Les impatiences de Morny et du groupe présidentiel. — À quand le coup d'État ? — Hésitations successives. — Comment on prit date pour la nuit du 1er décembre. — Circonstances singulières ; récit d'un témoin. — Morny, Maxime Du Camp et le Prince-président. — La soirée de l'Élysée. — Comment Morny passa lestement d'une scène sur l'autre. — Tableau d'une réunion de conspirateurs. — Installation mouvementée du comte de Morny au Ministère de l'Intérieur. — Ses premiers actes ; entre Maupas et lui ; des correspondances agitées. — La vérité sur les fameuses dépêches. — Les surprises particulières du coup d'État ; traits et anecdotes. — Paris et la province, au lendemain de cet acte de confiscation violente. — Sur le seuil de l'Empire. On approchait du terme de l'année 1851. Les choses achevaient de se gâter entre le Président investi par le délire du suffrage universel d'une autorité sans limites et l'Assemblée nationale[1], dépourvue des forces capables d'en limiter l'exercice. Dès le début de cette année, le coup de main bonapartiste était résolu en principe. Louis-Napoléon et ses fidèles s'y préparaient avec suite en renouvelant le personnel militaire, en gagnant à leur cause des chefs de corps, en fournissant aux Saint-Arnaud, aux Canrobert, les occasions promptes de conquérir les hauts grades, qui les rendraient les maîtres de l'armée[2]. Les plans étaient mûrs, les instruments tout prêts. Il n'était pas jusqu'aux soldats, inoccupés en leurs casernes, qui n'eussent une vague envie de remuer un peu leurs armes. Le 11 du mois d'août, Morny signalait sa présence, discutant et proposant, dans le groupe des affidés, à Saint-Cloud. En septembre, à la suite d'incidents dont nous renvoyons les détails à l'histoire générale du Second Empire, le comité présidentiel s'était demandé si le moment n'était pas arrivé de mettre le feu aux poudres. Il en avait été fortement question entre le Prince, Morny, Persigny, Carlier, Rouher. Puis, on s'était dit que les circonstances ne s'y prêtaient point avec toute la commodité souhaitable. L'Assemblée était en vacances, par conséquent éparpillée. Le beau coup de filet où l'on espérait bien envelopper et prendre, d'une fois, tous les représentants de l'opposition libérale ou monarchique eut risqué de s'abattre dans le vide. De plus, l'influence particulière des députés, leurs moyens de propagande en leurs circonscriptions respectives, donnaient à réfléchir ; on craignait qu'au moment de la crise ils n'y fissent éclore des foyers multiples d'agitation. On attendrait donc qu'ils fussent revenus sur leurs bancs et qu'ils retournassent à leurs discours. Le 17 novembre, au cours d'une séance très orageuse, Saint-Arnaud, ministre de la Guerre, avait quitté la salle, après un vif coup d'œil lancé à son frère d'armes Magnan : On fait trop de bruit dans cette maison, je vais chercher la garde. Il y allait d'un bon pas, en effet. Louis-Napoléon se préparait à monter à cheval. On se ravisa de nouveau. L'Assemblée était en défiance. Les troupes de service, tenues à la disposition du Parlement et ayant à leur tête Lamoricière, Le Flô, Changarnier, Bedeau, Cavaignac, Charras, étaient en nombre suffisant pour mettre le palais à l'abri d'un coup de main. Il valait mieux, jugea-t-on, laisser tomber d'abord ces effervescences. Les gens revenus de leurs alarmes, on aurait avec eux la besogne plus facile en les surprenant nuitamment, chez eux, dans leurs lits. Les parlementaires poursuivaient leurs séances à travers la discussion et le trouble. Louis-Napoléon tenait l'Assemblée sous une menace permanente, tandis qu'elle-même se croyait, chaque jour, sur le point de le décréter d'accusation. Celui-là ne parlait guère, et c'était une des raisons de sa force ; celle-ci parlait trop, et c'était l'une des causes principales de sa faiblesse. L'avenir est aux flegmatiques, affirmait après le conventionnel Saint-Just, le fils de la reine Hortense. Les faits s'agençaient d'une manière à justifier son dire. Puisque le dualisme créé par la constitution de 1848 entre les deux pouvoirs exécutif et législatif ne pouvait se résoudre que par un choc, l'inévitable choc, toute la question se réduisait à savoir de quelle main partiraient les premiers coups[3]. Selon que résonnait une cloche ou l'autre, les échos les
plus contradictoires frappaient les oreilles. Tel glissait à son voisin, en
grande confidence : C'est pour demain : le Président
couchera à Vincennes, l'armée est avec les représentants ; il est temps d'en
finir avec ce traître. Tel encore annonçait comme un sûr pronostic : C'est pour demain ; l'Assemblée sera dispersée par la
force ; l'armée est avec le prince ; il est temps d'en finir avec ces bavards.
Même, on parlait tant de machinations, de complots, que l'opinion n'y prêtait
plus aucune attention. A la veille de la révolution césarienne, les
conversations n'allaient qu'à regret aux sujets de la politique. Le
tremblement de terre de Salonique, les débuts annoncés d'un ténor italien à
l'Académie de musique de Paris, ou les récentes flibusteries de la loterie du
Lingot d'or les passionnaient bien davantage. ***Ce n'était point de ces choses dernières qu'on s'entretenait, sur le tard d'une soirée, le lundi er décembre, au Palais de l'Élysée. Depuis une série de jours, s'étaient fort multipliées entrevues et conférences entre les décembristes : Louis-Napoléon, Morny, Saint-Arnaud, Persigny, Maupas. Bien qu'il n'eût guère à tarder — son pouvoir légal devant expirer dans cinq mois —, le Président hésitait à brusquer l'aventure. Persigny s'impatientait. Maupas n'attendait qu'un mot pour laisser partir ses lettres de convocation aux commissaires de police de Paris. Morny pressait l'exécution. Saint-Arnaud répétait, en sa douceur militaire, que la France avait le besoin le plus urgent d'une opération chirurgicale. Que tardait-on à jeter bas ces éplucheurs de budget qui, tout à l'heure, marchandaient au Prince-Président une dotation supplémentaire de trois à quatre millions — une misère, comme on voit — et ces avocats politiques, ces généraux de Parlement, tous ces parleurs à vide, qui troublaient de leurs discussions la tranquille indifférence du pays !... Enfin, on était tombé d'accord sur la fixation de l'heure décisive : le peuple de Paris en aurait la surprise dans la nuit du 1er au 2 décembre. Le mois de décembre, semblait-il, était voué aux prospérités des Bonapartes. Dans un passé de gloire, il avait eu les journées du sacre et d'Austerlitz. D'autres dates mémorables avaient illuminé son cours : le retour des cendres de l'Empereur et l'élection à la Présidence de Louis-Bonaparte, fraîchement revenu d'exil. Le mois des neiges, le nivôse républicain, une fois de plus, porterait chance à l'héritier du nom. Étrange leçon des choses ! Ce fut aussi dans le courant de décembre et en 1848 : en présence de toute l'Assemblée Nationale, le même homme, jurant fidélité à la République, avait déclaré qu'il considérait comme un ennemi quiconque tenterait de changer, par des voies illégales, ce que la France avait établi. Il avait écrit : Je ne suis pas un ambitieux. Très récemment encore, les tribunaux, saisis de sa protestation indignée, avaient sévi de toute leur rigueur contre un journal satirique, pour l'avoir représenté mettant en pièces la Constitution. Il avait affirmé que son principe invariable serait que la France n'est l'apanage ni d'un homme, ni d'une famille, ni d'un parti[4]. Enfin, nul citoyen n'aurait plus d'abnégation que lui-même pour le service de la nation. Il est à croire que les mots changent de sens avec les événements. Il avait fallu payer de cette monnaie comme entrée de jeu. Mais, la parole donnée, les serments publiquement prononcés, les professions de foi redites en des verbes solennels, ne sont point de ces choses dont s'embarrasse la conscience d'un homme à l'énergie froide et concentrée. Maintenant qu'on pouvait parler en maître, avait-on à se mettre en peine de ces formalités temporaires : les engagements pris envers la Constitution de 1848, par devant Dieu et devant les hommes ! Pures questions de circonstances que tout cela ! Il n'était pas jusqu'à Persigny qui n'eût affiché, jadis, des velléités républicaines ! Au lendemain de la révolution de 1848, ayant posé sa candidature aux élections législatives, imperturbablement Fialin de Persigny déclara : Je suis donc loyalement et franchement républicain. Mais, que tout cela paraissait loin ! On avait eu beau répéter aux âmes simples du Parlement — les niais vertueux, comme les eût appelés Morny ou Mérimée —, qu'il n'y avait aucun danger dans l'air susceptible de les inquiéter ; qu'elles n'avaient pas à suspecter les intentions du Président et d'autant moins qu'il venait d'attester avec plus de franchise et de loyauté que jamais[5], son immuable résolution de demeurer fidèle au pacte d'honneur qu'il avait signé : mêmes ces âmes simples sentaient l'imminence d'un brusque réveil. En dépit de l'obstination étrange d'une partie de l'extrême-gauche à se bouclier les yeux et les oreilles[6], des signes de la conjuration prête à éclater avaient été dénoncés à la tribune. On en avait reçu, de divers points, des avertissements formels. Des surveillances inquiètes s'exerçaient bien inutiles, d'ailleurs, sans le concours assuré des gros bataillons. Plusieurs fois, on avait remarqué des hommes se glissant aux abords de l'Élysée, fouillant du regard les jardins et la cour du palais, interrogeant longuement les fenêtres closes, et, derrière les vitres éclairées, s'efforçant à reconnaître les ombres qui passaient. Sur ces allées et venues, à travers le dédale de la conspiration impérialiste, des traits curieux ont été relevés par un témoin, Maxime du Camp ; ce ne sera pas sortir de notre sujet que d'en raviver les impressions, comme elles furent recueillies alors, toutes chaudes. Cet écrivain connaissait le comte de Morny, qui le savait un adversaire de ses idées politiques, mais passait légèrement là-dessus. Des attractions communes de dilettantisme et d'art rejoignaient leurs esprits. Maxime du Camp, au cours de plusieurs voyages en Égypte, en Nubie, en Palestine, en Syrie, avait fixé, au moyen de nombreuses épreuves photographiques, les sites, les monuments dont il eut la vision sous le clair soleil d'Orient ; nul avant lui n'avait soumis à l'action de l'objectif les temples écroulés sur les bords du Nil, les différents aspects de Jérusalem ou les ruines de Baalbeck. Morny en avait eu l'intelligence et le regard si vivement intéressés qu'il voulut faire connaître la collection entière au Prince-Président, ne doutant point que celui-ci, malgré qu'il fût sur le point de jouer une partie redoutable, n'eût encore assez de calme et la disposition d'esprit nécessaire pour en apprécier la valeur pittoresque. Il engagea donc l'auteur des Souvenirs d'Orient à venir le prendre en son logis ; au 17 de l'avenue des Champs-Élysées, le mercredi 26 novembre, au soir, pour l'accompagner au siège de la Présidence. Après quelques minutes passées en la compagnie du comte et de personnes en visite chez lui : le général de Flahaut, Gabriel Delessert, Fernand de Montguyon et Paul Daru, Maxime du Camp vit la démarche se faire comme il avait été convenu. Morny l'emmena à l'Élysée et le présenta à l'hôte de ces lieux. Louis-Napoléon lui apparut sous ces dehors placides, inexpressifs, absents en quelque sorte, qui endormaient, à les voir, la prudence de ses rivaux et trompaient tant de gens sur la nature de ses pensées. Il l'avait reçu d'une manière affable, d'un air aisé, hors de peine et comme si toutes choses eussent été en ordre et à leur place pour longtemps dans le mécanisme de l'État. Songeait-il déjà à sa future histoire de Jules César ? Il questionna l'homme de lettres avec une particulière attention, presque avec de l'insistance sur les traces monumentaires, que le vainqueur de Pharsale avait pu laisser en Égypte d'un portrait de Ptolémée Césarion, et l'entretien avait pris fin sur ces mots : Je suis chez moi, les lundis ; j'espère vous y voir. On était sur le seuil de déterminations graves ; peu de personnes seulement en avaient le secret — des acteurs dans la pièce plutôt que des confidents. Le vendredi suivant, plusieurs convives de marque se trouvaient réunis dans une maison où Morny dînait : Prosper Mérimée, Victor Cousin, Viollet-le-Duc, le général de Flahaut et encore Maxime du Camp. Au cours de la soirée, se rappelant l'invitation faite à ce dernier par le Prince, Morny se tourna vers lui et lui posa la question : Irez-vous lundi à l'Élysée ? Et comme il le voyait hésitant : Je vous engage à ne pas y manquer : il s'y passera, je crois, des choses intéressantes. Ce lundi-là tombait exactement le 1er décembre. Maxime du Camp put observer, en effet, des particularités non banales dans les salons du rez-de-chaussée de l'immeuble élyséen. On n'était pas nombreux. Les tièdes, les circonspects, les amis du lendemain, prudemment s'étaient tenus à la maison. En revanche, circulaient là plus d'officiers que d'habitude, des officiers de la garnison qu'on nommait, tour à tour, au Président. Louis-Napoléon recevait, debout, la tète légèrement inclinée et gardant son visage impassible de tous les jours. Il retint plus longuement l'un de ceux-là un homme à la physionomie énergique : le colonel Vieyra, chef d'état-major de la garde nationale. On remarqua que, lorsqu'il s'était dirigé vers le Président pour le saluer, Louis Bonaparte s'était avancé d'un pas et, le prenant par le bouton de son habit, l'avait entretenu à voix basse durant une bonne vingtaine de minutes. Qu'avait-il pu lui confier de si important, sous le couvert de cette conversation mystérieuse et prolongée ? Le marquis de Turgot, alors ministre des relations extérieures, avait suivi la scène. Il dit en riant à son voisin : Vieyra s'en va comme s'il portait un secret d'État. M. de Turgot ne croyait pas si justement dire. Tout à l'instant, Louis Bonaparte venait de glisser à l'oreille de Vieyra deux Mots pleins d'importance : C'est pour cette nuit. Le colonel parti, un représentant de la droite, le baron de Haeckeren, qui avait dîné au palais, avait essayé de pressentir Napoléon sur ses intentions prochaines. Il lui promettait le concours de la réaction monarchiste, sous de certaines conditions. Il n'attendait qu'un engagement ferme : Eh bien ? demanda-t-il. — Décidément, je vous répondrai demain. Les événements se chargèrent de fournir cette claire réponse. Morny ne s'était pas rendu à la soirée. Il avait jugé plus habile ou plus élégant de ne pas faire figure parmi les hôtes du Président ; et, pour donner le change ou pour contenter sa fantaisie, il était apparu aussi ostensiblement que possible à la première d'un grand théâtre parisien. On jouait le Château de la Barbe Bleue, à l'Opéra-Comique. La presse, la littérature et le monde étaient là représentés brillamment. Des femmes en toilette offraient aux caresses de la lumière leur gorge découverte, leurs épaules satinées. Les regards se promenaient de la scène à la salle, indécis à fixer le point où ils prenaient le plus d'intérêt ou de plaisir. On se désignait par leurs noms tant de spectateurs marquants. Quoique éloigné encore d'avoir la notoriété éclatante qui devait s'attacher dans l'avenir à sa personne, Morny, entre tous, attirait l'attention. Il était bien placé pour être vu, dans sa loge d'avant-scène du rez-de-chaussée, répondant d'un clignement d'œil aux saluts esquissés à son intention, de près ou de loin ; il venait de dire tout à l'heure à l'une de ses plus proches voisines, Mme de Liadières, un mot fort spirituel sans doute ; car, on en paraissait gaîment impressionné, aux alentours. Cette mondaine aimable, une amie de la comtesse Le Hon, lui avait fait signe de venir un instant dans sa loge. Plusieurs députés orléanistes lui tenaient compagnie déjà ; moins occupés du théâtre que de la politique, parce qu'elle était la question brûlante du jour, ils trouvèrent l'occasion de lancer à Morny, d'un air mi-sérieux, mi-plaisant : Eh bien ! nous vous mettrons à Vincennes d'ici peu de jours. La menace glissa sur son visage comme un sourire ; il baisa la main de Mme de Liadières et revint à son fauteuil. A en juger d'après les apparences, il avait dû rejeter loin de son esprit les affaires sérieuses ; car il semblait bien occupé présentement à lorgner une jeune fille blonde, qui se donnait beaucoup de mouvement pour être aperçue de lui et des autres. Pendant l'entr'acte, il était sorti de sa loge, allant, causant, serrant des mains dans les couloirs. Il avait frôlé le général Cavaignac, austère et digne dans les plis de sa haute cravate blanche ; deux pas plus loin, il avait effleuré du coude Lamoricière. L'un et l'autre, il aurait à les faire arrêter d'ici quelques heures. Bien des officiers, des gradés supérieurs, étaient au théâtre, ce soir-là Par exemple, il avait avisé, dans l'entrefaite, le général d'Allonville, commandant une brigade de cavalerie, à Versailles. Rentrez donc à Versailles, lui jeta-t-il, à la dérobée, votre présence pourrait y être nécessaire. — Qu'y a-t-il ? Que se passe-t- il ? — Mais rien. Un simple avis dans votre intérêt. J'ai entendu parler d'une manifestation socialiste à surveiller. Puis, ç'avaient été d'autres rencontres et des bouts de dialogues rapides, sur ceci et sur cela, qui empruntaient aux circonstances une particulière valeur d'à-propos. A un baron de Lamerville, qui lui demandait des billets pour la séance de l'Assemblée devant avoir lieu le lendemain, il avait répondu qu'on n'aurait qu'à s'adresser à lui et que la réunion vaudrait la peine, en effet, d'être regardée. Mais l'entr'acte va finir. On entend grincer les archets. Chacun a regagné sa place. Morny quitte le théâtre. Le spectacle clos, la foule écoulée, des critiques, des écrivains, des gens faits pour causer, prolongeaient leurs impressions sur le boulevard, en les remuant avec des mots. Tout était normal, et, dans la régularité de la vie parisienne, quelques fiacres roulaient sur la chaussée, les entresols des grands restaurants étaient éclairés ; les promeneurs attardés fumaient leur cigare en fredonnant des ariettes ; nul soldat, nul sergent de ville ; Paris allait s'endormir dans son calme habituel. Et celui qui notait ces impressions d'après-minuit très calmes fut bien étonné d'entendre un de ses amis[7] lui dire : Ne vous y trompez pas ; demain on se tirera des coups de fusil dans les rues. A l'Élysée, la soirée que nous avons laissée derrière nous, ne s'était pas poursuivie, animée, brillante, autant qu'à l'habitude, mais assez terne et maussade. Il semblait qu'ont eût hâte qu'elle fût terminée. Les invités s'étaient retirés d'eux-mêmes, plus tôt que d'ordinaire. A 10 heures, Maupas et Saint-Arnaud étaient sortis du palais ostensiblement, par la grande porte, mais pour y rentrer, presque au même moment, par une autre, qui s'ouvrait dans la cour à gauche, sous une voûte, et gagner sans bruit le cabinet présidentiel. Trois confidents y étaient assis, déjà : l'inévitable Persigny, le secrétaire particulier Mocquard et le lieutenant-colonel de Béville, officier d'ordonnance du chef de l'État. Ces hommes échangeaient des paroles à voix couverte, puis, ils retombèrent dans le silence, attendant qu'on fût au complet. Louis-Napoléon ne les laissa point languir, mais pénétra quelques minutes plus tard, dans la pièce avec Morny qui venait de le joindre. On ne se doute de rien, annonça-t-il. Et, disant cela, il s'était assis devant son bureau. Tous les détails de cette minute critique ont été rapportés plus d'une fois et avec la dernière précision : l'ouverture du tiroir secret ; la rupture de l'enveloppe en carton gris, portant l'inscription symbolique : Rubicon, où il avait enfermé les pièces officielles du coup d'État ; la signature de ces pièces, la remise à chacun des ordres engageant sa responsabilité pour le présent et pour l'avenir. C'étaient : le décret de dissolution de l'Assemblée nationale et de la mise en état de siège du département de la Seine ; la proclamation du ministre de la Guerre à l'armée ; et celle du Préfet de police à la population parisienne ; enfin la nomination de M. de Morny au Ministère de l'Intérieur. Tout n'était pas arrêté, conclu, entre ces conspirateurs d'un rang peu ordinaire. Les généraux Saint-Arnaud et Magnan étaient bien décidés à mener l'assaut du Paris républicain[8] ; mais, par prudence et parce qu'il est bon de n'abandonner que le moins possible à l'imprévu, ils avaient exigé des ordres écrits en double. Le principal intéressé dans l'affaire signa, parapha, comme on le désirait de lui. Une dernière formalité restait à remplir au bas de ces actes : la contre-signature d'un ministre civil et responsable. Saint-Arnaud, en sa qualité de ministre de la Guerre, admettait mal qu'il dût se donner des ordres à lui-même ; en outre, il prétendait sauver les apparences de la légalité tout en s'apprêtant à la violer. Morny comprit le geste à faire. Négligemment, il se dirigea vers la table où gisait le document officiel ; à la place voulue, sans se déganter, il apposa les cinq lettres de son nom rehaussées de son titre tout neuf. L'arrêt de mort du Parlementarisme était prononcé. On allait passer, maintenant, des paroles et des écrits aux actes. Le lieutenant-colonel de Béville emporta les feuilles destinées à être composées, la nuit, par une équipe d'ouvriers retenus et surveillés, à l'Imprimerie nationale. Avant de quitter le cabinet du Président et d'entamer la lutte, les acteurs du coup d'État prochain étaient demeurés un instant silencieux. Leurs physionomies étaient à considérer clans ce moment-là Louis-Napoléon avait le visage plus fermé, plus muet encore qu'à l'ordinaire. Un pli d'inquiétude barrait le front de Maupas. Saint-Arnaud avait l'air affronteur et résolu d'un chef d'armée allant à la bataille, en tête de ses troupes. Morny, bien qu'il n'eût rien juré, rien promis, bien qu'il n'eût pas enchaîné sa parole par la religion d'un serment, paraissait nerveux : Messieurs, avait-il déclaré, il est bien entendu que nous y allons tous de notre peau. Le vieux Mocquard, qui n'avait pas à payer de sa personne dans l'exécution de cet attentat politique et qui gardait, en l'affaire, le calme d'un témoin, s'était contenté de répondre : Sans doute, mais la mienne est si ridée que je ne joue pas gros jeu. Persigny, lui, souriait d'un air tranquille et satisfait ; depuis si longtemps qu'il conspirait, ne pouvait-on pas dire qu'il nageait dans son élément ? Louis-Napoléon enfin prit la parole : J'ai confiance dans le succès ; j'ai, comme toujours, à mon doigt, une bague de ma mère dont le chaton porte pour devise : Espère ! Tout avait été dit et entendu. Les mains se joignirent dans une étreinte plus fiévreuse que cordiale. Puis, on se sépara, chacun allant de son côté pour agir. ***Derrière les conjurés les ponts étaient coupés. Ils se portèrent en avant avec d'autant moins d'hésitation qu'ils savaient bien n'avoir pas à courir de très grands risques, l'armée étant engagée dans cet événement, avec la ferme résolution de s'y tenir jusqu'au bout. A Saint-Arnaud, au général Magnan étaient échue la tâche de masser les troupes considérables, qui, pendant plusieurs jours, tiendraient Paris dans la stupeur et la crainte. Au jeune préfet de police, au zélé Maupas reviendrait l'honneur[9] de signer de son nom, en temps de paix, l'ordre d'arrêter des généraux et des représentants, considérés comme les gloires militaires et parlementaires de la France. Préalablement, Persigny avait été envoyé par mission spéciale à la Chambre afin de communiquer avec le colonel Espinasse, qui mènerait rondement l'occupation armée du Corps législatif. Le lieutenant-colonel Edgar Ney et le commandant de Toulongeon eurent charge de vérifier les emplacements et les mouvements de plusieurs corps de troupes, pendant qu'un service analogue était confié au colonel Fleury. Enfin, le comte de Morny se disposait à aller congédier, en personne, le ministre de l'Intérieur Thorigny. Au moment où il vint prendre possession de son poste, en homme sûr de soi, à 7 heures un quart du matin — une heure plus tard que celle à lui prescrite —, la cour du ministère était remplie de soldats. Surpris clans la candeur de son sommeil par le bruit qui se faisait au dehors, Thorigny, qui ne savait rien, ne soupçonnait rien, regardait de sa fenêtre avec un véritable effarement ce déploiement de forces militaires,. qui s'opérait, sans ses ordres, à l'intérieur de son hôtel. A peine eût-il le temps d'envoyer une dépêche ainsi conçue : Que se passe-t-il donc ? La cour du ministère est pleine de troupes... Et de recevoir de Maupas la réponse suivante : M. de Morny est chargé de vous le dire, vous le verrez dans un instant ; attendez-le... Morny apparut, en effet, suivi de ses deux secrétaires : Léopold Le lion et Achille Boucher. Avec une courtoisie légèrement moqueuse, il lui exposa les raisons de force majeure, qui l'obligeaient à lui signifier sa destitution et à lui demander sa place. Le bon Thorigny, qui, trois mois auparavant, avait juré sur son honneur de la fidélité constitutionnelle de Louis-Bonaparte, restait abîmé dans sa stupéfaction. On le pressa de reprendre ses sens, de hâter l'achèvement de sa toilette et doucement on le poussa dehors. A 7 heures et demie, au milieu des allées et venues d'un personnel qui s'installait fiévreusement, du mouvement des estafettes qui partaient dans toutes les directions, de l'invasion des agents de tout rang, qui venaient aux ordres, un homme au visage mal rasé, doué d'un certain embonpoint, le front inondé de sueur, malgré le froid, sortait, sans que personne fît attention à lui, de l'hôtel de la place Beauvau. C'était le ministre démissionnaire malgré lui[10]. Quant à son successeur, il est déjà très installé, très maître de soi. Immédiatement est parti de son cabinet l'ordre d'avoir à faire évacuer, séance tenante, le palais de l'Assemblée nationale et de fermer le Conseil d'État. A la Préfecture de police arrivent coup sur coup ses instructions. Dès la mise en mouvement de la machine de guerre lancée
contre les institutions républicaines, Morny avait essayé d'en éliminer, pour
des raisons personnelles, le concours de Maupas. Il eût préféré de beaucoup
voir à la Préfecture le prédécesseur de celui-ci, Carlier, plus souple et de
plus d'entregent. Il avait réussi à faire partager ses préventions au
Président, dont la confiance ne tenait plus qu'à un fil. La bataille était
engagée déjà lorsque, sous cette impression de doute, le Prince avait dit à
Fleury : Prenez donc la Préfecture de police. A nous
deux et avec Saint-Arnaud[11], nous aurons bientôt fini de tout cela. Mais
Fleury qui n'avait pas un désir intense de jouer le rôle d'un Rovigo, avait
répondu que Maupas était l'homme désigné, qu'il convenait mieux que personne
à l'emploi, qu'il y avait eu entre ce fonctionnaire et le Président un
malentendu télégraphique et épistolaire, qui s'éclaircirait à la première
explication, et qu'en définitive le meilleur serait de le laisser où il
était. Morny dut s'en accommoder et transmettre ses ordres à un. Préfet de
police enclin à les recevoir sans empressement quoiqu'il fût clans
l'obligation de les exécuter. La première décision du ministre avait été de décapiter la résistance en la privant de ses chefs. Ses instructions, en conséquence, étaient précises ; elles furent remplies à la lettre par le Préfet, les commissaires et les agents. Questeurs, députés, généraux, au nombre d'une vingtaine, ont été cueillis à domicile avec une sûreté de main parfaite. Quelques-uns, qu'on désire traiter avec ménagement, Berryer, Dufaure, Odilon Barrot, le duc de Broglie, ont été conduits chez le colonel Feray commandant le 7e lanciers, au quartier de cavalerie du quai d'Orsay. Les autres ont été dirigés, à l'entrée de la nuit, sur le Mont-Valérien, sur Mazas et sur Vincennes. Parmi ces derniers figure le général de Lamoricière. Précisément, la veille, il s'entretenait en famille des événements, dont les signes orageux traversant l'atmosphère politique dénonçaient l'explosion imminente. La conversation était tombée sur les suspicions légitimes de l'Assemblée et sur la nécessité urgente d'arrêter, de gré ou de force, les menées du prétendant. S'il le faut, avait déclaré Lamoricière, on l'enverra à Mazas. — Et s'il vous prévenait ? S'il faisait un coup d'Etat ? — Lui ? C'est impossible ! s'écria le général, l'armée ne le suivrait pas, je n'aurais qu'à me montrer pour arrêter tout mouvement. — Mais, s'il exécutait l'entreprise, la nuit, au moyen d'agents et non de soldats ? S'il faisait arrêter chez eux les représentants ? — En ce cas, répondit Lamoricière, après avoir hésité, j'ai toujours deux pistolets au chevet de mon lit ; je casserais la tète à ceux qui oseraient se présenter et qui voudraient mettre la main sur moi. — Ah ! répliqua l'une de ses parentes, la mère de la vicomtesse de Pitray, de qui nous vient ce récit, ce serait une belle mort vraiment pour un général de Lamoricière que de finir sous les coups d'agents de police ! J'espère bien que vous ne feriez pas cela. Six ou sept heures après cette conversation, deux agents conduits par le commissaire de police Blanchet, franchissaient nuitamment le seuil d'une maison, sise au n° 11 de la rue Las-Cases. Ils étaient arrivés dans la chambre à coucher de Lamoricière avant qu'il eût eu le temps de se reconnaître. Surpris dans le sommeil, comme l'avait été presque au même instant, le général Bedeau, Lamoricière avait protesté : — Messieurs, ce que vous faites est illégal. — Mais, général, avait répondu l'un de ces hommes avec une sorte d'ingénuité, puisque c'est le coup d'État ! Lamoricière ne résista plus, laissa les pistolets dormir sous l'oreiller et suivit les agents. Si quelqu'un dut être étonné, cette nuit-là ce fut certainement Thiers, lorsqu'il reçut la visite rien moins qu'attendue des envoyés spéciaux du ministre. Et ce ministre n'était autre que Morny, un ami de la veille dont il avait prôné si haut, naguère, les tendances orléanistes. Non moins grande fut la surprise du général Changarnier, un homme plein d'énergie sur les champs de bataille, un chef redouté pour son autorité sur l'armée, mais un éternel hésitant dans l'action politique, toujours en retard sur le moment de saisir l'occasion et de la convertir en fait. Changarnier et Morny se connaissaient de longtemps ; ils s'étaient entrevus d'abord en Afrique et dans des circonstances assez particulières. Le jeune Auguste de Morny, entre deux campagnes, avait été pris des frissons de la fièvre. C'était au camp de Sig. Le mal l'avait couché tout grelottant clans son manteau, sur le bord d'une rivière. Un officier dont il ignorait le visage s'était approché de lui et, l'appelant par son nom : Monsieur de Morny, lui demanda-t-il, vous avez la fièvre ; voulez-vous bien me permettre de vous offrir ce fruit ? Et il lui tendit une orange : Grand merci, car j'ai la gorge en feu ; mais, à qui dois-je ce gracieux office ? — Au commandant Changarnier. Ils se retrouvèrent au Palais-Bourbon. Quoique ne siégeant pas au même banc et n'appartenant pas aux mêmes opinions, ils faillirent lier partie ; ensemble ils ébauchèrent une manière de complot en y associant Adolphe Thiers. Morny en rappellera complaisamment le souvenir dans ses conversations intimes, après 1852, et dans ses notes restées manuscrites sur le coup d'État. Thiers, Changarnier, Morny avaient formé comme un triumvirat occulte, se rejoignant en secret, délibérant de jour ou de nuit sur les mesures qu'on aurait à prendre ou les gens dont on aurait à s'assurer. D'accord pour la question essentielle du renvoi de la Constituante, l'harmonie de leurs sentiments s'était rompue, quand on en vint aux questions de personnes. Thiers, au nombre, des arrestations jugées nécessaires, ne voulait comprendre ni celle de Cavaignac ni celle de Lamoricière. La popularité dont jouissaient ces généraux, affirmait-il, aurait rendu l'opération chanceuse. Changarnier, au contraire, prétendait qu'elle était indispensable, qu'on n'avait pas à se préoccuper de leur popularité, d'ailleurs douteuse, au moins quant à Cavaignac, et que lui-même se sentait assez fort pour leur mettre la main au collet. En définitive on ne s'entendit point, chacun ne pensant qu'à soi et à son parti. Morny eut le dernier mot. Usant de son droit, qui était celui du plus fort, il enveloppa dans le même ordre d'arrestation : Thiers, Changarnier, Cavaignac et Lamoricière. D'ailleurs, trop insouciant de nature pour céder à la colère ou s'inspirer de motifs d'animosité personnelle, il n'avait prescrit ces mesures que comme des nécessités temporaires. D'une manière générale, il avait recommandé qu'on s'appliquât à corriger par la courtoisie des manières la rudesse des moyens employés. Il écartait de son chemin bu enjoignait qu'on mit à l'ombre des témoins gênants ; il ne jugeait pas mauvais, pour un moment, qu'on étouffât entre quatre murs la voix importune des protestataires ; néanmoins, il ne perdait pas de vue l'idée que beaucoup de ces hommes dont il se rendait maître, à présent, par la force, pourraient devenir, après la victoire, des alliés utiles, des partisans échauffés d'un zèle soudain, des serviteurs intéressés et actifs ; il se tenait prêt à leur tendre la main, une fois toutes choses remises en place, et comme si rien de particulièrement désobligeant ne s'était passé entre eux et lui. Il avait surtout le bon goût de s'abstenir des rigueurs inutiles contre des antagonistes négligeables. Certains, par exemple, des amants platoniques de l'idée pure, s'étaient offerts d'eux-mêmes en sacrifice. Ils n'eussent pas été fâchés qu'on les maltraitât légèrement, qu'ils eussent à souffrir un peu, non trop, pour l'amour de la liberté. On ne voulut point de ces victimes volontaires. On ne leur accorda point cette auréole. Tels de ceux-là, enveloppés dans la razzia nocturne, avaient été conduits à Mazas. Par ordre de Morny, on alla les reprendre à la prison, avant le matin. Ils durent s'habiller précipitamment, sortir de leurs cellules et monter en voiture sous la garde d'un officier poli. Le véhicule, qui n'avait rien des douceurs d'un moelleux landau, se dirigea vers la porte de Vincennes. Les prisonniers échangeaient des regards résignés et fiers. A quel sort les réservait-on ? Ils n'ignoraient point que plusieurs des représentants arrêtés, des royalistes comme Léon de Laborde, des républicains comme Bixio, avaient été écroués au donjon. Cependant, lorsqu'on eut dépassé la barrière du Trône, les chevaux s'arrêtèrent. L'officier descendit sans donner de raison, salua et s'éloigna. Cinq minutes s'écoulèrent ; l'automédon qui conduisait la hideuse voiture cellulaire, descendit à son tour : Messieurs, leur dit-il, la casquette à la main, quand vous voudrez mettre pied à terre ? Ils étaient libres. Plusieurs se récrièrent et protestèrent. Ils refusaient d'être libres. Frédéric Béchard réclamait à toute force qu'on le réemprisonnât. Mais l'endroit était désert ; personne, absolument personne n'entendait les accents de leur indignation, perdue dans le brouillard ; pas un homme de police n'était là pour simuler un acte de violence. Ils durent se résigner à une rentrée pédestre et :crottée à leur domicile et prendre leur parti du dédain de leurs persécuteurs. Ces mêmes circonstances n'empêchaient point le gros de la besogne de se poursuivre vigoureusement. Les agents de M. de Maupas multipliaient les preuves de leur zèle et de leur célérité. Ils eussent voulu faire mieux et plus encore. Un regret fut exprimé témoignant de toute l'ardeur qu'on y mettait ; c'est que le personnel disponible, à la Préfecture de police, ne permît pas d'opérer plus de quatre-vingts arrestations régulières à la fois. Quatre-vingts arrestations, au jour la journée ! On eût pu se contenter à moins. Tous les obstacles se renversaient comme par enchantement sous la poussée bonapartiste. L'usage subsistait que, dans les cas de catastrophe publique ou de crise violente, on sonnât le tocsin, dont les tintements à coups pressés faisaient passer le frisson de l'angoisse au cœur des foules. Les meneurs de la résistance n'eurent même pas cette ressource dernière de jeter l'alarme au sein de la ville endormie. De même que le premier soin du colonel Vieyra, le nouveau chef d'état-major de la garde nationale, en sortant de la réunion nocturne de l'Élysée, avait été de faire crever les tambours, afin qu'on ne battit pas le rappel, ainsi des ordres avaient été donnés pour que les clochers fussent occupés militairement, et, la veille, on avait envoyé couper les cordes. En quelques heures, le prince avait été débarrassé de ses principaux adversaires. Plein de joie, le préfet de police venait de lui expédier la fameuse dépêche : Nous triomphons sur toute la ligne. On commençait à s'entre-féliciter, autour du prochain maitre, de la tournure favorable que prenaient les événements,-par la grâce toute-puissante de ces agents de conviction, qu'on appelle des canons et des fusils. Le salon de service de l'Élysée était littéralement encombré de gens impatients de se faire voir, de se faire connaître. Il y eut une dernière alerte. La journée du 4 fut plus dure que les précédentes. Des barricades s'étaient dressées sur plusieurs points de Paris. Morny se voyait assailli de renseignements contradictoires quant aux moyens et aux ressources des défenseurs de la Constitution, appelés, de l'autre côté des barricades : les révolutionnaires, les insurgés. Il avait dû, pendant un court intervalle, quitter le ministère pour conférer de la situation avec le Président-dictateur. Des troupes avançaient. Des batteries de gendarmes étaient mobilisées. On prévoyait une résistance populaire. Il y aurait inévitablement du sang versé. Louis-Napoléon et Maupas étaient repris d'hésitation. Les conjurés perdaient de leur assurance. Morny seul gardait toute sa gaieté confiante et son sang-froid. Comment, messieurs, disait-il à ses collègues, hier, vous vouliez des barricades, on vous en fait, et vous n'êtes pas contents ! Maupas, qui s'émouvait aisément, était dans un état d'agitation incessante, et, quoiqu'il ait protesté plus tard, ayant les pieds au feu et la tète libre, de sa parfaite tranquillité d'esprit en ces heures troublées, il avait certainement la fièvre, quand il transmettait par le télégraphe au ministre de l'Intérieur une foule de nouvelles recueillies dans la rue et dont celui-ci faisait justice avec sa bonne humeur accoutumée. Par instants, Morny se laissait gagner aux trépidations inquiètes du préfet de police ; il s'impatientait, précipitait les instructions. Maupas, qui regimbait mentalement contre l'autorité supérieure de Morny, trahissait de l'hésitation ou du malaise en ses réponses, de sorte qu'il en résulta une certaine confusion historique. Il se forma, disons-nous, une sorte de légende concernant les dépêches échangées entre le ministre de l'Intérieur et son principal lieutenant. Après coup, un ami d'Auguste de Morny, le docteur Oléron donnera pour authentiques, d'après une conversation sans doute très arrangée avec le frère de Napoléon III, les missives et les répliques suivantes : MAUPAS. On dit que le 12e régiment de dragons arrive de Saint-Germain avec le comte de Chambord dans ses rangs ; j'y crois peu. MORNY. Et moi je n'y crois pas. MAUPAS. Rassemblements sur le Pont-Neuf ; coups de fusil au quai aux Fleurs ; masses compactes aux environs de la préfecture de police ; on tire par une grille. Que faire ? MORNY. Tirez par votre grille. MAUPAS. Il nous faudrait, au moins, deux pièces d'artillerie pour tenir à distance les assaillants. MORNY. Allez vous coucher ! Où passèrent les originaux de ces dépêches ? Nul ne les vit jamais. Par la suite Maupas devait s'inscrire en faux contre une telle version, intenter des procès aux journaux qui s'en étaient fait les échos, et se plaindre amèrement, dans ses Souvenirs, du rôle assez piteux qui lui fut attribué dans le drame de décembre. Les reparties de Morny au fonctionnaire désorienté, le Tirez par les grilles ou le Couchez-vous, ces boutades lancées par-dessus la tourmente, auraient eu l'effet d'une tonalité joyeuse sur le fond assombri du tableau. A dire vrai, elles n'avaient pas été confiées telles quelles au télégraphe[12]. Quelle que pût être : la secrète mésintelligence divisant les cœurs du ministre et du préfet, le mémorable coup- de main réussissait à merveille pour ses auteurs. L'issue en pouvait-elle être douteuse, quand la force, le nombre et toute l'armée étaient d'un seul côté ? La résistance, à Paris, n'avait été qu'un court et stérile effort[13]. Les dernières convulsions de la lutte sont éteintes. Les soldats ont pu réintégrer leurs casernes. Un nouveau Consulat qui, demain, aura les droits et les privilèges d'une souveraineté absolue, s'est installé sur le renversement des barricades. Des explosions de joie débordante retentissaient au camp des Saint-Arnaud, des Magnan et des Fleury. Gloire au Dieu des armées, qui a fait rentrer dans le néant ces misérables révolutionnaires ! A l'Élysée, au ministère de l'Intérieur, les impressions se recouvrent de plus de réserve. Louis-Napoléon doit à sa dignité de conserver un masque impassible dans la joie du triomphe comme dans les épreuves du combat. Morny compose son maintien sur ce modèle ; il a le visage placide, l'air assuré d'un vainqueur qui n'a pas, une minute, douté de la victoire. Sous les fenêtres de son hôtel, Paris roule ses flots lourds et calmés. Le rêve s'est converti en une réalité magnifique et sonore. ***Le ministre de l'Intérieur télégraphiait partout des messages de paix. Il avait transmis aux préfets un résumé sommaire des décrets et proclamations du Président de la République. Soucieux d'appuyer efficacement la forme d'autorité, qui leur semblait. la plus apte à leur garantir la durée dans la jouissance de leurs fonctions, tous, ou peu s'en fallait, s'étaient empressés à multiplier les preuves de leur loyalisme battant. neuf. Ils ne s'étaient pas consultés, à deux fois, pour se ranger aussitôt du côté des victorieux contre les défenseurs sans discipline et sans force d'une constitution frappée à mort et que des clameurs perdues étaient impuissantes à ressusciter. Cependant, en province, sur des points nombreux, à l'est, au centre, au midi, s'était succédée une série douloureuse de troubles. Les uns s'étaient dissipés à la première menace sérieuse de répression. D'autres plus graves avaient dénoncé, dans les lieux où ils se produisaient, un état de surexcitation extraordinaire. Bien des communes s'étaient émues de l'événement du 2 décembre, comme d'un malheur public. On sonnait le tocsin dans les églises. Des bandes armées parcouraient les campagnes. De véritables insurrections éclatèrent dans plusieurs villes acquises aux idées démocratiques. Continuellement arrivaient au ministère des nouvelles de ces agitations malheureuses dont la seule cause n'était pas une révolte sincère de la conscience libérale, mais, en maintes places aussi, le déchaînement des instincts de turbulence et de désordre. A Montargis, à Clamecy, s'étaient manifestés des excès pénibles. Des rencontres entre les troupes et les insurgés avaient dégénéré en de sanglants conflits. Plusieurs départements furent mis en état de siège. Morny envoya des ordres pressants, catégoriques. Lourde fut la main de l'autorité à frapper les coupables ou simplement les accusés. Les révoltes étaient isolées ; elles éclataient sans cohésion et privées de chef. Il fallut rendre les armes, se soumettre, reprendre les habitudes de calme et de travail. L'apaisement règnera bientôt d'un bout à l'autre du pays. Habile à se mouvoir dans la magie des grands mots, Louis-Napoléon n'aura qu'à demander au peuple, pour l'obtenir, bruyante comme un triomphe, l'amnistie plébiscitaire. Les voix unies des hommes politiques et des membres du clergé s'accorderont à représenter l'acte de confiscation, qui venait de s'accomplir, comme le recours naturel et qui ne pouvait être évité d'un pouvoir aux abois. Il sera prononcé de haut quelques-unes de ces nobles paroles de pacification, de justice, d'humanité, qui sont l'admiration et l'illusion des foules. L'Empire est fait ou va l'être. La France en aura pour dix-huit années de ce régime qui, malgré le vice de sa fondation, saura lui procurer des temps d'abondance et de grandeur incontestables. Dès à présent, Louis-Napoléon et son ministre pouvaient considérer d'un regard tranquille et satisfait les flots aplanis. On était entré d'un violent coup de barre en cette période de triomphe par le fait, que sera le Second Empire, époque toute de réalisation positive, sans embarras de principes ni de sentiments, telle que la symbolisera dans l'action politique un Morny. |
[1] L'Assemblée nationale, a écrit Falloux, avait grande envie de lutter contre l'élu du 10 décembre.
[2] Il est avéré que l'expédition de Kabylie fut entreprise expressément pour faire des généraux.
[3] Il en était sujet couramment jusque dans les soirées de l'Élysée. On en riait, on en plaisantait presque. Ainsi, ce député de la droite, Donjoy, qui, s'adressant à Granier de Cassagnac, lui demandait tout haut : Eh bien ! quand est-ce que vous nous mettez à la porte ? — J'espère, mon cher ami, répondit Granier, j'espère que cela ne tardera pas.
[4] Apparemment, la formule avait été prévue pour d'autres : rivaux non méprisables, sauveteurs en rupture de couronne, prétendants des deux branches monarchiques. Tant de sauveurs, en même temps, s'offraient à tirer la France du gouffre révolutionnaire : Je suis le pilote nécessaire, prononçait le comte de Chambord, le seul capable de conduire le navire au port, parce que j'ai mission et autorité pour cela !
En vérité, tous les prétendants au pouvoir sont inévitablement trompés ou trompeurs. Louis-Philippe lui-même, l'excellent Louis-Philippe avait faussé sa parole, deux ou trois fois, par l'appât de la puissance royale. Le 30 juillet 1830, il avait été envoyé par Charles X de Saint-Cloud à Paris. Dans les cours du Palais-Royal, une foule énorme et tumultueuse criait à tue-tête : Vive Louis-Philippe ! Alors, comme animé d'une grande indignation, sur ce qu'on attendait de lui, il avait protesté devant des témoins, et il répéta ces paroles, devant le duc de Mortemart, qui ne les oublia point : Ils peuvent me mettre en morceaux, mais ils ne me feront jamais prendre la couronne. Cf. Marquis de VÉRAC, Papiers du comte de Rougé !
[5] Message du 12 novembre 1850.
[6] Nous nous demandons comment il se trouve des esprits assez naïfs pour croire à un Coup d'État. Comme si, dans le temps où nous sommes, un homme quel qu'il fût, pourrait pétrir une grande nation comme un morceau d'argile ! Est-ce qu'il pourrait, en vingt-quatre heures, transformer, à l'aide de sa signature, les destinées de 35 millions d'individus ?
(Le Siècle, 15 octobre 1851).
Si le Président de la République veut la prorogation malgré la Constitution, il trouvera le peuple... S'il veut toucher à l'Assemblée, il trouvera la Constitution (Explosion de rires à droite).
(CRÉMIEUX, Discours du 17 novembre).
C'est l'éternel jeu des paroles mises en défaut par les événements. Soixante années plus tard, un ministre républicain Aristide Briand, répondant à une interpellation de ses adversaires, s'écriera, non moins confiant dans la vertu magique de la légalité : Quels soldats ? quels soldats pourraient appuyer un coup de force contre la loi ? (Séance du 11 février 1909). Et pourtant, il faudra s'attendre toujours à compter avec les recommencements de l'histoire.
[7] Louis de Cormeinn.
[8] Si ce n'eût pas été Saint-Arnaud, c'eût été Bousquet. Ils étaient plusieurs, d'une trempe hardie, qui ne demandaient qu'à tirer l'épée pour trancher de la manière la plus expéditive les embarras de la situation.
[9] P. MAYER (Histoire du Deux-Décembre).
[10] Paul Ginisty.
[11] Avait-il oublié de nommer Morny, ou fût-ce le général Fleury, qui, rapportant ce détail, après plusieurs années, aurait manqué de mémoire ?
[12] Nous avons pourtant retrouvé, au ministère de la Justice, le texte véritable d'une des dépêches mouvementées de Maupas, adressée celle-ci au Président de la République. Dans un de ses rapports mensuels (manuscrits) au Garde des Sceaux, le Procureur général E. de Roser expliquait au Ministre comment la copie lui en était venue entre les mains, et lui en rapportait la teneur :
On a adressée à M. Cabasson, avoué à Auxerre, une pièce ainsi conçue (la copie d'une dépêche de M. le Préfet de Police).
CABINET
du
PRÉFET DE POLICE
Paris, le 2 décembre 1851.
Le deuxième arrondissement est
enlevé et les représentants aussi. Vos commissaires de police font des prodiges
de courage. Cent représentants environ
sont enfermés à la caserne du
quai d'Orsay. C'est là un point immense.
Le
Préfet de Police,
Signé
: DE MAUPAS.
P.-S. — M. Berryer et Falloux sont
à Mazas. C'est rigoureux, je le répète, et je pratique avec la forcé seule.
Nous serons maîtres de la situation. A ce soir, les barricades ! Du canon ! Du
canon ! et du courage.
Au Prince-Président de la République.
Sur le verso de l'enveloppe ainsi transmise, on lit : l'original est en lieu sûr.
Ladite enveloppe porte le timbre du 20 avril.
[13] De lutte véritable, il n'y en avait eu que dans le sanglant épisode du boulevard Bonne-Nouvelle, un effroyable malentendu, où les fusils partirent tout seuls en quelque sorte, sans l'ordre des chefs, actionnés par la surexcitation des soldats et le fol entraînement des troupes. Cette fusillade insensée n'avait duré qu'un long quart d'heure. Mais que de blessés ! que de morts ! Le lendemain, on voyait encore des cadavres étendus par tas sur les trottoirs et des mares de sang au pied des arbres. (Cf. Victor Pierre, Histoire de la Révolution de 1848.)