RÊVE D'EMPEREUR

LE DESTIN ET L'ÂME DE NAPOLÉON III

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — ÉDUCATION DE PRINCE.

 

 

Entre le double rayonnement du premier et du second Empire, entre Joséphine sa mère et Louis-Napoléon, son fils, Hortense apparait comme une étoile fuyante, presque effacée, et qui n'aurait eu guère de clartés propres sans le reflet des astres voisins.

Avec sa physionomie douce et frêle, sa languissante ardeur, son amour déchiré de la demi-retraite, à l'intérieur d'une maison calme et ensoleillée, loin des centres bruyants, elle posséda un fonds d'énergie et une vitalité d'âme insoupçonnés. Son action morale passait presque inaperçue, tant elle s'appliquait à en dérober les marques discrètes. Il y eut, néanmoins, en elle et dans sa vie autre chose que des commencements de royauté promptement découronnés de leurs illusions, des noces malheureuses, des romances éplorées et quelques amours consolatrices.

Pour le train de la vie courante nulle personne n'avait moins de volonté qu'elle. Par langueur naturelle, lassitude du moment ou complaisance pure, il était rare qu'elle ne cédât pas au désir d'autrui. Mais combien différente se montrait-elle, quand il s'agissait d'un projet d'importance nettement arrêté dans son esprit ! Toujours disposée à répondre, si on la consultait sur un détail du jour, sur la direction d'une promenade eu sur quelque dessein en l'air : Faites ce que vous voudrez, choisissez ce qui vous plaira le mieux, elle se réveillait de sa douce paresse, elle parlait un très différent langage, lorsqu'elle se sentait en péril d'enchaîner sa raison, ses sentiments, ou surtout d'obéir à des injonctions conjugales, qui lui semblaient, toutes les fois qu'elles se produisaient, aller à l'encontre de ceux-ci ou de celle-là.

Cette créole aux yeux de pervenche, aux airs de lassitude innée, tous les jours soumise aux défaillances d'une santé faible et variable et si alanguie dans son maintien que le seul poids de sa longue chevelure blonde lui était presque une fatigue — elle le disait —, savait trouver en elle des réserves de force morale extraordinaire, quand il s'agissait de résister au mauvais sort, de multiplier des démarches nécessaires, de défendre la réputation de ses amis, ou de garantir les biens et l'avenir des êtres, qui lui étaient chers.

La légèreté habituelle de son caractère n'aurait pas fait deviner la constance dont elle était capable, dans les conjonctures graves la mettant à l'épreuve.

La l'orme de ses résistances n'était ni brusque ni acerbe. Son mari, dont elle ne jalousait que les droits paternels, lui écrivait-il : Venez, par le pressant désir où il était de revoir ses enfants, elle ne lui répondait pas ouvertement : Non ; mais elle se dérobait et ne cédait pas. Elle avait des feintes, des empêchements tout trouvés et des détours à elle, qui la faisaient rester en chemin.

Elle ne donna point l'idée d'une épouse modèle et ne fut pas, à cet égard, sans reproche, malgré les raisons atténuantes de sa conduite ; on pourrait dire qu'elle abusa de l'excuse, où elle était, d'avoir uni son sort à celui d'un mari contrariant, fantasque et porté aux travers de la bizarrerie. Appelée à partager le pouvoir souverain, elle ne s'efforça point, autant qu'il eût été dans ses moyens de femme, d'en alléger les charges pour celui qui ne les avait acceptées qu'à condition[1].

Toute à son admiration pour l'empereur, elle ne donnait que le moins possible d'elle-même au simple effort d'adoucir les amertumes de son mari, exilé sur le trône des Pays-Bas par une volonté oppressive. Car, Napoléon avait pu faire de lui un roi et de sa belle-fille une reine, non point un couple heureux. Leurs constantes oppositions de vues, de goûts, de projets, avaient composé de leur existence en commun un perpétuel orage, sans autres éclaircies que des raccommodements factices, d'où ils s'évadaient, à l'envi l'un de l'autre, pour de longues séparations.

Mais que le sentiment maternel avait sur son cœur un plus puissant empire ! Elle en était pénétrée tout entière ; elle y dévoua le meilleur d'elle et de son intelligence avec une conscience égale à sa tendresse.

Cette tendresse n'était pas démonstrative à l'extrême. Elle en comprimait les élans, pour garder plus d'autorité sur l'esprit ou le caractère des enfants qu'elle adorait. Mais qu'il y eût, en ce qui les touchait, la moindre alerte, qu'ils fussent hors de ses yeux un peu longuement ou que le plus léger trouble se dénonçât clans l'état de leur santé, sa crainte devenait aussitôt de l'angoisse.

L'une de ses commensales de tous les jours a dépeint l'agitation, qui pouvait s'emparer d'elle dans les cas les moins susceptibles d'inspirer des appréhensions justifiées.

Un jour de printemps, en 1813, l'année de la campagne de Saxe, les princes étaient partis de Saint-Leu, à une heure matinale ; on les conduisait chez l'impératrice Joséphine. Il leur plaisait, surtout, d'aller à la Malmaison, on ils se savaient les maîtres de tout faire, où l'indulgence sans limite de leur grand'mère leur permettait, malgré qu'elle aimât passionnément les fleurs d'espèce rare et les plantes de serre chaude, de saccager, un tant soit peu, les plates-bandes, de couper les cannes à sucre, pour en sucer la moelle, enfin de s'amuser, partout, à leur caprice.

Ce jour-là, des relais leur avaient été ménagés sur leur parcours. On en était instruit. On savait aussi qu'ils auraient à passer la rivière en bac.

Pendant la journée, la reine avait eu l'impression lourde de leur absence, et, comme cette absence se prolongeait, il fut visible qu'elle en était tourmentée. Elle ne touchait pas à la nourriture, qu'on lui présentait ; dans ses yeux se formaient des larmes, qu'elle avait. peine à retenir. Son émotion ne se trahissait pas dans ses paroles ; elle tâchait de paraître bien calme : néanmoins, elle n'avait pas trompé la sollicitude attentive de sa compagne d'Ecouen, Mme de Broc, qui lui reprochait doucement sa faiblesse. Elle essayait de sourire, sans répondre. Son anxiété croissait. Par bonheur, on entendit de petits pieds courir, à l'étage supérieur, dans les chambres. Ils sont donc revenus ! s'écria-t-elle. En effet, ils étaient bien de retour, et, depuis un certain temps. Seulement, les gouvernantes avaient cru faire preuve de discrétion, en ne les amenant point dans la salle à manger, pendant que leur mère et ses convives étaient à table. Est-ce raisonnable, — reprit la charmante Adèle de Broc, destinée à s'effacer, bientôt, du monde, malheureuse victime d'un accident cruel, — est-ce raisonnable et sage ? Comment, madame, vos enfants étaient clans une bonne voiture, suivis d'écuyers, de piqueurs, aussi entourés qu'il est possible de l'être, et vous vous créez des chimères, pour avoir un sujet de vous troubler l'esprit, et le cœur ! Elle en convint, mais on lui devait de l'indulgence : elle ne possédait que ce bonheur, au monde, et elle craignait toujours qu'il ne lui fût enlevé !

Quand elle les avait, tous deux, auprès d'elle, leur partageant ses caresses et les marques de sa sollicitude se rendant attentive aux moindres détails de leur éducation commençante, pendant le jour, et se levant pour les soigner, pendant la nuit, elle retrouvait, dans le devoir maternel, la sagesse et la raison que Louis Bonaparte lui reprochera tant de n'avoir ni connues ni témoignées en qualité d'épouse.

Très attentive à les abriter contre les incitations pernicieuses de l'orgueil, dont si prompt est l'éveil clans les jeunes âmes, elle les élevait avec le naturel et la simplicité qui conviendraient à toutes les femmes, sans qu'en elle fussent diminuées ses fiertés de reine. Elle usait, en s'adressant à la sensibilité de leur cœur, du tutoiement qui encourage l'affection, interdisait aux personnes de sa maison de leur donner de l'altesse royale, mais les engageait à les appeler de leurs noms : Napoléon et Louis. En 1814, les souverains étrangers, qu'ils voyaient journellement, à la Malmaison, les interpellaient en leur disant : Monseigneur, ou leur demandaient avec intérêt des nouvelles de la santé de Leurs Altesses. Tous deux en éprouvaient un peu de surprise, leur mère ayant voulu qu'on les traitât comme des enfants qu'ils étaient et sans cérémonie.

Elle veillait à ne point laisser s'incruster en eux de ces sentiments étroits et médiocres de haine ou de jalousie, que les hommes appelés à gouverner ne devraient jamais ressentir. De tout détail nouveau qui survenait, elle avait l'art de tirer une leçon, sauf à négliger un peu, par complaisance ou faiblesse, la partie d'école proprement dite. L'invasion de 1814 avait plongé son âme dans la tristesse. Elle obtint de ses enfants qu'ils en eussent l'impression, autant que le comportait leur âge ; ils se privèrent de certaines douceurs de table, afin d'en éprouver le regret volontaire, et de s'associer en quelque chose, dans la faible mesure de leurs moyens, à l'affliction publique.

Sans être aussi généreuse que sa mère, sans avoir autant qu'elle la main libérale et donnante, elle goûtait des émotions douces à pénétrer dans le secret du malheur, afin de le soulager. Elle inspirait à ses fils l'amour du pauvre.

Il lui fut très pénible de se séparer de rainé, dont l'esprit était charmant. et le jugement précoce. Cédant à la contrainte légale, elle dut rendre le jeune Napoléon à l'auteur de ses jours ; — ce ne fut pas sans se plaindre. Un homme peut enseigner des notions utiles et fortes, pensait-elle : mais, n'est-ce pas surtout à la femme, à la mère, qu'il appartient de développer clans le cœur les germes du bon et du bien ? Sa longue résistance à la volonté de Louis Bonaparte qui, légitimement aussi, revendiquait le bonheur de suivre l'éducation d'un de ses fils et de répandre en lui ses principes d'idéalisme et d'humanité. dut enfin plier. Elle se résigna à n'avoir qu'un enfant, le plus jeune, pour recevoir d'elle les soins du corps et ceux de l'esprit. Elle reporta sur celui-là tout ce qu'il y avait en son naturel penchant de ferveur éducatrice. Nous verrons combien Napoléon III se sera ressenti dans son caractère et dans ses actes, de l'influence douce et forte, positive et romanesque, de sa mère.

Sensible et bon, il ne dévoilait pas, dès lors, de ces dons éclatants, qui signalent l'éveil précoce du génie ; il ne paraissait pas surpasser de beaucoup le niveau d'une intelligence moyenne.

Il savait bien, l'aimable Oui-oui, comme on l'appelait clans l'intimité maternelle, qu'il eut un oncle, aux Tuileries, très puissant et que cet oncle avait régné sur le monde en le bouleversant. Ses goûts n'en éprouvaient point une sorte de vertige prématuré. Il ne demanderait à la vie que ce qu'elle pourrait lui donner. Il vendrait des fleurs, peut-être, puisqu'il aimait tant à les cueillir. Aussi bien, sa mère était là, qui rehausserait de quelques degrés les vues du cher enfant. Elle s'y appliquera tendrement et avec persévérance.

Sans presser son instruction, plus qu'il n'importait à ses huit ou neuf ans, sans vouloir qu'on lui inculquât trop de leçons en forme, elle ne perdait pas un instant de vue les signes de son intelligence, en cette première phase de la vie, où se font les impressions les plus profondes. Elle le préparait à l'enseignement précis qu'il aurait à recueillir, ensuite, d'un véritable maitre, d'un professeur exercé ; en causant et en se jouant, elle s'attachait à le rendre capable de comprendre plutôt encore que d'apprendre.

En ces commencements indécis, Louis ne témoignait pas d'une inclination bien engageante pour l'étude. Il n'avançait qu'avec une lenteur extrême. Sous l'écolier distrait ou occupé d'autre chose, presque toujours, que du point exact où l'on espérait conduire sa pensée, on découvrait un esprit réfractaire à l'attention prolongée. On  le sentait absent de sa place, déjà rêveur, quoique tout prêt à redevenir très vif en ses jeux ; et la seule direction de son regard s'élevant vers le plafond ou s'égarant du côté de la fenêtre ouverte sur le parc le montrait, aux premières lignes d'un devoir, enfermé dans le désir de n'v participer que le moins possible. Les linéaments de sa nature morale, en ce qu'elle devait avoir de caractéristique, se formaient, peu à peu, mais par des traits indistincts et qui échappaient à l'analyse du précepteur.

Avec son doux épicurisme, l'abbé Bertrand ne se mettait point, à cause de cela, l'esprit à la renverse : tranquillement, il attendait que sonnât l'heure du déjeuner ou du dîner pour le maitre et pour l'élève. Les heures de son sommeil n'en étaient ni changées ni troublées. 11 le laissait mollir sur le thème du jour et le suivait d'un regard plein d'indulgence, soit qu'il le tint à l'inévitable classe, suit qu'il lui rendit son vol, à travers le jardin, ou le laissât, de temps en temps, sa mère ne s'y opposant pas, jouer aux soldats avec des enfants du voisinage. De sorte que les mois et les années se succédaient, sans qu'il réalisât des progrès bien sensibles. On jugea prudent d'affermir la direction de son intelligence en le confiant à d'autres mains.

Il fut parlé, pendant quelque temps, de légèreté, de dissipation, dans le milieu où s'élabora l'éducation première de Louis-Napoléon. Hélas ! bien menues en étaient les faiblesses et si rares les occasions, où elles avaient lieu de se manifester ! Il n'y eut pas de plus grosses Blutes commises qu'un certain laisser-aller de négligence et d'inconsistance, tout aux débuts : et la cause en était double : elle tenait à la mollesse d'âme de l'abbé Bertrand, trop ami de ses aises pour prendre rien au vif, et aux encouragements tacites de la tolérance maternelle.

L'homme de raison et de devoir, qui fut choisi pour reprendre la suite d'une tâche languissamment commencée, inclina, d'abord, à s'exagérer les erreurs de la tutelle précédente, sans cloute afin de s'exciter à mieux faire.

L'enfant aimait son premier précepteur. Mais il échappait à son ascendant. On avait eu, de bonne heure, dans l'entourage, l'impression de ce manque d'autorité. L'impératrice Joséphine s'en était aperçue, la première, à la Malmaison. Hortense eut le loisir de s'en rendre compte, dans Arenenberg. Et le jeune Louis, de son côté, faisait assez voir que l'enseignement de l'abbé ne lui imposait point. Un matin, le bon ecclésiastique expliquait à son élève une fable de l'antiquité, sur un sujet des Métamorphoses. Tout d'un coup, celui-ci de l'interrompre : Oh ! moi, je sais bien ce que je voudrais, ce serait de me transformer en petit oiseau. Je me sauverais, à l'heure de ma classe avec vous, et je reviendrais, quand M. Hase, mon professeur d'allemand, serait là. — Mais, prince, répondit l'abbé, ce que vous dites-là n'est guère aimable pour moi. Louis, ne voulant causer la moindre peine à son précepteur, lui expliqua du mieux qu'il le put, en son langage enfantin, qu'il l'aimait beaucoup, lui, mais pas ses leçons.

C'était, au reste, une excellente nature d'homme, ami délicat des lettres, comme il était gourmand avec finesse des choses de la table : de cœur facile, d'âme tolérante ; de plus, l'esprit toujours en fêle et d'une intarissable bonne humeur. Son enjouement avait procuré d'agréables minutes à l'entourage de la duchesse de Saint-Leu. Absent d'Arenenberg, il se sentait encore de la maison, où ses épistoles arrangées, soignées, stylisées, pour amuser et plaire, étaient lues avec le plaisir qu'il avait mis à les écrire.

Très différente était hi complexion du professeur Philippe Le Bas, qui lui fut donné pour successeur. Fils d'un conventionnel, élevé à la forte école du travail et de la pauvreté, il avait le goût sévère et l'âme scrupuleuse. Désigné par des amis haut placés au choix de la reine, ce ne tut pas sans hésitation ni tristesse qu'il avait accepté de se rendre au poste de confiance, qui lui était offert, loin de sa famille, pour laquelle il était animé du sentiment de tendresse et de dévouement le plus profond qui puisse habiter le cœur d'un homme, loin de sa mère, alors très souffrante, de ses compagnons d'études et des projets qu'il avait conçus d'un labeur indépendant. D'autre part, il avait mis en balance avec les raisons qui le retenaient à Paris, l'imprudence qu'il commettrait à repousser une chance, peut-être irremplaçable, de s'assurer pour l'avenir, ainsi qu'à sa compagne aimée, les éléments d'une existence tranquille et prospère. On insistait fortement, du côté d'Arenenberg, sur la foi des recommandations flatteuses parvenues à son sujet entre les mains de la reine. Enfin. il s'était décidé et mis en route. Il arriva où l'attendait une mère impatiente de remettre à ses soins attentifs l'âme et l'intelligence de l'être qu'elle chérissait le plus sur la terre.

Dès la première journée, il reconnut dans le disciple qu'on lui destinait un enfant au caractère à la fois doux et résolu, timide et renfermé, ne retrouvant qu'en l'ardeur du jeu, hors de la maison, la pétulance hardie de son âge. Le lendemain, il jugea qu'on s'était trompé, du tout au tout, dans les formes de son éducation qu'on n'avait fait que tâtonner, jusque-là : que c'était un fond de culture à reprendre complètement ; et qu'il lui faudrait arracher de cette âme puérile, une à une, les mauvaises semences qu'y avait laissé germer une tutelle imprévoyante.

Les effets en étaient-ils aussi préjudiciables, déjà, qu'il le supposait ? Il exagérait plutôt le mal par le souci de son rôle de médecin. Il amplifiait les difficultés de son devoir, pour en accroître, d'autant, les mérites. Du moins, sa crainte et ses scrupules étaient-ils sincères. Pour un peu il eût perdu courage. si les indices d'un excellent naturel ne l'avaient pas, d'autre part, en inique temps qu'intéressé réconforté.

La duchesse de Saint-Leu avait résigné entre les mains de ce maitre droit et sûr toute autorité de direction.

L'un des premiers points auxquels il s'attacha fut de transformer les habitudes de l'enfant pour créer, autour de lui, une atmosphère nouvelle et capable d'aider à s'accomplir l'évolution, qu'il jugeait en lui si nécessaire. Toutes les mesures furent prises, à cet effet. Isolement presque complet : plus de communications avec le salon, si ce n'était une heure et demie avant le coucher : le dîner et le souper, avec leur menu frugal et sain[2], servis en tête-à-tête du professeur et de son disciple, de manière que l'influence éducatrice ne subit point d'interruption et que la sauté physique de Louis profitât, en même temps, de ces accoutumances régulières.

Il avait dû s'apercevoir, en arrivant, que son jeune élève avait, la nuit, des terreurs paniques, qui le tenaient éveillé pendant deux ou trois heures. Tenait-il de famille cette particulière impressionnabilité ? Bonaparte, jusque dans l'âge mûr, fut tenté de croire à la vraisemblance des apparitions nocturnes. Et son frère, le roi de Hollande, en avait éprouvé l'ébranlement maladif[3].

Dès l'âge de quatre ans, Louis manifesta des frayeurs nerveuses, le surprenant, tout à coup, pendant le sommeil. L'origine en était accidentelle. La première de ses émotions lui était venue de la brusque apparition, un matin, dans sa chambre, d'un petit homme noir enveloppé d'un nuage de poussière, — apparition bien inoffensive d'un de ces enfants de la Savoie, que leur industrie condamnait à descendre par les cheminées. Il s'était remis de son effroi pour s'intéresser, presque aussi vite, à son étrange visiteur. Par un de ces mouvements de cœur, si charmants à cet âge, il était allé chercher, dans un tiroir, sa bourse avec tout l'argent qu'elle contenait, et la lui avait donnée. Mais il était resté fortement impressionné de son premier saisissement. Il eut, durant plusieurs années, des peurs nocturnes fréquentes. Jusqu'à son nouveau précepteur, il n'avait pu s'accoutumer à dormir seul et sans lumière dans sa chambre.

Cette espèce de maladie tenait, partiellement, à la faible complexion de Louis et à son tempérament très nerveux. Philippe Le Bas voulut que, d'abord, on écartât les exercices violents, tels que le cheval, le patinage, les courses trop précipitées et même la danse, en un mot tout ce qui pouvait lui causer une agitation excessive. Mais, ce n'étaient que des moyens de préservation physique. Il s'adressa à son intelligence, à son amour-propre. Désireux de lui rendre le calme des nuits et de garantir le repos, dont il avait lui-même besoin — car, trop souvent, il devait faire le sacrifice de son sommeil pour le sermonner et le rassurer —, il essaya de l'habituer à se passer d'un compagnon de chambre. La cure ne s'opéra pas toute seule. Deux ou trois fois la semaine, se répétaient des scènes rien moines qu'agréables d'insomnie inquiète. Le professeur devait s'arracher de son lit, venir à lui et l'apaiser en lui manifestant une sorte de surprise qu'il eût de ces craintes pusillanimes, sans rime ni raison. Considérant comme une erreur d'éducation de paraître attacher à des terreurs nerveuses une importance qu'elles ne méritaient point, il avait supprimé l'usage de la lampe, la nuit, puis s'était abstenu d'intervenir. Il sut, enfin, si bien le convaincre que de telles faiblesses ne valaient pas la peine qu'on s'en occupât que l'enfant parvint à s'en guérir. Au reste, il avait déjà des instincts de courage. Il supportait la douleur sans verser de larmes ni pousser de cris. On en cita un ou deux traits remarquables, lorsqu'il n'avait que six ou sept ans.

Pour ses premières leçons de classe, Philippe Le Bas avait compris qu'il devrait y vaquer avec une fermeté tempérée de douceur. Content d'ouvrir l'intellect de son élève, il ne commença point par le surcharger. En s'appliquant à lui rendre aimables les tout premiers principes, en se gardant de les lui présenter sous des formes tristes et repoussantes, il espéra le voir s'y engager, peu à peu.

Chaque élève a toujours, au gré de son professeur, ce qu'on appelle, en langage d'école, des dispositions. Certes, il n'aurait pas voulu lui refuser l'annonce de ces demi-promesses, n'eût-ce été que par considération pour ses royaux parents ; mais il trouvait qu'on avait bien tardé à les faire valoir, en attendant jusqu'à sa douzième année.

Louis avait donc des aptitudes, il ne pouvait pas ne pas en avoir. En revanche, ses connaissances étaient presque nulles, il retardait grandement. Ce qu'il y avait de significatif en l'état de son esprit, c'était un dégoût complet du travail appliqué, ou simplement de la paresse d'esprit, avec de la rêvasserie, déjà ; c'était, plus prononcée que chez beaucoup d'autres, cette oisiveté naturelle à l'enfant dont le corps est, sans cesse, en mouvement pour ne rien faire, et qui ne suit, en toutes choses, que le caprice du moment. On n'avait pas à se le dissimuler : il y aurait beaucoup de peine à prendre, si l'on tenait à régler, à discipliner en détail l'exercice de ses facultés sommeillantes.

Tel, dans un avenir éloigné, le prince impérial, héritant des dispositions écolières de Napoléon III, donnera quelque tablature à ses premiers maîtres par sa nature rétive aux études suivies, en général, et aux études classiques, en particulier.

Philippe Le Bas, extrême sur ce point d'honneur, n'envisageait point sans un grain d'inquiétude ses responsabilités préceptorales. Que n'en avait-il assumé la tache, quand le prince n'avait pas plus de sept ou huit, ans ! Il n'aurait eu qu'à façonner une intelligence toute neuve, où n'auraient pas eu le temps de se former des plis fâcheux et d'un redressement difficile. Maintenant, des soins constants lui seront nécessaires pour le plier, sans contrainte, au goût du travail.

Louis s'y faisait bien doucement. Mais, il avait les intentions si louables et le cœur si prompt à seconder les désirs de ceux qui l'entouraient, qui veillaient sur lui ! Il prenait en affection réelle le maitre instruit et résolu, l'excellent éducateur auquel l'avait confié sa mère, et lui en donnait, à l'occasion, des marques touchantes. Un matin, il lui avait trouvé le visage triste et lui en avait demandé la cause. C'est, répondit Philippe Le Bas, dont les yeux se trempèrent de larmes, c'est, demain, le 22 août ; j'étais bien heureux, il y a un an : j'avais un fils. Alors, spontanément, Louis avait trouvé dans son cœur cette bonne parole : Consolez-vous, monsieur, vous n'avez pas de fils, mais je veux vous en tenir lieu.

Comme instruction, Louis en était resté aux rudiments de la septième : il les rem choit, en hésitant sur les points les plus simples ; en outre, il énonçait avec difficulté ce qu'il était parvenu à comprendre. Pendant une des leçons du deuxième mois, le professeur avait remarqué qu'il lui fallut, au moins, une demi-heure pour lui rendre claire la valeur du mot verbe. Beaucoup de patience, c'était à prévoir, aurait à se dépenser, avec l'esprit lent et distrait du jeune prince.

Cette somnolence intellectuelle, qui ne l'empêchait pas d'être bien actif à la récréation, avait été plutôt bercé, encouragé par le courant des habitudes antérieures. Philippe Le Bas, un laborieux, était partisan des longues et fructueuses matinées. Avant qu'il fit de l'ordre en ces lieux, l'enfant se levait tantôt à 7 heures, tantôt à 8, quand ce n'était pas à 9 et au delà, selon que le somnolent abbé éprouvât plus ou moins de langueur à s'arracher aux mollesses de la plume. Les exercices scolaires alternaient avec une égale irrégularité. l'ne réforme s'imposait. Elle fut radicale. Toutes les heures se virent de telle sorte ordonnées, distribuées, Glue chacune eut sou application, son utilité. Le lever mail radical. A six heures sonnantes, le maître et l'élève devaient être sur pied, pour inaugurer la matinée par une promenade salubre dans la montagne. Aussitôt à la maison, entre sept et huit, se développait la leçon de grammaire générale, peu distrayante, sans doute, au gré de l'étudiant, mais qui le préparait, très jeune, à soumettre ses idées à l'analyse. Le précepteur, au reste, ne la lui exposait point comme un enseignement fastidieux ; il parlait à sa raison, il flattait son amour-propre et se faisait écouter. De huit heures et demie à neuf, c'était, la pause récréatrice où l'on se dégourdissait les jambes et se rafraîchissait le cerveau. Peut-être, Louis trouvait-il que la mesure en était brève. Mais, docilement, il se lançait, tête baissée, dans ses livres latins, et l'y tenait, de neuf à dix.

Le déjeuner ne durait guère. On l'expédiait en trente minutes. Et l'en se remettait à t'ouvrage, dès que sonnait la onzième heure, consacrée, ainsi que la suivante, à la leçon d'arithmétique. Le professeur y insistait avec une attention prolongée. Le Bas était un mathématicien autant qu'un humaniste. Il lui importait qu'en matière de sciences exactes les connaissances du prince reposassent sur des bases solides. Il y consacrait ses efforts les plus consciencieux.

On avait, jusque-là, fait preuve d'une belle application. Mais le programme était loin d'are rempli. A une heure, on en reprenait la suite, pour l'allemand ou pour l'écriture. Soixante minutes, environ. A deux heures, c'était le tour des devoirs quotidiens qu'on était tenu de rendre aux beautés de la langue grecque ; le professeur fort épris d'hellénisme en parlait à son disciple avec tant d'intérêt et de chaleur que, souvent, le moment de la récréation surprenait Louis, sans qu'il se fût aperçu de la fuite du temps. De trois à quatre, on laissait reposer l'écritoire et les livres. Cet intervalle d'horloge appartenait à la leçon de natation, que le prince recevait de son valet de chambre. Aussitôt rhabillé, il revenait à la salle d'études, où l'attendaient l'histoire et la géographie. A six heures, la cloche annonçait le dîner.

Après la causerie de famille, on tentait une promenade, selon que le permettait la saison ; à huit heures on remontait dans la chambre, non pour se délasser, perdre agréablement les minutes à des jeux ou à feuilleter des albums, mais pour finir intégralement sa journée. N'avait-on pas à apprendre, afin d'en parer sa mémoire, quelque belle page, en prose ou en vers, d'un des maîtres de la langue ? Ou bien à mettre au net les devoirs, que le précepteur avait corrigés pendant le jour ? C'était beaucoup de besogne. Enfin, tout s'arrêtait à neuf heures, jusqu'au lendemain. Il ne restait plus qu'à gagner son lit et à s'endormir paisiblement dans le bon état d'une conscience satisfaite.

Beaucoup de nos étudiants, d'aujourd'hui trouveraient un peu bien austère, un peu bien chargée, cette discipline scolaire, émaillée de distractions si rares. Louis ne s'en plaignait pas. Il avançait, à petits pas réguliers, sans un éclat exceptionnel, mais d'une manière satisfaisante, et pratiquait un programme d'études dont la diversité méthodique entretenait l'intérêt.

Cet état de l'emploi du temps, comme on le voit, n'en laissait rien à perdre. Ni les jeudis, ni les dimanches n'en étaient exemptés complètement. On les utilisait à repasser ce qu'on avait appris dans la huitaine. Enfin, pour couronner l'œuvre, le maître se réservait d'examiner l'élève, une fois par mois, en présence de sa mère, sur les différentes parties de son instruction.

On n'en était qu'à la première année. La seconde se compliqua de parties supplémentaires. Animé d'un zèle parfait, Philippe Le Bas aurait voulu que le jeune prince pût embrasser toutes les connaissances capables de fortifier son esprit. Ainsi voulait-il que l'exercice hygiénique des promenades ne profitât pas seulement à sa santé délicate, mais qu'il lui servît encore comme élément d'études ; il lui donnait en marchant des leçons d'histoire naturelle et d'astronomie.

Diligemment il notait, au jour le jour, chaque signe d'amélioration, chaque pas en avant de cette jeune intelligence, se dégageant peu à peu de ses premières indécisions. Les lettres fréquentes, dont il entretenait, de loin, sa famille, abondaient de détails et de réflexions sur la tâche qu'il remplissait avec amour. Le sujet lui tenait à cœur. C'était son plaisir d'en fournir également des clartés au premier éducateur du prince, qui ne s'était pas relâché, tout à fait, de ses anciens droits.

L'abbé n'oubliait pas d'y répondre, n'eût-ce été que pour briser quelques lances dans ce tournoi pédagogique. Nullement jaloux de son successeur, le malicieux Bertrand ne se privait tout de même pas de lui envoyer, de temps en temps, des pointes sans méchanceté, mais qui provenaient de l'opposition de leur caractère, de leurs méthodes, de leurs opinions. L'abbé versait plus aisément dans la critique ; lorsqu'il pouvait en dire son sentiment complet à de tierces personnes, il s'égayait légèrement, la plume en main, sur le compte de ce terrible homme, ultralibéral et bouquiniste, c'est-à-dire fervent amateur des choses nouvelles en politique, et, par contre, fureteur acharné des plus vieilles friperies littéraires du cerveau humain. Au reste, il lui rendait justice et n'hésitait point à reconnaître que l'aimable Oui-oui, un adolescent, tout à l'heure, bientôt un homme, réalisait, entre les mains de son cher gouverneur, des progrès aussi évidents que la lumière du jour.

Tant de peines et d'efforts auront leur récompense. Une éducation et des qualités communes auraient été d'un effet déplorable dans un tel milieu. La vigilance et la douce sévérité du maitre ont amené les changements précieux, qu'il souhaitait. A l'insubordination a succédé hi docilité, à la paresse la curiosité active, au désœuvrement une application soutenue. La duchesse de Saint-Leu a marqué, de retour, sa satisfaction. Elle a voulu que les arrangements personnels du précepteur comportassent une amélioration sensible. C'est une grande consolation, pour Philippe Le Bas, séparé de sa famille et de ses amis, d'avoir maintenant, auprès de lui, sous le même toit, sa chère Clémence. Elle est admise à loger, désormais, au château d'Arenenberg, et peut accompagner son mari dans les déplacements de la famille, en Italie et à Augsbourg.

D'autres yeux que le regard maternel ont reconnu les heureuses modifications obtenues dans l'intelligence et le caractère de Louis. Le prince Eugène de Beauharnais, en visite chez sa bien-aimée sœur Hortense, en exprimait de la satisfaction, et d'une manière qui ne laissait point de doute sur la sincérité de ce qu'il disait d'obligeant. Les lettres du précepteur respirent un doux contentement[4]. Le jeune prince explique, à présent, Cornelius Nepos et Phèdre : il commit bien la déclinaison grecque. L'année précédente, il écrivait sans aucune apparence d'orthographe ; aujourd'hui, c'est à peine s'il commet deux ou trois fautes dans une page de dictée. Quelle joie ! De plus, le goût de la lecture s'est emparé de lui, tout à coup. Aux aventures de Robinson ont succédé les contes de Berquin. — On n'avait pas le choix abondant parmi la littérature enfantine d'alors —. Il suivait, récemment, avec un intérêt extraordinaire, la touchante histoire de Sandford et de Merton, et sa peine était vive, ne connaissant pas la fin, que les deux héros se fussent quittés si mal. Il pourra s'élever bientôt au-dessus des lectures du premier âge. Les vies des hommes illustres, de Plutarque, sont ouvertes sur sa table. Il commencera d'y apprendre à confronter les personnages avec eux-mêmes et leurs pareils, les actions avec les motifs, les succès avec les moyens : école excellente pour les instincts ambitieux, qui sont en germe dans son âme.

Tout instituteur est un gouvernant. Animé d'un rare esprit d'indépendance et de dignité, Philippe Le Bas ne s'occupait pas uniquement d'orner l'intelligence de son élève, mais encore de l'asseoir et de la développer. Il tendait à fortifier, en même temps, sa raison. Son principal souci était d'éloigner de ses sentiments les préjugés de toute espèce, qui règnent en ces familles princières, où des disciples tels que le sien avaient eu le malheur d'être nés[5]. Dans l'enfant il cherchait déjà l'homme et l'invitait à se dégager. Il ne négligeait aucune de ses facultés en cette œuvre de culture.

Étrange rencontre ! Le neveu de Napoléon Ier, l'héritier par le fait du César des temps modernes, le recommenceur de Brumaire, sera formé, pendant son adolescence, à la compréhension de la vie des peuples, à l'intelligence des devoirs sociaux et au sentiment de sa personnelle dignité morale, par le fils d'un ancien conventionnel, ardent en la croyance égalitaire.

L'empreinte ne s'en effacera jamais complètement de son âme, à part l'esprit de franchise et de vérité, qui n'arrivera pas à s'y loger[6]. Longtemps en seront influencés les programmes politiques, à double fin, du prétendant et de l'empereur. Toute sa vie se ressentira des principes inculqués à sa jeunesse d'un libéralisme de doctrine, en même temps qu'il tiendra de famille les instincts d'une ambition effrénée et des goûts fortement autoritaires. Double caractéristique de cette combinaison bâtarde : le système napoléonien, qui prétendra coucher dans le même lit le despotisme et la démocratie, pour procréer l'empire.

Mais nous allions oublier que Charles-Louis Napoléon n'en était encore qu'à sa treizième année.

***

Des promenades, à pied, fréquentes et longues — trop longues même, au gré de la reine, qui en appréhendait les fatigues pour la nature délicate de son fils — servaient d'entr'actes à ces graves leçons.

Le soir, malgré que le sévère précepteur l'enlevât, aussitôt qu'il le pouvait, aux frivolités du salon, Louis partageait les jeux ou suivait la causerie des hôtes d'Arenenberg. Car, un cercle d'amis y remplissait le vide, qu'avait laissé dans l'existence de sa mère le départ ou l'absence forcée des admirateurs et courtisans nombreux d'autrefois. Il y voyait, particulièrement, une élite de jeunes personnes aimables, dont l'attrait ne pouvait que séduire ce qu'il y avait en lui d'instinctif penchant. C'étaient la belle et conquérante Mlle de Courtin, destinée à devenir la femme du poète Casimir Delavigne, ou la sentimentale Mlle de Mollebach, dont les grands yeux de pensionnaire ingénue étaient toujours prêts à se voiler de pleurs, et des visiteuses de Constance.

Entre les présences féminines, dont il avait à ressentir plus ou moins l'aimable influence, en ses goûts et ses récréations, tenait une place d'habitude une enfant de son âge, Hortense Lacroix, filleule de la reine Hortense et un peu la sienne par l'accoutumance qu'il avait prise de lui en donner le titre. Elle n'avait qu'une année de moins que lui, jour pour jour.

Fille d'une femme de confiance de la reine, elle était élevée à Arenenberg, avec un affectueux intérêt. L'intelligence de l'enfant était exceptionnelle et ne demandait qu'à se développer par l'effet de son vif penchant à l'étude. Elle n'était point jolie : mais la reine, qui s'était attachée à son âme plus qu'à son visage, avait voulu qu'elle reçût une éducation supérieure.

Elle grandissait et enlaidissait, si j'ose dire, d'un progrès simultané. Avec les meilleures dispositions du monde, il était impossible d'admirer en elle des avantages inexistants. Ses traits ne dégageaient qu'une séduction d'intelligence. Et, par surcroît de malchance physique, elle avait une épaule qui remontait, fâcheusement en désaccord avec l'autre, ou, pour le dire d'un mot, elle était bossue. De tout l'aspect de sa personne on ne préjugeait rien qui la rendit capable d'inspirer. un jour, les émois d'une passion romanesque.

Elle était plus richement douée, au moral. De la franche bonté. un cœur sincère et fidèle, de la dignité naturelle, qui tendrait à se démontrer, surtout, par la constance du caractère, un esprit observateur dont elle avait trahi des signes, dès qu'elle avait pu voir et raisonner, s'annonçaient en elle, déjà remarquables. pour ne faire que progresser avec la vie. sauf qu'elle y joindra, plus tard, en la maturité de l'âge, une tendance un peu prêcheuse, — son défaut dans le monde.

Louis et Hortense, à partir de 1815, étaient devenus inséparables. Ils avaient adopté le tu fraternel. Ils recevaient les mêmes leçons, participaient, ensemble, aux mêmes exercices intellectuels, tout en s'en appliquant différemment l'esprit. Hortense avait la compréhension plus rapide et n'avait pas besoin qu'on l'aidât, à saisir le sens d'une explication nettement donnée. Elle écoutait, très attentive, sans perdre un détail de ce qui était professé, surtout, pour son compagnon d'études, alors que celui-ci, distrait, perdu dans une songerie lointaine, suivait quelque idée d'aventure. Tous deux enfermés, pendant une longue partie de la journée, dans la salle d'études de cette maison froide et solitaire, ils s'aidaient mutuellement à clarifier, la plume en main, les enseignements qu'ils avaient reçus du précepteur. En un court délai, Hortense avait achevé ses devoirs et ceux de son compagnon. Une fois libres, ils mettaient à en profiter toute la turbulence de leur jeunes ans. Louis imprimait à ces jeux un caractère tapageur et militaire. Elle se faisait garçon avec lui. On imaginait des batailles, dont ils représentaient les troupes ennemies. Les tables et les chaises figuraient des retranchements. Les livres de classe et les dictionnaires volaient dans l'espace, en guise de projectiles et se ressentaient forcément de la vivacité du contact.

Ces accès d'espièglerie partagés, nécessaires à son âge, n'empêchaient point qu'il se montrât doux, prévenant, plein de soumission délicate envers sa mère. L'amour filial fut la première, et la plus constante religion du troisième Napoléon. Hortense disait de lui, un soir qu'elle s'entretenait avec une de ses anciennes dames d'honneur, la vicomtesse de Léry : Jamais Louis ne me donnera le moindre chagrin, je suis sûre de son cœur. Les sentiments ont leur destinée.

Les études suivaient leur cours progressif. On avait obtenu, sous tous les rapports, des résultats satisfaisants.

Cependant, le précepteur avait jugé que tous les soins qu'il donnait au prince resteraient insuffisants, s'ils n'étaient point secondés par les effets de l'émulation. Pendant le printemps de l'année 1821, où l'on était retourné à Augsbourg, il conseilla donc à la duchesse de Saint-Leu de l'envoyer aux leçons publiques de la vieille cité bavaroise. Depuis Pâques, le prince avait adopté les formes et les façons d'un véritable écolier. Il fréquentait, sans y manquer d'une heure, cet établissement d'instruction, où il se vit, d'abord, aux prises avec une très grosse difficulté : l'enseignement dans une langue étrangère de tout ce qu'il devait écouter et  garder dans sa mémoire.

Il a, maintenant, quatorze ans et ne tardera pas à acquérir une place, moyenne entre les élèves du collège d'Augsbourg[7]. Les notes, qui lui sont décernées sous son numéro d'ordre de classe, impartiales et sans complaisance, fournissent une idée précise du degré de sympathie qu'il inspire, soit à ses condisciples, soit à ses maîtres. Il est loin, ici, de vouloir exercer sur ses camarades l'espèce d'autorité tyrannique, dont l'élève de Brienne donna des preuves si caractérisées. Napoléon Ier, lorsqu'il daignait s'humaniser et, descendant de son nuage, rappeler ses souvenirs d'enfance, aimait à montrer combien fut inné en lui l'instinct du commandement. Napoléon III n'aurait pas retrouvé. en ses temps d'école les m'élues indices d'un tempérament despotique. A Brienne, dans le préau commun, le futur conquérant avait fait élection d'un coin solitaire, où il pouvait s'asseoir et méditer à son aise. Il ne permettait point à ses compagnons d'en usurper la propriété. Il avait déjà cette conviction impérieuse que tout ce qui lui plaisait lui appartenait de droit. Tel n'est point l'élève d'Augsbourg. Ses manières sont modestes et retenues envers ses condisciples. Les professeurs relèvent à sa louange le respect et la reconnaissance avec lesquels il reçoit leurs observations, alors même qu'elles lui peuvent être désagréables.

Caractère doux et facile, en apparence, du moins, — car, il a des côtés volontaires et jaloux qu'il ne découvre pas encore —, excellente envie d'apprendre... On le jugeait à ces signes.

Peu après, il témoignait d'un avancement tout à fait notoire. Le jeune Oui-oui avait sauté de la cinquante-quatrième place à la vingt-quatrième. On en eut grande joie, dans Arenenberg. Il fut parlé d'illuminer le château. Mais, presque en même temps, y parvenait une grande et dramatique nouvelle, qui fit ajourner ce projet de fête. Le monde venait d'apprendre la mort du captif de Sainte-Hélène.

Si un fait aussi considérable ne produisit, ni en France ni dans le reste du continent, la sensation profonde qu'on en aurait attendue, s'il ne parut pas avoir d'autre importance que la répercussion d'un accident, nous ne disons pas même d'un événement, auprès de l'opinion européenne[8], oublieuse, après moins de six années, de la personnalité redoutable, immense, qui l'avait tenue clans une émotion continuelle d'étonnement, d'admiration ou de crainte, ceux de la famille, Hortense surtout, en furent douloureusement touchés.

L'âme de son plus jeune fils en avait été remuée tout à fond. Le 24 juillet, il écrivit à sa mère, la fille aimée de l'empereur, une lettre de consolation, où passèrent, sans qu'il s'en doutât, des ombres de pressentiments. Que le deuil en serait cruel à tous ceux qui avaient gardé, comme lui, le culte du grand homme ! Heureusement, ajoutait-il avec une candeur d'expressions, qui motiveraient d'étranges rapprochements entre les mots de l'enfant et les réalités historiques, heureusement il était dans un monde meilleur, où il jouissait paisiblement de ses bonnes actions. Illusion ingénue, qui transformait à ses yeux le conquérant admirable et odieux, à la fois, en un bienfaiteur de l'humanité ! Il était si jeune. quand il le vil passer, dans les derniers rayonnements de sa puissance, que son cœur seulement le faisait se souvenir. Mais, cette image y était à jamais gravée. Il y penserait, il l'évoquerait sans cesse. Elle serait le modèle distant sur lequel il voudrait régler ses desseins et ses actes. Il lui semblait. qu'un reflet de sa grandeur se communiquait à lui, pour lui enseigner de se rendre à tout jamais digne du nom de Napoléon.

Imiter Napoléon, suivre, de loin, mais avec une constance inlassable, l'essor de son génie : il y pensait déjà !

§

Tandis que son précepteur, véritablement conquis à la douceur de son caractère, à la bonté de sa nature, à l'assiduité patiente dont il témoigne en ses études, s'applaudit d'avoir amené, en deux ans, un écolier, qui ne connaissait que les principes des langues classiques et encore bien imparfaitement, à expliquer Homère, Plutarque et Tite-Live, outre ce qu'il attend de lui sur le terrain des sciences exactes, en algèbre et dans la géométrie ; tandis qu'il voudrait trouver en lui bonnes et méritoires tolites choses, sauf des retours d'inattention, dont la vraie cause lui échappe : le cher enfant se dérobe insensiblement à l'action de son très honoré gouverneur, sans que celui-ci en ait encore l'impression ; au seuil de sa jeunesse, Napoléon entrevoit d'autres honneurs lointains que des lauriers académiques.

Au cours des années suivantes, il appartiendra de plus en plus au monde, à la société, et sa mère l'y encouragera, malgré les remontrances du maitre, parce qu'elle voit dans les relations du dehors le complément indispensable à l'éducation d'un prince et n'en juge pas de la même façon qu'un homme d'études, raisonnant du présent et du futur, à travers ses classiques. Quoique le prince Louis ait conservé les indices extérieurs d'une nature timide et renfermée, son caractère s'est, évidemment, transformé. Un air de tristesse douce et passionnée a pris possession de sa physionomie, pour en demeurer l'expression dominante. Des traits de son être moral, qui avaient trompé l'attention de son entourage, s'accentuaient et allaient se fixer en lui. Lorsqu'il s'était libéré de ses devoirs du jour, dégagé de ses leçons imposées, il laissait errer son imagination. L'atmosphère germanique, où s'achevait son instruction, ne pouvait qu'entretenir et développer cette tendance rêveuse. Le vague de sa pensée allait au secret de l'avenir.

L'ex-reine de Hollande notait ces symptômes d'une finie inquiète et chercheuse avec une sorte d'intérêt divinatoire. Ses propres visées s'affermirent. Quel que fût le sort réservé par le mystère des événements à Louis ou à son frère aîné, elle estimait qu'un changement s'imposait dans l'éducation du plus jeune. En France, le libéralisme mêlait ses couleurs à celles du napoléonisme. Des espoirs inattendus se levaient dans une vapeur idéale. Il importait de donner au prince Louis une direction d'idées, qui concordât avec les nouvelles tendances. Le républicain Philippe Le Bas ne s'y serait pas prêté, comme on l'aurait voulu[9]. On se sépara de lui avec une certaine brusquerie nuancée d'ingratitude[10]. La duchesse de Saint-Leu lui donna, comme successeur, son collègue Narcisse Vieillard, qui avait déjà formé l'aîné des deux frères, auprès du roi Louis et dont on n'avait pas à craindre la franchise démocratique, le flexible Vieillard, homme de savoir et d'étoffe, mais de cette étoffe élastique et souple dont se font les sénateurs d'empire[11].

 

 

 



[1] Lorsque Louis, désireux de se soustraire à des honneurs, que non seulement il n'avait pas ambitionnés, mais dont il savait bien, d'avance, qu'il ne disposerait pas librement, quand il représentait à l'Empereur combien le climat humide et froid serait contraire au rétablissement de sa santé, Napoléon brusquement lui répondait : Il vaut mieux mourir roi que de vivre prince.

[2] A midi, nous dinons aussi simplement qu'au collège, et ce régime était fort nécessaire à un enfant gourmand et délicat. (Philippe Le Bas, Lettre à M. Lembert, 5 décembre 1820.)

[3] On a raconté de Louis Bonaparte que, pendant la campagne d'Italie, l'incursion brusque dans sa chambre, en pleine nuit, d'une des belles Italiennes, qui fréquentaient au quartier général, et le réveil en sursaut dont il fut secoué, lui causèrent une agitation nerveuse et une angoisse, dont il ne devait jamais se guérir complètement.

[4] Lettre du 22 février 1821.

[5] Il faut nous-même lutter contre ces préjugés qui voulurent sottement établir qu'un homme vertueux et instruit soit au-dessus d'un valet titré, qui n'a pas d'autre mérite que son ignorance et son nom. Lettre de Philippe le Bas à son père, 1821.

[6] Voir la Conclusion.

[7] Je n'ai qu'à me louer du parti que j'ai pris. Sur quatre-vingt-quatorze élèves, que renferme la classe, le jeune prince a obtenu, à son début, la cinquante-quatrième place, et encore dois-je dire que les rangs sont donnés, non dans une seule faculté, mais dans trois facultés différentes, c'est-à-dire, une petite narration en allemand, un thème d'allemand en latin, et un problème d'arithmétique. Tu conçois qu'un pareil travail doit être beaucoup plus difficile pour un enfant, qui n'entend guère que du français, dans la maison maternelle, que pour tous les jeunes gens qui l'entourent. (Philippe Le Bas, Lettre à son père, 15 mai 1821.)

[8] Napoléon est mort ! Il y a dix ans, on eût cru la chose impossible. Les bourgeois et les badauds de Vienne parlent aujourd'hui de cette mort comme ils parleraient de celle d'un acteur de la comédie. Ce prodigieux événement ne fait aucune sensation dans le monde. (Souvenirs de la baronne du Montet, 1821.)

[9] La conscience de Philippe Le Bas ne devait jamais absoudre le Coup d'État. Il ne reparut, devant son ancien élève, parvenu au faite du pouvoir, qu'une seule fois : le 1er janvier 1859, quand il dut, en sa qualité de président de l'Institut de France, présenter à l'empereur Napoléon III les délégations des cinq académies.

[10] Le 7 septembre 1827, il écrivait à son père :

Il est probable que nous partirons dans les premiers jours d'octobre ; je dis nous, car Mme de Courtin quitte aussi la reine et nous ferons le voyage, de compagnie.

Voilà, mon cher père, qui doit hâter l'époque de notre rapprochement. Je m'en réjouirais sans les difficultés qu'apporte ma chère femme, et surtout s'il ne devait pas autant m'en calter pour quitter mon cher Louis. Il est vrai que les procédés tic sa mère seraient faits pour diminuer mes regrets ; car, enfin, quand on remercie un domestique, on s'y prend plus de trois semaines d'avance ; à plus forte raison quand ou doit remercier l'homme, qui vous a remplacée pendant huit ans. Mais, que ce mécontentement-là reste entre nous. (Cf. La Correspondance de Philippe Le Bas, ap. Stefane Pol).

[11] Notons, toutefois, ce fait singulier. Lorsque fut posée devant le Sénat l'adoption d'un sénatus-consulte, qui rétablirait la dignité impériale an profit de Louis-Napoléon Bonaparte et de sa descendance, un seul s'abstint, sur quatre-vingt-sept votants de la Haute Assemblée : Vieillard, l'ancien précepteur du prince... Peut-être, a dit un historien tentant d'expliquer cette particularité, peut-être des répugnances invétérées lui défendirent-elles de concourir à un retour monarchique ; peut-être connaissant bien son élève, avait-il deviné chez lui ces dangereuses échappées de l'esprit, ces entêtements mêlés d'indécision, qui devaient en faire, malgré de grandes qualités, un souverain si funeste.