RÊVE D'EMPEREUR

LE DESTIN ET L'ÂME DE NAPOLÉON III

 

CHAPITRE NEUVIÈME. — AU PLUS HAUT DU RÊVE ACCOMPLI.

 

 

Devenir empereur avait été sa marotte peu commune, dès avant qu'une apparence de moustache ombrât sa lèvre. Beaucoup de ceux qu'il initiait au secret de son fol désir s'en amusèrent, dans ce temps-là[1]. Le ministre anglais Malmesbury se rappelait avoir vu la duchesse de Saint-Leu rire, avec ses convives, d'un si beau rêve, quoique au fond du cœur elle le partageât et que, clans le seul à seul, elle le fortifiât de ses encouragements, parce qu'elle ne le trouvait point si chimérique.

Il avait marché, depuis lors, et d'un bon pas. Hier encore. il se sentait si certain d'en posséder, à court ternie, le titre et les honneurs qu'il ne se pressait point d'y atteindre. C'était lui qui retenait les impatients de la famille. Le manteau impérial était entre les mains des brodeuses. Il mettait de la coquetterie à ralentir le zèle des ouvrières. C'était une douceur pour lui que de se faire prier dans un cas si désirable.

Louis-Napoléon avait singulièrement dérangé l'opinion, que s'étaient formée, à son sujet, des esprits très sûrs de la force de leurs jugements. Thiers, qui caressait l'idée d'être son mentor et dont il avait reçu les bons avis, sans en tenir compte[2], disait de lui : il ne comprend et n'entend rien : c'est une tête de bois. Un peu plus tard, pendant un dîner chez les Disraeli, il glissait à son voisin de table, le ministre de Grande-Bretagne, cette appréciation complémentaire : Je l'ai beaucoup étudié, de près et de loin, c'est un homme absolument nul. Et son interlocuteur, malgré qu'il fût un vieil ami du prince, avait conclu dans le même sens : M. Thiers, pensa-t-il, me paraît être la vérité incarnée. Telle encore la turbulente princesse de Lies-en, fort dépitée que le Prince-Président ne l'eût point, à l'instar du grave et tendre Guizot, choisie comme Égérie, prononçait, un soir, chez elle, la condamnation péremptoire de ses capacités : Je ne pourrai jamais rien faire de cet homme, déclara-t-elle[3].

A son tour, le sublime poète des Chants du crépuscule, qui, le 3 décembre 18i8, à la veille de l'élection présidentielle, s'écriait, dans son langage hiératique : Le nom de Napoléon Bonaparte veut dire : ordre, force et gloire, et qui, le 10 décembre, le jour même de cette élection, exaltait son vote, en ces termes : Il est un nom qui résume tous les souvenirs du passé, toutes les espérances de l'avenir : c'est le nom de Napoléon, de l'homme qui a le plus aimé le peuple, pourra, à peu de temps de là, profondément déçu dans ses ambitions personnelles[4], qualifier le parvenu des épithètes cent fois répétées de Napoléon le Petit et d'Augustule[5] : l'indiscutable, maintenant, c'est qu'il régnait.

Tranquille et dédaigneux, il avait laissé tous ces jugements opposer leurs vaines contradictions. Quelques semaines plus tard, amis et adversaires surpris, à leur réveil, par la rapidité des événements, apprenaient, coup sur coup, qu'il avait décidé ces choses : la dissolution de l'Assemblée nationale et du Conseil d'État ; l'abolition de la loi du 31 mai ; le rétablissement du suffrage universel, qu'il craignait et détestait, mais dont il avait besoin pour parvenir au pinacle ; la convocation des collèges électoraux, au 14 décembre ; et, afin d'apprendre à vivre aux Parisiens, la déclaration de l'état de siège.

Premier avertissement bientôt suivi d'un autre non moins clair, leur faisant savoir à eux et à tous que l'Assemblée, ayant eu le tort de contrevenir aux bonnes intentions du Président, il se passerait, désormais, de son concours ; qu'un nouveau gouvernement sortirait de l'Élysée conditionné de toutes pièces : que ce gouvernement serait composé de l'élu du peuple, d'abord, pour une période de dix ans renouvelable, d'un Conseil d'État adapté à ses desseins, d'une Assemblée législative, après révision des listes électorales, et d'un modérateur unique : le Sénat, asservi d'avance aux inspirations de Celui qui en aurait choisi les membres[6].

Il avait réservé ce dernier délai à ses contradicteurs pour les convier au dénouement de la pièce, qu'il avait machinée avec tant d'art.

L'empire était rétabli. Le rêve du prétendant Louis Bonaparte, tant de fois condamné par les siens, était couronné. Et cette restauration d'un régime aboli s'était levée dans une atmosphère politique tellement claire et sûre[7] que, si en de pareils moments, un voyant de l'avenir avait pronostiqué, sans date, l'écroulement de cette puissance appuyée sur l'expression presque unanime du sentiment national, on aurait plaint cet homme, en disant qu'il avait perdu l'usage de sa raison.

***

Le rêveur, le visionnaire, a rempli sa mission.

Sa ferme certitude est qu'il n'en a pas d'une ligne outrepassé le principe ni altéré le caractère. Tant de puissance ravie à l'impuissance parlementaire émane de ce peuple, dont il a parlé avec un tel amour dans ses proclamations et dans ses livres. Il en a fait le serment : s'il perdait sa confiance il n'aurait plus une heure à vivre. En attendant, il se propose d'en user pleinement et de bien vivre. Un seul regret habite son âme, c'est que sa mère n'ait pas assez vécu pour voir de ses yeux où il est arrivé. Des retours inévitables l'amènent à comparer l'autrefois avec le présent. Il a revécu dans sa mémoire les jours brumeux d'Arenenberg. quand la reine Hortense souhaitait comme un bienfait inestimable, pour son fils, une vague sous-lieutenance en quelque régiment français. Il n'a pu se défendre d'évoquer, par un étrange contraste de situations, les cruels instants de sa fuite, en Italie, son désespoir profond, à l'auberge de Camoscia, tandis que, tout accablé de sa douleur fraternelle et de son extrême fatigue, encore souffrant et n'espérant plus rien du sort, il s'était endormi sur un banc de pierre, dans la rue. Avec moins d'amertume il s'est rappelé ses illusions passagères de grande culture en Amérique, ses temps d'exil et de prison... Et, cependant, on regarnissait, à sa destination, le château des Tuileries des insignes impériaux, qui n'y figuraient plus, depuis 1814. Du garde-meuble on avait tiré le sceptre emblématique qu'avait, un demi-siècle auparavant, béni le pape Pie VII. Vingt-cinq millions de francs de liste civile et la jouissance de tous les palais, sous la seule condition de subvenir à leur entretien : c'était encore un des menus présents de la nation. L'Église n'avait pas attendu plus tard que la veille de son avènement pour lui prodiguer l'encens des pieuses flatteries[8]. Déjà les préfets et les grands dignitaires rivalisaient, à son égard, de zèle adulateur. Et le peuple, par besoin d'enthousiasme, acclamait son passage.

***

Il ne lui restait qu'à faire accepter par les puissances étrangères, le nouvel état de choses, né d'une conspiration militaire et d'essence doublement suspecte, il ne lui restait que cette dernière chance à courir, pour que son ambition eût tout obtenu.

La partie avait été gagnée, à l'intérieur, d'une manière plus complète qu'honnête, niais positive. A l'extérieur, le nom de Napoléon portait en soi une signification belliqueuse sur laquelle il importait, d'abord, de rassurer l'Europe. Il y rencontra des difficultés sérieuses.

Une hostilité manifeste s'était traduite, dès le premier jour, dans les journaux anglais. Des soupçons exagérés avaient pris corps chez les hommes politiques de la Grande-Bretagne. Le Neveu ne voudrait-il pas, un jour prochain, venger l'Oncle ? Des mesures de défense s'imposaient. Sans retard, il fallait aviser à raffermir les moyens de résistance nationale, depuis longtemps négligés par les ministres whigs. Récemment un demi-Français, lord Hertford envoyait, de Paris, des avertissements fort pessimistes. On lui avait confié que Louis-Napoléon tenterait, sous peu, une démonstration contre l'Angleterre, que cette guerre était non seulement souhaitée de lui, appelée de ses vœux, mais qu'elle était une conséquence inévitable de sa position et qu'un débarquement sur les côtes britanniques lui serait inspiré par les tendances françaises et l'ardeur de l'armée. Sans qu'aucun indice valable justifiât leurs appréhensions, des gens autorisés à se croire bons prophètes, en leur pays, se prétendaient certains des intentions sinistres, que nourrissait contre la puissance anglaise le nouveau maître de la France. Une panique véritable s'était répandue, à travers Londres. Les ministres des départements de la Guerre et de la Marine se montraient fort préoccupés du manque d'artillerie et de l'insuffisance du nombre des vaisseaux. Ces angoisses se calmèrent. On avait pu constater que, jamais, les arsenaux français n'avaient été aussi inactifs. De son côté Louis-Napoléon prodiguait des assurances, chaque jour plus vives, de ses sentiments pacifiques et de ses désirs d'amitié durable avec la nation, qui lui avait été si hospitalière, en des temps moins favorisés du Ciel... et de la politique. Il ne demandait du Foreign Office que de reconnaître, dans son titre de Napoléon le troisième, le principe d'hérédité rétrospective et future, que comportait cette désignation.

Mais là justement gisait l'obstacle. L'appeler Napoléon III, lorsqu'on n'avait jamais reconnu Napoléon II, paraissait aux ministres londoniens un cas inadmissible. Comment accepter ce chiffre trois, dont l'idée seule provoquait tant d'agitation dans les chancelleries, aussi bien à Vienne, à Berlin, à Saint-Pétersbourg que dans la capitale de la Grande-Bretagne[9] ? Comment les puissances européennes voudraient-elle se déjuger, donner un flagrant démenti à l'histoire, considérer comme non avenu tout ce qui s'était passé, depuis une quarantaine d'années, dans la succession des familles régnantes françaises ? Après bien des démêlés courtois et, néanmoins, pressants, après bien des démarches du comte Walewski, bien des réponses contradictoires du cabinet de Saint-James, le gouvernement anglais, de guerre lasse, avait abandonné son opposition sur des mots. La Russie et l'Autriche y apportèrent moins de bon vouloir ; elles persistaient à ne point laisser passer ce terrible numéro trois. Les empereurs Nicolas, François-Joseph et Napoléon eurent beaucoup de peine à s'entendre, pour l'adoption d'une formule.

Sans qu'il eût aimé grandement les Bourbons, avec les alternatives de coups d'état et d'abdications, qui, de 1815 à 1830, caractérisèrent leur politique, le tzar, par son tempérament de dominateur comme par son état de puissance illimitée, tendait à une naturelle prédilection pour la monarchie de droit divin. La chute de Charles X lui fut une personnelle douleur, une douleur de principe. Quand vint le tour de la branche cadette, lorsqu'il sut l'avènement de Louis-Philippe, toutes ses convictions s'étaient révoltées contre cette usurpation de famille. Il avait failli se lancer dans une guerre, de peuple à peuple, pour son refus d'admettre dans le concert européen une royauté, suivant lui, sans tradition, un gouvernement de hasard, sorti des barricades. La chute de la maison d'Orléans lui parut un coup de la Providence. Il s'était résigné à voir sortir d'entre les pavés la République, parce qu'il avait la certitude qu'elle ne serait qu'un songe passager, un accident de la politique intérieure des Français. Mais, lorsque, soudain, se releva le symbole aboli des aigles impériales, il l'accueillit, d'un front maussade, comme un problème inquiétant pour l'Europe, pour la Russie, pour l'avenir de ses projets politiques. Idéalement il avait partagé l'admiration de son frère Alexandre envers leur grand ennemi Napoléon Pr. De plus, des liens de famille l'attachaient aux descendants de la période épique. Sa fille, la grande-duchesse Marie avait épousé un fils du prince Eugène ; et la princesse Mathilde, nièce du premier empereur des Français, était parente, au même titre, du tzar de toutes les Russies .Enfin, Louis-Napoléon personnellement ne lui était pas indifférent. Le lendemain du coup d'état, il avait tenu ce langage, en sa faveur, à l'un des envoyés du Prince-Président : Dites-lui, dites-lui bien, de ma part, tout ce que vous pourrez trouver de plus affectueux. Ce n'est pas d'aujourd'hui que j'ai des sentiments d'amitié pour lui ; en présence du peu de sympathie que l'Allemagne a pu éprouver pour le nom de Napoléon, j'avais déjà su deviner la personnalité du prince Louis-Napoléon et sa valeur. Je l'ai défendu, alors qu'on ne voulait pas lui rendre la justice, qui lui était due. Seulement, ce prince demandait trop, maintenant qu'il ne se contentait plus de cette amitié et qu'il revendiquait, en outre, les titres d'égal et de frère. A la rigueur, on aurait passé condamnation sur le fait d'un empire viager ; mais une dynastie nouvelle, mais un empire héréditaire s'introduisant, de son seul arbitre, dans la famille royale de l'Europe, voilà ce qu'il ne pourrait jamais accepter de bon cœur.

Puis, sur quel ton de réciprocité, par quelle appellation de convenance monarchique répondre à la présentation de ce nouveau venu dans l'aréopage des souverains ?

La discussion en fut vive entre les cours de Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg. L'Autriche opposait mille embarras. Pas de Napoléon III, pas de numéro dynastique, pas d'affiliation entre le premier et le second empereur, mais une ferme résistance aux retours d'emploi d'une politique impérialiste[10]. Pas de Monsieur mon frère, surtout, qui lui vaudrait trop de présomption, à peine le Sire et bon ami trouvé par le comte de Buol et adopté par le tzar.

Les trois cours du Nord s'étaient promis de tenir bon sur ce chapitre essentiel. Il fallut, pourtant, en finir. L'Angleterre n'avait pas attendu, pour faire défection à l'entente, le dernier mot de cette triplice. La Prusse, par crainte d'une guerre continentale, dont elle aurait eu à subir le premier choc[11], se ravisa en faveur du Monsieur mon frère. L'Autriche, pour ne point se détacher de son alliée prussienne, en vint là, elle aussi. Seul l'intransigeant et omnipotent Nicolas Ier ne voulut pas modifier sa formule de courtoisie : Sire et bon ami[12]. Une nuance, une restriction, dont se souviendra la susceptibilité de Napoléon, au moment de la querelle des Lieux-Saints. Quoi qu'il en fût, cette malheureuse et un peu ridicule campagne pour le maintien des distances avait pris fin[13]. Les difficultés extérieures étaient aplanies, l'Europe rassurée pour quelques mois, la France tranquillisée, l'atmosphère sans nuages, le ciel d'azur et d'or. L'empereur pourrait à son aise organiser les cadres de son gouvernement, régler l'appareil de sa cour et bientôt unir à la jouissance de ses prospérités la femme, qu'il avait choisie par amour, ayant été empêché de le faire par politique.

Ce dernier point n'était pas celui qui l'intéressait le moins, étant le premier à se rendre compte qu'il n'avait pas de temps à perdre, s'il voulait laisser un héritier en âge d'homme.

***

Une femme jeune et brillante était nécessaire aux Tuileries pour amener, sur ses pas, une suite désirée de tous les yeux et faire, au bras du maitre, les honneurs du palais.

On pressait Napoléon de se marier. Il y pensait, depuis qu'il s'était senti mariable, c'est-à-dire depuis fort longtemps, sans qu'il eût trouvé la solution du problème. A l'exemple de son frère aîné[14], il en avait éprouvé le désir, de bonne heure, quand il n'était encore que le capitaine Bonaparte et que les mœurs austères du pays de Thurgovie n'offraient à son jeune âge d'autre choix d'autre dérivatif acceptable, veux-je dire, que de légitimer par de justes noces un penchant de nature très prononcé chez lui. Aussi bien avait-il eu quelques fantaisies thurgoviennes, dans cet ordre d'idées, et l'on sut qu'il proposa sérieusement le mariage à une clame d'origine créole en visite au château d'Arenenberg. Plus tard, à travers les séductions d'une existence libre et voyageuse — nous ne parlons pas de Ham — il faillit serrer les nœuds de l'hyménée, en cieux on trois occasions, comme en Angleterre, lorsqu'il demanda la main d'une miss Emmy Rowles, l'obtint et se la vit retirer, sur le bruit de sa liaison avec miss Howard, future comtesse de Beauregard.

Nous avons raconté[15] de quelle manière se dénoua le roman d'amour, qu'il avait noué, sur les bords du lac de Constance, avec sa cousine Mathilde, fille de Jérôme Napoléon. Elle avait été la confidente de ses hautes visées politiques. Il était envers elle démonstratif et tendre. A ses ardeurs concentrées elle ne répondait que par une affection tranquille et sans élan. Toutefois, elle lui avait promis davantage, malgré l'évidente incompatibilité de leurs deux natures. Jérôme, après quelques menues discussions d'intérêt, parlait d'arrêter la date heureuse et définitive. Les deux cousins Napoléon et Louis allaient devenir presque frères L'affaire de Strasbourg dérangea toutes ces bonnes dispositions. Le coup de main manqué souleva les anathèmes de Joseph et de Jérôme contre le prétendant injustifié, qui, si mal à propos, avait jeté l'inquiétude et le désordre parmi la tranquillité, dont ses oncles commençaient enfin à jouir. Les Beauharnais et les Bonaparte avaient ravivé leurs anciennes brouilles. Mathilde, malgré qu'elle inclinât à prendre en grâce le courage malheureux, ne donnait plus signe de son ancienne affection. Il le constatait avec tristesse, pendant son voyage forcé en Amérique : Toutes mes cousines m'ont écrit des lettres charmantes, excepté Mathilde. Mais n'avait-il pas eu, bien avant, le pressentiment de la rupture ? Un soir que, reconduisant Mathilde. il était rentré clans le parc d'Arenenberg, il avait remarqué, tout près de la maison, un arbre rompu par Forage, et s'était dit à lui-même : Notre mariage sera rompu par le sort. Ce qu'il supposait et craignait s'était réalisé fâcheusement. Il en soupirait, sur le pont de l'Andromède : Ai-je donc épuisé en 1836, s'écriait-il, toute la part de bonheur qui m'était échu ?

Ses yeux juvéniles et son cœur à placer n'avaient pas trouvé moins souhaitable une autre de ses parentes, Marie de Bade, future duchesse de Hamilton. Cette dernière avait été élevée à Carlsruhe et à Baden-Baden, aux côtés de sa mère, la grande-duchesse Stéphanie de Beauharnais. Un réel attachement s'était formé entre elle et le prince Louis. Il en avait témoigné des signes, en plus d'une occasion, et son cœur à elle paraissait y répondre avec intérêt. On a conté, par exemple, un trait de galanterie romanesque. tout à l'honneur de celui qui l'avait accompli, et dont elle avait été l'objet de la part de son généreux cousin.

On se promenait, à plusieurs : elle, ses sœurs Louise et Joséphine et lui-même, sur les bords du Rhin. Leur conversation s'était animée, aux environs d'un sujet toujours attrayant pour des imaginations féminines. En des termes enthousiastes, Marie vantait l'exaltation pure et la vaillantise des anciens preux. qui subordonnaient tous leurs sentiments, tous leurs intérêts au culte de cette trinité : Dieu, leur roi, leur darne. Certainement, on n'était plus capable, en des temps dépouillés d'abnégation, de tels sacrifices et d'une telle foi. Louis-Napoléon avait protesté. Les âmes bien trempées n'avaient rien perdu des vertus d'antan. Comme il s'échauffait, sur ce thème, un coup de vent enleva du chapeau de Louise ou de Marie, une fleur, qui s'en alla au fil de l'eau.

Quelle belle occasion, s'était écriée la turbulente Marie, pour un chevalier digne des anciens jours, de montrer son dévouement et son courage !

Il était jeune et, de plus, amoureux. Il releva le défi et plongea dans le fleuve, avant que les jeunes filles saisies de frayeur eussent eu le temps de l'arrêter. La fleur fragile, emportée par le courant, était sur le point de disparaître. Il lui fallut nager avec une rare vigueur pour enfin l'atteindre, triomphant à la fois du péril et de la difficulté ; il revint vers la rive, la tenant à la bouche, pour la reprendre entre ses doigts et l'offrir à sa cousine Marie émue, déconcertée, mais heureuse :

Je vous ai prouvé, lui dit-il, la sincérité de ma conviction. Voici la fleur, ma belle cousine ; mais, pour l'amour du ciel, ne pensez plus, désormais, à vos anciens chevaliers.

On était dans le plein de l'hiver ; ses vêtements étaient trempés d'une eau glacée. Il avait fait acte d'héroïsme. Marie de Bade ne fut pas admise à le récompenser de tant de mérite par le don légitime de ses charmes. La princesse Stéphanie était ambitieuse ; elle tenait à l'éclat, à l'argent aussi, n'en ayant pas beaucoup plus que le nécessaire ; elle aspirait, pour ses filles, à des alliances sérieuses. Or, elle doutait que Louis Bonaparte, son neveu, parvînt jamais à une position vraiment digne de l'une d'elles.

Après avoir formé de grands projets, qui n'aboutirent point, en faveur de la princesse Marie, et vainement essayé de lier partie avec le duc d'Orléans, elle pensa très bien faire d'écarter son neveu et d'agréer pour gendre un viveur anglais fort opulent, le duc Hamilton.

Au reste, Louis-Napoléon s'était épris de sa cousine, comme il se fût amouraché d'une autre, du même âge, pourvu qu'on la nommât princesse. Marie de Bade n'était pas jolie : la baronne du Montet, qui fréquentait chez la grande-duchesse sa mère, en a parlé, de mémoire : elle avait de la dignité sans grâce, de la politesse sans bienveillance, c'est-à-dire des qualités neutres et faiblement attractives.

Au mois de novembre 1851, une tentative matrimoniale, qu'il n'avait pas cherchée, cette fois, s'était tournée vers lui, de la manière la plus inattendue. Une jeune fille de la haute aristocratie, estimant que de s'élever d'un coup de hardiesse, et par chance, jusqu'au trône, ne lui laisserait pas à regretter les fiers salons de la vieille noblesse, lui avait écrit le billet suivant :

Prince, j'ai dix-sept ans, on me dit jolie, j'ai quinze cent mille francs à moi ; tout cela est à vous, si vous le voulez.

On le sut, on en fit bruit, autour d'elle, assez maladroitement. Son espérance, d'ailleurs, n'avait duré que le temps de la traduire, dans une lettre demeurée sans réponse.

Hasard et contradiction de la destinée ! Cet homme, qui devait régner sur une nation puissante et riche, loger dans un des plus beaux palais du monde, en posséder dix autres, disposer en maître d'une liste civile de trente millions. à l'année, et, aux meilleurs jours de son histoire, apparaître comme l'arbitre du continent, ce parvenu extraordinaire, ce rénovateur de la dynastie napoléonienne, n'avait rencontré que des obstacles à la réalisation du simple vœu matrimonial.

Il y avait longtemps de cela, le prétendant aventureux, le rêveur utopique, qui marchait dans la vie, les yeux fixés sur un astre imaginaire, s'était efforcé sans succès d'inspirer des sentiments de confiance un peu haut placés. Et, quand il fut devenu par un entraînement de circonstances inouïes, le chef d'un empire, les familles régnantes, quoique tenues à le reconnaître en qualité de souverain, s'entendirent, comme si elles se fussent donné le mot d'ordre, à décliner ses offres d'alliance.

On avait arrêté, d'une manière, pourtant, bien catégorique, aux Tuileries, que la diplomatie française emploierait son art et ses ressources à se mettre en quête d'une princesse royale.

Divers partis furent proposés, — chacun des personnages appelés au conseil ayant ses vues particulières, ses préférences intéressées ou raisonnées. Un moment, on avait porté les yeux du côté de l'Espagne ; il s'était agi de l'infante Christine, à peine âgée de dix-sept ans, d'une beauté relative et d'un apanage modeste. Mais, ce moment passa vite : aucune demande en forme ne fut transmise à Madrid.

La princesse Marie de Bade engagea vivement son cousin, alors président de la République, à tourner le regard vers sa nièce Carola, née du prince Wasa, le fils sans gloire de Gustave IV, l'ancien roi de Suède chassé de ses États et mort obscurément, en Suisse, sous le nom de colonel Gustafson. Il aurait semblé qu'une telle alliance dût aboutir, sans difficulté ni gène, et que tout l'honneur vint de la proposition française. Napoléon allait gravir les marches du trône impérial. Le prince Wasa, dénué de fortune et en exil, n'avait de titre positif que son grade de feld-maréchal, au service de l'empereur d'Autriche. Et, cependant, des hésitations, des tiraillements s'étaient produits sur un point, d'où l'on n'aurait pas dû les attendre. Il y avait toute apparence que la grande-duchesse Stéphanie s'offrirait à dégager le terrain. S'emparant d'une circonstance favorable : l'inauguration du chemin de fer de Strasbourg, Louis-Napoléon avait poussé le voyage jusqu'à Bade.

Le véritable motif du déplacement avait transpiré dans l'opinion. Des journaux étrangers ébruitaient déjà ce qui n'était que conjecture. Aux mois de juin et de juillet 1852, c'était une opinion faite à Paris que le mariage du Président avec la petite princesse Wasa ne tarderait point et servirait de prélude à la proclamation de l'empire.

Or, si la princesse Carola, malgré qu'elle n'eût rien de romanesque dans l'imagination, malgré qu'elle fût, en ses goûts, d'une simplicité de ménagère allemande, envisageait d'une fine satisfaite la perspective d'être impératrice, ses parents et alliés n'encourageaient que faiblement un aussi vaste espoir. On négociait, à Vienne, à Munich, laborieusement ; la conversation traînait en longueur ; la volonté molle du prince Wasa attendait que le mot d'ordre lui fût donné de la Cour d'Autriche.

Aussi altière était la vanité de ces petites princesses allemandes que minces étaient leurs titres et faible l'étendue de leurs possessions. Telle de leur caste avait manifesté ses hauteurs, jusque devant Napoléon Ter. Lorsque le vainqueur d'Iéna parla, pour la première fois, à la margrave née princesse de Darmstadt de marier son fils à la gracieuse Stéphanie de Beauharnais, parée de ses seize ans et très protégée de l'Empereur, la fière descendante de la maison de Zähringen se redressa : — Quoi ! s'écria-t-elle, d'une voix presque indignée, Votre Majesté nie propose de donner cette petite fille pour femme à mon fils !Mais, ajouta Napoléon, presque intimidé des éclats de sa morgue, si je l'adoptais pour ma fille, si j'assurais au grand-duc l'intégrité et l'agrandissement de ses états ?Alors, répondit la margrave, sur un ton de résignation douloureuse, alors je sacrifierais mon fils au bonheur de ses sujets !

La force d'illusion est grande sur les âmes orgueilleuses et faibles.

On se retourna du côté de l'Angleterre. La rupture avec la princesse \Vasa était connue à Londres, lorsque l'ambassadeur de France Walewski demanda, pour l'empereur, la main de la princesse Adélaïde de Hohenlohe, nièce du prince consort Albert. L'offre fut accueillie sans enthousiasme clans l'entourage de famille. D'Allemagne le prince de Hohenlohe commença par écrire à la reine Victoria que cet établissement ne lui paraissait pas satisfaisant, au double point de vue de la religion et de la moralité. De leur côté Victoria et le prince Albert, ayant pesé le pour et le contre d'un tel mariage, tendaient plutôt à en voir les inconvénients. Ils craignaient que la princesse ne fût éblouie, par l'éclat de la position et ne se souvint pas assez du sort de toutes les souveraines de France, depuis 1789. On n'osa point répondre par un refus. Mais l'acceptation tardait assez longtemps pour qu'on se fatiguât de l'attendre.

La bonne volonté de Louis-Napoléon et ses ambitions conjugales se lassèrent de n'être pas mieux comprises. Il changea de tactique et d'objet. Habilement, il eut l'air de repousser ce qui ne lui avait pas réussi. Puisque tant de défiance s'attachait à l'idée de partager le sort d'un Napoléon, puisqu'on n'arrivait pas à sortir de ces atermoiements et de ces trainasseries indignes d'un nom tel que le sien, et que, d'autre part, le temps pressait pour un prétendant au mariage, ayant ses quarante-quatre ans bien sonnés, il annonça qu'il renonçait à des alliances princières plus ou moins embarrassantes, et qu'il entendait choisir, librement, à son goût, là compagne de sa vie privée et publique.

Il l'avait élue, d'avance. Chacun savait son nom et la place qu'elle tenait dans un cœur fort épris. Chacun avait pu remarquer, avant le coup d'État, les empressements dont il entourait une belle étrangère, de famille andalouse, aux réceptions de l'Élysée, aux grandes chasses de Fontainebleau et de Compiègne. Et l'opinion était faite que s'il n'avait pas vu, tout d'abord, en elle, la fiancée prédestinée, il s'y était décidé peu à peu, que sa résolution était prise, et qu'il irait jusqu'an mariage d'amour.

En réalité, Eugénie de Montijo, comtesse de Teba, pour n'être pas une tille de reine, était autrement belle et captivante que cette princesse Carola, dont on avait tant parlé, qui eût été une excellente épouse, sans cloute, mais dont l'intelligence ne se haussait que très petitement au-dessus de l'art domestique de préparer des confitures. D'une façon plus royale, elle saurait porter la couronne, descendue du ciel sur sa tête.

Étonnante contre-partie des événements ! La première fois qu'Eugénie de Montijo avait eu l'occasion d'entrevoir Louis-Napoléon, présentement le maître de la France et son époux, c'était en 1836, sous des aspects beaucoup moins éclatants. La conspiration de Strasbourg avait lamentablement échoué. Le prince, amené à Paris, avait été laissé, pendant deux longues heures, dans la salle à manger du préfet de police Delessert. Or, Mlle de Montijo était en rapport de gaie camaraderie avec la fille et le fils du préfet ; elle put apercevoir, ce jour-là, la triste mine du prétendant, sans guère se douter qu'elle tiendrait du même homme un sort bien supérieur à tout ce qu'aurait imaginé son amour secret des grandeurs.

Les consolations étaient faciles à l'amour-propre désabusé de Napoléon. Aucune des fiancées, qu'il avait vu passer dans ses désirs d'union de couronne à couronne, n'avait le charme ni l'attirance de la grande darne espagnole, qu'il voulut ceindre du diadème. De plus, — ainsi qu'il le reconnaissait tardivement — les mariages princiers avaient beaucoup perdu de leur ancienne importance. Pendant plusieurs siècles, il fut d'expérience que les familles royales tendaient à s'allier par des préférences continues à celles qui leur offraient les affinités politiques les moins trompeuses. La Révolution avait renversé cette vieille tradition, avec beaucoup d'autres. De longue date, malgré que Napoléon Ier eût tenté d'y revenir politiquement, les vieux cadres étaient brisés. Et les marchés matrimoniaux passés entre les cours européennes n'avaient plus la valeur que leur accordèrent, par exemple, la France et l'Autriche, historiquement. Il en raisonnait, maintenant, le mieux du monde.

Toutes ces hautes considérations mises à part, le certain est qu'il avait le cœur bien touché et les sens très épris.

Peut-être, aux premiers signes de sa passion naissante, ne s'était-il pas attendu à porter si avant la démarche de son amour. On laissait supposer qu'il n'avait pas cru, tout d'abord, que, pour arriver au cœur de la place, il dût forcément passer par la chapelle[16], comme avait eu soin de l'en avertir Mlle de Montijo, et, comme il s'y décida. Mais, il en accepta la condition et jugea que ce n'était pas trop que de lui offrir, en échange, le rang suprême.

L'incertitude ne dura pas longtemps sur les desseins de l'empereur. Avec la soudaineté d'une résolution de tête, n'admettant aucune opposition, aucune entrave, il réunit ses ministres, au commencement de janvier, et leur notifia ses fiançailles. Le 22 du même mois, le Conseil d'État, le bureau du Sénat et du Corps législatif ayant été convoqués dans la salle du trône, il leur annonça souverainement qu'une jeune Espagnole, réunissant sur sa tête trois grandesses de première classe, d'ailleurs française par le sentiment, par l'éducation et par la force du souvenir, était l'objet de sa préférence et que, bientôt, en se rendant à Notre-Dame, il présenterait au peuple et à l'armée celle qu'il considérait déjà comme l'Impératrice.

Il y eut quelques contestations de dignitaires, quelques velléités de désapprobation respectueuse vite ramenées au silence par la volonté fermement exprimée de l'empereur. Messieurs, il n'y a pas de discussion à entamer ; ce mariage est chose arrêtée, j'y suis résolu. Qu'y avait-il à dire, après cela ? Rien de valable, assurément.

A part quelques clabauderies intimes, dont ne fut pas indemne le salon d'une personne de la famille qui avait eu le tort — nous parlons de la princesse Mathilde — de laisser passer l'heure, pour son propre compte, chacun se rangea de bonne grâce ou par sagesse au fait accompli. On ne discerna plus, à travers le bruit flatteur des compliments et des hommages, d'autre murmure que la plainte maussade du prince Napoléon, bien fiché — et ne le déguisant point — d'un mariage, qui, à la première naissance d'un fils, le déposséderait de ses espérances de succession.

A sept jours de là, le 22 janvier, pour célébrer le mariage civil, les Tuileries remettaient en vigueur, sous les aspects d'une majesté imposante, les formes traditionnelles de l'ancienne monarchie ; et, le lendemain, Notre-Dame réunissait, en sa vaste enceinte, toutes les pompes sacerdotales pour consacrer le mariage religieux avec une magnificence sans pareille. Spectacle cent fois décrit et qui produisit sur l'imagination des témoins, par l'importance des personnages, par l'éclat des costumes, par l'enchantement des fleurs et de la musique, l'effet d'une représentation théâtrale extraordinaire.

L'incroyable s'était réalisé et pour elle et pour lui — pour Louis-Napoléon, parce qu'il était venu de si loin sur le trône de France ; pour Eugénie de Montijo, parce qu'elle avait eu si peu de chemin à faire, au matériel du mot, pour arriver de son modeste appartement du 12 de la place Vendôme au palais des Tuileries.

Elle avait été comblée de présents magnifiques ; elle en refusa même, tel le somptueux collier de perles, que voulait lui offrir la Ville de Paris, mais dont elle abandonna le prix aux pauvres, sans trop en ressentir le sacrifice, du reste, quelle que Mt la sincérité de son cœur. On devait le lui remplacer, à si court délai ! Elle aurait tant d'autres joyaux pour en recouvrir splendidement l'absence ! N'est-ce pas l'occasion de rappeler un mot bien touchant de Marie-Antoinette, concernant ces libéralités de princes ? La duchesse de Luxembourg s'extasiait, devant la reine, sur les bienfaits qu'elle venait de répandre, à l'occasion de la naissance de Madame Royale. Marie-Antoinette l'écoutait avec un peu de tristesse. Il n'y a de mérite à faire le bien que lorsqu'on s'impose des sacrifices et vous savez bien, madame de Luxembourg, que c'est une sorte de jouissance, que nous ne pouvons avoir.

La maison de la souveraine était constituée, ses dames d'honneur et du palais choisies ; une organisation de luxe et de parade allait revivre sur le modèle hiérarchisé d'autrefois. L'empereur avait magnifiquement réparti les dignités et les charges. C'était la Cour en activité de service, avec son cortège, ses chambellans, ses titulaires fastueux et le flot enrubanné de ses dames en place. Et la jeune impératrice avançait radieuse, parmi tant de joies rassemblées. La bienvenue lui souriait dans tous les yeux. Elle cédait, sans dissimuler son bonheur, à l'éblouissement des premiers soirs.

Lui, se modelant sur une habitude qu'avait sa mère d'exposer un noble détachement philosophique, au sein des grandeurs, affectait de ne jouir que très modérément de son triomphe. Il feignait de n'y goûter que l'impression d'un devoir accompli. La puissance a ses embûches et ses périlleux retours. Les Tuileries sont encore une prison, à sa confidente des mauvais jours. Des mots de circonstance, et qui n'empêchaient point son âme et ses sens de baigner clans l'orgueil de vivre le plus complet. Il avait donc saisi l'insaisissable. Il était arrivé là. Et par quelle suite d'événements ou par quels détours invraisemblables ! Anciennement, alors que d'en concevoir la seule espérance apparaissait comme de l'ultra-folie, il avait bien pu dire qu'il aurait préféré à l'empire l'existence calme et salubre du gentilhomme campagnard. Les opinions ne sont que le reflet des occasions. Il bénissait les dieux et lui-même d'avoir atteint au suprême de ses désirs.

 

 

 



[1] Ses prétentions étaient un sujet de risée, je n'ai jamais rencontré personne qui prit la peine de les discuter. (Sainte-Aulaire, Mémoires.)

[2] Le 21 février 1851, le nouveau cabinet, celui qu'avait appelé le président de la République, ayant été battu, sur un vote de confiance, par 415 voix contre 286, donnait sa démission, sans qu'il jugeât bon de l'accepter. Thiers, que tourmentait la nostalgie du portefeuille, s'était rendu en ambassadeur, auprès de Louis-Napoléon. Avec beaucoup d'animation, il lui mail représenté — éloquent et jaseur, comme il savait l'être — que le vote de l'Assemblée n'était pas dirigé contre lui, mais contre ses seuls ministres. Que le président bien l'écouter, et les difficultés seraient bientôt aplanies. Un cabinet différent, fût-il pris dans la minorité, se maintiendrait devant la Chambre ; et lui, Thiers, se chargeait d'obtenir le vote de la dotation, sans embarras. Le président l'avait remercié de ses intentions excellentes, mais en l'informant qu'il ne voyait pas de raison pour changer ses ministres et que, par conséquent, il regrettait de ne pouvoir utiliser ses offres ni ses conseils.

[3] Ce qui ne l'empêcha pas, le lendemain, de se métamorphoser en fervente élyséenne.

[4] Victor Hugo, en veine d'éloquence, exhalait un dithyrambe passionné contre le dictateur. Odilon Barrot l'interrompit, pour lui renvoyer cette réplique : Le prince aurait continué à être un grand homme, s'il vous avait appelé au ministère de l'Instruction publique.

[5] Quelques autres douceurs du même au même :

Tu dis dans ton orgueil : — Je vais être historique !

Non, coquin, le charnier des rois t'est interdit.

Non, tu n'entreras pas dans l'Histoire, bandit !

Haillon humain, hibou déplumé, bête morte

Tu resteras dehors et cloué sur la porte !

[6] Dès le 26 janvier, 72 sénateurs avaient été choisis. C'étaient d'anciens ministres du Président, d'anciens membres de l'Assemblée législative, d'anciens pairs de France, d'anciens parlementaires laissés, jusque-là, au second rang, des généraux, en outre quelques magistrats, et, parmi ceux-là M. Troplong... Aux 72 membres nommés par le président s'ajoutèrent les quatre cardinaux et les huit maréchaux ou amiraux, qui faisaient partie de droit de la haute Assemblée : on arriva ainsi à un chiffre total de 84 sénateurs. On n'atteignit que plus tard le nombre maximum de 150 fixé par la Constitution. P. de La Gorce, Histoire du Second Empire, t. Ier, p. 38.

[7] Selon mon habitude, vers la fin de la journée, promenade à cheval au Bois. Le nombre d'équipages élégants, de cavaliers montés sur des  chevaux pur-sang, est inimaginable. Le luxe et le bien-être sont revenus, comme par enchantement. La veille du coup d'État, la France avait peur ; la veille de l'Empire, elle a confiance. (Hübner, Neuf ans de souvenirs d'un ambassadeur.)

[8] ... Des lèvres consacrées au service de Dieu et de la vérité n'apprendront pas, aujourd'hui, le langage de la flatterie... mais, quand l'Éternel, après des jours d'angoisse, donne au monde un Constantin, un Charlemagne ou un Louis-Napoléon, il faut dire au libérateur... (Allocution de l'évêque de Fréjus.)

A l'heure de la grande crise, un homme, que Dieu tenait en réserve, parait... Jamais le doigt de Dieu ne fut plus que dans les événements qui ont amené ce grand résultat... etc. (Allocution de Mgr Sibour, archevêque de Paris.)

[9] Les grandes puissances paraissent résolues à ne pas reconnaitre le numéro. Elles en font une question personnelle, particulièrement la Russie et l'Autriche. (Lord Malmesbury, à lord Cowley, ambassadeur à Paris, 4 décembre 1852.)

[10] À propos de ce chiffre tant discuté, le même diplomate relevait, un jour, dans ses notes, une anecdote explicative plus ingénieuse que déterminante, au sens où il l'entendait. Lord Cowley la lui avait racontée, à peu près dans les termes qu'on va lire. Le préfet de la ville de Bourges, où le Président avait couché, le premier jour de son voyage de consultation impérialiste, en France, n'ait donné des instructions pour que l'on criât : Vive Napoléon ! Mais il avait écrit : Vive Napoléon !!! On prit les trois points d'exclamation pour un chiffre. En entendant crier : Vive Napoléon III, le Président fit demander des explications par le duc de Mortemart, et, les ayant reçues : Je ne savais pas, remarqua-t-il en souriant, que j'eusse un préfet machiavélique.

[11] Frédéric-Guillaume, le personnage inquiet et fantasque, qui régnait à Berlin, ressentait une sorte d'aversion superstitieuse contre le revenant d'Empire. Louis-Napoléon lui apparaissait comme la révolution incarnée. (V. Léopold de Ranke, Aus dem Briefweehsel Friedrich-Wilhems IV mit Bunsen, p. 295.)

[12] Feignant, au premier abord, d'en éprouver une satisfaction suffisante, Napoléon avait dit assez spirituellement à l'ambassadeur du tzar, M. de Kisseleff, qui lui présentait sa lettre de créance : Vous remercierez beaucoup l'empereur Nicolas du nom qu'il veut bien me donner ; j'en suis particulièrement touché ; car, ou ne choisit pas ses frères, et l'un choisit ses amis. Il avait fait bonne mine à mauvais jeu, mais ne s'y était pas trompé.

[13] Le premier gouvernement, qui reconnut le nouvel Empire fut celui des Deux-Siciles, où, entre parenthèses, régnait un Bourbon ; vinrent, après, la Suisse, le Piémont, le roi de Wurtemberg, plusieurs États confédérés de l'Allemagne et Léopold, roi des Belges dont les sentiments personnels étaient fort hostiles à la personne de Napoléon Bonaparte. Il le craignait et, en même temps, l'appréciait avec une extrême rigueur, comme on l'aurait pu savoir, si l'on été au courant de ses lettres particulières à la reine Victoria.

[14] Le jeune Napoléon avait épousé la princesse Charlotte sa cousine, seconde fille du roi Joseph et qui mourut, en 1839, sans laisser d'enfants.

[15] V. les lettres de la reine Hortense à la comtesse Le Hon, publiées pour la première fois, dans notre volume des Femmes du Second Empire.

[16] Le mot célèbre de la future impératrice (détail généralement ignoré) n'était que la répétition d'une répartie de la comtesse de Brionne à Louis XV. Restée veuve de très bonne heure et dans tout l'éclat de sa beauté, on ne lui connaissait aucune liaison capable d'adoucir l'amertume de ses regrets. Le trop galant monarque l'apercevant, un jour, à sa fenêtre — c'était au château de Versailles, — après lui avoir adressé quelques propos cajoleurs, lui demande : Par où va-t-on chez vous, madame ?Par la chapelle, répondit-elle, sur un ton de fermeté, auquel n'était pas habitué le sultan de Versailles.

Encore n'en eut-elle pas la primeur, s'il est vrai qu'elle y pensa. Le mot revenait de loin. Il y avait longtemps de cela, Henri VI avait posé la question à une jeune dame de sa cour. Il était extrêmement désireux de savoir par quel chemin le plus sûr on pouvait pénétrer dans sa chambre : Par l'église, Sire avait-elle dit, sans avoir le profit de la réponse, au même titre qu'Eugénie de Montijo.