Pendant son adolescence, quand il étudiait au collège d'Augsbourg et que vint l'y toucher la nouvelle de la mort de son oncle, le prince Louis s'était noblement indigné contre les tortionnaires de Sainte-Hélène. Il avait juré une haine éternelle aux Anglais. Il ne tendrait jamais la main aux compatriotes d'un Nelson dont la gloire faisait couler ses larmes. Mais ses idées avaient changé, comme il en arriva de sa part, bien souvent, avec la nécessité d'en pratiquer d'autres. En janvier 1840, on le vit établir sa demeure sur la place même, où les Alliés dressèrent la fameuse tente, qui leur servit, en 1815, à célébrer Waterloo et la libération de l'Europe. Et, pour la troisième fois, en mai 1846, il était retourné dans ces lieux ennemis, d'où partirent les attaques les plus violentes et les plus continues contre le jacobin couronné. Il était arrivé, sans crier gare. dans la société anglaise Le comte d'Orsay fut le premier témoin de son retour fantastique, le soir du 16 mai, où il s'annonça, tout à coup, Gore-House, chez lady Blessington, au milieu d'une fête. Le 27 du même mois, le duc de Beaufort donnait un grand diner auquel assistait, entre autres convives, le comte Louis de Noailles, l'un des attachés de l'ambassade de France. — L'avez-vous vu ? demanda brusquement, comme on allait passer à table, lord Malmesbury au jeune diplomate français. — Qui cela ? interrogea Noailles, un peu interloqué d'une question si précise et si concise, à la fois, qu'elle semblait n'avoir pas besoin d'autre explication. — Mais, le prince Louis. Ne savez-vous pas qu'il n'est plus à Ham ? Je viens de le rencontrer, tout à l'heure, en sortant du cercle. Il débarquait, à l'instant, et se rendait droit à l'hôtel de Brunswick. La surprise fut si forte et le trouble si grand, dans l'âme du comte de Noailles, qu'il ne prit pas le temps d'en entendre davantage ; mais, oubliant ses obligations mondaines du moment, abandonnant le bras de la belle lady, qu'il conduisait du salon à la salle à manger, il courut précipitamment à l'ambassade. In n'y savait rien encore de cet événement. Nul, dans la capitale anglaise, ne croyait plus qu'on dût attribuer à l'échappé de Ham les proportions d'une personnalité politique dangereuse. Néanmoins, il était, tenu à ne s'y montrer que sous le couvert d'une prudence et d'une discrétion extrêmes. Il sentit, ou plutôt on lui fit comprendre l'obligation aurait l'effectuer de personnelles démarches auprès du ministre de France, s'il voulait que sa présence pût être tolérée diplomatiquement, en Angleterre. Sans réticences aucunes de langage, il dut promettre qu'il se comporterait, sur ce sol hospitalier, de manière à n'être le prétexte d'aucun trouble capable d'altérer les bonnes relations existantes entre les deux pays, et qu'il vivrait à Londres, en simple particulier[1]. Les promesses lui furent toujours plus faciles à écrire qu'à tenir. A peine les avait-il faites qu'il interrogeait le présent et l'avenir sur les moyens, qui pourraient l'en dégager. Ce fut une période de feinte et de demi-résignation entremêlées d'agréables plaisirs, où il joua son rôle en acteur fort habile. Sa cousine lady Douglas Hamilton, fille de la grande-duchesse Stéphanie de Bade, et dont nous aurons à reparler, au chapitre des mariages, lui gardait ouvertes sa maison, sa table et son amitié. Elle s'attachait à lui faciliter des relations dignes d'elle et de lui, en même temps qu'elle mettait ses soins à le détourner de ses entraînements politiques, de ses coups de tête, où elle ne voyait que déraison et chimère. Peu de jours après son évasion, il était allé la voir. Maintenant que vous êtes libre, lui dit-elle, vous résignerez-vous au repos ? Renoncez donc, mon cher Louis, à ces illusions, qui vous ont coûté si cher, et dont les déceptions successives ont été si sévèrement ressenties de tous ceux qui vous aiment. — Ma cousine, je ne m'appartiens pas. J'appartiens à mon nom et à mon pays. Parce que la fortune m'a trahi deux fois, ma destinée ne s'accomplira que plus sûrement. Telles de ses anciennes relations avaient modifié les dehors de leurs sentiments. Il fut très bien reçu, en général, dans la société de choix où il demandait à reprendre sa place, après une longue absence, dont on semblait ignorer la cause. Certain soir, dînant sur les bords de la Tamise, dans une villa délicieuse, il ne jouissait pas sans un peu de surprise du plaisir de s'y trouver ; car, il se rappelait que, huit jours auparavant, il interrogeait, avec Conneau, sur le haut d'un rempart, les chances de son évasion. Il possédait, à Londres, des amis puissants. L'un des premiers désirs qu'il leur exprima fut d'employer leur intervention pour qu'on lui permit d'aller à Florence, auprès de son père, dont les jours étaient comptés. Leurs démarches ni la sienne n'eurent le résultat, qu'il en espérait. L'ambassadeur d'Autriche, qui était, en même temps, le chargé d'affaires de la Toscane, refusa nettement de lui délivrer les passeports indispensables : Vous n'êtes ni sujet autrichien ni sujet toscan, lui avait-il répondu, vous nous êtes étranger, ou plutôt suspect, comme ancien carbonao, ce n'est pas à nous que votre requête doit s'adresser. Cette requête changea de voie, sans arriver au but plus heureusement. Elle ne fut pas mieux accueillie du grand-duc Léopold : et Louis-Napoléon n'eut point la consolation d'assister aux derniers instants de son père, qui mourut, le 26 septembre 1846, frappé d'une congestion cérébrale. Il revint à ses travaux, à ses polémiques, à ses protestations tenaces, à ses démêlés avec la famille régnante, qu'il accusait de l'avoir dépossédé de ses droits, en l'empêchant de recourir au suffrage du peuple souverain, par le journal, par l'action secrète de ses affidés, par l'appât des belles promesses et la libre propagande de ses idées napoléoniennes. Dans l'entrefaite, il tenait à Londres, un état de maison fort convenable. La fortune dont il avait la disposition, depuis la mort de son père, jointe à ce qui lui restait de l'héritage maternel, lui permettait de soutenir en prince l'orgueil qu'il tirait de ses origines et ses goûts de dépenses larges. Les chiffres importants de ses transactions — des emprunts, le plus souvent —, avec les Rothschild, les Laffitte, les Baring et le banquier Farqhuar, attestaient que beaucoup de monnaie fluide coulait entre ses doigts, pour ses besoins personnels, pour ses jeux et plaisirs, ou pour alimenter le zèle de ses partisans en France. Il conduisait, montait à cheval, presque chaque jour. Une ou plusieurs liaisons tendres étaient couchées sur la liste de ses agréments et dépens. Enfin, il se répandait dans la meilleure société de la ville et des châteaux d'une façon aussi suivie qu'au temps de son deuxième séjour. Il prenait une part directe aux divertissements et spectacles, dont ces lieux étaient le théâtre, au point même que des rigoristes de son parti jugeaient qu'il s'y prodiguait trop. Telle, en 1839, la fougueuse impérialiste Fortunée Hamelin s'était montrée tout encolérée du rôle que le prince Louis n'avait pas craint de remplir dans les scènes mimiques d'Eglington. Elle en avait parlé fort durement, l'ex-muscadine convertie à l'idolâtrie d'une figure unique : l'Empereur. Lisez plutôt ce fragment de lettre égratigné du bout de sa plume : Le prince Louis enchante la Cour, ici[2], par les platitudes qu'il a été faire à Eglington. Concevez-vous çà, grand Dieu ! le successeur d'Alcide allant jouer des scènes mimiques pour divertir la société, qui a tué son oncle, s'y montrant, matin et soir, en baladin provincial ! Rien n'a pu l'arrêter ! Cent lettres écrites par ses amis ! Le sot. ! II a cru que c'était par envie de ses nobles plaisirs et que cela taquinerait fort, ici. Il n'a désolé que ses amis. Novez donc où conduit une éducation donnée par de méchants artistes. Il sera toujours cabotin[3]. Mais, c'était en 1839, avant la longue pénitence endurée dans la maison de Ham. Des années sérieuses s'étaient appesanties sur la tête du successeur d'Alcide. Il avait, maintenant, d'autres idées en tête que les pantomimes du château d'Eglington, sans qu'il dédaignât, pourtant, là plus qu'ailleurs, la féminine attirance. Ainsi ne causait-il, nulle part, avec autant de chaleur et d'amour de ses vastes projets que dans le boudoir parfumé de miss Howard. De, plus, on le voyait assez fréquemment dans les théâtres adoptés par la fashion anglaise et étrangère. On le reconnaissait, au Parc, à l'Opéra. Lorsqu'il entrait dans sa loge, ses aides de camp, avec affectation, se tenaient debout, derrière lui, parlant haut et beaucoup. Après le spectacle, il regagnait son lodging de King Street, à Saint James Stuart[4], pendant que son ami et compagnon habituel le comte d'Orsay, dont la ruine n'était pas encore prononcée, rentrait à Gore-House ; l'un poursuivant en dépit d'obstacles qu'on jugeait infranchissables, sa vision couronnée, l'autre se gardant bien, suivant la fine observation du comte de Contades[5], d'interroger les années futures, par crainte de cauchemars infashionables. Depuis quelque temps, parvenaient de France au prince Louis des nouvelles, qui lui tenaient la pensée très eu éveil. La politique intérieure de Louis-Philippe et de ses ministres obéissait à des oscillations doublement inquiétantes pour son équilibre et sa durée. Continuellement préoccupé de défendre son existence même, placé devant des difficultés parlementaires, qui travaillaient à l'ébranler d'une perpétuelle secousse, le gouvernement de Juillet, malgré tant de services rendus au pays, malgré la dignité de son attitude extérieure, malgré l'immense développement qu'il avait su donner aux principaux éléments de la prospérité publique, semblait, au milieu des passions turbulentes, qu'il n'avait pas la force de réprimer, impuissant et stérile. Ce régime de paix et d'abondance n'était pas né sous une heureuse étoile. Le pauvre roi des barricades dépendait trop de ce peuple, auquel il avait dû le pouvoir et qui ne pensait qu'à le lui reprendre. Il y avait eu, dans Paris, maintes agitations partielles, avant la violente surexcitation, qu'y souleva, en 1848, l'interdiction du banquet réformiste. La Chambre des députés menait grand tapage sur cette question. Les opposants de gauche avaient décidé qu'ils maintiendraient ce banquet, fixé au 20. Ouvertement bravé dans son autorité, le roi l'interdit de nouveau ; en outre, défense fut faite aux gardes nationaux de se montrer en uniforme dans la rue. Il n'en fallut pas davantage pour déchaîner la tempête révolutionnaire, dont les contre-coups allaient agiter toute l'Europe. Brusquement la session parlementaire fut interrompue par les clameurs de la rue. Les questions à l'ordre du jour, le projet de loi à l'étude, la dotation et le brevet de pairie se virent emportés, d'un souille violent, avec la Chambre et la dynastie. Le gouvernement avait fléchi devant l'émeute. Par la crainte de verser le sang de son peuple, Louis-Philippe abdiqua, lorsqu'il eût pu facilement encore se rendre maître de la situation. Le flot populaire avait jeté bas d'une seule poussée les digues trop failles de la monarchie bourgeoise. Tout à l'heure, une foule en délire promenait, à travers les rues, comme un trophée, le trône royal arraché aux appartements des Tuileries. Le monarque et les princes étaient en fuite... Quelle place à prendre ! Il y avait un an, presque jour pour jour, que le prétendant bonapartiste pèlerinait, à travers Londres, diversement hanté de ses amours volages ou de ses appétits politiques, au demeurant bien convaincu que son étoile ne tarderait pas à se manifester par quelque signe éclatant. Le 23 février, dans l'après-midi, tandis qu'il rentrait, à petits pas, dans King Street, il s'arrêta court. Les voix aiguës ou glapissantes des porteurs de journaux lançaient aux échos de la rue la grande nouvelle arrivée de Paris. La république venait d'y être proclamée. La ville entière de Londres en avait frémi. Les fonds baissèrent à la Bourse. Des bruits inquiétants avaient passé la Manche. Louis Bonaparte n'eut pas à chercher, longtemps, son impression. Elle s'éveilla radieuse. C'était, pour le neveu de l'Empereur, la fin de l'exil, la patrie rouverte, ses ambitions désenchaînées ! Son rôle enfin allait prendre figure. Au premier bruit de la Révolution, les Bonaparte, les Murat, tous les membres de la grande famille désargentée, étaient accourus en France, des divers points de l'horizon. Ils apportaient à la République leurs protestations de dévouement. Le 26 février, devançant de deux jours son cousin Louis, le prince Jérôme avait lancé dans le public une lettre fort ampoulée, déclarant que le devoir de tout bon citoyen — comme lui-même, — était de se rallier au principe républicain. Louis-Napoléon comprit qu'il n'avait pas de temps à perdre. Simplement muni d'un nécessaire de voyage, sans plus d'appareil ni d'escorte, il monta dans un des premiers trains en partance pour le port d'embarquement. Quelques heures plus tard, il foulait les sables de Boulogne, où faillit, une fois, s'enliser sa fortune. Dieu soit loué ! je suis sur le sol britannique, s'écriait, tout à l'heure, à New-Haven, Louis-Philippe poussé par la Révolution hors de son royaume. Dieu soit loué ! avait dit, au même moment, Louis-Napoléon, je puis quitter l'Angleterre et rentrer dans mon pays, — pour le servir, d'abord, et pour lui faire la loi, sous peu. Saisissante leçon des événements ! Il était arrivé d'Angleterre sur le bateau même, qui venait d'y mener, incognito, le duc de Nemours. L'exil avait commencé pour Louis-Philippe et les siens par la même cause violente, qui avait brisé celui de Louis-Napoléon. Et, le lendemain, ce dernier se trouva, face à face, dans la même voiture du chemin de fer d'Amiens à Paris, avec deux mystérieux voyageurs, qui n'étaient autres que les compagnons de la veille du prince français, pendant sa fuite douloureuse. A l'aspect du revenant de Ham, leur stupéfaction fut telle qu'ils en étaient restés figés, sans voix et sans haleine. Lui s'en allait d'un air tranquille, le front découvert, à la conquête de l'héritage, que l'émeute avait jeté sur le pavé, pour appartenir au plus adroit. Cependant, le fils du roi, hier, en pleine force et prospérité, se dérobait par un chemin opposé, sans suite, sans serviteurs, sous un faux nom. Pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, il avait enduré les pires détresses jusqu'à ce qu'il parvint à Folkestone. Enfin, il était arrivé au débarcadère de Manchester-Square dans un dénuement si complet que l'ambassadeur de France dut, mettre à sa disposition des habits et des vivres[6]. Un reste d'espoir subsistait dans l'âme des princes exilés. La duchesse d'Orléans, chaque matin, s'attendait à recevoir une députation l'engageant à revenir aux Tuileries. Pendant que le vieux roi et Leurs Altesses interrogeaient, en vain, l'horizon, par delà les vagues normandes, les Bonaparte prenaient leurs dispositions alertement pour les remplacer, à Paris. Il en fut parlé, tout à l'heure. Lorsque Louis-Napoléon sollicitait l'autorisation de quitter le logement insalubre de Ham pour aller consoler son vieux père malade, en la Cité des Fleurs, à Florence, il attestait ciel et terre Glue loin, très loin de sa pensée était l'intention de former aucune tentative nouvelle contre le gouvernement établi. De même, lorsqu'il remit les pieds en France, par l'effet d'une soudaine commotion populaire, jura-t-il ses grands dieux qu'il n'avait et n'aurait jamais d'autre ferveur dans l'âme que le culte du plus pur sentiment républicain. Il en serait le serviteur et le prêtre. On ne s'en rapporta pas, d'abord, à sa parole. Des gens encore informés de leur histoire contemporaine se rappelèrent un autre Bonaparte, qui, pour sauver la République, avait renversé la Constitution du 18 brumaire. Lamartine et les membres du Gouvernement provisoire, qu'il avait avisés de son retour, à Paris, l'engagèrent à reprendre, aussitôt, le chemin de l'Angleterre. Pour plus de sûreté un convoi spécial ramena le prétendant à Boulogne, en compagnie d'un ancien aide de camp du roi Murat, qui se trouva là, par hasard, et qu'on voulut aussi mettre dehors[7]. Si grande fut la surprise de Louis-Napoléon, qu'il entra dans une phase de vrai découragement et que cette impression passa de son aine dans celle de ses affidés, témoins des premières effusions populaires. Un réel enthousiasme échauffait les imaginations, en faveur des événements accomplis : le renversement d'un trône ; la destruction d'une oligarchie sans grandeur, la conquête du suffrage universel et la proclamation de tous les droits du citoyen. Des espérances infinies s'étaient levées. On croyait au dévouement des élus du peuple, à la solidarité des consciences, à la fraternité des cœurs : 1789 avait revécu. Tous les chers militaires avaient offert le concours de leur épée à la défense de la République. La flamme du libéralisme s'était communiquée aux esprits dirigeants de l'armée, en même temps qu'elle avait pénétré les masses profondes du peuple. En de telles conditions, sur quelle force appuyer une tentative de restauration impériale ? La foi des plus ardents prosélytes vacilla. Persigny, pendant plusieurs semaines, versa dans un républicanisme très coloré[8]. Et, tout en exhortant ses amis à ne point délaisser leur œuvre de propagande au sein des classes ouvrières[9], Louis-Napoléon craignait bien d'y perdre et ses soins et son argent. Les rapports entre l'exécutant du programme napoléonien et les personnages portant les premiers noms de l'Empire se maintenaient à l'état d'extrême froideur. Ses compagnons de Strasbourg et de Boulogne hésitaient. L'apôtre Persigny avait, pendant un jour, comme l'apôtre Pierre, formellement renié son maître. Aux élections d'avril, pas une voix ne s'était portée sur le nom de Bonaparte. C'était à désespérer d'une si longue espérance. Mais une lumière continuait à briller dans la vie intérieure du fataliste, la flamme amie qui ne l'avait jamais abandonnée, la lumière de son destin. Il se remit de son alarme en pensant que, toute réflexion faite, sa position eût été trop difficile en France, tant que la constitution n'aurait pas été fixée. Il se soumit et attendit. Sa patience n'eut à supporter qu'une courte épreuve. Aux élections partielles du 6 juin, quatre départements l'élurent, sans qu'il se fût présenté à leurs suffrages. Il reprit sa valise de voyage. On menaça de l'arrêter. Un nouveau triomphe électoral le rendit maitre d'une situation, qu'il avait l'air de ne pas chercher et dont il affectait de ne tirer aucunement gloire. On ne le verra pas, en effet, se jeter dans la mêlée avec cette fougue de jeunesse, où l'emportait, en 1836, l'impatience de se produire. Observer le terrain prudemment, se rendre acceptable avant de s'exposer à paraître redoutable, surveiller ses débuts de manière à ne pas inspirer de ces craintes soupçonneuses et de ces inimitiés puissantes, qui l'auraient arrêté, au premier pas : tels étaient les acheminements de son adroite tactique. Feignant de résister aux premiers appels de la nation, parce qu'il les jugeait susceptibles d'inquiéter les consciences républicaines : se démettant de son mandat de député, à regret, sans doute, mais par abnégation patriotique et parce qu'on le lui avait décerné, peut-être, à la légère ; se retirant, dis-je, deux fois de suite, à dessein de se faire désirer une troisième ; et semblant n'accepter, enfin, que lorsqu'il ne lui était plus permis de se dérober aux vœux réitérés du pays, il se coulera dans la place avec précaution et lenteur. Par un chef-d'œuvre de savoir-faire, il bridait ses plus vives impatiences et donnait à croire que la France avait besoin de lui. Il continua d'être habile en jouant d'indécision et de maladresse, pour commencer. Le 24 septembre, il faisait son apparition à l'Assemblée, bien discrètement. Il était allé s'asseoir, au septième banc de la troisième travée, à gauche, entre son ancien précepteur Narcisse Vieillard et le journaliste, député, homme d'affaires, Joseph Havin. Des tribunes publiques les regards allaient à lui curieusement, interrogeaient sa mine, détaillaient ses apparences. Il avait des moustaches et une royale noires, une raie dans ses cheveux d'un blond foncé, une cravate sombre comme le reste de sa vêture, un habit noir boutonné ; mais, il était ganté de blanc. Deux jours après, les yeux le suivirent, montant à la tribune, un papier dans la main droite et venant faire acte de présentation devant l'Assemblée du pays. On remarqua qu'il avait prononcé le mot compatriotes avec un accent étranger, gardé d'Augsbourg[10]. Il eut, bientôt, terminé son allocution, dont le trait final fut salué de quelques cris : Vive la République ! Il regagna sa place. Son cousin, le prince Napoléon alla le féliciter et il ne se passa rien d'autre, ce jour-là. Simplement l'un des parlementaires, et non des moindres, Victor Hugo, constata qu'il s'était assis sans dire un mot à ses voisins, qu'il ne devait pas avoir reçu le don de l'éloquence et qu'il avait l'air aussi embarrassé Glue taciturne. Morny était aussi dans l'enceinte. Peu enthousiasmé des débuts fraternels, il avait jugé que Louis-Napoléon n'était pas très fort. Le 9 octobre, il eut à s'expliquer sur la question des candidatures éventuelles à la présidence de la République. Il s'était absenté, au début de la séance, comme si le sujet n'avait pas eu d'importance particulière pour lui. Néanmoins, par un singulier à-propos, il était revenu, juste au moment où se discutait l'amendement Antony Thouret, qui excluait des conditions d'éligibilité les membres des anciennes familles impériale et royales. Le prétendant avait des raisons de se montrer attentif. Tout à l'extrémité de son banc, il écoutait, en un complet silence, le menton dans la main ou ne changeant d'attitude que pour tortiller sa moustache avec une certaine fébrilité. On le vit se lever. Dans la salle bouillonnait une intense agitation. Les uns voulaient qu'on votât sans l'entendre. D'autres lui criaient : Parlez ! Sarrans occupait la tribune. Il céda la parole à son honorable collègue Louis-Napoléon. Le silence se rétablit, instantanément. On attendait de sa bouche quelque déclaration grave, solennelle, pleine d'importance. Il prononça de courtes paroles, peu significatives, et redescendit de la tribune, selon le mot d'un témoin, au milieu d'un éclat de rire de stupéfaction. Était-ce lit ce qu'il promettait de rare, d'extraordinaire, de napoléonien ? Les commencements n'étaient pas à la hauteur de ce qui allait suivre. Mais il avait pris connaissance du milieu, où il aurait à recruter des partisans. Il saurait se familiariser par l'usage avec cette atmosphère de parlement. Il y prendrait, peu à peu, toute l'assurance nécessaire pour y marquer sa place et pour que cette place, bientôt, fût la première. ***Les élans de la deuxième République avaient beaucoup perdu de leur primitive ardeur. On parlait trop, à l'Assemblée, on n'agissait pas assez. C'était une bonne époque pour les faiseurs de harangues. Les roses pourpres fleurissaient, à merveille, dans le champ du socialisme oratoire. On s'enivrait du vin fumeux des promesses. En réalité, la société n'en allait guère mieux. La classe moyenne gémissait sur l'ébranlement de sa sécurité. Le peuple ne démolissait de barricades que pour en redresser. Et les intellectuels d'alors se sentaient étrangement perplexes. Bien évidemment la France glissait sur la pente, qui la conduirait à une autre forme de monarchisme. Ou plutôt elle voguait sur les flots en tumulte des passions du jour, sans direction et sans pilote. Les dispositions générales des esprits travaillaient au compte d'un dictateur attendu. Pour le grand nombre des amis de l'ordre et de la tranquillité publique, Louis-Napoléon incarnait le principe d'une forme gouvernementale nette et précise. Aux gens de parti il apparaissait, avec son embarras factice devant les charges du pouvoir, avec la faiblesse supposée de son caractère et la pauvreté d'esprit que lui attribuaient des témoins sans clairvoyance, il leur apparaissait comme un compétiteur dépourvu d'énergie, qu'ils pourraient, à tour de rôle, gouverner ou renverser. Il leur eût été plus malaisé, pensaient-ils, de s'entendre et de se maintenir avec un Cavaignac qu'avec son concurrent de hasard, un homme faible, dépourvu d'autorité, irrésolu, sans consistance. Celui-ci, puisqu'il faudrait momentanément l'accepter, servirait à ménager la transition. On aurait toujours le temps de lui substituer un vrai prince, un véritable chef d'État. Ainsi, les uns et les autres, avec une réciprocité de complaisances inattendues sablaient la route, sous les pas de Louis-Napoléon, vers l'élection présidentielle. Il n'aura pas eu à se repentir d'avoir, en toute occurrence, si haut préconisé la doctrine de la souveraineté nationale. Proclamé par un plébiscite président de la République et l'ayant emporté d'un écart énorme de suffrages sur le général Cavaignac, son nom avait bien eu sur les niasses l'effet magique espéré. En regard de cet homme de race, un prétendant et un prince, on n'avait pas manqué, cependant, de candidats se réclamant, à des titres moins soupçonnables, d'un égal amour pour le fonctionnement libre des institutions du pays. Cavaignac aurait été le représentant de la république modérée. Bugeaud et Changarnier auraient dignement figuré, surtout le premier de ceux-là, la république militaire. Et pour les démocrates renforcés restait Ledru-Rollin incarnant la république rouge, tandis que, par contraste, Lamartine, le mélodieux Lamartine aurait idéalisé le concept de la. démocratie athénienne. Mais, Louis-Napoléon était venu. Il n'avait eu ni le temps, ni l'occasion de s'attester par des actions retentissantes, ni de gagner des batailles, ni de s'imposer par les garanties d'un homme d'État exercé. Simplement il s'était nommé. Ego nominor Napoleo. Il avait fourni la preuve d'une confiance en soi pleine d'audace. Et l'immense majorité des voix l'avait élu le Premier de France, croyant à sa parole et faisant crédit à ses actes. Sans qu'il eût eu besoin de passer par cette école de gouvernement, par cette pratique initiale des affaires, où se mesure véritablement la valeur d'un homme public. il avait été porté, d'un bond, à une présidence républicaine, qui menaçait de ressembler à une dictature. Et il prétendait bien n'en pas rester là. |
[1] Lettre de Louis-Napoléon au comte de Saint-Hilaire, ambassadeur de France, à Londres.
Monsieur
le comte,
Je viens ici franchement
déclarer à l'homme, qui a été l'ami de ma mère, qu'en quittant ma prison, je
n'ai été guidé par aucune pensée de renouveler contre le gouvernement français
une lutte, qui a été désastreuse pour moi, mais seulement j'ai voulu me rendre
auprès de mon vieux père malade.
Avant d'en venir à cette
extrémité, j'ai fait tous mes efforts pour obtenir du gouvernement français la
permission d'aller à Florence. J'ai offert toutes les garanties compatibles
avec mon honneur ; mais, ayant vu mes demandes rejetées, je me suis déterminé à
avoir recours au seul expédient adopté par le duc de Nemours et le duc de
Guise, sous Henri IV, en pareille circonstance.
Je vous prie, Monsieur le
comte, d'informer le gouvernement français de mes intentions pacifiques, et
j'espère que cette assurance spontanée de ma part contribuera à abréger la
captivité de mes amis, qui sont restés en prison. J'ai l'honneur,... etc.
Napoléon-Louis BONAPARTE.
[2] À Paris, c'est-à-dire les royalistes.
[3] Lettres inédites de Fortunée Hamelin, édit. 1911, Émile Paul.
[4] Au commencement de 1847, il était allé habiter l'une des maisons neuves Wales dans King-Street Saint James. Le 15 février, il écrivait à M. Vieillard sur son nouvel appartement : Je suis installé, depuis quinze jours, dans une nouvelle maison et je jouis pour la première fois, depuis sept ans, d'être chez moi. J'y rassemble tous mes livres, tous mes albums et portraits de famille, enfin tous les objets précieux qui ont échappé au naufrage.
[5] Le comte d'Orsay. Physiologie d'un roi de la mode.
[6] Le roi n'avait que cinq francs en sa poche, mais la reine avait heureusement emporté quinze cents francs, que la famille royale s'est partagés. (Mémoires d'un ancien ministre anglais, p. 107.) Courte disgrâce pécuniaire : la famille d'Orléans ne manquait ni de fonds, ni de biens, à l'étranger non plus qu'en France.
[7] V. A. Sarrans, Histoire de la Révolution de Février.
[8] Je pensais que le sang de Napoléon inoculé aux veines de la France pouvait mieux que tout autre la préparerait régime des libertés publiques ; mais, après les grands évènements qui viennent de s'accomplir, je déclare que la République régulièrement constituée pourra compter sur mon dévouement le plus absolu. Je serai donc loyalement et franchement républicain. (Fialin de Persigny, Aux électeurs de la Loire.)
[9] V. Aristide Ferrer, Révélations sur la propagande napoléonienne faite en 1848 et 1849, Turin, 1863.
[10] Lord Normanby m'a dit que le premier discours du prince n'avait pas réussi et avait été débité avec un fort accent allemand, que je n'ai jamais remarqué chez lui. Lord Malmesbury, Mémoires d'un ancien ministre, éd. 1885, p. 132.