L'homme du monde, après l'homme politique et le diplomate. — Un retour attrayant sur le passé. — Dans les salons à la mode, sous la monarchie constitutionnelle. — Chez Mme Boscari de Villeplaine. — Physionomie variée de ce centre aimable de réunion. — Une plaisante historiette. — Auguste de Morny et son mystérieux domino de l'Opéra. — En d'autres maisons. — Plaisirs et succès continus. — Sous l'Empire. — Morny et ses imitateurs. — Son portrait physique et moral, aux environs de 1855. — La société d'alors. — Histoires de monde, de femmes et de jeu. — Anecdotes de fêtes, de réceptions, de bals costumés. — Le spectacle piquant de l'aristocratie slave à Paris, entre 1856 et 1859. — L'attraction féminine et le rôle considérable qu'elle occupa dans l'existence de Morny. — Des traits des exemples, à travers toutes les catégories de monde. Fragments de correspondance intime. — Lassitude éprouvée de cette dispersion extrême. — Mariage du comte de Morny. — Les préliminaires de cette union ; les incidents qui s'y mêlèrent, entre Paris et Saint-Pétersbourg, et la répercussion qu'ils eurent jusque chez l'empereur. — Apaisement de ces troubles. — Retour en France du comte et de la comtesse de Morny. — Portrait de Sophia Troubetzkoï, comtesse de Morny. — Pages d'intimité. Les séances journalières du Corps Législatif et les batailles de la Bourse n'avaient pas affaibli, chez le comte de Morny, le goût d'aller dans le monde. Il avait toujours été du soir, et cela depuis les premières années du règne de Louis-Philippe, quand les salons s'occupaient fort d'un jeune homme blond, appartenant par ses relations à tous les cercles et qui lui ressemblait comme un frère. Il débutait à peine que les regards allaient à lui. Le monde l'appelait sans le retenir. On le voyait un peu partout, aux réceptions, dans les coulisses de l'Opéra, sur le turf, au théâtre, en attendant qu'il confiât sa barque aux flots mouvants de la politique. L'influence de Mme de Souza lui avait ouvert plusieurs maisons aimables, d'où l'on avait exclu l'ennui comme un hôte incommode. Tel, le salon de Mme Boscari de Villeplaine, qui s'était vu très en faveur, sur la fin de la Restauration et pendant une grande partie de la monarchie de Juillet. En ces lieux agréables faisaient figure, du côté des habits noirs : le duc Pasquier, un observateur judicieux, s'il en fut, un homme adroit surtout, trop habile même pour s'être gagné beaucoup de sympathies, sur le chemin de sa longue existence ; le major Fraser, un original à triple dose, dont la vie d'aventures et de mystère, de sports insensés et d'études transcendantes, de simplicité dans les manières et d'excentricité dans le costume, intriguèrent si fort, une génération durant, Paris et les Parisiens[1] ; Viennet, un partisan très déterminé de la branche cadette, depuis que la branche aînée était en exil ; l'excellent Vatout, l'indispensable Vatout, qui ressemblait si singulièrement à Louis-Philippe par une raison bien naturelle[2] ; le comte Horace de Viel-Castel, un témoin redoutable et qui commençait à tailler ses crayons ; le marquis de Boissy, un faiseur de mots dont on se repassait les boutades et les prestes répliques ; le docteur Véron en passe de devenir un gros personnage, mais qui ne l'était pas encore et se contentait de promener avec conviction, tant au Musée qu'à l'Opéra, son bizarre titre de médecin inspecteur des tableaux du Louvre[3] ; le général de Flahaut — une physionomie de connaissance —, Charles de Flahaut, auquel sa longue commensalité chez Talleyrand[4] avait valu l'honneur d'être considéré comme un homme politique. Dans l'assemblée des robes, c'étaient, en première ligne, de grandes dames étrangères, aussi connues par la finesse de leur intelligence que par le brillant de leurs titres, comme la remuante princesse de Lieven, la comtesse d'Apponyi, femme de l'ambassadeur d'Autriche, et la princesse de Ligne. Marquises de vieille roche, duchesses de l'Empire et comtesses de courtoisie — ainsi dénomme-t-on poliment, en Italie, les aventurières du blason — s'y rejoignaient dans une confusion agréable, et toutes portaient noblement leurs couronnes vraies ou fausses[5]. Qu'un tel salon attirât la jeunesse, on ne devra pas s'en étonner si l'on pense, en outre, qu'on l'avait baptisé le paradis de Mahomet, pour le nombre et le choix des jolies personnes, que la bien intentionnée Mme de Villeplaine se plaisait à grouper en son hôtel de la place Vendôme. L'une d'elles en rapporta toute une gerbe de souvenirs où ne fut pas oublié le comte de Morny. Car, il était en coquetterie réglée avec plusieurs des beautés de l'endroit, depuis une certaine histoire, dont nous glanerons les détails chez cette mémorialiste attrayante, mais peu sûre, des salons d'autrefois, la comtesse de Bassanville. Il était arrivé ceci. L'une des visiteuses habituelles de Mme Boscari de Villeplaine occupait chez elle, à jours fixes, une habile couseuse, qui, pendant d'autres jours de la semaine, faisait courir l'aiguille chez une femme très à la mode et, partant, fort soigneuse de sa toilette. Un matin qu'elle traversait la salle à manger de son appartement vinrent à frapper son oreille des propos, que tenait, dans une pièce voisine, à sa femme de chambre l'ouvrière en question. Elle s'arrêta net et, tout indignée qu'elle fût d'avoir à écouter de pareilles balivernes, elle ne bougea de la place qu'elle n'eût entendu cette conversation jusqu'au bout. Or, il avait été conté, derrière la porte, que, dans la maison de l'autre personne, des domestiques indélicats s'étaient amusés à perforer, à l'aide d'une forte vrille, la cloison qui séparait l'antichambre d'un joli boudoir, où s'abritaient des intimités, dont nous n'avons pas à préciser l'objet ni les formes, et que lesdits serviteurs n'en perdaient pas un détail. Quoique un peu légère en ses propres façons, la dame dont nous parlons s'était courroucée fort contre de pareils agissements. Il fallait, jugeait-elle, en prévenir de suite la victime de cet abus de confiance. Mais comment ? Elle en avait encore l'imagination perplexe, un soir que ses pas l'avaient conduite, en domino et le minois caché sous un masque de velours, au bal de l'Opéra. Apercevant le comte de Morny, qui, par hasard, se promenait sans compagnie dans le foyer, elle alla droit à lui et d'une manière un peu hésitante d'abord, mais qu'elle eut le temps d'affermir dans la suite de la conversation, elle lui expliqua qu'on aurait un service à rendre, intéressant l'honneur d'une femme, et qu'elle attendait de sa chevalerie qu'il ne s'y refuserait point. Elle ne lui avait révélé, toutefois, qu'une partie de l'aventure, aiguisant à dessein sa curiosité, la tenant en suspens pour l'exciter davantage, et se disant qu'il n'en irait que plus vite à s'acquitter de la commission. Il devenait interrogeant, et, comme elle voulait dégager son bras du sien, il la retenait, trouvait des prétextes à prolonger l'entretien, demandait à voir le visage qu'elle masquait à ses yeux, et qui ne pouvait être que charmant, enfin commençait à s'échauffer. Ecoutez, lui répondit-elle, je consentirai à vous répéter, mot pour mot, tout ce que j'ai entendu, quoique le sujet n'en soit pas des plus aisés pour la bouche d'une femme, mais à une condition, c'est que le fait principal soit certifié véridique, et qu'il soit bien attesté qu'on a pratiqué réellement dans la cloison le judas révélateur. Assurez-vous- en, d'abord ; et, le sachant, venez, vendredi, au bal chez Mme de Villeplaine, avec un camellia rouge à la boutonnière ; j'y serai, je vous ferai un petit signe auquel vous me reconnaîtrez ; vous prendrez place à côté de moi ; et, cette fois, vous saurez tout. Je vous le jure. Là-dessus, ils se séparèrent. Le vendredi suivant, Morny ne manqua pas à l'espoir du rendez-vous. Il fit son apparition, portant, comme on en était convenu, le camellia à la boutonnière, un camellia d'un rouge éclatant, énorme comme une pivoine. Cependant, celle qu'il cherchait ne se hâtait point de lui adresser de la main, des yeux ou des lèvres, le signe attendu. Elle avait juré sur l'honneur qu'elle serait fidèle à la parole donnée ; mais, comme elle était d'un sexe dont les paroles n'engagent à rien, comme elle avait atteint son but et ne tenait pas à pousser les choses au delà des commencements, elle continuait à se dérober. Seulement elle ne s'était pas refusé le plaisir d'en avertir ses jeunes amies. Sémillantes, aguichantes et moqueuses, elles étaient là plusieurs qui souriaient de leur plus beau sourire, quand passait près d'elle l'élégant Morny et sa fleur, de sorte qu'il s'arrêtait auprès de chacune, demandant à celle-ci, puis à celle-là si par hasard, elle n'était pas son domino du bal de l'Opéra. Il n'en apprit rien, ce vendredi, ni le suivant ; mais il ne se découragea point et poursuivit son enquête, si bien que ces escarmouches de galanterie durèrent tout l'hiver, avec le bon espoir que tant de patience serait enfin récompensée par quelqu'une. ***Du salon de Mme de Villeplaine ses goûts coutumiers émigrèrent en celui de la comtesse Le Hon, d'une importance sociale plus relevée et qui lui servirait de marchepied pour atteindre à la fortune d'abord, à la réputation ensuite. Dans les cercles mondains, il ne recevait qu'encouragements, accueil de fête ; il était bien, comme on le qualifiait sans attacher à l'épithète aucune intention d'ironie, la fleur des pois du jour. De cette période de dandysme, où lui faisaient cortège les lions et lionceaux d'alors, flattés de croire qu'il était des leurs, malgré qu'il ne leur accordât point d'être des siens, il s'était élancé dans un courant d'activité, où toutes les passions humaines étaient en jeu. Il eut vite derrière soi un passé d'industriel, de candidat politique satisfait, tout en continuant à promener, le soir, ses désirs frivoles en des réunions de choix. Car, de tels points de rencontre ne manquaient point ; il en existait encore une sélection, bien qu'on affectât de prononcer dans un certain monde, que, depuis la mort de Mme de Vaudemont, il ne se voyait plus rien de distingué, de noble ni d'élevé en hommes et en femmes, sous le roi Louis-Philippe. A travers les révolutions politiques dont il fut spectateur ou acteur, à travers les changements de personnes et de condition, Morny ne crut point qu'il dût renoncer à l'application heureuse des enseignements de sa jeunesse. Parvenu au summum de son influence, il régnait à l'ombre de l'Empereur et presque autant que cet empereur même. Mais, parce qu'il avait fourni ses preuves d'homme d'action, il n'avait Pas abdiqué l'ambition de rester un homme à la mode. Il l'était demeuré, en effet. Dans l'aristocratie plus ou
moins mêlée, qui paradait au Bois, dans les théâtres, sur le champ de courses,
on citait le nom de ses chevaux. Je dirai même qu'on s'intéressait à ses
liaisons et qu'on croyait savoir le nom de ses maîtresses. Tel que nous le
représentions, en sa jeunesse hardie, papillonnant d'un boudoir à l'autre,
ou, en compagnie d'un vicomte d'Alton-Shée ou d'un Montguyon, s'échappant par
les zones d'un monde légèrement frelaté, tel nous le retrouvons, aux beaux
jours de l'Empire, se dépensant à l'extrême, sous ses airs tranquilles et
nonchalants. Il avait pris des années et de l'importance, sans se détacher de
sa propre ressemblance ; et il n'avait. pas à s'en plaindre, les soirs de
réunions mondaines, où les plus séduisantes l'enserraient de leurs coquetteries.
Les jeunes et les jolies, qui le savaient appréciateur, répétaient, à son
intention, les petites comédies des clins d'yeux, des remuements de tête, des
airs attirants, dont elles se mettaient en frais si généreusement pour son frère
couronné. Heureux Morny ! Heureux comme un bâtard !,
murmurait une princesse étrangère en le voyant traverser les salons de son
pied léger et sûr. Sur tout le reste dénué d'illusions, il continuait d'être celui qu'il avait été, naguère, lorsqu'il préludait à la haute vie : facile à ses penchants, indulgent à la conduite d'autrui et très accommodant sur les principes par la raison simple qu'il n'en avait point. Enfin, avec son scepticisme, disposé à ne voir dans le monde que des vertus feintes ou des vices déguisés, il se mêlait au spectacle de son temps en dilettante ou le considérait d'un peu haut sans amour et sans haine. D'aversion véritable il n'en avait qu'à l'encontre de l'inconvenance et de la vulgarité, s'en préservant avec soin, comme d'une salissure, et ne les tolérant pas à ses côtés. Pourvu que la correction demeurât sauve, que les dehors fussent à peu près irréprochables, nul n'était plus coulant en faveur de ceux qui l'approchaient. Dans l'abaissement général des caractères, se montrer difficile sur la valeur morale des gens en possession de titres, de privilèges sociaux et de richesses acquises, c'eût été s'obliger à fermer sa porte à trop de monde. Il s'en gardait, par raison ou par prudence. Cette vague indulgence lui valait des retours de satisfactions particulières. On lui savait gré de cela en se réglant sur lui et en l'imitant. Plus d'un à Paris — des étrangers, également, désireux de se faire Parisiens — le prenait pour modèle en tout, copiant ses gestes mesurés, sa démarche et toute l'extériorité de sa personne. Son accent même, ses façons de parler, ses intonations venues d'une sorte de dédain lointain, avec cette atténuation voulue de simplicité, qui en formait un composé unique, tout cela faisait école. Il y avait bien des Montpavon dans l'entourage du comte de Morny, qui trouvaient un chic supérieur à jeter une réponse, comme lui, du bout des dents à traduire, une impression, comme lui encore, avec cet air aristocratiquement fatigué, qu'il parut toujours de bon ton de prendre dans un monde particulier, où l'on semblerait vouloir abandonner à l'usage du commun l'emploi banal de la parole. Peut-être n'y apportait-il pas lui-même du maniérisme calculé, mais de la lassitude, quelque paresse, et le désir de se dérober à l'échange des propos superflus. ***Dès avant l'année 1851, Morny avait pu frôler toute la société en montre de la politique, du théâtre, de la littérature, et aussi le monde de la finance, sans l'aide duquel il est fort malaisé de jouir d'aucun de ces biens. S'il recherchait de préférence, comme son élément naturel, les milieux de haute élégance, il ne se refusait point à lier commerce en des maisons opulentes et bourgeoises. Des motifs sans désintéressement le poussaient à faire acte de présence chez des financiers ou suppôts de financiers, dont il avait à soigner pratiquement les rapports, pour les meilleures fins de ses spéculations. Le juste sens, qui l'avertissait du ton à prendre en tous lieux, lui conseillait de n'affecter là aucune morgue déplacée, mais d'y mettre à l'aise sa gentilhommerie par de ]a rondeur et de la simplicité. Il n'était pas le même homme partout. Dans les salons où plaisaient son esprit et sa distinction, on lui reprochait, parfois, une certaine fierté dont la cause ne s'expliquait pas. Il se souvenait trop, en ces moments-là de la reine Hortense. Avec les gens de Bourse, les traitants modernes, les manieurs d'argent, il jugeait inutiles les grandes façons ; il usait avec eux d'une sorte de bonhomie familière, qui les lui rendait avantageusement sympathiques. A leur table, dis-je, il se montrait bon prince. Néanmoins, il lui arrivait d'éprouver, au contact de certaines médiocrités de personnes ou de procédés, une gêne, un malaise, qui blessait ses intimes délicatesses ; et, alors, le grand seigneur qu'il se flattait d'être se faisait reconnaître à la manière dont il en signifiait le rappel autour de soi. Un jour, il dînait en nombreuse compagnie chez un banquier, de la tribu de Jacob, dont la grosse fortune n'avait pas ennobli les formes autant qu'il eût été souhaitable. Le service était large, bien conduit et ne péchait que par un seul détail ; encore fallait-il qu'on en eût reçu l'avertissement pour s'en apercevoir. Le maître de la maison avait coutume de se faire servir à part d'un Léoville d'une année exceptionnelle. C'était l'art du valet de chambre particulier du personnage de tirer de sa cachette, à point nommé, la précieuse bouteille, d'en verser adroitement à son maître ou à un intime désigné, puis d'escamoter le flacon et de le remplacer non moins lestement par d'autres vins à l'usage de tous les convives. Morny s'était laissé conter cela. Désireux de rappeler son hôte aux devoirs de la parfaite courtoisie, il surveillait la manœuvre ; et, comme le domestique s'approchait, ayant en mains deux bouteilles et demandait avec empressement ce qu'on voudrait bien accepter : Branne-Mouton ou Ermitage ? Morny répondit, en désignant du doigt que les gens du monde savent mettre dans leur œil, l'endroit où se dissimulait la fameuse marque : Je préfère du Léoville. Il avait dit cela d'un ton assez haut pour être entendu de l'amphitryon. Le maître d'hôtel troublé regardait son maître. Le secret était éventé, on n'avait d'autre ressource que de faire bonne contenance. Servez à monsieur le comte le vin qu'il préfère. Le valet obéit, va rechercher l'élixir en son coin, et, avec une sage lenteur, le distille goutte à goutte dans le verre qui lui est tendu. Alors, Morny, que le maître du logis observe attentivement, curieux de saisir du regard la flatteuse impression, qui ne manquera point de le chatouiller aux papilles les plus délicates du goût, Morny, plein d'indifférence, verse le contenu du petit verre dans un plus grand, l'étend d'eau commune largement, et reprend la conversation interrompue avec son voisin. Quelle leçon, ce beau geste dédaigneux du gentilhomme au parvenu[6] ! ***De l'aisance il en avait en toute compagnie. Il ne respirait à son gré que dans l'air épuré du grand monde (épuré, dis-je, quant aux manières et à l'esprit), quitte à le délaisser, de temps en temps, pour tenter d'agréables diversions par les détours des coulisses et du demi-monde. Il exerçait en toute société une sorte de fascination personnelle à laquelle il était très difficile de résister, quand il le voulait bien. Une noble douairière se plaignait à son fils de ce qu'il blessait son oreille à lui vanter à tout propos la bonne grâce du comte de Morny. Je ne verrai jamais cet homme ! prononçait-elle d'un ton résolu. Elle ne put empêcher, cependant, qu'il n'y eût rencontre accidentelle, dans une maison où tous deux avaient l'habitude d'aller. Morny, qui n'ignorait point la prévention dont il était l'objet, s'employa de tout son pouvoir à la faire disparaître ; et, vraisemblablement, son succès fut complet, car la conversation avait duré presque la soirée entière. Le lendemain, le premier soin du fils avait été de questionner sa mère : Que pensait-elle du comte de Morny ? Lui gardait-elle une antipathie si tenace ? Et celle-ci de répondre moitié figue, moitié raisin : Je l'ai invité à dîner ! En quelque maison qu'il allât, sa prédilection était acquise — autant qu'il pouvait lui donner contentement — à la fraction féminine. C'était un repos, un charme à son esprit d'y côtoyer les caprices d'une causerie légère, où ses qualités d'éducation avaient beau jeu. L'enlevait-on à ce plaisir, il se défendait mal d'un mouvement d'humeur et d'un peu de maussaderie jusqu'au moment d'y retourner. Dans les premiers jours de l'Empire, on le voyait assez fréquemment chez le banquier Laffitte, dont les belles-sœurs avaient la réputation d'être aussi spirituelles que jolies. Une après-souper, qu'il était de conversation avec l'une d'elles, on vint le prier de passer à la table de jeu. Il n'en avait aucune envie et s'excusa. Mais on tenait fort à sa présence, dans la pièce d'à-côté pour animer le tapis vert. Allons, venez faire un coup de
lansquenet, Madame vous le permet ! — Vous le voulez absolument ? Ce sera bientôt fait ! Et d'un pas rapide, comme pressé d'être revenu déjà il se rend où l'appellent, non le jeu, mais les joueurs. Votre jeu ? lui demande-t-on. — La rouge et la noire. C'est expéditif. — Votre enjeu ? — Dix mille francs. Les partenaires se regardent. On ne s'attendait point à si forte réplique. Personne ne tient. Laffitte s'aperçoit de l'hésitation, s'approche et croit de son devoir de répondre. Enfin plusieurs personnes s'inscrivent. La somme est faite. Maintenant la parole est à la chance. Les cartes volent. Morny s'arrête à la rouge. On tourne la noire. Qu'importe ! C'est donc fini. Il veut se lever. On l'invite à la revanche. Revanche, soit. Dix mille francs à la noire. On tourne la rouge. La seconde épreuve ne lui avait pas été meilleure que la première. Il laissait vingt mille francs sur le tapis. Ah ! très bien, dit-il, en réglant de sa signature et quittant la place ; je vais donc pouvoir, à présent causer tranquillement. Par accoutumance et par inclination, répéterons-nous, il se complaisait dans la compagnie salonnière des femmes, aimant leur ramage et leur mines, goûtant les badinages dont les gens d'esprit semblent vouloir récompenser leurs déploiements de grâce et de coquetterie, et réagissant par sa manière d'être contre la tendance, qui commençait à s'introduire, timidement encore, mais qui devait aller en s'accentuant de plus en plus, à faire deux sociétés en une seule, les sociétés séparées des hommes et des femmes, ceux-là s'envolant aussitôt que le permettent les simples convenances pour se rejoindre aux salles où l'on joue, où l'on fume, celles-ci demeurant à peu près seules comme des captives de harem, jasant, musiquant, s'écoutant sans un vrai plaisir ou s'entre-regardant, se critiquant des yeux sans parler. Il ne s'y alanguissait point outre-mesure. Quand il avait assez madrigalisé du côté des femmes, il savait se reprendre du côté des hommes, sérieusement. On l'y jugeait intéressant et fin, quand il daignait quitter son visage d'idole ennuyée, terminer ses phrases, achever ses mots et donner la preuve qu'il était capable d'avoir du brillant, autrement que par échappées et par boutades. Il excellait dans la façon de parler entre cieux fenêtres, en cette manière intime et dégagée d'apprêt où se peuvent échanger tant de choses spirituelles et profitables, sans qu'on ait eu l'air d'y songer en les disant. Il avait encore une adresse particulière à découvrir chez ses interlocuteurs, flatteusement, des qualités dont ceux-ci, pour ne les avoir pas assez mises à l'épreuve, sans cloute, n'avaient pas toujours le soupçon eux-mêmes ; habilement, il les faisait valoir en sa présence, les relevait à leurs propres yeux, puis les laissait sous cette impression agréable, qu'il s'était plu à leur procurer en passant. L'une de ses particularités de causeur était le contentement qu'il prenait à déconcerter les formes habituelles de la conversation, traitant les questions graves à l'étourdi ou parlant des choses légères avec gravité. On ne goûtait pas toujours, chez Morny, cet air excédé, dont il faisait un des caractères de sa distinction. On lui reprochait plutôt l'espèce d'affectation qu'il mettait à ne parler que du bon ton et la tendance qu'il avait, en l'intime, à donner sans cesse des leçons de langage ou de tenue. Manie étrange de sa part, qui le faisait ressembler — selon le mot d'un de ses secrétaires volants, Gustave Claudin — à ceux qui, ne sachant rien, le matin, mais ayant appris quelque chose dans la journée, s'empressent à l'étaler, le soir. En cela paraissait-il inférieur, comme homme du monde, au comte d'Orsay, qu'il surpassait à tant d'autres égards, ne fût-ce que sous le rapport de la discrétion envers les femmes[7]. Aussi bien savait-il se débarrasser, entre amis, de cette réserve, qui glace les dehors des personnages publics. S'il allait masqué de velours, par le monde, il lui tardait, d'en sortir comme d'un théâtre où tout est déguisement, dissimulation, mensonge, pour se retrouver le visage et l'esprit libres. Il avait ses moments d'abandon, de gaieté, où il était la séduction même. Un peu de hauteur, qui n'était, cependant, point la morgue d'un homme solennel et autoritaire tel que Baroche, mais qui se nuançait d'un peu de froideur et de dédain, apparaissait dans son attitude, au milieu des gens de cour ; en revanche, il se montrait simple avec les simples ; il fut bon pour ceux qui le servaient et bienveillant envers les modestes et les inconnus. Trait assez rare pour qu'il soit relevé, à son honneur. Nous en donnerons, pour preuve, une double anecdote, dont les détails ingénus nous reposeront des subtilités d'un portrait à la plume. La voici, telle que nous l'avons recueillie de la bouche du marquis de Charnacé, auditeur et témoin. ***On se trouvait en petit cercle chez la duchesse de Bassano, dans l'appartement qu'elle occupait aux Tuileries. Auprès d'elle Mme de Sancy-Parabère, Mérimée, Morny, Charnacé échangeaient des propos en l'air. La conversation, après bien des chassés-croisés, s'était arrêtée sur un incident de bal advenu, la veille, chez la princesse de Metternich. Les redoutes, que donnait l'ambassadrice d'Autriche-Hongrie en son hôtel de la rue de Varennes, étaient fort recherchées et d'autant plus appréciées qu'on n'y pénétrait point sans invitation personnelle. Mme de Metternich se montrait rigoureuse à l'extrême sur ce point. Elle n'accueillait pas toutes les demandes et ses instructions là-dessus étaient formelles : on devait se faire connaître en arrivant. Les hommes y étaient reçus à visage découvert ; les femmes s'y présentaient en domino, mais le capuchon devait se relever, à l'entrée du premier salon, où se tenait la princesse[8]. Par aventure, en l'une de ces soirées dansantes et costumées s'était glissé quelqu'un, qu'on n'y attendait point, un personnage de taille élevée, aux formes correctes, ni gênant ni gêné et qui portait ce nom de roman : le marquis de Saffray. Était-il bien marquis ? Je n'en jurerais point. Moins douteuse était la situation modeste, qu'il occupait dans les bureaux de l'Intérieur. C'était un original, un maniaque, dont l'une des bizarreries était la suivante. Assidu compulseur du journal qu'avait fondé Henri de Pène, sous le titre de Gazette des Étrangers et qui était un peu le Gaulois d'alors, parce qu'on y voyait annoncer les réceptions du Paris mondain, il était parvenu à se convaincre que le. seul fait d'être abonné à ladite Gazette l'autorisait à se rendre dans toutes les maisons recevant. Cette folle lubie l'avait donc conduit, lui M. de Saffray, chez la princesse de Metternich. Il venait à peine de passer le seuil du premier salon. Mme de Metternich, qui l'avait dévisagé de son regard prompt et connaisseur, appela un des attachés de l'ambassade : Quel est donc ce monsieur, qui se tient debout, là-bas, contre le palmier, à droite ? Allez, je vous prie, lui demander son nom et s'il a reçu une invitation. L'attaché l'aborde et révérencieusement demande : Pourrai-je savoir à qui j'ai
l'honneur de parler ? — Au marquis de Saffray, monsieur. — Vous avez reçu, sans doute, une invitation de l'ambassade ? — Non, pas précisément, mais comme j'ai lu dans la Gazette des Étrangers... — Cela ne suffit pas, monsieur. Et il attend que son interlocuteur ait compris le parti qui lui reste à prendre. Eh bien ! monsieur ! Il insiste et réitère son invitation... à sortir. Eh bien ! monsieur ! Le geste était assez clair de sens. Le pauvre marquis de Saffray se réveilla de son illusion dans la rue. Mme de Bassano, qui, sans avoir l'esprit très brillant, possédait autant de bonté que de distinction véritable, avait trouvé cette exécution un peu bien sommaire et dure. Ne le pensez-vous pas comme moi ? demanda-t-elle à ses hôtes. — Oh ! moi, répond Morny, pour rien au monde je n'aurais voulu contrister mon ami. — Votre ami ? On s'étonne. On se récrie. Des interrogations partent. À la vérité, nous n'avons, cet excellent ami et moi, que des rapports silencieux. Mais, il m'est utile, précieux à sa manière. Et voilà pourquoi je l'appelle mon ami. Vous le savez, ma femme ne s'occupe guère de mes députés. Mais il est là lui, ne manquant aucune de mes réceptions, guidant mes invités parlementaires et leur faisant les honneurs de ma galerie sans en avoir jamais été prié. Comme il faut passer par la salle
des tableaux pour entrer dans les salons, il se tient aux abords, attentif et
prévenant. Des membres du Corps Législatif se trouvent-ils arrêtés en face
d'une toile d'importance, il est à côté d'eux déjà prêt à leur enseigner les
origines, la valeur, le prix et jusqu'à la date d'acquisition du
chef-d'œuvre. Je me souviens qu'une fois, curieux de m'instruire, moi aussi,
je m'approchai. Il tenait M. de Chevigné, un élu de Maine-et-Loire. Il
exposait des faits, précisait des chiffres. — Vous êtes sûr ? demandai-je. — Absolument, Monsieur le Duc, c'est un tableau que je suis depuis trente ans. Mon ami ne me parlait jamais. Un
soir, pourtant, il m'aborde : — Monsieur le Duc, j'ai une requête à vous présenter. — C'est fait. De quoi s'agit-il ? — Ma mère... Mais peut-être, M. le Duc n'a-t-il pas lu les poésies de ma mère ? — C'est un plaisir qui m'a été refusé jusqu'à ce jour. — Voilà... Ma mère donne une soirée dans son appartement de la rue de Clichy, mardi prochain, et elle dira de ses vers, au piano. — Au piano ? — Au piano, Monsieur le Duc. Nous ferez-vous l'insigne honneur d'être des nôtres ? — Mais, comment donc ! Certainement. Je dînai, le jour en question,
chez l'ambassadeur d'Angleterre, en tenue d'apparat et le grand cordon à
travers la poitrine. Par quel hasard, au dessert et dans cette atmosphère
diplomatique, nie souvins-je de la singulière invitation, qui m'avait été
faite ? Je l'avais acceptée et ne voulus pas manquer à ma promesse. Le dîner fini, je monte dans ma voiture
et donne l'ordre qu'on me conduise à la maison désignée. Les marches gravies,
je sonnai. ll n'y avait pas foule à la porte. En entrant, cinq à six
personnes m'apparurent paisiblement assises dans le salon. Le flot n'est pas arrivé,
pensai-je. Tout de suite, j'avais distingué, à son attitude, la Muse de ce
temple domestique : une vieille dame très pâle et très amaigrie, vêtue de
noir, coiffée d'un turban. J'étais intéressé déjà par le turban ; j'en avais
vu de pareils, en mon enfance, chez des amies de Mme de Souza. — Madame, votre fils m'a parlé de vos poésies. J'avais à répondre à d'autres invitations. Mais je suis venu pour ces poésies. J'attends impatiemment le plaisir de vous entendre. Elle se dirigea vers le piano, une épinette pas grande du tout et bien ancienne. Ses mains gantées de mitaines blanches glissaient sur les touches et en tiraient des sons grêles. Elle avait commencé à réciter des vers, qui ne me parurent pas mauvais, en vérité, avec leur accompagnement en sourdine. C'était une primeur à mon oreille. Je l'en félicitai. Cependant, l'excellente personne s'étant levée pour recevoir une nouvelle arrivante, j'en profitai pour m'esquiver et j'allai finir la soirée chez la duchesse de Persigny. Ici, n'étaient en défaut ni le nombre ni la qualité des invités. Sous le ruissellement des lumières, c'était un très différent spectacle de blancheurs d'épaules, de clartés soyeuses, de pierreries scintillantes, de plumes et d'aigrettes piquées dans les chevelures. Et sur les habits des hommes étincelaient les croix à profusion. On en eût compté seize sur la poitrine du seul Bacciochi, ressemblant de loin, disait quelqu'un, à une vignette de missel du XVe siècle. On avait peine à circuler, ce soir-là clans les appartements de la fille unique de Mme de la Moskowa — une personne jolie à voir dans sa blondeur, mais de nature et de caractère un peu bien fantasques et dont l'écervèlement faisait contraste de bizarrerie avec la gravité plutôt morose du duc son époux[9]. En sa double qualité de personnage officiel et d'homme du monde, Morny se devait à bien des maisons parisiennes, à commencer par le Château, comme on appelait les Tuileries. Il ne pouvait se dispenser d'assister à aucune des réceptions de la Cour. On eût trop remarqué son absence, aux galas ministériels. Enfin les salons les plus cotés ne permettaient point qu'il les oubliât. Il fut l'un des invités de marque du bal fameux de la duchesse d'Albe, comme il l'avait été du grand soir des Walewski, au Ministère des Affaires étrangères. Le dernier survivant des jeunes et brillants cavaliers, qui menèrent alors, chez Mme-Walewska, l'adorable quadrille des pierrots et pierrettes, nous en retraçait encore, en 1909, l'image restée fraîche et pimpante en sa mémoire. Lui-même, le baron Charles de Behr y conduisait la princesse Lobanof, née Paskiewitch, à laquelle on le savait attaché par des liens de roses, c'est-à-dire par l'attrait d'une affection sérieuse et tendre. Puis, Alfred de Grote, un joli garçon qu'on disait avoir été du dernier bien avec l'une des grandes-duchesses, et qui avait engagé la maîtresse de maison ; le comte Hoyos, ambassadeur d'Autriche-Hongrie, avec Mlle de Rivas de Saavedra ; et le prince Georges de Croy[10] avec Mme de Grétry, une blonde gracieuse, que courtisa l'empereur, complétaient l'aimable groupe. Costumés de satin blanc avec des pompons rouges, tout poudrés et portant le petit chapeau pointu blanc avec des rubans rouges flottants, ayant même aux pieds des bottines blanches, les cavaliers formaient le vis-à-vis impeccable des danseuses, celles-ci toutes légères en leurs jupes de gaze ornées de réseaux d'or. Le corps de jupe était en soie de couleur rouge et blanche, avec des nœuds de ruban or. L'entrain était des plus vifs de part et d'autre. On avait exécuté la danse au tempo di galopo. L'empereur et la reine de hollande avaient été si ravis du spectacle[11] qu'ils demandèrent qu'on recommençât le quadrille. Mais, cette fois, la sensible princesse Lobanof, que pressait trop la cadence, s'était évanouie, de sorte que le baron de Behr dut la soutenir sur son bras, pendant une partie de la soirée. Ils étaient là tous et toutes, ceux et celles qui donnaient le ton à la Cour et au mouvement parisien. C'est à ce bal du Ministère des Affaires étrangères que la -comtesse Tascher de la Pagerie avait fait son entrée sous les lustres, en chaise à porteurs et suivie d'un cortège. L'empereur, qui était arrivé en un domino noir s'était diverti à revêtir ensuite un domino mauve, pour intriguer sous les cieux espèces. L'impératrice elle-même, apparue d'abord en une toilette noire lamée d'or, avec des étincellements de diamants et de rubis dans ses cheveux poudrés, était passée dans la chambre de Mme Walewska afin de se travestir et de se dérober aux regards trop prompts à la reconnaître. On disait merveilleuse — et c'était le sentiment particulier de M. de Morny — la comtesse de Brigode ; on appréciait infiniment aussi la jeune Mélanie de Pourtalès, un vrai Greuze, et plus d'une encore de celles que nous avons portraiturées dans une précédente galerie, telle la comtesse de Castiglione, l'unique, l'incomparable. Morny n'allait guère qu'à titre officiel chez le prince Napoléon avec lequel ses rapports, déjà des plus froids vers 1852, furent longtemps à se réchauffer, quoiqu'il sût, lui reconnaître des qualités d'intelligence rares et qu'il dût, en 1859, à la veille de la guerre d'Italie, le recommander à l'empereur pour la régence. Ses visites se faisaient moins rares chez la princesse Mathilde, assuré qu'il était d'y trouver des amis personnels les hommes de lettres de la Païva. On le voyait, chaque fois, aux redoutes de la princesse de Metternich. Et des sympathies particulières le ramenaient fidèlement chez le duc et la duchesse de Bassano. ***Lui-même, comme il convenait à sa situation, à son rang, faisait souvent dîner et danser. On fut plusieurs années à se souvenir des magnificences déployées, le 20 mars 1855, à l'occasion d'une fête de nuit offerte par le Président du Corps Législatif — et payée par la nation, qui eut à solder les frais des contre-danses officielles, Morny ayant enlevé le vote du bal. Un trône avait été dressé dans la salle des Pas-Perdus. On ne voyait partout que glaces et tentures. Des statues modelées par Cruchot et fondues en fer intéressaient le regard, de place en place. Les cours et les jardins étaient couverts de pavillons. Du sein des parterres s'élançaient des jets d'eau, jaillissant sous les lumières. Dans ce cadre féerique allaient les députés en uniforme, frac bleu brodé d'or et d'argent, boutons à l'aigle, gilet blanc, pantalon de casimir blanc à sous-pieds, et n'attendant que le moment où, après avoir rendu leurs hommages aux souverains, ils s'évertueraient aux jeux de Terpsichore. Combien séduisante apparaissait la nouvelle impératrice, en sa robe de crêpe rose à volants de points d'Angleterre, avec des traînants de narcisses, et sous son chapeau de fleurs ruisselant d'émeraudes. Et non loin d'elle, comme semblait exquise la toilette de cette autre princesse, toute nuageuse et mousseuse ! Sur une jupe de taffetas blanc semée de petites abeilles floconnaient onze volants de tulle de soie garnis d'une ruche de marabout et retenus sur le côté droit par un bouquet de traînasses de clochettes blanches. Car, c'était alors le triomphe des robes à la neige. Une après-minuit d'hiver, en 1856, on était sorti émerveillé de l'éclatante réception dont Morny fit les frais pour les beaux yeux[12] de la reine d'Espagne Marie-Christine. On n'admira pas moins la soirée très Régence, que donna, dans ses appartements, Son Excellence présidentielle et législative, à l'extrême fin du carnaval de 1859. Morny avait eu le soin d'indiquer, d'avance, à ses invités qu'ils eussent à conserver le ton de l'époque Louis XV, afin de prévenir les écarts d'imagination et les excentricités de travestissements auxquelles n'échappent point les bals même les plus aristocratiques. Toutes les chevelures étaient donc poudrées à blanc. Et comme les agitations de la danse lançaient par les airs de vagues nuages à la maréchale, qui finissaient par retomber légèrement sur le sol, le maître de la maison avait pu dire, par une fine allusion à un mot du jour, que, si l'on ne dansait pas sur un volcan, on dansait assurément sur de la poudre. Ce furent, d'autres fois, chez Morny, des réunions plus intimes, où son amusement était de faire chanter un air de Lulli à Houssaye, une romance du temps : l'Amour nous mène, à Émile Augier, où l'on s'entretenait tout à l'aise d'art, de femmes et de théâtre. A des dates espacées, revenaient les réceptions à falbalas où les hommes de cour en habits rouges, ponceau, bleus, verts avaient des allures d'officiers, les militaires de dandys, les dames de biches ; de ces bals masqués, dont les turbulentes imaginations purent être comparées à une descente de Valentino se profilant dans un décor de Winterhalter. On y jouissait d'un certain laisser-aller facile, indulgent. La tenue du maitre de la maison était irréprochable, sans qu'il imposât à ses hôtes un ton cérémonieux et gourmé. Aussi, par aventure, n'était-il pas de façons hardies qu'on n'y osât. Les propos à mi-voix s'y rendaient audacieux. Les hommes serraient de près les jolies invitées sous le masque ou sans masque[13]. Des cavaliers entreprenants, comme pouvait l'être un colonel de Galliffet, jetaient de l'émoi dans les rangs des danseuses. Mais le plaisir n'en était pas moindre, au contraire. Dans la bagarre de certaines réceptions où frayaient, avec les habitués de la vie mondaine, des fonctionnaires, des députés et leurs femmes, se produisaient forcément des surprises. Un soir, Morny se tenait à la porte du premier salon, prêt à recevoir. Il était en frac, culottes courtes et bas de soie. Une nouvelle arrivée de son département, la femme d'un ingénieur, prenant le puissant personnage pour un huissier chargé d'annoncer les invités, se nomme à lui et montre bien par son attitude qu'elle attend qu'il répète : Madame une Telle. Le duc de Morny, répond-il, et il s'efface pour laisser passer la provinciale, rouge et confuse. Quelques fausses notes, des incorrections accidentelles, des bigarrures inévitables n'empêchaient point les réceptions du comte, plus tard duc de Morny, d'être des moins foulées et des plus élégamment composées de Paris. Il recevait à merveille ; sa maison était admirable de tenue ; et nul mieux que lui, a dit l'un de ses convives, ne savait assortir les invités, de façon qu'ils fussent heureux de se trouver ensemble, lorsque sa situation ne lui imposait point des exigences contraires à son bon vouloir, ***Hors de chez lui, il affectionnait spécialement les salons diplomatiques et cette haute société russe, si remuante sous le Second Empire, avant et après son mariage avec une descendante des Troubetzkoï. La colonie slave, accrue par des alliances et des unions récentes, se donnait, en effet, beaucoup de champ dans le Paris d'alors. Tout un essaim de jolies Polonaises très en vue, très recherchées[14], et dont quelques-unes devinrent Françaises par leur mariage, en s'appelant marquise de Noailles[15], princesse de Beauvau, comtesse Marie de Bonneval[16], y contribuaient de toute leur animation. Elles avaient apporté, de leur patrie, ce charme attirant, cet esprit fin, ce mélange de dignité et de grâce voluptueuse, qui sont d'instinct chez les Polonaises, et le mouvement qu'elles excellent à répandre dans la société[17]. Moins vives et moins enveloppantes, plus diverses en leurs qualités de nature et de conversation, les beautés russes rivalisaient avec elles de succès dans l'art de plaire, par les différents moyens qu'elles tenaient de leur caractère ou de leur éducation. Leur centre de réunion habituel, de 1856 à 1859, était le salon de l'ambassadeur Kisselef, un grand seigneur d'aspect plutôt imposant, courtois autant que distingué, aimable et spirituel autant que digne. Comme l'y engageaient ses attributions officielles, il travaillait à maintenir entre son Gouvernement et celui de la France les liens d'une harmonie durable ; mais il avait été moins heureux, dans son domestique. Car il vivait séparé de sa femme, née comtesse Potoçka, fille de la belle Phanariote, ayant elle-même conservé des restes de beauté, aimant la conversation, mais davantage les cartes et jouant gros jeu. Elle recevait, le soir, en son appartement des Champs-Élysées ; on y jouait toute la nuit. En son lieu et place, à l'ambassade russe, faisait les honneurs la princesse Radziwill, née princesse Ouroussow et sœur de la ravissante femme du chancelier Gortschakow. Elle aussi avait desserré les liens matrimoniaux et vivait séparée, sans enfants, de son mari. Très élégante et de grand air, on la disait capricieuse et hautaine. Elle se souvenait, à Paris, du bien que lui voulut, à- Saint-Pétersbourg, l'empereur Nicolas Ier, quand ses vœux s'étaient tournés vers elle. Cette princesse Radziwill, qui protégea Morny et goûtait sa conversation, lui avait donné, quand il partit pour Saint-Pétersbourg, des lettres de présentation, dont il tira de précieux avantages. Aux réceptions de leur ambassadeur, les attachés avaient de quoi passer le temps en douceur ; les regards féminins leur faisaient fête de partout. C'étaient : le brillant Albedinsky, depuis gouverneur général des provinces Baltiques et qui contracta mariage avec une princesse Dolgorouki, la grande amie adorée d'Alexandre II[18] ; et le délicieux Alfred de Grote, qui fit tourner bien des têtes à Paris, avant de retourner sur les bords de la Néva, au Palais d'Hiver, où il devint grand-maître de la Cour. En ces parages diplomatico-mondains, se montrait d'habitude un comte Tolstoï, de petite taille, pas très bon, spirituel et laid, en somme peu goûté ; le jeune prince Repnine ; Jean Paschkiéwitch, qui épousa, mais ne garda pas, l'exquise Mlle Souchanow, remariée (après divorce) à lord Hamilton ; et plusieurs autres cavaliers d'élite, comme le beau ténébreux Pierre Troubetzkoï. C'est à ce dernier que la princesse Lise Belosselsky[19], l'amie de Thiers, de Routier, de La Guéronnière, de lord Palmerston, de Gortschakow, de maintes célébrités politiques de Paris, de Londres et de Saint-Pétersbourg, octroya sa main et sa précieuse personne. Petite, blonde, plutôt autrement que belle, avec ses traits aplatis, cependant bien faite, élégante et se donnant des airs de marquise Louis XV, très bien clouée, fort instruite, ayant beaucoup d'esprit, le sachant et tenant à ce qu'on n'en doutât point, parfois mordante en ses reparties, galante, fine, maniérée, en deux mots piquante et singulière, elle s'était créé une physionomie, un rôle, que l'aidait à soutenir un insatiable amour-propre. C'est cette princesse Lise Troubetzkoï, qu'on supposait informée toujours du dernier secret des chancelleries ; elle n'allait point en visite qu'elle ne fût prête, chaque fois, à tirer de sa ceinture ou de son manchon une missive des plus importantes, qu'elle venait de recevoir justement de lord Granville ou du prince Gortschakov. Elle était comme l'Egérie des ambassades, ou passait pour telle ; on la prenait au sérieux. Telle, la turbulente princesse de Lieven, dont le salon avait été qualifié par Thiers l'Observatoire de l'Europe. A ses côtés faisait bruit la spirituelle princesse Léonide Menschikow, née princesse Gagarine, très éclairée, presque savante et, néanmoins, naturelle et bonne ; aussi bien, amusante en ses dehors, aimant à rire avec une sorte de franchise garçonnière, grande, blonde, pas très jolie, ne s'illusionnant point, à cet égard, et en ayant pris bravement son parti ; intempérante en ses propos, mais discrète en ses amitiés ; galante tout franchement, mais honnête et sûre, sans intrigue ni méchanceté, et que les saillies de sa conversation, les éclats d'une gaieté un peu fiévreuse, n'empêchaient point de rester grande dame, en ses actes et ses procédés[20]. Immensément riche, très hospitalière, très liée avec les princes de la famille impériale, elle gâta beaucoup Morny, l'invitant toujours à Saint-Pétersbourg et à Baden. Aimée de tous et de toutes, parce qu'elle était exquise de charme et de bonté, passait dans le même monde la princesse Léonille Wittgenstein, née princesse Bariatinsky. La louange de ses mérites ne quittait point les lèvres de ceux qui parlaient d'elle. S'étant convertie au catholicisme, le séjour en Russie lui avait été rendu difficile ; elle habitait, avec son mari et ses enfants, Paris, l'hiver, et, en été, le château de Sayn, près de Coblentz. Ce fut au bel âge de sa vie, une céleste apparition, aux cheveux cendrés, aux yeux bleus. Elle adorait la France, malgré qu'elle dût se faire plus tard l'amie de Guillaume Ier et de l'impératrice Augusta d'Allemagne[21]. A la pléiade russe eût manqué l'une de ses étoiles sans la présence de la princesse Obolinski dont la beauté s'épanouissait confiante en soi et n'exigeant que peu de la personne intellectuelle. L'empereur Guillaume fut à ses pieds. Son mari avait le renom d'un irréprochable cavalier, quoiqu'elle le tint clans un effacement relatif. Tels la princesse et le prince Menschikov, celle-là toujours en vedette, celui-ci adonné aux sports et qu'on ne voyait pas. Dans ce rayonnement ne passaient point inaperçues des parentes de Mme de Morny, nées comme elle princesses Troubetzkoï et ayant hérité des dons brillants de cette branche de l'aristocratie russe : la princesse Woronzov si connue par son esprit, ses talents, sa fortune illimitée[22] ; la comtesse de Ribeaupierre, sa sœur, ravissante par les traits du caractère autant que par les attraits du visage ; puis Olga d'Oustinow, une charmeuse, disait-on, et dont les grâces jetèrent des feux, avant qu'elle se remariât avec un superbe Espagnol, Blanco d'Encala ; la comtesse Apraxine, moins éclatante, mais agrémentée des dons de la fine et élégante causerie, et très experte en fait de science mondaine[23]. C'étaient encore la fille très douée de la princesse Julie Gagarine, née de Martinow, et les deux filles du maréchal Paskiévitch : la princesse Lobanow, fleurie de mille séductions, et la princesse Wolkonsky, douée d'intelligence plus que d'attraits, au reste distinguée de manières comme sa sœur. On n'en disait pas autant de la femme de leur cousin Korsakoff, la fille de l'intendant de ce dernier, un nommé Morgassow. Mme de Korsakoff fit tapage dans la chronique extra-mondaine du Second Empire. Grande, admirablement formée, d'une carnation éblouissante, avec une somptueuse chevelure et des yeux pleins de flamme, elle eût été parfaite, si le type kalmouk eut été sur ses traits moins prononcé. En ses allures, elle ne visait que faiblement à la distinction, au tact, à la retenue, contente assez si, de quelque façon que ce fût, elle s'imposait à tous les regards. Bien différente se montrait une Mme Narischkine, née baronne Knorring, lettrée, instruite, ayant été fort jolie, avec des pieds et des mains d'enfant et qui donna la preuve, plus tard, qu'elle goûtait beaucoup les choses et les gens de théâtre ; car, après avoir mis du sien aux essais d'un homme d'État vaudevilliste, notre Morny, elle épousera l'un des maîtres de la scène française, Alexandre Dumas fils. Une autre agréable personne portait aussi le nom de Narischkine, celle-ci née Ouschanow, et mère de la jolie princesse Obolensky, remariée à M. de Reutern. Brune de cheveux, rose de visage, elle était souriante et gaie, comme sa sœur également fixée à Paris, Mme de Martinow, et qui transmit ses qualités d'âme et de visage aux filles, qui naquirent d'elle : la marquise Paulucci et la princesse Galitzine. Mais pouvons-nous reconnaître au visage tous ceux et toutes celles qui composaient alors l'aimable tribu moscovite s'agitant clans les rayons du soleil parisien ? Ce fut une douce époque, nous disait, avec un soupir de regret un grand seigneur russe[24], qui tint sa partie dans le concert. On aima là et beaucoup la belle vie, les belles toilettes, les élégances et les élégants. Dans cette société originale et brillante, désinvolte en ses façons, indépendante de goûts et d'opinions autant qu'il fût possible, instruite, enjouée, spirituelle, pleine de contrastes et de séductions, Morny cultiva des amitiés chères. Il s'y montra très épris, en particulier, de Mlle Natschokine. Il ne se lassa point d'y rechercher les plus aimables impressions de l'esprit et du sentiment. D'autre part, il y noua des intrigues dont le mystère ne resta pas toujours voilé, et qui comptèrent au nombre des épisodes heureux à demi ou davantage de sa carrière donjuanesque. ***D'une façon générale, Morny, comme son frère Napoléon III, avait la tentation facile en matière de galanterie. C'était un legs de famille. Il en eut l'inclination dans le sang. Un certain libertinage enveloppé d'élégance et de bon ton était la suite de ce grand amour du sexe. Qu'il estimât d'un très haut prix les qualités intellectuelles et morales de ce sexe auquel il était redevable de tant de gratitude, on ne le certifierait pas, à en croire un trait noté par les Goncourt. Un soir qu'il se trouvait à dîner chez Émile de Girardin — entre hommes, Paul de Saint-Victor, le préfet de police Boittelle, le général Fleury et les frères de Goncourt l'écoutant — il exposait, en la matière, sa profession de foi complète. Il s'était amusé à soutenir que les femmes n'avaient pas de goût, qu'elles n'étaient ni gourmandes, ni libertines, qu'elles ne savaient pas, en somme, ce qui est bon et qu'elles n'obéissaient en tout qu'à des boutades et à des caprices. S'animant sur ce thème, il en avait poussé si loin les développements, et d'une manière si hardie, que nous nous abstiendrons de l'y suivre jusqu'au bout. Mais, toute philosophie mise à part, et la question idéale laissée de côté, il appréciait infiniment, pour le réel de son enveloppe, l'éternel féminin. On lui prêta des liaisons nombreuses, et quelques-unes dans le nombre où il ignorait lui-même s'être engagé. Tantôt trahi, tantôt infidèle, il connut le sort général des amants, avec des succès plus variés que le commun des mortels. Il jouait fort bien la comédie, disait Jacques Raynaud, c'est-à-dire la comtesse Dash : la grandeur du théâtre faisait toute la différence. Très épris du charme auquel nul ne résiste, habile à
gouverner son expérience des concessions successives qui mènent à la
dernière, il avait une réputation justifiée de connaisseur dans la technique
de l'amour. En ces sortes d'affaires, il s'en tenait souvent aux préludes,
qui ressemblent à de riantes escarmouches sans être forcément le début des
batailles décisives. Il ménageait son courage et les occasions. Il savait, me disait la vieille comtesse de V..., choisir les instants ; il n'importunait pas et, tous
comptes faits, il s'arrangea si bien que, sans se presser, il arriva
réellement à posséder beaucoup de jolies femmes. L'heure n'est pas
venue, si jamais elle doit venir, d'en trahir l'incognito mondain. Mais ce
qu'on peut déjà dire, c'est qu'il poussait de préférence ses flirtations vers
la société étrangère. Instruit par un ancien et cuisant souvenir, il appréhendait
trop les attaches indénouables, les liaisons qui ne veulent pas finir, chez
les Parisiennes à demeure. Adroit, prudent, heureux, il se prodiguait à
celles qui passaient. En ces nœuds passagers, il conservait toute
indépendance et toute aisance. Il glissait entre les mains de ces belles
voyageuses avec un dégagé et une chance de réussite incroyables. C'étaient autant de chaînes de fleurs, disait-il, que la destinée se chargeait de dénouer d'elle-même sans
heurt ni déchirement. Assez insoucieux de l'opinion pour n'en agir en tout qu'à sa guise, M. de Morny ne s'en tenait pas exclusivement, comme nous l'avons déjà noté, aux brillantes compagnies, qui étaient le terrain d'élection de ses goûts d'aristocrate ; il ne dédaignait pas, l'occasion l'y portant, d'égarer son choix en des milieux plus bigarrés. Il dîna, maintes fois, à la table de femmes, comme la Païva, très soutachées d'aspasianisme. Le charme attractif de Mme de Silveira eut le pouvoir de le distraire des soucis de la Présidence. On comparait aux soupers voluptueux de la Régence ceux qu'il lui plaisait de prolonger chez des demi-mondaines ou des femmes de théâtre. Il fréquentait avec une assiduité, qui ne passait pas inaperçue, les coulisses et le foyer de la danse de l'Opéra[25]. D'une manière plus étendue, par amour de l'art ou des artistes, on le savait facile et protégeant aux vocations naissantes[26] quand elles se recommandaient, à la fois, des dons de l'esprit et des grâces du visage. Il s'intéressa aux débuts d'une jolie personne arrivée de Louvain à Paris, Bernardine Hamakers[27] et la prit par la main pour la conduire à l'Opéra. Plusieurs comédiennes du Théâtre-Français, comme Rébecca Félix et Rachel se flattèrent de posséder plus que son amitié. Hortense Schneider eut à se louer de ses généreuses attentions. La délicieuse Alice Ozy, — quoiqu'elle ne fût pas un miracle d'intelligence, loin de là — lui ménagea des entretiens pleins d'agrément ; nous en avons pour gages des fragments de correspondance très intimes, venus, par hasard sous nos yeux. Aimablement conversèrent par la poste cette comédienne aux talents légers et ce grand personnage. Deux des lettres de Mlle Ozy, les deux premières sont dignes et respectueuses, mais combien vite auront été franchies les distances ! A la troisième déjà le ton a complètement changé ; on a l'impression qu'un fait nouveau s'est produit, dans l'intervalle, permettant toutes les libertés. Il n'y a pas à s'y méprendre, quand on a lu les lignes suivantes, où c'est elle-même qui donne l'assaut : Si vous ne me répondez pas prochainement, j'irai moi-même, et je compte bien me faire ouvrir la porte, au cas où on me la tiendrait fermée. Et cet autre passage, dans la note émoustillante : Mon cher Lauzun, j'éprouve le besoin de vous demander une audience. J'irai, jeudi prochain, à cinq heures ; il fait assez nuit pour que je ne sois pas aperçue... Entretenez-vous dans l'espoir de me voir ; et soyez aimable comme vous savez l'être[28]. La jeunesse et la beauté égalisent promptement les conditions des femmes devant le désir des hommes. Morny en aima de certaines qui, pour n'être pas nées, comme disent eu leur langage les dévots de l'armorial, n'en furent pas moins des créatures convoitables. On le vit, d'aventure, promener son dilettantisme dans les sentiers en perdition du Château-des-Fleurs[29]. Des momentanées se trouvèrent au niveau de son cœur. Quart d'heure de folie, tentation, passade : il les oubliait aisément et ne prenait pas toujours la peine d'aller aux informations pour apprendre ce qu'elles devenaient ensuite[30]. Ainsi, Morny cueillait des roses dans tous les jardins de Cypris. Il ne se refusait à aucune expérience souhaitable. Il lui plaisait d'effleurer toutes les expressions du plaisir, pourvu qu'elles eussent l'attrait et l'excuse de la beauté. ***Mais était-ce là le bonheur complet et durable ? Une joie lui manqua longtemps, et la meilleure, celle du foyer, de la famille, de la vie intime. Plusieurs fois, il témoigna le, désir d'arrêter dans les liens du mariage un cœur las de se donner et de se reprendre. Il avait failli serrer les liens de l'hyménée, à Florence. Avant son départ pour la Russie, il avait été fortement question de son union possible avec une Américaine, devenue plus tard l'une des comtesses de Moltke ; puis, avec une jeune fille du faubourg Saint-Germain, Mlle de Bondeville. On le crut un moment engagé du côté de l'Angleterre. Cependant, il avait passé presque la maturité de l'âge et il en était encore à ne connaître que la satiété des plaisirs changeants. Parfois, il se prenait à envier le confortable doux et paisible d'un intérieur bourgeois. Une raison particulière lui rendait, chaque jour, plus désirable la certitude d'un bonheur calme et régulier. Il y avait des années qu'il aspirait à se dégager d'un attachement ancien, que le poids de l'habitude avait alourdi comme une chaîne et qui se resserrait à chaque tentative qu'il faisait pour s'en évader. Êtes-vous heureux ! disait-il un jour à Fleury, qui venait de mettre à la raison ses goûts papillonnants. Que je voudrais pouvoir suivre votre exemple ! Le mariage me semblerait un paradis à côté de ce que j'endure ; ni foyer, ni liberté ni enfant : c'est odieux. Mais il avait pu s'éloigner de Paris et de la France, sous les auspices d'une mission extraordinaire. Ce fut à l'étranger, en Russie, qu'il rencontra l'occasion libératrice. Pendant que se déployait, une fête magnifique, au Palais d'Hiver, ses yeux avaient suivi l'attrait qui les appelait en s'arrêtant sur la personne d'une des demoiselles d'honneur de la tzarine, Sophie Troubetzkoï. Elle avait le plus beau teint du monde, des yeux noirs[31], une abondante chevelure blonde. De taille moyenne, l'élégance de ses mouvements était très séduisante. Il vola aux informations. Elle vivait à la Cour, auprès de l'Impératrice et dans des conditions à part, qu'expliquaient les circonstances de son éducation. Née d'une race très orgueilleuse et qui se flatte d'être du sang des rois Jagellons, elle appartenait à cette famille des Troubetzkoï, chez laquelle il y eut toujours de l'étrange et de l'aventureux. Son grand-père avait épousé la princesse de Courlande, divorcée de Rohan, et, en secondes noces, la fille du général de Weisz, qui avait hérité de la beauté de la mère : une simple enfant de Bohème, passée d'une humble et voyageuse existence dans un palais. Le second des fils de ce Troubetzkoï[32] se nommait Serge ; des épisodes de roman incidentèrent sa vie, dont l'un eut un retentissement énorme. Serge Troubetzkoï avait l'inclination conquérante et supportait mal l'attente ou la difficulté dans la réalisation de ses désirs. En plein jour, il ne craignit pas d'enlever, au sortir de l'église et presque au bras de son mari, la belle Mme de Jadimirowski, née Bravoura, et plus tard remariée au comte Castel. L'audace trop flagrante appela les rigueurs du Tzar sur celui qui l'avait osée. Il envoya le hardi ravisseur au Caucase et le déposséda de ses titres. Ce fut à la suite de cette dernière mesure que spirituellement l'exilé s'était fait faire des cartes de visite ainsi libellées : Serge Troubetzkoï, né prince. Marié à Catherine Moussine-Pouckhine, il fut le père de Sophia, la future duchesse de Morny. Union passagère et troublée. Des orages domestiques amenèrent bientôt la séparation des époux. La princesse Catherine Troubetzkoï avait quitté Saint-Pétersbourg, emmenant avec elle son enfant, pour se rendre à Paris, où Kisseleff était ambassadeur. Elle possédait le don de plaire, qui ne va pas sans un grain de coquetterie. Ayant été l'objet des empressements de Nicolas let et ne dissimulant point une amitié vive pour Kisseleff, elle ne pouvait empêcher qu'on en parlât dans le monde. Des médisants prétendaient qu'elle vivait dans une grande incertitude sur la question de savoir si sa fille Sophia était de l'empereur Nicolas, de l'ambassadeur Kisseleff ou du prince Serge Troubetzkoï. Elle souriait de ces méchants propos et gardait, dans le mouvement de la société russe, l'enjouement et la grâce attirante, qui l'y faisaient rechercher. Soudain, elle était tombée malade, et gravement. Se croyant aux portes du tombeau, et se souvenant de la bonté sans limites de l'impératrice Alexandra, femme de Nicolas Ter, elle avait eu l'inspiration de s'en remettre à cette princesse de l'éducation de sa fille. Sophia n'avait que sept à huit ans : on mit l'enfant à la malle-poste, avec une lettre pour la puissante et gracieuse souveraine. L'Impératrice décida qu'elle serait envoyée dans une institution analogue à celle de Saint-Cyr, en France, fondée pour l'éducation d'un certain nombre de jeunes filles nobles et pauvres[33], et l'y suivit avec une attention bienveillante jusqu'au moment où elle l'attacha à son service d'honneur. Dans la famille, on s'occupait avec beaucoup de sollicitude de l'établissement de Sophia Troubetzkoï. Morny était apparu bien à propos ; n'ayant plus la jeunesse, mais ayant gardé l'élégance, il se montrait revêtu d'un grand prestige. L'offre de s'appeler comtesse de Morny et d'épouser le second personnage de l'Empire français était pour la séduire. Lui-même, avons-nous dit, cherchait, dans la société étrangère, une épouse de haute naissance. Elle n'avait pas de fortune[34] ; mais elle appartenait aux premiers rangs de l'aristocratie russe et lui facilitait l'entrée dans un monde susceptible d'intéresser son amour-propre. D'autre part, des tantes de la jeune princesse s'entremettaient avec une grande ardeur à hâter la conclusion de cette alliance. C'étaient la princesse Woronzov, rendue fameuse par le grand attachement que lui voua Nicolas Ier, et sa sœur, la délicieuse Sophia de Ribeaupierre, dont nous avons parlé déjà. L'une et l'autre, tout aimables et spirituelles, très allantes, un peu coquettes, avaient été ravies de l'occasion, et ne l'auraient pas laissé perdre, de confier à un mari la garde d'une trop jolie nièce, qui leur était venue dans la maison sans qu'elles l'attendissent, à la suite de la séparation des parents, et qui pouvait s'annoncer, à leurs côtés, bientôt, comme une rivale. La nouvelle des desseins matrimoniaux du comte de Morny était déjà parvenue dans la capitale française. Elle ne fut pas sans y susciter des éclats et des protestations. Telle Ariane, la comtesse L... fit retentir les échos de ses plaintes contre la trahison d'Auguste. En outre, des questions d'intérêt avaient été soulevées, qui prêtaient une couleur fâcheuse au caractère de cette ancienne liaison — fâcheuse pour Morny. A ce qu'on prétendait, l'ambassadeur extraordinaire de France, avant de partir, avait oublié de nettoyer des comptes, qui, de ce côté-là paraissaient fort embrouillés. Sous les auspices de la sympathie des âmes s'étaient amalgamées des associations de capitaux où n'entrait plus rien de sentimental. L'intervention d'avocats officieux, tels que Rouher, avait achevé de compliquer l'affaire. On s'était adressé à l'Empereur, réclamant sa protection et son arbitrage souverain, pour empêcher que la partie féminine en cause se trouvât ruinée par l'abandon de Morny. Elle avait droit, à ce que déclarait Rouher, à une indemnité la dédommageant d'une rupture, dont les effets seraient de compromettre l'avenir d'une série d'affaires où cette personne s'était engagée, de commun avec de puissants spéculateurs. Napoléon n'avait point caché le gros ennui qu'il ressentait de cette histoire. Il voyait, d'une pensée inquiète, se dresser la perspective d'un procès, d'un scandale. Comment en dérober l'impression regrettable au jugement de tous, au verdict de l'opinion publique ? Les éclaboussures en eussent rejailli non pas seulement sur Morny, mais sur le Gouvernement entier et sur son chef lui-même. La considération des services, que l'habileté diplomatique de Morny venait de rendre à l'influence française, n'apaisait qu'à demi le mécontentement de César. Napoléon III avait pris fait et cause dans le différend, et, sans entendre la plaidoirie adverse, enjoignit à Morny de verser la somme réclamée, soit plusieurs millions. On dut s'y résoudre. Morny en conservera un vif ressentiment contre Roulier, son ancien protégé, qui avait conduit toute cette affaire pénible. Il ne lui pardonnera jamais une ingérence, qui répondait à une cause juste peut-être, mais qui, de la part de l'ancien petit avocat de Riom, tiré de l'ombre par le comte de Morny, ressemblait fort à de l'ingratitude. Selon le général Fleury — nous le verrons dans ses Mémoires, s'attribuer le mérite d'avoir paré un coup si fâcheux —, l'empereur avait manifesté la résolution de ne point rappeler Morny à la Présidence de la Chambre, tant lui avaient parti choquants ces démêlés d'alcôve et d'intérêts confondus. On avait dû lui représenter — et Persigny, qui, pourtant, jalousait les dons et la fortune du fils de Flahaut, mais dont le caractère se relevait de deux qualités incontestables : le désintéressement et la sincérité, avait appuyé sur la force de ces raisons qu'en le dépossédant d'une charge, qu'il remplissait avec un tact et une autorité exceptionnels, on eût consommé en pure perte la ruine d'une influence précieuse. Il sera rapporté, en outre, et de la même source, que Morny avait eu l'avertissement de la disgrâce qui le menaçait, qu'il n'aurait eu rien de plus pressé, à son retour de Russie, que de courir à Plombières, plein de trouble et le visage altéré, pour avoir avec son frère et maître une conversation longue, mais, qu'ayant mis beaucoup d'éloquence à blanchir ses torts, on le verrait sortir du cabinet de Napoléon, l'air radieux d'avoir gagné sa cause et conservé son fauteuil présidentiel. C'est ainsi, en effet, que Fleury racontera les choses, se louant d'une influence qu'il n'eut pas lieu d'exercer aussi complète. En vérité, Morny, ne s'était vu, à aucun moment, malgré les éclats de la comtesse-associée et le mécontentement réel de Napoléon III, dans une posture aussi mauvaise. On en est convaincu, lorsqu'on a considéré les termes de sa dernière lettre, datée de Saint-Pétersbourg : Mon cher Empereur. Vous m'avez renommé Président du Corps Législatif ; le sort en est jeté ; je me marie, néanmoins. Walewski me demande si je reviens, quand je reviens ; à cela je ne puis répondre, si ce n'est que j'obéis aux ordres de l'empereur. Croyez à ma tendre et respectueuse affection. MORNY. Il n'y avait rien dans ces lignes qui dénonçât soit une crainte excessive soit des rapports profondément troublés. ***Le comte et la comtesse de Morny étaient maintenant, en route pour la France. Je les vis l'un et l'autre, nous écrivait, un demi-siècle plus tard, le baron de Behr-Pohpen, comme ils revenaient de Saint-Pétersbourg[35] et s'arrêtèrent à Francfort-sur-le-Mein. Ils étaient descendus à l'hôtel de Russie, elle ravissante en tenue de voyage de piqué blanc, sans autre parure, lui rayonnant de bonheur, très épris. Elle ne sortit dans le monde que vers le printemps, ayant été retenue en son intime par l'espoir d'une première maternité. Un bal était donné chez sa gracieuse compatriote Mme Narischkine-Ouschakov ; elle y produisit l'effet d'une aimable apparition en sa robe bleu ciel clair avec des étoiles d'or semées dans le tissu, une rose en ses cheveux blonds serrés d'un ruban noir, et des perles splendides au cou. Son mari la conduisit aux Tuileries et aux fêtes du monde impérialiste. Elle s'y porta sans entraînement. A l'instar de certaines grandes darnes du moment, elle considérait en la dernière pitié les contrastes trop frappants de cette Cour improvisée et montrait de la résistance à en suivre avec l'exactitude, qu'eût commandée la haute charge de celui dont elle partageait le nom, les soirées officielles. Légitimiste et bourbonienne par tendance ou par dilettantisme, affectant d'orner sa chevelure ou son corsage de l'insigne fleurdelysé en diamants, elle avait adopté, dès le début, à l'égard de la société bonapartiste, une réserve un peu hautaine et qui n'était pas exempte de parti pris. Se croyant, à tort ou à raison, hors de son élément dans cette mêlée brillante mais trop nouvelle pour n'avoir pas eu à souffrir de bigarrures inévitables, elle appréciait sans indulgence la Cour étrangère où elle venait d'entrer. A l'une des réceptions du Château, elle avait tenu longtemps les yeux fixés sur l'une des invitées principales, qui n'était autre que la comtesse de Montijo, et, la comparant avec l'impératrice-mère de Russie, elle en avait tiré des conclusions rien moins qu'avantageuses pour la grande clame espagnole et, par ricochet, défavorables à l'entourage : Voici, disait-elle à son voisin et parent le baron de Behr, qui nous en garda le détail, voici l'impératrice-mère d'ici ! Vous jugez du reste : prostoï ! prostoï ! et elle reprenait, étendant sa réflexion à d'autres points et à d'autres personnes du milieu impérial : wsejda prostoï, c'est-à-dire : tout et partout commun. Tant de rigueur, était excessive envers une Cour forcément disparate et, néanmoins, relevée, en maintes places, d'un éclat plus vif que les glaces et les nullités de Saint-Pétersbourg, comme l'eût exprimé la duchesse de Dino. A la même époque, l'opinion européenne était toute fascinée par le lustre de cette société parisienne, dont elle essayait bien de critiquer les légèretés aimables, mais sur laquelle elle ne cessait d'arrêter son regard et qu'elle enviait comme la première, la plus séduisante de toutes. La comtesse de Morny en était aux premières impressions. Elle n'avait pas eu le temps de se défaire de quelques préventions acquises ; au demeurant, elle n'avait pas la foi napoléonienne. Elle était en fraîcheur avec l'impératrice et ce sentiment réciproque devait se refroidir encore, lorsque la suite des circonstances voudra qu'elle épouse, en secondes noces, le duc de Sesto, qui était resté, à travers les métamorphoses surprenantes de la destinée d'Eugénie de Montijo, l'idéal sentimental de la belle et fière Espagnole[36]. Ses relations avec la plupart des grandes dames de la Cour restaient superficielles. Les façons émancipées des cocodettes lui semblaient choquantes, ce qui n'empêcha pas qu'elle dût, plus tard, prendre son parti, forcément, des allures non moins dégagées et tout aussi tapageuses, régnant dans la séduisante colonie russe, où elle avait à se rendre souvent et en particulier chez sa parente, la comtesse Woronzov[37]. Observatrice et spontanée, en même temps inattendue et fière, elle avait ses jugements, ses opinions, dont l'esprit et la forme ne manquaient pas d'originalité. La femme française, disait-elle, par exemple, a le charme, l'intelligence, la finesse. D'elle à nous, la différence est qu'elle se meut à petits compartiments. Chez nos compatriotes, c'est à grands compartiments qu'on espace son existence, avec les suites, il est vrai, des dettes en nombre et des drames sans fin. Mais il faut. aux turbulences de l'âme slave du large et du mouvementé. De l'élévation dans les idées, de la hauteur, de la domination, du fantasque, de la brusquerie dont l'entourage ne s'expliquait pas toujours les causes, de la douceur et de la violence, une franchise d'âme absolue, qui la rendait capable d'attachements durables et profonds en amitié, aussi bien que sensible à l'offense, de manière à ne plus l'oublier : elle était extrême en tout. Elle pouvait se montrer attirante, gracieuse et fine : telle on la jugeait, parmi ceux qu'elle voyait avec complaisance ; mais aimant ses aises, ses habitudes, et souffrant mal qu'on visât à l'en distraire, fût-ce par raison d'État. Se mêlant fort peu à la vie politique de son mari, elle n'acceptait pas comme un devoir d'en supporter les obligations de retour, par exemple de l'aider à recevoir mondainement ses députés. Le fallait-il, elle ne s'y résignait qu'à contre-cœur, L'un des membres de sa famille, qui lui conserva un sentiment d'estime et d'affection invariable, me représentait, au fil de ses souvenirs, de quelle manière froide il l'avait vue, plusieurs fois, étant assis auprès d'elle et l'observant, accueillir les honorables du Corps Législatif. Eux saluaient et passaient. Elle, comme statufiée, était parfaite d'indifférence. Et, comme il lui exposait cette réflexion qu'étant la duchesse de Morny elle devait aux invités du duc[38], même en ne leur portant qu'un- faible intérêt individuel, de la bonne grâce, elle répondit : Sans doute, mais quelle
particulière conversation pensez-vous que je puisse tenir avec eux ? Je suis
étrangère à la politique française. Ils doivent connaître, venant du dehors,
le temps qu'il fait. Leurs femmes ne m'ont pas été présentées ; je n'ai pas à
leur demander comment elles vont. Alors, que puis-je, sinon me taire ? — Mais il y aurait d'autres sujets d'entretien avec des gens d'esprit, comme il en est plus d'un parmi ceux-là soyez-en bien certaine. — Oh ! pour de l'esprit, je le veux croire. Tout le monde n'en a-t-il pas en France ? D'ordinaire, elle se dérobait à ce genre de réceptions. Elle n'aimait pas les députés et le disait. Elle avait ses intimes, dont le cercle lui semblait de beaucoup préférable. Tranquillement, pendant que Morny, en bas, faisait les honneurs de sa galerie et des salons de la Présidence, elle restait dans sa chambre somptueuse, fumant des cigarettes, accueillant ses fidèles, des compatriotes, des amis ou battant les cartes et composant des patiences. Morny avait pris son parti délibérément de cette abstention, quoiqu'il eût pu, s'il s'en fût donné la peine, obtenir d'elle un concours plus familier et plus actif. Envers elle, animé d'une grande indulgence, qu'il tirait d'un sentiment de supériorité hautaine et légère, il ne contrariait en rien ses goûts, où passait de la singularité[39] ; il ne contraignit jamais son humeur ni ses fantaisies. Hors de ce cercle politique et bourgeois — les parlementaires absents — elle redevenait elle-même, causante et vive. Ses côtés d'originalité ne déplaisaient point à Morny ; il riait de ses boutades, s'en amusait, et ne l'arrêtait que rarement. En résumé, comme elle avait pour lui un sentiment profond, irréprochable, il éprouvait à son égard une affection réelle, complaisante et délicate. Il l'aimait avec une sorte de tendresse gracieuse et digne, avec bonté, presque avec condescendance. Ce qui ne voulait point dire qu'il lui gardât une foi impeccable et sans défaillance. Comme le disait Octave Feuillet de son héros, Monsieur de Camors, il appartenait encore à la passion, qui avait été le tort suprême de sa vie. Trop de tentations l'environnaient, dans cette Cour, où la volupté semblait toujours être à la portée du désir, où l'amour ne prenait que la peine de naître, où les femmes, bien qu'il manquât, de jeunesse et de cheveux, l'entouraient d'une idolâtrie visible, pour qu'il pût, avec son penchant tenace ou ses retours d'habitude, se montrer un modèle de constance. Après les premiers enthousiasmes du mariage, il avait repris des allures de liberté, qu'il ne laissait pas savoir, à la maison. Une imprudence, certaine fois, fut commise. Mme de Morny avait emmené avec elle, de Saint-Pétersbourg à Paris, une jeune fille de grande naissance, de petite fortune, et qui avait été sa compagne d'école préférée. Au pensionnat, alors que, dans la première chaleur de la sentimentalité naissante, jeunes filles, elles échangeaient des rêves d'avenir, elles s'étaient fait l'une à l'autre la promesse que la première d'entre elles, qui aurait trouvé le mari de son choix, emploierait tous ses soins ensuite à l'établissement de la seconde. Sophie Troubetzkoï, devenue comtesse de Morny, en attendant d'être davantage, s'était souvenue. Elle s'était juré de ne négliger rien pour la bonne réalisation de la promesse donnée. A chacun elle vantait les mérites de son amie ; elle aurait voulu confier le bonheur de celle-là au plus aimable et au plus méritant. La voulez-vous ? demandait-elle, un jour, tout franchement à son cousin de Behr, qui craignit de s'engager. Finalement, les choses eussent reçu leur dénouement entrevu, si Mlle de *** se fût trouvée un peu moins souvent sur le chemin de M. de Morny. Elle était spirituelle, attirante, légèrement étourdie. Il avait des éloquences particulières du regard, de la voix et du geste. Il arriva ce qui était à craindre. La comtesse de Morny avait l'habitude, le jeudi, d'aller voir la première née de ses enfants, portant le nom de Marie, à Viroflay, où elle était élevée. Son mari l'accompagnait, d'ordinaire. Par exception, ce jeudi-là il s'était excusé sur des motifs d'empêchement absolu. Les projets de Mme de Morny et l'emploi de son temps s'en étaient trouvés modifiés. Elle était revenue plus tôt qu'à l'accoutumée. Elle monta droit à la chambre de son amie, poussa la porte. Mlle de N... n'était pas seule. Et le trouble où elle la vit portait la preuve trop évidente de ce qui s'était passé. Des reproches violents montèrent aux lèvres de Mme de Morny ; elle chassa de la maison son ancienne compagne en lui disant : J'ai rempli à ton égard les devoirs d'une amitié constante. Tu ne m'as pas été fidèle ; tu m'as pris ce que j'avais de plus cher : mon mari. Je ne veux plus te voir. Il en resta quelque amertume au cœur de Mme de Morny. Peu à peu l'oubli se fit. M. de Morny avait su regagner une affection qui lui était chère, à laquelle il répondait avec sincérité, mais qui ne le subjuguait pas entièrement, parce qu'il y avait dans l'air qu'il respirait une influence plus forte que sa volonté. Malgré les marques de son attachement véritable pour les siens, il ne renoncera jamais complètement à de certaines dissipations du cœur et des sens, qui sont l'entraînement ordinaire de la jeunesse, mais dont il ne pourra se déprendre. Jusqu'à l'extrême fin, il continuera d'effeuiller d'un geste las les fleurs de la vie. |
[1] Nestor Roqueplan.
[2] Vatout était un fils de Philippe-Egalité, et, par conséquent, un frère de Louis-Philippe. Cf. Frédéric Loliée, les Femmes du Second Empire, p. 155.
[3] Sur la liste des emplois inutiles et patentés on avait bien eu, jadis, des contrôleurs de perruques.
[4] Nous en connaissons le pourquoi.
[5] Mme de Bassanville.
[6] Morny n'eut pas toujours le dernier mot dans ses colloques occasionnels avec les gens de finance. Un matin, quelque raison d'argent ou l'urgence d'une information à prendre l'avait amené en personne à la banque d'un des Rothschild. Le haut baron l'avait reçu assez cavalièrement :
Monsieur, lui dit-il, sans plus de formes, veuillez prendre une chaise.
— Savez-vous qui je suis ? répartit l'homme d'État légèrement offusqué. Vous parlez au comte de Morny.
— Monsieur le comte de Morny, répliqua M. de Rothschild en y mettant cette fois, beaucoup de cérémonie, ayez donc la bonté de prendre deux chaises.
L'anecdote est-elle véridique ? On l'a contée plusieurs fois. Exacte ou non, elle était plaisante à redire.
[7] Un exemple, rapporté d'Angleterre, par la duchesse de Dino, et qui n'est point pour embellir la légende de ce héros du dandysme. Il y a une histoire fort vilaine, — écrivait-elle le 20 février 1834, — qui circule sur M. le comte Alfred d'Orsay. La voici : sir Willoughby Cotton envoie deux lettres, le même jour, de Brighton, à M. le comte d'Orsay et à lady Fitzroy-Somerset ; il se trompe d'adresse, et voilà M. d'Orsay, qui, en ouvrant celle qui lui arrive, au lieu de reconnaître sa méprise, à la première ligne, qui commence par Dear Lady Fitzroy lit jusqu'au bout, y trouve tous les commérages de Brighton, entre autres des plaisanteries sur lady Tullemore et un de ses amoureux, et, je ne sais encore à quel propos, un mot piquant sur M. d'Orsay lui-même. Que fait celui-ci ? Il va au club et, devant tout le monde, lit cette lettre la met ensuite sous l'adresse de lord Tullemore auquel il l'envoie. Il a failli en résulter plusieurs duels. Lady Tullemore est très malade, le coupable parti subitement pour Paris. On est intervenu, on a assoupi beaucoup de choses pour l'honneur des dames, mais toute l'odieux est resté sur M. d'Orsay.
[8] Cf. Les Femmes du Second Empire, la princesse de Metternich.
[9] C'était cette duchesse de Persigny, que ses amis avaient surnommée lady Persington, pour l'engouement qu'elle affichait, en toute occasion, en faveur des choses et des costumes d'Outre-Manche, et cela depuis qu'elle s'était vue la femme d'un ambassadeur à Londres. Après la mort du duc, elle devait se remarier moins brillamment avec un homme plus jeune qu'elle nommé Lemoine.
[10] Attaché à l'ambassade de Rome ; depuis, il épousa Mlle de Durfort, fille du marquis de ce nom.
[11] Déjà le quadrille perdait de sa vive allure d'autrefois ; on s'habituait à le marcher plutôt qu'a le danser, selon l'ancienne et charmante façon.
[12] Elle avait, en effet, le regard très doux, répondant à un sourire gracieux et fin, mais il ne fallait pas la considérer plus bas que la tête, le corps étant presque monstrueux d'énormité.
[13] L'une d'elles, qui commençait à n'être plus si jeune et tendait à devenir prude, disait, au sortir d'une de ces fêtes, chez Morny ou chez le duc de Bassano, à une amie :
Savez-vous qu'il n'est pas
prudent pour nous d'y aller en domino, sans crinoline ?
— Pourquoi donc ?
— Les hommes s'approchent de
trop près.
— Ah est-ce qu'ils vous
pincent ?
— Non, mais ils vous communiquent leurs impressions.
[14] Comment ne pas nommer entre celles-là l'exquise Muse blonde Mme de Kalergis, née comtesse de Nesselrode et devenue, en secondes noces, Mme de Muchanow. Polonaise par sa mère, musicienne accomplie, admirée de Liszt, de Wagner, de Rubinstein, adorée du général de Cavaignac, intelligente, vive et bonne, elle était l'attraction même. On en disait autant des gracieuses comtesses Branitzka, Potoçka et de bien d'autres.
[15] D'abord, Laure Sweikowska. Sa sœur était la non moins jolie Lise, comtesse Pzesdjetzka. Toutes deux, les filles du général américain Lachmann et d'une mère issue de noblesse polonaise, se disputaient le prix de la grâce ; mais comme, pour en départager l'influence rivale, l'une habitait Paris et la seconde Nice.
[16] Mme de Bonneval fera plus tardivement ses débuts dans le monde. Elle apparaîtra, au dernier bal costumé du duc de Morny, en Marie-Antoinette et, jeune mariée de dix-huit ans, s'y emparera tout aussitôt des regards.
[17] Signalons à part la comtesse Alfred Potoçka, belle, spirituelle, altière ; la princesse Czartoriska, toute d'intelligence et de bonté, si visitée, si recherchée dans sa résidence célèbre de l'hôtel Lambert ; et la bellissime princesse Sanguszka, née princesse Lubomirska, éclatante, distinguée et fière. Sa fille Hélène, parée de tous les dons de la nature, très musicienne, très admirée, désirée, demandée, ne consentit jamais, pour une secrète raison de famille, à se marier et refusa même le duc de Nemours.
[18] La nombreuse famille des Dolgorouki, très serrée, très unie, ne manquant aucune occasion de s'entr'aider, de se faire mutuellement du bien, moissonna beaucoup d'honneurs, de dignités et des privilèges de toute sorte ; l'influence morale de Mme Aldebinski ne fut pas sans action pour l'avancement et la fortune de sa famille.
[19] Fille de la princesse Hélène Kotschoubey, sœur du prince Belosselsky, et de Mme Marie Dournoœ qui, par la situation et l'immense fortune de son mari, a joué un grand rôle dans la société pétersbourgeoise.
[20] La vie de la princesse Menschikow s'écoula, plus tard, à Bade et à Pétersbourg. L'un de ses compatriotes l'a comparée à une Mme du Deffant russe, douée de la vie qui manquait à la marquise et incapable de s'assujettir à la domination d'un président Hénault.
[21] L'un de ses fils épousa la fille du duc de Blacas. Aux environs de 1910, ses amis auront encore pu la voir nonagénaire, vivant ses souvenirs dans la Suisse française, à Lausanne.
[22] On louangeait, pour sa grâce, une comtesse Woronzov ; mais celle-ci, née Narischkine, était une tout autre personne.
[23] Elle habita Nice, où elle fut la voisine et l'amie d'Alphonse Karr.
[24] Le baron Charles de Behr-Pohpen.
[25] Morny se montrait souvent à l'Académie de musique. Des raisons de personnes autant que l'amour du bel canto l'y ramenaient volontiers. Dans les intermèdes de la représentation, lorsqu'il ne s'égarait point, avec d'autres pontifes des avant-scènes par les détours du sérail, il allait visiter dans sa loge telle ou telle reine du chant, comme Marie Sasse qui ne l'oublia point — et trouver, pour louer les forces vives de son talent, des termes pleins d'à-propos et de finesse.
[26] V. la première partie des Mémoires de Sarah Bernhardt.
[27] Cf. notre volume de la Fête Impériale, Princesses d'Opéra.
[28] Autographes d'une vente de Charavay.
[29] V. les Confessions d'Arsène Houssaye. Cf. F. Loliée, les Femmes du Second Empire, p. 144.
[30] L'une de celles-là connut les pires retours du destin. Grâce à la protection de l'homme d'État, elle avait vécu sur le pied coquet de 30.000 francs par mois. Cette protection retirée, elle avait végété quelque temps, puis elle disparut tout à fait de la circulation parisienne. Où s'était évanouie, dans quelles ténèbres avait sombré cette étoile fugitive ? On ne l'apprit que longtemps après, en la rencontrant, vers 1S92, dans un des quartiers excentriques de Paris, mais en quel équipage ! Etait-ce bien elle qui poussait ainsi des deux bras une voiturette chargée de poissons à vendre, oh ! des poissons très populaires, en faisant retentir les airs de ces cris rauques par lesquels les détaillants de la rue annoncent leur marchandise ? Après une heure d'éblouissement, après s'être étalée dans le luxe tapageur dont un Morny avait été, pour elle, le magicien, elle avait glissé de chute en chute, jusque-là ! Cette endentellée du Second Empire allait, maintenant, vendant du poisson à frire — sur le pavé de Paris.
[31] Ou plus exactement d'une teinte brun-bleu.
[32] Il eut cinq fils et cinq filles.
[33] L'Institut Sainte-Catherine, à Pétersbourg.
[34] Au moment du mariage, l'Empereur de Russie lui attribua une dotation de cinq cent mille francs.
[35] L'acte de mariage du comte de Morny fut rédigé en latin, le 7 janvier 1857 (style russe) et la cérémonie célébrée, à Saint-Pétersbourg, dans la paroisse de Sainte-Catherine, par Pierre Couder, curé de l'église de Saint-Louis de Moscou, autorisé par Dom Venceslas Zylinski, archevêque de Mobilef, métropolitain de toutes les églises catholiques romaines de l'Empire russe. On a remarqué que cet acte ne mentionne ni les noms des père et mère des deux époux, ni leur décès, ni leur consentement.
[36] Assez singulièrement, dans ses Souvenirs manuscrits, qu'elle nous confia, la marquise de Morny, fille cadette du duc et de la duchesse, parlant de l'habitation d'Alcanizes de Sesto, à Madrid, consigne ces détails, dont nous lui laissons l'entière responsabilité : Cette chambre (la pièce que nous occupions) était celle de mon beau-père, quand il n'était pas marié ; et j'avais souvent entendu dire que l'impératrice Eugénie (bien avant de l'être, naturellement) vint jusque-là réclamer le duc, dont elle était follement éprise. Elle parla plusieurs fois de mourir, à cause de lui ; elle-même vint lui offrir sa main, quand le Président la demanda en mariage. Mais Papa aimait sa sœur (la future duchesse d'Albe) et déclina cette préférence de la comtesse de Teba. Alors, malheureusement pour la France, n'ayant pas eu celui qu'elle désirait, elle accepta l'empereur. Si le point n'est pas inexact, il prouverait en faveur du désintéressement d'âme d'Eugénie de Montijo, qui aurait haussé le choix de ses sentiments par-dessus les tentations d'un trône.
[37] Sa tante et la sœur de son père, laquelle habitait avenue de l'Impératrice. Là s'installera quelques années plus tard, la coterie des grands-ducs Alexis, Wladimir, avec leur gaieté un peu osée.
[38] Comme nous le verrons, dans un des chapitres suivants, le comte de Morny sera créé duc en 1862.
[39] Par exemple, l'une de ces singularités était l'amour des animaux étrangers. Des oiseaux aux aspects rares et bizarres, des sapajous, des petits chiens japonais encombraient les appartements de la Présidence.