de Chine était un peu jeune pour se mettre en voyage, n'ayant pas plus de dix ans, et que le sultan du Maroc avait trop à faire, avec ses tribus en perpétuelle révolte, pour s'exposer à ne plus retrouver son trône en revenant de Paris[1]. Mais, sur tant d'antres points et par tant d'autres gens d'importance sollicitée, distraite, captivée, elle s'en était consolée très vite... Vienne, en 1814, avait fait d'immenses préparatifs d'hospitalité royale. Le luxe qu'on y dépensa étonnait et ravissait les yeux, en même temps, par la richesse et la distinction réunies. Si Leurs Majestés tzarienne et prussienne s'efforçaient de masquer leur surprise sous un air de dignité imperturbable, elles n'en furent pas moins saisies de la magnificence du spectacle. Tout le long des allées du Prater s'alignaient des régiments d'élite habillés de neuf et dont un beau soleil d'automne avivait les brillants uniformes. Des musiques nombreuses égrenaient dans les airs les marches et les chants nationaux propres à redoubler l'allégresse générale. La population e.ntière de la ville et des faubourgs s'était répandue par les rues, en costumes de fêt. Ce fut une merveilleuse journée. Très simple en ses habitudes, l'empereur d'Autriche s'était, promis de ne pas compter avec ceux qu'il avait priés d'être siens, autant, qu'il leur plairait de l'être. A chaque souverain, prince régnant ou prince royal, c'est-à-dire en espérance de régner, il voulut attribuer, pour leur service quotidien, des chevaux de race, des voitures de cour et une escorte de gardes à cheval. L'organisation en avait été réglée d'une telle manière qu'on ne vit jamais aucune confusion se produire sur ce qui revenait de droits ou d'égards à chacun ; et le grand écuyer comte de Trauttmansdorff y donnait ses soins avec une si parfaite exactitude et tant de sûreté que pas une erreur, pas un accident, n'arriva dans le mouvement de tous ces équipages princiers. Pareillement une belle ordonnance présida, dans le Paris de Napoléon III, à la réception des rois et aux honneurs rendus. sans égaler l'éclat de cérémonie avec lequel l'empereur François II, à la tête d'un superbe cortège, avait salué l'entrée des monarques du Nord, en sa noble ville, il y eut. pour accueillir le nouveau tzar et le nouveau roi de Prusse, en la capitale française, de vastes déploiements de troupes, des parades superbes, des alignements de fantassins et de cavaliers sur leur passage, autant qu'on en pouvait souhaiter, et d'autres spectacles militaires. opéradiques ou de pur cérémonial, organisés en leur honneur avec une remarquable entente de la mise en scène. Les grandes figures retenaient, surtout, l'attention publique. Au premier plan se détachait le tzar. Une stature imposante, un visage agréable, quoique d'expression sévère, des gestes dignes, des mots heureux et le renom de sa générosité[2] : tout concourait à faire d'Alexandre II, malgré les élans fraternels de la France d'alors vers la malheureuse Pologne, un favori du peuple parisien. Le premier Alexandre s'était dépensé avec plus d'entrain et de gaîté dans la haute société viennoise, où l'amour et l'ambition se disputaient, à l'envi, ses préférences. Mais on n'en voulut pas longtemps au nouvel autocrate de ses airs un peu moroses. On lui savait gré de ses longues promenades à travers la ville, de l'intérêt qu'il témoignait à en visiter les parties essentielles, sauf à laisser de côté le Sénat et la Chambre, qui ne disaient rien ou peu de chose à ses goûts césariens. On lui était reconnaissant d'avoir compris le charme et la grandeur de la capitale française et d'apprécier, d'une si bonne grâce, les plaisirs d'art qu'elle offrait à ses yeux. N'avait-il pas dit, en présence de Napoléon III et s'adressant au préfet Haussmann : Devant cette reine qu'est Paris, nous ne sommes plus que des bourgeois. Dans une occasion analogue, mais ayant à l'âme et aux lèvres des sentiments bien différents, le roi de Prusse admirait, du haut des Buttes-Chaumont, le panorama circulaire du nouveau Paris. Ses yeux cherchaient, au loin, l'un des points d'accès de l'enceinte. L'ayant reconnu, il le désignait au même fonctionnaire : C'est par cette porte, lui dit-il, que nous entrâmes en 1815. — Oui, répliqua Haussmann, avec plus de noble fierté que de bonheur justifié dans la réponse ; mais, depuis lors — et il lui montrait des constructions s'érigeant, de place en place, autour de la ville — nous avons construit quelques forts. La France n'avait conservé qu'un souvenir de gloire des sanglantes hécatombes amoncelées sous les murs de Sébastopol. Une mutuelle estime de leurs qualités de courage et de générosité animait les deux nations, France et Russie. En outre, comme pour renforcer leurs sentiments réciproques, une légende inaltérable s'attachait au nom du premier Alexandre, à la mémoire de son beau rôle, à Paris, en 1814, aux jours de popularité universelle, où l'on faisait de lui le recours unique de toutes les grandes infortunes, où l'on avait oublié le vainqueur pour ne voir qu'un protecteur inspiré des plus nobles sentiments. Si le Paris de 1867 acclamait l'empereur de Russie, il n'accueillait que d'un salut sans chaleur le monarque régnant à Berlin. À bien des détails s'accusait l'écart très large, qui s'était marqué, dès le premier jour, entre les sympathies réservées aux deux souverains. Les couleurs slaves et britanniques flottaient abondamment dans les airs. Les drapeaux allemands étaient rares, aux fenêtres parisiennes. Pendant un bal, qui se donnait à l'Hôtel de Ville, les prévenances à l'égard de Frédéric-Guillaume n'excédaient pas la courtoisie purement officielle. Plusieurs fois, l'orchestre avait repris l'hymne russe, tandis que, par une négligence involontaire et regrettable en l'espèce, on avait omis complètement le Heil dir o Siegen Kranz, dans le programme de la soirée. Avec ses allures militaires, sa physionomie énergique et dure, Frédéric-Guillaume ne gagnait pas les cœurs. Ses apparences raides n'invitaient pas aux gestes empressés. Des gens se chuchotaient à l'oreille que, fort heureusement pour lui, le roi de Prusse n'avait pas oublié d'emmener ses aides de camp ; sans quoi, il se fût trouvé bien seul dans la foule ! Son ministre Bismarck, tout en provoquant une curiosité plus générale, n'eut pas, lui non plus, les honneurs de la fête. A vrai dire, à la cour et dans le peuple, on s'entretenait beaucoup du personnage. Aucun des mouvements de Bismarck ne passait inaperçu. Un jour, on avait remarqué que, dans sa politesse exagérée de formes, lui, si sceptique et si dédaigneux au fond, s'était incliné jusqu'à terre en saluant Napoléon et que l'Impassible avait souri. On commentait chaque circonstance, chaque menu détail de ses apparitions en public[3], soit en bien, soit en mal, mais trop rarement avec la juste opinion de ce que représentait en force, en intelligence active pour son pays, en menaçantes perspectives pour les autres nations, sa personnalité supérieure et funeste. Dans le seul à seul, le roi et son ministre se revanchaient, à leur aise, de la pénurie des applaudissements du peuple français. En tête à tête, ils échangeaient leurs observations recueillies, jour par jour, sur les vices d'organisation intérieure, l'état défectueux des forces militaires et les éléments de faiblesse, qu'ils avaient su pénétrer, à travers une surface aussi brillante. Ils n'avaient pas perdu leur temps et se promettaient bien d'en utiliser les enseignements, plus tard. Guillaume avait pris son parti de la froideur de ses hôtes et n'en instruisait point les gazettes allemandes. Tout au contraire, celles-ci, stylées de la bonne façon, n'enregistraient que d'excellentes nouvelles sur les succès du roi et de ses ministres, à Paris. Dans les termes les plus flatteurs les journaux d'outre-Rhin rehaussaient, à grand fracas, l'impression de respect et de crainte, qu'avait produite sur l'état d'esprit d'un peuple frivole, la belle et fière tournure de leur Frédéric-Guillaume[4]. Au lendemain d'une solennelle revue, passée au Champ de Mars et qui avait tenu, par une chaude après-midi, les souverains à cheval, pendant plusieurs heures, Berlin fut ravi d'apprendre que le tzar et l'empereur des Français avaient paru terriblement affaissés, tandis que le roi de Prusse, toujours à l'aise et dispos, faisait avec ces pauvres monarques un contraste réconfortant. Paris avait appris très vite à reconnaître les personnages étrangers, d'après leur façon de vivre et de dépenser. Le tzar jouissait d'une réputation de munificence, qu'on aurait été fort embarrassé de porter au crédit du roi de Prusse. Sans prendre la peine de se demander d'où vient à de certains princes leur aisance à puiser des deux mains dans les coffres de l'État, on était émerveillé, confondu d'admiration de savoir que les trois millions apportés dans les valises de l'empereur de Russie, pour son séjour à Paris, s'étaient volatilisés, en fort peu de temps, et que le tzarevitch, à lui seul, en avait absorbé presque neuf cent mille francs. Les nouvellistes ne manquaient point l'occasion de comparer, sur cette base, le train des maisons régnantes, ils s'égayaient, plume en main, des malheureux trente mille francs alloués par la générosité paternelle au prince royal de Prusse. Et la critique mise en verve daubait ferme sur la parcimonie de Frédéric-Guillaume, qui réduisait au strict minimum la liste de ses menus frais et s'était juré, sans doute, de ne laisser en France que le moins possible de son bel argent prussien. C'était l'économie sage et prudente d'un roi moins soucieux de ses plaisirs et de l'opinion des étrangers que du bien véritable de son peuple, mais qui n'inspirait, évidemment, point des impressions de magnificence. Que les Parisiens et surtout les Parisiennes appréciaient mieux la noble émulation des princes exotiques à semer les perles et l'or ! Avec Abd-ul-Aziz et le khédive d'Égypte, ils eurent vraiment l'impression de l'Orient à Paris. L'Opéra-Comique et ses légers décors, ses costumes de rêve et ses visions pittoresques, se trouvaient transportés dans la vie réelle. Les préparatifs de voyage et le départ de Sa Hautesse ne s'étaient pas effectués sans hésitations ni complications. Des difficultés d'exégèse émanant de la loi du Prophète, des entraves attenantes an protocole traditionnel, et des embarras éprouvés dans la question budgétaire, avaient fortement géré le bon vouloir d'Abd-ul-Aziz. En premier lieu, il eut à mettre sa conscience en repos avec les versets divins interdisant au Commandeur des Croyants d'égarer ses pas au pays des infidèles. Napoléon dut l'aider, en la circonstance, par une espèce de convention fictive, qui permît de tourner l'obstacle ; il dut lui céder son empire, ni plus ni moins, sous une forme imaginaire et provisoire. La France étant devenue province turque, rien n'empêchait plus le calife d'en faire l'objet et le but d'une visite à longue distance. Cependant le trésor des Osman lis, lourd surtout de son passif, n'aurait su tirer de ses profondeurs les millions nécessaires aux frais de route d'un tel et si puissant monarque. Des banquiers européens s'offrirent à propos, qui les lui cédèrent, à gros intérêts. D'autre part, Abd-ul-Aziz, conscient dans sa sagesse, du service qu'il allait rendre à son peuple, en donnant aux étrangers une idée imposante de sa grandeur, jugea qu'il était parfaitement en droit de retenir, en échange, la moitié du traitement de ses fonctionnaires. Enfin, ne voulant rien laisser au hasard, par une dernière précaution avant de s'engager d'une manière définitive, une correspondance fut établie entre Constantinople et la capitale franque, réglant toutes les conditions de son séjour. Lui ménager de ses fenêtres une vue panoramique, qui ne lui parût pas trop misérable, en comparaison des magnifiques perspectives du Bosphore ; installer devant la salle à manger de l'immeuble parisien un moucharabieh aux larges dimensions, qui lui permît de tout voir sans être aperçu ; expressément préparer un ample réservoir, destiné à contenir les barils d'eau, qu'il ferait venir du Nil pour ses ablutions de chaque jour — tel Alexandre Ier, pendant le Congrès de Vienne, voulait qu'on lui envoyât pour sa toilette des morceaux de glace de la Néva — : ce furent autant de recommandations spéciales, qu'on eût à remplir, au pied de la lettre. Il vint et se déclara satisfait. Monté sur de magnifiques chevaux, avec la haute selle orfévrée, des califes, le manteau de pourpre flottant sur les épaules et marchant en tête de son cortège très décoratif, le sultan produisait une grande impression, aux fêtes et aux cérémonies publiques. D'un autre côté, le vice-roi d'Égypte ne restait pas en arrière de son suzerain, ni par le faste des apparences, ni par le chiffre de ses largesses. Lorsque son darabieh, poussé par des rameurs superbement vêtus, filait souple et rapide sur la Seine, mille et mille curieux, du haut des parapets, le suivaient du regard, avec admiration. De la rive, on distinguait l'heureux Ismaïl étendu sur un long siège moelleux, fumant l'orientale, buvant le noir breuvage, au milieu de ses dignitaires, amis et serviteurs. Trois esclaves allaient, et venaient, remplissant les tasses, rallumant les chibouques. Debout, un majestueux Libyen dirigeait le léger esquif. Une vision des Mille et une nuits glissait sur les eaux pailletées d'étincelles, aux chauds rayons d'un soleil d'été. Le commerce et les femmes bénissaient. Ismaïl-Pacha. Partout où il passait, ce dilapidateur magnifique des finances égyptiennes laissait une traînée d'or pour qu'on se souvint qu'il fut là. ***Entre 1814 et 1815, plusieurs des nobles visiteurs de l'empereur d'Autriche avaient mis leurs soins à se faire bien venir, dès leur entrée dans sa maison. Par exemple l'abondance des cadeaux apportés dans les malles du roi de Würtemberg avait provoqué un gros effet de surprise admirative et jalouse. On en estima la valeur à plus d'un million de florins. N'était-ce pas excessif et presque inconvenant, demandait le roi de Danemark, qui s'était senti tout formalisé de ne pouvoir égaler, encore moins surpasser, sur ce terrain de luxe, son bon frère de Stuttgart ? Les augustes commensaux de Napoléon III ne s'étaient pas crus obligés à des démonstrations aussi conteuses de leurs sentiments. La plupart ne prodiguèrent que leurs remerciements et l'échange de leurs invitations. Ainsi le roi de Prusse exprima-t-il le désir que Napoléon III, s'il ne se jugeait pas trop grand seigneur, vînt lui rendre sa visite, à Berlin. L'indiscrète chronique savait, à peu de chose près, l'état de leur budget parisien, c'est-à-dire les sommes approximatives que chacun d'eux s'était proposé d'y affecter, les voies et moyens de crédit, que les uns et les autres se réservaient d'employer pour cette même destination. Pareillement, l'opinion viennoise aurait pu fixer en 1815 d'après les rapports au ministère de l'Intérieur[5], le bilan exact non seulement des rois et des princes, mais des principaux personnages hospitalisés en ces lieux, soit qu'ils usassent de leurs seules ressources, soit que la cour d'Autriche vînt à leur aide pour en étendre les disponibilités. En général, les banques de Vienne avaient ouvert aux souverains des crédits considérables : illimités pour le roi de Prusse, qui n'y recourait, d'ailleurs, qu'avec crainte et parcimonie ; quelques cent mille roubles complémentaires, à la disposition du tzar ; cent mille florins pour le prince de Wrède représentant de la Bavière, et seulement cinquante mille à l'intention des ducs de Weimar, Oldenbourg et Mecklembourg. Eu se renseignant aux mêmes sources, on aurait eu connaissance que le maréchal de la cour de Danemark était accrédité, pour plusieurs millions, auprès d'une des premières banques de Vienne ; que l'ex-roi de Westphalie, Jérôme-Napoléon était compris sur la liste des générosités impériales pour une somme de trois cent mille florins, et que le prince royal de Wurtemberg y était inscrit de son côté pour un prêt de vingt-cinq mille thalers. En outre, beaucoup de princes taillaient sur les finances autrichiennes, aussi abondamment qu'on leur en laissait la liberté, ce qui ne les empêchait point, à l'occasion, de faire parade d'une certaine vanité généreuse et théâtrale. Si, pour employer les ternies d'une épigramme courante sur la collectivité des monarques en résidence à Vienne, l'empereur de Russie aimait pour tous, si le roi de Danemark très causeur parlait pour tous, alors que le roi de Bavière et celui de Würtemberg mangeaient pour tous, il fallait bien confesser que l'empereur d'Autriche payait pour tous. Et comme ils en usaient ! Tous ces rois, hier, bien meurtris, avaient pansé leurs blessures dans les délices de Vienne. Ils n'eurent jamais la contenance plus décidée, et l'air plus content de vivre sur les biens et l'amour de leurs sujets ou sujettes. C'eût été jouer de malheur, disait une grande dame de l'aristocratie française séjournant, alors, à Vienne, que de ne pas rencontrer, en des lieux choisis ou simplement à la promenade, un empereur, un roi, un prince régnant ou de ne pas heurter, quand on courait à son luit. un grand général, un diplomate fameux, un ministre célèbre. Pareilles, sans être égales, étaient les chances, en cette belle année crépusculaire du Second Empire. Il y avait réellement aussi fête royale à Paris, comme il y eut des embarras de Majestés, à Erfurt. Le mouvement de société ne fut jamais plus séduisant ni plus varié que pendant les deux périodes impériales, l'une de 1815 en Autriche, l'autre de 1867 en France, dont nous nous plaisons à noter les ressemblances, bien qu'elles se fussent manifestées en des occasions très différentes. Dans la seconde comme dans la première, mais surtout à Vienne on vit des personnages prépondérants par leurs titres et par leur autorité, céder avec un fol entrain à la griserie des plaisirs de jour et de nuit. Il y eut plus d'amours en campagne, à la Cour de Vienne qu'en celle de Paris ou de Compiègne, et les princes en humeur de fête y trouvèrent un cadre plus romanesque, plus divers et plus propice aux galantes intrigues. Quel délicieux chapitre de mœurs à conter, si l'on ne craignait point de s'égarer, trop loin de son sujet ! La dissipation était générale, pendant le fameux Congrès. Alexandre, le roi des rois, l'Ange, le Bon Chevalier, le Libérateur, l'irrésistible Alexandre, que d'autres moins prompts à l'enthousiasme appelaient simplement une bonne tête de fou, le tzar, avec ses succès sans nombre, donnait le mouvement. Il en voulait à chacune et toutes étaient désireuses de ses hommages. Ainsi les deux déités voisinant au 59 de la Schenkenstrasse, les princesses Bagration et de Sagan se sont fait une guerre ouverte par l'envie jalouse de ses préférences. Mais son attention était si tiraillée, si distraite de vingt cotés ! D'une heure à l'autre, il hésitera entre la si désirable princesse Esterhazy, la riante Sophie Zichy et la belle princesse Auersperg. Il ne saura vraiment pas non plus à laquelle de ses deux dernières danseuses : la jeune comtesse Szechnyi et la non moins attirante Monz Lichtenstein, il offrirait la palme de son admiration ; car, il voudrait inviter l'une et l'autre. Cependant, il a des propos commencés avec d'autres charmeuses. Julie Zichy ne lui semble pas moins séduisante que sa sœur Sophie, ni Léopoldine que Monz Lichtenstein. Puis, comment oublier celle qu'il remarqua si visiblement à l'une des récentes fêtes du soir, une Marie Kleinhart, fille d'un major de la place ? Dès son arrivée, il s'était exalté sur la beauté des Viennoises. Sans oublier ses intérêts ni le souci de sa grandeur, il accordait beaucoup de temps à ses plaisirs et il n'en avait pas de reste pour mener par deux ou par quatre ses amours voyageuses. De ce genre d'intrigues il avait noué des fils de tous côtés. Aussi ne manquait-il aucune redoute, aucun gala. On l'y reconnaissait entre tous, à sa dignité élégante et gracieuse, à sa tournure pleine de distinction et à la manière, qui lui était propre, à la fois respectueuse et vive, d'aborder les femmes. Tout à l'heure, il avait une conversation, qui paraissait l'intéresser fort avec un certain domino noir, qui n'était autre que la princesse Esterhazy-Raisin. On l'a vu, néanmoins, se détacher de cette aimable causerie et chercher aventure. Il n'a pas fait deux pas qu'il est déjà très entouré. La Bigottini en domino bleu le serre d'un peu bien près. La triomphante Mora, à son tour, voudrait attirer son regard. Le grand-duc de Bade, qui la recherche furieusement ne lui en laissera pas la liberté. Mais l'énumération serait trop longue des objets de son inconstance. Et comme si ce n'était pas l'excès du bien que la surabondance des plaisirs de choix offerts à ses appétits lassés, des femmes légères par état, des amuseuses de la scène et de la galanterie avaient trouvé quelque faveur, auprès de lui, avec leurs grâces savantes et leurs sourires marchandeurs. Nul des souverains n'échappait à l'influence de cette atmosphère de volupté, qui troublait les plus sages. On avait remarqué que le roi de Prusse lui-même, si méthodique en ses habitudes, les avait un tant soit peu dérangées, depuis quelque temps. On avait cherché, du côté des femmes, la personne qui avait eu ce pouvoir. C'était une transformation imprévue dans tous les détails : il soignait ses formes, assouplissait ses allures, et, ce qui ne s'était jamais vu, de sa part, il se rendait aimable, entreprenant avec les femmes masquées. On s'égayait du roi de Prusse et de la manière grave, empesée, cérémonieuse, dont il donnait le bras à la belle Julie Zichy, depuis qu'il se croyait fortement épris d'elle. Mais on admirait les grâces mondaines du beau Charles de Bavière, aussi dangereux pour la réputation des jolies femmes que les princes de Dietrichstein et de Metternich. Son Altesse Sérénissime le vice-roi Eugène de Beauharnais était certainement aussi l'un des plus gâtés de la troupe, si l'on ose ainsi parler de ces nobles personnages en tournée de fêtes diplomatiques. On le voyait toujours très entouré des frais et gracieux visages, dans les soirées et dans les bals. Avec sa physionomie pâle et son teint d'albinos, le roi de Danemark ne le cédait point en galanterie à ses collègues couronnés du Nord et du Midi[6]. Presque dès l'arrivée, il eut son aventure. Il s'était passionné follement pour une jeune fille de la classe ouvrière, au teint de pèche, aux cheveux de la couleur des blés, en un mot une jolie grisette. Usant de cette aptitude extraordinaire qu'ont les femmes à sortir de leur condition pour s'habituer, sans plus d'apprentissage, aux airs et commodités d'un état supérieur, cette favorite de la veille avait manifesté le désir de changer d'habitation, ainsi qu'elle avait changé de toilettes, mais richement et comme il convenait à une maitresse royale. Sans s'émouvoir, elle allait prendre, à son compte, je veux dire au compte de Sa Majesté Scandinave, un logement superbe, dans le fastueux et vaste hôtel de la princesse de Paar. Elle n'avait fait difficulté sur rien, meubles ni loyer, dont le prix était énorme. Il ne lui restait plus qu'il se nommer. Qui aurais-je l'honneur d'annoncer à Madame la princesse ? demanda respectueusement l'intendant ou concierge. Écrivez, écrivez, lui répondit-elle, que vous avez loué cet appartement à la reine de Danemark. Le serviteur s'inclina jusqu'à terre. Il n'eut rien si pressé (lue de faire tenir la grande nouvelle à la princesse de Paar. Celle-ci mieux informée, quoique absente, entra dans une violente colère et défendit de passer l'accord. Mais, qu'importait à cette reine de cœur le sentiment jaloux, peut-être, de la grande dame ? Elle était, désormais, bien connue, à Vienne. On ne la nommait plus que la reine de Danemark, ce dont elle ne s'étonnait ni ne se fâchait ; elle n'y voyait pas d'ironie ; elle se croyait bien telle, au moins pour deux ou trois mois. Avec plus d'intelligence et de finesse, une actrice de Paris, en 1867, s'était attribué le titre de grande-duchesse et en avait arboré les droits d'une manière aussi hardie qu'amusante. Curieux rapprochement de deux caprices : le même cas s'était produit, en 1814, dans la ville du Congrès, de la part d'Alexandre et de son compagnon Frédéric-Guillaume. Impatients, comme des écoliers en vacances, d'oublier les affaires sérieuses, le tzar et le roi de Prusse, le soir même du premier jour, s'étaient rendus au Kärtner-Theater, pour y contempler, dans le ballet Zéphir, les grâces mouvantes d'une danseuse à la mode. Tel, en 1867, un autre Alexandre, maître du plus vaste empire du monde, à peine entré dans Paris, n'avait pas attendu plus tard que l'heure du théâtre pour aller applaudir la diva de la musique bouffe : Mlle Hortense Schneider. Tel était le train de la fête, chez ces aimables conducteurs de peuples. Encore ne parlons-nous pas d'une catégorie de princes et de grands-ducs, qui poussaient jusqu'à l'extrême désordre la licence, qu'ils s'étaient accordée, de satisfaire leurs appétits, sans choix ni mesure, et qui perdaient le respect d'eux-mêmes dans les plus basses compagnies. Il y a une canaille de rois, comme il y a une canaille de faquins, disait Christine de Suède, laquelle fut à bonne école pour en juger. Mais, entre les uns et les autres, la distinction s'établissait d'elle seule, à Vienne, et on n'eut pas besoin de la signaler, à Paris. Le goût de la société intime des femmes et le sentiment de la galanterie déclarée occupèrent beaucoup moins de place dans les passe-temps des visiteurs couronnés de Napoléon III, qu'ils n'en eurent, parmi les récréations des Altesses et des Majestés en rupture de Congrès. En pleine séduction cythéréenne, la vertu de quelques princes germaniques, put se maintenir, hors d'atteinte, irréprochables époux, ils s'étaient sentis de force à s'abstenir du fruit défendu, dont, la tentation leur était de chaque moment et leur venait de partout. Naturellement, tous les invités de haute marque, à ce banquet des nations, ne se montrèrent pas aussi rigoureux contre eux-mêmes. ils auraient cru taire injure à leur hôte en ne se réglant pas sur son appétit. Car, ils avaient de qui tenir, auprès de Napoléon III, quant à la manière de prendre les choses de la vie par le côté le plus agréable. Et, puisque nous en effleurons le sujet, nous devons le dire, une fois, fût-ce en y insistant un peu : le fils d'Hortense avait fait un belle part, une très grande part, dans son Rêve d'Empereur à des visions de sultan occidental. § Comme tous les hommes élevés par des femmes, il s'était montré des plus sensibles à l'acuité de l'impression féminine. L'inclination avait été précoce en lui et le goût lui en dura fort longtemps. Il était prompt aux romans de tête. Il eut toujours l'imagination prête à étreindre le fantôme. Son idéalisme n'empêchait point qu'il eût l'expérience connaisseuse en la féminine matière. Bien que l'essaim des belles fut d'une abondance incroyable, en sa jeune cour, il ne voyait jamais indifféremment se mouvoir dans la clarté quelque jolie apparition. La physionomie unie, détachée, sans avoir l'air d'y prendre garde, il suivait le glissement de sa silhouette, il réservait une partie d'attention à sa démarche, à la manière dont elle appuyait sur le tapis moelleux son pied flexible ; il avait une minute d'intérêt vrai, quoique secret, pour la façon dont elle s'arrêtait et prenait place ; pour la façon aussi dont elle tournait le visage, saluait, souriait et mêlait sa grâce à tout l'éclat environnant. D'ailleurs, peu difficile à séduire, chacune parlait à ses désirs, autant qu'elle était prenable. Toute femme jeune et d'un peu d'attraits pourvue, toute personne honnêtement follette, comme l'eût dit Tallemant des Réaux, pouvait s'offrir[7] l'orgueil même éphémère de connaître l'empereur. L'impératrice Eugénie eut beaucoup à se plaindre de cette propension trop générale et trop persistante. Le sentiment de la famille était en lui vif et tendre Le bonheur qu'il y goûtai t, après ses échappées au dehors, il le disait préférable aux calculs de l'ambition, malgré qu'il ne méprisât point non plus des parures de luxe qui servent à enchâsser brillamment les joies intimes. Il gardait à sa femme un attachement, de cœur, qui ne se démentit jamais ; il aurait voulu l'associer en toute circonstance, à chacune des impressions choisies, à chacun des spectacles de beauté, d'éclat, de grandeur, dont ses regards étaient les témoins. D'une plume familière et simple, il lui écrivait, s'il était éloigné d'elle, des lettres qu'on aurait pu trouver un peu bourgeoises d'accent, mais qui étaient, surtout, humaines et vraies[8]. C'était bien là le fond invariable de ses sentiments d'époux et de père. Sa religion était en ordre, de ce côté, toutes les fois qu'une naturelle faiblesse ne l'eut rainait point à suivre l'occasion passagère et changeante. N'avoua-t-il pas à l'un de ses confidents que sa période de fidélité n'excéda pas les six premiers mois de son mariage, qu'il avait besoin de petites distractions particulières et que, toujours, du reste, il revenait au nid avec contentement ? L'inconstance était une tradition de famille. On en aurait des exemples à citer jusqu'à la fin du livre. Pour ne point passer sous silence tous ceux que nous pourrions dire, nous en relèverons un trait, un seul, bien curieux : l'histoire d'un certain médaillon. C'était un bijou superbe, ayant appartenu au premier empereur et qui portait sur l'une de ses faces l'effigie de l'impératrice Marie-Louise. Comment était-il passé aux mains du prince Demidoff, à Florence ? La question est sans importance. Ce qui en eut davantage, c'est qu'un jour, l'un de ses nombreux serviteurs, un jeune groom, en remuant le précieux bijou en avait ébranlé la glace, et que le portrait de l'impératrice en se détachant, avec le verre, avait révélé qu'il n'était que la doublure d'une autre figure, l'image de Mlle Georges, que celle-ci couvrait un troisième visage : la douce et tendre physionomie de Mme Walewska et que la belle Polonaise n'était pas la dernière de la série. Toute une nichée d'amours impériales encloses dans un seul médaillon. Napoléon III aurait pu s'offrir, avec l'aide de son orfèvre, un pareil luxe ; mais il aurait éprouvé plus de difficultés en la circonstance ; certainement, il l'eût emporté sur son maître et modèle par l'abondance des figures à renfermer dans un cadre unique, aux compartiments variés. Chez son oncle, les gestes de la galanterie étaient rares et distants ; pour lui l'attirance était continuelle. De temps en temps, il se rangeait, promettait de ne plus troubler la tranquillité de l'impératrice, puis retournait à la tentation. Ces éclipses de la vertu conjugale se répétaient avec trop de fréquence pour qu'on pût les déclarer simplement accidentelles. Malgré ses bonnes intentions d'un retour fidèle, il n'était pas assez maître des occasions, qui le guettaient. Ces occasions étaient fort belles, fort intéressantes ; elles avaient le tort et le danger de se réitérer à l'excès. Contraint de jouer un rôle, du matin au soir, il devait encore être de gala, la nuit. Qu'il fût exposé, parfois, loin du grand jour ou de l'éclat des lumières, à manquer son effet, c'était l'inévitable contingence. Les titres les plus relevés ne préservent point la condition humaine de ses défaillances ; au reste, il y persévérait avec une ténacité bien téméraire. Trop aisément cédait-il à des regains que lui déconseillaient l'âge et la raison[9]. Tel un sultan blasé, lui-même se plaignait du surcroit des bonnes fortunes. Il est connu que les femmes sont avant tout curieuses d'éprouver par comparaison. Les amies du jour ou les passantes souhaitées, qui se trouvèrent invitées par l'empereur à des entrevues plus intimes, n'y retrouvèrent pas, chacune, leur sensation. Il y eut des mécomptes, de ce côté, et toutes n'en gardèrent pas le secret[10]. Napoléon III n'avait pas, comme un Alexandre ou un Nicolas, autocrates de Russie, cette belle prestance physique ni ces lignes droites et, hardies du visage, ni cette démarche ferme et décidée, qui semblent indiquer, au premier aspect, que la nature, la naissance et l'éducation réunies, ont créé de certains hommes, pour être des dominateurs. Le tzar Alexandre Ier, qui lit tant parler de lui, dans les coulisses et boudoirs du Congrès de Vienne, eut l'ambition amoureuse plus exigeante encore que ses appétits d'autorité. Il eût voulu être adoré de toutes, heureuses ou non, couronnées ou ne portant pas couronne, princesses de préférence, artistes à l'occasion, pourvu qu'elles se montrassent à lui auréolées de jeunesse, d'élégance et de beauté. Son bonheur était si complet qu'il en devenait inquiétant. Mais il fondait en lui deux qualités extérieures, qui vont rarement ensemble : il apparaissait, à la fois, majestueux et charmant, ce qui n'était pas le privilège de Napoléon III. Le zèle des panégyristes put choisir, pour en avantager son portrait, des couleurs bien flatteuses, le représenter avec amour et lui créer des séductions. Le signalement pur et simple de sa physionomie n'indiquait point ce qu'on appelle, en général, des traits de beauté. Si on le prend à sa quarantième année, tel que le dénonçait à l'attention des préfets le ministre de l'Intérieur de la nouvelle République — c'était avant qu'il eût fait lever les mesures d'interdiction prises contre lui —, si on s'en tient à ce document, pour le considérer au naturel, il avait les yeux petits et gris, un nez grand, des lèvres épaisses, un menton pointu, le teint sans couleur, la tête enfoncée dans les épaules et, dès lors, le dos voûté. Ajoutez qu'il avait, comme le grand Napoléon, la taille petite et mal proportionnée[11]. La distinction n'était point le trait saillant de ses apparences. Il acquit en ceignant la couronne une dignité de maintien incontestable. Mais, vraiment, pour toucher les yeux et les cœurs féminins il n'avait d'attraits visibles que la douceur de son regard, la bienveillante expression de sa figure et le talisman par excellence : son état d'empereur. Il avait le charme suprême, le rayonnement de sa couronne. Les bras de la femme, a dit l'Ecclésiaste, sont semblables aux filets des chasseurs, laqueus venatorium. Maintes fois, il aurait désiré s'y soustraire. Il n'en était pas le maître. Le démon juvénile tarde longtemps à se consumer dans la maturité de certains hommes, que leur nature propre, leur excès de fortune ou l'éclat de leur condition exposent à une tentation perpétuelle[12]. Imprudemment, il continuait à mener une existence sultanesque peu conforme à sa santé[13], très affaiblissante, au moral, pour son autorité d'époux et de maître. On sait combien se ressentit fâcheusement des fautes privées de l'empereur la politique de l'empire. ***Pour en revenir à nos princes étrangers en vacances, il est certain que la plupart d'entre eux, à l'instar de Napoléon III, aimaient le cotillon autrement que comme une figure de danse. Les idées et les mœurs se montraient fort tolérantes, autour d'eux. Ils auraient trop perdu de n'en point profiter. Dans le Paris d'alors, comme à Vienne, au temps du Congrès, régnait sur ce chapitre, une complaisance générale, autorisant à bien des folies ; par la raison qu'on les savait d'espèce occasionnelle et temporaire, on se hâtait de les commettre. Exactement aurait-on pu redire les mots, qui servaient à Mme Du Montet pour exprimer ce qui se passait sous les regards des Viennois, en 1814 : l'histoire se repose, les souverains s'amusent et jouissent sans gène de leur congé. Avec une égale aisance, en 1867, chacun a fait deux parts de son existence parisienne : l'une pour le monde officiel et la dignité du dehors, l'autre pour soi et ses très chères faiblesses. Bien des visiteurs royaux et princiers de l'Exposition semblaient moins curieux d'examiner attentivement le concours des industries nationales que d'en saisir le prétexte pour aller voir les acteuses en vedette, et pas seulement les voir au théâtre. C'est en ces moments-là, sans doute, qu'ils se plaisaient à dire : Combien nous aimons la France ! Le demi-monde avait augmenté ses effectifs d'une légion de beautés arrivées de Londres[14], de Vienne ou d'ailleurs, avec une faim extrême de ravager les cœurs et les portefeuilles. Rarement avait-on connu, parmi les créatures de luxe et de joie, des temps aussi prospères. Dans le vrai monde on ne savait qu'inventer à dessein de rendre plus divers les jeux et les spectacles. En 1814, Vienne avait raffiné, pour le plaisir des yeux de ses hôtes, princes et diplomates, l'intérêt des tableaux vivants. Ce fut, par exemple, une soirée délicieuse et rare vraiment que celle donnée par Julie Zichy aux potentats, dont les visites étaient le privilège de son salon. Sa sœur, la comtesse Sophie Zichy et le comte de Wogna chantèrent ce qu'on appelait des romances figurées. Et, derrière une gaze, le sujet de chacun des couplets auxquels ils prêtaient le charme de leur voix, prenait une forme visible : tels, des rêves d'opéras. La société parisienne en avait renouvelé la molle. Les tableaux vivants faisaient fureur sous le Second Empire. Un y goûtait extrêmement aussi, tout comme à Vienne, les libertés appréciables et le charme secret de-redoutes, où s'échangent, sous le masque, des vérités qu'on n'oserait pas s'entre-dire, à bouche découverte : où les curiosités de l'intrigue sont rendues plus vives par la difficulté d'y découvrir une inconnue. son nom. ses titres ou sa beauté[15]. C'est ainsi que, chaque jour, on se retrouvait en des réunions exquises par la musique, la danse, les aimables propos. Il n'y avait pas de soir qu'il n'y eût bal, redoute ou gala dinatoire. Que des artistes séduisantes, que des lemmes jolies et peu sages se fissent un sort dans ces mêlées aristocratiques et princières, que les grands et, les petits se confondissent, plus d'une fois, aux étages mitoyens où l'on avait occasion de se rencontrer : ce n'était pas un détail dont il fallût s'effaroucher. Mais nul ne se plaignait trop de ces confusions de rangs, qui avaient, bien aussi leurs agréables surprises. Parmi tant de politesses de cour facilement échangées, princes et rois s'abandonnaient à cette quiétude dans le plaisir, qui fut si douce à leurs prédécesseurs, pendant les journées historiques du Congres. Les imaginations étaient de mille manières distraites. Chacun s'en donnait à cœur joie. Et tous ceux-là prenaient du bon temps, jetaient leur gourme et ne regrettaient qu'une chose : c'est que la fête ne durât pas davantage. Il faudra, cependant, quitter cette vie de délices et s'en retourner, chacun en son palais, pour y reprendre la tête de son gouvernement et la conduite de ses affaires. Le lien qui réunissait tant de personnages, d'origines diverses, peu à peu, se desserre, se relâche. Enfin, il s'est rompu, tout à fait. Les feux d'artifice étaient éteints. Les musiques internationales avaient cessé leurs accords. Tous ces rois étaient rentrés chez eux, les uns charmés d'un voyage conçu sans arrière-pensée, les autres mécontents de n'en avoir pas rapporté plus et mieux que des impressions d'entrevues manquées et des souvenirs jaloux. L'empereur des Français, tout au plaisir d'être le maître de la maison n'avait pas eu l'idée de creuser les intentions et l'âme de ses hôtes. Il était ravi de son succès ; fidèle à sa hantise dynastique, il se flattait d'avoir récrit une page, une très belle page de l'histoire de son oncle. Néanmoins, il n'était pas fâché que tant de galas eussent pris fin. Il l'expliquait avec cette simplicité au prince Napoléon, fraîchement revenu d'Italie : C'est bien ennuyeux, par moments ; on ne sait que se dire ; et toujours en uniforme et en lac, à mon âge ! Quelle fatigue ! Mais, cette fatigue, demandait Jérôme, avait eu ses compensations avantageuses, ses résultats durables ? Sans cloute, le tzar et le roi de Prusse voulurent, chacun pour soi, un peu causer politique, traiter d'affaires ? Non, répondit l'empereur, qui ne les avait pas compris, à demi-mot, ni eux, ni leurs ministres, non, pas une demi-heure, ils ne sont venus que pour visiter Paris et s'amuser. Une intelligence, qui se croyait sagace, pouvait-elle s'abuser à un tel point ? Hélas ! Une note sombre avait traversé l'harmonie de la fête, et il ne l'avait, non plus, discernée : l'apparition du trio prussien, qui fut si justement comparée à celui des trois masques, dans la sublime finale de Don Juan. |
[1] Il envoya, pour l'y représenter, son frère Muley-Abbas.
[2] On disait merveilles des libéralités russes, sans compter celles qu'on prêtait au tzar et à sa suite, dont ils n'avaient jamais eu le mouvement ni l'idée. L'écuyer de Napoléon III avait sauvé la vie du tzar Alexandre II en interposant son cheval entre la poitrine du souverain et le pistolet tic Berezowski. Il fut dit que la reconnaissance de l'empereur moscovite s'était exprimée grandiosement. La vérité, si on l'eût comme, aurait appris que Raimbaux n'avait reçu ni titres de noblesse pour soi, ni diamants pour sa femme, ni remerciements des villes russes, mais plusieurs centaines de lettres lui demandant des secours à prélever sur une fortune imaginaire.
[3] Un soir qu'il était aux Variétés, la curiosité des spectateurs poursuivi jusque derrière les draperies de sa loge. De la sympathie presque lui était venue de ce qu'on l'avait vu sourire aux cascades d'Hortense Schneider, et l'impression finale, ce jour-là, fut qu'il n'avait point l'air méchant et que, même, il avait une bonne tête.
[4] Les journaux anglais en donnaient une version bien différente. On lisait dans le Star de juin : Il y a eu à leur arrivée (celle de Guillaume et de Bismarck) un mouvement de curiosité tôt dissipé ; en somme le maigre et le serviteur ont fait fiasco.
[5] Oberste Polizei Holfstelle, Archiv. des ministérium des Inneren, 1815.
[6] Le roi de Danemark, au dire de Mme du Montet, dormait avec toutes les petites demoiselles les plus jeunes et les plus couleurs de rose.
[7] C'était le témoignage du chevalier Nigra.
[8] Toi et le petit, vous êtes tout pour moi... Je vois avec bonheur approcher le moment où je vais le revoir, ainsi que notre cher enfant, et j'en suis si heureux que je me tourmente, craignant que, d'ici-là, toi et lui, vous soyez malades. Ainsi, prends bien garde à toi et à lui. Que dans ses promenades, on n'aille pas près de l'étang. Ne te fatigue pas, non plus. Toutes ces recommandations sont bêtes, peut-être ; mais, quand je suis heureux, j'ai peur.
(Lettre de Napoléon à l'impératrice Eugénie, juillet 1856.)
[9] V. sur ce sujet, les piquantes révélations de la marquise de Taisay, un peu arrangées par l'imagination de l'auteur.
[10] Un détail amusant, Mme de Bauffremont nous le contait, au hasard d'une conversation pleine de souvenirs. Une charmante artiste, Mlle P***, aux yeux très bleus, avec des cheveux très bruns, simple, sans embarras, mais attractive et douce, avait été priée d'une entrevue particulière, en haut lieu. Elle en sortit faiblement impressionnée des facultés amoureuses du prince et se disant que le pouvoir ne donne pas toujours la puissance.
[11] Chez l'oncle comme chez le neveu, un buste trop long raccourcissait le reste du corps.
[12] Laissait-il errer dans l'ai niable corde sa prunelle naturellement imprégnée d'une douceur tendre, aussi tut chez l'une ou chez l'autre, au hasard de la rencontre, joie, orgueil : Quoi ! l'empereur m'a distinguée, m'a regardée, lui qui voit autour de lui tant de femmes admirables ! Je suis donc belle à ses yeux. C'était une compétition nouvelle qui naissait, un éveil de sympathie qu'on aspirait à provoquer plus complète.
[13] Je suis sans nouvelles de Paris, depuis quelque temps et un peu inquiet d'un bruit, qui s'est répandu, ici, que l'empereur avait eu une attaque. Bien que j'attache peu de foi à cette nouvelle, j'en suis un peu ému ; car, la vie qu'il mène n'est pas trop bonne pour un homme de cinquante-six ans, si j'en ouïs des rapports malheureusement trop certains. (Mérimée, Lettre à Panizzi, 24 décembre 1864.)
[14] Au début de l'Exposition, on remarqua que les Anglais avaient envoyé, en hâte, leurs célébrités de boudoir, et que celles-ci, encore fatiguées du voyage, s'étaient trop pressées de sortir.
[15] V. les Femmes du Second Empire, les détails concernant les redoutes donnés tant de succès, à l'ambassade d'Autriche, par la princesse de Metternich.