LA FÊTE IMPÉRIALE

 

CHAPITRE SEPTIÈME. — CHEZ LES ARTISTES : DANS LE ROYAUME DE L'OPÉRETTE.

 

 

Les deux aspects d'une même époque. — Préférence accordée au côté folâtre des mœurs du second Empire. — Comment le goût public tourna jusqu'au délire pour les turbulentes imaginations de l'opérette. — Les artistes de ce genre nouveau. — Lise Tautin ; chances et déboires. — Mlle Silly ; particularités de sa vie d'artiste et de femme à la mode. — Un voyage extraordinaire. — Sur les bords du Lac-Salé ; Brigham Young, le prophète des Mormons, et le répertoire des cafés-concerts. — Retour en France ; sur la scène des Variétés. — Zulma Bouffar et la belle Grenier. — L'avènement d'Hortense Schneider. — Comment cette diva du genre se décida à créer La Belle Hélène. — La première de cette pièce fameuse. — Passion frénétique des Parisiens et des étrangers pour Hortense Schneider. — Dans les coulisses. — Rivalités féminines. — La grande querelle de Mlle Silly et de Mlle Schneider. — Une amusante satire épistolaire. — L'original de la lettre. — Quelques traits du caractère de la Grande-Duchesse. — Ses amies et ses ennemies. — Comment elle se consolait de ces inimitiés de femme par le nombre et la qualité de ses adorateurs. — Des indiscrétions. — Un plaisant quiproquo : Ismaïl-Pacha, M. Schneider et la divine Hortense. — Après la guerre. — Changement d'esthétique théâtrale. — La fin des beaux jours, de Mlle Schneider et de l'opérette.

 

Il serait trop injuste et trop inexact de n'entrevoir autrement que sous des apparences de carnaval cosmopolite cette période du second Empire, qui, dans l'espace des dix-huit années inscrites entre ses commencements et sa fin doublement condamnables, avait porté le crédit de la France à des hauteurs de prospérité inconnues.

Il n'en est pas moins positif qu'une disposition irrésistible de la pensée la porte à en associer l'image, dès qu'elle se lève au fond de la mémoire, à une sorte de mascarade, où, comme dans le tourbillon d'une fête perpétuelle s'étaient lancées toutes les folies de l'esprit et des sens. On feint d'oublier le reste pour se rappeler surtout ce qui fut, au théâtre, dans le monde et dans la vie, course au plaisir, espiègle insouciance, gaîté tintamaresque. C'est aux aspects riants et souriants que s'arrête de préférence l'imagination. Il faut toujours, quand on revient au sujet, qu'une ironie familière oppose au vol ambitieux de l'aigle impérial les allures turbulentes et cascadeuses de l'opérette.

N'était-ce pas un des signes du moment ? On avait perdu l'assurance tranquille des premiers jours. Des inquiétudes s'éveillaient sur des lendemains redoutés. Mais voulait-on déjà s'infliger la peine de les approfondir ? Mieux valait-il cent fois, se disaient les cervelles légères, chasser ces papillons noirs et s'égayer, pendant qu'il en était temps encore, et rire et s'étourdir. Or, quel dérivatif meilleur aux pensées graves que les bouffées de musique dansante et caressante, qui s'envolaient du boulevard ?

Il est certain, pour ne parler que de cette Muse folâtre, qu'elle ne connut jamais de plus heureuses minutes qu'aux soirs, où le panache du générai Boum et la tunique abricot de Calchas contribuaient d'un si étrange pouvoir à l'allégresse universelle.

Puisque l'Empire refusait au pays toute littérature sérieuse, il était naturel, il était logique d'adopter avec amour, de prôner avec enthousiasme cette forme de parodie supérieure, qui permettait à l'esprit toujours libre et maître de soi d'y saisir et d'y appliquer tant d'occasions de revanche. Et ceux-là qui, sans y songer, prêtaient le plus largement à la dérision, parce qu'ils se croyaient solennels, importants dans le monde et de race choisie, étaient les plus empressés à courir les spectacles, où leurs prétentions étaient bafouées sous le masque des héros antiques. Les princes et les rois, les princesses vraiment nées et les seigneurs de fier lignage manifestaient des complaisances incroyables pour les folles visées de la Grande-Duchesse de Gerolstein. Tant de nobles personnages ne se tenaient pas de joie, lorsqu'ils entendaient le vaillant Achille faisant sonner sur les planches du théâtre son fameux talon blindé, ou le majestueux Agamemnon gémir sur ce que le cancan avait succédé à la pyrrhique ; ce qui lui était égal, à tout prendre, puisqu'il dansait aussi aisément l'un que l'autre. Sous leurs yeux amusés la belle Hélène, Calchas, Oreste et toute la bande hellénique se démenaient enragément. Une envie démesurée de vie facile et de réjouissance enfiévrait le pays de Ménélas, à l'image de la société parisienne secouée d'une sorte de délire bachique. Et par-dessus tout cela chantait la musique d'Offenbach, cette musique légère, vive, mousseuse[1], dont Paris entier, au lendemain d'une première représentation, fredonnait les motifs.

 

Je ne prétendrai point refaire ici l'histoire de l'opérette et redire comment elle avait eu, pour ses premiers modèles, les improvisations bouffonnes de la Commedia dell' arte, comment aussi, aux environs de 1860, elle rendit aux Parisiens en humeur de s'amuser deux genres abolis et secrètement regrettés : l'opéra-comique et le vaudeville à couplets. Je ne rappellerai pas en détail quel particulier concours de circonstances favorisa l'avènement de Jacques Offenbach, après Hervé, et quelles réussites merveilleuses portèrent l'opérette à ce point d'épanouissement complet, d'où elle ne pouvait plus que redescendre, languissante et fatiguée.

On a conté avant nous cette évolution intéressante et plaisante. Nous bornerons notre ambition à jeter sur ce canevas léger quelques détails nouveaux et peu connus, et des traits intimes, des anecdotes personnelles concernant les artistes, les femmes surtout, qui, par leur entrain, leur vivacité d'esprit, leur verve friponne ou endiablée donnèrent un relief, une saveur, une attirance inouïs à ce genre croustilleux et frondeur.

Toute la première, Lise TAUTIN n'avait pas attendu l'avènement d'Hortense Schneider pour s'élancer sur le chemin bordé de fleurs, qui mène si gaîment Orphée aux Enfers. Jacques Offenbach l'avait découverte à Bruxelles, où elle menait la modeste existence d'une grisette sentimentale, éprise de bonheur simple et folle de théâtre. Il n'avait point fait un mauvais calcul, le maestro, lorsqu'il l'engageait aux Bouffes, à raison de cent cinquante francs par mois, le prix auquel on achetait les étoiles, en ce temps-là.

Elle fut Eurydice, à la création de La pièce-type de Crémieux et d'Offenbach. Avec son minois chiffonné, ses airs ensorcelants et tout ce qu'elle faisait dire de malicieux à ses clins d'œil, à ses déhanchements, à son geste ; avec cette flamme et ce diable au corps, qui passaient en ses veines, aussitôt qu'elle brûlait les planches, elle enleva la salle encore hésitante, encore incertaine de son opinion sur la nouveauté du genre. Car, il est bon de le dire en passant, Orphée aux Enfers n'avait pas, dès le premier jour, moissonné tant de palmes ni de couronnes. Il y eut de l'étonnement, le la tiédeur, tout d'abord. On supposait, à la manière dont la pièce s'était mise en route, que ce serait au plus si elle arrivait à dépasser une soixantaine de représentations. C'est à partir de la quatre-vingtième qu'elle prit un essor extraordinaire, singulièrement poussé par les improvisations bouffonnes et souvent heureuses d'acteurs comme Léonce et Désiré. Il y avait deux tiers d'année qu'on la jouait, salle comble ; on aurait pu continuer longtemps du même train, si les artistes exténués n'avaient crié grâce[2].

Des bravos chargés d'amour et de désir éclataient aux fauteuils d'orchestre, lorsque Lise entamait avec une ardeur irrésistible le rondeau de la fin du deuxième acte : Evohé ! Bacchus est roi ! et surtout lorsque, en jupon très court, indiscret d'autant, elle dansait un cancan échevelé à rendre jalouses les quadrilleuses les plus hardies du jardin Mabille.

Pendant sept années on raffola de Lise Tautin, dans les parages du passage Choiseul. Sur ses pas voltigeaient un essaim de jolies filles, dont les séductions et les grâces lui servaient de cortège. Il en était une, spécialement, l'affriolante Elmire Paurelle, qui, sous sa tunique écourtée de Cupidon, obtenait des succès de ligne et de jambe, qui faisait de chaque spectateur presque un adorateur. C'est en l'honneur de cette Elmire Paurelle qu'un jeune officier des plus galants imagina une manifestation peu banale de ses sentiments personnels. Le soir d'une première représentation, où elle remplissait un rôle à effet, il avait loué la salle entière des Bouffes, convoqué le ban et l'arrière-ban des amis et connaissances, et garni tous les fauteuils d'applaudisseurs bénévoles, ce qui valut à la belle un succès foudroyant.

Lise Tautin avait une suite aimable, disions-nous ; elle n'avait pas encore de rivale, quand, tout à coup, certain soir, pour la première fois depuis qu'elle jouait, chantait, dansait, le public resta froid. Qu'était-il arrivé ? Ceci simplement qu'Hortense Schneider venait de monter en scène. Il n'y avait plus de sourires que pour la nouvelle élue. Lise essaya de ressaisir la vogue, qui lui échappait. Vainement. Elle sentit qu'il n'y avait plus rien à faire pour elle aux Bouffes ni aux Variétés. Elle quitta Paris, la tristesse dans le cœur et recommença sa vie nomade, en gardant un vague espoir qu'on reviendrait de cette ingratitude et qu'on la redemanderait. Elle avait vu Hortense rechercher des bouts de rôles, au théâtre où elle était reine, elle, Lise Tautin. Ça ne durera pas, cette toquade, disait-elle et paraissant surprise qu'un tel caprice ne fût déjà passé. Il persista et devint l'engouement universel. Comme elle en constatait les effets avec mélancolie, elle apprit que Schneider était tombée malade ; elle pensa revivre, à cette bonne nouvelle.

Je vais leur faire voir, disait-elle, comment on chante la belle Hélène. Mais elle n'en eut pas la satisfaction. Hortense, trop pressée de guérir, ne lui en laissa ni le temps ni l'occasion.

Quelques années plus tard, Jules Noriac rencontrait Lise Tautin en Italie. On causa de l'autrefois ; avec abondance elle parla de ses couronnes, de ses bouquets, de ses triomphes, et, comme elle rappelait toutes ces jouissances passées, deux larmes lui vinrent aux yeux :

C'est égal, fit-elle, il n'y a encore que Paris.

Hélas ! oui, il n'y a que Paris pour les artistes.

Ses admirateurs d'antan l'avaient bien oubliée, lorsque, n'ayant pas dépassé la trentaine elle s'en alla mourir à Bologne[3].

 

Sur la liste des divettes que nous effleurons du regard avant d'arriver à Schneider elle-même, un autre nom nous frappe et nous attire, celui de Mlle Silly. C'était une singulière personne que Silly, sous le travesti du jeune et prétentieux Oreste... Je la retrouvai longtemps, bien longtemps après, quand l'Empire et ses pompes théâtrales s'étaient évanouies. Je la revis très blonde, après avoir été très brune, et, dans un négligé très rose, qui lui seyait, ma foi, sans apparence aucune d'anachronisme, le buste droit et ferme, le regard encore vif, le ton net et sûr, et ravivant tous ces souvenirs de la manière la plus gaie du monde, comme si les détails en eussent été presque du jour.

Il y eut des particularités piquantes, dans cette vie d'artiste et de femme à la mode.

Je laisserai de côté ses commencements de carrière, aux heures de lancement audacieux où, avec sa sœur, qui répondait au nom de Delval et qu'on disait être aussi courue à la ville qu'au théâtre, elle traversait, légèrement vêtue et d'autant plus appréciée, les féeries, les pièces à femmes. Estimant que la jeunesse gagne toujours à voyager, elle se décida à passer l'Atlantique, je ne sais plus en quelle année, dans la compagnie d'Aimée, la grande Aimée, et de Céline Montaland ; on s'était promis de cultiver à bon prix[4], au pays des dollars, les dons réunis du chant, de la danse et de la beauté.

Le hasard voulut que nos voyageuses tombassent sur un directeur extraordinaire. Il se nommait Fisk. Il était colonel, industriel, financier, imprésario ; il avait acheté, du même train, un régiment, des chemins de fer, des bateaux, un théâtre. Il se promenait à quatre chevaux par les avenues de New-York, fort élégant dans sa mise, et passait volontiers sous les fenêtres de Céline Montaland, si captivante et si généreuse, si accessible ! Il avait pour maîtresse en titre, une très jolie fille, qui ne se contentait pas exclusivement de sa fortune et de sa personne. Par exemple, elle avait trouvé au secrétaire de Fisk des avantages que celui-ci ne possédait point, sans doute, au même degré ; et, comme notre directeur avait eu l'imprudence de laisser entre tes mains de cette femme des papiers compromettants, elle le fit chanter jusqu'à l'excès. Fisk enfin s'en lassa. Il porta plainte. Les juges new-yorkais prononcèrent une sentence sévère contre le serviteur infidèle. On fallait mettre en prison. Quelqu'un de sa connaissance courut l'en avertir, pendant qu'il déjeunait avec la belle, chez Delmonico, un émule américain des Brébant et des Bignon de Paris. Notre homme n'avait plus devant soi que peu d'instants de liberté. Il les mit à profit pour se venger. Sachant que Fisk se rendait sur la cinquième avenue, tous les jours, à deux heures, il l'attendit, au passage, braqua sur lui son revolver et le tua. Cet incident criminel fit un bruit énorme.

Du même coup, la troupe française fut désorganisée. Chacun dut penser à se pourvoir. Aimée ne fut point réengagée sur place. Elle arrangea, une tournée, où l'on devait déployer beaucoup de zèle à initier la libre Amérique aux, joies et délices de la musique d'Offenbach. Silly prit des vacances. Pour son plaisir, un plaisir partagé, car elle n'était pas seule, elle s'était mise à voyager, en touriste, faisant étape à Cincinnati, à San-Francisco et en différents lieux. Gomme elle se disposait à quitter San-Francisco, une idée lumineuse traversa la cervelle de son compagnon de route... et d'amitié. Ne voudriez-vous pas, lui demanda-t-il, profiter d'une si rare occasion de voisinage pour rendre visite aux Mormons, sur les bords du Lac salé et voir de près comment on se comporte, chez ces pieux polygames ? Silly parlait l'anglais à la perfection. Elle fut enchantée de répondre oui à la proposition qu'on venait de lui faire : Allons donc nous prosterner aux pieds du prophète ! s'écria-t-elle gaiement. On arriva au campement des Mormons. Elle pria qu'on la conduisît tout droit chez le grand prêtre. Les voyageurs furent amenés en un logis dénué de luxe et sommairement meublé. Discrètement, ils furent introduits et laissés dans une salle, où se tenait coi et silencieux un personnage d'aspect vénérable. On demeura là, chacun sur sa chaise, et sans dire mot. Brigham Young, pensaient nos artistes, tarde bien à paraître. Ils commençaient à donner des signes d'impatience et le manifestaient' par des expressions françaises du sens le plus catégorique, s'écriant contre ce vieux sorcier, ce vieux singe, et proférant telles autres douceurs à son adresse.

Enfin, demanda Silly, et cette fois en anglais, ne pourra-t-on pas apercevoir, aujourd'hui, le grand prêtre des Mormons ?

Vous l'avez devant vous, répondit tranquillement le patriarche. Qui êtes-vous ? Que désirez-vous de lui ?

Nous sommes des artistes de Paris explorant la Californie, et nous n'avons pas voulu traverser la région sans être admis à présenter nos devoirs au célèbre Brigham Young, au pasteur de peuple, au fondateur d'une religion, la vraie, l'unique, au restaurateur chrétien de la polygamie.

Cet homme paisible, entendant cela, faillit bondir de surprise et de plaisir.

Comment ! vous êtes des artistes, et des artistes de Paris ! Et vous chantez, madame ! N'aurai-je pas la joie de vous écouter, de goûter de votre bouche en fleur l'une de ces belles mélodies, qui enchantent l'âme et les sens !

Je ne chante pas sans orchestre, répond-elle.

Il insiste. Elle n'aurait pas la cruauté de lui refuser l'impression du grand art, dont il vit si éloigné, lui, le pauvre prédicant d'une secte perdue sur les rives du Lac salé.

Très rieuse et ne détestant pas de berner un peu les gens, comme on en eut assez souvent la preuve, aux bals de l'Opéra, où elle s'entendait mieux que personne à mystifier les cavaliers de la haute vie, ceux-là surtout, Silly ne voulut pas manquer une si belle occasion :

Que préférez-vous entendre, monsieur Young ? Du Mozart, du Schumann ?

Oh ! ce qu'il vous plaira. Je ne connais ni l'un ni l'autre.

Alors, pour contenter son souhait ingénu, elle lança dans les airs un la itou retentissant, une tyrolienne des plus excentriques qu'elle eût dans son répertoire. Emerveillé de ces coups de gosier peu ordinaires, Brigham Young désira des détails sur le compositeur. Quel était le nom du grand homme ? Qui avait perpétré ce chef-d'œuvre ?

Mozart, de Chatou.

Ah ! Et il habite Paris ?

Non, mais une île. L'île de la Grenouillère.

La charge fut continuée sur ce ton. Elle menaçait d'aller trop loin. Une violente envie de rire chatouillait le diaphragme des visiteurs. Ils se hâtèrent de donner l'adieu au bon vieillard et de gagner la porte. Brigham Young ouvrit ses deux bras à la Parisienne, la complimenta et la bénit, en exprimant le regret de n'avoir pas à la convertir, pour la compter au nombre de ses saintes Mormones !

Tandis qu'elle reprenait le chemin de la capitale des Etats-Unis pour de là s'embarquer et revenir en France, Mlle Silly rencontra une troupe d'artistes parisiens, que l'imprésario, aussi léger de scrupules que démuni de pistoles, avait lâchée sans remords, et qui voguait, désemparée. Elle se mit bravement à leur tête, réconforta les estomacs et les courages, donna quelques représentations en cours de route, et put ramener avec elle, à bon port, les pèlerins battus de l'orage.

De retour à Paris, elle entra aux Variétés. L'ensemble des comédiens et des comédiennes était merveilleux. Couderc, Dupuis, Grenier, Hortense Schneider : elle se voyait en bonne compagnie. Le tout, en n'importe quelle affaire, est d'arriver à temps. Elle se trouva là juste à propos pour la distribution des rôles de la Belle Hélène. Le personnage d'Oreste lui échut en partage. Elle en tira le meilleur parti. Avec ses apparences d'éphèbe bien nourri et son galbe spirituel, elle incarna plaisamment le type peu banal d'un petit — crevé de l'ancienne Grèce. Ce fut l'instant capital de sa carrière. Son jeu osé, sa mimique expressive, était un des clous de la représentation.

Tout allait bien depuis une série longue de soirées, lorsque éclata la grande querelle die Mlles Hortense Schneider et Silly. En plusieurs, occasions déjà, les espiègleries irrespectueuses de Mlle Silly à son égard et une certaine tendance de celle-ci à l'imiter, à marcher sur ses brisées glorieuses, avaient crispé les nerfs de la chatouilleuse diva. Il ne s'en fallait que d'une goutte pour que débordât enfin le flot de sa colère. L'incident eut lieu dans les coulisses. On en fit gorge chaude, au dehors. Nous y reviendrons, tout à l'heure.

Il était imprudent d'entrer en lutte avec Hortense Schneider. Outre la supériorité incontestable de son talent, qui forçait à subir les inégalités de son caractère, elle disposait pleinement des influences maîtresses de la maison ! Comment élever la voix contre elle ? me disait, non sans une pointe de malignité, Mlle Silly. Elle était l'amie la plus intime de Jules Noriac, qui partageait la direction avec Hippolyte Cogniard, l'amie la plus intime encore d'Henri Meilhac, l'auteur en titre du théâtre, et l'amie enfin, tout à fait l'amie de Jacques Offenbach, le maestro du lieu. Elle tenait en main, par ces trois hommes, toute la scène. Silly dut quitter la place.

Elle venait de sortir des Variétés pour entrer à la Porte-Saint-Martin. Très en vedette en ses rôles et sa personne, avec les savoureux contrastes de sa taille mince et de son corsage opulent, avec ses yeux voluptueux et malins, un brin à fleur de tête, sa bouche écarlate, ses jeux de physionomie très parleurs et son indémontable crânerie, elle fit impression grande sur un spectateur venu de loin, Ismaïl, vice-roi d'Egypte. Sa Hautesse orientale avait pour voisin de loge Bravais, le financier-type, le héros du Nabab.

Cette femme me plaît beaucoup, lui dit simplement Ismaïl. Invitez-la donc au souper, que nous aurons, demain, chez Bignon ; faites cela, je vous prie, sans me nommer. Nous aurons une dizaine de convives.

Mlle Silly ne fut pas embarrassée de s'y rendre. On lui donna place, comme par hasard, en face de l'amphitryon, qui put l'examiner et l'écouter à son aise. Au dessert, lorsque le Champagne, le Ruggieri obligé de toute féerie intime, eut fait mousser son flot pétillant, les conversations se rapprochèrent. L'incognito fut mal gardé ; et Mlle Silly, en prenant congé du prince, avait promis d'aller voir ses appartements, le lendemain, à trois heures. Elle y fut. Ismaïl se mettait en frais d'amabilité, quand on frappa à la porte du petit salon. Un domestique apportait au vice-roi la carte d'un visiteur ou d'une visiteuse, sur un plateau de métal précieux. A la minute, où il s'inclinait devant son maître pour lui présenter l'objet, Silly, d'un geste hardi, s'empara du vélin, y porta les yeux, lut le nom d'Hortense Schneider et, avant que le serviteur fût revenu de sa stupéfaction, lui jeta ces mots comme un ordre : Dites que nous n'y sommes pas ! Ismaïl approuva d'un signe, en souriant, cette audace de jolie femme. Une fois de plus, Mlle Silly avait bravé la colère de Junon.

Dans ses rôles, Silly n'avait rien d'une ingénue dramatique. Non, certes. Elle avait le coup de voix hardi et soulignait les intentions du texte, déjà si transparentes. Parfois, elle se lançait dans cette voie jusqu'à, susciter des inquiétudes. N'allait-elle pas trop loin ? Où s'arrêterait-elle ? Le public était facile et bon enfant, sans doute, mais tout de même... On l'en prévenait d'avance et pour son bien. Ce qui n'empêchait pas qu'elle n'en agissait qu'à sa tête. Dans une opérette d'Hervé, le Joueur de flûte, elle s'amusait à charger une imitation de Dupuis. Ma petite Silly, objectait l'habile comédien, ne faites pas cela. C'est trop osé. Attendez, au moins, trois ou quatre jours. Elle passa outre et n'eut-pas à s'en repentir. Elle chantait : Gredins d'hommes ! et son instinct, pour ne pas dire son expérience de femme, l'avertissait que, sur ce chapitre-là, on a toujours raison avec les hommes. Elle dut revenir et recommencer ses couplets. Comme vous avez bien fait de ne pas nous écouter ! lui répétaient ses camarades, ensuite.

Un peu singe, elle l'était et ne s'en défendait point. Elle imitait Desclée, Fargueil, Thérésa, Blanche d'Antigny... Que n'imitait-elle point ? Les femmes, les oiseaux, tout ce qui babille et crie. A travers ces folies, elle révélait, au hasard d'un rôle, de temps en temps, qu'elle aurait eu les qualités d'une diction fine et jolie. Les actrices ont leurs destinées. Celle-ci ou celle-là doit appartenir corps et âme aux couplets, aux chansons de café-concert, à la parodie. On les y a cantonnées, au début ; on ne leur permettra plus d'en sortir. Les auteurs de Mlle Silly, ses auteurs à elle, se plaisaient à la montrer costumée en Maguin, avec des robes à fleurs, des manches à gigots, des tabliers de soie, des coiffes et des tignasses frisées de villageoises d'opérettes, et plus encore à la déshabiller en maillot de soie couleur chair avec, en sus et comme vêtement officiel, le caleçon brodé du clown américain ! Le public la réclamait à outrance dans la Vénus aux carottes, cette chanson inepte, qui dut être son morceau de bravoure, son triomphe. Marcelin avait dessiné le costume. Je la revois, portant un chapeau Paméla avec un écureuil, en guise d'oiseau, la queue tout en l'air, et la robe rouge écarlate, une large ceinture sous la gorge, des manchettes de dentelles, des fers à cheval et des boules d'or répandues comme ornements, d'autres détails encore, d'un goût affreux.

Tout cela n'était pas d'un, art très pur ni très délicat. Mais ne fallait-il pas obéir à l'entraînement du jour vers la parodie et contenter, comme on le pouvait, les fantaisies du maître versatile et despote, qui s'appelle le public ?

 

Ce maître ou ce tyran, dont on recherche si ardemment un signe d'attention, une éphémère complaisance, prolongea quelque temps son caprice en faveur de Mlle Zulma BOUFFAR.

Déjà son nom, la résonnance baroque de ses deux noms plutôt, associant à une vague et lointaine idée de rêve oriental un accent si proche de blague parisienne, enfermait tout un poème de malice. Et puis, elle amusait les yeux, comme elle chatouillait agréablement les oreilles ; son minois éveillé, sa verve gamine, sa voix juste et nette, réjouissaient d'aise les cocodès en herbe, et les vieux marcheurs également.

A la manière dont Théodore de Banville nous la dépeignait, en causant, chez Alphonse Daudet, ou comme il en caressait et raffinait l'image dans ses Camées parisiens, on aurait pu croire qu'elle était une perle de beauté. Il s'en fallait de plus d'un trait. Une esquisse différente, de la même date, nous inspire des doutes, après cet excès de louanges ; car, elle est beaucoup moins flattée. Au-dessous d'une bouche jovialement sensuelle se dessine un menton, qui se relève un tantinet en forme de galoche. Les yeux sont beaux ; ce petit nez retroussé a son air provocant ; ils séduiraient davantage, si le visage ne paraissait un peu large et légèrement aplati. Les formes, tout agréables qu'elles semblent, sont prononcées à l'extrême. En résumé, le modèle n'était pas sans défauts. Mais, de la verve, de l'esprit, du feu, voilà ce qu'on ne pouvait refuser à Zulma Bouffar. Elle eut de tout cela étonnamment. Ses jolies mines, à la fois ingénues et folichonnes, étaient aguichantes, au possible, dans Lischen et Fritzchen et, pour une fois, cette ardente Méridionale donnait l'illusion de la plus pure, de la plus authentique des Alsaciennes. Lorsque, étant passée au Palais-Royal, elle créa le rôle de Gabrielle, dans la Vie parisienne, elle y déploya tant de brio, tant d'aimable turbulence, que les déclarations s'abattirent à son domicile privé aussi nombreuses qu'avaient été les applaudissements, au théâtre. On devait la revoir, après la guerre, dans la féerie du Roi Carotte. Elle se montra resplendissante, sous son costume oriental. L'apparition fut courte et n'eut pas de lendemain. Elle essaya de remonter sa réputation et sa fortune, comme directrice de théâtre, mais ce fut pour aller au-devant d'une double déception. Tardivement, Coquelin s'est fait le réparateur des malchances finales de Zulma Bouffar, en lui ouvrant la porte de sa Maison des Comédiens.

 

Lise Tautain, Silly, Blanche d'Antigny, Zulma Bouffar et la belle Grenier, l'une des trois Vénus d'Orphée aux enfers, qui, chaque soir, dit-on, excitait les plus coupables convoitises par la seule présentation de sa personne, furent de celles qui agitèrent avec le plus de fringance les grelots de la musique bouffe. Mais les unes comme les autres devaient s'effacer devant Hortense Schneider. Il fallut céder le sceptre léger de l'opérette à cette diva du genre.

Elle commença par jouer la comédie. Toute fraîche, très jolie avec de grands yeux voluptueux, auxquels elle savait prêter un air candide, elle s'y montra fort avenante. On avait eu en elle, au Palais-Royal, une Mimi plus ou moins bamboche. Elle était encore ignorée comme chanteuse Voici à la suite de quelles circonstances curieuses elle se révéla, avec tous ses dons, dans le genre libre de l'opérette.

En l'an de grâce 1864 était arrivé ce contre-temps que les entrepreneurs de plaisirs, chargés d'entretenir en joie et santé le public parisien, se trouvaient pour leur compte d'assez mauvaise humeur. Un souffle de discorde avait passé sur les théâtres. Les contrats né tenaient qu'à un fil, toujours en danger d'être rompu : Les pièces s'envolaient d'une scène à l'autre, ou rentraient brusquement dans le profond des tiroirs, fermés à triple clef. Des colères subites troublaient les unions d'intérêt les mieux assorties. Par une maligne influencé s'étaient fort embrouillés les rapports entre les directeurs, les artistes et les librettistes. Offenbach parlait d'abandonner à jamais le passage Choiseul, et lançait l'anathème judaïque contre les Bouffes, ce charmant théâtricule d'où s'était élancée si gaillardement sa verve musicale en délire. En même temps, Hortense Schneider avait fait claquer derrière elle les portes du Palais-Royal. On avait refusé de souscrire, à ses demandes, à toutes ses demandes d'augmentation ! La caisse du Palais-Royal lésinait avec sa jeunesse : et son talent ! Elle n'avait plus qu'à s'en aller. Pour la vingtième fois elle avait juré un éternel adieu au théâtre.

Oui, sa résolution est irrévocable. Elle s'en ira, dès demain, à Bordeaux, en sa ville natale et chez sa mère. On pourra, si l'on veut, courir après elle. Du projet à l'exécution, il n'y a qu'un pas. Elle a congédié sa maison, ne gardant qu'une femme de chambre ; fébrilement elle ordonne et pousse les préparatifs du départ. Et, pour plus de prudence, elle a consigné la porte de son appartement encombré de malles. On vient chez elle, cependant. Le timbre a retenti ; comme elle ne répond pas, la sonnerie se fait pressante et saccadée ; Du dehors, quel qu'un se nomme, une voix qui ne lui est pas inconnue : C'est moi, Jacques Offenbach. On parlemente à travers la porte obstinément close : Qu'attendez-vous ? Je vous apporte, avec mon ami Ludovic Halévy, un rôle étonnant. — Trop tard, mon cher ; il n'est plus question de rôle. Vous savez bien que je renonce au théâtre. — Une création superbe, vous dis-je, pour le Palais-Royal. Qu'a-t-il dit ? Ne vient-il pas de prononcer ce nom détesté ? Le Palais-Royal ! De colère elle tourne la clef dans la serrure, elle ouvre à ses visiteurs, pour leur faire mieux entendre et comprendre son ressentiment !...

Tout de même, on trouve à s'installer, parmi l'entassement des colis. Un peu de calme est rentré dans les esprits d'Hortense. Offenbach et Ludovic Halévy en profitent pour exposer le sujet qui les amène. Ils ont commencé adroitement les approches du siège, en attendant le suprême assaut à ses résistances. Sait-elle ce qu'elle refuse ? La figure de premier plan, dans une pièce pseudo-grecque ! L'enlèvement d'Hélène par Paris ! Elle serait la fille de Léda, modernisée par toute la grâce et la malice d'un parisianisme pervers ! Elle mènerait, sur des airs vainqueurs, tout l'Olympe à la fête ! Et, pour achever l'œuvre de tentation, Offenbach, qui s'est glissé jusqu'au piano, en effleure les touches, accélère la mesure et fredonne l'air : Amours divines ! Elle sourit. Il entame la fameuse Invocation à Vénus. Et ce sont encore les plaisants couplets : Un mari sage. N'en est-il pas d'autres ? Intéressée, rendue curieuse, elle en redemande. Mais si la femme s'avoue charmée, séduite, l'artiste ne se confesse pas vaincue. Malgré tout, elle se tiendra parole. L'express l'emportera dans quelques heures à Bordeaux, seule, par aventure, et libre.

Offenbach, qui n'est pas moins résolu qu'elle, a mis dans sa tête qu'il ne la laissera pas longtemps rêver sur les bords de la Garonne. A peine est-elle arrivée qu'un télégramme du maestrino l'a rejointe, l'instruisant que l'affaire, manquée au Palais-Royal, s'est raccrochée aux Variétés. On n'attend qu'elle. Hortense doit répondre ; et, comme elle n'a pas désarmé, elle affiche des prétentions, qui lui paraissent inacceptables, comparées aux prix d'alors. Elle ne bougera pas à moins, c'est à prendre ou à laisser : deux mille francs par mois. On va refuser, sans doute. Nullement, on accepte ; elle est priée, que dis-je ! sommée d'accourir aussitôt. Les études de la Belle Hélène ont commencé, et vont être poussées fervemment. Une fièvre intense secoue les artistes ; on travaille, de jour et de nuit. Les répétitions se précipitent ; c'est à qui se surpassera de zèle et d'empressement. Hortense Schneider est maintenant la plus ardente au feu. Les heures ont passé vite jusqu'au soir de la première.

Le rideau s'est levé devant une foule bruissante et pleine de curiosité. Suivie d'un blanc cortège, la reine de Sparte s'avance, à pas lents, sous ses voiles. Avec ses compagnes elle se lamente sur la mort d'Adonis. Mais les jeunes Grecques ne sont pas disposées à languir dans les larmes. D'une voix chaude et claire, Hortense Schneider lance l'Invocation à Vénus :

Il nous faut de l'amour,

N'en fût-il plus au monde !

Un frisson a passé sur l'orchestre. C'est le prélude d'une soirée folle, étourdissante ; les plus turbulentes imaginations du génie de la parodie mèneront une sarabande effrénée autour du lit, où chavire la vertu d'Hélène.

Tant d'irrévérence à la majesté des marbres antiques scandalisait, dans l'assistance, le groupe des esthéticiens, des purs, tels que Paul de Saint-Victor, le styliste au verbe sonore et subtil, et les hellénisants égarés dans cette atmosphère de dérision. Les marmoréens fronçaient, un sourcil nuageux, chaque fois qu'ayant à prononcer le nom de sa sœur Clytemnestre, la moqueuse Hélène avait des éternuements, qui leur semblaient autant de nasardes aux nobles héroïnes de la tragédie. Mais qu'importaient à la foule des rieurs les mines boudeuses de quelques amants imperturbables de la vieille Grèce ! Ils ne les voyaient seulement point. Tous les yeux étaient fixés sur l'artiste, si finement railleuse, si espièglement comique, en des scènes comme celle de la grande mascarade, où, subissant de très bon cœur les lois de l'inéluctable fatalité, qui la poussait, elle, la fille des rois, dans le pêle-mêle d'une descente de la Cour tille, elle dévisageait avec une drôlerie indicible, de ses regards coulés en dessous, le beau Paris, c'est-à-dire le délicieux Dupuis, le plus étonnant berger, qui pût sortir d'une imagination burlesque... On battait des mains, on s'exclamait de plaisir. Jules Vallès, dont la grosse voix lançait d'âpres avertissements à travers les gaîtés du jour, saluait en elle la grande démolisseuse des choses consacrées :

Cascade, Hortense, ma fille, lui criait-il du parterre, et mène le vieil Homère aux Quinze-Vingts.

Ainsi, dès la première épreuve, le jugement s'était formé, l'opinion était faite. On la disait le type le plus complet et le plus expressif, aussi bien que l'incarnation féminine la plus séduisante de cette manière toute neuve et toute spéciale, improvisée dans le domaine de la musique bouffe.

Elle avait tout en elle et pour elle, assure un contemporain de ses triomphes : le charme physique, la voix, le jeu de physionomie, le goût et jusqu'à des intonations, que n'avait personne comme cela, et de petites mines à la fois prodigieusement canailles et éminemment distinguées, et l'on ne sait quelle sensualité de bonne compagnie, qui s'échappait de son être et vous ensorcelait. Elle avait de la beauté, en effet, et savait s'en servir, au mieux de ses avantages, à la ville comme au théâtre. Il fallait un sens d'observation bien aiguisé et bien alerte pour s'apercevoir, quand elle était parée, sous les armes et jouant sur la scène, qu'Hortense Schneider pouvait avoir de certaines imperfections, des lèvres trop minces, un menton que n'avait pas arrondi le doigt des Grâces, et, chose plus particulière, un pouce absolument défectueux, ce pouce qu'elle tâchait toujours de faire disparaître, d'escamoter, pour ainsi dire, dans le mouvement agile de ses mains. Mais ces minuties-là, ne diminuaient ni le nombre ni la dévotion si profane de ses admirateurs. On estimait à leur prix, certes, les perles de son gosier, mais autant et davantage de certaines façons à elles, de certains gestes les plus émoustillants qui pussent être, et, en particulier, un certain coup de hanche pour lequel elle eût été en droit d'exiger un brevet. Ce merveilleux coup de hanche avait, disait-on, des effets irrésistibles :

Je lui dois ma fortune, s'écriait avec feu, aux environs de l'an 1863, la Mariée du Mardi gras.

Il faudra l'apprendre à vos enfants, quand vous en aurez, lui répondit un camarade en souriant et sans paraître s'apercevoir, aux yeux agrandis d'Hortense, qu'elle était doublement étonnée du conseil[5].

Il fut un moment où Mlle Schneider passionna frénétiquement les habitués des Variétés. Il n'était personne, à la ville, qui ne sût la reconnaître et la nommer au passage, lorsqu'elle se promenait, ayant des airs de reine, dans sa calèche à rechampis rouges. Le Tout-Paris mondain délira pour la Grande Duchesse.

Aussi bien n'y avait-il pas, en la capitale, d'endroit plus à la mode que le théâtre des Variétés. Mlle Schneider y tenait sa cour ; tous les soirs une foule de visiteurs envahissaient sa loge. Et quels visiteurs souvent ! Le duc d'Edimbourg, le prince d'Orange, Prévost-Paradol, Ludovic Halévy. La plus grande animation régnait au foyer des artistes. Siraudin, Barrière, Labiche, Aubryet, Brisebarre, Alphonse Royer en étaient les hôtes familiers. On y voyait Henri Monnier tenant cercle là, comme chez soi et débitant à ceux qui l'écoutaient, la bouche fendue par un large rire, l'une de ses plus drolatiques histoires. Ou bien, c'était le vaudevilliste Dupin, l'éternel Dupin[6], qui, depuis un bon temps déjà, avait dépassé l'âge où l'on meurt, et qui ne tarissait pas de détails sur les souvenirs de son antique jeunesse lorsqu'il dansait avec Pauline Granger ou Caroline Branchu. Tour à tour, chacun de ceux-là formait un centre de conversation où l'on se groupait, dans les intervalles du spectacle.

Il était généralement connu que les interprètes de ce genre de pièces ultra-fantaisistes avaient licence d'ajouter de leur crû bien des gaîtés, bien des saillies au texte, où des espaces semblaient ménagés tout exprès pour qu'ils pussent les y répandre. Léonce et Désiré, entre autres, eurent des trouvailles étourdissantes de bouffonnerie. Ils gagnaient à cette liberté d'allures, a remarqué Sarcey, une qualité que rien ne remplace ; le naturel. On sentait qu'ils n'étaient pas sur les planches du théâtre pour le seul plaisir du public et que, jouant là pour s'amuser eux-mêmes, ils n'en avaient que plus de force et plus de feu. Hortense Schneider se privait moins qu'aucune autre de broder sur le canevas ; elle trouvait de bonne prise tout ce qui était capable d'augmenter son succès personnel. On ne parlait que des cascades d'Hortense Schneider ; elle en escomptait ingénieusement, à son profit, les effets sur le public. Seulement, comme la plupart des artistes gâtées par la vogue, elle y portait des dispositions bien exclusives. Avec déplaisir voyait-elle ses camarades se permettre les mêmes libertés ; et elle en était sérieusement fâchée quand ces cascades se lançaient à travers son jeu et menaçaient d'en amoindrir la portée. On en eut la preuve par l'altercation tapageuse qu'elle eut, à ce propos, avec Mlle Silly. Pendant que jouait la diva, celle-ci s'était avisée de mimer, en les poussant à la charge, certains de ses gestes et de s'en amuser, de connivence avec le public. Outrée de tant d'impudence, la belle Hélène accabla la coupable — ces choses se passaient dans la coulisse — des pires invectives. Et Silly, prompte à la riposte, lui retourna ses compliments avec une vivacité singulière. On vit l'instant où les deux héroïnes allaient se prendre aux cheveux, ce qui eût été dommage pour des coiffures si artistement édifiées. La querelle entre les deux artistes s'envenima, et les échos en dépassèrent le lieu d'origine. Faute de sujet plus pressant à se mettre sous la plume, les chroniqueurs entrèrent en lice, rompirent des lances pour et contre, et en firent un petit événement public. Des lettres turent publiées. Le Figaro avait commencé par offrir une hospitalité complaisante aux déclarations de Mlle Schneider, qu'avaient revues et corrigées les librettistes de la maison. Mlle Silly ne voulut pas perdre son droit de réponse ; elle en usa, au contraire, avec tant d'abondance et de verve, elle y prodigua de si bon cœur les coups d'épingle et les griffades à son ennemie intime, que le rédacteur du journal inféodé aux grâces de Mlle Schneider appela les grands ciseaux à son secours. Silly avait jeté là de son sel et du plus cuisant ; toutefois, la vérité nous oblige à dire qu'un homme de lettres était passé à propos, donnant le tour et la pointe, qui convenaient à la chose. L'original du billet doux est sous nos yeux. A l'écriture, j'ai reconnu la main du coupable. Il s'appelait Francisque Sarcey.

La lettre était adressée à Jules Valentin, rédacteur du Figaro, qui fit valoir des raisons pour n'en citer que le moins possible et laisser le reste dans le néant. Elle est amusante autant que cruelle. Voici le factum restitué dans sa forme intégrale, après quarante années de sommeil au fond d'un tiroir :

Monsieur,

Vous avez cru devoir conter au public une petite altercation tout intime, qui s'est élevée entre Mlle Schneider et moi, dans les coulisses des Variétés. Vous n'assistiez pas, monsieur, à cette aimable scène de famille. Vous avez, malheureusement pour moi, donné créance au rapport de gens qui ne paraissent pas être mes amis et qui, à coup sûr, ne sont pas ceux de la vérité.

Il n'y a, dans toute votre histoire, qu'un seul point d'exact : c'est que, jouant la Belle Hélène, à côté de Mlle Schneider, je me laissai aller en scène à la fantaisie de quelques cascades. J'avais tort, je le reconnais ; la Belle Hélène est une tragédie sérieuse, qu'il faut jouer sérieusement. J'aurais dû imiter mes camarades, qui, comme on sait, ne changent jamais un mot au texte consacré et se feraient scrupule d'ajouter un seul geste à leur rôle. J'aurais dû surtout prendre exemple sur Mlle Schneider elle-même, qui ne se permet aucune de ces libertés, dont toutes les attitudes sont si réservées et si dignes, et qui s'efface toujours, avec tant de complaisance, au second plan, quand son personnage l'exige.

Que voulez-vous, monsieur ? L'homme n'est pas parfait, ni la femme non plus, comme dit une de mes camarades, une vraie comédienne celle-là, et qui a trop de talent pour n'avoir pas beaucoup de modestie et de bonne grâce. Je me suis oubliée une fois : j'ai eu l'imprudence de croire que l'Oreste de M. Meilhac n'était pas celui de Racine, et que Mlle Schneider, si déguisée qu'elle fût en belle Hélène, n'avait qu'un rapport bien lointain avec Mlle Rachel.

C'est ma faute, et vous voyez avec quelle bonne foi je m'en accuse. Mais aussi ne puis-je souffrir qu'on m'en impute d'autres que je n'ai point commises. Vous laissez entendre, monsieur, que j'avais apostrophé Mlle Schneider d'expressions qui sentent les halles. Non, monsieur, de mauvais plaisants ont abusé de votre candeur. C'est elle, au contraire, c'est cette belle Hélène, qui m'a fort gratuitement accablée d'épithètes que je n'oserai redire et qui montrent bien que si elle s'est fait reconnaître plus tard pour la fille du roi des rois, elle n'avait pas été élevée dans son palais. J'ai pour moi gardé envers elle ce respect compatissant que je devais à son âge[7], à sa grande fortune si laborieusement conquise par des travaux qui eussent fait frémir et reculer des courages moins affermis, à ce cortège de protections illustres et utiles, dont elle s'entoure, et qui va Rallongeant sans cesse, à mesure qu'elle avance.

Peut-être lui ai-je un peu, par manière de raillerie, montré les dents ; et ce n'est pas précisément ma faute si elle n'a pu me rendre la pareille. Elle a, sans doute, ses raisons, pour préférer l'invective au sourire. Elle la lance comme un trait empoisonné ; mais il n'en est résulté aucun mal pour moi : je me tenais à distance, et de côté.

Il est vrai qu'à cette querelle je perds un rôle, que j'ai joué deux cents fois déjà, et non sans quelque succès ; mais j'y gagne de ne plus le jouer auprès d'elle et de n'avoir plus à lui donner la réplique en face. C'est encore tout bénéfice.

J'attends de votre seule courtoisie, monsieur, l'insertion de cette lettre. On m'assure que les huissiers, en cette occasion, seraient ravis de me prêter leurs obligeants services. Mais je laisse aux fils de famille dans l'embarras, ainsi qu'aux personnes qui exploitent leur vie et leur mort, le soin de faire marcher ces messieurs.

J'ai l'honneur de vous présenter mes civilités empressées.

SILLY.

 

Hortense Schneider n'avait pas que des amies, au contraire. Son humeur difficile et changeante, l'affectation un peu dédaigneuse qu'elle avait de tenir à distance beaucoup de celles, qui prétendaient frayer de trop près avec elle, lui avaient attiré de vives inimitiés. Il était téméraire de mettre en cause d'une manière ou d'une autre la grande-duchesse sans qu'elle y fût consentante. Car la réplique ne tardait pas à venir, qui rappelait les gens à l'ordre et les invitait à plus de discrétion, comme dans l'histoire d'un certain bal, le bal de Marie Colombier.

Celle-ci, une artiste fort répandue dans le monde où l'on ne s'ennuyait pas, s'était trouvée, dînant au Café Anglais, avec Hortense Schneider et le général de Galliffet. La rencontre n'avait pas servi précisément à serrer les attaches entre l'une et l'autre, toutes deux comédiennes et jolies femmes. Sur ces entrefaites, Victor Koning, alors secrétaire du Châtelet et rédacteur au Figaro-Programme, avait jugé qu'il serait piquant de tracer un compte rendu fantastique d'une soirée à grand orchestre donnée par Marie Colombier. Il citait, au hasard de la plume, les noms de maintes personnes en vue, qu'il prétendait y avoir rencontrées, et qui n'y brillèrent, en vérité, que par leur absence. De ce jeu des âmes susceptibles se formalisèrent. Madeleine Brohan protesta. Mlle Cico, de l'Opéra, s'étonna de la liberté grande qu'on avait prise de l'y conduire, à son insu. Et Mlle Hortense Schneider fit plus de bruit que personne. Elevant le ton, elle fit savoir à l'indiscret nouvelliste que ses occupations à elle ne lui permettaient point de courir ces sortes de fêtes et qu'il importait, pour le public, comme pour l'administration de son théâtre, comme pour sa dignité personnelle, qu'il fût bien établi qu'elle n'assistait point au bal de cette demoiselle. Le mot sembla dur à la demoiselle, qui s'empressa de renvoyer à l'irascible Hortense le trait dont elle s'était servie contre elle. Entre autres aménités elle insinuait qu'il n'y avait pas à s'étonner si Mlle Schneider avait mis dans sa lettre l'aigreur, qui la caractérisait et dont chacun se ressentait, auprès d'elle. Allusion perfide, sous la plume d'une femme, et qui semblait donner à entendre qu'il en était de cette aigreur, au physique comme au moral. Les questions d'Etat ne submergeaient point, à cette époque-là, les colonnes des journaux. On s'empara, dans la presse parisienne, d'un incident aussi futile. C'était un effet de la misère des temps. Il fallait se contenter de peu de chose. Aurélien Schöll et Albert Wolff, avec leur aisance de main habituelle, brodèrent là-dessus des variations de chroniques. Rochefort en tira le sujet d'une scène de vaudeville, qu'il inséra dans une pièce du Palais-Royal[8]. Et Louis Veuillot daigna s'occuper du bal donné chez la petite Pigeonnier, comme il l'avait baptisée.

Tout ceci ne revenait pas à dire que la séduisante créatrice de la Belle Hélène fût rebelle aux invitations du plaisir. Elle ne détestait pas, au contraire, les joyeux dîners, les parties impromptues et se prêtait de bonne humeur, lorsqu'elle y trouvait son agrément, aux gaies imaginations de la bohème boulevardière.

D'entente avec son ami le duc de Gramont-Caderousse, un gavroche de haute futaie, spirituel et débraillé, elle eut une de ces imaginations-là.

Ce duc s'était rendu très populaire, loin de Paris, flans sa commune de Caderousse. Ingénument, la population du pays se mettait en peine de sa solitude, au château ; villageois et villageoises souhaitaient le mariage de cet excellent seigneur ; leurs vœux appelaient avec ferveur la venue prochaine d'une duchesse. Peignant de condescendre à leur sympathique désir. Gramont leur assura qu'il ne tarderait pas à leur faire connaître la grande dame réclamée et que même il irait jusqu'à leur envoyer une grande-duchesse. Justement l'occasion s'offrait, pour cela, dans des conditions spéciales de solennité. Il avait fait don, récemment, au curé de l'endroit d'une cloche, qui allait être mise en place et qui n'attendait plus que le baptême. Gramont annonça que la cloche sainte serait baptisée incontinent et qu'elle aurait pour marraine la grande-duchesse de Gerolstein elle-même. Les habitants se sentirent déjà pénétrés de reconnaissance envers la noble inconnue. Elle vint et descendit de son carrosse. Hortense Schneider se montra bonne princesse ; elle joua son rôle de marraine en perfection, réjouissant l'œil de ses amis dans sa robe virginale, avec ses cheveux blonds couronnés de lis et de lilas blanc, et s'amusant beaucoup, elle aussi, de la façon dont on abusait la crédulité du bon pasteur, qui, ne voyant que sa cloche, bénissait l'assistance à tour de bras et ne se doutait guère que les habitués d'un lieu profane, dénommé là-bas, dans la moderne Babylone, le café Anglais, s'étaient donné rendez-vous dans son humble église.

Mais si nous entamons le chapitre des anecdotes avec Mlle Hortense Schneider nous n'en verrons jamais la fin. On lui prêta des aventures extraordinaires. C'était le bruit courant qu'elle inspira des passions nombreuses et violentes. Il est certain qu'elle tourna la tête à bien des gens. Quels que fussent le rang, le titre, la fortune, un chacun cédait à l'empire de sa fantaisie. En 1867, où tous les souverains de l'Europe vinrent rendre visite à l'empereur Napoléon III, c'était un point acquis d'avance qu'une de leurs premières visites parisiennes devait être pour les Variétés et Mlle Schneider. Ne la recherchaient-ils qu'au théâtre ?

Il y eut grand émoi, un soir de représentation extraordinaire, dans l'entourage impérial d'Alexandre II Ce maître du plus vaste empire du monde s'était échappé de sa loge, à la faveur d'un entr'acte, comme un écolier de sa classe. On s'inquiéta de l'absence inexpliquée du tsar. Des craintes avaient traversé l'âme de ses serviteurs. Ils s'interrogeaient avec anxiété, pendant que tranquillement Sa Majesté moscovite se faisait conduire dans un hôtel privé, sis à l'angle de la rue Lesueur, sur l'avenue de l'Impératrice, — le nid de Mlle Schneider. Des altesses s'inscrivaient chez elle, comme en la demeure d'une des puissances du jour. Une langue vipérine, affectant de mettre en confusion l'une des voies les plus fréquentées de Paris et la personne de l'artiste, spirituellement et méchamment l'avait surnommée : le Passage des princes. Esther Guimond avait commis le mot ! De ces adorateurs du plus haut étage la chronique jasait en personne très avertie, nommant celui-ci, citant celui-là, et couchant sur sa note indiscrète jusqu'à des potentats orientaux, comme le Khédive d'Egypte.

Une historiette circula, à propos de cet Ismaïl, dont les gestes furent pleins de munificence, à l'égard des beautés parisiennes. Il faisait un séjour à Vichy ; dans les intervalles de sa cure au des affaires d'Etat, qu'il traitait à distance d'un cœur léger, sa pensée vaguait parfois dans la direction des rives de la Seine, évoquant les spectacles de Paris et la vision des jolies comédiennes, qui l'avaient charmé naguère. Loin de son palais, loin de ses femmes, il s'ennuyait princièrement. Lors, il éprouva le désir de rapprocher la distance qui le séparait de la grande-duchesse de Gerolstein.

Ecrivez, dit-il à son intendant, écrivez à Mlle Schneider qu'un appartement lui a été préparé, sur les ordres du Khédive, dans le grand hôtel de Vichy, et que sa présence y semblera douce autant que la découverte d'une oasis, dans le désert.

Comment l'ordre fut-il interprété ? Par quel mélange de circonstances arriva-t-il qu'il fut mal entendu, mal compris ? Le serviteur, se trompant d'adresse, annonça à M. Schneider, directeur du Creusot et fournisseur de Sa Hautesse, que le Khédive était en grande impatience de s'entretenir avec lui. Le message était à peine entre les mains du célèbre industriel que celui-ci avait commandé sa valise de voyage. Le lendemain, il était à Vichy. Un envoyé du prince et un équipage l'attendaient à la gare ; on le conduisit avec infiniment d'attentions à l'hôtel et de l'hôtel à l'appartement, qui lui avait été réservé. Charmé de tant de bonne grâce, M. Schneider s'épanouissait. Il trouvait même qu'on s'était mis en frais de trop de complaisance à son intention. Partout des fleurs. Des senteurs exquises embaumaient l'air. On avait multiplié les délicates prévenances à un point, qui le remplissaient de confusion. M. Schneider devait être fatigué du voyage : un bain réparateur était tout prêt à le recevoir. C'était bien là l'hospitalité orientale en sa largesse et ses raffinements ! M. Schneider cède à la tentation de plonger son corps dans cette eau tiède et parfumée. Pendant qu'il en goûte l'agréable impression, on frappe doucement à sa porte. C'est le Khédive. Il s'annonce. Il avance la tête et voudrait pénétrer là, les lèvres fleuries du plus gracieux compliment. Mais qu'apprend-il ? Qu'est-il amené à voir ? Au lieu de la séduisante Hortense, c'est le grave M. Schneider ; c'est un directeur de hauts-fourneaux, au lieu d'une diva d'opérette. Je laisse à penser la verte leçon que dut recevoir l'intendant, pour sa maladresse. Les choses s'arrangèrent, pourtant. Et comme Ismaïl était bon prince, comme l'argent de ses sujets ne lui coûtait que la peine de s'en servir ou de l'emprunter aux banques européennes, la commande aux forges du Creusot n'en éprouva aucune diminution.

Mais revenons au théâtre.

Tout allait au mieux dans le royaume de l'opérette, Dupuis, Gouderc, Kopp, Grenier, des comiques excellents, tenaient le public en liesse, chaque soir ! Et, sans rivale parmi les femmes, triomphait la verve de celle qu'on avait surnommée la Malibran de la musique bouffe.

Après les bouleversements de la guerre, on cessa d'être gai. La mode, au théâtre et dans les idées changea. Le ton du langage fatalement s'assombrit. Hortense Schneider perdit de son attrait, de sa réputation. Elle tenta quelques reprises d'influence au Palais-Royal, aux Variétés. Les résultats n'ayant pas donné ce qu'elle en espérait, elle n'attendit point, pour quitter la scène, que le public la quittât. Elle annonça sa retraite définitive. On reparla d'elle, de loin en loin. Une vente de bijoux... quelque procès intimé... en fournissait l'occasion. Puis, de justes noces tardivement mises à l'épreuve. Un mariage à blason, qui ne fut pas heureux et finit par un divorce. Mais il lui restait, pour se consoler de cette déconvenue, la solide assurance d'une fortune bien établie. Elle se retira du monde parisien pour habiter, sur la route de Versailles, une spacieuse villa et s'y confina, dans un état d'existence bourgeoise, qu'elle s'attachait à isoler de plus en plus, se dérobant aux curiosités importunes, ne cherchant pas à revoir les auteurs et gens d'esprit, qui avaient fait sa célébrité, enfin s'appliquant à passer tout à fait inaperçue, chaque fois que s'y hasardaient ses pas, en ce Paris dont elle avait été l'une des passions favorites.

Le sceptre abandonné par Schneider avait été ramassé par Judic. Comme Déjazet, elle ne laissait pas seulement derrière elle un souvenir, mais une tradition, je dirais presque une école. Elle avait eu la bonne fortune de donner son nom à une spécialité de théâtre, à la caractéristique d'un emploi. Jouer les Schneider, c'était une expression devenue courante[9].

Cependant, l'opérette elle-même ne devait plus retrouver l'immense faveur, qui l'avait accueillie, soutenue dans sa fleur de nouveauté. Les interprètes de ses beaux jours d'épanouissement s'étaient dispersés ou bien étaient passés à une autre forme de comédie. Offenbach avait perdu l'élan de ses inspirations d'autrefois. Il ne s'était plus senti porté par le courant. Et le genre même avait cessé d'être en harmonie avec les mœurs et les goûts du jour. Que dis-je ! Une campagne violente fut menée, après 1870, contre l'opérette. Avec infiniment d'exagération et beaucoup de parti pris on attribuait à tant de frivolité, dont elle était le symbole moqueur, les fautes et les abus du régime condamné. L'innocente opérette en fut longtemps malade.

Depuis lors, on a revu la Belle Hélène, Orphée et, je crois aussi, la Grande-Duchesse, rehaussés d'une décoration somptueuse, mais bien assagis et ayant légèrement perdu l'accent originel. Ces personnages quasi-légendaires, quelque soin qu'on ait pris de les rajeunir par une mise en scène éclatante, nous sont demeurés lointains comme des types d'époque, ayant gardé à ne pouvoir plus s'en défaire la date et la physionomie de leur temps ; fantastiques et bouffons, on se plaît à les revoir, moins pour le plaisir présent, qu'ils apportent avec eux, que pour les ressouvenirs qu'ils évoquent d'un passé de fête, d'étourderie spirituelle et d'étincelante gaîté.

 

 

 



[1] V. Sarcey.

[2] A la cent et unième représentation d'Orphée aux Enfers, Jacques Offenbach, trouvant qu'ils l'avaient bien gagné, invita à souper tous les dieux et les déesses. Paul Brébant, en l'absence de Ganymède, eut charge de fournir à ces divinités gourmandes, sous des formes rien moins qu'allégoriques, le nectar et l'ambroisie. La table des Olympiens fut au grand complet. Vénus y vint avec sa ceinture et Jupiter sans ses foudres. Diane laissa au vestiaire ses fiertés virginales. Junon fut sans orgueil et Minerve sans sévérité. On but largement aux dieux et aux déesses revenus. Et l'on eut belle occasion de dire et d'écrire que jamais le théâtre de la Gaîté ne mérita mieux son titre.

[3] 1874

[4] Mlle Silly avait été engagée aux honoraires de 72.000 francs, pour la saison de six mois.

[5] Elle avait un fils né en 1858.

[6] C'est ce vaudevilliste centenaire à qui l'on disait qu'il avait dû sans doute, connaître Napoléon Ier, et qui répondait d'un air bonhomme : Napoléon ! oui, oui, je l'ai vu, une fois, du café des Variétés. C'était un petit gros, qui avait l'air très commun.

[7] Déjà !

[8] La Foire aux Grotesques.

[9] J'aimerais bien, disait une aimable débutante, qui cherchait une place où caser ses espérances de talent, j'aimerais bien une boîte à musique, parce que mon emploi, voyez-vous, c'est les Hortense Schneider.