LA FÊTE IMPÉRIALE

 

CHAPITRE TROISIÈME. — LA HAUTE VIE.

 

 

Chez les patriciennes de la galanterie. — Période d'abondance miraculeuse pour les filles du monde. — Affluence des étrangers. — Leurs étapes de voyage à Mabille, au Château-des-Fleurs, au Casino-Cadet, au Petit Moulin-Rouge, dans les restaurants à la mode. — Conversations instructives. — Des invités de première marque, à ce banquet des nations. — Princes héritiers. — Le duc d'Hamilton. — Douglas ; un souper tragiquement fini, à la maison Dorée. — Pour représenter la Hollande, sur le pavé parisien. — Au nom de la Russie : Paul Demidoff et le prince Nariskhine. — Des fêtards orientaux. — Autodafé joyeux des millions de Khalil-Bey. — Des incidents, des anecdotes ; la morale du spectacle.

 

Si nous descendons encore d'un cran social, nous nous apercevons sur-le-champ qu'à ce niveau les mots vertu, pudeur et d'autres semblables ont absolument perdu leur signification. C'est la païennerie complète. Tout le Paris soupeur y fait tapage. La satisfaction des appétits en liesse n'a de bornes, en ces lieux, que la capacité des estomacs et de portefeuilles. Oncques les filles du monde, comme on appelait, au moyen âge, les femmes légères par profession, ne connurent de saison si festoyante et si productive. Aussi, que sont bruyantes et démonstratives leurs intimes félicités ! Dans les élans d'une gratitude ingénue, elles croient remonter à la source de cet état fortuné, en y associant l'image du prince indulgent, qui veille aux destinées du pays. L'empereur, elles pouvaient l'aimer, disaient-elles. Il était leur bienfaiteur et leur père...

Tout sert de marchepied à leurs succès : les tendances de l'imagination autant que la complaisance générale des mœurs. Poètes, romanciers, auteurs dramatiques se moussent les uns les autres à exciter dans les cerveaux les idées les plus délirantes qu'on puisse concevoir de cette vie fébrile. Il n'est point de jeune clerc, au fond de son étude, qui ne caresse du regard, comme dans un songe, le spectacle enchanteur de tables étincelantes d'argenterie ou d'or et de porcelaines fines, autour desquelles de fortunés convives ont pris place à côté de femmes parées et charmantes, aux épaules découvertes, à la gorge nue, aux yeux brillants.

***

Puis, l'ardeur inouïe qui, depuis quelques années, portait les étrangers en foule à la conquête des voluptés parisiennes, avait jeté une animation sans égale dans le pays de Cythère.

Accourus du Nord et du Midi, pour l'unique fin de se divertir sans gêne ni contrainte sur les rives hospitalières de la Seine, ceux-là n'étaient pas les moins turbulents à la table du festin. Ils avaient apporté avec eux des impatiences hâtives et gourmandes. Ils s'étaient lancés tête baissée dans la fournaise, l'attirante fournaise qu'on leur avait dépeinte, et s'y démenaient enragément.

Certes, on travaillait, on étudiait, on créait, à Paris, dans tous les ordres de l'intelligence, de l'art, de la haute industrie. Mais de ces choses sérieuses nos visiteurs n'avaient que le moindre souci. Leurs yeux ne s'ouvraient pas pour les musées et les bibliothèques. Ils connaissaient vaguement la Sorbonne et le Collège de France, mais savaient par cœur la composition des petites tables, au café Foy[1], au café Riche ou chez Philippe[2]. Quant aux cabinets célèbres, tels que le 10, chez Jacques Bignon, avec le maître d'hôtel Henry, le grand 16, au café Anglais, avec Ernest, et le 13 de la Maison Dorée, avec Joseph, le fameux Joseph, qui devait toujours publier les Mémoires de ses impressions nocturnes, ils en possédaient à fond l'histoire et la légende. Ils étaient venus à Paris pour Mabille, pour le Château-des-Pleurs, pour la cuisine du café Anglais, Sur leur carnet de voyage n'avaient pas été prévues d'autre étapes, sinon quelques arrêts accessoires en des lieux similaires spécialement réputés. Que la capitale française fût le centre littéraire et artistique le plus important du monde entier, ils ne le contestaient pas, mais se bornaient à le croire sur parole ou sur la foi des écrits. Ils avaient appris d'une source différente que le Casino-Cadet était une école excellente pour l'éducation des étrangers. Ils allaient y puiser les leçons, que réclamait leur noviciat, et y acquérir l'aplomb nécessaire. Au bout de peu de temps, ils se sentaient comme chez eux dans cet institut de la haute bohème.

Il leur restait bien encore des étonnements, lorsqu'ils se transplantaient en des cabarets de gens du monde, d'un cachet et d'une tenue fantastiques, comme était le Petit Moulin-Rouge, et en plein quartier François Ier[3]. Les formes du langage y paraissaient singulières. Des questions bizarres, des interpellations déconcertantes se croisaient de table à table, dont le sens échappait au vocabulaire de la conversation courante. C'était, à chaque instant, au garçon qui passait chargé d'assiettes des demandes de mets inconnus

Praline est-elle là-haut ?

Mistigris est-elle arrivée ?

Avez-vous Mousseline ?

Il fallait quérir des explications auprès des habitués. On se penchait vers son voisin de droite ou de gauche, qui pouvait être un Roqueplan ou un Albéric Second :

Qu'est-ce que tout cela ? Des glaces, sans doute.

Des glaces... Je vous garantis que non.

Des primeurs ?

Je n'oserai l'affirmer.

Qu'est-ce donc ?

Les plats du soir.

La carte n'en fait pas mention.

Ce sont des extra.

Coûtent-ils cher ?

Ça dépend des circonstances.

Enfin, on daignait mettre au courant le noble étranger venu d'un si beau pays ! Ce n'était rien d'autre que les noms de guerre de ces demoiselles. Il n'était pas besoin d'une longue fréquentation pour s'apercevoir que sous les tonnelles du Petit-Moulin-Rouge florissait une annexe originale de Mabille ou du Château-des-Fleurs.

***

Le préfet Haussmann, en pleine fièvre de reconstruction et d'embellissement des quartiers de la ville, s'était échappé à dire que Paris devait être un immense caravansérail, où l'Europe viendrait prendre ses vacances. Il ne croyait pas si bien parler lorsqu'il osait cette boutade

Du Douro à la Volga et de l'Elbe au Danube une singulière opinion s'était formée, posant en principe et en fait qu'on n'avait d'occupation à Paris sinon de causer aux femmes légères, manger des écrevisses et danser des pas hasardés. Et cette manière de voir avait paru une raison suffisante pour provoquer, de toutes parts, une sorte d'épidémie voyageuse. Les rois, les princes s'arrachaient à l'amour de leurs sujets ou vassaux et pèlerinaient à qui mieux mieux vers ce point central de la curiosité européenne. Une étrange nouvelle leur était parvenue, au delà des fleuves et par-delà les mers, publiant que les caves de la Banque de France regorgeaient d'or et d'argent. Leur impatience était grande aussi de régaler leurs yeux de ce divin spectacle, en attendant l'occasion d'y plonger les bras jusqu'au coude, sous forme d'emprunt ou de contribution de guerre.

Avec un magnifique entrain ces potentats en rupture de couronne s'en allaient dîner, luncher ou danser en ville. On coudoyait des altesses, à chaque coin de rue. Les journaux exultaient de cette invasion pacifique des Anglais, des Russes, des Prussiens ; et les horizontales des différentes marques remerciaient la Providence de la prospérité de leurs affaires.

Ce flot de visiteurs inondait les jardins de Terpsichore. Car il est bon de le redire, les Parisiens n'allaient plus guère à Mabille. Ils avaient abandonné au ravissement d'une clientèle cosmopolite les cancans éperdus, qui projetaient à la fois tant de jolis pieds à hauteur de visage. Pour leurs hôtes se démenait avec un entrain sans égal le quadrille de Frisette et de Rigolette ayant Brididi et Paul Piston comme partenaires. Pour eux, ces beaux spectacles chorégraphiques et ces luttes de ronds de jambes et ces assauts de chassés-croisés I De Frisette ou de Rigolboche, de Rosalba ou de Nini Belle-Dents, d'Alice la Provençale ou de la grande Pauline — la gloire et la joie de Chicard — laquelle de ces héroïnes des danses ultra-décolletées emportait la palme du grand écart, c'est ce qu'il fallait demander aux exotiques. Le temps était loin où l'on polkait entre Parisiens de Paris, à Mabille et dans tous les bals publics. Un tel envahissement de foule internationale s'était répandu que l'élément autochtone s'y était presque anéanti, noyé ; on ne le retrouvait qu'à l'état d'épaves parmi cette population flottante, habituée à se dire que Paris tenait dans les jardins Manille[4].

***

A ce banquet des nations, des invités de haute marque attiraient exceptionnellement les regards par l'importance de leur condition, le chiffre de leur fortune ou l'originalité de leur physionomie.

C'est ainsi que le prince de Galles et les deux Hamilton y représentaient l'Angleterre, tandis que le prince d'Orange incarnait sous des dehors émancipés la froide patrie néerlandaise, ou que Paul Demidoff et le prince Nariskhine occupaient, au nom de la Russie, une place considérable sur le pavé de Paris.

Le prince de Galles, qui devait affirmer, étant devenu Edouard VII, des qualités de gouvernement et de diplomatie si fines et si sûres, récréait à la diable ses loisirs trop prolongés. Ce furent péchés de jeunesse, dont il subsista de légères traces dans les chroniques du temps. Aurélien Scholl songeait à cet illustre seigneur, lorsque tardivement il s'écriait, à propos des dîneurs de la Maison Dorée disparus :

Il n'en reste qu'un de la bande d'autrefois : c'est le prince de Galles ; mais il a mal tourné, il est devenu roi.

On aurait oublié le duc d'Hamilton-Douglas sans un épisode où le comique se mêla à l'horrible d'une manière toute shakespearienne.

C'était à la suite d'une nuit de bombance. Lord Hamilton avait eu l'idée de souper, à la Maison Dorée, avec le colonel Jacques Howard, attaché militaire à l'ambassade d'Angleterre en France, et avec deux femmes aimables, comme il les fallait, pour animer les entr'actes de la conversation. L'une d'elles était Nelly, là maîtresse de Fiorentino, ayant, ce soir-là, laissé à son bureau de rédaction le célèbre critique. Le cabinet voisin était occupé par le comte de Plœuc, Max Radiguet, René de Pont-Jest et de gracieuses inconnues. On s'était fort amusé de part et d'autre ; puis on avait voisiné de porte à porte, et les propos en l'air et les éclats de rire féminins s'étaient mêlés jusqu'à quatre heures du matin. Le duc alors donna le signe du départ. Il était visible, à considérer son visage enluminé, que trop de fois les coupes de Champagne avaient pris le chemin de la table à ses lèvres. Il restait maître de lui, cependant, à la différence du colonel Howard, qui avait peine à se tenir debout. Quant aux soupeuses, selon le dire d'un des convives, quarante années après, elles chantaient un refrain d'Offenbach et, les yeux brillants, les toilettes un peu chiffonnées, elles déraisonnaient à qui mieux mieux.

Le comte de Plœuc, Max Radiguet et Pont-Jest avaient accompagné le duc jusqu'au haut de l'escalier, qui descendait à la rue Laffitte. Il marchait droit, d'un pas assez ferme, lorsque s'étant retourné pour saluer Nelly de la main et donner l'adieu, subitement il perdit l'équilibre, se renversa en arrière, roula le long des marches et fit, au rez-de-chaussée, une chute si malheureuse qu'il resta sur le coup. On s'était précipité pour le relever, lui porter secours. Il était inerte, les yeux hagards. On dut le remonter dans le grand salon de l'entresol, qu'il avait occupé si gaîment tout à l'heure et l'étendre sur le divan. Il avait complètement perdu connaissance. Les femmes s'étaient retirées ; l'une d'elles, avec l'inconscience habituelle aux filles de Vénus, n'avait trouvé que ce mot de regret en parlant du noble amphitryon : J'ai bien peur qu'il n'oublie de nous envoyer le breack, qu'il nous a promis pour aller aux courses, dimanche.

Mais il râlait. Sa poitrine était haletante, et ses paupières restaient closes. Agenouillé près du divan, lord Howard, sans bien comprendre ce qui se passait, l'appelait à voix douce. Un médecin entra. Le docteur Delrieu lui frotta le front et les oreilles avec de l'éther. Ses yeux s'entr'ouvrirent, ses membres tressaillirent d'un léger mouvement. S'imaginant, à cette vue, que le duc revenait à lui, Jacques Howard s'était relevé et, dans un éclat de rire, qui parut sinistre, il présenta une coupe de vin pétillant à son ami presque mort, en criant : Aoh ! Douglas, my dear, you are better now ! a glass champagne. Aoh Douglas, hurrah !

La congestion cérébrale s'était déclarée. Hamilton fut transporté chez lui, à l'hôtel Bristol. On télégraphia à sa femme, la princesse Marie de Bade[5]. Le troisième jour, le duc avait repris connaissance. Il se levait, se promenait fébrilement d'un bout de la chambre à l'autre, jetant, parfois, un regard au dehors, sur la place Vendôme, mais n'articulant pas un mot. Il mourut sans avoir desserré les lèvres.

Dieu merci, les soupers de la Maison Dorée[6] n'avaient pas souvent de ces épilogues tragiques.

Le prince d'Orange, avec ses traits réguliers, son teint du Nord, ses cheveux blonds était le type représentatif de la Hollande dans le clan de la haute noce cosmopolite. Il valait mieux que sa réputation parisienne. Des circonstances indépendantes de sa volonté : les tracasseries paternelles, l'inaction auquel on l'avait réduit, hors de son pays où il était fort aimé, l'ennui, le désœuvrement, le poussèrent à rechercher l'étourdissement des plaisirs. Il en prit trop l'habitude sans en avoir assez l'endurance ; il excéda la dose, et y ruina de bonne heure ses forces et sa vie.

Lorsque Paul Demidoff[7] débuta à Paris, selon le mot de Wolff, dans l'emploi des noceurs di primo cartello, il n'avait pas plus de vingt-trois ans ; il était riche et le plus beau cavalier de sa génération. Ce dernier point était de trop, au regard de son émule Nariskhine, qui avait le même âge, plus de millions encore, mais, chétif et malingre, jalousait la prestance et la santé de Demidoff. On racontait des choses surprenantes de leur émulation au jeu et de leur rivalité dans les grandes dépenses. Paul Demidoff avait fait construire l'hôtel de la rue Jean-Goujon, qu'on allait visiter comme une merveille, non seulement pour les salons, la salle à manger, la salle d'armes, où les meilleurs peintres et les plus délicats artistes avaient associé leurs talents, mais pour les écuries en bois des îles, avec leur plafond lumineux. Nariskhine étonnait l'opinion par la puissance de son argent, qu'il prodiguait sans plaisir, sans joie, sachant qu'il ne pourrait être ni ruiné ni rendu d'aucune manière l'homme heureux qu'il ne fut jamais. On le vit, une après-midi, entrer par désœuvrement à l'hôtel Drouot, y payer un Murillo quatre cent cinquante mille francs, et ne s'arrêter à ce chiffre que parce qu'il n'avait plus personne en face de lui capable de lui tenir tête. Et, comme un ami lui demandait jusqu'où il aurait, au besoin, poussé les enchères, il avait répondu froidement :

Toujours ! toujours !

Le prince Nariskhine, Paul Demidoff, lord Hamilton, représentaient les trois plus grosses fortunes de Paris. Au second plan, Khalil-Bey faisait danser les millions de son héritage ; et Mustapha-Pacha rendait aux Parisiennes une partie de l'argent qu'Ismaïl avait emprunté aux Parisiens, en dévorant avec elles ses terres d'Egypte.

***

Il y eut, à un moment donné, un certain groupe de fêtards exotiques turcs, égyptiens, moldo-valaques, sans parler des nababs indiens passés de mode et du Brésilien légendaire, dont la suprême ambition était de marcher en tête des noceurs parisiens. Ils y mettaient leur gloire, et leur argent aussi. Les prodigalités d'un Khalil-Bey plongeaient dans l'admiration le monde entier des cocottes.

Khalil-Bey ! Il était apparu aux regards de gens de Paris, vers 1865, accompagné d'une suite magnifique. La venue de cet Oriental leur avait été tambourinée à grand tapage. On leur avait dit : C'est un homme des Mille et une Nuits, qui vous arrive. La première impression ne fut pas sans mélange. Si ébloui qu'on pût être par les reflets de son or, la complaisance eût été excessive à prétendre qu'il fût un miracle de beauté. Avec son visage lourd et commun, ses petits yeux disparaissant presque sous les enveloppés graisseuses des paupières et que recouvrait, d'habitude, une paire de lunettes bleues, son encolure épaisse et le manque absolu de distinction de ses mains larges et courtes, l'illusion n'était pas permise à ce point. Une délicieuse cantatrice, Marie Roze, qui nous le dépeignait, après bien des lustres écoulés, nous avouait qu'il n'y avait eu ni vertu ni mérite en elle à résister aux empressements de ce Turc très doré, très argenté sans doute, mais si éloigné de fournir l'idée d'un amoureux présentable !

Beaucoup de jeunes Parisiennes versées en la science du calcul raisonnaient différemment. Ce fut entre ces complaisantes personnes un zèle, une émulation notoires à qui le délesterait le plus agilement possible du poids de ses millions. Il en avait apporté une quinzaine dans ses coffres. Superbe en fut la flambée. On cria merveilles, mais le spectacle ne dura guère.

Ce diplomate pour rire avait des gestes de munificence à la Buckingham. Les pierres précieuses coulaient de ses doigts avec une aisance merveilleuse, et comme s'il eût possédé le talisman des enchanteurs. A une fin de dîner, étant de société avec Nestor Roqueplan, Marie Colombier et Esther Guimond, au restaurant des Frères Provençaux, on avait posé devant lui, comme devant ses convives, le bol d'eau parfumée. Au moment d'y tremper le bout des doigts, il laissa tomber une bague ornée d'un superbe diamant rose. Avec un empressement habile Marie Colombier, qui était placée à sa droite, cueillit la bague et la lui tendit d'un joli geste, qui avait l'air de demander sa récompense. Alors Khalil, très grand seigneur, de lui répéter le mot de Charles-Quint à la duchesse d'Etampes : Elle est en de trop belles mains pour la reprendre. Vraiment, tant de bonne grâce ne pouvait pas rester enclose entre les murs d'un cabinet particulier. Les journaux en furent informés au point du jour. Et, spirituellement, Louis Veuillot glissa cette réflexion dans un coin de ses Odeurs de Paris :

Les princes sèment les pierres précieuses dans le boudoir de la petite Pigeonnier ; c'est peut-être comme le petit Poucet pour retrouver leur chemin.

Ces beaux mouvements risquaient, parfois, de n'être pas appréciés à leur valeur, par les aimées et les théâtreuses admises à en partager l'aubaine. Le généreux Barbare avait prié des dames de la Cour, qui ne passaient point pour des mijaurées ou des prudes, d'assister à une soirée chez lui, où l'on aurait la Thérésa. Elles écoutèrent d'une oreille absente d'excellents premiers rôles de l'Opéra et des Italiens. Les enthousiasmes se réservaient pour la Patti du peuple. Elle se surpassa, en si brillante compagnie. Le Sapeur, la Gardeuse d'Ours, la Reine des Charlatans et cette cantilène d'un charme inappréciable : C'est dans le nez que ça me chatouille, prirent des grâces imprévues sur ses lèvres. Elle avait livré toutes les perles de son répertoire.

Khalil, enchanté, voulut gratifier l'artiste d'une rémunération follement princière. Il donna l'ordre à son secrétaire de passer chez Thérésa et de lui remettre de sa part deux boutons de diamants estimés valoir une dizaine de mille francs. Le prix de quatre chansons ! Mais la diva de la chope, comme l'appelait Philibert Audebrand, n'était pas encore très experte en matière de joaillerie.

Voilà, dit-elle, une gracieuse attention, et qui me rappellera toujours le plaisir que j'ai eu d'être reçue chez Son Excellence... Cependant, j'aimerais savoir aussi combien vous me donnerez pour le plaisir que j'ai paru faire au prince et à ses invités. Je vous avertis que je ne me dérange pas à moins de cinq cents francs par soirée.

Khalil, en apprenant le résultat de son message, ressentit une légère surprise, écrivit qu'il y avait erreur, et pria qu'on acceptât en échange deux billets de mille francs, envoyés sous enveloppe. Thérésa fut radieuse de tant de libéralité ; et Khalil rentra sans trop de regret dans la possession de ces magnifiques brillants, que la chanteuse avait pris pour des bouchons de carafe. Il se trouva bientôt un complaisant ami, pour lui apprendre la lourde erreur qu'elle avait commise. Elle s'en mordit les doigts, comme on pense.

Khalil-Bey avait la main facile, à l'excès. Les cercles et les filles ne firent qu'une bouchée de ses trésors. Il laissait du sien, chaque fois, sur le tapis vert. Et quelles sommes ! Une après-minuit, le jeune prince Nariskhine le nettoya de trois cent mille francs, en un seul coup. Il jouait assez fréquemment avec le comte Treilhard, le baron de Plancy, et autres gros bonnets des cerclas réputés. Il avait l'innocente manie de vouloir toujours compter l'argent de la cagnotte, Ces attouchements inquiétaient Treilhard, qui, de sa voix nasillarde, lui disait : Mon cher Khalil-Bey, ne touchez donc pas à la cagnotte. Je ne me méfie pas de vous ; mais il est sans exemple qu'on y ait ajouté quelque chose. En vérité, le pauvre ambassadeur y ajoutait le produit de ses pertes.

Il fut la proie de tous et de toutes. Sur les chevaux qu'il achetait, sur les paris, auxquels il se laissait engager, aux courses, on le trompait sans vergogne. Ses intendants le grugeaient. Une bonne demi-douzaine de parasites s'engraissaient à ses dépens. Et les dames de cœur, si l'on peut employer cet euphémisme, soufflaient ce que n'avait pas emporté la dame de pique.

Chaque matin, assure Albert Wolff, le courrier lui apportait les offres les plus bizarres des entremetteuses, collées à sa trace ; l'une prétendait avoir découvert, dans un faubourg, une perle d'innocence et de beauté, une orpheline de dix-sept ans ; une autre lui proposait la femme séparée d'un grand d'Espagne ; une troisième lui envoyait à consulter une liste de modistes, avec le prix courant de leurs faveurs. Les plus pressées, s'offraient elles-mêmes. Les curiosités, qu'avaient excitées les prodigues folies de l'ambassadeur turc, furent telles que des femmes du plus grand monde demandèrent à visiter, en l'absence de Khalil, ses appartements secrets. On leur avait tant parlé d'un certain boudoir, le fameux boudoir décoré du haut en bas de toiles érotiques par le pinceau de Courbet !

L'envoyé de la Sublime Porte souriait aux belles esclaves de son caprice oriental, mais pour n'user de ses droits de seigneur que petitement et rarement. Car, il était sobre sur le chapitre de l'amour comme sur le chapitre du vin. Seulement, il lui plaisait d'occuper dans l'opinion l'emploi d'homme à femmes. Il aimait, en outre, à donner une haute idée de sa finesse d'intelligence. Il avait plusieurs secrétaires chargés de faire croire qu'il avait de l'esprit.

Il paya chèrement cette double ambition, si chèrement qu'après avoir fasciné Paris de son luxe de satrape, il se réveilla aussi dépouillé que Jean-sans-Terre. Le richissime Khalil-Bey de la semaine précédente n'était plus que Monsieur Sans le Sou. Il dut reprendre le chemin de Constantinople, avec l'espoir d'y reconquérir sa fortune perdue[8]. On apprit sans beaucoup d'étonnement que la fête était finie, et que l'appartement de Khalil-Bey, à l'angle de la rue Taitbout, était à louer.

Mais, celui-là parti, d'autres pachas étaient venus. Les demi-mondaines continuaient de bénir les hommes à fez. Matin et soir elles se réjouissaient, en la candeur de leur âme, de l'abondance de monnaie étrangère, qui, par ces temps fructueux, pleuvait de leur ciel-de-lit.

 

 

 



[1] Jacques Bignon avait pris, vers 1853, la direction du café Foy, à l'angle de la chaussée d'Antin et du boulevard. La véritable élégance de ce cercle dînatoire consistait dans le relief et la qualité des habitués. Sous l'Empire, on citait à la table du coin, très connue sous sa désignation : le duc Decazes, le duc de Gramont-Caderousse, qui, pour souper, traversait la chaussée, et passait en face, au café Anglais, Albéric Second, le baron de Plancy, Clément Laurier, l'avocat renommé, le duc de Rivoli, plus tard prince d'Essling, Aurélien Scholl, Adolphe Gaiffe. D'occasion y passèrent Janvier de la Motte, Xavier Aubryet, le prince Lubomirski, le marquis Alfieri, neveu de Cavour, le comte de Nesselrode. Après la guerre, la table du coin, vers 1878, émigra dans le nouvel établissement de Bignon, avenue do l'Opéra, avec Adolphe Gaiffe, président et doyen, Edmond de Lagrené, Aurélien Scholl, qui tenaient cour d'esprit, au milieu d'un brillant entourage.

[2] Le restaurant Philippe, la gloire de la rue Montorgueil. Il était de notoriété légendaire que, dans un coin des caves de cette maison bien famée, dormait un certain lot de bouteilles vénérables, un Clos-Vougeot de 1846, auquel ne pensaient plus, sans frissonner de désir, les élus, qui l'avaient, une fois, goûté. C'était le lieu de réunion, où se rejoignaient, pour une succession de repas pantagruéliques, tous les samedis, depuis six heures du soir jusqu'au lendemain matin, les douze membres du Club des Grands Estomacs. Dix-huit heures do coupa de fourchettes héroïquement piquées !

[3] Ce restaurant, écrivait, en 1856, l'auteur de la Comédie-Parisienne, est orné de l'ombre de l'apparence d'un similaire de jardin, et voilà l'explication de sa vogue et de sa fortune. Ailleurs, on va pour manger et pour boire. Là, on vient surtout pour voir et pour être vu. Les premiers arrivés s'installent dans le jardin ou escaladent l'escalier casse-cou du pavillon. Les derniers arrivés prennent d'assaut la maison, font mettre leur couvert sur les balcons, et, s'il n'y a pas de balcons, sur l'appui des fenêtres.

Dès lors, commence entre les convives des deux sexes un système de télégraphie perfectionnée. Le jardin échange des sourires avec l'entresol ; le premier étage envoie des baisers à la tonnelle ; les mansardes tutoient le pavillon chinois et l'appellent par son petit nom. Cependant, les garçons circulent, porteurs de coupes, où pétille le vin de Champagne, cartes de visite des tables carrées aux tables rondes. A la tienne, mon loup !A la tienne, mon chat ! — On parle très haut ; on rit plus fort, tandis qu'un grand drôle, armé d'une mandoline, imite le chant des oiseaux, après quoi, il braille la Chanson de Valentin, paroles d'Alexandre Dumas fils musique d'Alfred Quidant.

[4] On a fait à Mabille une renommée vicieuse bien surfaite. C'était surtout un lieu de promenade et de réunion, agrémenté de musique et de quadrilles, où l'on venait pour être vu, pour regarder les toilettes et les jolies figures, et pour y former des liaisons fugitives, au petit bonheur.

[5] A propos de cet accident, Mérimée, le 12 juillet, écrivait à son ami Panizzi, conservateur du British Museum, à Londres :

Je devais dîner avec Sa Majesté, hier ; mais, au moment de mon ter en voiture pour Saint-Cloud, est arrivé un de ses écuyers, m'annoncer que le dîner était remis, attendu que le duc de X..., venait d'avoir une attaque, on ne sait pas bien de quoi, et qu'il était encore sans connaissance. Il y a deux divinités païennes, qui peuvent être accusées du fait, pour lesquelles il avait trop de penchant. On nous a remis à demain pour le cas où l'accident ne finirait pas mal.

Et le 16, il commençait une nouvelle lettre au même correspondant par ces mots :

Voilà le pauvre duc de X..., qui paye cher ses amusements trop tardifs.

[6] La maison Dorée, dirigée de père en et par les Verdier, fut une sorte d'édifice historique de la gastronomie. Alexandre Dumas en fit le titre d'un de ses romans. Des monarques y festoyèrent. On jeta, par les fenêtres de la maison Dorée, bien de l'argent et de l'esprit. Mais il n'est pas de belle légende qui n'ait sa fin. Elle s'en alla, à son tour, où s'en étaient allés Bignon et Tortoni.

[7] Il était le neveu du vieux prince de San-Donato, Anatole Demidoff, l'ex-époux de la princesse Mathilde.

[8] Cette espérance ne se réalisa point. Et l'hallucination des millions insaisissables tourna en démence. La folie s'abattit sur ses derniers jours. Ainsi que le remarquait un de ceux qui le connurent le mieux, Khalil-Bey mourut non pas de ses excès, comme on l'a prétendu, mais de la folie du désespoir, qui avait frappé son cerveau, du jour où il avait vu s'évanouir définitivement ses rêves d'une fortune nouvelle, pour remplacer celle qu'il avait gaspillée.