Après la crise. — Les revirements de conscience allant de conserve avec les transformations de la politique. — Morny et son installation, place Beauvau. — Ses premiers actes. — Une diversion instructive : la Journée d'un Ministre sous le Second Empire. — Coup-d'œil jeté sur l'envahissement quotidien des lettres, des avis, des rapports. — La parole est d'abord à M. le Procureur général. — Contre les ennemis de l'ordre ; zèle de la Sûreté, rigueurs du Parquet. — D'autres pièces inédites. Sollicitations et pétitions ; la curée des places. — Des fonctionnaires aux publicistes. — Conditions précaires des journaux ; quelques preuves frappantes. — Comment tombaient de toutes mains les coups de férule. — Correspondances entre ministres sur les gens et les choses de la presse. — En pleine documentation officielle : particularités du genre d'existence qu'avaient à supporter, sous la tutelle de l'Administration, journaux et journalistes. — Comment M. le Ministre accueille les demandes en autorisation ; sévère aux feuilles politiques, facile à la littérature légère. — De plaisantes fondations : le Bonnet de Coton, l'Olympe et l'Amour. — Des lettres. — Quelques fleurs cueillies dans les plates-bandes de la police. — Le dossier personnel de Villemessant ; pièces officielles inédites. — L'examen de toutes ces pièces. — Fin de la Journée d'un ministre. — Comment en agissait personnellement Morny. — L'éloignement naturel qu'il avait des petites agitations et des vaines tracasseries, l'effort de sa pensée se réservant à remplir de plus larges vues. — Ses desseins brusquement arrêtés par le décret de confiscation des biens de la famille d'Orléans. — Démission offerte et acceptée. — Les causes complexes et véritables de cette démission. Antagonisme secret entre le prince-président et le comte de Morny. — Prétexte opportun ; habile sortie. La grande affaire était bouclée. Morny froidement en considérait les fins, telles, en effet, qu'il les avait prévues. Persigny faisait grand bruit de la justification éclatante apportée par les événements à son indéfectible confiance dans le retour de l'étoile napoléonienne. Maupas, dont les émois étaient calmés, exaltait les prouesses de son administration policière. Saint-Arnaud louait et absolvait l'armée. Seul, entre ses conseillers, Louis-Napoléon gardait un nuage au front. Une pensée secrète le tenait triste et morose. Avec son cœur naturellement sensible il s'apitoyait sur le sort des victimes causées par une funeste erreur de la troupe. Il en exprimait le regret douloureux, le premier jour que se réunissaient, en sa présence ; après l'acte violent, ceux qui l'avaient consommé. Alors doucement Morny avait interrompu sa plainte : Monseigneur, en matière de guerre civile, il n'est point défendu aux chefs de parti d'aller à la bataille avec des gants ; mais il ne faut pas, quand la nécessité le commande, que leurs gants empêchent le sang de rougir leurs mains et d'entrer un peu sous leurs ongles. Le flegmatique Saint-Just n'aurait pas trouvé mieux, dans sa cruauté froide et concentrée... L'accoutumance de la situation conquise et le large acquittement plébiscitaire, avant peu, raffermiront l'âme vacillante de Napoléon. Oui, le succès couvre tout[1]. Le prince-président, bientôt empereur et Morny son ministre en auront la démonstration prompte. Il y a quelques années de cela, on eût compté sur les doigts les courtisans du malheur. Que la scène a changé ! Les parvenus pressés de jouir sont déjà sous les talons du maître. On sent venir à grands pas cette arrière-garde des complaisants de tous les temps, tels que nous les reconnaissons dans l'ombre. de toutes les révolutions et dont le rôle consiste à attendre que la lutte soit finie pour grossir l'escorte du victorieux. Le courant des adhésions, ou plutôt des soumissions calculées[2], grossissait à vue d'œil. Les défections commençaient à entamer sérieusement les rangs des monarchistes. Il y eut des retournements de consciences qu'on n'aurait pas attendus si tôt[3]. On sentait mollir la résistance de quelques-uns des plus apparents légitimistes, tandis que les irréductibles poursuivaient en pure perte leur aristocratique bouderie. Dans les masses profondes on avait accepté sans beaucoup d'agitation la loi des faits accomplis. On allait donc pouvoir respirer, vivre en paix ! C'était l'essentielle et presque unique préoccupation d'un chacun. Sur le reste on s'entendrait aisément... Napoléon et la liberté, la république et l'empire, la Révolution en perpétuelle gestation d'hommes nouveaux et la dictature héréditaire sortie d'un brusque remous du flot démocratique[4], toutes ces choses se confondaient et s'arrangeaient dans les esprits, comme si elles n'eussent pas été diamétralement contraires. Quelques jours auparavant, il y avait. une Assemblée Législative, une Constitution, une loi du 31 mai, un parti légitimiste et un parti orléaniste. Toutes ces choses étaient devenues terriblement anciennes. Il n'en restait qu'une vague souvenance. Dans les milieux d'opposition dispersés d'un souffle, comme la paille au vent, on ne revenait point d'une telle et si violente surprise. Naturellement, un chacun rejetait la faute de ce qui s'était passé sur le manque de prévoyance du voisin, tandis que les uns comme- les autres avaient eu les yeux recouverts d'un triple bandeau. A peu de temps de là il y avait réunion de monarchistes dans un salon célèbre. Les conversations marchaient bon train. Deux groupes s'étaient formés : le premier, autour du général Changarnier — celui qui fut toujours sur le point d'agir, — l'autre, autour de Duvergier de Hauranne, qui avait eu l'honneur, comme beaucoup de ses collègues de l'Assemblée Législative, d'être conduit à Mazas, le 2 Décembre. Des deux côtés, on parlait du coup d'État, si récent. Pourquoi, demandait-on à Changarnier, pourquoi n'avez-vous pas pris les devants, quand il n'était pas trop tard ? Pourquoi, connaissant ses projets, n'avez-vous pas arrêté le Président ? — Eh ! avait répondu le général, la Chambre ne me soutenait point. Ils n'osaient pas ! Et du regard il avait désigné, à l'autre bout du salon, Duvergier de Hauranne qui, justement, répondait à une question toute pareille et, montrant d'un mouvement de la main Changarnier, au milieu de ses interlocuteurs : Qu'est-ce que vous voulez, avait soupiré l'honorable. Ils n'osaient pas ! Les regards et le double geste s'étaient rencontrés, donnant la comédie à un observateur égaré là ***Les fils de la reine Hortense sont servis. Le premier croit entendre déjà frappant le sol de leur sabot impatient, les chevaux qui le mèneront de l'Élysée aux Tuileries. Le second, son Excellence le comte de Morny, pourra, quand il le voudra, organiser à son goût le cadre d'une vie grandiose. Les proclamations officielles n'augurent que de paix indéfinie. La dernière révolution est faite et ceux qui lui doivent la puissance s'estiment assez forts pour empêcher qu'il en renaisse une autre. En vérité, les maîtres du nouveau gouvernement seront à l'aise pour gouverner. De gré ou de force, journaux et journalistes diminués de nombre, contenus, assagis, ont sensiblement baissé le ton. La tribune parlementaire a été supprimée, tel un meuble vain et encombrant. Otez-moi ça, avait commandé le Président de la République en touchant l'objet du bout de sa canne. Un autre jour, le 18 janvier 1852, il était entré dans l'hémicycle désert. La nuit tombait sur les décombres de cette salle. Étrange illusion : à ses oreilles était revenu comme l'écho d'un serment. Afin d'en chasser l'impression, sans doute, il fit enlever les planches disjointes de la tribune et renverser un rang des galeries. Bien des hommes éloquents, auxquels eût été trop difficile à garder la consigne du silence, ont pris le chemin de l'exil. Des hurleurs de l'ancienne Assemblée, comme l'exprimait aimablement la duchesse de Dino, il n'est resté que des ombres sans consistance et sans voix. La France politique ressemble à une chambre de malade : on n'y parle que très bas. La santé générale ne paraît pas en souffrir, du reste, l'activité du pays s'étant retournée tout entière vers le travail et les affaires. Au plus haut de l'échelle, le partage est à peu près arrêté. Les meilleures places ont leurs titulaires à demeure. Il y aura des virements de bénéfices, des trocs de faveur, des mutations apparentes de fonctions ; mais tous ces échanges ne sortiront guère d'un même cercle de privilégiés. Les avenues politiques seront barrées, pour un temps, aux ambitions affamées qui n'auront pas été pourvues, à l'instant propice. Le ministère avait été constitué en principe, dès le décembre. Pendant les journées du 3 et du 4, au fort de la lutte, on n'avait guère eu le loisir d'administrer. Le cabinet se tenait comme en permanence chez le comte de Morny ; c'est du Ministère de l'Intérieur que partaient les ordres et le mouvement. La crise passée, les rôles se départagèrent. Morny s'était maintenu dans le sien sans hésitation ni tâtonnements. Durant une période de pouvoir, qui fut intense et courte, on le vit déployer, sous des airs tranquilles, une somme d'efforts considérable, organisant les services, activant les rapports de son cabinet avec la direction de la Sûreté générale, qui ne chômait pas, comme on sait, en ces jours d'épuration, stimulant le zèle des nouveaux promus, mettant de côté les agents faibles ou douteux, dictant ses missives et circulaires ; au surplus, ne s'étonnant pas du coup de fortune inouï qui l'avait fait le chef de tout ce personnel ployé de préfets, de sous-préfets et de secrétaires généraux. Il montait au Capitole sans enivrement ni surprise. La presse était grande à sa porte. Fonctionnaires de la veille devenus les candidats du lendemain, amis et conseillers de l'heure présente en tenue de solliciteurs, bonapartistes sortis de tous les coins par une germination spontanée, d'autres encore s'inscrivaient en foule pour ses audiences. Tous leurs regards allaient à lui. Trop maître de soi pour céder au vertige qui grise les âmes faibles, il n'éprouva qu'a, fleur de peau la sensation éblouie dur pouvoir. Auprès de lui, plus d'un mettait sur le compte de la chance ce qu'il avait pu obtenir par l'audace et ; le savoir-faire. Les fumées du succès lui tournent la tête, insinuait Maupas, qui convoitait sa place. L'esprit le gâte, disait Persigny, à qui l'on n'aurait pas adressé le même reproche. L'incontestable c'est qu'il avait réussi et qu'il régnait en second. A la vérité, il n'en aura pas la jouissance prolongée. Plus tôt qu'il ne s'en cloute devra-t-il se rappeler le mot de Napoléon à Bourrienne, en entrant aux Tuileries : Nous y voici, Bourrienne ; maintenant, il faut y rester. En attendant, satisfait du présent et comptant sur l'avenir, il administre, gouverne et, chi mieux qu'il lui est possible, se partage entre les devoirs de son rang et les charges de sa fonction. La Journée d'un ministre, comme elle se comportait à l'aube de l'an 1852 et par delà le passage trop court de Morny aux affaires jusque vers les débuts de l'Empire autoritaire, quand s'étaient évanouis tout contrôle de Parlement, toute influence de presse, serait une page d'histoire curieuse à mettre sur pied. Il serait original d'en reconstituer l'emploi, pour ainsi dire heure par heure, à l'aide de documents d'époque ignorés. Nous l'allons essayer en faisan1 revivre, à ce dessein, des pièces officielles manuscrites, pour la première fois exhumées de leurs casiers poudreux, à soixante ans de distance. ***Matinalement s'est arrachée aux douceurs du repos Son Excellence le Ministre de l'Intérieur. Il .a gagné d'un pas allègre le salon blanc et or, qui est le siège de son empire. Dans la cheminée flambent, comme elles le doivent, les bûches d'ordonnance, aux belles dimensions administratives. Il se sent dispos à la besogne. Le Cabinet n'aura pas à se réunir tantôt, sous l'œil du président. Ce n'est pas non plus jour d'audience. Et, par bonheur, dans le nouvel état de choses, il n'est plus de séance parlementaire, plus d'Assemblée babillarde, importune et questionneuse devant laquelle on ait à s'expliquer, à se défendre. Tout est bien ainsi. Le secrétaire d'État aura du temps pour se recueillir ; il se promet d'en user. Une louable intention l'anime de travailler par lui-même, de s'éclairer sur tous les points et par ses propres yeux, d'interroger les rapports, de compulser les dossiers. A l'avance, secrétaires et attachés ont trié, classé, disposé ces mille feuilles volantes dans l'ordre conventionnel. On paperassait alors énormément. Les goûts primesautiers de Morny s'y pliaient à contre-cœur ; mais l'esprit méticuleux d'un Billault s'en accommodera excellemment, et bien aussi l'humeur tracassière d'un Persigny. D'abord appellent le regard les lettres personnelles, décachetées par une main subalterne et qu'on apostille, à la lecture, d'une note rapide, d'un trait au crayon rouge ou bleu, pour qu'il en soit tenu compte, ou qu'on laisse tomber d'un geste indifférent dans la corbeille, — inexorable abîme ! Puis, des avis sur la presse, étiquetés sous leurs chemises jaune ou bleue, selon le caractère ou la provenance ; et des notes de police, oui surtout de ces notes-là ! On en est aux premiers gestes de la seconde dictature napoléonienne. Dépassant de loin, dans la chaleur d'un zèle tout neuf, les instructions qui lui furent données, la Sûreté générale se targue d'avoir opéré d'une main sûre dans le tas des citoyens suspects. Les chiffres sont précis. Ils parleront d'eux-mêmes éloquemment : vingt-six mille arrestations en un laps de temps si court ! N'est-ce pas de la prompte et superbe besogne ? Et, comme pour en justifier en de beaux termes officiels, fort à propos se présente à l'attention du ministre l'extrait raisonné, que le Garde des sceaux a transmis à son collègue de l'Intérieur, du rapport mensuel de M. le procureur général sur la situation politique et morale du pays. Rien de plus instructif que ce genre de mémoires, très nourris de détails, pour apprécier à son exacte valeur l'état actuel de la conscience publique. Le haut magistrat, embusqué derrière son mandat redoutable, fait songer à quelque grand inquisiteur d'un autre âge appliquant aux suspicions de la politique le formalisme sans miséricorde des anciennes enquêtes religieuses. Il pénètre d'un œil aigu au plus profond des couches sociales, plonge dans les obscurs recoins, où les socialistes abritent leurs détestables menées, et ramène au grand jour de sa juridiction tout ce qui tente de se dérober à la surveillance d'une autorité jalouse. L'exorde est plein de douceur. M. de Procureur de la Cour d'appel de Paris relève d'une louange pompeuse les paroles et les actes des maîtres du jour. C'est pour les inviter à s'y tenir sans faiblesse. Mais il a changé de ton, déjà ; il ne sera rien moins qu'indulgence et bénignité pour les protestataires, les turbulents, les déclassés, les fauteurs d'opposition. Sous des formes de langage austères et dignes, il développe, argumente et conclut en homme inaccessible aux amollissements du pardon. La mansuétude peut habiter le cœur du chef de l'État ; elle n'a pas, élu domicile dans l'âme du chef du Parquet. De sa part, les avis exprimés ne sont qu'appels et rappels constants à la répression. Les sociétés secrètes ou présumées telles, auront de mauvais quarts d'heure à passer[5]. Sans doute, les symptômes de la situation générale sont rassurants. Les améliorations se maintiennent. La confiance renaît. Les haines se taisent, les convoitises n'osent plus se montrer. Les arbres de la Liberté ont été abattus dans les communes. Le même jour, la devise : Liberté, Égalité, Fraternité, a été effacée sur tous les édifices publics. Les deux opérations se sont faites au milieu du plus grand calme et sans, pour ainsi dire, attirer l'attention des populations[6]. Ce détail a de l'intérêt, paraît-il : à si faible distance du renversement de la République, le fait en dit long sur la durée des enthousiasmes populaires. On revient, en plusieurs endroits, avec une satisfaction évidente. Le ministre n'aura pu s'empêcher de sourire en lisant que, dans telles communes de Seine-et-Marne : ou du département de l'Yonne, les arbres de la Liberté furent arrachés avec ivresse par ceux qui les avaient plantés de même en bonne terre républicaine. Un seul regret, affaiblit le contentement du procureur général en ce qui concerne l'enlèvement des insignes démocratiques : il a dû noter quelques protestations perdues, comme la suivante, évidemment digne des dernières rigueurs, mais dont le coupable ne s'est pas fait connaitre, hélas ! A Limay, dans la nuit du 17 au 18 janvier, une croix en bois blanc assez grossièrement travaillée, a été plantée sur la place même où se trouvait antérieurement l'arbre de la Liberté. On y lisait cette inscription tracée au crayon par une main exercée : Ci-gît les dépouilles mortelles des deux sœurs chéries de tout bon Français : La République et la Liberté, tuées le 2 décembre 1851, enterrées le 17 janvier par l'insurgé de Boulogne, et de Strasbourg ; Priez, Dieu pour elles ! Un substitut s'est immédiatement transporté sur les lieux pour procéder à une information ; mais il n'a pas été possible de découvrir l'auteur du délit. Les ennemis de l'ordre sont incorrigibles !... Heureusement, la force armée a fait sentir partout sa poigne prépondérante. Les rouges se terrent. Le parti révolutionnaire paraît comprimé par la peur, par le sentiment de son impuissance et l'énergie du gouvernement. On a dû sévir vigoureusement, et sans marchander ni sur le nombre des amendes ni sur la longueur des jours de prison, pendant les premiers mois de 1852, — non certes contre les adversaires polis, les représentants aristocratiques des hautes classes, chez lesquels, au moins, la modération de la forme reste une vertu d'éducation, mais contre les gens du commun, les ouvriers tapageurs, les hanteurs de cabaret, toujours prêts à crier par les fenêtres et dans la rue leurs impuissantes colères. Les inculpés pour offenses au Président de la République sont légion. La liste en est énormément chargée. Dans la seule ville de Reims, d'une semaine à l'autre, dix prévenus de cette catégorie ont été condamnés de manière à s'en souvenir. Ils sont ici désignés en toutes lettres, avec la mention des faveurs spéciales, que leur a prodiguées un tribunal généreux. Tels se sont distingués dans l'épaisse multitude : Le nommé Philibert-Antoine Juhéaux, — soit six semaines de prison et 100 francs d'amende pour avoir dit publiquement que le Président était une canaille et qu'il fallait, à sa place, un homme comme Raspail ou Cabet ; Le nommé Célestin Delacroix, — soit dix jours de prison pour avoir dit dans un cabaret que Napoléon était un fripon et qu'il ne serait plus là dans six semaines ; La nommée Renard, femme Cabaret, — soit huit jours de prison pour avoir dit, en parlant du Prince : C'est un véritable mannequin et qui n'est bien vu que des riches ; Le nommé André Ancart, — soit dix jours de la même peine pour avoir dit, à l'occasion des proclamations du 2 Décembre : Qu'est-ce que c'est que ces bêtises-là !... On lui... sur le nez, à votre Napoléon ! Les nommés Billard, — auquel sont octroyés deux mois de prison et 100 francs d'amende, — Henri Renault, Isidore Janvier, Paul Girardin, condamnés à un mois et 100 francs d'amende, pour avoir chanté, sur la route d'Épernay, la chanson : Vivent les rouges ! A bas les bleus ! Ces faits individuels sont la démonstration par la preuve à Leurs Excellences le Garde des Sceaux et le Secrétaire d'État à l'Intérieur, qu'ils n'en ont point fini avec l'engeance des semeurs de désordres. Puisse la vigueur déployée par l'autorité contre les anarchistes — là tous les démocrates sont des anarchistes — continuer à produire ses excellents effets ! La plume du magistrat ne cesse d'en renouveler l'énergique souhait. C'est le vœu de son cœur qu'en renforce les moyens d'intimidation salutaire. Les passions sont apaisées et contenues plutôt qu'éteintes. Bien imprudent serait-il de relâcher les nœuds d'une ferme contrainte. Il importe, au contraire, que les plus inattaquables et les plus justifiées d'entre les décisions des commissions militaires reçoivent leur sanction et ne demeurent point une menace vaille. Le parti socialiste n'est pas définitivement abattu. Les chefs sont inconnus et ceux qui avaient été entraînés dans l'aventure se dénoncent, maintenant, les uns les autres. Mais il s'en trouve encore qui proclament que tout n'est pas terminé, que leur tour viendra. Le Procureur insiste sur les dangers d'une clémence hâtive. On a gracié certains condamnés politiques avec une promptitude qu'on pourrait presque dire téméraire. Les honnêtes gens, prononce-t-il du fond de son cabinet, s'effraient du retour de plusieurs socialistes, qu'ils ont vus à l'œuvre en 1848 et en 1851 ; ils réclament une surveillance énergique[7]. Ah ! que l'on ferait mieux, soupire le bénévole magistrat[8], au lieu de s'en tenir aux peines locales et temporaires, — des demi-mesures — de procéder avec ampleur et d’user en grand des ressources de la transportation[9] ! Cependant, à force de serrer, presser, comprimer, on est arrivé à .réduire de beaucoup le nombre des délits politiques. M. le Procureur le constatait, tout à l'heure, avec une certaine impression de soulagement ; en réalité, ses substituts et ses commissaires allaient être sur les dents, bientôt ! Peu à peu, les journaux ayant pris le parti de se taire[10] et les républicains d'obéir, ses rigueurs s'atténuent, ses conclusions s'adoucissent. Il n'aura que des éloges pour la vigoureuse et sage direction d'un Gouvernement réparateur, — qui le créera conseiller d'État, sénateur et Garde des sceaux[11]. Même, il ne verra plus le besoin d'adresser au chef de la Justice des rapports aussi fréquents, aussi volumineux. De mensuels, ceux-ci se rendront semestriels ; et s'allégeant d'un poids désormais superflu, ils se réduiront à n'être plus guère que des tableaux chiffrés. ***Mais à goûter la prose majestueuse-et sévère de M. de Royer, le Ministre a laissé passé l'heure. A défaut de la pendule, il en serait averti par les réclamations tiraillantes de son estomac. Puisqu'il le faut, il accordera donc le réconfort nécessaire aux défaillances de la nature humaine. Oh seulement avec mesure. Deux heures à peine ont sonné que l'éminent personnage dont la flamme dure encore — a repris possession de son fauteuil. Devant lui, sur la table-bureau, éclatante d'acajou fleuri et de bronze doré, se gonfle un portefeuille bourré des pièces nouvelles soumises à sa signature. Du flot de lettres, qu'il n'a pas épuisées, le matin, émergent en abondance les sollicitations. Quoi d'étonnant ? Tout le monde, dans une administration ancienne ou récente, tout le monde, dis-je, demande ou fait demander. Aussi bien n'a-t-on pas pourvu à toutes les places, qu'a laissées libres pour des protégés nouveaux le passage d'un régime à l'autre. N'en serait-il pas une, quelque part, pour M. le comte Fernand de Montguyon ? Celui-ci, un intime des heures de jeunesse, rappelle à son cher Auguste en quatre pages d'une écriture menue et serrée, d'aimables souvenirs, qui, certainement, n'ont pas déserté la mémoire du comte de Morny. Naguère, cet ancien compagnon des parties fines a fait, par devers soi, l'examen de conscience qu'on se doit, à un certain tournant de l'existence. Sa vie, jusqu'alors, n'avait pas eu de plan ; il n'avait été qu'un homme de plaisir sans principe d'action ; soucieux de se ranger, désormais, il a contracté des ambitions sérieuses et verrait, volontiers, ajuster à sa taille une fonction de premier choix, comme serait la Direction des Beaux-Arts. Morny est le dernier à ignorer que les titres de son ami Montguyon sont d'une minceur extrême et qu'avoir passé le temps à se glisser du lit d'une chanteuse dans celui d'une danseuse ne constitue pas une démonstration sans réplique d'aptitudes au poste élevé qu'il convoite. Mais, il s'est dit, par ricochet, que si l'on voulait aller au fond des choses, si l'on voulait y regarder de près, pour maints sénateurs de demain, éplucher à la rigueur les mérites passés de certains amis de l'empereur, tels que Veinard et Mocquart, on risquerait fort de n'emporter point d'une pareille enquête des informations beaucoup plus édifiantes. Puisque le favoritisme commençait à s'installer partout, pourquoi, lui Morny n'en étendrait-il pas les bénéfices à cet aimable Montguyon ? Il y est presque décidé. Il lui fait répondre qu'on pense à lui, qu'on ne tardera pas à lui en fournir une preuve signalée et qu'il pourra tout aussi bien être Directeur des Beaux-Arts que Thayer est Directeur des Postes. Malheureusement pour Montguyon, les circonstances ne laisseront pas à Morny le temps et le pouvoir de réaliser sa promesse. Une autre signature à parafe : celle de René de Rovigo, sollicitant d'un cœur épris une place dans la maison du futur empereur[12]. Il y aurait lieu d'en concevoir, à première vue, de la surprise, si peu qu'on prit la peine de se souvenir qu'on l'avait vu, dans différents journaux légitimistes, faire chorus avec les adversaires les plus acharnés du prétendant. Mais de tels revirements d'opinions et des conversions aussi subites ne sont-ils pas la monnaie du jour ? Le ministre a son opinion faite et bien faite là-dessus ; lui-même, un orléaniste de la veille a passé par là tout comme son collègue Fould, qui refusait, en 1848, son adhésion aux projets de Napoléon, comme Billault, un républicain de 1848, comme Baroche, qui prétendait, le 2-1 février, avoir devancé la justice du peuple, comme... Il tourne la feuille avec indulgence, et réserve son appui. La Guéronnière a les dents longues. Le Conseil d'État ne contente qu'à moitié ses appétits. Chassiron, l'époux de la fille de Murat, un parent de Napoléon à l'intelligence moyenne, aux services sans éclat, trouve un peu modique, pour une demi-Altesse, de n'être que maitre des requêtes. Les Padoue, jeune et vieux[13], postulent ardemment. Pétitions, sollicitations, délations, voisinent dans un étrange pêle-mêle. Les préfectures sont très demandées. L'habit brodé d'argent a des reflets fascinateurs. L'Archiloque de la société intrigante du second Empire, Horace de Viel-Castel, sera des-plus pressants à le solliciter, sinon pour lui-même, du moins pour quelqu'un de sa famille[14]. On fait mouvoir aussi beaucoup de ressorts, afin de n'être pas oublié, dans la grande fournée des places, pour le prochain Sénat. Ils sont trop de chasseurs lancés à la poursuite d'une même proie. Le Ministre soupire sur l'excès des brigues. Son attention s'en détourne et se reporte à d'autres objets. Il avise de la main et du regard les cahiers de la Direction générale de la Presse. Ils sont bondés de notes, dites confidentielles : réclamations, avis, censures ; avertissements aux journaux, comme s'il en pleuvait. D'abord, s'expose à sa vue un tableau par séries et par chiffres de l'état de la presse en 1852. Cet état n'a rien de fastueux, mais suggère instantanément l'idée — assez de preuves en justifieront tout à l'heure — que la condition de publiciste est une des moins favorisées, par le temps qui court. A ne considérer que-le total des chiffres de tirage, il est sensible que la presse est en grande baisse auprès du public liseur et acheteur ce total, pour toutes ; les feuilles parisiennes réunies n'excédant pas cent quarante mille numéros. Il est transparent aussi que les journaux ne sont point en bonne passe auprès du pouvoir[15]. Notre ministre le leur a fait savoir par une récente circulaire : à tous journaux et journalistes ayant versé leur cautionnement obligatoire, il est permis d'informer honnêtement et d'éclairer prudemment l'opinion mais sous les conditions- expresses qu'on n'aura pas d'avis sur les questions réservées — elles sont toutes réservées —, qu'il ne sera proféré aucun jugement ni sur ce point, ni sur cet autre, ni sur celui-là encore, et qu'on s'en tiendra, pour plus de sureté, à ne traiter, avec une entière indépendance que de la pluie et du beau temps. Au demeurant, tous les ministres ont leur mot à dire, pour les rappels à l'ordre, qu'ils attendent de leur collègue de l'Intérieur, à l'encontre des indiscrets, qui n'auront pas su retenir, à temps, leur langue et leur plume. Voici, d'abord que se fait entendre la grosse voix du secrétaire d'État à la Guerre : Monsieur le Ministre et cher collègue, Nous voyons avec déplaisir les quotidiens intervenir dans les affaires du Département militaire : Conformément aux désirs exprimés par Votre Excellence, j'ai invité la rédaction du journal le Constitutionnel à se montrer, à l'avenir, plus circonspecte dans la reproduction des nouvelles intéressant les services de l'État. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Encore un mot : la Presse et son directeur mériteraient un bon avertissement : nous les engageons à couper court, et bientôt, à leurs interminables feuilletons contre les excès prétendus des charges militaires. La parole est maintenant au Garde des sceaux. On n'est nullement satisfait, à la Justice, des goûts d'information déplacés où s'obstinent les feuilles publiques par une ancienne et mauvaise habitude. Les rédacteurs judiciaires, auraient intérêt cependant à ne pas mettre le nez en de certains débats, dont la reproduction leur est d'avance interdite[16]. C'est affaire, ces choses-là entre les juges, les témoins et les inculpés. L'opinion n'a rien à y voir. Aux bureaux du quai d'Orsay, on est très ému du fait qu'un maladroit raisonneur s'est permis d'espacer des développements, à sa manière et sans autorisation préalable, sur les relations de la Prusse avec la France... en 1814. Quant au préposé à la Marine, ses griefs déploient à s'exprimer une éloquence particulière : il fait feu de tous ses sabords contre les babillards, qui se mêlent de naviguer sur les bateaux de l'État sans y avoir été invités et, qui plus est, d'en critiquer l'outillage. Piqué au jeu, notre Ministre de l'Intérieur, suspendant son enquête, saisit, à son tour, sa plume de bataille pour adresser un blâme général et motivé aux gâte-papiers tripotant à tort et à travers de religion, de gouvernement, de finances. Tels de ceux-là ont élevé naguère des objections peu congrues, au sujet de certains changements opérés dans l'administration. On les en avertit, une fois pour toutes, en des termes nets et clairs : Il importe à la dignité de l'administration que de pareilles libertés ne se renouvellent pas. Il ne saurait appartenir à la presse de mêler ainsi son action aux actes du gouvernement[17]. Chacun de ceux que leur fonction investit d'une ombre d'autorité morale, d'un droit apparent ou réel de contrôler, d'enquêter, de tancer, réprimander, prétend ouvrir des yeux d'Argus sur les agissements de la presse. Chacun y va de sa chicane ou de sa réprimande. Le Préfet du Nord vitupère contre une annonce à tendances délictueuses dont ses regards furent choqués dans le Progrès ; il réclame une exécution sans ménagement ou des poursuites sévères. Non moins incommode est le Préfet du Pas-de-Calais, qui fulmine contre les journaux de l'Artois et du Bourbonnais, à propos d'une insertion locale. Le Préfet de l'Oise, lui, a été peiné jusqu'au fond de l'âme pour s'être aperçu que des nouvellistes sans pudeur de son département ne craignirent pas de violer l'intimité du Palais de Compiègne. Il les a prévenus sans retard du mauvais pas où ils s'étaient engagés et à qui de droit l'a fait savoir : PRÉFECTURE DE L'OISE Beauvais, le 10 novembre 1859. Monsieur le Ministre, J'ai donné des instructions, afin que les journaux s'abstiennent, dorénavant, de tout détail indiscret sur la vie intérieure du Palais de Compiègne et qu'ils n'eussent à s'occuper dans leurs récits que des faits extérieurs, qui appartiennent par eux-mêmes à la publicité, tels que la promenade, les chasses et les spectacles. Je viens de renouveler personnellement cette invitation aux journalistes de Beauvais, et je ferai de même, au premier jour, aux journalistes de Compiègne, auxquels, je fais donner, aujourd'hui, un nouvel avis par un Conseiller de préfecture[18]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Naturellement, l'autorité ecclésiastique jurerait avec ses traditions si elle se montrait moins chatouilleuse et moins prompte à s'émouvoir que la puissance civile contre les licences de la plume. Tout-à l'heure l'archevêque de Paris insistera d'une étrange force pour que soit empêchée de vivre une feuille ultramontaine, dite l'Écho de Rome, parce qu'il en estime les doctrines excessives, quoique, approuvées du Pape. *** Voilà bien des feuillets remués. Non sans effroi, l'illustre compulseur devra reconnaître qu'il n'a fait qu'effleurer l'énorme inventaire de la Direction de la Presse, pour laquelle on aura jugé bon de créer un ministère spécial[19]. Ce sont, au hasard, une foule de notes éparses et de signalements particuliers, dans le goût de ceux-ci : Le Temps serait à surveiller, pour le caractère de ses informations : sous la rubrique Chronique du Nord, n'a-t-il pas répandu le bruit déplorable qu'il existerait une maison publique à Lille, placée sous le patronage des Jésuites, et où se trouveraient réunis des jeux, un débit de boissons, une chapelle et une salle de spectacles ? ***La Presse mérite un blâme sérieux pour avoir laissé passer dans ses colonnes un article : Les Disparitions mystérieuses de Paris, positivement et intentionnellement nuisible à la tranquillité des familles. C'est un journal à examiner de près. De la même officine provenait, il n'y a pas longtemps, une information de tendance regrettable, visant à déconsidérer le corps entier des sergents de ville. N'a-t-on pas eu le mauvais goût d'imprimer que ces honorables gardiens s'arrêtaient à faire la conversation d'une façon trop fréquente et trop prolongée ? s'est-ce pas insinuer par là que les agents s'acoquinent, pour ainsi dire, et négligent leurs devoirs, au détriment de la sécurité publique ? Cette manière de jeter sans motif de l'inquiétude dans les esprits et de discréditer un service, qui fonctionne avec toute la régularité et toute la loyauté possible, appellerait une sanction immédiate. ***Au Constitutionnel il ne sera pas inutile de faire savoir qu'il perd de plus en plus la confiance du gouvernement. Il s'y manifeste, depuis quelque temps, toute sorte de petites hostilités qui le noient en détail[20]. ***Le Pays où gouverne M. de La Guéronnière se tient dans les limites raisonnables et mérite qu'on lui continue l'appui dont il est hautement honoré. Il tendrait parfois à s'écarter de la ligne droite ; mais on prendra soin de l'y ramener. Quoi ! Le Pays lui-même ! Mais on n'est jamais sûr d'un passeport franc et garanti avec cette Direction de la Sûreté générale, perpétuellement inquiète et inquiétante. Il arrivera plus d'une fois que des journaux officieux seront blâmés à tort et à travers, jusque pour des articles émanés de l'inspiration voulue du chef de l'État. Napoléon III aurait été journaliste s'il n'avait pas été porte-couronne. Il avait plaisir secret aux exercices de la plume. Tel jour et dans telle occasion, il lui aura pris fantaisie de mander au Palais le rédacteur d'une de ses feuilles patronnées. Faites un article dans tel sens ; vous me serez particulièrement agréable, dira-t-il. On s'y empressera du meilleur zèle. Et, de retour, le journal et son rédacteur recevront, comme récompense de leur bonne volonté, un avertissement équivalant à une promesse de... suspension. Dans cette battue générale il y a des coups pour tout le monde. Les bons et les mauvais sont soumis à la même férule. ***Si mauvais que soit devenu le métier de journaliste, il se trouve encore des gens, le croirait-on ? pour fonder des journaux. Le ministre, que nous avons laissé se tirer, comme il le peut, du flot de papiers qui l'inonde — s'en aperçoit, de reste, au nombre des demandes en autorisation. C'est la règle en pareil cas : les requêtes de cette sorte devront être épluchées avec une rigueur extrême. Les feuilles à visées politiques seront passées, disons-nous, au crible le plus sévère. N'en est-il pas trop déjà — quand on pourrait si bien se contenter de deux ou de trois, pour Paris et la banlieue, deux officielles et une d'opposition... à l'eau de rose ! On a la main plus facile pour la presse frivole, conteuse et sans prétention. On a refusé, hier, d'entendre aux offres et de recevoir le cautionnement d'un homme considérable, publiciste de grande expérience, et qui devra rentrer dans ses tiroirs — infortuné Duckett ! — le programme si ample et les espérances si belles de son journal l'Universel. Mais on ne voit aucun inconvénient, aujourd'hui, à laisser venir au sieur Chevalot, un créateur aux idées courtes, la notification suivante : M. Chevalot est prié de passer au bureau des déclarations de journaux, rue de la Ville-Lévêque, n° 41, de 2 heures à 4 heures pour régulariser sa demande relative au Bonnet de Colon. Très maternelle à son égard, l'administration ira jusqu'à l'autoriser, peu de jours ensuite, à-faire vendre son estimable feuille sur la voie publique. Plaisant détail ! A quelque petite distance de là le sieur Chevalot sentira le besoin de modifier son titre, et l'on ne verra pas plus d'inconvénient que tout à l'heure, en haut lieu, à ce que le Bonnet de Colon, grandissant de plusieurs étages, s'appelle, désormais, l'Olympe. A travers la confusion des pièces classées ; timbrées, apostillées dans ses bureaux, Monsieur le Ministre pourrait faire d'intéressantes trouvailles, s'il en avait le loisir et la curiosité : Les, idées biscornues ont poussé comme des champignons dans cette végétation paperassière. Deux ou trois échantillons, au hasard de la rencontre. Un M. Trémaux de Chavoy, noble habitant de Saône-et-Loire, longuement a délayé son intime désir : il jugerait de la plus simple équité qu'on le déchargeât des obligations de la loi du cautionnement pour sa publication périodique extra-humanitaire, Le Principe universel... Il s'en explique en ces termes convaincants, auprès de Son Excellence : Monsieur le Ministre, Par le titre même de ma publication, vous voyez que je suis dans l'obligation de faire connaître au monde le principe des êtres et, par conséquent, de le comparer avec la tradition biblique.....[21] Une confiance non moins robuste soutenait le courage du nommé Henry Heer, un pauvre bizarre homme de lettres à la cervelle un peu brouillée, aux conditions d'existence matérielle hypothétiques, d'ailleurs content de l'air qu'il respire, sûr de soi, libre comme Diogène et fier comme l'oiseau de Junon, dédaigneux des formules hiérarchiques, mais prétendant traiter à tu et à toi avec les puissances du jour ; la même imperturbable confiance conduisait la main de cet obscur citoyen des lettres, lorsqu'il se prenait à instruire Son Excellence des vicissitudes de son journal à naître — et sous quel titre séduisant ! — : l'Amour[22]. Que son laisser-aller familier et bon enfant a donc de saveur ! Voici le billet dans toute sa beauté : L'AMOUR LITTÉRATURE — THÉÂTRE — BEAUX-ARTS. HENRY HEER Rédacteur en chef. 12, Boulevard de Clichy. Monsieur le Ministre, La publication du journal l'Amour se trouve retardée par des embarras pécuniaires. Il est bien entendu que je ne m'occupe de ce journal qu'en qualité de rédacteur en chef-gérant. Au surplus, si vous désirez quelques détails, vous pouvez vous adresser à Mme de Solms-Rattazzi, 20, rue Barbey-de-Jouy. Je compte sur elle pour me faire mon courrier de l'élégance. Peut-être même fournira-t-elle les fonds. Ce qui a empêché jusqu'à ce jour l'apparition de l'Amour, c'est l'inconsistance des personnes qui venaient à moi comme commanditaires. Je me charge de lancer l'affaire et de créer un capital, une valeur réelle. La chose serait faite aussitôt, Monsieur le Ministre, au cas où vous seriez tenté d'ajouter à notre petite fortune un atome, un rien, quelque chose comme cinq à six mille francs. Mais les ministres, je le sais, n'ont guère le temps de s'occuper de littérature et de fantaisie. Cependant, n'eussiez-vous qu'une heure à donner par jour à ces doux loisirs, je m'offre à vous pour vous envoyer, chaque matin, un petit journal manuscrit, qui vous servira d'agréable passe-temps. Aujourd'hui, le Figaro est bête et nul, depuis le retour à la sagesse de Villemessant, le Nain Jaune est trop brutal et grossier, depuis l'avènement de l'agent impérial Silvestre ; le Charivari est mort : vive l'Amour ! Si vous m'acceptez, Monsieur le Ministre, pour votre
journaliste ordinaire, vous me rétribuerez comme il vous conviendra, soit deux
cents ou même cent francs par mois ; et tous deux nous serons contents ; et nous n'aurons pas besoin d'attendre
indéfiniment que Mme Rattazzi[23] ou tout autre nous verse le moindre sou. Agréez, Monsieur le Ministre, l'assurance de ma considération distinguée. Pour plus d'une raison, l'épître ci-dessus encadrée aurait pu sembler saugrenue et comme telle être abolie. Mais elle n'alla pas à la corbeille ; que dis-je ! on daigna la recueillir, la prendre en considération sérieuse. Et les renseignements relevés par les soins diligents du 2e bureau de la Préfecture de Police n'ayant constaté rien de répréhensible dans les conditions de bonne vie et mœurs du sieur Georges-Albert Panthon dit Henry Heer[24], la direction de la presse avait transmis en conséquence une réponse favorable à l'auteur de la requête. L'Amour et son père Georges Panthon pourraient voler au succès : Tout eût semblé le mieux du monde à l'intéressé — si, fâcheusement, l'expéditeur officiel n'avait pas omis d'affranchir ladite réponse. Sans la moindre hésitation, sans crainte aucune de nuire à ses affaires par cet acte d'indépendance osée, notre Henry Heer avait renvoyé la lettre, avec cette leçon pour son Excellence : Je ne suis pas ministre et ne reçois que les lettres affranchies. Ici s'arrête la courte histoire du journal l'Amour dans les dossiers du ministère[25]. ***Les rapports de police sont la pierre de touche indispensable de l'agrément ou du refus ministériel. On y admire un complet d'informations et une précision de détails, qui ne laissent rien à désirer. Tels de ceux-là sont arrivés sur le bureau du ministre. Son Excellence veut s'en instruire en personne ; car, il s'agit, cette fois, de gens d'importance. Un ami du comte de Morny, un publiciste resté célèbre, le fondateur d'un des plus grands journaux parisiens, a sollicité l'adhésion gouvernementale au lancement qu'il prémédite d'une feuille nouvelle. On s'est mis en quête, sans retard, des comportements de sa vie publique et privée. Un rapport a été dressé, mais quel rapport ! Voici, pour commencer : Le sieur X... est connu depuis longtemps à la Préfecture de police, comme un intrigant, un chevalier d'industrie, un escroc et un grec. Et ce sont, à la suite, des gentillesses de même acabit, appuyées de pièces probantes et d'extraits tirés en droite ligne des sommiers judiciaires — pour une série de condamnations ; qui ne sont pas toutes d'ordre politique — ; enfin la conclusion définitive ; péremptoire et tranchante : En somme le sieur X... est un homme sans-moralité, sans foi politique, criblé de dettes et prêt à servir tous les partis. Voilà notre personnage joliment accoutré... Nouveau mémoire policier, nouveau déshabillage, et combien peu flatteur, quant à la ressemblance générale du portrait ! Un grand entrepreneur de publicité, le plus habile d'entre ses confrères à transformer toute nouvelle en bruit, tout' bruit en réclame, toute réclame en argent, Villemessant en un mot, a déposé cette déclaration : que la Chronique de Paris renonce, désormais, à traiter d'aucune matière politique et d'économie sociale, mais qu'elle désirera continuer de paraitre sous le même titre, deux fois par mois[26]. A travers les lignes Villemessant laisse pressentir d'autres projets en formation. Il n'en a pas fallu davantage pour qu'on ait mis en mouvement, d'urgence, les ressorts d'une enquête personnelle très serrée[27]. Elle le fut, en effet. Quelle diligence appliquée à tout recueillir et à tout dire ! Ce n'est plus un rapport, une page d'information individuelle ; c'est un lourd réquisitoire, d'où certaines pièces voudraient bien être absentes. Rien n'y est omis, pas un détail nuisible n'y est oublié sur la naissance — non légitime — de Villemessant, sur l'éducation assez négligée de son enfance, ses premiers essais dans la vie, à Blois, comme courtier en vins ; les circonstances qu'entraînèrent une ou deux faillites de son commerce, à Tours et à Châteauroux ; sa vie accidentée à Paris ; ses créations de feuilles éphémères, telles que la Sylphide et la Corbeille, entremêlées de certains démêlés avec la justice, pour des motifs particuliers. On y relate toutes ces choses et plus encore : sa passion excessive des cartes[28], et des histoires de femmes, et des suites de rixes ; sans plus de ménagement aucun, on y soulève les voiles de ses intimités. Villemessant ne se fût guère douté qu'on le connût si bien ou... si mal, à la Sûreté. Le zèle informateur de cette mystérieuse puissance n'admet pas de limites et ne souffre l'exclusion d'aucune espèce de renseignements. C'est ainsi qu'elle en aura fourni de peu ordinaires, pour éclairer la religion du ministre, sur l'originale façon dont Villemessant s'y prit pour fonder la Chronique de Paris et comment il se procura les fonds indispensables à la vitalité de son entreprise. MINISTÈRE DE LA SÛRETÈ GÉNÉRALE Paris, 7 juillet 1852 Monsieur le Ministre, Après une équipée en Vendée à la suite de la duchesse de Berry, le sieur de Villemessant s'est produit à Paris... Il a fondé beaucoup de journaux de théâtre et de critique, qu'il a inspirés plutôt que rédigés... Après avoir obtenu pour un sieur Fauvel, marchand de peignes d'écaille, boulevard Bonne-Nouvelle, n° 10, l'entrée à tous les théâtres de Paris, le sieur de Villemessant a obtenu, à son tour, du même Fauvel les fonds nécessaires à la publication de la Chronique de Paris, qui a été successivement imprimée depuis 1850, chez Bureau, Chaix, la dame de Lacombe, Martinet, et actuellement chez Mme Dondey-Dupré. Aujourd'hui, brouillé avec le marchand de peignes, le sieur Villemessant s'est arrangé avec un sieur Goubaud, éditeur de journaux de modes, rue Richelieu, n° 92, pour continuer la publication de la Chronique de Paris, avec annonces de modes et objets de luxe. Le sieur de Villemessant n'a plus de crédit[29] chez les marchands de papier et les imprimeurs, et il doit beaucoup. Le Commissaire, Inspecteur de la librairie, GAILLARD. En sa sécheresse administrative, la note est tout un poème. Il en est quelques-unes encore allant de compagnie, et du même goût. On ne saurait trop bien faire. Et, pour terminer, le procureur de la République conclut à opposer un non possumus absolu à la demande de Villemessant. La malheureuse Chronique sera condamnée à perdre la vie. ***Mais, la série des enquêtes journalistiques pourrait aller fort loin, de ce pas. M. le Secrétaire d'État délégué à l'Intérieur estime qu'il en aura eu plus que son compte pour une seule journée et même pour plusieurs. Il en repassera la lecture à ses attachés ; ce sera leur affaire, maintenant, de se débrouiller, à sa place, dans cette confusion. Il s'apprête à lever le siège. En hâte, il donne ses instructions retardées à ses secrétaires, annonce qu'il' recevra, demain, dans la matinée, à onze heures, le haut personnel du ministère, pour des raisons de service, et rentre, la tête un peu lourde, en ses appartements. ***Des différents ministres, qui passèrent à l'Intérieur, pendant la période autoritaire de la fin de la Présidence et les commencements du Second Empire, le comte de Morny fut certainement celui qui s'attarda le moins dans les broussailles des procédures administratives. Il répugnait aux mesures inutilement vexatoires comme à des moyens de petite guerre dédaignables. Il laissera au bouillant Persigny le plaisir entier de despotiser la presse, de voir partout des intentions condamnables : et de faire pleuvoir sur les délinquants : communiqués, avis officieux, mesures de suspension, amendes et saisies judiciaires. Ce sera la gloire du futur ministre de la Sûreté générale, Maupas, d'infliger en aussi peu de temps qu'il en fallut pour les écrire, quatre-vingt-douze avertissements aux journaux ! Morny n'eut pas à se targuer d'un zèle punisseur aussi exemplaire. Pour ce genre de délits, il avait le regard indulgent, la main légère. Un soir qu'un de ses collègues se plaignait, en sa présence, que l'on eût raconté dans je ne sais plus quelle feuille boulevardière, une anecdote qui eût dû rester secrète, il avait répondu : Bah ! pourvu qu'ils ne parlent point politique, laissez-leur dire ce qu'ils voudront : tant pis pour ceux dont on lèvera les masques ! On ne l'aurait pas vu, à l'instar de son successeur direct, faire condamner le rédacteur en chef d'un quotidien de la ville de Tours, non soumis au cautionnement, à 1.700 francs d'amende, à un mois d'emprisonnement en sus et à la suppression de son journal, pour le grief unique d'avoir publié le discours prononcé par l'empereur, à l'ouverture de la session législative[30]. Si, au moment de se mettre à l'œuvre, ou dans le fort de la lutte, la vigueur et même la violence lui semblaient des éléments d'action obligatoires, il savait se montrer, après le succès, un vainqueur généreux et comprendre que sur ce terrain les plus conciliants sont aussi les plus habiles. Un jour qu'il écrivait de sa plume à l'un de ses préfets, le priant de ne pas poursuivre à outrance un certain Jacomy, il ajoutait, comme pour conclure du particulier au général : Poussez de votre mieux ce qui doit développer la richesse du pays, vous ferez plus de bien qu'en entretenant l'aigreur des luttes politiques[31]. Le décret du 17 février 1852, soumettant les écrits périodiques au timbre et au cautionnement et déférant leurs rédacteurs aux tribunaux correctionnels, ne lui sera pas imputable. Il n'aura pas eu la primeur du régime des avertissements, dont l'innovation sortira tout armée du cerveau de Boulier. Lorsque, à dessein de se hausser dans son estime, des subalternes rivalisaient à qui se montrerait le plus incommode censeur, le plus âpre à trouver les journaux en faute sur quelque chose ou sur rien : ces calculs étaient déçus, car il ne leur en savait aucun gré, Loin qu'il les félicitât, il levait les épaules, se disant : Ces gens-là sont trop bêtes ! Il voulut ignorer bien des vilenies commises en son nom, ou plutôt au nom du chef de l'État, et sous le prétexte de défendre l'ordre de choses nouvellement instauré. Il voyait plus haut et visait plus loin. Dès le commencement de janvier, il s'était occupé des élections législatives prochaines. Bien qu'il invitât les préfets à concourir au succès du gouvernement, en sélectionnant les candidatures officielles, en désignant, de préférence, au choix des populations les hommes les plus entourés d'estime, les plus soucieux des intérêts du pays[32], il les exhortait à n'y procéder qu'avec prudence, mesure et discrétion ; on ne devait laisser sentir, nulle part, leur signifiait-il, la pression administrative. Avec le suffrage universel, affirmait-il en sa circulaire du 8 janvier, il n'y a qu'un ressort, ressort immense qu'aucune main ne peut détourner ni comprimer, c'est le suffrage universel. Très habilement il s'appliquait à concilier les contraires ; il usait de l'action gouvernementale et souhaitait qu'on en usât pour en tirer les meilleurs avantages possibles, mais en la déguisant, en l'adoucissant de manière à la rendre presque insensible. On vantait la haute raison du ministre de l'Intérieur. Il grandissait en autorité dans le pays. On parlait de l'extension probable de ses pouvoirs. Après avoir donné une impulsion durable aux services du Département de l'Intérieur et constaté que le calme régnait sur tous les points, dans le ressort de ses fonctions, on s'attendait à le voir évoluer en d'autres sphères plus idéales, moins assujettissantes et non moins importantes. La poésie succéderait à la prose. Un ministère des Beaux-Arts serait créé. On disait Morny déjà désigné pour en être le chef et l'organisateur. Etendant au-delà son action, il y joindrait, croyait-on, l'Instruction publique, les bibliothèques, les théâtres. On l'attendait aux mesures d'initiative et d'heureuse prévoyance, dont il voudrait avoir l'honneur, en ces différents domaines. Mais il se produisit une grosse surprise. Les choses tournèrent exactement à l'inverse de ce qu'on avait supposé. Au lieu d'une ascension on eut pour spectacle une chute. Tandis que le comte de Morny s'apprêtait à envoyer une circulaire aux préfets, appelant leur attention sur la nécessité de développer la vie locale, il fut détaché d'un tel soin brusquement par une mésaventure qu'il avait été loin de prévoir. La lune de miel de son ministère n'avait eu que six semaines de durée, qu'elle vint à se brouiller, irrémédiablement. Le 22 janvier 1852, Louis-Napoléon promulgua, sans crier gare, deux décrets. L'un, qui souleva peu de protestations, décidait que les princes d'Orléans auraient à vendre, dans le délai d'un an, les biens de famille qui leur appartenaient en France. L'autre, dont les considérants — selon le mot d'un écrivain monarchiste — respiraient une vague odeur de brigandage, prononçait que les biens compris dans la donation faite par Louis-Philippe, le 7 août 1830, auraient à rentrer dans les domaines de l'État pour être affectés aux services publics. Au premier moment, la confiscation fut trouvée rude et intempestive. On craignait qu'elle ne fût le prélude d'actes nouveaux non moins arbitraires. La Bourse baissa. La bourgeoisie s'effara. Les affaires marquèrent aussitôt un recul sensible. Les orléanistes frémissaient de leur colère rentrée. Louis-Napoléon, murmuraient-ils, avait la mémoire courte et ne payait de reconnaissance ni pour lui, ni pour les siens — si l'on se rappelait que Louis-Philippe s'était montré d'une rare bienveillance envers la duchesse de Saint-Leu, sa mère[33] ; qu'il resta plein de mansuétude, même en punissant, pour l'auteur des révoltes en armes de Strasbourg et de Boulogne ; enfin, que son indulgence avait été poussée jusqu'aux bornes extrêmes de la faiblesse à l'égard de certains détenus politiques, du genre de Persigny, qu'un Napoléon Ier eût fait fusiller immanquablement s'il les eût trouvés dans le camp des ennemis de l'intérieur, entreprenant et conspirant. Jusque parmi les siens, le Président avait été fortement pris à partie. La turbulente princesse Mathilde s'était écriée en apprenant les choses : Si Louis-Philippe a pu, quelquefois, être jaloux du Président, aujourd'hui, s'il vivait, il serait bien vengé. Le faubourg Saint-Germain s'était saisi de l'incident à plaisir et faisait des mots. De salon en salon on avait mis en circulation une lettre de faire-part ainsi formulée : L'anarchie est heureusement accouchée du despotisme, la mère et l'enfant se portent bien. Les critiques étaient nombreuses, à travers le pays. Si les populations rurales demeuraient quiètes, indifférentes et peut-être même n'en sachant rien, la société bourgeoise ne cachait point son mécontentement. On avait beau répéter que les décrets étaient d'une équité toute pure et que les biens du roi composant des apanages ne devaient point sortir des mains de l'État. La résolution prise, toute défendable et justifiable qu'elle pût être, avait eu le tort d'éclater trop tôt, quand les esprits n'étaient pas entièrement rassurés, quand les classes moyennes étaient encore sous la crainte de retomber dans les agitations, les aventures[34]. Le comte de Morny, qui gardait à la mémoire du duc d'Orléans un sentiment profond, avait combattu cette mesure exceptionnelle, la jugeant impolitique et impopulaire. La veille, à un dîner de la comtesse Le lion, on avait exhalé à son oreille des plaintes amères. Et le comte de Montalivet, qui connaissait les dispositions personnelles de Morny, s'était rendu chez le Ministre afin de protester, auprès de lui, contre cette spoliation. Morny crut de son devoir d'intervenir et de faire des représentations verbales au Prince-Président. Il espérait qu'on l'écouterait et que le décret serait rapporté. Le contraire arriva. Morny se heurta contre une résolution inébranlable et ne réussit qu'à se compromettre assez pour être obligé de donner sa démission. Cependant, la mauvaise impression produite au dehors s'était dissipée, ou peu s'en fallait. On cessa de verser des pleurs apitoyés sur la misère des d'Orléans réduits, les pauvres, à n'avoir plus qu'une centaine de millions à se partager entre eux. Chacun retourna d'un cœur tranquille à ses affaires personnelles. Mais Morny n'était plus ministre, et Persigny avait pris sa place. En réalité, il y avait eu d'autres causes à la retraite du comte de Morny que la confiscation d'une partie des biens de la famille d'Orléans, des causes plus indirectes, des raisons plus intimes. De sa part, des impatiences mal calculées, des visées irréfléchies, dont il ne s'était pas suffisamment gardé, l'avaient depuis quelque temps desservi et diminué. Presque au lendemain du coup de théâtre de décembre, lorsque Napoléon, en prévision de l'Empire, commençait à préparer en douceur la hiérarchie des Altesses et des grands dignitaires, il avait revendiqué comme son droit — étant lui aussi de la famille — la consécration officielle de ses origines. D'habitude, M. de Morny s'avérait un homme habile et prudent ; il avait, en affaires, la circonspection avisée d'un financier, la pénétration froide d'un diplomate, la réserve d'un confesseur ; il possédait une maîtrise de soi, qui se laissa rarement surprendre. Il n'était hors de sa calme raison que sur un seul point, le point justement qu'on ne lui permettait pas de tirer au clair, malgré qu'il en eût l'envie brûlante. C'est que, par-dessus tout, Morny avait l'orgueil de sa filiation doublement irrégulière. Lorsqu'il était arrivé au pouvoir, l'une de ses premières ouvertures de conversation avait été pour révéler à des intimes les relations qui existaient entre Talleyrand et lui, à travers Flahaut. Il ne messayait point à ce gentilhomme — dont les scrupules en morale (nous parlons de la morale conventionnelle) avaient l'inconsistance de l'air — de se dire le petit-fils de l'illustre homme d'État et d'être considéré comme tel. Avoir eu peut-être pour arrière-grand-père Louis XV le Bien-Aimé, être autorisé, en quelque sorte, à mêler un lys ou deux aux fleurs de l'hortensia sur son blason barré ; avoir eu pour aïeul un Talleyrand, pour père un général de l'Empire, pour mère une qui fut reine et pour frère un empereur : cet imbroglio familial extraordinaire flattait son amour-propre en même temps qu'il amusait sa douce ironie. C'est en y songeant qu'il lancera, quelque jour, une singulière boutade ; on la lui attribuera, du moins, et très plausiblement, pour les bonnes raisons qu'il aurait eu de la concevoir telle, s'il ne l'eut pas effectivement sur les lèvres : Je nomme, dira-t-il, mon père comte ; j'appelle ma fille princesse[35], je dis à mon frère : Sire, j'ai le titre de duc et tout cela est naturel. Déjà de son propre assentiment avait-il aidé à courir le monde et la ville des confidences bien explicites sur le secret de son berceau. Qu'on eût la curiosité de connaître le point de départ des destinées d'un personnage de son importance, la chose était assez compréhensible déjà ; elle n'en était que plus éveillée, lorsqu'on savait de lui-même qu'il ne se résignerait jamais à laisser croire qu'il sortît d'une souche médiocre et de parents obscurs. Pour garder les gens d'erreur, il avait donc favorisé des indiscrétions, que son demi-frère estimait déplacées et choquantes pour l'honneur maternel. Entre eux deux s'interposait une pensée obsédante, qu'ils ne pouvaient librement mettre dehors pour en avoir l'âme délivrée. L'un aurait voulu la crier à haute voix et la lancer par les fenêtres ; l'autre n'admettait pas qu'elle eût d'autre écho que le secret aveu de leur conscience. Tantôt Morny dénonçait par des signes, qui parlaient aux yeux, ses muettes revendications filiales ; c'est ainsi qu'il affectionnait d'un amour singulier, entre les ornements des jardins, l'hortensia, une fleur de famille, Tantôt il s'expliquait ouvertement de ses ascendances, comme il lui plaisait qu'elles fussent connues. Dans la première quinzaine du mois de janvier 1852, il avait offert une fête brillante, au Ministère de l'Intérieur. Le monde parisien, et du meilleur, y affluait. Morny passait de salon en salon, avec son élégance aimable. Avisant par hasard l'un de ses invités, Granier de Cassagnac, il alla vers lui, le prit par la main et le conduisant vers un vieillard de grande taille et de digne apparence : Venez, lui dit-il d'un air tout naturel, je vais vous présenter à mon père, le comte de Flahaut. Ces choses-là se répétaient de proche en proche, suscitant une irritation sourde dans le cœur d'un frère qu'il se croyait plus attaché[36]. Il ne s'en était pas tenu là. Il voulut brusquer son admission dans le lignage napoléonien. Tandis que Louis, par la crainte de porter une grave atteinte à la mémoire de sa mère et de nuire au prestige de la dynastie, opposait à ses vœux une douce mais ferme résistance, Auguste insistait, revenait à la charge, et comprenait mal qu'on hésitât à lui promettre les titres et les privilèges relevant de ses origines princières. Comme on ne se décidait point à lui céder la satisfaction tant réclamée, il avait pris sur lui de s'arroger en principe ce qu'on ne lui reconnaissait pas de fait. Il ne s'était pas encore enhardi jusqu'à faire imprimer sur son carrosse les armes parlantes, qu'il arborera en 1857, lors de sa mission en Russie, le bouquet d'hortensias en fleurs, accompagné de cette devise pleine de sens : Tace, sed memento. Mais il avait parlé de ce qu'il aurait dû' taire, et assez haut pour qu'on l'entendit mettre en ligne des rapprochements, qui déplurent. Le 4 janvier 1852, le Préfet de la Seine, Berger, ayant offert au Ministre un banquet, au nom du corps municipal, Morny, dans cette grande occasion, crut pouvoir élever un toast, où, sans ambages, était précisé le rang qu'il aspirait à tenir auprès du chef de l'État. De ce qu'il avait tant désiré en 1852 on reparlera, deux ans plus tard. Au commencement de février 1854, un journal anglais publiera un grand article sur la légitimation de Morny, ou plutôt sur la reconnaissance de ses droits, comme fils de la reine Hortense et, par conséquent, du roi Louis. Il s'était avancé, cette fois, témérairement. On fut trop heureux, dans la camarilla, qui formait le Conseil du Prince, de grossir les détails de l'incident et de les envenimer de façon à rendre la situation intenable pour celui qui l'avait provoquée. La crise éclata. Morny fut convoqué au cabinet de Napoléon. La discussion monta au diapason aigu. On était à l'aurore d'un régime solidement établi. Jaloux de maintenir sa prépondérance exclusive, peu soucieux d'afficher des liens trop intimes avec l'un de ceux qu'il avait associés à la fondation de ce pouvoir, mécontent de la tournure qu'avait prise, tout à l'heure, un entretien où les distances du rang avaient paru s'effacer devant le rappel de l'égalité du sang, Louis-Napoléon était resté sous une impression de mauvaise humeur[37], toute prête à accueillir les dénonciations des ennemis de Morny. Comme averti de l'opportunité de l'heure, Maupas était arrivé presque aussitôt chez le Président. Il venait précisément se plaindre à lui d'agissements malintentionnés du Ministre de l'Intérieur à son égard ; ses preuves étaient flagrantes, il était prêt à les fournir, pièces en main ; il ne pouvait plus continuer à servir l'Empereur (il disait déjà l'Empereur) sous une tutelle aussi désobligeante et incommode. — Il s'agissait d'une question de rivalité administrative dont les détails ne tournaient pas à l'avantage de Morny. — Enfin, Achille Fould avait apporté le dernier argument ou plutôt porté le dernier coup. Avec l'art dont il s'était fait une habitude de voiler ses ambitions ou ses antipathies personnelles sous de beaux prétextes d'utilité gouvernementale, et avec les réticences, les retirements habiles, les regrets simulés que comportait la situation, il démontra la nécessité s'imposant à l'Élu de la France de se priver des services de M. de Morny. C'est qu'en effet celui-ci avait avivé des plaies d'amour-propre et réchauffé des inimitiés tenaces, et qui ne se lassaient point d'agir. Il s'était aliéné Persigny, que le Prince-Président avait toujours voulu faire entrer dans son Conseil, et que Morny en avait toujours écarté énergiquement ; puis, Fould déjà nommé, et qui, tout en jouant le dévouement et l'affection, se plaisait à glisser les insinuations les moins complaisantes. Lui Fould avait un regret profond à le dire, mais la nature des relations du Ministre de l'Intérieur avec le Prince et quelques-uns de ses collègues, à l'égard desquels il affectait des airs de supériorité, qui ne réussissaient qu'à les blesser, devait aboutir fatalement à une rupture. Fould en avait si bien prévu le moment qu'il s'était fait le pivot, d'avance, d'un remaniement du Cabinet. C'était Maupas encore, l'aimable comte Maupas, l'ancien chanteur de romances, qui ne lui pardonnait point et ne lui pardonnerait jamais d'avoir voulu lui donner un remplaçant à la Préfecture de Police, la veille du coup d'État. Sans y mettre beaucoup de résistance, le Président de la République épousa la conviction qu'on tendait à lui inculquer que, depuis un certain temps, le comte de Morny affectait à son égard des allures trop peu dépendantes. Prétendrait-il tout régenter, et devenir à bref délai, le Richelieu de la monarchie en formation ? Dans ces dispositions d'âme, Louis-Napoléon avait fait comprendre au Ministre de l'Intérieur qu'il aurait à préparer sa retraite, en attendant que se présentât une raison avouable de la publier officiellement. Les décrets du 22 janvier avaient été cette raison, ce prétexte officiel. ***Morny avait trop de dilettantisme en ses goûts et de mobilité dans l'esprit pour qu'on puisse croire qu'il ait aimé d'une passion ardente l'exercice du pouvoir. Il tenait à l'action directe plus qu'à la direction des affaires. Il recherchait l'aventure pour l'aventure même, comme la plupart des natures entreprenantes, que pousse l'amour de la lutte. Il aurait pu prendre à son compte et comme sa devise la réflexion de Napoléon Ier, disant, un jour, par caprice et par boutade : J'aime le pouvoir, moi, mais c'est en artiste que je l'aime. Je l'aime comme un musicien aime son violon. Je l'aime pour en tirer des sons, de l'accord, de l'harmonie. En arrivant au ministère, il avait eu un premier feu d'activité, que suivit un arrêt par lassitude, par l'ennui prématuré des assujettissements administratifs. Les mille rapports, qui sont le côté banal de la vie politique, l'excédaient. La paperasserie lui était en aversion. Il n'y portait la vue et la main qu'à contre-cœur. Comme il abhorrait les phrases creuses il haïssait les vaines formalités d'écritures. Cependant, il avait appris à goûter la domination en la pratiquant ; et il n'en lâcha point les rênes sans regret. Mais il était beau joueur. Il sut sauver la face et sortir à son avantage de cette disgrâce. La duchesse de Dino en faisait la réflexion avec beaucoup de justesse, en 1834, sous l'inspiration de son oncle Talleyrand : dans une carrière politique, il faut surtout s'appliquer à choisir son terrain de retraite et quitter la scène de bon air et de bonne grâce, afin d'emporter encore les applaudissements des spectateurs et d'éviter leurs sifflets. N'étant pas tenu de divulguer au public le sujet et les suites de la conversation un peu vive qu'il avait eue, naguère, avec le chef de l'État, il passa le fait sous silence ; et, quand fut venu l'instant psychologique, il ouvrit une crise ministérielle, où furent entraînés plusieurs de ses collègues. D'une manière simple et digne, il en exposa les motifs apparents à l'opinion publique et gagna sa cause auprès d'elle. En peu de temps il avait dénoncé des mérites d'homme d'État ; à travers ses instructions aux agents du pouvoir, ou dans ses circulaires on avait appris à connaître son esprit de pondération et de mesure. Avant d'abandonner un poste, qu'il n'était plus libre de garder, mais qu'il semblait avoir voulu accepter seulement comme un poste de combat — tel un général victorieux ne faisant que passer sur le champ de bataille —, il avait eu l'adresse de se ménager une sortie brillante. It eut la louange générale de ce beau mouvement d'abnégation. On exalta la constance de ses sentiments, sa belle fidélité aux amitiés déchues. Il resta le favori des salons. Il fut encore Morny. |
[1] Tout ce qui est haut et audacieux est toujours justifié et consacré par le succès, dit un prince de l'intrigue : le cardinal de Retz.
[2] Que de dévouements, aujourd'hui, quelle foule ! C'est la même qui se pressait sous le balcon de Louis XVIII en criant : Vive le Roi et les Bourbons toujours !... qui nommait Charles X le roi chevalier, Louis-Philippe le roi citoyen et qui, en 1848, acclamait la République. Allez, messeigneurs du nouveau régime, allez réclamer un os à ronger ! (VIEL-CASTEL, Mémoires, 1er janvier 1852.)
[3] Le jour où le Sénat se prononcera pour le rétablissement de l'empire, un monarchiste avéré, qui avait retenu sa place dans le cortège impérialiste dira, au sortir de la séance, à Berryer : Nous venons de faire le lit de Henri V. Sur quoi l'illustre orateur ripostera du tac au tac : Eh bien ! ce lit ne manquera pas de paillasses !
[4] Le coup d'État n'avait-il pas été mené par le neveu de l'Empereur au nom de la liberté et de la souveraineté du peuple ? Le mot ne fut-il pas prononcé comme une affirmation sans réplique : Napoléon, c'est la République du peuple ?
[5] Il convient de noter que la majeure partie des arrestations ne furent ! pas maintenues, quoiqu'il y eût eu beaucoup de départs pour Cayenne et Lambessa.
[6] Parquet de la Cour d'appel de Paris, Rapport manuscrit, février 1852.
[7] On sait ce que ces mots veulent dire.
[8] Je me permets d'appeler notamment, Monsieur le Garde des Sceaux, toute votre sollicitude et toute celle du gouvernement, sur le maintien d'une sévérité nécessaire. L'un des titres d'honneur du Prince-Président est d'avoir fait à l'anarchie, au désordre politique, l'une des plus habiles, et des plus fermes guerres qui lui aient été faites. L'un des bienfaits de-son gouvernement sera d'éteindre et d'anéantir en France le fléau démoralisateur et barbare des sociétés secrètes. Mais les chefs et.les organisateurs des sociétés secrètes et des insurrections dont elles sont, le foyer, ne seront utilement et exemplairement atteints que par la transportation. (Rapport du Procureur Général au ministre de la Justice, février 1852, pièce manuscrite.)
Encore, en 1855, nous lisons dans le rapport-manuscrit du 30 août, poulie premier semestre de cette année :
Les doctrines socialistes ont toujours des adhérents fanatiques ; les sociétés secrètes tendent constamment à propager ces doctrines. Comprimés par la force du gouvernement, les hommes de désordre se taisent, mais ils sont tous disposés à agir, si une occasion qu'ils croiraient favorable se présentait. Ce n'est-que par une surveillance incessante et une énergique répression que la société peut se défendre.
[9] C'était l'occasion de se redire une épigramme du jour :
Transports de joie dans la province,
Transports de joie dans les cités,
Jamais avènement de prince
Ne vit autant de transportés !
[10] Le Tribunal correctionnel de la Seine a jugé, pendant le semestre, 219 individus pour délits de presse ou pour des délits se rattachant à la politique (Rapport du Procureur général au Garde des Sceaux ; premier semestre 1853, pièce manuscrite).
[11] Ernest de Royer fut son nom. Procureur général près la cour de Paris, en 1849, après Baroche, et un moment ministre de la Justice, l'année suivante il avait repris ses fonctions de procureur. Il sera conseiller d'État en 1852, garde des Sceaux en 1857, premier vice-président du Sénat en 1859 et premier président de la Cour des Comptes en 1863.
[12] Fleury est premier écuyer. De Pierre est écuyer commandant. La maison impériale se monte. Il ne manque presque plus qu'un empereur. (Viel-Castel, 4 mars 1852.)
[13] Le père sera sénateur ; le fils, préfet de Seine-et-Oise, sera conseiller d'Etat.
[14] Son cousin, Charles de Viel-Castel, alors sous-intendant militaire.
[15] Pour ceux qu'intéresse ce genre de comparaisons, voici l'état, relevé au Ministère de la Police générale (manuscrit), de la vente au numéro des journaux dans Paris et la banlieue, aux dates du 25 avril et 25 août 1852 :
Titres des Journaux |
25 avril |
25 août |
+ |
- |
Assemblée Nationale |
390 |
280 |
» |
110 |
Charivari |
100 |
80 |
» |
20 |
Constitutionnel |
550 |
425 |
» |
125 |
Débats |
260 |
190 |
» |
70 |
Droit |
70 |
40 |
» |
30 |
Estafette |
1.500 |
950 |
» |
550 |
Gazette de France |
90 |
50 |
» |
40 |
Gazette des Tribunaux |
90 |
70 |
» |
20 |
Journal des Faits |
900 |
700 |
» |
200 |
Pays |
800 |
900 |
100 |
» |
Presse |
5.000 |
3.700 |
» |
1.300 |
Siècle |
2.500 |
2.700 |
200 |
» |
Union |
45 |
26 |
» |
19 |
Univers |
12 |
12 |
» |
» |
Il résulte, de cet état comparatif, dressé d'après des renseignements précis, que tous les journaux, le Siècle et le Pays exceptés, avaient subi en six mois, dans la vente de leurs numéros, une décroissance notable.
Des détails rendent l'esprit rêveur. Ainsi, pour ce qui concerne l'Univers. On demeure pensif en songeant que l'un des premiers polémistes du siècle, Louis Veuillot, le maître écrivain qui imprima sur les feuilles volantes du journalisme une empreinte ineffaçable et dépensa, en même temps que beaucoup de passion et d'intolérance, des trésors de talent, de puissance combattive et d'esprit, se donnait tout ce mal pour une poignée de liseurs — abstraction faite des fidèles de l'abonnement.
Aujourd'hui, des journaux d'information parisienne, comme le Journal ou le Matin, disposent pour leurs acheteurs au numéro d'un tirage quotidien de cinq à six cent mille exemplaires. Quel écart et quel saut, d'une époque à l'autre !
[16] Monsieur le Ministre et cher collègue,
Je vous demanderai par voie officieuse et tout à fait confidentielle de vouloir bien prescrire les mesures, que vous jugerez les plus convenables pour empêcher dans les journaux de vos départements la reproduction des débats.
Vous m'obligerez, en me faisant connaître si votre intervention personnelle et celle de MM. les Sous-Préfets ont obtenu le résultat que je désire, dans un intérêt que vous apprécierez parfaitement.
Le Ministre de la Justice,
21 juin 1559.
(Pièce originale manuscrite.)
[17] Ministère de l'Intérieur, 1re division, 2e bureau. Avertissement au Préfet du Pas-de-Calais, 20 novembre 1854 (Pièce originale manuscrite).
[18] Avec le timbre du Ministère de l'Intérieur, 11 novembre 1859.
[19] Celui de la Police générale, auquel se rattachait la Direction de la Presse. Créé par Maupas, et supprimé (en titre), dès qu'il se retira, ce ministère l'ut marqué par une réorganisation complète de la police et du service de la. Presse. Il assura l'application du décret, du 17 février sur l'Imprimerie et la Librairie, et créa un système de commissariats de police, qui rayonnait jusqu'au fond des hameaux.
La censure atteignait aussi sûrement les journaux de l'étranger voyageant sur le sol français que les journaux du pays. Elle avait des ailes et des ciseaux rapides. En plusieurs fois fut prohibée la circulation, en France, de l'Indépendance belge, du Punch, de l'Illustrated London News. Témoin, parmi cent autres de même espèce, cette note retrouvée d'un commissaire de police de Boulogne-sur-Mer au sous-préfet de l'arrondissement :
JOURNAUX ANGLAIS PROHIBÉS.
Boulogne-sur-Mer, 30 septembre 1852.
Monsieur le Sous-Préfet,
Conformément aux ordres, qui m'ont été :donnés 'par votre prédécesseur, en décembre dernier, j'ai continué à saisir entre les mains des voyageurs les journaux anglais : le Punch, l'Illustrated London News. Depuis un certain temps, quelques voyageurs prétendent que ce dernier journal n'est plus prohibé à l'entrée en France 'et est reçu par la poste. En conséquence, ils murmurent lorsque cette saisie est opérée. Je viens donc vous soumettre leurs réclamations et vous prier de me donner vos ordres à ce sujet.
J'ai l'honneur d'être, avec un profond respect, Monsieur le Sous-préfet, votre très humble et très obéissant serviteur.
Le Commissaire de police du port.
F. RAOULLIS.
[20] Le 4 décembre 1854, un mémoire très développé, très chargé, sera soumis à l'examen de la Direction générale de la Sûreté publique, énumérant les fautes commises et menus délits reprochables à cet organe semi-officieux.
[21] Ministère de l'Intérieur, Direction de la Presse, Bureau D.
[22] L'original de cette singulière épître est revêtu du timbre : Cabinet du Ministre, avec l'indication en marge, au crayon rouge : Dossier personnel. On avait beaucoup d'ordre, sous l'Empire.
[23] Une cousine de l'empereur. M. le Rédacteur en chef de l'Amour cultive les hautes relations.
[24] Aussi bien, voici à titre de curiosité, les termes officiels du rapport concernant le directeur — en espérance — du grand journal humoristique l'Amour :
CABINET DU PRÉFET DE POLICE
2e BUREAU
JOURNAUX
Au sujet du sieur Panthon.
Monsieur le Ministre,
J'ai l'honneur de vous transmettre les renseignements que vous m'avez demandés sur le sieur Georges Panthon, dit Henry Heer, né à Rouen, demeurant boulevard Clichy n° 12, qui a déposé les déclarations exigées par la loi du 18 juillet 1828.
Le pétitionnaire, célibataire, a écrit dans plusieurs journaux de province ; son journal doit prendre le caractère et les allures critiques du Figaro et du Nain Jaune. On a recueilli d'assez bons renseignements sur son compte. Sa position de fortune est nulle. Ses opinions politiques sont inconnues ; mais on n'a pas lieu de supposer qu'elles soient hostiles au Gouvernement.
Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l'hommage de mes respects.
Le Préfet de police,
PIÉTRI.
[25] Nous avons retrouvé, sous l'enfouissement des pièces officielles, au bureau de la Presse (Archives du ministère de l'Intérieur) l'enveloppe même, avec cette mention de la Direction des Postes : Refusé.
[26] La Chronique de Paris avait eu à pâtir de certaines mésaventures graves et diverses, comme nous en avons découvert des preuves dans une lettre manuscrite du Procureur de la République au Préfet de police. En outre, ses attaches légitimistes lui valurent maintes délations privées, dont elle eut à ressentir les effets malfaisants ; — nous parlons de ces petites délations perfides, que prodiguaient au pouvoir maintes gens d'alors, très empressés à médire du prochain — toujours par zèle intègre et par amour du bien public. Tel, ce billet doux que nous sûmes tirer d'une cachette officielle, où l'on aurait pu le croire enseveli pour toujours :
CABINET
Paris, 27 avril 1852.
Arrivée du 28 avril 1852.
Monsieur le Ministre,
C'est un ami déclaré du Gouvernement, qui vous supplie de ne pas tolérer plus longtemps les injures de la Chronique de Paris, journal ultra-légitimiste contre le chef de l'État et le Corps législatif.
Dans le plus récent numéro, on traite le Président de viveur, et on dit que les députés ont obtenu comme une faveur de ne pas servir à table. Ce journal se distingue par un ton de grossière insolence vraiment au delà des limites permises.
J'ai cru devoir, Monsieur le Ministre, appeler votre attention à ce sujet. J'ai l'honneur d'être, Monsieur le Ministre, votre très humble serviteur.
F. DELBECQUE,
Rue de l'Echiquier.
[27] Ordre du Ministre :
8 juillet 1852.
CONFIDENTIELLE
A Monsieur le Préfet de police.
Monsieur le Préfet,
Il importe d'avoir des renseignements précis sur le sieur Cartier, dit Villemessant, qui dirige en ce moment, le journal intitulé la Chronique de Paris. Je désirerais entre autres, connaître ses antécédents, savoir quels ont été, aux diverses époques de sa vie, sa conduite, sa moralité, ses moyens d'existence, sa réputation.
Je vous prie de vouloir bien faire recueillir des informations dans ce but le plus promptement possible.
Le Ministre,
Réponse du Préfet de police :
CABINET DU PRÉFET DE POLICE
Renseignements sur le sieur Cartier dit Villemessant.
Monsieur le Ministre,
J'ai l'honneur de vous transmettre ci-joint, conformément au désir que vous m'avez exposé par votre lettre du 8 du courant, une notice concernant le sieur Cartier, dit Villemessant, directeur du journal la Chronique de Paris.
Veuillez, Monsieur le Ministre, agréer l'hommage de mon respect.
Le Préfet de police,
PIÉTRI.
Or, cette note et les pièces qui l'accompagnent (nous les avons sous les yeux) sont terriblement chargées.
[28] Villemessant s'en confesse à demi dans ses Mémoires. Bien que le jeu, dit-il, n'ait jamais été très en faveur dans ma jeunesse et qu'on ait fait passer en proverbe cette appréciation, que j'espère fausse : Tous joueurs, tous voleurs, j'aimais le jeu à la folie, et tous ceux qui me connaissent savent, cependant, que je n'étais pas encouragé par la chance ; car, j'étais un joueur malheureux. (4e série). — Nous avions l'habitude, Dennery, Mirès, Siraudin, moi et toute une petite bande de courir un peu partout où l'on jouait. (Id., ibid.)
[29] Du crédit, il en retrouvera pour ressusciter le Figaro, enlever à prix d'or aux feuilles rivales leurs chroniqueurs les plus célèbres, gouverner en négrier ses hommes de plume, s'élever, sous la protection de Morny, au rang d'une puissance, jouir de la vie à pleines rasades, déplacer une quantité d'air énorme dans l'atmosphère parisienne, et remplir jusqu'au bout la place d'un homme riche et fort.
[30] Archives du Ministère de l'Intérieur, documents inédits.
[31] Autographe du comte de Morny. Vente de Charavay, décembre 1892, A la vérité, comme nous l'avons pu lire en d'autres passages de la susdite lettre, Morny était intéressé lui-même aux affaires en mauvais état de ce Jacomy. De sorte que le mérite de sa recommandation s'en trouve moralement diminué.
[32] Jusqu'à quel point furent-elles suivies, ces belles instructions théoriques ?... On eut plutôt à s'étonner de la foule des nullités, qui se glissèrent à la Chambre, sous le patronage du Gouvernement.
[33] Il est juste de le constater historiquement : les Bonaparte s'étaient présentés souvent en solliciteurs auprès de l'ancienne monarchie, légitime ou constitutionnelle. Ils avaient beaucoup demandé aux d'Orléans, surtout, à commencer ou à finir par Lucien Bonaparte, qui les avait assiégés de ses sollicitations, afin d'obtenir le poste d'ambassadeur de France.
J'ai vu, notait en 1833 la duchesse de Dino, sur l'un des feuillets de sa chronique journalière, j'ai vu l'impératrice Joséphine et Mme de Saint-Leu demander à être reçues par Louis XVIII, quinze jours après la chute de Napoléon. J'ai vu, à Londres, Lucien Bonaparte se faire présenter par lady Aldborough au duc de Wellington ; et, au Congrès de Vienne, Eugène de Beauharnais chanter des romances. Les anciennes dynasties peuvent manquer d'habileté ; les nouvelles manquent toujours de dignité.
Mais Louis-Philippe n'avait-il pas, de son côté, dépossédé autant qu'il l'avait pu la branche aînée ? C'était le remords constant de la pieuse Marie-Adélaïde. A la veille de la révolution de 1848, il était encore occupé à soutenir un procès contre le comte de Chambord.
[34] Il résulte des renseignements qui m'arrivent des divers points de mon ressort qu'en dehors du parti, qui s'en trouve atteint, ces décrets ont paru regrettables, au point de vue politique, à des hommes sincèrement dévoués à la cause du prince Louis-Napoléon et décidés à soutenir son pouvoir et son autorité. (Rapport manuscrit du Procureur général au Garde des sceaux, février 1852, Ministère de la Justice.)
Le second décret du 22 janvier relatif aux biens de la famille d'Orléans a agité la bourgeoisie [de Reims]. Les personnes appartenant à cette classe font entendre des plaintes... On annonce qu'elles organisent une opposition, qui voudrait se manifester, lors des élections au Corps Législatif. Cette classe de personnes se compose surtout de négociants... Il y a tout lieu de croire que ce mauvais vouloir ne persistera pas. (Id., ibid., pièce inédite.)
[35] Cf. Les Femmes du Second Empire.
[36] En réalité le rôle de l'Empereur eut toujours grand'peine à se gouverner à travers les embarras de cette parenté de hasard, qui groupait autour de lui, — fils incertain d'Hortense et de Louis Bonaparte, — Walewski, Morny et d'autres. A ce propos, Viel-Castel disait que le temps de Napoléon III fut le règne des adultères couronnés. En vérité, la Cour des Bonaparte n'en eut point l'aubaine et l'ancienne monarchie, la monarchie du droit divin, n'avait pas été, sur ce chapitre, moins largement pourvue. Pour s'en convaincre, on n'aurait qu'à relire l'interminable tirade de Saint-Simon établissant que Paris était devenu, depuis Louis XIV, le rendez-vous des bâtards de tous les pays du monde, bâtards de Charles IX, de Henri IV, de Louis XIV, bâtards du duc d'Orléans et des princes de Condé, bâtards d'Angleterre, de Savoie, de Bavière, de Liane-mark, de Saxe, tous honorés et illustrés, par-dessus la première noblesse de France.
[37] On lit, dans le Journal d'Henry Gréville, ces paroles de Thiers, au 18 mars 1852 :
Le président ne supporte ni la contradiction ni la familiarité ; c'est pour cela qu'il s'est querellé avec M. de Morny, qui a fait preuve d'un grand manque de tact en affichant sa parenté avec le président, et qui s'en est trop prévalu.