LA FÊTE IMPÉRIALE

 

CHAPITRE SIXIÈME. — CHEZ LES ARTISTES : PRINCESSE D'OPÉRA.

 

 

Des salons au théâtre. — Souvenirs de 1860. — Les plus brillantes étoiles de la salle Ventadour, sous le second Empire. — Traits de la Frezzolini ; un plaisant quiproquo. — Mme Miolan-Carvalho, Emile de Girardin et la critique. — L'autographe du directeur de la presse. — Une autre anecdote inconnue. — A un grand dîner, chez la Patti ; effusion de larmes promptement séchées. — Caprices de diva. — Le marquis et la marquise de Caux. — Particularités de la vie et de la carrière de la Patti. — Réminiscences de l'ancien Opéra. — Une chanteuse légère. — Mlle Bernardine Hamakers. — Souvenirs vécus sur le monde de la musique et des compositeurs. — Lettres et causeries. — Dans l'intimité d'Auber. — A la table de Véron. — Les dîners de Rossini. — Aux répétitions de Meyerbeer. — Hors du théâtre. — Une pointe chez Philippe. — Au Grand Seize. — La fin d'un brillant rêve.

 

Les saisons abondantes étaient revenues pour les principales scènes dramatiques, lyriques, opéradiques. Le Théâtre-Français avait passé les mauvaises heures, les heures moroses de stagnation et de déveine. Des comédiens et des comédiennes de premier ordre, des œuvres littéraires de haute valeur, avaient retrouvé, dans l'illustre maison, un public chaleureux et fidèle. L'Opéra demeurait le temple du grand art, tout en ménageant aux profanes les passe-temps détournés des coulisses et du foyer de la danse. Chaque soir de représentation, en l'enceinte trop exiguë de la rue Le Peletier, Christine Nilsson était rappelée sans fin par des applaudissements frénétiques. Au firmament de la salle Ventadour, la lumière avait perdu de son éclat. Les gloires les plus pures, les plus radieuses, s'étaient envolées. La Malibran avait replié ses ailes. Mais, si le Théâtre-Italien n'était plus, comme dans les premières années du règne de Louis-Philippe, le saint des saints de la déesse Harmonie, il continuait d'exercer un ascendant suprême sur les habitudes de la haute société.

La Frezzolini, succédant à la Pasta, à la Malibran, à la dona Anna de Sontag, à Mme Garcia Viardot, à la Grisi, à la Jenny Lind et à l'Alboni, y avait tout récemment frayé les voies à l'ascension de la Patti. Ce fut pour Frezzolini, ce fut pour la douceur moelleuse de sa voix que Verdi composa deux de ses opéras.

Elle était de taille élancée et d'une beauté brune très captivante ; elle aurait pu rivaliser avec la Castiglione pour la plasticité de ses formes ; car elle était faite comme une statue, qui serait parfaite. Pendant un séjour, qui la retint en Paissie, un prince de la famille des Romanoff s'était épris pour elle d'un sentiment puissant et durable : il avait offert à cette reine du chant la situation et le rang d'une vraie princesse. On n'attendait que le consentement de l'empereur. L'autocrate, qui régnait sur les bords de la Neva, notifia à la cantatrice d'avoir à quitter son empire. Le rêve était brisé. Elle eut le temps de l'oublier à travers ses pérégrinations d'Europe et d'Amérique. L'imprésario Strakosch l'avait engagée pour l'une de ses tournées transatlantiques ; et ce fut l'occasion, au cours du voyage, d'un plaisant quiproquo. La Frezzolini s'était mise en route avec un perroquet, dont elle avait peine à se séparer, à cause d'une qualité, qui était le propre de ce volatile : il imitait à s'y méprendre la voix de sa maîtresse. Un jour qu'on avait fait étape à la Nouvelle-Orléans, Strakosch ayant un avis pressant à transmettre à sa pensionnaire, se dirige vers sa chambre et gratte à la porte : Entrez, monsieur, lui crie-t-on de l'intérieur. Il obéit, tourne le bouton et pénètre céans. La Frezzolini, devant le miroir, procédait à sa toilette. Elle, n'était vêtue que de l'air du temps. Strakosch s'excuse de sa méprise, et se retire aussi lentement que possible : l'organe du perroquet l'avait trompé ; car, c'était l'oiseau qui avait répondu à l'étourdi, comme une perruche que peut-être il était.

 

Vinrent les temps inévitables, où les heures roses se font de plus en plus rares dans la vie. Il avait neigé sur la noire, épaisse et soyeuse chevelure de la belle Italienne. Des lignes cruelles sillonnaient ses traits hardis et purs. Son corps superbe avait pris une étrange maigreur. Il lui restait ses grands yeux noirs très doux et sa voix. Mais elle n'égrenait plus guère les perles de cette voix tant admirée, et qui ne voulait plus les, répandre. Ou pour l'obtenir d'elle, on avait à l'en prier beaucoup. Ceux qui, par hasard, en avaient la révélation tardive, sans être avertis d'abord, tressaillaient à l'entendre de surprise et d'émotion. Tel, Georges Boyer, le secrétaire général de l'Académie de musique, en garda la souvenance et m'en faisait le récit longtemps après. Tour à tour, ce soir-là, des artistes pimpantes s'étaient montrées, détaillant avec grâce les fanfreluches de la musique et de la poésie salonières, lorsqu'il vit se lever et s'avancer, à pas indolents, vers le piano, la silhouette d'une femme, qu'il ne se rappelait pas avoir rencontrée au théâtre ni dans le monde. Et le timbre de cristal avait frémi, comme l'écho d'un instrument divin. Il écoutait encore. Elle avait achevé sur une note pénétrante et profonde comme un cri de l'âme, le chant d'amoureuse tristesse, qui, tout à l'heure, vibrait sur ses lèvres. Elle s'était rassise. On l'entourait. On la félicitait. A ce moment, un des invités s'approcha d'elle et l'aborda par une longue révérence ; puis, tirant de sa poche d'habit un objet, qui pouvait être un portefeuille, ou un porte-cartes, ou un étui recelant la feuille de Cuba, il l'ouvrit et le présenta à la cantatrice, dont les doigts cueillirent légèrement un cigare. Au flambeau voisin, elle alluma ce havane ; et les volutes de la fumée s'épandirent dans le salon. Qui est-elle donc ? demanda Georges Boyer. — Comment ! vous ne la connaissez pas ! Mais, c'est la Frezzolini. Il se fit présenter ; et nul ensuite, ne se montra plus attentif et plus prodigue d'hommages aux suprêmes accents de la grande artiste. Plus d'une fois, en des maisons amies, quand on la pressait avec insistance de verser un peu d'harmonie autour d'elle, il avait le geste d'imploration, qui la décidait. Courbant le genou devant elle : Je viens vous prier, lui disait-il, d'être vous-même et de nous enchanter. Il fut moins heureux, certain soir, dans les effets de sa prière. C'était chez Carlotta Patti. La brillante réunion eût laissé des regrets, si l'on n'avait pas eu la faveur d'entendre la Frezzolini. Cependant, elle se dérobait au désir, qui lui en était exprimé et demandait en grâce qu'on ne la forçât point de trahir les défaillances de son talent, de sa santé même ; et Georges Boyer avait eu recours à l'argument aimable et vainqueur. Il le fallait donc ! Elle commença de chanter l'un de ses airs les plus applaudis, jadis, aux Italiens ; mais, tout à coup, à la deuxième mesure, elle pâlit, ferma les yeux et tomba raide sur le sol. Ce fut un émoi inexprimable.

Sur les derniers jours de la Frezzolini descendirent les ombres de la folie[1].

Il y avait du temps déjà que la célèbre interprète de Verdi avait quitté les Italiens, lorsque Adelina Patti se disposait à lancer ses trilles les plus étourdissants et ses plus audacieuses roulades. Elle arrivait au meilleur instant souhaitable.

La génération d'artistes rayonnantes, qui avaient ébloui les duchesses de Balzac, était sur le point de disparaître.

La seule chanteuse de l'école rossinienne, qui eût pu lui barrer la route, remarquait l'auteur des Etoiles du Chant, la seule qui eût pu lui disputer le cœur d'Almaviva, la divine Bosio, venait de mourir, à l'âge de trente-deux ans, loin de Paris, victime de son dévouement aux pauvres de Moscou. Lorsque apparut Adelina, dans le merveilleux Barbier de Séville, sous la basque et la jupe de l'espiègle Rosine, avec ses yeux sombres d'Andalouse, si bien faits pour décocher l'amoureuse œillade, ses cheveux noirs, ses joues au teint mat et chaud, avec sa vivacité native, son sourira attirant, son ardeur toute juvénile, lorsqu'on l'entendit commencer son ramage plein de grâce et varier de mille traits ses notes étincelantes[2], ce fut un enthousiasme, qui ne cessa plus de déborder. Dieu sait sur quel ton les poètes accordèrent leurs accents[3] pour chanter cette nouvelle déesse de la vogue ! Les amateurs de vocalises furent en extase.

Ainsi, la Patti faisait les beaux soirs de Ventadour. Ailleurs triomphait Mme Miolan-Carvalho, qui versait dans la mélodie française tout ce que pouvait offrir de grâce expressive et de brio, à défaut de justesse, de sobriété forte, de sentiment profond, la musique italienne.

Une immense faveur s'attachait à ces cantatrices, que caressait une louange continuelle. Elles régnaient, indiscutées. Sous la plume des critiques coulaient intarissablement les superlatives épithètes... Charmantes, éblouissantes, merveilleuses, prestigieuses, prodigieuses, incomparables, divines : c'en était le crescendo familier. Il était à peine admis qu'on apportât quelque sourdine au bruit des acclamations. J'en révélerai un trait inconnu, bien caractéristique. Je le tiens du héros de l'anecdote, un arbitre de la musique, en ce temps-là, un juge sincère, mais imprudent en sa franchise, qui avait osé douter, une minute, de la perfection absolue de Mme Carvalho.

On avait repris, au Théâtre-Lyrique, la Flûte enchantée, de Mozart, avec un livret nouveau dû à la plume de Nestor Roqueplan. Le journaliste déclara fort mauvais le livret du directeur de l'Opéra. Il mit le comble à sa disgrâce en critiquant, dans le feuilleton de la Liberté, la manière un peu mièvre dont Mme Carvalho interprétait son rôle.

Le soir même du jour où l'article avait paru, Emile de Girardin se trouvait dans le salon de la princesse Mathilde, qui donnait un concert. Mme Miolan-Carvalho venait de chanter. Il l'aborde avec son plus gracieux sourire :

Vous êtes toujours la première des cantatrices.

Ce n'est pas l'avis de votre rédacteur, répond la prima donna.

Comment ! Que voulez-vous dire ? réplique Girardin, qui n'avait pas encore eu le loisir de connaître l'opinion du critique.

Je vous en laisse le juge.

M. de Girardin quitta le salon de la princesse, très nerveux. Selon son habitude, une habitude invétérée, il se rendit directement chez le Lion : c'était le nom de guerre d'Esther Guimond, une ex-associée, tranchons le mot, une vieille maîtresse, passée au service de Nestor Roqueplan.

Mais tu deviens gâteux, lui crie-t-elle avant qu'il ait eu le temps de s'asseoir, absolument gâteux !

Déjà mal impressionné en arrivant, Girardin, que ne rafraîchit pas un tel accueil, répond quelques duretés.

Je te pardonne tout, reprend-elle, mais non pas les injures à ton ami Roqueplan, et dans ton propre journal.

Que me chantes-tu là ?

Tiens ! mets le nez dans ton ordure. Ah ! tu croyais, peut-être, comme moi, comme tout le monde, que Nestor Roqueplan était le Parisien affiné, l'homme d'esprit par excellence. Eh bien ! non, aux yeux de ton collaborateur que je ne qualifie point, Roqueplan est un pauvre homme. Il n'a pas le moindre talent. Et voilà !

C'était complet. En rentrant au logis, Girardin n'eut rien de plus pressé que d'envoyer à son rédacteur ce billet doux, dont j'ai sous la main l'original :

Mon cher ami,

S'il est un théâtre qui mérite d'être encouragé, c'est le Théâtre-Lyrique. S'il est une cantatrice qui mérite l'éloge unanime du public, c'est Mme Carvalho. Or, ni l'un ni l'autre n'ont trouvé grâce devant vos yeux, dans le feuilleton d'hier soir. A partir de ce jour, la Liberté ne fera plus de musique.

GIRARDIN.

 

Alors qu'il paraissait tellement hasardeux d'atténuer de quelques réserves les louanges qu'on décernait de toutes parts à Sa diva de l'Opéra-Comique, on peut penser ce, qu'il en devait être à l'égard de celle qu'on proclamait, à Ventadour, la première chanteuse à roulades de l'univers ! Cueillons encore une anecdote, pareillement inédite et du même ordre ; elle suffira pour nous donner la mesure du degré d'autolâtrie auquel est susceptible d'arriver une artiste, poussée, par des admirations superlatives, à se croire l'unique point de mire de l'attention générale.

Un homme de beaucoup d'agrément naturel et d'expérience, que j'ai cité, maintes fois, au courant de ces pages intimes sur le second Empire, le marquis de Charnacé, m'en relatait les détails, un soir qu'il me tenait sous le charme d'une longue et familière causerie. La sûreté de sa critique et la loyauté de ses jugements lui avaient acquis une vraie réputation de compétence dans les sphères musicales. Une grande réserve personnelle, en outre, sauvegardait l'indépendance de ses appréciations. C'était une règle qu'il s'était imposée : pour garder libres sa parole et sa plume, il n'allait pas chez les artistes. Il ne cajolait point, en leurs salons, les belles cantatrices, pour ne pas être obligé de les flagorner en public. Strakosch, l'impresario très connu, qui promena les divas dans toutes les parties du monde, le professeur, le maître à chanter, le régisseur, le factotum et le beau-frère de la Patti, parvint, cependant, à le séduire. Il était venu le surprendre, un matin, et lui avait tenu ce langage :

Vous n'êtes pas, je le sais, fort entiché de ma belle-sœur ; vous le laissez assez voir, tout en la proclamant, avec Paris entier, la plus ravissante des Rosine, Elle vous lit et veut vous convertir. Elle désire que vous assistiez à son prochain dîner. Adelina le donnera pour vous. Auber sera placé vis-à-vis d'elle, vous à sa droite, et M. Camille Doucet à sa gauche. Vous y rencontrerez des invités de votre connaissance, tels que le marquis de Saint-Georges. D'ailleurs, pas de femmes. Acceptez-vous ?

Comment décliner une offre aussi flatteuse ? Au jour convenu, il se rend chez la Patti. Nul n'est en retard, comme on le pense. Des salons les convives passent en la salle à manger. On s'assoit autour de la table, éblouissante de linge, d'argent, de fleurs et de cristaux, et que couvriront, tout à l'heure, les mets les plus délicats. A peine le repas est-il commencé que la conversation prend feu sur la musique. C'est à propos d'une représentation de Lucia di Lammermoor, qu'on avait donnée, l'avant-veille, aux Italiens. Grand admirateur de Fraschini, Charnacé se laisse emporter, d'abord, par son enthousiasme. Sans qu'il y prenne garde, sa verve s'échauffe. La parole humaine lui semble insuffisante pour traduire d'aussi fortes impressions. Aucun chanteur, affirme-t-il, avant Fraschini, ne s'était mêlé de cette façon souveraine au septuor, lorsque, entrant par le fond de la scène, au plein de l'exécution musicale, Edgardo lance son cri de tendresse :

T'amo, ingrata, t'amo ancor.

À ce moment, avec l'envolée superbe de sa voix, il produisait un effet foudroyant. Ainsi parlant et s'exaltant, notre panégyriste était allé jusqu'au bout de sa tirade en l'honneur du grand ténor dramatique. Il avait exalté l'Edgardo, sans s'apercevoir qu'il oubliait Lucia.

A peine a-t-il fermé la bouche qu'Adelina Patti se met à fondre en larmes et quitte la table. Son beau-frère, qui avait pour elle une très grande affection, se lève et la suit. On voit d'ici le désarroi de ce grand dîner, présidé par Auber. Les assistants s'interrogent du regard ; aucun ne soupçonne la raison de ces pleurs. On ne savait quelle contenance tenir, lorsque Strakosch, revenant au bout de cinq minutes, présente aux invités les excuses de la diva, et, se tournant vers le causeur spirituel et téméraire critique :

— Monsieur de Charnacé, lui dit-il, je vous prie, je vous demande en grâce d'aller trouver ma belle-sœur dans sa chambre. Vous lui avez fait beaucoup de peine !

Le coupable involontaire s'empresse, arrive auprès d'elle, proteste des intentions les meilleures du monde, prend ses mains, tamponne ses yeux, comme l'eût fait un père tendre, étanche ses larmes, ces belles larmes, lui prodigue, en paroles, tout ce que son esprit peut lui suggérer d'aimable et de flatteur. Sur un mot plus heureux, elle se lève du canapé où elle reposait, et, dans un grand élan de gaieté :

C'est fini ! s'écrie-t-elle.

Et, en deux pas, en deux glissades, telle une gracieuse ballerine emportée par la joie, elle traverse le salon et reprend sa place à table. Il ne fut plus question de Fraschini. La suite du dîner s'acheva dans une vive et rieuse animation.

On avait si bien accoutumé la cantatrice aux échos d'une flatterie exclusive et continuelle que la louange d'un autre, prononcée devant elle, avait pu lui sembler presque une offense.

Très désirée, très recherchée dans les hauts cercles mondains, elle se faisait, avant de dire oui, beaucoup prier et si elle se décidait enfin à agréer une invitation, en quelque maison privilégiée, elle y apportait, en même temps que sa précieuse personne, des exigences peu communes.

J'assistai à un dîner, me racontait encore l'ancien critique musical de la Presse, un dîner de gala où l'on attendait la Patti. Ce fut un grand mouvement. On avait pris la précaution de s'informer à l'avance de ses goûts particuliers, de ce qu'elle aimait ou préférait. Il lui fallait, avait répondu pour elle Nicolini, sur le chapitre des vins, tel Champagne de cette marque spéciale ; elle n'en buvait jamais d'autre. Quand on servit le potage, son mari commença par y goûter, et, se tournant vers elle, d'un air expert : Oui, vous pouvez en prendre. Et ainsi tout le long du repas. Il dégustait, appréciait, et là-dessus seulement, la diva consentait à boire et à manger. L'amphitryon avait peine à contenir sa mauvaise humeur ; il était furieux, au fond, et il se promit bien que jamais plus il ne donnerait cette comédie à ses hôtes.

Avec son caractère versatile et volontaire, elle rappelait un peu les prétentions de la Sontag, qui, lorsqu'elle était engagée pour un concert, arrivait à, la fin, chantait capricieusement, et n'avait pour ses admirateurs, au dire de la comtesse d'Agoult, s'ils n'étaient pas ambassadeurs, banquiers, juifs ou directeur des beaux-arts, qu'impertinence et silence.

Mais comment pouvait-il en aller d'autre sorte, chez la Patti ? Sa vie de chaque jour n'était qu'un resplendissement dont elle était l'objet et le foyer. Il n'était question que d'elle, de ses succès, de ses triomphes, de sa beauté. Elle seule était la Diva. Son nom, sa personne, les circonstances de sa vie en public et de sa vie privée, étaient le grand sujet des conversations, vers le temps où elle allait donner ses dernières auditions aux Italiens, pour préparer son tour d'Europe. La femme, autant que l'artiste, en défrayait les propos. Tout Paris s'entretenait de l'étrange affaire que la Patti venait de porter devant les tribunaux anglais, se plaignant d'avoir été séquestrée par sa famille ; et l'on y ajoutait la romanesque histoire d'un jeune seigneur de Belgique, qu'on l'empêcha d'épouser d'amour.

Son premier mariage avait fait un bruit énorme. Il l'introduisait de plain pied dans la société la plus fringante de l'impérialisme. Mais a-t-on à rappeler les hauts faits mondains du marquis de Caux ?

Dans les bals officiels, nul ne conduisait le cotillon avec plus d'élégante virtuosité. Quand reprenaient les causeries sous l'éventail et qu'on mordait à belles dents au chapitre des indiscrétions, nul, encore, n'était plus apprécié des femmes. Aux séries de Compiègne, on ne savait pas de nouvelliste mieux informé des racontars courant Paris et les champs. Cependant, tout cela n'empêchait pas que l'écuyer de l'empereur, à farce de conduire son train à grandes guides, se trouva, certain jour, fort en peine. Je me suis laissé dire par Mlle Hamakers, alors à l'Opéra, que, dans un souper tardif à la Maison Dorée, où le docteur Véron lui tenait compagnie, elle avait vu s'asseoir, à une table voisine, le marquis de Caux ; il avait échangé un colloque rapide avec le maître de ce restaurant fashionable, puis s'en était allé, les dents nettes : n'avait-on pas refusé de lui servir à dîner, sauf espèces, à lui, l'un des princes de la haute vie, et pour le moment,, si décavé qu'on n'endossait plus de factures à son crédit ? Peu de temps après, l'illustre cantatrice, dont les trilles et les roulades sonnaient d'or, s'éprenant de sa personne et de son nom, — du nom plus que de la personne[4] — faisait luire à nouveau le soleil dans son cœur et dans sa bourse. La couronne de marquise, comme un joyau de plus, roula parmi les autres, dans l'écroulement des gemmes échappées à la richesse de son écrin.

Grande dame improvisée, allait-elle doubler son rôle, en même temps, et fondre avec le talent de l'artiste les goûts de la mondaine, qui sait au luxe banal imprimer son cachet personnel, choisir dans le nombre, recevoir, accueillir, faire circuler autour de soi l'esprit de la maison ? On s'était posé la question. Elle faillit y répondre autant qu'on l'espérait. L'année suivante avait circulé, dans la société parisienne, une lettre d'invitation fort joliment conçue en la brièveté de ces deux lignes :

La marquise de Caux sera chez elle, le samedi soir. La Patti chantera.

Que de sens en peu de mots ! Seulement, il se trouvait que le marquis de Caux avait fait la lettre, que la nuance entre la marquise et la cantatrice, la fine nuance, sortait de l'écritoire du gentilhomme et que, probablement, la fête ne devait avoir que des lendemains clairsemés.

Plus tard, quand la séparation eut lieu, et que le marquis, redevenu pauvre, d'ailleurs ayant reconquis une parfaite dignité, ne parlant jamais de l'infidèle, qui lui avait repris son anneau de mariage pour le passer au doigt du ténor di grazia Nicolini[5], en attendant qu'il allât, après la mort de ce dernier, à celui d'un gentilhomme suédois, on s'aperçut que l'apport d'un blason n'avait pas transformé la séduisante sirène et qu'elle n'avait pas cessé d'être ce qu'elle fut de naissance : rossignol, et pas autre.

Elle était bien restée ce qu'elle fut toujours : une cantatrice délicieuse, mais une femme sans grande culture d'esprit, sans curiosités étrangères à son art, — sauf une extrême facilité pour la connaissance des langues, où elle avait à se faire entendre tour à tour, — du reste indifférente aux lettres et n'en écrivant guère[6], si l'on nous pardonne ce jeu de mots, faisant parade de ne lire jamais les journaux, et tenant ses admirateurs anxieux sur la question de savoir si elle n'était pas qu'une virtuose, si elle était une âme. Dirai-je un cœur ? Les détails de ses générosités alimentèrent maigrement les gazettes.

 

On a cent fois relevé les principaux traits de son éblouissante carrière, les proportions himalayennes de ses recettes au pays des grands salaires[7], où l'artiste a d'autant plus de talent pour ceux qui l'écoutent qu'ils ont payé très cher pour l'entendre, et la douceur extrême d'une existence, qui n'eut jamais d'autre règle que le caprice, ni d'autre peine que de se laisser vivre, toujours guidée[8], contentée, glorifiée.

Je ne reprendrai pas le récit de ses odyssées à travers les deux mondes, depuis l'âge de sept ans, où elle apparaissait, dans les concerts de New-York, hissée sur une table afin qu'on pût apercevoir, de toute la salle, l'enfant prodige, jusqu'aux réapparitions les plus tardives de la cantatrice vieillie, mais jamais lasse de tirer gloire et fortune d'un organe merveilleux, qui, en se transformant, prétendait ne rien perdre de son éclat des premiers jours, et qui tout de même, on le concevait sans peine, n'était plus le timbre frais et pur d'antan[9].

 

Je laisse à décrire à ses biographes les six années d'ovations qu'elle connut dans cette salle des Italiens, dont elle était la déesse et Bagier le grand-prêtre ; et toutes les fantaisies de son talent et de son humeur, ses espiègleries, son indolence même, ayant toujours montré peu de goût pour l'étude, chargeant, le plus souvent, une autre personne — son beau-frère Strakosch d'ordinaire — de répéter en sa place ; en prenant fort à son aise avec la musique des maîtres, qu'elle surchargeait de mille ornements et de mille arabesques, arpèges de toute nature, points d'orgue audacieux, notes piquées, trilles étincelants, vocalisant" d'instinct et s'en donnant, à cœur joie, du reste, oubliant volontiers qu'elle était aussi une actrice chargée de représenter un caractère, une situation, un personnage, se préoccupant peu d'émouvoir, tenant beaucoup à étonner, et y réussissant mieux qu'aucune auprès des amateurs en foule des gazouillements et des tours de force... L'art du bel canto n'avait pas encore été détrôné par la dramaturgie lyrique, où l'artiste ne doit plus seulement donner de la voix, mais livrer aussi toutes les forces vives de son intelligence et de son âme.

On a révisé quelque peu, depuis lors, le parti pris d'extase dont elle fut l'objet pour sa virtuosité inouïe, et relevé d'autant, par opposition, des mérites , plus profonds et plus durables, comme ceux d'une Gabrielle Krauss, entre toutes, dont la diction musicale aura atteint les dernières limites de la grandeur et de la beauté.

 

Il y avait, aux Italiens, à l'Opéra, au Théâtre-Lyrique, d'autres étoiles, des étoiles de diverses grandeurs, que le public avait adoptées avec une faveur extrême. Je ne parle que pour mémoire de l'Alboni, la plus admirable : voix de contralto qu'on ait jamais entendue, et qui mériterait un long rappel d'étude. Aussi tragique dans Fidès que mutine dans Rosine, elle était la perfection même. On oubliait, quand elle entr'ouvrait les lèvres avec bonheur pour chanter, ce qui manquait à sa personne de grâce et de sveltesse. Elle était affligée d'un embonpoint extrême, qui rendait sa démarche lourde et gravide. Jouant le Barbier aux Italiens, elle arrivait en Rosine, les deux mains sur le ventre ; mais elle avait dans le gosier des modulations si légères et si fraîches qu'il n'y avait plus qu'amour dans le public pour l'incomparable Alboni. Et la Penco chantait aussi. Et la Teresa Stolz. Et toutes celles dont les perles vocales avaient le pouvoir de se transmuer en or pur... Je m'arrêterai plus particulièrement dans la compagnie d'une artiste moins fameuse, presque oubliée du Paris actuel, mais dont les Confidences épistolaires et les échos de conversation, revenus à nous de Bruxelles, vifs, plaisants, enjoués, nous ont apporté bien des notations originales, bien des souvenirs curieux sur la musique et les musiciens, les artistes, les mondains et la vie parisienne en général de cette période. Des compositeurs et des gens de théâtre, des nouvellistes et chroniqueurs les plus en renom, des meneurs les plus en vue d'une société tapageuse que ne sut-elle pas, Mlle Bernardine Hamakers ? En feuilletant les pages de ses albums, on retrouverait tous les noms ou presque de celles qui étoilèrent de leur réputation le répertoire lyrique contemporain. La plupart des jolies femmes très en parade qui l'écoutèrent, elle a pu les dessiner de pied en cap, comme si elle les avait vues de la veille. Le dirons-nous aussi ? La correspondance intime, qu'elle laissa insoucieusement se perdre, on ne sait comment, on ne sait où, eût ajouté bien des traits piquants à cette chronique parlée, les interlocuteurs étant les ducs de Morny, de Bellecour, de Valombrosa, le marquis de Modène, lord Savil et divers[10]. Voilà bien de l'étoffe, en effet. Il serait trop regrettable de n'y pas tailler en long et en large.

Avant de passer à la Monnaie de Bruxelles avec des appointements fabuleux, Mlle Bernardine Hamakers contribua, pendant quatorze ans, entre les plus goûtées, à faire les beaux soirs de l'Opéra de Paris, de 1857 à 1870. Sans provoquer des ovations délirantes, elle cueillit sur son chemin les fleurs parfumées du succès. Il ne lui fut pas donné de prendre rang parmi les grandes interprètes de l'inspiration musicale, les passionnées d'art, les dramatiques dont la voix ne s'arrête pas à charmer l'oreille, mais, pénétrant au plus profond de la pensée des maîtres, vibrant et frémissant avec elle, exalte l'âme vers les horizons supérieurs. Seulement, elle plaisait ; elle vocalisait le mieux du monde et sa voix de tête faisait merveilles dans les notes élevées.

Elle avait révélé de bonne heure qu'elle séduirait tout le monde par la douceur de ses gazouillements. Eugène Scribe et le librettiste de Saint-Georges eurent l'occasion de l'entendre en sa ville natale de Louvain. Ils se firent les ambassadeurs de cette vocation naissante. On décida les parents à la laisser partir pour Paris. L'une de ses sœurs[11] aînées, la baronne de Mire, — qui n'avait rien d'une duègne — promit de l'accompagner et de veiller sur elle, probablement les yeux fermés. De hautes recommandations aidèrent au talent naturel. Morny s'intéressa tout d'abord aux débuts d'une si jolie personne. Il avait été des premiers à s'arrêter, quand elle passa, débutante, à la portée de ses yeux. Elle cheminait à pied de l'hôtel meublé aux classes de musique. Il eut la galanterie de lui envoyer une Victoria et d'y joindre — on était en hiver — une somptueuse couverture[12]. Le puissant protecteur fit abréger les délais. Bernardine Hamakers fut engagée comme chanteuse légère.

Aller à l'Opéra, disait Sophie Arnould, c'est aller au diable ; mais enfin, c'est ma destinée. De cette destinée et de ses conséquences diaboliques la nouvelle venue ne s'effraya pas outre-mesure. Ce fut, en 1857, la grande année festoyante du second Empire, qu'elle apparut dans toute la verdeur de ses dix-neuf ans sur l'une des premières scènes du monde. Pour encadrer le coloris transparent de son teint, elle avait des cheveux blonds touffant en abondance ; ses dents harmonieusement voilées par l'ombre rose de ses lèvres avaient l'air, comme le disait Roger de Beauvoir, d'un clavier qui appelle les accords... Cette apparition fut goûtée. Elle était jeunette. On lui confia, pour commencer, les dugazons lyriques, les rôles de pages. Elle fut Urbain, dans les Huguenots, Genny dans Guillaume Tell, Siebel dans Faust, le temps de prendre patience jusqu'au moment de devenir, à son tour, reine et princesse, dans les mêmes partitions. Lorsque le Don Carlos de Verdi fut porté sur l'affiche, quelques années plus, tard, il ne lui était revenu que peu d'étoffe, à la distribution de la pièce nouvelle. Elle devait être la voix céleste, qu'on entend de la coulisse et faire valoir, en travesti, le rôle du petit pâtre. Les yeux eurent plus à l'admirer que les oreilles ; et, à l'issue de la représentation, un chacun voulut la féliciter sur la beauté... de ses jambes, qui faisaient courir tout Paris. Si les femmes se laissaient gagner aux joliesses de ses figurations androgynes, les hommes ne perdaient pas de vue que, sous le costume soyeux du page, il y avait une fille d'Eve bien séduisante, une Hamakers. Les plus alertes grappilleurs des espaliers de l'Opéra furent en idée de maraude. Bien des courtisans déposèrent des bouquets à sa porte et tentèrent dé suivre les bouquets.

Elle ne faisait encore que d'arriver. Etait-ce sa voix seulement, cette légèreté gazouillante dont noua parlions tout à l'heure, et qui lui permettait de tenir le trille plus longtemps que la Patti[13] ? Etait-ce autre chose, son air mutin, sa beauté souriante et florissante ? A l'une dès représentations, l'Empereur, qui assistait au spectacle, en sa loge fermée, la fit appeler pour voir de plus près et complimenter cette Louvaniste, fraîchement débarquée dans sa capitale[14]. Elle y gagna de chanter, peu de temps ensuite, à la chapelle des Tuileries, dans les oratorios d'Auber et de Rossini : faveur très recherchée des artistes. L'occasion mi avait été offerte l'année précédente, le 14 juin 1856, d'élever sa voix, pure et fraîche, sous la nef de Notre-Dame, à la messe de baptême du prince impérial.

Une autre fois, on avait donné Guillaume Tell, le chef-d'œuvre de Rossini, le couronnement de sa vie créatrice, le chant le plus accompli du Cygne de Pesaro. Elle avait eu sa part, sa gerbe de notes emperlées dans ce ruissellement d'harmonie. La critique n'eut, le lendemain, que des sourires à son adresse. Fiorentino, le malicieux Napolitain, si Français à Paris, gagea d'un trait de sa meilleure plume qu'elle aurait un brillant avenir et, s'arrêtant au plus sûr dans le présent, enguirlanda de fleurs la jolie femme, pour qui, durant le second acte, on avait relevé la rampe afin que le public fût mieux à même de l'apprécier en tout son avantage, je devrais dire avec tous ses avantages. Emile de Girardin, grand ami du sexe aimable ajouta quelques roses au bouquet et mit l'artiste très en valeur dans ses journaux, dans ses soirées.

Mlle Hamakers, qui ne parvint réellement que sur le théâtre de la Monnaie à des effets de puissance, qu'on n'aurait pas attendus d'une voix de soprano un peu faible, n'était classée que loin après la Patti, la Nilsson, la Krauss, les interprètes brevetées du génie musical. Mais elle avait le charme. Le timbre était du métal le plus flexible. Elle vocalisait, trillait, piquait des notes, à ravir. Enfin, nous l'avons dit, avant de prendre l'oreille, elle avait capté les regards.

Les dieux de la musique, Auber, Rossini, Meyerbeer se faisaient un plaisir de lui donner des conseils, de la produire, de l'inviter. Elle apprit ainsi à les connaître en leurs goûts, leurs habitudes de simples mortels, en leurs façons d'être originales, hors du grand jour de la publicité.

Auber, qui se montra jusqu'à l'extrême vieillesse très sensible au charme féminin, la recevait avec sympathie, comme il recevait les artistes seyantes et décoratives. Il multiplia, pour elle, les répétitions privées de la Muette et du Philtre, des répétitions où se confondaient, par instants, les sages leçons et des privautés peu écolières. Un jour, il lui faisait répéter un air du Philtre, accompagnant au piano de la main gauche, pendant que de la main droite il lutinait agréablement Mlle Hamakers chantant et roucoulant. Elle n'était point des deux ou trois assidues, qu'on revoyait, à chaque dîner, chez Auber : Pauline Dameron, ex-pensionnaire de l'Académie de musique, assez belle personne, sans beaucoup d'attraction, et qui régnait au logis[15], et, à titre d'amies intimes de Mlle Dameron : Mlle Poinsot, une princesse dramatique de l'Opéra, celle-ci fort laide et ayant le timbre de la voix passablement dur ; ou Mlle Edile Riquer, du Théâtre-Français, qui réunissait à l'agrément du visage les dons alertes de l'esprit. Elle n'avait pas, disons-nous, sa place gardée dans la maison. Mais elle y vint assez de fois pour n'en avoir rien oublié.

Plus facile à la dépense que Rossini, le directeur du Conservatoire, le maître de la musique française, l'heureux Auber, en un mot, menait grand train dans son hôtel de la rue Saint-Georges, ayant équipage, large remise et sept à huit chevaux à l'écurie. Il recevait beaucoup de femmes, rarement des hommes. Le plus souvent, pas un habit noir ne tranchait sur la soie claire des corsages. L'illustre compositeur avait le plaisir des yeux égoïste. On y dînait au mieux, à la française, servi par des valets en grande livrée. La conversation n'avait rien d'austère, en cette compagnie pomponnée, faisant cercle autour du maître, mais tournait vite au babillage. A parler costumes, théâtre, élégantes fadaises, rivalités féminines, on passait le temps joyeusement. Il aimait le luxe autour de lui et ne cachait pas son désir qu'on se mît en frais à son intention. Un soir que Mlle Hamakers revenait de dîner chez le célèbre docteur Veron, le directeur de l'Opéra, celui qu'on surnommait le proconsul des danseuses, il remarqua qu'elle avait arboré une robe plus vaporeuse, plus séduisante que celles dont elle se parait d'habitude pour venir chez lui, quoique la provenance en fût la même, le cachet aussi : Worth était son habilleur. — On portait alors des costumes de quinze cents à deux mille francs... c'était le bon temps !...

Au milieu de toutes ces fringances, Auber n'aimait point à se souvenir, encore moins qu'on lui rappelât que sa jeunesse datait de loin. Il avait gardé rancune à Walewski, m'a dit Mme Walewska, de ce que, dans un banquet, le ministre d'Etat, pensant lui rendre un juste-hommage, avait commencé de la manière suivante un toast porté à la gloire d'Auber : Ce noble et illustre vieillard...

La musique était à peu près bannie des soirées qu'il donnait. Auber affectait de n'en pas parler et de la considérer comme un moyen dont il s'était servi, aussi bien que d'un autre, pour arriver. Cependant, cet air détaché avait quelque chose de feint : dans la stricte intimité, il jouait des classiques, Beethoven, Mozart ; mais, s'il survenait un profane, les partitions quittaient aussitôt le piano.

C'était un vieillard égotiste, jouisseur, mais de bon ton, propre et net, au physique comme au moral, peu compliqué, bienveillant, tout disposé à pousser les jeunes, à condition qu'il ne lui en coûtât ni démarches ni dérangement d'aucune espèce. Un trait qui le peindra. Mlle Hamakers venait de perdre son frère : il exigea d'elle qu'elle vînt chez lui sans porter le deuil, parce que le noir le rendait triste ! Sa vie était réglée. A six heures du matin, il prenait une tasse de thé, se levait, s'habillait et allait promener ses chevaux. C'étaient ensuite le Conservatoire, les répétitions, le dîner à six heures précises, et, par la belle saison, un tour au Bois. L'hiver, la soirée s'achevait fréquemment au théâtre. Auber, très affolé de Rosine, très assidu aux  Italiens, s'y rendait, accompagné de ses nymphes — les dames qui avaient dîné à sa table —, ou, parfois, en la société de Mocquart, le secrétaire de l'Empereur, ou du vicomte Aguado. L'été, c'était autre forme de plaisance. On dînait au balcon, du côté de la cour, et, le repas fini, on voyait atteler les deux ou trois voitures, qui devaient emmener au Bois de Boulogne toute l'aimable société. Le vieux maître se réservait de choisir celle qu'il prendrait avec lui dans sa Victoria à deux places, d'où il conduisait lui-même son cheval Almaviva. C'était Mlle Hamakers, qu'il appelait de son plus petit nom Didine, ou la Guerra, fraîche et jolie comme une tête de Greuze, ou Mme Savel, ou Louise Marquette, de la danse, à l'Opéra, au Pauline Dameron, quand elle faisait acte de ses droits. Mlle Hamakers logeait à Saint-James, en bordure du Bois. Pour Auber, c'était presque la campagne, qu'il détestait. Il allait jusque-là, pourtant, et condescendait à l'y venir voir, de loin en loin, en ami paternel.

 

Nous avons nommé Véron, à propos d'une remarque d'Auber à Bernardine. Elle eut plus d'une fois son couvert mis dans la salle à manger du docteur, qui occupait un grand appartement, au premier, rue de Rivoli, et possédait, dans le même immeuble, de quoi loger ses chevaux et sa voiture. Ce Lucullus bourgeois, qu'un de ses obligés, sans doute, prétendait définir en trois mots : un ventre, une vanité, une cravate. Véron n'allait pas tous les soirs à la Maison Dorée[16], mais fêtait souvent ses amis à domicile. Il n'était point marié et s'en applaudissait. En revanche il se piquait d'avoir un cordon bleu sans égal en la personne de la célèbre Sophie, sa cuisinière, qui se présentait régulièrement, après le repas, pour être félicitée, congratulée, selon ses mérites, avec toute la chaleur qu'y pouvaient mettre des estomacs reconnaissants. Car, si l'on était friand des sauces de ce Carême en jupons, elle ne l'était pas moins de compliments et même, le croirait-on ? de publicité. C'est elle, l'ineffable Sophie, qui disait un jour à son maître : Monsieur, la presse nous néglige. Très gourmet, le docteur adorait les raffinements de l'art gastronomique ; et l'exagération de son embonpoint ne l'empêchait pas de manier agilement la fourchette et de boire sec. Aussi tenait-il plutôt aux compagnons qu'aux compagnes de table, à la différence d'Auber. Peu de dames, d'ordinaire, sinon ses préférées de la danse, comme Eugénie F***. Celle-ci était jeune, très bien faite, comme il convenait à son état de danseuse, mais d'une figure très reprochable. Elle tenait à la considération par-dessus tout et posait à la vertu, ce qui ne l'empêchait pas dé mener trois intrigues de front. On y mettait les noms, les étiquettes : c'étaient le docteur Véron en personne, le financier Greninger et le grand spéculateur Soubeyran. Parmi les fidèles du côté masculin, Roqueplan et Arsène Houssaye étaient de fondation. Hommes ou femmes il recevait les uns et les autres avec le faste d'un Romain de la décadence. J'en crois la parole de Mlle Hamakers. Les menus étaient en perfection. Et l'après-souper non plus n'avait rien de banal. La desserte enlevée, un valet de pied apparaissait, portant un plateau jonché de pièces bu dé rouleaux d'or, que l'amphitryon destinait à l'amusement des dames, tandis que les maris ou seigneurs passaient au fumoir. Mlle Taglioni éventrait les rouleaux, distribuait les louis pour le jeu et celles qui les gagnaient les gardaient.

Elle connut Rossini comblé de respects et d'hommages, presque divinisé de son vivant, acceptant cette apothéose et cette ambroisie, sans en être plus enivré que de son vin ordinaire et goûtant en sage le repos qu'il chérissait au delà de toute chose, le farniente placide et doux, qu'il envisageait comme la suprême félicité. Car, il avait déjà prononcé, depuis plusieurs années, ces paroles d'adieu à son siècle, qui lui demandait encore de la musique : Buona sera. E finita la musica. Avant de s'être retiré dans sa villa de Passy, il abritait sa gloire rue de la Chaussée-d'Antin, à l'angle du boulevard. Il y demeurait avec sa femme, qui n'avait plus la jeunesse et n'eut jamais la distinction.

Rossini, avec l'allégresse de son tempérament, ne pouvait qu'être un causeur fort aimable, dans le laisser-aller des réunions intimes. Les fines reparties, les saillies ironiques, les traits de belle humeur ne coûtaient pas plus à sa spontanéité d'esprit qu'à sa veine productrice les sourires et les enchantements de la mélodie. Prodigue des richesses de sa nature, ce génie d'abondance et de joie était moins généreux de sa bourse. On s'en apercevait à ses soirées, où l'on était sûr de trouver plus de bonne humeur que de rafraîchissements. Ne vous gênez en rien, disait l'illustre compositeur à ses invités, allez, venez, sortez, fumez ; ma maison est un café. — Si c'est un café, murmurait Gaëtano Braga, faites-nous servir quelque chose ! On le disait parcimonieux, quasiment avare. Un jour de Noël, Mlle Hamakers se promenait avec Rossini et Muchotte[17]. Le maestro s'était arrêté dans une boutique. Il marchandait un objet de première nécessité, de simples couverts à salade. Ils étaient tous trop chers, suivant lui, et il ne parvenait point à lâcher sa monnaie.

Il recevait à dîner, chaque semaine, à la Chaussée d'Antin. La chère n'y était point surfine et laissait plutôt à désirer. La salle à manger et les salons ne resplendissaient pas de clarté. Rossini n'aimait point la vive lumière. Une ou deux bougies, à chaque bout de la table : on n'en usait davantage. C'était une obscurité douce, qui permettait, du moins, des duos plus rapprochés, des conversations plus serrées entre voisin et voisine. Si mesurés que fussent l'éclairage, le service et le reste dans cette maison opulente, rien n'était tant désiré, tant recherché qu'une invitation chez Rossini. On n'y faisait pas de grand art ou rarement. Le maître se reposait. On causait, on riait, on écoutait Rossini contant avec son petit accent italien des anecdotes ou des impressions pleines de charme, relevées ide beaucoup d'esprit. Par intervalles, Muchotte accompagnait une artiste avec son motophone. C'était la distraction du moment : des verres remplis d'eau, placés dans une espèce de piano à queue et dont les vibrations, les sonorités cristallines amusaient l'oreille, quand elles ne portaient pas sur les nerfs. Mlle Hamakers, qui n'était alors qu'une débutante, a la joie de se rappeler qu'elle chanta des parties du Comte d'Ory et du Barbier, aux sons du motophone.

 

Meyerbeer, peu sensible à l'odor di femina, était de rapports moins souriants et faciles que l'épicurien de Passy. Il fut paternel, néanmoins, à la jeune interprète du rôle de Berthe, dans Robert le Diable. Elle fut à même d'observer, en particulier, le soin extrême qu'il apportait aux préliminaires et à la mise en scène de ses œuvres, sa préoccupation constante de l'effet extérieur, sa façon d'être plus artiste que les artistes, comme de noter ses petites originalités d'humeur, ses méticulosités singulières, ses manies enfin.

 

Mlle Hamakers ne faisait pas, avons-nous dit, que de pousser des sons, de jouer des rôles petits ou grands, et de s'inspirer au contact des maîtres, dans le sens esthétique du mot. Quelques folâtreries au dehors diversifiaient ses belles soirées d'art et de théâtre. C'était une fantaisiste. Les goûts et les plaisirs avec elle variaient d'aspects et changeaient de séjour, volontiers. Il est des artistes, qui ne rient guère — hors de la scène. Par la grâce du Ciel elle avait la gaîté plus rayonnante. Elle eût trouvé le bonheur court, qui l'aurait réduite à ne vivre que de joies et d'amours imaginaires. La fauvette secouait des perles ; mais elle ne se nourrissait pas que de rosée et de mélodie. Il ne lui déplaisait pas, la rampe éteinte, d'aller réveiller son sourire aux endroits à la mode où flambaient les turbulences de la haute vie parisienne.

 

Très coquettement installée en son appartement de la rue Neuve-des-Mathurins, elle villégiaturait aux environs de Paris, dans les conditions les plus enviables. Elle avait loué, à Billancourt, la campagne de Paul Daru, président du Jockey-Club, pour y passer l'été. Une autre année, il lui avait plu de prendre à loyer chèrement la domaine et le château de Chaville, qui appartenaient au marquis du Hallez. Il lui arriva, dans ces lieux, une aventure mémorable. Une après-midi qu'elle revenait de Chaville en voiture à quatre poneys — achetés à la comtesse Mercy d'Argenteau — l'attelage s'emporta sur la route de Saint-Cloud ; elle en fut effrayée, sur le moment, mais n'eut point à en regretter les suites. Cependant, les poneys emballés descendaient à une allure de vertige. Un accident grave était à craindre. La Providence intervint miraculeusement, sous les traits d'un superbe cent-garde, qui, passant là, d'occurrence, avait vu le péril et s'était jeté à la tête des chevaux. La voiture s'arrêta. Pendant que le groom allait chercher une autre calèche, Bernardine ne put différemment faire que d'entrer en conversation avec son sauveur Gérard — le cent-garde se nommait Gérard —. Il s'offrit à la conduire dans une ferme voisine, où quelques instants de repos la remettraient d'une si chaude alarme. Bernardine avait l'âme reconnaissante. Un roman s'ébaucha, Tous les jours, le cavalier passait par le château. Elle en savait la minute et l'attendait dans un pavillon isolé. Il arrêtait sa monture, saluait la jolie châtelaine et lui donnait un baiser. Une après-midi qu'il était entré voir les chevaux et avait prétexté la curiosité de connaître le box de Pantalonne, le cheval de selle d'Hamakers, il s'enhardit à pousser plus loin ses avantages... et lui donna le premier baiser sérieux. Il était éperdu d'amour et fit comprendre qu'il désirait bien que ce ne fût pas de l'amour perdu. Cette fois-là furent cueillis et savourés les acomptes d'une grande passion. Pendant quelques semaines on fila l'un de ces nœuds, qu'on appelait, au dix-huitième siècle, de parfaits contentements, Les rendez-vous se multiplièrent jusqu'à devenir quotidiens, à Chaville et dans les bois de Ville-d'Avray. Ah ! les belles vacances que c'étaient là, et comme on s'y reposait peu ! Puis, ce caprice eut sa fin.

***

Agréablement elle employait les intervalles des répétitions et les moments aussi qu'on pouvait dépenser après le spectacle. Dans l'après-midi, c'était une douce habitude d'aller au five o'clock, chez Siraudin. Le soir, la nuit, on n'avait que l'embarras du choix. Je ne crois pas faire erreur en avançant qu'aux sermons du Père Lacordaire elle préférait les soupers de la Maison Dorée, de Philippe et du café Anglais. Elle eut à s'apercevoir, plus d'une fois, à l'heure où le rossignol achève les derniers trilles de son nocturne, que le moment était venu de reposer aussi sa voix pour les brillants exercices du soir.

En ces lieux de rendez-vous elle vit défiler bien des gens connus et nota maints souvenirs. Chez Philippe il ne lui arriva que trop de retrouver — au grand déplaisir de ses yeux — le vieux prince Anatole Demidoff, passé à l'état de ruine et de ruine lamentable. Il avait été l'un des plus beaux cavaliers de son temps. Lorsque, aux proches moments de son mariage avec la princesse Mathilde, il s'était présenté, pour la première fois, dans un salon parisien, il avait fait grande sensation par l'élégance avec laquelle il portait son riche uniforme d'officier circassien. Il eut à savourer de belles heures. On vantait sa libéralité, sa passion pour les arts, ses façons de Mécène ; il n'était point de collection plus fameuse que sa galerie de San-Donato. Cependant, l'excès de toutes les jouissances l'avait amené peu à peu au pire degré de la déchéance physique et morale. Sa vue produisait une impression pénible, au théâtre, où il s'affichait avec Mlle Duverger, comédienne médiocre mais femme d'une rare beauté[18], au foyer de l'Opéra, et lorsqu'il traînait ses pas dans les cercles ouverts à sa condition et où réapparaissait, de temps en temps, comme par reflets, l'ancien grand seigneur. Au restaurant, il inspirait une véritable répulsion, à la manière peu ragoûtante dont il absorbait la nourriture, éclaboussant de sauce et de graisse la nappe, ses vêtements et les robes de ses voisines. Les femmes aux toilettes fraîches appréhendaient comme le feu d'être placées aux côtés de Demidoff.

Les habitués du Grand Seize, au café Anglais, lui étaient des figures de connaissance. Tel, le prince d'Orange, dont elle a su d'amusantes aventures de jour et de nuit[19]. Parmi les chroniqueurs en réputation d'esprit, elle rencontra immanquablement Aurélien Schöll, sacré le prince du boulevard et le roi de la Maison Dorée[20] et le figariste Henri de Pène, dont on a dit qu'il chiffonnait les idées légères sur un lieu commun avec des grâces de modiste.

 

Epoque trop fortunée ! Tempo passato, non ritorna mai. On avait hôtel, à Paris, et château à Fontainebleau. Elle en aurait eu de véridiques en Espagne, pour peu qu'elle en eût caressé le désir. Elle conduisait un magnifique attelage, tintinnabulant dans le froissement d'acier des harnais. Le duo de Morny n'avait-il pas voulu qu'elle possédât des chevaux à sa voiture plus beaux que ceux de l'Empereur même ? Sa vie de chaque jour n'était qu'étourdissement heureux. Des fêtes, des dîners, des bals, des invitations partout, quand elle ne chantait pas à l'Opéra ; et l'or glissait entre ses doigts ; il fondait comme le plomb dans le creuset, sans qu'elle parût savoir comment il était venu et comment il était parti... Elle n'était pas seule, du reste, à mordre au gâteau doré. Des amis aux dents longues l'y aidèrent complaisamment. Et puis on raconte d'un de ceux-là que de l'amour de la personne il passait volontiers à l'amour de ses biens. Du moins en laissa-t-elle couler une bonne partie entre ses mains de joueur aventureux. C'était le temps des coups de cartes osés et fous, où la génération nouvelle, assistée de quelques nobles étrangers, grands seigneurs russes ou pachas égyptiens, se ruinaient gaîment entre minuit et huit heures du matin.

Sa fortune y passa.

Que devait-il rester de tout ce luxe ? Des cendres. De tout cet éclat passé elle pourrait dire : Ci-gît le bruit du vent.

 

 

 



[1] La Frezzolini s'était mariée deux fois. A la mort de Poggi, le chanteur qu'elle avait apprécié sur le théâtre, mais dont elle eut plus à se plaindre qu'à se louer dans le partage de l'existence, elle côtoya les bords arides de la pauvreté, sortit de cette épreuve à la suite d'un procès, dont l'issue tourna heureusement pour elle, et, quelques années ensuite, contracta une seconde union. Elle avait épousé un médecin distingué de Paris.

[2] Cette voix, un soprano sforgato, d'une étendue exceptionnelle, allant du si au fa suraigu !

[3] Jugeons-en seulement par ces strophes enflammées de Charles Coligny :

Es-tu le rossignol, la rose, l'harmonie,

Jeune divinité du ciel italien ?

Es-tu l'amour, l'esprit, le charme, le génie,

Etoile aux éclairs d'or de l'art cécilien ?

 

O diva radieuse ! ô musique infinie !

Tu nous suspends à toi d'un céleste lien,

Tu portes dans le cil le pleur d'Iphigénie,

La gaîté de Ninon et l'éclat de Tallien.

 

Chante, ô ma Lucia ! ô belle Adeline,

Tressaille sous ton lys et sous ta mandoline,

Respire dans ta pourpre et dans ta floraison.

 

O brune Adelina ! Comme Vénus la blonde

De la pointe du pied boit l'écume de l'onde

Tu semblés une fleur qui boit une chanson.

[4] Le marquis de Caux avait le double de son âge.

[5] Il s'appelait de son vrai nom Nicolas.

[6] Mme Adelina Patti n'écrit à personne, ou si peu ! Très rares sont les autographes de la diva, surtout du genre de ceux qui sont des remercîments, des témoignages de sympathie à la critique.

[7] Trois années de tour d'Europe lui valurent 1.600.000 francs. En Amérique l'exploitation des étoiles atteignit à la folie pure. L'imprésario Abbey, de New-York, avait offert à la Patti, pour les airs dont elle égrenait le chapelet uniforme de ville en ville, un cachet da 20.000 francs et voulut l'engager au Metropolitain-Opera. Le colonel Macpherson la lui enleva, avec une surenchère de 5.000 francs par soirée. Les frais quotidiens d'Abbey, au Metropolitain-Opera, s'élevaient à 40.000 francs. Mme Christine Nilsson recevait un cachet de 10.000 francs, Mme Marcella Sembrich de 7.500, M. Campanini de 5.000, enfin, Mme Schalchi était engagée à raison de 5.000 francs, pour chaque représentation.

La Frezzolini, dont l'âme était généreuse et l'esprit romanesque, ne voulut jamais accepter au-dessus de 1.000 francs par soirée, quelque insistance qu'on mît à lui en offrir bien davantage. Plus avide d'argent, la Patti ne se faisait pas scrupule de prélever à elle seule la moitié de la recette. A propos de ces cachets immodérés et tout à fait déraisonnables, un calcul serait à établir de la proportion du gain et des paroles chantées : tant pour une gamme, tant pour cette vocalise, tant pour cette mesure ; il se passerait de commentaires. On s'était amusé à une estimation du même genre, au sujet d'un fameux comédien. En 1888, un journal de Paris relevait ce qu'avait pu gagner mot par mot l'acteur Coquelin, lorsque, pour satisfaire un caprice de Vanderbilt, étant venu jouer sur son yacht le rôle des Précieuses ridicules, il en avait reçu de retour quinze billets de mille francs. C'est-à-dire 50 francs la ligne se décomposant à peu près de la manière suivante :

Oh ! oh ! (20 francs). Je n'y prenais pas garde (30 francs)

Votre œil en tapinois (25 francs) me dérobe mon cœur (25 francs).

Au voleur (12 fr. 50) ! Au voleur ! (12 fr. 50). Au voleur (12 fr. 50).

On avait bien raison de dire au seigneur de Mascarille qu'il parlait d'or.

[8] En 1863, on lui demandait, comme elle allait partir pour Vienne : Chanterez-vous longtemps, à Vienne ?

Je ne sais pas.

Comment ! vous ne connaissez pas vos engagements ?

Jamais. C'est mon père, qui fait tout. Moi, on me fait partir : je pars ; on me dit de chanter : je chante.

[9] Lors d'une de ces apparitions de la fin, Catulle Mendès écrivait en tête de chronique : Autrefois, j'avais entendu le rossignol, hier j'ai entendu la crécelle. Puis, il continuait son article ainsi commencé.

La dernière fois que j'entendis expirer la. virtuosité vocale de la châtelaine de Charing-y-Cross, c'était le jeudi 5 avril 1906, quand elle vint, à Paris, prêter son concours à une fête de charité. Ses fidèles étaient accourus, qui, ceux-là, ne lui ménagèrent m les fleurs, ni les ovations. Ils affirmaient que c'était encore, à soixante-trois ans, le timbre de la Patti.

[10] Que de signatures pêle-mêle, en ces archives galantes : Ce matin, écrivait-elle bien des années après au docteur Daniel, qui s'était entremis obligeamment en faveur de notre curiosité ; je suis descendue à la cave avec mon domestique (car, c'est là que j'ai relégué mes paniers de lettres). J'y plongeai la main. J'en tirai une poignée, puis une seconde. Je recommençai le travail une troisième fois... Que me disaient-elles ? Mon Dieu, la même chanson y revenait sans cesse. Ah ! ces lettres ! Toutes plus polissonnes les unes que les autres.

[11] Née d'un ancien soldat d'Austerlitz, qui s'était établi à Louvain et y tenait un café, Mlle Hamakers fut très avantagée en famille ; elle n'eut pas moins que dix sœurs.

[12] L'acte était généreux. Il en résulta une confusion plaisante. Et nous cédons à l'envie de la raconter. Cette couverture en drap était doublée d'une superbe fourrure de martre, grande nouveauté du jour. Bernardine et sa sœur étaient novices encore et peu dans le train. Voilà donc les deux petites provinciales qui s'en allèrent fièrement se promener au bois, toutes voiles dehors et la couverture à l'envers pour bien permettre aux passants d'apprécier la valeur et la beauté de la fourrure. Le duc de Morny, qui les attendait, ne put s'empêcher, en les voyant, de sourire et de leur donner une leçon. Retournez donc cela, mes pauvres enfants, c'est très laid de montrer ainsi les poils.

[13] Elle trillait dans Rigoletto, pendant une minute, montre en main, avec une justesse remarquable. Fétis en parla souvent, en ses feuilletons de l'Indépendance belge.

[14] J'ai gardé longtemps une parure d'émeraudes, qui me venait de l'Empereur ; il s'amusait de moi pomme d'une enfant ; mais rien de sérieux. (Lett. de Mlle H., avril 1905).

[15] Auber, toutefois, ne se privait point de folâtrer avec ses belles invitées, jusqu'en sa présence. Il est vrai qu'elle lui rendait la monnaie de sa pièce, et au delà. C'était un fait avéré qu'Olympe Aguado courtisait avec succès la maîtresse d'Auber.

[16] Ouvrons une parenthèse. Quand il convoquait ses intimes à l'un de ces assauts de gourmandise, dont un cabinet de la Maison d'Or était le théâtre, on savait d'avance ce que pourrait être un dîner du docteur Véron. Les frères Verdier, pleins de respect pour cette fourchette savante, raffinaient de zèle et de sollicitude. C'était l'occasion ou jamais de mettre les petits plats dans les grands et de tirer de leurs cases poudreuses les meilleurs vins et les plus vieux. Il y eut de certains plats qui furent, de ces jours-là, consacrés, rendus célèbres. Tels de particuliers filets de canetons aux oranges rouges, une invention du docteur, dont il fut parlé longtemps, depuis que Mmes Emma Livry, Taglioni, et divers convives de choix en eurent savouré la délicatesse superfine.

[17] Edouard Muchotte, un Belge qui hérita de la bibliothèque de Rossini et de ses partitions non publiées.

[18] Cette Duverger avait, à force d'usage, perdu le respect des grandeurs. De quelle façon cavalière menait-elle la conversation avec Anatole Demidoff, prince de San-Donato ! L'illustre viveur lui envoyait, une après midi, son valet de chambre porteur d'une lettre. Quand le domestique fut revenu, impatient m'interrogeait : Qu'a-t-elle dit ? Qu'a-t-elle répondu ? Et celui-ci fidèle à rapporter la commission : Madame m'a chargé de dire à Monseigneur que monsieur le Prince était un cochon !

La même Duverger, à son tour, s'attirait une verte réplique, dans une réunion de gens de lettres et d'artistes. Mécontente d'un mot du terrible causeur qu'était Barbey d'Aurevilly, elle lui avait détaché un coup d'éventail sur les doigts un peu rudement. Alors Barbey de demander à haute voix, comme s'il eût parlé d'une blanchisseuse échappée de son baquet : Elles ne sont donc pas toutes au lavoir ?

[19] Comme celle-ci, qu'elle voulait bien nous conter épistolairement, parmi tant d'autres réminiscences :

Je voyais assez souvent le prince d'Orange, que les belles pécheresses de Paris avaient surnommé le prince Citron ; vous n'ignorez pas qu'il les connaissait toutes. J'habitais, alors, rue Neuve-des-Mathurins, en face de la Chapelle expiatoire (respiratoire, disait Gramont en pensant aux militaires et bonnes d'enfant, en continuelle promenade sentimentale autour de ce monument). Un matin, vers neuf heures — j'avais déjà la visite de Modène — le prince arrive tout effaré. Il sortait d'un restaurant de nuit, où des dames en joyeuse humeur s'étaient amusées le dépouiller, et, sous le prétexte de garder ses chaussettes, en guise de souvenir, lui avaient donné à la place de vieux bas ravaudés. C'était un viveur très ordinaire dans son langage, sans beauté, plutôt laid, mais d'une laideur originale et qui plaisait. Il allait beaucoup chez la pauvre Rosine Block, où je dînais, parfois, avec lui. (Lett. de Mlle Hamakers, avril 1905.)

[20] C'est singulier comme Paris ne change pas ! écrivait Schöll au marquis de Massa. A votre retour vous vous retrouverez chez Bignon avec les mêmes amis : Paul Demidoff est au fond, Lagrené sur le côté. Chacun a une rose à la boutonnière et une jaquette de velours.