Ainsi les aînés, les anciens rois, ses oncles, se retiraient des compétitions monarchiques. Loin de se poser en prétendants, ils réprouvaient les agitations de ce coureur de trône, si remuant avec ses airs tranquilles et qui troublait, hors de propos, leurs arrangements de ramille, sans leur inspirer, d'ailleurs, plus de confiance en sa raison qu'en son étoile. Quant aux droits de succession primant les siens, par trois fois les coups de la mort les avaient anéantis. Dès 1807, le premier-né de Louis Bonaparte, Napoléon-Charles-Louis, avait quitté la terre, emporté par la plus terrible des maladies de l'enfance. Le second, Napoléon, grand-duc de Berg, prince royal de Hollande, avait été la victime de sa malheureuse randonnée en Italie. Enfin, le duc de Reichstadt, depuis 1833, ne tenait plus en alarme les manœuvres de la chancellerie autrichienne : le vrai Napoléon dormait l'éternel sommeil, dans le caveau de l'église des Capucins, à Vienne. Tous ceux, qui occupèrent les échelons intermédiaires, s'étaient effacés devant les destins du prince Louis, sans que son cœur le souhaitât, ni qu'il dût s'y attendre : il restait seul sur la route à gravir vers les sommets. Cependant, le cercle de ses études théoriques et pratiques n'était pas achevé. Pour se donner patience, il voulut prolonger, dans les milices fédérales, le service d'armes, qu'il y avait commencé en 1830. Déjà, au mois d'août 1829, il avait demandé son admission au camp de Thoune, établi, chaque année, dans cette pittoresque petite ville de l'Oberland bernois, pour l'instruction des officiers du génie et de l'artillerie. La satisfaction qu'il désirait lui fut accordée, au cours de l'année suivante. Heureux de ces préludes militaires — c'était son premier camp —, il en écrivait longuement, au jour le jour, à celle qu'il venait de quitter et qu'il sentait loin de lui, si seule dans son manoir thurgovien. Une grande sympathie, lui confiait-il, l'avait accueilli, partout : et tout lui plaisait, parmi ses compagnons de hasard : manœuvres, instructions, courses à travers la montagne. Plus on l'occupait, plus on attendait de lui, et plus il en éprouvait-de contentement véritable. Il ne lui disait pas que Viciée lui était passée par la tête, un beau matin, de laisser là le camp de Thoune, de traverser la Suisse et l'Allemagne et d'aller se joindre aux insurgés polonais revendiquant, les armes à la main, la libération du sol national, avait fait de premiers pas vers cette destination lointaine, lorsque la nouvelle de la chute de Varsovie l'arrêta en chemin. Louis-Napoléon rentra dans Arenenberg, où lui fut transmis, pendant le mois de mai 1832, l'acte cantonal lui octroyant le droit de bourgeoisie et le titre de citoyen honoraire de la république helvétique. Cette double marque d'inféra le toucha profondément. Futur autocrate, de par la grâce du suffrage universel, il exprima, en des termes chauds d'enthousiasme civique, la fierté qu'il ressentait de se dire citoyen d'un pays libre[1]. Pour couronner sa période d'instruction, il lui restait à entrer directement dans l'armée suisse, avec le grade d'officier d'honneur. Soucieux de hâter la réalisation de ce projet, qui lui vaudrait un brevet d'expérience, dans l'arme spéciale qu'il avait choisie, il avait eu l'ingénieuse idée d'offrir au Conseil de Thurgovie cieux pièces de six, pour l'arsenal de Frauenfeld, et, poussant plus loin sa générosité, avait accompagné cette offrande d'un autre présent de mille florins, afin d'établir une école à Steckborn. Ce fut en 1831 qu'il entama le nouvel apprentissage militaire, à l'exemple d'un capitaine Bonaparte du temps passé. Il avait ce grade et portait aussi ce nom, parmi les troupes bernoises. Comme à dessein de compléter la ressemblance, il avait adopté l'artillerie, la première des sciences de guerre, où l'empereur avait fait ses preuves dans sa jeunesse. Il y consacrait avec ardeur ses instincts et ses goûts, compulsant les manuels théoriques, expérimentant et même essayant des applications d'un caractère tout neuf pour le perfectionnement des canons. Il avait inventé une fougasse-pierrier, sorte de catapulte moderne dont la mise en pratique, pour dire la vérité, donna de piètres résultats, hélas ! la puissance balistique en avait été des plus médiocres ; les pierres n'avaient été projetées qu'à une faible distance. Il en attribua l'insuccès à la mauvaise qualité de la poudre et se promit de trouver mieux. En attendant, il se montrait assidu aux manœuvres, exact à ses devoirs d'officier, bienveillant aux subalternes et toujours prêt à partager, avec le soldat, la soupe et la paille du bivouac. On l'aimait pour sa simplicité d'allures et sa franche cordialité. Il était affable, complaisant et sans morgue aucune, — bon prince en un mot. Il avait acquis un fonds d'éducation militaire déjà considérable, au point de vue technique, lorsqu'il fit paraître un Manuel d' Artillerie, dédié aux officiers du camp de Thoune, et dont l'essor passa de loin les frontières helvétiques. L'ouvrage avait reçu l'approbation et mérité l'estime des meilleurs juges, dans les armées européennes. Sa confiance personnelle en fut très augmentée. Il commençait à la laisser voir. Aux visiteurs d'Arenenberg, qui, sans cesse, apportaient à l'ex-reine Hortense l'hommage des bonapartistes de France, il s'apprenait à dire avec une assurance tranquille, dont ils s'étonnaient, qu'il avait la certitude d'être, un jour, empereur. Voyait-il une expression de doute passer sur leur visage, il assurait plus haut encore qu'il reconstituerait l'empire de Napoléon, à son profit. De briller, parmi les officiers de second rang, aux manœuvres du camp de Thoune, c'était un avantage qu'il ne méprisait point ; mais ce n'était guère pour occuper le champ si large de ses aspirations. Rencontrait-il sur sa voie, comme il en avait l'occasion, à Genève, surtout, des Français de quelque importance, il leur faisait mille avances, afin de gagner leur sympathie, redoublait d'égards et de bons procédés, à leur endroit, et les comptait, d'emblée, pour des partisans. Grande était son activité. Il croyait n'avoir fait jusqu'alors que végéter. Maintenant, il vivait d'ardeur et d'illusions. Il multipliait les pages écrites, signait des articles, lançait des brochures et s'efforçait d'inspirer cette opinion qu'il possédait les concepts les plus positifs sur l'administration intérieure d'un état. Enfin il usait de tous les moyens susceptibles de révéler, an dehors, son existence et sa valeur propre, entamait des rapports avec des coryphées du parti républicain de France, comme lui pressés de renverser le gouvernement bâtard de Juillet, et se sentait animé d'une belle vaillance en apprenant qu'un homme de la réputation et du mérite d'Armand Carrel ne se déclarait pas hostile à ses desseins. Les événements, qui se succédaient, au pays aimé des révolutions et des révolutionnaires, les émeutes récentes de Paris, les mouvements démagogiques de Lyon et de Grenoble, le licenciement des gardes nationales de plusieurs villes de France, telles que Strasbourg, les imprudences du gouvernement et les agitations de ses adversaires, excitaient fortement, en 1836, sa fièvre de conspiration. Dans les entrefaites, il se tenait à Bade, d'où il pouvait entrevoir les horizons français, se rendait auprès de sa tante, la grande-duchesse Stéphanie. qui marquait toujours du contentement à le voir, fréquentait des compatriotes amis de sa doctrine, rencontrés par bonne fortune ou venus à son intention, et correspondait politiquement avec sa mère. Hortense l'engageait à modérer ses sentiments, sauf à bien choisir l'heure d'en tirer parti. Du moins, il ne devait pas imiter le système d'inertie de ses oncles, qui, par la crainte de se compromettre, stagnaient, depuis une vingtaine d'années, dans le silence et l'inaction. Aussi bien, que veut-il ? Se montrer, rappeler au monde qu'il se nomme Napoléon, et servir sa patrie, en qualité de citoyen et de soldat. — placé au premier rang, de préférence. Il plaint fort les gens aux idées étroites, qui s'imaginent exercer une autorité, détenir une puissance forte et durable, parce qu'ils sont à la tête d'une coterie, d'un parti : lui, ne s'adressera qu'aux sentiments et aux intérêts de la nation, — mais de manière à les rendre communs avec les siens. Ses préoccupations croissantes se dénonçaient sous la forme de lettres personnelles, évidemment écrites pour qu'elles fassent communiquées et, au besoin, imprimées, reproduites. Les théories, qui en constituaient le fond, se ramenaient à cette unique formule très spécieuse et permettant d'introduire dans les mots tout ce qu'on voulait bien y comprendre : L'autorité, qui n'est pas basée sur l'élection populaire, est naturellement portée à arrêter le progrès de la civilisation. Et du même trait de plume, il ajoutait : Napoléon faisait tout pour le peuple, et le peuple, à son tour, a tout fait pour Napoléon. Avait-elle été vraiment fondée sur le suffrage populaire, cette autorité saisie de force, le 18 brumaire, et justement pour la ravir aux élus de la nation ? Mais le prétendant suivait son idée et ne se souciait que de la mettre d'accord avec ses désirs. Hortense l'entretenait dans ce bon état d'esprit. A la voir, à l'entendre, sous les ombrages d'Arenenberg, pendant les journées chaudes de 1835, on tendrait à croire qu'elle n'a pas d'autre émotion, au monde, avec sa naïveté charmante, que celle du bateau à vapeur, quand il sillonne le lac, à portée de sa vue, ou de discussion vive que celle du piquet plus ou moins bien placé pour tracer une route : Mon Dieu ! soupire-t-elle, n'est-ce pas là le bonheur ? Cependant, avec quelle hâte d'en connaître les progrès ne suit-elle pas les premiers travaux d'approches de son fils vers la haute citadelle, où sont enfermés les insignes du pouvoir ! Elle le disait, hier, de sa douce voix, à quelques-uns de son cercle : Il y a toujours de la fatalité et du hasard. L'empereur l'attestait et j'y crois fermement. Il est beau, croyez-le, d'être le martyr d'une cause sacrée... Mais, nous savons que la France nous aime. Alors, un Polonais exilé avait jeté ce mot : Il y a un dieu pour les patriotes. Le commandant Parquin s'était écrié : — Qu'il se montre donc avec le soleil d'Austerlitz ! — Ça viendra, répliqua Louis-Napoléon. Dans les premiers essais de sa plume, dans ses lettres à sa mère, à des amis, aux autorités du Conseil helvétique, il avait appris à manier les grands mots consacrés, dont il saura faire un si abondant usage. Lorsqu'on le nomma capitaine d'artillerie au régiment de Berne c'est en des termes de prétendant qu'il avait traduit sa fière satisfaction d'être compté parmi les défenseurs d'un État, où la souveraineté du peuple était considérée comme la base de la constitution. Tout heureux qu'il se proclame d'être un des citoyens de la Confédération helvétique, il n'a pas d'expressions assez pures, assez nobles, pour revêtir l'unique aspiration dont il soit possédé : celle de rentrer, un jour, dans sa chère patrie. Mais, ne croyez point qu'afin d'en obtenir la suprême joie, il mette jamais en œuvre aucune machination. Intriguer serait indigne de lui. Tel est, en effet, son langage, lorsqu'il écrit. ii son père ou qu'il parle, avec l'art des princes que lui a enseigné sa mère, pour les scrupuleux de son entourage. Il aura des mots de rechange, selon les gens et les circonstances. Récemment, une entrevue lui fut ménagée avec La Fayette, un homme, qui fut toujours prompt suivre chaque tour de roue de la fortune. L'ondoyant personnage, dont la main, après Waterloo, présenta aux Chambres la motion de déchéance de Napoléon ter, flattait les visées du nouveau candidat il l'Empire : Le Gouvernement ne pourra pas se soutenir ; votre nom est le seul populaire. Et le héros des Trois Glorieuses ne craignait point d'ajouter, doublement, infidèle la maison, qu'il avait élevée : Osez donc et je vous aiderai de tous mes moyens quand le moment sera venu. Louis avait répondu, simple et confiant : Il viendra. Lorsqu'il se remettait, en route, pour des séjours passagers en Allemagne, il ne devait pas s'y plaire, outre mesure, bien qu'il en panic la langue aussi purement qu'un natif de Hanovre ou de Berlin. Les Allemands titrés affectaient à son égard, c'est-à-dire quand ils parlaient, entre eux, de sa personne, une sorte de dédain mal déguisé. Les principicules et les chambellans des petites cours l'appelaient : Monsieur Buonaparte, à la façon des vieux émigrés. Tout au plus daignaient-ils tenir pour des gentilshommes la lignée des parvenus corses. Mais il voyait si haut, par-dessus leur tête, le but où il visait, qu'il n'y prêtait nulle attention. Dans la société de Bade, il se savait, du reste, fort recherché. Les instants de Monseigneur avaient peine à suffire au nombre des invitations. Il se rendait avec une certaine prédilection chez la duchesse de Béthune, au point de susciter des imaginations, que dis-je ! des pronostics sur le véritable objet de ses visites multiples. Mlle de Béthune l'épouserait, volontiers, insinuait une fine observatrice, lui ou toute autre Altesse : il en fourmille ici, et de bien pauvres. En 1836, nous le retrouvons, en ces parages, faisant des frais de politesse mondaine, caressant des idées de mariage sans fixité. préludant à son rôle, combinant des plans d'avenir napoléonien avec une insistance qui, de théorique est devenue bien remuante. Il n'y prétendait pas en vain. Sa mère n'avait-elle pas façonné, pour son usage, cette maxime politique terriblement encourageante : Ne vous figurez pas que le inonde ne puisse être pris, deux fuis, au même lacet. Encore qu'on le jugeât théâtral, il donnait de quoi penser et craindre aux esprits peu confiants dans la solidité du trône de Louis-Philippe. La spirituelle baronne du Montet, qui le suivait attentivement, avait le coup d'œil prophétique, lorsque, le 16 août 1836, un an avant l'ébouriffade de Strasbourg, elle écrivait, de Bade, à son neveu de en Normandie : Le prince Louis-Napoléon, qui est ici et se promène les bras derrière le dos, ne renonce pas, je vous assure, à être empereur de la République. Pendant l'enfance du duc de Reichstadt, on remarquait que le petit prince François avait les gestes innés de Napoléon, son père, qu'il avait une manière d'avancer le pied, comme lui, et qu'il tenait continuellement, de la même façon, ses mains derrière le dos. Louis-Napoléon, sans doute jugeait que son titre d'héritier présomptif l'obligeait à remettre en scène ces attitudes. On en faisait la remarque, autour de lui : visiblement il tendait à inculquer l'idée qu'il y avait du Napoléon dans son maintien et l'air de sa démarche. Évidemment il était désigné par la nature autant que par la naissance pour continuer le geste héroïque. Il était entouré de jeunes gens, auxquels il avait communiqué l'élan, l'enthousiasme. Enflammés d'une ardeur romanesque, ceux-ci imaginèrent de donner une fête à leur héros, parmi les ruines illuminées du vieux château de Baden. Pendant une heure ou deux, ils chantèrent, toastèrent, discoururent avec fièvre dans l'ombre environnante de la forêt. Le plus fervent de la troupe, Richard de Querelles voulut accroître l'intérêt du spectacle ; on le vit, mettant un genou en terre devant Napoléon, lui prêter l'hommage lige dans les formes solennelles qu'affectait, au temps de la chevalerie, le vassal fidèle à son suzerain. C'était la foi complète dans toute sa chaleur de prosélytisme. Singulier contraste ! Il n'y avait pas longtemps, on avait vendu, à Vienne, sur les instructions de l'ex-roi Jérôme, qui faisait argent de tout, les insignes meublants de son ancienne souveraineté et jusqu'aux franges d'or et de velours du trône, dont il avait eu l'étrenne par le caprice d'un soldat heureux. Il abandonnait à leur sort les derniers lambeaux d'une défroque royale, dont il n'était que trop sûr de n'avoir plus à se servir. Les jours et les nuits, pourtant, lui avaient été bien agréables, à Cassel, entre ses favorites et ses compagnons de plaisir ! Il avait joué son rôle de roi de théâtre, avec une conviction dans le geste et un apprêt dans le costume dont il fut, le premier, ébloui. Mais ces temps-là étaient passés, définitivement passés et abolis. Bien différentes étaient les idées de son neveu jouant, à Baden, la figuration d'un premier rôle, qu'il voudra remplir tout du long. Exilé, disposant de moyens relativement réduits, sans fortune appréciable pour l'employer à de si grands desseins, sans prestige personnel, sans élément d'action politique ou morale que le reflet d'une gloire cruelle, sans autre ressort d'âme qu'une sorte de foi superstitieuse en son mandat providentiel, il s'était créé cette conviction qu'il n'appartenait pas à la vie commune, qu'une force le poussait, l'entrainait, dont il n'était pas le maitre, et qu'il devrait aller, marcher jusqu'au but fatidique inscrit devant ses yeux. L'air du temps et les circonstances extérieures favorisaient étrangement cette exaltation concentrée. ***Depuis que la France jouissait, dans l'abondance, d'une paix, si ardemment souhaitée par elle qu'en 1814 et en 1815 elle avait presque acclamé les ennemis, qui la lui rapportèrent ; depuis que les affections de famille se sentaient rassurées ; que les mères n'avaient plus à trembler pour leurs fils au berceau ; que les jeunes gens pleins de force et de santé ne se voyaient plus arrachés à leurs amours et à la culture des champs ; et qu'un chacun, dans la ville ou à la campagne, n'était plus exposé à se battre pour son compte, une étonnante ferveur s'était emparée des imaginations en l'honneur des idées guerrières. Victoires et conquêtes étaient la devise d'un chauvinisme sans péril. La poésie réchauffait à l'éclair des batailles de la Révolution et de l'Empire ses ardeurs lyriques. Un idéal légendaire s'était formé, où rayonnait l'image de Napoléon, dégagée des misères et des désastres, qu'il traina derrière son vol de gloire. Et l'opposition libérale elle-même, amplifiant l'illusion populaire, ajoutant son erreur à celle du gouvernement qu'elle combattait, travaillait pour grossir un courant, qui n'avait du libéralisme que les dehors osément exploités. Par un calcul politique traversé de maladresse, sous le prétexte de vivifier les sources du patriotisme, les princes d'Orléans travaillaient, de leurs propres mains, à la l'érection des voies conduisant à l'empire. Par le désir de glorifier le drapeau tricolore, dont ils avaient la garde, ils s'appliquaient de toutes leurs Forces à ressusciter le culte de l'épopée napoléonienne. Et, le bonapartisme, attisé de leur souille inconscient, renaissait de ses cendres. Pleins de zèle et de, témérité, ils ramenaient, en grande pompe, la dépouille du prisonnier de Sainte-Hélène sous la coupole des Invalides. Enfin, indulgents jusqu'à l'ultime faiblesse, ils encourageaient les Napoléonides à renouveler la trame de leurs complots impunis. Tout ce qu'entreprenait, patriotiquement et sans frais de guerre, la monarchie constitutionnelle pour flatter le sentiment national, relever la gloire des anciens triomphes si chèrement payés. et se faire pardonner, en quelque sorte, une politique de sagesse et de paix, se retournait contre elle et profitait à ses ennemis. Elle avait haussé la voix, afin d'obtenir du gouvernement de Palmerston la reddition des cendres de Napoléon. Un prince royal avait été envoyé directement à Sainte-Hélène, afin d'y recevoir le cercueil de l'immortel vaincu. Ces dépouilles d'une gloire éclatante et funeste, élevée jusqu'au ciel sur des monceaux de victimes, on les avait ramenées triomphalement à Paris. Des cérémonies grandioses s'étaient organisées dans la capitale, sous les auspices du gouvernement. Mais la maison d'Orléans avait joué un rôle dangereux en exaltant les imaginations populaires, en relevant le drapeau miraculeux de Marengo et d'Austerlitz, en fournissant des armes aux ambitieux de la rhème race, impatients de rentrer en scène. Louis-Napoléon, qui saisissait toute occasion d'intervenir sous la forme d'un rappel opportun ou d'une profession de foi appropriée, n'avait point laissé perdre celle-ci non plus : Ce ne sont pas seulement les cendres, écrivait-il, ce sont les idées de l'empereur qu'il faut ramener en France. Voilà bien à quoi avait abouti l'imprudente glorification napoléonienne, dont la monarchie de Juillet avait assumé l'initiative et la mise en montre... Elle fournissait les torches pour incendier sa maison. ***Charles-Louis-Napoléon était entré, depuis quelque temps, en d'actives relations avec un homme de caractère aventureux, dont il ne pourra plus se passer, jusque par-delà le succès final, c'est-à-dire jusqu'aux jours, où le zèle tracassant du serviteur finira par embarrasser les sympathies du maître. Devenu l'Empereur et gêné de ses souvenirs, Napoléon, alors, dira, avec un air de double ingratitude : J'ai mes deux boulets, Morny et Persigny. Car, il est question, à cette place, du dernier nommé. Avec sa physionomie ouverte et résolue, à la fois, on sent notre Fialin pressé d'entrer en campagne. Sans état et sans fortune, quoiqu'il fasse grand bruit d'un héritage considérable, sans condition de naissance bien attestée, malgré qu'il se réclame d'une des plus illustres familles bretonnes, il a été renvoyé de l'armée, où il occupait un rôle subalterne, pour des actes d'insubordination notifiée. Depuis six années, il est en quête d'une situation, qui soit à la taille de son ample appétit. Homme prudent et avisé, quoique militaire, il est habile aux missions secrètes, pourvu qu'on l'en récompense proportionnellement à sa peine. Il fut royaliste, il se montrerait, à la rigueur, républicain ; il s'est converti, désormais, dévotement, fanatiquement, à l'idée napoléonienne. On l'appelle encore Fialin ; mais il a quitté, récemment, son nom patronymique pour prendre le titre de vicomte de Persigny, appartenant à sa famille, assurait-il, bien qu'elle eût négligé de le porter. Nous autres, des grandes maisons, s'habituera-t-il à dire, plus tard, quand il sera comte, quand il aura été créé duc par le bon plaisir de Napoléon III. A l'en croire, il compte parmi ses alliances les Montmorency, les Mortemart, les Cossé-Brissac ; Mme de Cossé-Brissac, sa sœur, aurait pour proche parente Mme de Rothelin d'Orléans, de la famille des princes occupant le trône de France. En dépit de ce magnifique parentage royaliste, qui semble l'ignorer, lui qui le connaît et le détaille si complaisamment, il joue tout son avenir sur la carte du bonapartisme. On a, souventes fois, sa visite au château d'Arenenberg, un vrai foyer de conspiration, animé, stimulé par la présence d'Hortense Bonaparte, quoi que prétende l'ex-reine de sa tranquille sagesse, de son inaltérable résignation, de son parfait désintéressement politique[2]. Au commencement de cette année 1836, il a rejoint, à Bade, le prince et son cortège en formation. De nombreux officiers s'y rencontrent avec lui. Ce sont les premiers partisans actifs du prince, en espérance d'avancement rapide. On y remarque un lieutenant de pontonniers, Armand François Rupert, Laity, qui fera parler de lui, dans l'affaire de Strasbourg. La conjuration s'organise. Elle a son lieu de réunion, chez une chanteuse de grande beauté, Eléonore Brault, veuve de Sir Cordon Archer, commissaire des guerres de Sa Majesté Britannique. On dit, d'elle qu'elle a le cœur hardi et l'instinct aventureux, qu'elle fut aux Indes, avec son mari, qu'elle y avait chassé le tigre, avant d'attirer le public des capitales européennes au charme de sa voix. Pour le moment, l'amour et la politique ont lié partie, en son domicile changeant, tantôt à Bade et tantôt à Strasbourg. L'amie intime de Persigny, avant de puer aux bras de Louis Bonaparte, Éléonore, était doublement passionnée pour l'acteur et pour la pièce. Des affiliés s'inscrivaient, de jour en jour, séduits à l'appât des promesses illimitées. Que n'ont-ils, avec leur zèle, les moyens d'action attachés aux grandes situations et aux grades élevés ! C'est le point faible de leur groupement. Une première démarche auprès d'un aide de camp du général Voirol, commandant la 5e division militaire et dont l'adhésion serait d'une importance extrême, n'a pas obtenu gain de cause. Le prince se hasarde à en risquer une seconde, qu'il adresse directement à cet ancien combattant d'Austerlitz. Les termes de la lettre, qu'il lui fait tenir, le toucheront, sans doute. Se sentant seul et triste, il voudrait épancher son âme dans la sienne : il voudrait, à la faveur d'un rendez-vous, dans les environs de Bade, converser, cœur à cœur, avec le vaillant général, de ses campagnes et de l'empereur. On n'attendrait de lui qu'un mot de réponse ; on le prierait seulement de le remettre au porteur du message. Laconique en son verbe. Voirol n'avait envoyé, en effet, qu'un mot : Tout ce que je puis faire pour le prince, répliqua-t-il, c'est de lui donner un quart d'heure pour repasser le Rhin. De l'inflexible Voirol on s'est, retourné du côté d'Exelmans. Celui-ci aurait meilleure mémoire, peut-être. Il n'aima jamais les Bourbons ; il en avait fourni des preuves publiques, à ses dépens ; en outre, la chaleur de ses sentiments était faible à l'égard de la branche cadette : il ne refuserait pas son bras énergique au soutien d'une belle cause, d'une cause toute française. Il mènerait victorieusement le bon combat. On a envoyé vers lui le lieutenant-colonel de Bruc, à dessein de le pressentir. Mais le messager s'est heurté contre une porte close... L'embauchage militaire n'allait pas aisément. Louis-Napoléon tenait de sa mère une volonté persévérante. Par un suprême recours, il fit appel au colonel Vaudrey, commandant un des régiments de la garnison de Strasbourg. Ami de la belle Gordon et fervent adepte d'une cause dont on n'avait fait miroiter devant son imagination prévenue que les souvenirs mémorables et les radieux espoirs, Vaudrey se laissa convaincre qu'il ne serait point le seul homme d'action à provoquer un changement désiré du pays, niais que l'appui simultané de plusieurs régiments français répondrait à son élan. Le prince, à plusieurs reprises, lui avait adressé des lettres, sous des noms supposés. Persigny s'était entremis pour ébranler ses derniers doutes. De tout l'ascendant qu'elle savait exercer, comme femme, sur l'âme du vieux soldat, Eléonore enflammait son courage et stimulait son dévouement. Comme elle feignait de mettre en doute la fermeté de sa résolution : Ma volonté, répondit-il, se montrera égale, sinon supérieure à celle des autres. Je ne lesterai pas en arrière, quand il faudra vraiment agir. Fort de sa conviction, décidé à relever l'aigle impériale ou à tomber victime de sa foi politique, Louis-Napoléon avait résolu de jouer le tout pour le tout, dans Strasbourg. Il commencerait, là, cet essai de révolution par l'armée qu'on verrait, en cas de réussite, se propager de ville en ville jusqu'au cœur de la France. Il s'imaginait, reçu d'enthousiasme par la garnison, accueilli par ses chefs comme an rénovateur des gloires de l'armée et rendu maître, pour la suite heureuse de ses desseins, des ressources considérables en hommes, en numéraire, en approvisionnements, d'une place de guerre de premier ordre. Il en avait l'impression anticipée, le retentissement de ce coup d'éclat aurait dépassé l'Alsace ; de proche en proche le mouvement gagnerait les Vosges, la Lorraine, la Champagne. Et ce serait, ensuite, la marche fabuleuse jusqu'à Paris, la monarchie de Juillet s'écroulant d'elle-même et l'Empire se relevant de ses ruines magiquement. Mais, si les espérances étaient. grandes, les risques ne l'étaient pas moins. Pour ménager à sa mère des alarmes, dont l'expression anxieuse eût affaibli son courage, il s'abstint de lui confier l'imminent péril. Comprimant une vive émotion intérieure, il lui annonça, du ton accoutumé, qu'il partirait, le lendemain matin. Il devait assister à une chasse de quelques jours dans la principauté d'Hechingen. C'était le 25 octobre de l'année 1836, la sixième du règne de Louis-Philippe. Parcourant en voiture le chemin, qu'il avait eu l'occasion de suivre, trois mois auparavant, pour aller à Himkirch et à Baden, le 27 il s'arrêtait à Lahr, y passait la nuit, puis, intentionnellement, retournait sur ses pas, traversait Fribourg, Neu-Brisach, Colmar, et, le soir même, arrivait pour y dormir au n° 7 de la rue de La Fontaine, chez la belle Éléonore Brault. Les conspirateurs s'étaient donné rendez-vous sous les murs de la vieille cité alsacienne. Leur plan était déterminé dans ses parties principales. La sédition éclaterait exactement, le 30 octobre, dès l'aube. Ils avaient emporté avec eux, enfouis dans les profondeurs de leurs malles, des uniformes neufs galonnés d'or et brodés à la marque des grades supérieurs, où les ont promus, du jour au lendemain, des brevets tombés du ciel. Persigny, l'ancien sous-officier de hussards, revêtirait l'un de ceux-là, à titre de capitaine ; un nommé de Grécourt, qui ne fit jamais que passer en spectateur devant les rangs militaires, étrennerait, pour la grande circonstance, un costume tout flambant d'officier d'état-major ; et le commandant Parquin aurait l'honneur d'être appelé, d'après l'habit : général. A ces uniformes on avait joint la plaque étincelante et le grand cordon de la Légion d'honneur revenant, par droit de naissance, au prince en tournée de revendications souveraines ; un drapeau tricolore surmonté d'une aigle et pieusement enroulé dans son étui, — le drapeau que La Bédoyère porta au-devant de l'empereur, à Valence ; — enfin des rouleaux d'or, dont on garnirait les poches des soldats, afin d'échauffer leur zèle. Le surlendemain de l'arrivée de Louis Napoléon, le colonel Vaudrey frappa 5 la petite chambre, qu'il occupait. Tous deux devaient régler la conduite des opérations. Il fut convenu que le prince et le commandant du 4e d'artillerie se porteraient en tête du régiment, au point de la ville où demeurait le général Voirol. L'issue de cette démonstration ne serait pas douteuse, croyaient-ils. L'ancien combattant de Waterloo ne résisterait point à la vue de l'héritier de Napoléon se présentant aux vœux de la France, sous le symbole acclamé. Le soir du même jour, accédait au 7 de la rue de La Fontaine un autre visiteur. Il devait mener le prince dans le lieu de mystère, que les conspirateurs avaient choisi pour la réunion générale. Côte à côte, ils traversèrent la ville par un beau clair de lune illuminant d'espoir l'entreprise hasardeuse du jour suivant. Tout en marchant d'un pas hâtif, le prédestiné s'entretenait avec son compagnon d'une heure de ce qu'on allait tenter et de ce qui pourrait advenir de bon ou de mauvais ; il lui rappelait qu'on s'était engagé dans une grosse partie ; il ajoutait due lui-même, s'il n'emportait point le succès, n'aurait guère d'illusions à conserver ; que, pourtant, il n'avait pas quitté une existence heureuse pour des risques aussi graves, uniquement par ambition personnelle, mais qu'une voix intérieure l'entraînait, qu'il ne pouvait s'empêcher d'obéir à l'impulsion, que tel était son sort, parce qu'il avait une mission à remplir. Mais on était arrivé au but de cette course nocturne : une maison de la rue des Orphelins, où tous les partisans étaient réunis en deux chambres du rez-de-chaussée. Le prince entra, les mains se joignirent. Un pacte fut conclu entre ces soldats de fortune et leur chef. Dès CC moment, prononça-t-il, leurs cœurs étaient liés pour la vie. Les noms de ceux qui avaient embrassé sa cause, la seule cause nationale en France, ne s'effaceraient plus de sa mémoire. Ils partageraient avec lui toutes les chances de la bonne ou de la mauvaise fortune. Une éclipse temporaire pourrait se produire, une attente plus ou moins prolongée pourrait s'envelopper d'ombre, jusqu'à l'heure prévue par une providence invisible pour le couronnement d'une grande œuvre. La récompense leur viendrait certaine, tôt ou tard : il en avait reçu l'avertissement surnaturel. L'instant décisif approche. Il sonnera, en même temps que la sixième heure. Bien long leur en paraît l'intervalle et bien lourd le silence des minutes, entre le tintement des heures. Enfin, le petit jour se glisse à travers les vitres. La trompette matinale du quartier d'Austerlitz a résonné. Déjà, c'est un grand tumulte dans la rue. Des soldats passent en s'interpellant ; des cavaliers courent, au galop : des fenêtres s'ouvrent et se ferment. Quelqu'un des affiliés se montre et prévient Louis-Napoléon que le colonel est prêt à le recevoir dans la caserne. Le prince y est arrivé, bientôt, ayant à sa droite Parquin en uniforme de général, et à sa gauche le lieutenant de Querelles. en chef de bataillon et portant l'aigle haut et ferme. Deux officiers le suivent. Le régiment est rangé en bataille, en dedans des grilles. Sur une pelouse stationnent quarante canonniers à cheval. Bien en face de ses troupes se tient le colonel Vaudrey. Il a tiré son sabre et s'apprête à haranguer les soldats encore mal éveillés et perplexes de ce qu'on attend d'eux. Tout à l'heure, dans un colloque intime avec Éléonore Brault, la zélatrice passionnée, qui lui reprochait presque sa tiédeur et son défaut d'élan, il avait promis qu'on ne le trouverait pas des moins déterminés, au moment où il faudrait passer des mots à l'action. Il commencera par faire preuve d'une audace étonnante de paroles. A ses canonniers, aux soldats rangés devant lui, il affirme qu'une révolution s'est accomplie. L'empire et l'empereur ont revécu. Leur devoir à eux est tracé. Il a la certitude qu'ils ne manqueront pas de le remplir. Tous voudront, aussitôt, crier, d'une voix unanime et chaleureuse, avec lui : Vive Napoléon ! Bien étonnés de ce qu'ils ont entendu, ces hommes s'entre-regardent et se demandent : Quel empereur ? Quel Napoléon[3] ? Serait-il vraiment ressuscité, l'Autre, le victorieux ? Ou bien serait-ce un fils, un neveu, dont on leur parle et qu'ils devront élever sur le pavois ? Mais l'inconnu pour lequel ou mène si grand bruit, à son tour, fait un pas et prononce son allocution, martelée d'un accent étranger. Résolu de vaincre ou de mourir pour la cause du peuple français, c'est au 4e d'artillerie, où Napoléon Ier son oncle servit comme capitaine, c'est au fidèle régiment qui lui ouvrit les portes de Grenoble, au retour d'Elbe, qu'il a voulu se présenter, tout d'abord, parce qu'entre ce régiment et lui vivait un immortel souvenir. Et saisissant l'aigle d'un geste pathétique, il l'exhausse à leurs yeux. Indécis, ils considèrent le jeune homme en petit chapeau, qui les harangue. C'est donc celui-là et pas un autre qu'ils auront à suivre aveuglément ? Mais, ils vénèrent leur commandant ; ils souhaitent du nouveau, pour la curiosité seule de cette nouveauté. Quelques-uns poussent des vivats, que d'autres répètent. L'entraînement gagne le reste de la troupe, de file en file. Les prodromes de la journée étaient encourageants, quoiqu'on ne sentît point frémir ce courant d'enthousiasme, qui enflamme les cœurs et les porte en avant. Mais les suites ne répondirent point aux espérances du début. On sait, de l'avoir lu en bien des récits, avec quelle soudaineté tourna le vent et quelle fut la solution sans grandeur de cette équipée hardie. D'une caserne à l'autre, du quartier d'Austerlitz à celui de Puykesmatt, par la petite ruelle y conduisant du faubourg de Pierre, le trajet n'avait demandé que fort peu de temps. Aussi prompt fut le revirement des impressions. Un instant d'incertitude chez les hommes de la seconde caserne ; l'autorité ressaisie, presque aussitôt, par leurs officiers ; une courte mêlée des troupes agitées de sentiments contraires ; le colonel Vaudrey, tour à tour arrêté par l'infanterie adverse et délivré par ses canonniers pour demeurer finalement aux mains des amis de l'autorité ; le prince acculé dans sa vaine résistance, entre les chevaux et le mur, sans pouvoir bouger ; et sa mise en arrestation, sa conduite au corps de garde, où l'a précédé le commandant Parquin : tels ont été les incidents de l'échauffourée. Puis, on eut : le transfert des conjurés dans la prison neuve ; leur premier interrogatoire, au greffe, où ils se sont retrouvés tous ; la séparation forcée le prince et de ses compagnons, malgré qu'il réclamât avec une rare vigueur de partager leur sort ; son départ, le 9 novembre an soir, sous la forme d'un enlèvement, dans la voiture du général Voirol et du préfet Choppin d'Arnonville, enfin, son arrivée, le surlendemain, à 2 heures du matin, dans la capitale, où il échoue, brisé de fatigue et d'émotions, à la Préfecture de Police. Son imagination, disions-nous, avait attendu de la Grande Aventure[4] un tout autre réveil. S'il n'en eût dépendu que de sa volonté, il n'aurait pas réduit aux proportions d'un coup de main malheureux des desseins combinés à plusieurs, et qui s'étaient inspirés du sentiment général de la France, lasso de subir une autorité bourgeoise, sans vigueur ni prestige. L'acte du 30 octobre ne serait pas resté un geste isolé ; mais, éclatant comme un signal, il aurait suscité l'élan d'un grand nombre de garnisons françaises déjà disposées, préparées, et qu'aurait magnétisées le succès. C'eût été le soulèvement presque immédiat des forces attirées dans le sein d'une vaste conspiration. L'enthousiasme napoléonien eût pénétré an profond des masses. On aurait triomphé, peut-être. En toute raison et conscience l'équipée de Strasbourg, dans les conditions où elle fut engagée, ne pouvait réussir que par miracle et passagèrement. Celui qui l'avait entreprise, avec ses instincts fatalistes, préféra rejeter la faute de son échec sur des circonstances qui n'étaient pas à prévoir, des retards causés par tin accident de route, des ordres mal compris et les coups malchanceux du hasard. Du sublime au ridicule il n'y a qu'un pas, avait dit le grand homme, son modèle en toutes choses. Par cela seul qu'il se sentait l'héritier d'une dynastie improvisée, il s'était élancé vers le sublime ; on crut, après cette chute, qu'il avait sombré dans le ridicule et ne s'en relèverait jamais. Le talisman de son oncle, la bague que sa mère avait reçue de Napoléon et qu'elle lui passa au doigt, par un secret pressentiment, avant qu'il se mit en l'otite, ne l'avait pas tiré d'affaire. Il en avait le regret, mais n'en paraissait point abattu. Sa conviction était que si l'empereur le voyait du haut des cieux, l'Ame glorieuse devait être contente de lui. Son osée tentative avait avorté. Du moins, elle avait annoncé à la France que la famille des Bonaparte n'était pas morte, qu'elle comptait encore des amis dévoués, et que ses prétentions de rendre au peuple ce que les étrangers et les Bourbons avaient détruit, n'étaient pas éteintes. Tandis que sa famille le chargeait de blâmes, le traitait de visionnaire, le qualifiait de songe-creux toujours ivre de fumée, et que ses oncles Joseph et Jérôme vouaient aux gémonies ce trouble-fête de leur tranquillité, simplement il se disait : Nous avons perdu la partie ; c'est à recommencer. L'occasion ne lui en était pas offerte, pour le moment, quelle que fût, d'ailleurs, l'étrange faiblesse des maîtres du jour. Il n'avait fait que traverser la prison de Strasbourg, où l'on avait gardé les comparses. Quel sort lui réservait-on à lui-même ? L'inquiétude était grande au cœur maternel. Bravant la loi de proscription, qui pesait sur elle et les siens, la duchesse de Saint-Leu avait précipité son départ d'Arenenberg pour courir à Paris. Une fois de plus, elle implora la bonté du roi jamais lasse. Parlant à sa mémoire en même temps qu'à son cœur, évoquant le souvenir de services autrefois rendus à la duchesse d'Orléans[5], elle put obtenir, presque en même temps, et l'audience et la grâce. Toutes choses auraient pu finir plus mal. Il y avait eu, dans le violent épisode de Strasbourg : usurpation de grades, travestissement des insignes nationaux, actes flagrants d'insubordination militaire et d'excitation à la révolte. Les représailles de la condamnation du duc d'Enghien auraient pu se présenter aux ressentiments d'une monarchie sans clémence. Durus rex, sed rex. Les conjurés se croyaient si bien sous le coup de la sentence capitale que, d'avance, ils s'encouragèrent à subir leur sort stoïquement. — Prince, avait dit Parquin, nous serons fusillés ; mais nous mourrons bien. — Oui, répondit Louis Bonaparte, nous avons échoué dans une belle et noble cause. En osant cet acte de rébellion en armes, sur le sol français dont l'accès lui était interdit, le fils d'Hortense avait fait preuve d'un évident courage. Il savait à quels effets de juridiction criminelle il s'était exposé. La loi de 1816 bannissait du territoire les Bonaparte, sous peine de mort. Si elle se trouvait atténuée par celle de 1832, le cas d'insurrection déclarée impliquait une sanction beaucoup plus rigoureuse que le seul délit d'atteinte à un arrêté de proscription. Napoléon Ier, chez qui l'hésitation durait si peu pour faire abaisser les canons des fusils clans la direction d'une poitrine humaine ; Napoléon, qui, pour des fautes d'indiscipline ou de mauvaise tenue, arrivait si vite à cette sentence impitoyable : Il faut souvent fusiller[6], n'aurait pas laissé traîner sa décision en face d'un prétendant, comme celui-ci, audacieux et tenace. Les procédés de la monarchie bourgeoise n'étaient pas ceux du Consulat. Le prisonnier de Strasbourg n'eut pas longtemps à redouter le sort du prisonnier d'Ettenheim. Louis-Philippe étendit sa clémence jusqu'à faire naître des doutes sur la fermeté de la justice royale[7]. Louis-Napoléon avait tenté l'impossible pour lui ravir son trône. Cependant, il accepta les explications maternelles lui représentant, cet essai de révolution, ce commencement de guerre civile comme une étourderie de jeunesse. Il avait soustrait, d'emblée, le premier coupable à la sévérité des juges. Le 9 novembre, le préfet du Rhin[8] et le général Voirol lui ouvrirent les portes de sa prison et le firent monter dans une chaise de poste. La complaisance du roi fut poussée plus loin. On s'enquit par son ordre de l'état des ressources momentanées du prince. La bourse du conspirateur s'était vidée pour les frais de l'entreprise avortée ; Louis-Philippe s'avisa de la remplir. A Lorient, peu avant que Louis-Napoléon montât sur la frégate, qui l'emporterait loin de la France, le sous-préfet de cette ville lui remit une somme de seize mille francs en or, afin qu'il pût subvenir aisément à ses premiers besoins en Amérique. Le prince Louis-Napoléon voulut bien reconnaître l'indulgence inespérée, qui s'était employée en sa faveur. Il en remercia le roi, d'une plume abondante, ayant encore à lui demander qu'il fit grâce également à ses amis. Cette démarche remplie, il continua de protester contre son expulsion, d'abord, et, par système ensuite, contre un gouvernement dont l'élection n'avait pas été sanctionnée. |
[1] La commune de Sallenstein ayant accordé à Son Altesse le
prince Napoléon le droit de bourgeoisie, en reconnaissance des nombreux
bienfaits dont elle n'a cessé d'être l'objet de la part de la duchesse de
Saint-Leu et de sa famille, pendant leur séjour à Arenenberg, le Grand-Conseil
a non seulement ratifié cet acte par un décret en date du h avril de cette année,
mais il a, en outre, et à l'unanimité, octroyé au prince Louis-Napoléon les
droits de citoyen honoraire, pour prouver combien il a eut haute et singulière
estime la magnanimité de cette famille et combien lui est cher l'attachement
qu'elle professe pour le canton.
Ainsi fait, à Frauenfeld, le
30 avril 1832.
Le secrétaire d'État : MONT-HOLER.
[2] Il est singulier que je n'aie jamais souhaité que l'ombre et le repos et que la destinée me place, sans cesse en évidence. (Hortense, Fragm. de mémoires inédits.). Mon ambition eût été de vivre là, ignorée, oubliée, pour le reste de mes jours. (Id., ibid.)
[3] Lorsqu'on instruira l'affaire de Strasbourg, des témoins nombreux passeront devant la barre. En feuilletant la Gazette des Tribunaux, nous relevons, parmi les dépositions, un passage vraiment typique de l'état d'esprit des soldats, qu'on pressait de marcher d'enthousiasme. On pies-lionne le nommé Marcot, canonnier au 4e régiment d'artillerie. Il s'explique en ces termes dénués d'artifice :
Quand nous avons été rangés dans la cour, le colonel et quelques autres, dont un jeune homme qui avait un petit chapeau, sont venus. Alors, le colonel nous a parlé d'une révolution, de l'empereur, et on a crié : Vive l'Empereur ! J'ai crié comme les autres, mais après, j'ai dit à un camarade : Ah ! çà, quel empereur ? Quel Napoléon ? Un camarade m'a répondu que c'était le neveu de l'empereur, un deuxième que c'était son fils, un troisième, un vieux de la batterie, que c'était l'Empereur en personne, ci quoi que j'ai dit que je croyais pas... Voilà tout ce que je sais, sauf qu'ensuite j'ai bu la goutte avec le fourrier.
[4] Titre d'un roman de Georges de La Bruyère, fondé sur cet épisode historique.
[5] Le prince de Conti, la duchesse d'Orléans mère et la duchesse de Bourbon, tante de Louis-Philippe, avaient obtenu de Napoléon Ier d'appréciables atténuations à leurs disgrâces ; et la reine Hortense en avait conservé des témoignages, tels que cette fin d'une lettre à elle-même adressée :
J'aurais craint de fatiguer Sa Majesté l'empereur en lui retraçant les motifs propres à émouvoir sa magnanimité ; j'aime à me persuader que les bons offices de Votre Majesté produiront cet effet et qu'elle voudra bien rendre justice à la reconnaissance, Madame, de votre servante Louise-Marie-Adélaïde de Bourbon, douairière d'Orléans.
[6] Il faut souvent fusiller ; car, il est des hommes intraitables, qui ne peuvent pas être commandés...
Le militaire tombe en quenouille. Je veux être inflexible, etc. (Voyez la très remarquable anthologie, à la fois philosophique et scientifique, de l'œuvre de Napoléon, publiée par le colonel Ernest Picard, sous le titre : Préceptes et jugements de Napoléon, 1913.)
[7] Dans la générosité de Louis-Philippe, a remarqué Thureau-Dangin, entrait une raison de famille. Il voulait, au cas où le jeune duc de Bordeaux aurait été tenté d'imiter sa mère, la duchesse de Berry, en fomentant des agitations légitimistes, pouvoir s'appuyer d'un précédent, afin de le gracier. J'ai songé au duc de Bordeaux en graciant Louis-Napoléon, répondait-il à l'étonnement, qu'il lisait dans les yeux des ambassadeurs étrangers.
[8] Victor de Nouvion.