Trop d'efforts et de dépense vitale. — Les suites de ce surmenage intellectuel et mondain du duc de Morny. — Premiers symptômes d'une affection grave, incomprise des médecins. — Conscience discrète qu'il eut tout d'abord de son véritable état. — Morny et la Faculté. — La demi-légende de l'homme aux perles. — Des détails moins romanesques et plus précis. — Comment à l'abus de vivre le duc de Morny ajoutait l'abus des remèdes pour avoir la force de vivre. — Les variations d'une maladie bien déterminée : la pancréatite. — Premières alarmes sérieuses. — Aggravation du mal ; inquiétude à la Cour ; effarement des serviteurs et de tous, dans le Palais-Bourbon. — Comment, au dernier degré de la faiblesse, Morny veille avec sérénité aux préparatifs de son départ. — Triage des papiers intimes : la part du feu. — Les adieux à la duchesse, aux enfants, aux amis. — L'empereur et l'impératrice dans la chambre de l'illustre malade. — Une scène pathétique. — La fin. — Après la mort du duc. — La duchesse et ses enfants. — En quelles circonstances particulières elle vint à s'appeler duchesse de Sesto. — Autre foyer, autre sphère de vie et d'éducation. — Les conséquences de la disparition du duc de Morny pour les siens, pour le régime impérial et pour le pays même. Par le travail, les affaires et le plaisir, Morny se dépensait étrangement de jour et de nuit. Mais, cette dépense extrême, il ne se préoccupait pas assez de la proportionner à la mesure de ses forces. Il attendait trop de la nature humaine pour qu'elle ne lui imposât point la rançon de ce qu'il exigeait d'elle on efforts, satisfactions, jouissances. Les travaux de la Chambre, les soucis de la politique générale, les études poursuivies en silence sur la situation intérieure du pays, les réceptions qu'il continuait à prodiguer, les soirées qu'il n'abandonnait point, le théâtre, les salons, et, dans l'intime, des retours de fantaisies, qui devenaient des imprudences[1], toutes ces causes. réunies contribuaient à tarir ses réserves d'énergie physique. Depuis un certain temps, quoiqu'il se défendit d'en laisser rien paraître, sa santé battait de l'aile. L'un de ses familiers était allé, un matin, prendre congé du Président, et, en le quittant, lui avait demandé permission, comme il se rendait à Monaco, de lui envoyer une caisse d'oranges de son jardin, Envoyez, dit-il, envoyez, cela me fera peut-être du bien. — Seriez-vous souffrant ? — Mieux que cela ; je me crois, je me sens très malade. J'éprouve une vive douleur, ici, au côté, trop persistante pour n'être pas un symptôme sérieux. Son interlocuteur avait essayé de le rassurer. Lui-même avait éprouvé, naguère, une sensation comme celle-là et consulté un éminent praticien. Rien de grave, lui avait-on répondu. Des accidents nerveux, pas autre chose. Et il lui indiquait un remède anodin qui le soulagerait aussitôt. Morny avait écouté en hochant la tête, et lorsqu'il eut à tendre la main au partant, il accompagna le geste d'un sourire mélancolique et de cette parole : Oh ! c'est plus dangereux que cela ! Quelques mois auparavant, en compagnie de sa femme, il avait fait un court voyage en Auvergne, à son château de Vade. L'heure du retour étant arrivée, tous deux se disposaient à reprendre le chemin de Paris. La voiture était prête, les bagages chargés. Mme de Morny et le duc prenaient place, quand elle s'aperçut qu'elle avait oublié dans une chambre de l'étage supérieur un objet familier, un bijou. Morny voulut l'aller chercher lui-même. A la minute précise où il redescendait les dernières marches, une glace haute, qui éclairait le fond du grand escalier, se fendit du haut en bas, d'un éclat net, soudain, sans qu'aucune raison extérieure, aucune cause perceptible parût expliquer cette brisure. La duchesse de Morny prédisposée, ainsi que le sont les âmes du Nord aux craintes superstitieuses, en avait été fort émue, comme d'un pronostic de malheur. Jamais, s'était-elle dit avec un serrement de cœur, jamais nous ne reviendrons ensemble au château de Nade[2]. Un triste accord des circonstances voulut que le pressentiment se vérifiât, dans un terme bref. La vie de l'homme même la plus prospère a son fond de tristesse. Étourdi, harassé par le tumulte brillant, où s'épuisaient ses jours, il dut parfois sentir passer en lui l'anxiété profonde du personnage de roman, l'homme à la peau de chagrin[3], qui, pour reculer l'échéance fatale et qu'il voyait si proche, avait éloigné de soi jusqu'à l'apparence d'un désir. Beaucoup de sensibilité nerveuse, de la langueur agitée de fièvre, une impressionnabilité frisonnante, la crainte excessive et continuelle du froid jusque dans la tiède atmosphère de ses appartements : c'étaient, à ne pas s'y tromper, des signes de l'anémie, qui exténuait le sang de ses veines. Morny n'avait point hérité de son père, quoique celui-ci dût lui survivre de plusieurs années[4], une constitution forte. Les lettres de Mme de Souza à la comtesse d'Albany sont entrecoupées de plaintes continuelles sur les fréquents malaises et toutes les incommodités de Charles, au printemps de son âge. Dès 1811, n'ayant que vingt-six ans, il n'était déjà plus un cavalier très brillant de santé. J'ai reçu, écrivait sa mère à la dame de Florence[5], une boite d'alkermès, et je vous en remercie mille fois. Charles a été bien, bien, souffrant d'un mal de gorge auquel s'est joint un rhumatisme dans la tête. Il a tellement souffert, une nuit, qu'il avait envie de se jeter par la fenêtre. Enfin il est mieux, et le voici courant à cheval le bois de Boulogne. Il est souvent question aussi, dans cette correspondance inquiète, des névralgies et des faiblesses d'estomac du jeune Auguste. En résumé, Morny avait toujours été peu ou prou la proie des médecins. Sa jeunesse s'était révélée frêle et délicate. Croyait-il avoir redonné du ton et de l'endurance à son organisme naturellement sensible, il le soumettait bientôt à des épreuves trop répétées par l'action ardente et le plaisir Alors, afin d'en réparer les quelques dommages, il s'adressait à l'art guérisseur ou prétendu tel. Tant et si bien qu'il s'accoutuma à en faire l'objet instant de ses préoccupations. Devenu l'un des premiers personnages de l'État, il était assailli de visites. A sa porte stationnaient maints solliciteurs ou gens d'affaires, avec cette patience sereine, que donne l'habitude des antichambres officielles. Il les recevait, à tour de rôle, ou les remettait à plus tard. Son médecin, qu'il s'appelât le docteur Rayer ou le docteur Oliffe, n'attendait point. D'habiles gens, au surplus, des empiriques avaient gagné dans le monde des riches et des oisifs un crédit singulier. Il y eut, pour des vendeurs de spécifiques, une période des plus florissantes. On couvrait d'or leurs prescriptions et leurs remèdes. Pressurant la mode aussi longtemps qu'elle consentait à les servir, expérimentant à outrance leurs drogues ou leurs breuvages sur les organismes épuisés, blasés, surmenés, ils étaient bien à l'image de ce docteur Jenkins, l'homme aux perles qu'a dépeint si vigoureusement Alphonse Daudet. Ces globules ou, si l'on veut, pour le dire simplement, ces pilules avaient une action réputée. On en disait merveilles. Elles rendaient, paraissait-il, aux regards ternis, sous les paupières lourdes et plissées, une animation fébrile, un regain de jeunesse apparente, qui faisait illusion aux intéressés comme à la galerie. Toute leur efficacité véritable est qu'elles donnaient aux nerfs détendus le coup de fouet, qui les remontait, selon le besoin du moment ou l'appel des circonstances. C'était la sensation immédiate trompant délicieusement l'are sur la durée d'un renouveau factice. Par quel ressort soudain ?... Tout à l'heure on languissait, miné à fond, ruiné de forces, et il avait fallu si peu de chose pour qu'on retrouvât, à point nommé, cette vivacité, cette ardeur[6] ! On y croyait ingénument, on y recourait avec frénésie. C'était l'électro-vigueur de ce temps-là Morny en usait comme d'autres et, sans doute, en abusait, ne fût-ce que pour soutenir jusqu'au bout sans déchéance son rôle d'homme à bonnes fortunes, qui était une des étiquettes de sa gloire mondaine. En réalité, il était atteint d'une affection déterminée — ayant son siège entre le foie et l'estomac —, que les médecins ne précisaient pas et dont il accélérait les progrès par l'excès des remèdes tendant à l'en guérir. Lui que captaient si malaisément, en affaires, les phrases de réclame et, en politique, les éclats de mots pompeux ; lui qui se défendait de subir aucune superstition en matière de croyances ou de sentiments, le sceptique Morny se laissait prendre sans résistance aux amorces des marchands de panacées[7]. Avec cette disposition d'esprit assez fréquente chez ceux que tourmente moins la maladie que la crainte de la maladie, il était prêt à adopter le dernier remède, chaque fois, en attendant qu'il le délaissât pour un autre, faute d'y avoir trouvé ce qu'il en espérait. Il avait ce faible d'accorder de l'intérêt plus qu'elles n'en méritaient aux annonces médicinales. Parcourait-il les journaux, son regard s'arrêtait là avec une sorte d'insistance. A ces phrases mensongères il se prêtait de bonne foi. Il avait des complaisances à part pour les belles promesses des thérapeutes et des empiriques. Tantôt il se passionnait de certains galvanisants, qui réveillaient la chaleur en ses veines endormies, et il caressait la douce erreur qu'ils lui seraient un élixir de force et de jeunesse. Tantôt, au contraire, il s'éprenait d'une de ces solutions bienfaisantes, qui se flattent de ramener dans les sens surexcités le calme et l'apaisement. En dernier lieu, il s'était engoué des pastilles Leroy, qui devaient réaliser des prodiges pour la purification et le renouvellement du sang. Cette composition drastique n'était pas aussi salutaire qu'il l'eût voulu croire ; elle eut, ainsi que le calomel dont il lui avait plu d'user parce que son père disait s'en trouver bien, des conséquences néfastes sur la santé du duc de Morny. De toutes ces misères, de ces intimités de l'être physique il ne témoignait rien, mais restait en cela, comme en toutes choses, discret et digne. Le mal qui l'affaiblissait avait quelque chose d'indéfini. Il n'éprouvait point de souffrance prolongée. Rien ne donnait à supposer, il ne supposait point lui-même qu'il devrait abandonner si tôt puissance, honneurs, fortune. Mais sa langueur augmentait. Les forces se retiraient de lui. Des pâleurs livides s'étendaient sur son visage, qui dénonçaient une vitalité organique sérieusement compromise. Ses comportements extérieurs n'en paraissaient pas modifiés. Le sommeil s'obstinant à fuir ses paupières[8], il persévérait à sortir, le soir. On le revoyait au cercle, aux premières des théâtres. Il avait conservé sa bonne humeur coutumière. On ne l'entendait parler de ses malaises, sinon pour avouer qu'il ressentait de la lassitude, que le repos allait lui être indispensable, et qu'il voudrait se dérober bientôt aux fatigues de la présidence. Comme il exposait à des confidents son intention de délaisser la politique, de donner sa démission, et de vivre, désormais, paisible au milieu des siens, des voix protestaient que l'heure était prématurée, que la session prochaine du Corps législatif soulèverait des questions graves, qu'on aurait à traverser une période difficile et qu'allait être indispensable plus que jamais sa direction ferme et clairvoyante : Mais ce sont justement, avait-il répondu, ces conditions-là telles que je les prévois avec vous, qui me font craindre de n'avoir pas les forces suffisantes pour les remplir. Et il insistait à répéter : Je devrais me retirer. Un jour de février, tandis que le ciel fraîchement ressuyé de pluie s'attiédissait aux pâles rayons d'un soleil d'hiver, il avait eu froid plus que d'habitude. Malgré les rayons, qui se jouaient aux baies vitrées, malgré les bûches flambant dans la large cheminée et la douce chaleur enclose en ses fourrures de renard bleu, un frisson le tenait, qui ne le quittait point. Il en était moins soucieux qu'énervé d'impatience. Ce n'est rien, lui disait son médecin ordinaire — Vous vous écoutez trop, ajoutait la duchesse d'un ton confiant et léger. Sans répondre, il se serrait plus près du feu — tel exactement M. de Mora dans le Nabab —, remuant les braises rougies et continuant à grelotter, avec l'ennui de se savoir si faible, de ne pouvoir sortir ni agir. Ayant eu de l'abattement, avec des intervalles de crises névralgiques, il fit appeler des médecins. Tout un conseil de savants en renom s'était réuni. Ils se nommaient Trousseau, Ricord, Voillemier, Oliffe. La consultation en commun fut longue sans qu'on arrivât à se fixer sur un diagnostic certain. Des symptômes d'influenza furent constatés, qui n'étaient point les signes de l'affection réelle, mais une complication de ce mal ignoré par les docteurs. Trousseau ni Ricord, malgré leur science profonde, n'avaient découvert le point critique. Comme il se plaignait d'être éprouvé dans la région du foie, ils l'avaient ausculté avec soin, mais pour s'en tenir à cette déclaration qu'il n'y avait là ni lésion ni engorgement. Le grand physiologiste Claude Bernard n'avait pas encore révélé à la science médicale le fonctionnement ou les altérations possibles du pancréas, qui était l'organe vital atteint chez le duc de Morny[9]. Le 17 février 1865, il avait prononcé d'une voix faible son discours d'ouverture de la session parlementaire. Le lendemain, il s'était senti dans la nécessité de prévenir le vice-président Schneider qu'il eût à le remplacer au fauteuil. L'assemblée parut, cette après-midi-là distraite, préoccupée. On remarqua de la gêne et de l'incertitude sur la physionomie de quelques-uns, d'Émile Ollivier en particulier auquel sa situation nouvelle, oscillant entre la gauche et la droite, rendait sa contenance trop difficile, en l'absence de Morny. Toutefois des inquiétudes sérieuses ne s'étaient pas encore fondées ni chez lui, ni au dehors. Très récemment, une joyeuse animation régnait clans un bal donné par la maréchale Randon. La duchesse de Morny y prenait part. Et comme Mme Walewska — nous le tenons d'elle-même — lui demandait des nouvelles de son mari. Il est très souffrant. Je suis venue parce qu'il faut se montrer, se distraire un peu ; je serai tout à l'heure à son chevet. Une semaine se passa. Un bien-être décevant s'était prononcé. Malgré qu'il fût le seul peut-être à connaître son état, Morny avait caressé l'illusion d'une renaissance durable. Il était gai, souriant. Avant la séance du 25, la dernière de sa présidence effective au Corps Législatif, on l'avait vu répondant à chacun, remerciant ses députés de l'intérêt qu'ils prenaient à son rétablissement et leur confiant, entre autres détails, d'un air heureux, qu'il avait reçu, le matin même, orné d'une dédicace tout amicale de l'Empereur, le premier volume de la Vie de Jules César, par Napoléon. Les névralgies l'avaient quitté. Il respirait à l'aise ; son sang courait plus chaud et plus léger. Il se crut presque rétabli. C'était un jeudi, le jour où recevait la duchesse. Des personnes étaient venues dans le salon chinois, qu'il ne quitta qu'après minuit. Il avait la mine satisfaite, quoique mauvaise de teint ; on le trouva très changé, malgré qu'il certifiât d'un mieux sensible. Il se montrait fort gai. Jusqu'au 28 février, pas une variation fâcheuse ne s'était déterminée. On reprenait bon espoir. Ce jour tombait un mardi gras ; il avait pris plaisir à voir ses enfants sous des travestissements de carnaval. A l'extérieur, la température était exceptionnellement douce. Un besoin de marcher le poussait à travers la salle de billard et le salon chinois. On lui conseilla de sortir. Il fit une course en voiture, au Bois. Elle ne lui fut pas favorable ; car il se sentit, au retour, comme dans une fournaise et dut s'aliter. Une bronchite s'était déclarée. On la jugea bénigne. Cette fois encore, on n'appréhendait point de suites funestes. Les préparatifs d'une fête projetée au Palais-Bourbon suivirent leur cours, sous la direction de la duchesse de Morny. On était très occupé de musique et de toilettes. Cependant, il se mourait. Ce fut tout à coup de l'effarement dans le palais[10]. Mme de Morny s'alarma. Une angoisse commença à se répandre dans la foule des serviteurs et des gens, qui vivaient de lui ou dépendaient de sa protection. Le matin en s'éveillant, le duc avait aperçu un mince filet de sang, qui coulait. de sa bouche sur sa barbe et l'oreiller légèrement rougi. Alors, a raconté l'auteur de Robert Helmont[11], ce délicat, cet élégant, qui avait horreur de toutes les misères humaines, surtout de la maladie, n'avait plus gardé d'illusion ; il l'avait vu arriver, maintenant, cette maladie dans sa réalité, avec ses laideurs, ses faiblesses et cet abandon de soi-même, qui est comme la première concession faite à la mort. L'irrémédiable lui était apparu brusquement. Il fit mander à son chevet le plus intime de ses amis, le comte de Montguyon[12], qui l'aimait et ne le flattait point. Dis-moi la vérité, le pria-t-il. Je suis bien bas, n'est-ce pas ? — Perdu, mon pauvre Auguste. Le mot même avait été plus crûment exprimé, par une espèce de franchise familière, pleine de tristesse. Il y eut une minute non de défaillance, mais de saisissement profond dans l'âme de cet homme, que rattachaient à la vie tant de liens heureux et de succès glorifiés. Par un effort de réflexion concentrée il dut se rappeler, en une minute, tout ce qu'avait été son existence, sa jeunesse enveloppée d'un mystérieux éclat, son ascension rapide, son autorité, cette opulence encore dont il aurait à se séparer tout à l'heure. Mais en même temps, sa résolution avait été prise. Il accepterait avec fermeté l'inéluctable. On pourrait répéter de Morny ce qui avait été dit de Talleyrand son aïeul supposé : Il est mort en homme qui sait vivre. Les crises furent consécutives et violentes. Une fièvre ardente accompagnée de délire s'était emparée du malade. L'oppression augmentait. Le docteur Rayer, qu'on avait rappelé en hâte, s'était prononcé en ces termes : Il faut attendre. Dans quinze jours, nous connaîtrons l'état exact du mal. Il avait diagnostiqué le contraire de ce qui devait, hélas ! se passer très courtement. La gorge s'était contractée au point qu'elle était presque close. Le duc ne pouvait qu'à grand'peine articuler quelques mots. La pancréatite, ce mal dont la science d'alors n'était pas en mesure d'avoir raison, allait à son terme avec une rapidité presque foudroyante. Mais le délire, un moment, avait cessé. Morny se sentait très faible. Avec courage il avait jugé que son cas était sans remède, qu'il n'y avait pas de temps à perdre pour ce qui lui restait à faire et qu'il convenait de mettre les choses en ordre, avant son départ. Il commença par mander ses deux secrétaires : L'Espine et Demestre, leur dicta plusieurs dispositions testamentaires et leur enjoignit de détruire des papiers, qui ne devaient point lui survivre. On mit à part des correspondances diplomatiques, des fragments d'histoire, des feuillets précieux en petit nombre. Et le reste fut condamné à disparaître. La flamme dévora bien des pages d'une intimité, qui ne voulait pas se livrer. Avant que l'Espine et Demestre se fussent retirés, il les avait priés de faire venir quelques-uns de ses amis. Dans l'entrefaite, Henri, son valet de chambre[13], s'était approché de son lit et lui présentait une cuillerée de potion : Henri, lui dit-il, il faut, maintenant, me laisser tranquille. C'est la fin qui arrive. Il me reste plus que quelques heures pour m'occuper de mon départ. Car, c'est de ce dernier mot qu'il se servit toujours, comme par une suprême délicatesse. Non, non, c'est la fin. C'est la fin. Je le répète. Il faut que je m'occupe de mon départ. Et, en effet, il y consacrait ses dernières minutes comme à un devoir dont l'accomplissement pressait. Ceux qu'il avait convoqués étaient là : Roqueplan, Ludovic Halévy, Paul Daru, Charles Daugny, Crémieux. Ils avaient rejoint, dans la chambre spacieuse, Flahaut, La Valette et Rouher. Chacun d'eux, tour à tour, avait serré sa main moite et abandonnée. Il les avait tous reconnus et leur avait adressé en particulier un mot, un signe, une attention dernière. A l'un il avait dit : Comme cela vient vite ! A un autre il avait posé cette interrogation où persévéraient les visées de l'homme public : Que dit-on de cela dans Paris ?[14] Des adieux plus douloureux lui restaient à faire. Il avait demandé sa femme et, pendant une heure, il voulut demeurer seule avec elle ; puis il avait embrassé ses quatre petits enfants, en leur disant, quand ils s'en allaient étonnés, sans savoir : Adieu ! Adieu ! Le soir du 7 mars, on apprit, aux Tuileries, que le duc était mourant. L'empereur et l'impératrice se hâtèrent. Lorsqu'ils eurent pénétré dans la chambre et que Napoléon très ému eut pris ses doigts entre les siens, Morny ne reconnut pas son frère. Le délire s'était ressaisi de tout son être et l'âme en était comme absente. L'empereur s'était assis, lui tenant toujours la main, songeant à leur double et si étrange destinée, depuis le berceau jusqu'aux approches de la séparation_ dernière, pendant que l'impératrice, à genoux, priait avec ferveur. Après une demi-heure de silencieuse attente, tous deux se retirèrent dans la chambre voisine. Un moment, la fièvre s'apaisa. C'était une minute encore de calme et de lucidité. Flahaut se pencha sur son chevet : L'empereur est venu ; il est encore là ; ne désirez-vous point qu'il revienne ? — Oui, oui, je le voudrais, soupira-t-il. Napoléon rentra. Les assistants s'étaient écartés. Très bas, les deux frères purent échanger quelques paroles. Mais le répit accordé par le mal avait été très court. Une troisième fois, le délire s'empara du mourant. Alors, l'empereur quitta la pièce en sanglotant et cachant ses yeux avec son mouchoir. Vers une heure du matin, l'agonie commença. ***On envoya chercher l'archevêque de Paris, qui vint l'administrer, lui donna le viatique[15]. A sept heures, quand arriva le médecin ordinaire, le valet de chambre lui murmura ces mots : Monsieur le duc s'en va. Non, répondit l'homme de la Faculté. Nous le conserverons encore quelques heures, Mais enlevons ce vésicatoire, qui le fait souffrir sans pouvoir le soulager. Tous deux, avec de douces précautions, soulevèrent l'illustre malade, pour le tourner à droite. Dans le même instant Morny poussa un léger soupir et rendit la vie. Flahaut était resté. Il avait assisté aux derniers moments de Morny son fils, comme il avait assisté aux dernières minutes de Talleyrand, son père, sans qu'il pût donner à l'un ou à l'autre ces noms de fils et de père, où passe tout l'amour humain dans un déchirement suprême. Le lendemain matin, un témoin éloquent[16] notait ainsi le spectacle de mélancolie dont ses yeux avaient été frappés : Cette chambre où tant
d'agitations avaient senti grandir leur ailes, où s'agitèrent tant d'espoirs,
et de déconvenues était toute au silence et à la solitude de la mort qui
passe. Le duc était sur son lit, la figure rigide, vieillie, transformée par
la barbe, qui a poussé toute grise en une nuit. Un prêtre, une religieuse et
cette atmosphère de la veillée mortuaire où se mêlent la fatigue des nuits
blanches et les chuchotements de la prière et de l'ombre. La journée
commençait à peine et déjà derrière les massifs verts du jardin, on entendait
là-bas, sur le pont de la Concorde, une petite clarinette aiguë et vive
dominant le bruit des voitures[17]. Je l'ai revue plus lugubre encore cette chambre de mort.
Les fenêtres grandes ouvertes. La nuit et le vent du jardin entraient
librement dans un grand courant d'air. Une forme blanche sur un tréteau.
C'était le corps qu'on venait d'embaumer. Les funérailles eurent une pompe souveraine. Dès le matin, les échos vingt fois agités par le bruit des canons avaient annoncé à la capitale ce deuil public. Le défilé des troupes, des pièces d'artillerie, des carrosses de cour, des voitures en foule, des personnages de tous ordres en leurs costumes officiels, se prolongeait sans fin, sous les regards étonnés du peuple de Paris tout entier aux fenêtres des maisons ou sur les larges voies, par où passait l'interminable et solennel cortège. Quinze autres coups de canon signalèrent son entrée clans la nécropole du Père-Lachaise. Le cercueil d'argent, qui renfermait les restes du duc de Morny, allait descendre en la fastueuse sépulture. ***Immense avait été le désespoir de la jeune duchesse. Elle sanglotait ; elle aurait souhaité que cette tombe prématurément ouverte se refermât aussi sur elle. Se conformant à une touchante coutume russe, le jour de la mort du duc, elle avait fait tomber sous les ciseaux la tresse de ses cheveux blonds ; pieusement elle la plaça entre les mains glacées de celui qu'elle pleurait. Pendant plusieurs semaines elle exigea que le couvert de son mari fût préparé à table, en face du sien, comme s'il dût continuer à prendre ses repas avec elle, régulièrement, chaque jour. Elle demeurait tout absorbée dans son deuil. Des circonstances inattendues et regrettables, des propos tenus, des choses écrites, les surprises du hasard et les perfidies de l'amitié se conjurèrent pour l'en détacher. A la veille du grand départ, Morny avait voulu qu'on livrât au feu des liasses de papiers ou des confidences éparses susceptibles de compromettre des noms en vue, des réputations familiales, ou d'éclairer d'une lueur importune des secrets d'un moment, qui n'avaient point à s'éterniser. Il y avait là bien des placets trahisseurs et aussi bien des billets aux couleurs tendres, fleurant encore leur parfum de boudoir. Les lettres d'ambition, d'affaires ou d'amour, brûlèrent toutes, à la fois, en une seule et grande flamme. Cependant, une omission, dans le trouble, avait été commise. On n'avait pas vidé tous les tiroirs du meuble. De l'un de ceux-là s'échappèrent des vélins accusateurs sous les yeux de l'épouse. Ce n'était pas assez. Des amies, comme il en est dans le monde, aggravèrent de leurs insinuations perfides la première impression ressentie. Avec la mobilité de sa nature, une révolution brusque s'était opérée dans son âme. Elle se jugea déliée de son vœu de constance éternelle. Presque au lendemain de cette découverte, elle était arrivée chez la comtesse Oustinow, sa parente, en robe de couleur ; et comme elle voyait en elle de l'étonnement, elle s'expliqua : J'ai compris aujourd'hui que je n'avais existé pour lui que comme un moyen de pénétrer dans une société différente et nouvelle. Puisque je n'étais à ses yeux qu'un chiffre clans le nombre, mes obligations — je ne dis pas mes devoirs — ont changé avec mes sentiments. En parlant ainsi elle cédait à un premier mouvement d'irritation qui s'effacerait et que remplacerait, avec le temps, le sentiment qu'elle avait été davantage pour le duc de Morny ; car il l'avait toujours aimée, malgré qu'il eût, parfois, adopté les allures d'un époux volage et libre. Le veuvage de la duchesse dura deux années. Il ne s'écoula pas absolument dans la retraite. Elle continuait de recevoir ; elle voyageait, et le faisait en grande darne. Par l'habitude de vivre dans le faste, elle avait la main facile à la dépense. Les enfants demeuraient, soit dans l'hôtel avec jardin qu'elle occupait, à Paris, avenue d'Antin, soit au bord de la mer, à Deauville[18], dans la villa très belle qui leur venait de leur père, et qu'ils ne garderont point. C'était une des portions de la fortune acquise par le pouvoir et par les affaires, que leur avait laissée le duc de Morny. A la vérité, cette fortune n'était pas aussi considérable qu'on se l'imaginait. Morny avait mené son train de maison à grande allure. Il dépensait de quatre à cinq cent mille francs à l'année et jugeait qu'il fallait beaucoup d'ordre pour se contenter de cela, à Paris, tout en étant logé, lui et les siens au Palais-Bourbon, sur le crédit national. Néanmoins, ses affaires parurent embrouillées et ne représentèrent point le capital espéré, à la liquidation de l'héritage. Cette liquidation, qui livra le secret de ses réussites et de ses traverses, fut longue et laborieuse. L'actif était considérable, le passif l'était aussi[19]. Il s'était trouvé engagé dans un série d'opérations douteuses, qu'il n'avait pas eu le temps d'éclaircir et qui pesèrent sur la succession. Au moment de son décès, il y avait cent quarante chevaux dans ses écuries, à la ville, ou dans son haras de Viroflay, coûtant six cents francs par jour, c'est-à-dire environ vingt-deux mille francs par an. Lorsqu'ils furent vendus à Chantilly, on n'en avait retiré que vingt mille francs. La vente des tableaux et des objets d'art de sa galerie avait été plus fructueuse : on en évalua le chiffre à un million. Au total il n'était resté guère plus de trois à quatre millions liquides, ce qui était loin d'équivaloir à l'opulence énorme qu'on lui prêta. De son côté, la duchesse n'avait en propre que la partie des biens hérités de son mari. Ses parents, séparés, ne possédaient point d'apanage et vivaient, chacun de son côté, dans une gêne relative. Mais la descendante des Troubetskoï n'était pas très éloignée du jour où les ressources de sa vie mondaine seraient relevés sensiblement par l'adoption d'un nouveau nom et d'une troisième patrie. Tout en n'étant pas très engouée de la société espagnole, que, dans une de ses conversations avec le baron de Behr, — qui nous en certifia le détail, plus au long, — elle avait comparée à une ménagerie où les lions étaient rares, mais où dominaient les singes, elle fréquentait souvent chez la reine Isabelle II, aimant d'elle ses qualités d'intelligence, de franchise, de générosité[20]. C'est dans les entours de cette princesse qu'elle fut amenée à contracter son second mariage. Elle agréa la demande du duc de Sesto, un cousin de l'impératrice des Français qui, jadis, avait ému le cœur de sa belle parente, quand il était le marquis d'Alcanizes et qu'elle, Eugénie de Montijo, attendait encore l'époux providentiel. C'était un homme d'une réelle distinction, sans autant de beauté physique ni de séduction apparente qu'on se fût attendu à lui en trouver, sur la réputation de ses succès de jeunesse ; an moral, d'une nature loyale et sûre, d'un caractère un peu faible dans son domestique, mais obligeant et bon. Son habitation de Madrid était un véritable palais. On en admirait les salons, les meubles, l'immense galerie ornées de tapisseries superbes. Les chambres étaient fort belles, en particulier celle de la duchesse dont le style offrait la reproduction d'une des salles de l'Alhambra de Séville[21]. Elle en avait aménagé la décoration avec beaucoup de goût et un luxe inouï. On y donna une fête splendide, en l'honneur d'Alphonse XII, que Sesto avait aidé de tout son pouvoir à remonter sur le trône, le suivant dans tous ses déplacements quand il était prince des Asturies, comme il l'avait suivi dans ses études, et le chérissant autant que s'il eût été son fils. Pour cette soirée fastueuse offerte par le duc à son roi, la duchesse avait commandé qu'on enlevât les tapisseries anciennes et qu'on tendit la galerie entière de damas jaune. A l'ordinaire, elle recevait peu, à Madrid ne goûtant que faiblement la société d'alentour, regrettant le passé de France, son premier mariage, l'évidente supériorité de Morny, et ne se défendant pas toujours de le laisser voir. Cependant, le duc de Sesto avait voué une tendresse réelle aux enfants du duc de Morny entrés si jeunes en sa maison et qui lui parlaient comme à leur père. Une circonstance exceptionnelle avait-elle obligé la duchesse à s'absenter, comme il en fut à la suite d'une grave maladie, où elle avait dû s'éloigner pour prendre les eaux, il les abritait d'une indulgence infinie. Sa sollicitude était sans bornes à les rendre heureux et libres. Il leur donnait des leçons d'équitation, les faisait monter en selle ou conduire à quatre chevaux[22]. Il les gâtait et tous l'adoraient ! De ses quatre enfants, le duc de Morny avait chéri d'une prédilection bien naturelle la plus jeune, celle pour qui l'on avait préparé sous son toit le dernier berceau[23]. Mme de Morny, au contraire, éprouvait à l'égard de celle-ci une antipathie irraisonnée, la trouvant sans grâce aucune et lui voyant mille défauts[24]. Et ce rut un sentiment qui persista. Il y avait toujours eu du caprice en la duchesse et dans les impulsions de sa nature vive et changeante. En outre, elle avait conservé sur la discipline familiale des idées encore imbues de l'ancienne éducation slave, autoritaire, distante, et laissant aux intermédiaires, des précepteurs, des gouvernantes, des subalternes sans affection, le droit de régenter et, de sévir[25], fût-ce avec rudesse. Cependant, les années suivaient leur cours rapide. Les fils, à côté de leurs sœurs, grandissaient sous les horizons confondus de France et d'Espagne, curieux d'action et d'entreprise, mais incertains de la voie où le sort les pousserait, jetés hors de leur cadre par les bourrasques des révolutions politiques, et, de toute manière, devant se ressentir forcément, malgré la bonté foncière du duc de Sesto[26], du malheur, qui les avait privés, dès l'âge le plus tendre, des lumières et de la haute direction paternelles. ***La perte d'un homme, tel que Morny, avait eu d'autres effets — et de plus étendus. Le déclin du Second Empire, visible à ceux dont le coup d'œil sûr devançait, de loin la marche des événements, en fut de beaucoup précipité. Au moment où le duc de Morny quittait la scène du monde, un grand frémissement parcourait l'Europe. Le régime impérial courait à sa ruine sans s'en apercevoir. Le sort lui avait fait à lui, Morny, cette dernière grâce de lui choisir l'heure de sa disparition. Il ne connut pas le prologue du drame militaire dont la France était, à l'avance, la victime désignée. Il n'eut pas à pressentir les lendemains de Sadowa, lui qui avait nettement dit à l'Empereur : N'attaquez pas le roi de Prusse, maintenant ; vous n'êtes pas préparé ; il vous jetterait dans le Rhin. Louis-Napoléon ne l'ayant plus auprès de lui, promenait sa politique étrangère d'incertitude en incertitude et jetait dans une contradiction perpétuelle, comme à dessein, l'action occulte de son cabinet et la ligne de conduite tracée par ses ministres[27]. Alors que le plus avisé, le plus implacable de ses antagonistes, nouait partout des alliances, resserrait avec une méthode imperturbable le cercle de son investissement diplomatique, Napoléon III s'obstinait à tourner ses canons contre l'Autriche, se dérobait aux invitations de la chancellerie russe et conservait à l'égard de l'Allemagne des dispositions confiantes, que tous les signes extérieurs s'accordaient à condamner. Morny n'était plus là pour guider de sa raison tranquille le rêveur couronné qu'était son frère, pour écarter de son cerveau ces échappées d'imagination auxquelles il se laissait séduire si facilement et qui firent de Napoléon, avec les meilleures intentions du monde, le continuel troubleur de son trône et du pays. On ne le verrait plus, calme et souriant, opposer la loi positive des faits à des entraînements d'opinion d'autant plus à craindre qu'ils se compliquaient, chez le même homme, d'indécisions et de résistances passives incapables d'agir autant que de se déterminer à propos. L'enchaînement fortuit des événements avait voulu que la durée de la prospérité de l'Empire se limitât à la durée de la vie de celui qui en avait été l'un des créateurs. On l'a pu dire avec raison : la dernière habileté de Morny fut de finir à temps. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Il est un âge de la vie, notait Mérimée en songeant à l'empereur, où il faut se méfier des regains. Jusqu'à sa cinquante-sixième année, Morny garda un reflet de beauté capable de faire illusion et tenant à des qualités particulières d'élégance et de proportion.
[2] Devenue duchesse de Sesto elle décida, un jour, qu'elle irait revoir, avec son fils Serge et sa fille Missie, ce château de Nade ; mais elle s'y déplut, l'ayant trouvé dans un état de grand abandon. Il fut vendu pour un morceau de pain par notre tuteur, le comte Benedetti. (Mémoires manuscrits de la marquise de Morny.)
[3] Dans l'œuvre de Balzac l'existence de Raphaël est liée à ce talisman de peau de chagrin, qui détroit instantanément, clés qu'un de ses désirs est accompli. C'est avec une sorte d'émotion irritante qu'on suit, à travers les épisodes, le héros du livre étouffant ses sensations, recherchant le sommeil de son intelligence et l'anéantissement de ses facultés, pour obtenir le délai de vivre quelques heures de plus.
[4] Le général de Flahaut s'éteignit à l'âge de soixante-quinze ans.
[5] Lettre à Mme d'Albany, du 4 juin 1811.
[6] Telle était, du moins, la légende des perles à base d'arsenic, celles qui produisent des effets si prompts et si brûlants, si désirables et si périlleux, dans le roman d'Alphonse Daudet, où frayent de compagnie M. de Mora, c'est-à-dire Morny, le docteur Jenkins, autrement nommé Oliffe et le Nabab, c'est-à-dire Bravais.
[7] Tous ces détails nous sont venus d'une source très intime et sûre.
[8] Jamais homme politique n'a moins dormi. Quelle que fût l'heure à laquelle il rentrât, M. de Morny se mettait au travail. Comme tous les hommes qui travaillent beaucoup, il se levait matin ; l'été, il mettait une veste de velours bleu de ciel ; l'hiver, il endossait une robe de chambre de cachemire et passait un pantalon à pieds ; dès qu'il était levé, il essayait sa respiration, allait se regarder à son miroir et, sans autre consultation que son caprice, s'administrait telle ou telle drogue (Villemessant, Mém. d'un Journaliste).
[9] Un homme d'État de la troisième République, Waldeck-Rousseau, comme Morny, succomba aux suites d'une lésion organique du pancréas.
[10] Relisons cette maitresse page d'un livre déjà cité ; elle dépeint avec une grande force l'expression de bouleversement qu'avait produite, au Palais-Bourbon, cette nouvelle dans la foule de ceux qu'elle touchait au cœur ou dont elle renversait les calculs :
Les valets, par groupes, erraient dans les couloirs, dans les salons, désœuvrés, accoudés au marbre des cheminées. Des amis du duc s'interrogeaient anxieusement, les derniers venus anxieux de nouvelles. Pas un indifférent dans cette foule. Ceux qui n'étaient pas frappés au cœur avaient encore plus de fièvre et d'inquiétude que les autres. Tout un monde d'ambitieux, de désappointés s'agitaient devant un véritable écroulement d'espérances détruites et de projets à refaire. Et que de comédies dans ce drame ! Depuis le chevet du mourant où le valet de chambre, l'homme de la vie intime et de tous les secrets, venait mendier en pleurant quelques rouleaux de louis traînant dans les tiroirs jusqu'aux antichambres où deux grands financiers, de ceux dont le duc avait fait la fortune, se parlaient à voix basse, atterrés et piteux, à côté d'une grande cage pleine de singes, que tout ce bruit excitait et qui se cramponnaient aux barreaux avec des contorsions et des grimaces. (Alphonse Daudet, Robert Helmont.)
[11] J'étais là. Je compris ce coup d'œil furtif et navré, ce regard troublé tout à coup par une vision de la vérité terrible. (Alphonse Daudet, Robert Helmont : La mort de M. de M...).
[12] Montpavon, dans le Nabab. On a décrit avec des couleurs de roman l'écroulement final de ce viveur. Lorsqu'il eut épuisé ses dernières ressources et jusqu'au désir de vivre, il se donna la mort dans un établissement de bains. Un curieux d'histoire et de lettres, Félix Chambon, a découvert fortuitement, au Père-Lachaise, sa tombe cachée sous les herbes de l'oubli.
[13] Nous avons sous les yeux le journal manuscrit, qu'avait tracé ce serviteur, minute par minute, depuis le premier jour de sa maladie jusqu'à la fin.
[14] C'était le sujet de toutes les conversations. On s'expliquait mal, dans le public, l'affection soudaine et mortelle, qui avait accablé cet homme d'énergie. Bien des suppositions s'éveillèrent. Il fut parlé d'une cause mystérieuse, et qu'on se refusait à dévoiler, — les suites d'un duel, les effets d'une vengeance d'époux outragé. Une légende se forma, souvent reprise ensuite. Surpris dans un couloir de Compiègne ou de Fontainebleau, comme il sortait à une heure trop matinale ou trop tardive de la chambre occupée par une aimable Écossaise, la femme d'un maréchal de France, il aurait été provoqué par celui-ci et atteint d'une grave blessure. On simulait une maladie, pour sauver les apparences. Beaucoup de gens attachaient du crédit à ce racontar. Assez singulièrement, Mérimée écrivant à Victor Cousin, en mars 1865, donnait au maitre philosophe cette autre explication, ponctuée d'une impertinence : La maladie de M. de Morny est une anémie compliquée par les remèdes absurdes du docteur anglais (Oliffe) et peut-être par Mme de Morny (sic). (Lettre inédite, édit. Chambon, p. 147.)
[15] C'était la seconde visite de Mgr Darboy. L'avant-veille, Morny, en pleine connaissance, avait consenti à recevoir la première, moins par le besoin de consolations pieuses, dont il n'attendait aucun espoir, que par une ultime raison de convenance envers le monde, pour le rang qu'il y occupait.
[16] Voir la note précédente.
[17] La clarinette d'un mendiant, dont les sons aigres étaient un supplice pour les nerfs de Morny, et qu'il avait essayé, mais en vain, de faire taire. Ce puissant, ce charmeur, n'avait trouvé 'sur son chemin que deux résistants obstinés : Henri Rochefort et l'homme à la clarinette, du pont de la Concorde.
[18] Les souvenirs manuscrits de la marquise de Morny, fille cadette de la duchesse, ces curieuses feuilles volantes, qu'il nous a été permis de parcourir laisseraient croire qu'on les y oubliait un peu. Vers 1869, la famille était au complet à Paris. On décida que garçons et filles seraient envoyés pour quelques mois, à la mer. Ils y demeurèrent jusqu'à la veille de la déclaration de la guerre. A cette heure critique, le duc et la duchesse de Sesto (Mme de Morny portait maintenant ce nom) décidèrent de partir à Madrid, en leur propriété. Comme ils venaient d'achever leurs préparatifs :
A-t-on prévenu les enfants ? demanda le duc.
— Ah ! mon Dieu, je les ai oubliés !
On nous expédia, dit la marquise de Morny, dépêche sur dépêche ; et, en deux heures, il fallut préparer les malles, mettre en état de voyage les six enfants (deux cousins en sus), l'instituteur, la gouvernante et les domestiques. (Mém. ms.)
[19] Pinard, Mon journal, t. I.
[20] Fervente légitimiste, Mme de Sesto ne voudra jamais mettre le pied à la cour du duc d'Aoste, durant ses séjours en Espagne. De même, du côté de la France, ses sentiments étaient restés fidèles à l'idéal qu'elle s'était formé de l'ancienne monarchie bourbonienne, symbolisée dans l'image à la fois brillante et douloureuse de Marie-Antoinette.
[21] Le jardin était magnifique. Il avait une grande terrasse et sur cette terrasse haute de cinq mètres, un large étang rempli d'eau filtrée. C'est là que nous apprîmes tous à nager. (Mémoires inédits de la marquise de Morny.) Les Sesto étaient très invités à la Granja, propriété merveilleuse du roi d'Espagne, où il passait l'été et qui a été construite par le petit-fils de Louis XIV sur les plans de Versailles. Au premier étage de la plus grande bâtisse de gauche habitait le duc.
[22] Il avait annuellement trente-huit à quarante chevaux dans l'écurie.
[23] La future marquise de Belbeuf, après son divorce la marquise de Morny. Elle n'avait que dix-huit mois, à la mort de son père. L'aînée, Marie de Morny, devait épouser un neveu et l'héritier du duc Sesto, le comte de Corsana.
[24] Ne l'avait-on pas surnommée le tapir parce qu'on avait cru s'apercevoir qu'elle aurait le nez plus long, peut-être, que ses frères et sa sœur ? Comme nous l'avons pu constater, ayant eu sous les yeux confidentiellement sa plainte intime, elle gardera plutôt une impression amère de ses premières années, alors que l'esprit tardif, un peu lent à se préciser, elle vivait dans une sorte de rave, qui la laissait sans résistance. Un souvenir poignant de ma petite enfance, y mentionne-t-elle, c'est une question que je posai à notre bonne anglaise, femme dévouée et douce, dans une circonstance où j'avais eu à souffrir d'un accès de mauvaise humeur. Pourquoi, lui demandais-je, suis-je la fille de papa (le duc de Sesto) et pas celle de maman ? Elle se mit à pleurer et ce fut sa seule réponse. (Mém. inédits de la marquise de Morny). Les lacunes d'une enfance privée d'amour et de joie auront eu, à ce qu'elle nous disait elle-même, des conséquences indirectes sur l'orientation de ses idées, de ses sentiments, qui expliqueraient bien des choses plus tard jugées étranges.
[25] Telle, une gouvernante allemande, fut chassée par le duc de Sesto pour s'être crue en droit de dire à la jeune fille dont elle avait à diriger l'éducation : Mlle de Morny, mettez-vous à genoux et demandez-moi pardon.
[26] La duchesse quittera la vie sans s'en apercevoir. A Paris, un matin, elle écrivait à la reine d'Espagne en exil, Isabelle, qu'elle aurait le plaisir d'aller la voir dans la journée. Deux heures après, elle n'était plus.
[27] L'empereur ne précisait jamais le but où il tendait ni la nature de ses desseins ; et, de son coté, l'impératrice, avec sa turbulence, intervenait en toute circonstance où se brouillaient les cartes de la politique extérieure. Elle aurait voulu, disait-elle, former des coalitions.