C'est le propre de certains sujets, quand, après des épreuves successives, ils sembleraient avoir épuisé la curiosité de ceux qui les parcourent et les pénètrent, de l'aviver, au contraire, par l'excitation où ils entretiennent l'esprit d'en savoir davantage, d'y découvrir des filons inexplorés, d'en éclairer des coins restés obscurs ou mystérieux, enfin de n'en rien abandonner, d'où puisse sortir la lueur et l'intérêt d'une révélation. Avant de nous séparer de la société du Second Empire, il nous a semblé que nous avions quelques derniers et agréables moments à passer dans sa compagnie. Avant de lui adresser cet adieu peut-être définitif, nous avons voulu retracer encore la physionomie de l'homme, qui en a résumé de la manière la plus caractéristique les aspects et les tendances, homme d'action et de loisir, d'entreprise audacieuse et de nonchalant dilettantisme, d'ambition ardente et d'insouciance frivole, très en relief quant à l'éclat du nom et, cependant, assez mal connu dans les détails d'une existence remplie à déborder. Auguste de Morny, le principal associé de Napoléon III dans l'affaire de Décembre et l'esprit dirigeant de son règne, fut, sans conteste, après son frère couronné, le personnage essentiel de la Cour impériale. Cette figure rendue si singulière par la complexité de ses origines, par l'étrangeté des circonstances où elle eut à se produire et même par la soudaineté de sa disparition, alors que les embarras de la politique intérieure et extérieure rendaient sa présence plus nécessaire que jamais, demandait à être replacée dans son cadre, historiquement. A la vérité, les données, en la matière, n'étaient pas aussi abondantes qu'on aurait lieu de le supposer. Sans doute, bien des imaginations et bien des commentaires ont couru autour du berceau de Morny. Il a été parlé fréquemment de ses hardiesses spéculatrices. On a répété souvent qu'il fut, à son époque, l'exemplaire souverain des hommes politiques à bonnes fortunes. On n'a plus à apprendre qu'il a été l'instrument d'exécution du coup de force de 1851, — reprochable, cet acte, en son principe, mais dont l'excuse fut de fournir à la France assoiffée (comme elle l'est, aujourd'hui) de calme, de repos, de labeur paisible, plusieurs années de stabilité gouvernementale et prospère. Sur le reste, à maintes places, faisait défaut la lumière des renseignements exacts. Par un cas singulier, Morny, qui projeta de composer des mémoires, dans la manière sérieuse, ne laissa derrière lui que peu de traces écrites de sa course hardie, brillante, à travers la politique et le monde. Un choix de correspondances diplomatiques, une liasse plutôt mince de lettres personnelles, quelques papiers mis en ordre, des notes rédigées sur des questions de finances ou d'économie sociale, des réflexions diverses et qu'il n'eut pas le temps de rattacher entre elles : il n'en revint guère davantage aux mains de ses héritiers directs. De certaines appréciations contemporaines, des anecdotes du jour, des mots de circonstance trop de fois ressassés ensuite pour qu'ils soient reprenables, des fragments d'impressions recueillies par la comtesse Dash ou le vicomte d'Alton-Shée, deux ou trois chapitres superficiels de Véron ou de Villemessant, d'excellentes pages d'Émile Ollivier : toute la moisson documentaire se réduisait presque à ces glanures. L'imbroglio fort emmêlé d'ascendances triplement irrégulières — et d'autant plus curieuses à débrouiller — n'aura été tout à fait éclairci que nouvellement. Avant les études particulières du baron de Maricourt et les nôtres, on ne possédait que des notions confuses sur l'enfance d'Auguste de Morny, comme sur les premiers éveils de sa jeunesse active et passionnée. Bien des côtés intimes ou des manifestations extérieures de sa maturité flottaient dans le vague. Et sur ses derniers jours mêmes s'étendait une ombre de légende, qui en voilait la réalité. Des contributions heureuses nous sont venues, soit de sources officielles, soit de sources privées, qui nous ont permis de remplir les vides. Il nous a été donné de pouvoir rétablir, à l'aide d'informations neuves ou rendues plus complètes, nombre de faits ignorés, épars, incompris, qui n'intéressèrent pas seulement cette personnalité unique, mais toute la société environnante. Ainsi avons-nous eu la satisfaction de dépeindre, d'après les souvenirs parlés, après avoir été des souvenirs vécus, d'un aimable témoin d'alors de baron de Behr, parent de la duchesse de Morny !, une fraction jadis très en vue de l'aristocratie étrangère en déplacement parisien : la colonie russe et polonaise, faisant beaucoup parler d'elle, aux environs de 1859, bruyante et, parfois, mal disante, avec un ton risqué souvent, au demeurant fort recherchée parce qu'on savait y trouver de l'indépendance d'esprit, un charme original, de la bonne grâce et de la beauté. Tout en accordant de notre mieux, suivant que l'exigeaient des convenances appropriées, la forme du récit au sérieux des événements, nous n'avons pas jugé qu'il fallût en exclure telles particularités intimes, telles anecdotes récréatives, qui sont le délassement aimé de l'Histoire. A cette Muse un peu austère ne messied point la parure de quelques fleurs en dentelles. La personnalité du duc de Morny ne sortira ni exaltée ni diminuée de cet ouvrage entrepris comme les précédents, sans intention aucune d'apologie ni de satire politique. Il nous aura suffi qu'elle s'en dégage, bien vivante, avec les contours de précision politique et morale, qui lui manquaient. Mais déjà pourrait-on en fixer les principaux traits, comme pour en avoir une impression d'ensemble anticipée, avant de la suivre dans tous ses détails. Morny fut de ces mortels privilégiés, dès le berceau, dont on a dit que le succès est un frère né en même temps qu'eux. Il n'avait, du reste, aucune des vanités de la puissance ou de la réussite, parce qu'il lui semblait tout naturel qu'il eût cela. Habitué à vivre au milieu d'un monde léger et poli, il avait cet attrait de l'être extérieur, ce charme de surface que les mots ne définissent pas, qui nait et s'évanouit avec de certains hommes, et par lequel sont gagnés, à première vue, ceux qui les approchent. Il recherchait la simplicité plus qu'il n'était simple. Son affabilité naturelle ou voulue ne s'éclairait point d'un sourire cordial comme chez l'Empereur. Il avait de la fierté, sans trahir de la morgue ; autant qu'il le voulait, par sa facilité d'humeur, l'agrément de son langage, l'aisance de ses manières, il retenait les sympathies. Du consentement unanime de ceux qui le fréquentèrent, on ne résistait à son charme qu'en ne s'y exposant point. L'expérience des hommes et la pratique des choses lui en avaient plus appris que l'étude. Il lisait peu, savait peu ; mais il donnait le change facilement par le don d'une intuition prompte et le sens exact qui était en lui de l'idée à concevoir ou de la résolution à prendre. Une qualité louable équilibrait son jugement : la compréhension très ouverte du mérite, chez ses adversaires comme chez ses amis, de sorte que, suivant l'expression d'un de ses portraitistes, l'artiste, en lui, surnageait au-dessus de l'homme de parti. Si sa volonté était tout d'une pièce, ses manières polies et conciliantes avaient les jointures qu'il y fallait. Il alliait l'élégance des formes, qui attire et séduit, à l'énergie du caractère, qui s'impose et commande. Personne n'eut moins que lui les goûts contemplatifs. Il ne ressentait d'intérêt véritable que pour les personnes ou les passions, c'est-à-dire les formes actives de la vie. En matière de croyances, il était resté ce que son éducation l'avait fait : un fils du dix-huitième siècle, pour qui la préoccupation d'un Dieu personnel, témoin, soutien ou juge, devait être d'un poids aussi léger que possible sur sa conscience et n'embarrasser guère ses sentiments et ses impulsions. Au moral, nul ne fut plus indulgent et plus commode aux faiblesses d'autrui, parce qu'il avait fait le compte des siennes. Les purs soucis du droit, de la justice, en dehors de ce que représentait à son intellect une certaine conception de l'honneur — l'honneur devant le monde et l'estime de soi par devers son propre jugement — n'occupaient en sa mentalité qu'une place intermittente et restreinte. De scrupules il n'en souffrait que la moindre dose, quand il s'agissait de politique ou de finances. Moins par amour de l'argent que par le désir des moyens de domination, qui en sont la résultante, il se laissa engager plus d'une fois en des affaires peu dignes de la sollicitude d'un homme public. On lui a fait de ces complaisances un long grief. Sans avoir su peut-être que Tacite en prononça la formule bien longtemps avant lui, il s'était pénétré de toute la force de cette raison que l'argent est encore plus le nerf des luttes civiles et politiques que de la guerre ordinaire. Son rôle eût acquis des proportions autrement larges s'il n'était pas établi que la politique, entre ses mains, fut plus souvent un levier financier que l'instrument d'une ambition légitime. Ses opinions n'eurent jamais rien d'arrêté ni de fixe. Par son caractère, par ses instinctives préférences il était aristocrate, comme il fut impérialiste par circonstance et par calcul. Il n'avait pas l'entêtement calme et doux et, pourtant, irréductible, où s'enfermait l'Empereur. Un utile conseil trouvait vite le chemin de son esprit ; il savait surtout s'accommoder à la leçon des événements. Connaissant le prix, pour un homme de gouvernement ou de diplomatie, du froid calcul, qui sait plier à propos, il ne concevait rien d'absolu, sinon les lois d'ordre et de - stabilité, qui dérivent d'une expérience longue et formelle. D'une manière générale, aucun principe supérieur, aucun idéal élevé ne conduisait sa raison. Il s'en remettait là-dessus tout au succès et ne reconnaissait de plus puissante ni de plus haute divinité que la fortune. En des circonstances difficiles, cil le vit faire bon marché des moyens, les estimant légitimes autant qu'ils pouvaient être utiles. Soucieux avant tout d'occuper et de remplir sa vie, le temps lui manqua pour les élans de l'âme et du sentiment. En résumé, tel qu'il fut, avec ses dehors brillants, ses qualités solides et ses lacunes morales, le duc de Morny restera dans l'histoire de son époque une figure de séduction, qui tentera, plus d'une fois, après nous, la plume des faiseurs de portraits. C'est pourquoi nous avons pris plaisir à la décrire, de face et de profil, et à revenir en même temps à la peinture de la société impérialiste, à laquelle furent reprochés bien des écarts, mais qui, dans nos âmes républicaines, éveillerait comme une impression de regret, quand on considère les haines de classes farouches, l'esprit de révolte universel et la lutte sans répit des intérêts féroces, qui sont la plaie des jours présents et l'angoisse de l'avenir. Frédéric LOLIÉE |