LA FÊTE IMPÉRIALE

 

CHAPITRE PREMIER. — DANS LE MONDE.

 

 

Paris en 1860. — La ville et la société. — A la Cour. — Dans les salons officiels. —Encore des fêtes et des bals. — Physionomies mondaines. — Inévitables suites de cette course à la joie. — Des intrigues, des aventures. — Ce qui se passa, ce soir-là, chez le duc de Morny : la croix d'honneur de la marquise. — Une autre anecdote. — Réceptions de grand genre. — Quelques atteintes au décorum ; des exemples. — La belle madame Korsakoff, à Paris et à Biarritz. — Une excursion digressive en la Maison des Roses ; heureux débuts et fin regrettable d'un roman trop court. — Retour dans le monde. — Après les salons impérialistes, les salons de l'aristocratie. — On n'y boude pas, non plus, au plaisir. — Un joli mot de la duchesse de La Trémoille. — Un plus audacieux de la comtesse de Durfort. — Des indiscrétions, des médisances. — Une duchesse, une souveraine, une secrétaire. — Un nouveau trait du moment ; ressouvenir piquant du général de Galliffet. — Insouciance heureuse des mœurs. — Des côtés fâcheux ; des ombres regrettables. — Plusieurs épisodes dramatiques. — La mort violente du comte de Camerata. — Une cause passionnelle retentissante. — Plus tard : suicides du duc d'Elchingen, du prince Achille Murat, de la baronne de Silvera. — Prompt oubli des tristesses et recommencement de plaisir. — Légèreté et sincérité des cœurs. — Une opposition : celles d'alors et la moderne courtisane du monde.

 

Mil huit cent soixante... Paris est plein du sourire des fées.

Les affaires abondent, l'argent circule, les théâtres prospèrent. La paix est annoncée, promise, j'allais presque dire garantie[1], pour un temps illimité. On s'enrichit, on rit, on s'amuse, la satisfaction est partout : que pourrait-on souhaiter de plus et de meilleur ?

On dit des mondains qu'ils vivent pour le plaisir, des bourgeois qu'ils courent après, des gens de moyenne vertu qu'ils en font commerce et d'un chacun que son seul but est de jouir et de paraître. Grisés de luxe, d'argent, de spectacles et de bons mots, de nouvelles à la main, de fantaisies brillantes, les heureux du jour ne se bercent que de promesses dorées et voluptueuses.

En vérité, il faudrait être venu sur terre avec une disposition d'âme bien fâcheuse pour se tenir mécontent du train des choses. Le million est passé dans la circulation comme un objet courant et banal. Qui n'a pas son million sous la main ? Les fortunes surgissent d'entre les pavés avec une promptitude inouïe et laite pour donner le vertige.

Jamais les Parisiens inconstants, que Henri Heine appelait les comédiens ordinaires du bon Dieu, n'ont été si loin des idées de changement et de révolution. Au dehors, des ombres de complications diplomatiques[2] se dessinent : on s'empresse d'en détourner la vue et la pensée. Au dedans, se prépare déjà l'évolution importante[3], qui transformera l'empire autoritaire en empire libéral : l'opinion publique distraite en perçoit à peine les indices. Les consciences engourdies ne font que commencer à sortir du grand effacement de 1852. La presse en attendant une émancipation prochaine, n'est encore qu'un instrument de règne. La politique est quasi morte. On l'a bannie des préoccupations du moment comme une drogue pernicieuse. Dans le silence de la tribune et des journaux, au lieu de vains discours, montent toute sorte de rumeurs aimables. De temps en temps viennent à frapper les oreilles des échos moins caressants que ce bruit de pièces d'or remuées, de rires féminins sonnant clair, de baisers donnés et rendus. Ce sont tout à coup, dans les maisons d'à-côté, des ruines retentissantes, des effondrements financiers énormes. Les agents sautent... Les caissiers se brûlent la cervelle... Où est le mal ? demande Aurélien Scholl. D'autres ont déjà pris leur place, et le flot suit son cours, chargé de paillettes étincelantes.

***

Il n'est pas défendu, fort au contraire, de travailler à la grandeur, à la prospérité du pays, par les mille ressorts du commerce, de l'industrie et des arts. Il est souvent question, dans les messages du trône, de lumières à répandre, d'abus à redresser, de peuples à régénérer. Mais avant tout, le nouveau régime a recommandé cette consigne sans rigueur : il ne faut pas qu'on s'ennuie. Et Dieu sait si l'empressement est général à se conformer aux vœux des restaurateurs d'empire !

La Cour donnait l'exemple par l'éclat de ses fêtes, multipliées à souhait pour exciter dans toutes les classes une belle émulation de dépenses, stimuler le commerce de luxe et entretenir la capitale en bonne humeur. Il y en eut d'originales, de piquantes, d'exquises et de superbes, à cette date.

Dans le monde officiel on n'en finissait point d'épuiser la série des redoutes, des matinées ou des soirées dansantes. C'était un hiver à fêtes, un hiver de la Saint-Martin, comme le disait Mlle de Metternich. Une surexcitation de plaisir secouait la ville. Les voitures roulaient tout le long de la nuit, emportant et remportant, impatientes ou rendues lasses, des femmes en parures de bal.

Ce n'étaient à la ronde que des bruits d'orchestres. Avait-on à célébrer un événement favorable, un heureux anniversaire, aussitôt d'organiser, aux Tuileries, à l'Hôtel-de-Ville, au Palais-Royal, dans les ministères, des démonstrations magnifiques du contentement que chacun devait en ressentir. Avait-on, au contraire, à soulager une misère publique, non moins vite on ordonnait un grand bal, dont les charitables conséquences retombaient en pluie d'or sur les populations éprouvées. Et danser étant une bonne œuvre, on dansait pour soi et pour les autres, on dansait pour les heureux et pour ceux qui ne l'étaient pas, pour les victimes des épidémies, pour les incendiés, pour les mondés, pour les orphelins, pour tout le monde et partout où l'intérêt, l'amour-propre, le goût du plaisir poussaient à imiter les maîtres du pays[4].

Aux Tuileries, les soirées de gala n'étaient qu'éblouissement. Le brillant des uniformes s'y mêlait à la fraîcheur délicieuse des robes, l'or des brandebourgs et des aiguillettes au scintillement des bijoux. Les habits chamarrés frappaient les regards de tous côtés. Et, dans les vastes salons, les femmes serrées jusqu'à mettre en confusion les couleurs vaporeuses de leurs toilettes ressemblaient bien à des corbeilles de fleurs vivantes. On sortait de cette atmosphère lumineuse, les yeux et l'imagination étourdis[5].

Tout cela est beau, aujourd'hui, disait Alfred de Musset, comme éclairé d'une lueur fatidique, un soir qu'il descendait le grand escalier des Tuileries, oui, très beau pour le moment. Pourtant, je ne donnerais pas deux sous du dernier acte.

Mais on se croyait si loin du dénouement ! Les points troubles n'étaient pas encore visibles sur l'horizon ensoleillé.

***

Les bals travestis continuaient d'être en grande faveur, chez les personnages de marque : Fould, Rouher, Morny, Walewski, à l'ambassade d'Autriche, chez la comtesse Lehon. Un cachet d'élégance voulu, prémédité, y donnait le ton. On en avait exclu les mises extravagantes, les mascarades fantasques. La poudre et les costumes Louis XV en signalaient le goût favori. Quadrilles et cotillons sont chose d'importance : nul détail n'en était laissé à l'aventure. Gomme au théâtre, on en devait soigneusement répéter les figures avant le spectacle. Tout y paraissait combiné pour les satisfactions choisies du regard et de la pensée.

Par aventure, des audacieux hasardaient à travers les divertissements et travestissements habituels de ces réceptions, où la tenue s'imposait, des idées plus cavalières. L'un de ceux-là osa renouveler, pour le plaisir d'une réunion impérialiste, une ancienne fantaisie de bal masqué, qui avait mis en émoi la meilleure société louis-philippienne. Celui qui l'inventa était le frère d'un ministre. Comme le marquis de Galliffet avait, trouvé réjouissant, dans une grande soirée travestie, à la Cour, de revêtir les aspects d'un apothicaire du XVIIe siècle, avec l'instrument typique en sautoir, de même notre homme jugea bien et original de se déguiser en montreur de lanterne magique. Chapeau à larges bords, veste ronde de velours vert, culotte courte, et, sur le dos, une grande boîte contenant la mystérieuse lanterne : tel on le voyait n'avançant qu'à petits pas sous ce costume et ce fardeau. Car, la presse était grande autour de lui ; chaque personne voulait appliquer les yeux contre la lentille de verre, qui était ouverte sur la boîte, à hauteur convenable. L'image enfermée là-dedans devait produire un effet dioramique extraordinaire ; car, les hommes, après l'avoir considérée, riaient comme des fous, et les femmes s'en éloignaient presque aussitôt avec un air de surprise et des oh ! qui redoublaient la curiosité d'alentour. Qu'y voyait-on de si particulier ? Je voudrais que le vers de Victor Hugo :

Visage masqué, cœur à nu.

rendît la chose compréhensible et sensible au lecteur. Il ne s'en faudrait que d'une petite variante, et ce serait d'y remplacer mentalement le mot honnête par un autre mot qui ne l'est pas.

Des espiègleries aussi loin poussées ne se fussent pas risquées à deux fois en bonne compagnie. On se permettait bien, par accident, des échappées un peu lestes, comme cette duchesse qui, en imitant Thérésa, ravissait d'aise un public trié sur le volet, ou comme cette princesse qui, en dansant avec une désinvolture élégante le cancan de la Cour, faisait la joie des ambassadeurs et de leurs attachés. Mais ce n'étaient que fugues passagères. L'étiquette, la cérémonie, avaient repris force de loi. On en était revenu au ton grand seigneur. Dans les bals costumés, c'était à voir de quel air des Lauzun improvisés portaient le costume à rubans et les manchettes de dentelles, ou de quelle jolie façon les femmes distillaient les grâces minaudières des bergères de Watteau.

Il y en eut de la sorte, et de très remarqués, chez le prince de la Moskowa, chez le général Fleury, le banquier ministre d'Etat Achille Fould et la comtesse Walewska. Le goût ancien régime y florissait, sans en être pourtant la note exclusive. Dans l'un de ces festivals de danse et de parade, la princesse Clotilde avait semblé presque jolie, sous un merveilleux costume de paysanne de Sardaigne, d'une richesse extrême en son imitation rustique. On s'était mis d'accord à trouver que Mme Fould avait du caractère en Marie Stuart et plus encore Mme Bartholoni en juive mauresque ou Mme Dubois de l'Estang, fille du marquis de Turgot, ambassadeur à Berne, sous le corselet de velours entrelacé d'edelweiss et de chaînes d'argent des Oberlandaises. Et, dans les mêmes salons, un intérêt mystérieux s'était attaché aux pas de quatre femmes portant le feredjé des Turques, qui ne laissait à découvert que leurs yeux.

Ou c'était chez Mme de Chasseloup-Laubat, au ministère de la Marine. En ces lieux régnait une vivacité de ton particulière avec un laisser-aller plus sensible dans l'expression du plaisir vif, qu'on y goûtait à causer et à galantiser. On remarquait là des éléments de jeunesse livrés à leurs goûts sans contrainte, qui faisaient bénir le Ciel de ce qu'il pût y avoir, à la fois, sur un même point, tant de sémillantes personnes. Par contraste, de-ci de-là, se découvraient, isolées ou se blottissant entre elles, des modestes et des ingénues. Ces débutantes de la vie, à son premier bonheur, on les revoyait toutes pareilles, en d'autres maisons, on les reconnaissait à première vue. Dans le monde turbulent des cocodettes, on souriait des émois et des rougeurs d'une certaine société de jeunes femmes, qu'on appelait la brochette, parce que leur timidité les tenait toujours serrées les unes contre les autres.

Quand l'imagination effleure le souvenir de ces jolies frivolités, comment oublierait-on la fameuse soirée de l'hôtel d'Albe, qui laissa derrière elle un si long frémissement d'admiration ?

Sur l'invitation du duc et de la duchesse de la Pagerie, ce bal extraordinaire avait réalisé ses promesses, le 24 avril 1860. Tout un mois d'avance, il avait excité les conversations salonières. On savait qu'il dépasserait en magnificence la grande fête donnée, en 1830, par la duchesse de Bercy. On savait aussi qu'un peuple d'artistes et d'ouvriers d'art avaient été mis en réquisition pour en préparer, disposer, embellir les mille particularités ; que les quadrilles principaux, comme celui des Eléments, où n'auraient à figurer que des femmes, avaient été réglés par Mérante, de l'Opéra ; et que les inventions de toilettes les plus étourdissantes y seraient lancées à profusion. Enfin l'heure impatiemment attendue et deux fois retardée avait sonné. Un torrent de soie et de dentelle, de mousseline et de brocart avait inondé la splendide salle de bal construite dans la cour de l'hôtel et ravissamment décorée... Bien des jours après on reparlait des bijoux incandescents de Mlle Erazzu, l'une des divinités du Feu[6], qu'on avait vue tout enveloppée de la lumière de ses rubis ; des costumes diaphanes comme une vapeur blanche frangée d'azur et toute semée de clartés adamantines, où Mme de Metternich et ses trois compagnes de quadrille allégorisaient l'Air[7] ; de la féerique évocation de Mme Jurawicz en reine de Saba[8] ; ou de la distinction parfaite de la duchesse de Vicence en dame de la Cour de Louis XIII ; du charme expressif de. Mme de Montbrun en Proserpine, et de maintes autres merveilles — personnes ou choses — que nous renonçons à décrire, parce qu'elles furent trop.

***

Les Aguado tenaient une large place dans ce déploiement de mondanités. Il n'était pas de maison à Paris plus fréquentée de la société impérialiste et de l'aristocratie étrangère que leur hôtel de la rue de l'Elysée. Leur loge était célèbre, à l'Opéra ; et pareillement leurs dîners, leurs réceptions, leurs équipages ; ou, pendant les froidures de l'hiver, aux jours de patinage, leurs superbes traîneaux.

De même, entre les courtisans étrangers, qui, par leur aptitude à mettre en vogue des divertissements nouveaux et relevés d'une note pittoresque, avaient acquis une sorte de grande naturalisation parisienne, se signalaient les Alfonzo espagnols, dont la fille devint duchesse de Rivas ; ils avaient la dépense fastueuse et bruyante.

Les Haritoff russes étaient de ceux aussi dont l'opinion s'occupait. Des bruits peu flatteurs avaient couru sur l'origine de leur fortune, rapidement enlevée dans les fournitures militaires, pendant la guerre de Crimée. Mais de tels détails s'oublient vite, surtout quand les auteurs responsables ont pris le bon parti de disparaître. Le père était allé rendre ses comptes dans un monde meilleur. On faisait fête à ses filles, à l'aînée surtout, pour son visage de Madone et parce qu'elle était appelée à devenir la belle-fille du maréchal Magnan.

Avec une sympathie moindre, mais une curiosité double, pour ce qu'il y avait d'exotique en leur genre, l'attention se portait sur les Erazzu. On critiquait le goût un peu bien mexicain de leurs réceptions. La note tapageuse, on disait criarde, de leur voiture, qui heurtait le regard en tous lieux, portait à des réflexions dépouillées d'indulgence. Des ironies en sourdine se glissaient, parmi les commérages de salon, sur le contraste que présentaient l'une à côté de l'autre l'extraordinaire beauté de la fille et la physionomie grimaçante de la mère. Ces piqûres clandestines n'empêchaient point que la cohue fût grande, à leurs soirées.

Il en allait à peu près de même sorte dans toutes les maisons organisées pour recevoir fastueusement. Les brillants équipages, lancés à travers le Paris aristocratique et financier, ici ou là, successivement touchaient à leur but et s'alignaient le long des trottoirs, faisant resplendir sous la clarté du gaz le splendide harnachement des chevaux. Dans les escaliers spacieux, où s'échelonnait la livrée, bruissaient incessamment les rires, les babillages et le murmure soyeux des étoffes.

***

Tant de motifs de valses, de contre-danses et d'inévitables flirts ne se succédaient point, d'un train ininterrompu, sans encourager bien des occasions d'intrigues ni susciter bien des galants arrangements. Le contraire n'eût pas été croyable. Il le fallait ainsi. C'était de quoi distraire, à leur commune satisfaction, ceux qui en étaient les acteurs intéressés ; c'était aussi pour fournir de l'occupation aux esprits curieux et aux langues impatientes de se mouvoir.

Parfois les signes de ces choses secrètes se dénonçaient d'eux-mêmes, et d'une si belle évidence qu'on n'avait pas besoin de se mettre en frais de campagne pour en connaître les tenants et les aboutissants. Témoin ce qui se passa d'une manière terriblement voyante, un soir, chez le duc de Morny. On ne l'imprima, nulle part, mais il en fut causé, jadis.

Le duc avait ouvert ses portes à larges battants. Les appartements du rez-de-chaussée se trouvèrent disposés peur la réception et pour le bal, tandis que ceux du premier étage avaient été convertis en une succession de petits salons et de boudoirs, où les belles invitées pouvaient, à leur convenance, aller un peu rafraîchir leurs toilettes ou rajuster leur coiffure.

Vouloir énumérer les noms de toutes les personnalités qui se trouvaient là réunies, ce serait avoir à citer la Cour tout entière. Il s'y joignait des éléments choisis de la société artistique et littéraire, qui relevaient d'un cachet d'originalité l'éclat aristocratique de l'ensemble. Parmi les femmes, dans ce dernier groupe, on remarquait une jeune Polonaise, mariée à l'un des romanciers parisiens les plus en vue, et qui, sous une parure chatoyante, se multipliait fort dans l'entourage du maître de la maison ; elle se montrait coquette, espiègle, abandonnée, tour à tour, avec des façons câlines, qui lui étaient naturelles et qui faisaient que les yeux, l'expression du regard, la bouche, tout semblait être caresse chez cette jolie femme.

Un instant, elle quitta le bal. Elle s'était éclipsée dans les appartements supérieurs. Comme par hasard le duc s'était absenté en même temps. On n'y avait pas pris garde. La fête était dans le plein de son animation. On dansait éperdument. A l'instant précis où l'orchestre suspendit ses accords, on vit rentrer la jeune étrangère. Elle avançait d'un air très dégagé, avec une certaine fierté dans la physionomie, et comme la personne la plus contente de soi, qui fût sur terre. Un peu en arrière marchait, plus modeste en son allure, le duc de Morny.

D'où vint qu'aussitôt se produisirent ces chuchotements dans l'assistance et ces battements précipités d'éventails, et ces rires étouffés, ces propos à mi-voix ? On se faisait des signes. Des étonnements se peignaient sur les visages. Elle n'avait rien perdu de son assurance, parce qu'elle ne s'apercevait de rien, lorsque, se détachant d'un groupe, quelqu'un s'approcha, lui prit le bras et brusquement l'obligea à faire demi-tour, en lui révélant à l'oreille le détail, le malencontreux détail qui avait été le signe dénonciateur d'un sien colloque, sans doute trop intime, trop rapproché avec le duc de Morny. Dans les dentelles de la dame était restée suspendue la croix de la Légion d'honneur, que portait au col le président du Corps législatif. Elle ne s'en était pas aperçu, mais bien les yeux de toute la salle ! Il ne fut question, pendant quelques jours, que de la croix d'honneur de la belle Mme X..., si joliment gagnée.

A peu de temps de là, encore chez le duc de Morny, on intriguait à force sous le masque. Il se trouvait là des femmes en grande réputation de beauté, telles que la comtesse de Castiglione. Elle allait assez fièrement et ne se prêtait que de mauvaise grâce aux allusions indiscrètes. Cependant un des cavaliers les plus sémillants, les plus papillotants de ce cercle, Edmond de Lagrené s'était juré de contraindre la dédaigneuse comtesse à desserrer les dents. A cette date, elle commençait déjà, l'impeccable, à descendre la courbe redoutée où les beautés les plus complètes se ressentent des injures du temps. Deux plis s'accusaient, aux commissures de ses lèvres, qui en soulignaient l'habituelle expression d'amertume. Mais la perfection des formes était restée hors d'atteinte.

Elle s'apprêtait à porter ses pas d'un salon dans un autre. Lagrené l'arrête et l'entreprend. Elle garde le silence. Il s'obstine, redouble la vivacité de ses pointes. Un groupe se forme aussitôt, amusé de l'incident et curieux de savoir comment finira l'escarmouche. Rendue nerveuse, visiblement agacée, Mme de Castiglione veut se faire place, et d'un mouvement sec inflige un coup d'éventail à l'imprudent cavalier, qui l'obsède. Sans s'émouvoir, Lagrené s'exclame aussitôt :

Place, messieurs, place pour la beauté qui passe !

Insolent ! répliqua-t-elle.

Tu m'as parlé. Je n'en demandais pas davantage.

Dans la confusion des étrangères, dont la Cour offrait, à un certain moment, le spectacle bigarré, il n'était guère possible que la correction des formes et la gêne du cérémonial- - auxquels l'impératrice attribuait une valeur sacro-sainte, au moins vers les débuts de son règne — se maintinssent irréprochables et sans accroc. Des Américaines, des Slaves particulièrement, en prenaient à leur aise avec les conventions du décorum. Telle Mme Rimski-Korsakoff, alliée à une vieille famille de Russie, jouissait d'un renom d'originalité très indépendant des usages imposés et des contraintes de l'étiquette.

Elle n'était pas seulement célèbre par l'abondance et l'éclat pur de ses émeraudes, mais aussi par la façon qu'elle avait de se dévêtir en s'habillant. Dans les bals travestis, où son nom figurait sur les listes d'invitations, on s'attendait toujours, de sa part, à quelque hardiesse d'imagination plus tranchée que les précédentes. La comtesse de Castiglione avait produit une sensation énorme en dame de cœur. Mme Korsakoff voulut renforcer sur les audaces de la Florentine. C'est alors qu'elle apparut aux Tuileries — elle et non pas la comtesse de Castiglione, comme on l'a trop répété — sous ce costume légendaire de Salammbô, qui n'en était pas un et dont l'étoffe transparente, ouverte sur les côtés, dévoilait si généreusement ses appas que l'impératrice scandalisée la fit reconduire hors des salons.

Chez Mme Korsakoff les traits du visage laissaient à. désirer comme finesse ; ils accusaient trop spécialement — un peu comme chez Mme de Païva — le type kalmouck, pour qu'on les déclarât sans défaut ; en revanche, le corps était d'une ligne superbe ; et elle tenait à reprendre par là ce que lui marchandait, pour la figure, l'admiration des yeux. Je veux dire qu'elle était aussi libérale des avantages de sa personne, dans les tableaux vivants, dans les bals ou autres circonstances favorables que le permettaient les us de nos pays occidentaux. A Biarritz, en l'année où s'y rendit Bismarck (1865), elle avait adopté, pour le bain un maillot clair d'un tissu si mince et qui épousait d'une manière si fidèle les contours et les détails de son corps qu'en revenant à sa cabine, sous le feu des regards et des lorgnettes, elle ne semblait pas sortir de la mer, mais d'une baignoire. L'impératrice encore, qui, décidément, n'était pas indulgente au plaisir de ses hôtes, lui fit dire qu'elle eût à revêtir, désormais, un costume moins trahisseur.

Mme Korsakoff aimait à recevoir, somptueusement. Elle donna des fêtes très suivies, en particulier dans sa maison des Roses, à Biarritz. Au souvenir de ces fêtes se rattache indirectement une histoire d'amour inconnu a, assez jolie pour être racontée, même au risque de passer pour une digression.

Une jeune marquise étrangère, mariée, en sa dix-neuvième année, à l'un des plus nobles seigneurs d'Espagne, — auquel, sans aucun doute, elle eût souhaité moins de grandesse et plus de jeunesse — car il avait le triple de son âge — fréquentait assidûment chez Mme Korsakoff, dont les soirées se prolongeaient jusqu'à deux heures du matin.

Elle était, certes, la plus captivante des invitées de la grande dame russe. J'ajouterai qu'elle rehaussait la fraîcheur de sa beauté par des bijoux resplendissants. Un aimable gentilhomme avait obtenu permission d'accompagner, tous les soirs, cette marquise. Il la quittait à sa porte, et s'en revenait, songeur, réfléchissant que le mari avait soixante-dix-neuf ans, qu'il était jaloux mais absent, étant retenu à Vienne par ses fonctions diplomatiques, et que dans ces conditions-la...

Elle, habitait une villa de trois étages, sise en la rue du Vieux-Port et surmontée d'un toit plat, qu'entourait une balustrade. Un côté donnait sur la mer, et l'autre sur une colline contre laquelle était adossée l'habitation ; et c'était du côté de la colline que s'ouvraient les fenêtres de sa chambre à coucher. En faisant la route, chaque jour, si tard, avec elle, notre gentilhomme se montrait chaleureux et pressant. La marquise restait sourde à ses vœux, lorsqu'il la priait et repriait de lui offrir une tasse de thé, chez elle, aux environs de trois heures du matin, sous le prétexte qu'il avait la gorge altérée. Non point qu'elle ne comprît pas les justes raisons, qui le portaient à la solliciter d'une telle chose. Mais elle lui répondait qu'il lui était impossible, absolument impossible d'étancher sa soif, parce qu'elle était sous la surveillance perpétuelle d'un page, âme damnée de son mari, et qui passait le temps à espionner ses pas et ses gestes. Il s'y appliquait avec une religion d'autant plus farouche que ce page lui-même était amoureux et jaloux de sa maîtresse.

Un beau soir, pourtant, la marquise, qui semblait avoir aussi soif que son jeune compagnon, lui tint ce petit discours :

Je ne puis vous offrir la tasse désirée que dans mon cabinet de toilette, du côté de la colline. Vous passerez derrière la villa ; et, en attendant la minute propice, vous vous dissimulerez derrière les échafaudages d'une maison en construction. Quand le samovar sera prêt, j'ouvrirai la fenêtre et les volets. Vous n'aurez alors qu'à enjamber l'appui de cette fenêtre, et vous trouverez près de moi du thé très chaud.

Doux espoir ! Il a, comme d'habitude, conduit la belle jusqu'au seuil de la villa. Puis, selon les recommandations données, il en a fait le tour, découvert l'échafaudage en question et mis à profit cet abri protecteur.

Il était à quatre ou cinq mètres du sanctuaire d'amour sur lequel il tenait les yeux ardemment fixés. C'était par une nuit splendide. Un clair de lune éblouissant enveloppait les alentours. Ce clair de lune, dans la circonstance, avait un inconvénient fâcheux ; car, ses pâles rayons se reflétaient en plein sur le refuge où il se croyait dissimulé, et devant lui, à cheval sur le toit, fouillant l'espace de ses yeux aigus, était le page diabolique. Il riait d'un mauvais rire et se doutait, certainement, qu'il y avait anguille sous roche.

Tout à coup, l'amoureux entend la fenêtre qui s'ouvre ; les volets sont poussés également, et la charmante marquise apparaît, très éclairée, et indiquant par les mouvements les plus gracieux comme les plus éloquents que le chemin est libre. Le page, au même instant, du haut de son guettoir, se penche en avant. S'il pouvait choir, mon Dieu ! et se rompre les os ! Mais il ne tombera pas ; il restera cloué à son poste d'observation.

La fenêtre est toujours ouverte. L'eau bout dans le samovar. La jeune femme bouillonne aussi d'impatience. Et le page, maintenant couché à plat ventre,, observe avec une fixité d'attention implacable. Etre à deux pas de toutes les joies et se sentir immobilisé par un scrupule d'honneur, l'honneur d'une autre ! Ou perdre à jamais le plus enviable des plaisirs rêvés, ou compromettre peut-être d'une façon irrémédiable la femme qu'on adore ? Quelle terrible alternative ! La marquise, qui ne sait rien du dehors, qui ne comprend rien aux hésitations d'un amant si enflamme, s'énerve et s'irrite. Au bout d'un quart d'heure, elle ferme les croisées, toutefois sans clore les persiennes. C'est comme une minute suprême de répit, par elle accordée à l'ami sans résolution, qu'elle désire encore, mais qu'elle va détester bientôt.

Le guetteur a deviné la manœuvre et redouble de vigilance. Il s'est incrusté au toit de la maison. Quelques instants s'écoulent La marquise trahit les signes de la plus violente indignation et ferme les volets avec colère. C'était fini, bien fini. L'amant désespéré revient chez lui, laissant toujours à son poste le damné gardien, qu'il eût voulu de ses mains étrangler.

Le lendemain, à onze heures, — l'heure du bain — au moment habituel où l'impératrice se rendait au Port-Vieux, notre gentilhomme distingue la marquise et se porte au-devant d'elle pour lui présenter ses hommages et, sans doute aussi, l'expression de ses regrets. Elle ne les entendra point ; car elle lui a tourné le dos avant qu'il ait pu la joindre. Il ne se décourage pas de cet accueil glacial, mais se présente, chez elle, l'après-midi. On le fait entrer dans un salon, où elle pénètre à son tour. Pleine de dignité, elle ne l'invite pas à s'asseoir ; froidement elle attend ses explications. Il commence à préciser la situation de la nuit dernière. Il en expose les détails d'une manière exacte et complète ; il dit ses anxiétés, ses colères muettes et sa déception ; il plaide sa cause avec une véhémence qu'il croit tout à fait persuasive. Elle l'écoute, sans l'interrompre ; et, quand il a fini, elle s'en va, en lui criant : Imbécile !

Il faut croire que le page mourut jeune et que es fut une compensation pour le gentilhomme français qui faillit à cueillir une si belle rose dans les jardins de Mme Korsakoff.

Mais laissons là Biarritz, et revenons à Paris.

***

Nous avons quitté les salons du Second. Empire, aux heures de nuit illuminées, où tourbillonnaient les couples dans l'entraînement des joies insouciantes.

Si l'on savait agréablement cueillir les fleurs de la vie à travers la jeune société impérialiste, ce serait une erreur de croire que le monde aristocratique de l'autre bord se morfondît dans une existence blafarde. Parce que l'on boudait à l'Empire, cela ne signifiait point qu'on boudât au plaisir.

Au sein des magnificences sociales, marquises et comtesses d'ancien lignage attendaient avec une douce patience, variée de maintes récréations, le retour des événements, qui ramèneraient aux Tuileries peut-être les lys et la cocarde blanche. Cette résignation à l'ordre de choses existant leur était rendue si supportable !... On dînait chez la comtesse de Bonneval, place du Palais-Bourbon. A sa table, se voyaient la duchesse de La Trémoille et quelques notabilités de l'orgueilleux faubourg. Comme la duchesse s'exprimait sur un ton de bienveillance tranquille à l'égard du nouveau régime, l'un des assistants lui demanda :

Alors, madame, vous oubliez Frohsdorf... ou les princes ?

Mais non, répond-elle ; seulement comme l'ordre est établi, que nous sommes en sécurité et que nous touchons régulièrement nos revenus, je prends mon bien en patience.

Sagesse heureuse et facile ! Telle princesse connue pour ses principes irréductibles poursuivait non sans éclat le cours de ses soirées hebdomadaires. Telle autre donnait de ces réceptions à fracas dont le bruit agitait longuement les échos de la chronique. La marquise d'Aligre, par exemple, venait d'inaugurer son nouvel hôtel des Champs-Elysées avec une somptuosité, qui avait effacé du coup les mauvais souvenirs restés de l'économie plutôt excessive du vieux marquis de ce nom. Il était mort, naguère, en laissant une vingtaine de millions, chiffre appréciable pour ses héritiers, bien qu'il parût modique à M. de Rothschild. Car le puissant banquier, en apprenant que la fortune d'Aligre s'évaluait à si peu de chose, avait dit à haute voix :

Vingt millions... Vraiment ?... Je ne le croyais pas si pauvre[9].

Mais la marquise ne se jugeait pas tant à plaindre et prodiguait, dans ses fêtes, un luxe intelligent accompagné d'un goût très délicat.

Les La Rochefoucauld, les Juigné, la marquise d'Aoust — sœur de Mme de Germiny, morte aux derniers jours de 1906 — offraient à leur monde les compensations les plus brillantes des galas officiels, auxquels ce monde n'assistait point. On cotillonnait et jouait au mieux la comédie chez les Polignac. La marquise Jules de l'Aigle et Mme de La Ferté, dont le mari était, depuis peu, le chef des légitimistes et l'homme de confiance du comte de Chambord, avaient rouvert leurs salons momentanément fermés et muets. C'est à cette dernière, une frondeuse intrépide, que le baron de Hübner, ambassadeur d'Autriche, un soir, disait : Vous n'êtes pas un Vésuve, vous êtes un Hécla, un glacier qui jette des flammes. Les réceptions du duc de Luynes étaient rehaussées d'un grand prestige, en même temps qu'une particulière réputation d'élégance spirituelle s'attachait aux réunions de Mme Baudon de Mauny.

Dans l'intime, de grandes dames et des femmes aimables, comme la comtesse de Durfort, Mme de Béthizy et toutes celles qu'on pourrait nommer à leur suite, entretenaient de bonne grâce les traditions souriantes d'autrefois[10].

***

Quelques-unes réunissaient ce délicieux assemblage de spiritualité mondaine et de coquetterie délicate, qui donne tant de charme aux relations de société.

Il n'en était guère qui prétendissent avoir un cœur et des sens de marbre. Beaucoup d'entre elles avaient des amis en faveur, dont on savait les noms. Une Vague tolérance couvrait les écarts de la vie conjugale.

Les plus réservés en leur conduite se gardaient, comme d'un ridicule, d'affecter une pruderie, une austérité de façons, qui n'allaient point à l'air du temps. Simplement elles avaient de la tenue, du style en leur manière d'être et n'en laissaient rien perdre jusque dans les libertés de langage, qu'elles se permettaient et qui sentaient à plein le XVIIIe siècle. Je m'imagine qu'un Chamfort contemporain eût glané, dans leurs propos, bien des traits piquants et hardis du genre de celui-ci, que je dois à la mémoire du comte de Lagrené.

La comtesse de Dufort de Lorge, suivait avec autant d'intérêt que d'assiduité des prédications à Sainte-Clotilde. Une voisine, dont le prie-Dieu touchait au sien, remarqua, en l'observant à la dérobée, que ses yeux ne se détachaient point de la chaire chrétienne, d'où le prêtre, un beau vicaire, répandait la manne céleste sur l'assistance. Ayant avec la comtesse son franc-parler, du droit que lui donnait une étroite intimité, elle ne manqua pas de lui en dire ce qu'elle pensait à la première visite :

A la manière dont tu le regardais j'ai bien vu que les choses sont plus avancées entre vous que tu ne le voudrais dire.

Quelle supposition ! quelle folie !

Oh ! j'en jurerais ! Tu le couvais des yeux. On ne regarde pas ainsi un simple directeur de conscience. Fais-moi ta confession. Je n'irai pas la répéter.

Ma chère amie, tu n'y songes pas ! Un prêtre ! Trente-deux boutons à défaire !

Ce n'était, en la circonstance, qu'une boutade audacieuse.

Il n'en allait pas seulement de mots chez tant d'inoccupées aimables et désirables, qu'enveloppaient d'une obsession douce, à tout moment, les séductions de l'art, le ton de la mode et une particulière disposition sentimentale, entretenue par la Littérature romanesque du jour, et dont les langueurs se mêlaient à un goût très défini pour le plaisir. Avec une grande soumission aux usages du monde, elles restaient assez indépendantes d'esprit pour se mettre au-dessus de ce monde, à l'abri de leur nom.

Sur l'oreiller conjugal, bien des personnes nées, comme on disait d'elles et comme si c'eût été leur privilège spécial d'être nées, songeaient que l'amant seul pouvait donner un nouveau style aux contentements uniformes du mariage. L'une d'elles portant un nom très relevé dans l'aristocratie, d'ailleurs peu gâtée de la nature quant à la beauté du visage, Mme de la F***[11], avait jugé qu'elle ne pourrait faire autrement que de suivre en cela l'exemple de ses meilleures amies. Elle avait agréé d'une manière assez apparente les soins d'un homme de bon ton, Charles de Reysséguier. Mais, le lendemain de la mort de son mari, ses idées tournèrent. Elle déclara que le roman était clos et le fit savoir à cet ami fidèle :

Je suis veuve, maintenant, avait-elle dit ; je n'ai plus besoin d'amant en titre.

D'une manière générale, que ce fût dans les cercles fermés de l'ancienne aristocratie ou dans la société remuante et diverse des gens de la Cour, ici ou là, c'était la philosophie commune de ne prendre les choses de la vie que par le côté le plus agréable. Sous la dignité des dehors, les goûts et les mœurs allaient leur train aussi commodément que possible.

Il semblait qu'on eût vu renaître avec des apparences de hâte et de fièvre, qu'on n'y avait pas connues, les ardeurs de dissipation du XVIIIe siècle. Que de bals et de raouts ! La réjouissance n'avait pas de fin. On avait adopté un penchant des plus vifs pour les jeux du théâtre. La comédie de société n'eut jamais de plus beaux moments et non seulement dans les grandes résidences seigneuriales, ou dans les déplacements de la Cour, à Compiègne, mais à Paris, dans les salons. On faisait, merveille de représentations, chez la princesse de Beauvau[12]. Il s'était formé chez elle, pour interpréter les pièces et en tenir les rôles avec brillantise, une réunion de mondains pleins de chaleur et de verve. C'étaient le marquis de Miremont, dont l'esprit ne s'accordait jamais le loisir de sommeiller, L. de Viel-Castel, Regnault de Choiseul, le vicomte de Magnieu, l'un des hommes les plus élégants d'alors, Edmond de Lagrené, Charles de Reysséguier et le vieux comte Charles de Mornay.

Le même groupe aimable faisait le plaisir des invités, chez le général et la baronne de Morel. Car, on donnait la comédie dans cette maison où s'était joué un véritable drame, dont nous aurons à rappeler tout à l'heure les circonstances pathétiques.

***

A vrai dire les représentations mondaines, les charades et autres divertissements de même genre, n'étaient, pour beaucoup de jeunes femmes que d'agréables intermèdes à des distractions plus vives et plus complètes.

Par le train de vie étourdissant où elles s'étaient lancées, les affairées du plaisir avaient l'imagination et les nerfs continuellement portés à la tentation. Dans l'atmosphère artificielle, mais grisante, dont elles étaient comme enveloppées, elles glissaient de plus en plus à un paganisme de sentiment, où les principes et le goût du devoir risquaient fort de se perdre. Les voluptés des sens et de l'esprit finissaient par les posséder tout entières ; elles n'étaient plus, en effet, que des païennes, amoureuses d'elles-mêmes et de l'amour.

De hautes mondaines envoyaient délibérément pardessus les moulins les rubans dénoués de leurs cheveux. Il ne paraissait pas trop extraordinaire d'apprendre qu'un essaim de grandes dames, s'enhardissant de compagnie, avaient fait invasion dans les cabinets particuliers d'un restaurant de nuit. Des noms aristocratiques eurent un retentissement inattendu sur le boulevard. Et d'autres noms appartenant aux classes sérieuses, à la finance, à la haute bourgeoisie, comme il en fut d'une très jolie personne surprise par son mari, au milieu d'un souper fort galant, en société d'un prince du sang royal. Elle-même s'était tirée de ce pas assez alertement : aidée des gens de la maison, elle avait eu l'adresse de s'échapper, vêtue en aide de cuisine. Quant à son noble partenaire, ennuyé de voir la personnalité compromise dans le détail d'une aventure dont tout Paris s'amusait, et craignant que le bruit ne s'en répercutât jusque sur les bords de la Tamise, il avait trouvé l'incident plus que désagréable. Cependant, le hasard d'une nuit de nopces et festins avait amené dans le même endroit le prince d'Orange, et celui-ci s'était dévoué sans hésitation pour le sortir de cet embarras : il se nomma, à la place du coupable, supposant bien que la réputation de ses légèretés ne devait plus offenser personne, mais regrettant un peu de n'avoir que l'honneur ou, si l'on veut, le déshonneur d'une aventure, dont toute la jouissance avait été pour le prince de Galles.

Il y avait de ces histoires à satiété. Des rapports indiscrets en revenaient fréquemment aux oreilles. Gela se passait dans le monde, hors du monde... que dis-je ! à la Cour même. Durant les nuits hospitalières des séjours, par séries d'invités, au palais de Fontainebleau ou au palais de Compiègne, il arriva quelquefois qu'on se trompa de porte. Sur ces confusions de chambres et ces quiproquos de personnes, Bacciochi, le meneur attitré des divertissements de la Cour, eût pu causer, s'il l'eût voulu. Il était, de concert avec Mocquart, l'introducteur des ambassades, mais on savait qu'il préférait introduire les ambassadrices et que toute sa politique, comme une partie de ses fonctions, le portait du côté des femmes. Le roi Victor-Emmanuel en était le mieux informé, lorsque, appréhendant le cérémonial de sa réception à Paris, il s'écriait : Un fiacre et Bacciochi ! Je n'en demande pas davantage.

***

Les médisances avaient de quoi s'exercer. Elles n'épargnaient ni les plus haut étagées parmi les puissances du jour ni celles dont la situation conjugale commandait le plus de ménagement et de respect. Ainsi chacun se piquait d'estimer et d'aimer, à la hauteur de ses mérites, la personnalité de la princesse Mathilde. On n'exprimait que des louanges sur son aménité naturelle, l'originalité de son esprit, la franchise de son cœur, la vibration chaleureuse de ses sentiments. On l'honorait et on la chérissait. Toutefois, non plus qu'aucune puissance mortelle, elle n'était à l'abri des coups de langue, tant de la part des femmes, empressées à remarquer que ses traits grossissaient et que son teint commençait à rougir, que de la part des hommes, qui prenaient plaisir à noter, en les exagérant, les marques de ses sympathies trop prononcées pour le favori de la maison, le comte de Nieuwerkerke. On se confiait, sous le manteau, des détails, des circonstances, ou des indiscrétions commises, vraies ou non, dont on amplifiait les menus points avec une maligne satisfaction. Par exemple ceci... Mais nous ne faisons qu'en répéter la tradition orale, sans nous porter garant de cet écho de conversation revenu de loin.

Avant le repas du soir, la princesse Mathilde se trouvait en son salon, très entourée, lorsque, se glissant dans la pièce, son chien préféré, une levrette à tête fine, aux formes parfaites, aux mouvements gracieux, voulut se rapprocher d'elle et solliciter sa caresse. Contre son habitude, elle l'écarta d'un geste brusque, et comme la jolie bête revenait vers elle et l'implorait de ses yeux brillants, elle l'éloigna à nouveau de la main et de la voix. Non, non, répondit-elle aux personnes qui tentaient d'intervenir en sa faveur ; elle est en disgrâce jusqu'à demain. Figurez-vous que, la nuit dernière, elle s'est obstinée continuellement à monter sur mon lit et qu'elle m'a tout à, fait empêchée de dormir. Dans l'entrefaite, entre Nieuwerkerke. Aussitôt le chien de gambader et de sauter au-devant de l'hôte coutumier. A son tour, il esquisse un mouvement de mauvaise humeur Va-t'en, tu es une méchante bête ; tu es cause que je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Avec cette mauvaise habitude de toujours grimper sur les lits ! La remarque, rapprochée de l'observation concordante, qu'avait émise, une minute auparavant la princesse, jeta quelque embarras, dans l'assistance où elle tomba. On n'osait ni se regarder, ni parler. Le hasard des mots ne pouvait pas être plus indiscret.

En percerons-nous d'une autre, comme disait, au XVIIe siècle, une spirituelle grande dame ?

Telle duchesse aux cheveux blonds, dont le mari fut un des grands fonctionnaires de l'Empire, eut à souffrir d'un mot cruel qui, s'il ne fût jamais imprimé, fit rapidement fortune dans les conversations du fumoir.

A tort, sans doute, on insinuait qu'elle se laissait conter des douceurs par le secrétaire de son noble époux. Or, il arriva qu'un jour où sa présence était nécessaire, urgente en son salon, an l'avait en- vain cherchée de chambre en chambre. Elle n'avait pas quitté sa demeure, sûrement ; elle était comme égarée, perdue dans sa propre maison. Alors, en désespoir de cause, quelqu'un d'intime, un familier, de glisser à mi-voix cette supposition : Mme la duchesse est peut-être sous le secrétaire.

Ces derniers mots me rappellent une phrase toute pareille qui fut prononcée dans une circonstance relative à l'impératrice. J'en eus le détail d'Henri Rochefort, qui le savait d'Antomarco Pietri, attaché au service des commandements de la souveraine, sous le contrôle de Damas-Hinard.

C'était au lendemain de l'attentat d'Orsini. Par générosité de caractère et aussi par une espèce de crainte superstitieuse que le châtiment n'entraînât après soi la vengeance et un nouveau crime, elle avait supplié l'empereur de pardonner au condamné politique. Il s'y était refusé, alléguant qu'il n'était pas le seul en cause et qu'il y avait eu des victimes. Eugénie demeurait perplexe, agitée. La catastrophe avait fortement ébranlé ses nerfs.. S'étant imaginé, je ne sais par quel hasard, que son bibliothécaire Saint-Albin venait de recueillir une information secrète sur le revirement possible des intentions de l'empereur, elle avait fait irruption dans la chambre de ce serviteur, le matin, sans s'apercevoir qu'elle était à peine habillée et que son corsage légèrement entr'ouvert trahissait la blancheur de sa gorge. Alors, ému, troublé, ou voulant le paraître, Saint-Albin adressa ces mots à l'impératrice :

Majesté, permettez-moi de vous faire observer respectueusement qu'il y a un homme sous le secrétaire.

Comment, s'écria-t-elle, effrayée, il y a un homme ici, caché sous les meubles !

Elle n'avait pas eu, un instant, l'idée que cet humain... sensitif pouvait être Saint-Albin, personnage instruit, sans doute, mais d'un extérieur rien moins que séduisant, d'une gaucherie singulière, inélégant, en outre, et des plus négligés dans sa tenue !

***

Retournons à notre sujet.

Les fantaisies, disions-nous, étaient diverses et changeantes. De ces passionnettes, les belles cueilleuses de fruit défendu avaient le cœur distrait, sans en garder longue mémoire. Elles goûtaient, passaient et ne se souvenaient pas toujours. D'où résultaient, à l'occasion, des hésitations d'âme et des incertitudes de mémoire, singulières un peu. J'en relèverai un amusant échantillon, que voulut bien me servir le général de Galliffet, un matin qu'il causait de choses et d'autres, à bâtons rompus.

Plusieurs années après la guerre, au temps où il commandait le 9e corps d'armée, à Tours, il s'était vu appeler à Paris par des nécessités de service. Avertie de son passage, la vicomtesse de Courval, dont la fille épousa le prince de Poix, lui fit tenir ce billet :

Mon cher ami,

J'ai réception, ce soir. Je ne vous invite point, parce que ce serait justement une raison pour vous empêcher de venir, ermite obstiné comme vous l'êtes ; mais je compte que la rue Paul-Baudry se trouvera sur votre chemin à propos et que vous n'y serez pas invisible.

 

Il s'y décida vers onze heures. Mme de Courval recevait encore des invités : Mon cher général, lui dit-elle, nous sommes nombreux ; mais je vous préviens que j'ai fait disposer mon cabinet de toilette comme une manière de refuge pour les femmes, qui ont à arranger un bas de robe, ou pour les hommes, qui désirent fumer une cigarette. Galliffet s'empresse, à suivre le bon conseil. De la porte ouverte le regard prenait en enfilade la suite des salons. Il aperçoit la belle Mme de P***, qu'il n'avait pas rencontrée dans le monde, ou fort peu, depuis les soirées des Tuileries, où son exquise grâce eut tant d'admirateurs. Il se lève et fait deux pas au-devant d'elle. De l'air le plus naturel du monde, elle lui dit, au bout d'un instant, comme par l'effet d'une réflexion soudaine :

Mon cher Gaston, voilà quinze ans que nous nous connaissons... Et, cependant, jamais... jamais... jamais !

Vous avez la mémoire courte, madame.

Sur cette réplique, elle rougit, pâlit et perd contenance. L'aurait-elle oublié ? Pendant qu'elle cherche à rassembler ses souvenirs, le général vient à son secours :

Tranquillisez-vous, chère madame. Il n'en a été que ce que vous dites... Jamais... jamais... jamais !

***

Tout l'amour en circulation ne se réduisait pas à des velléités aussi éphémères qu'un désir satisfait. Il y eut des flambées de passion joyeuse et folle, comme on n'en avait éprouvé depuis longtemps. Saisis de l'ivresse de la chair, qui montait à leur cerveau, du continuel effleurement des sens, les jeunes gens s'évertuaient avec un zèle infini autour de leurs tentatrices. Frémissantes du désir de vivre, d'intensément vivre, celles-ci se laissaient absorber toutes par la douce et puissante envie des plaisirs. L'exemple en venait de haut et se communiquait partout.

De temps à autre, comme pour aviver d'une note perverse la chronique courante des péchés du jour, surgissaient des scandales qui, par un triste renversement des lois naturelles, apprenaient au public que le renouveau des amours lesbiennes faisait des ravagée parmi les curieuses du monde et parmi les artistes, ou que des jeunes gens vivaient et respiraient pour qui la beauté des femmes n'était pas le plus désiré des biens. Il fut raconté comment Mlle Delacourt était arrivée à séduire Mlle Cico. Il fut révélé qu'un homme très en vue dans la société parisienne avait été surpris, un soir, avec des éphèbes habillés les uns en femmes, les autres en abbés. Un- bruit énorme retentit autour de l'affaire Guevaria.

Elles étaient quelques-unes, et des plus grandes dames[13], ayant pris le goût de se demander les unes aux autres des illusions sexuelles, soit par une fantaisie passagère, un caprice de fruit défendu, une envie libertine de savoir un peu plus que ce qu'on savait déjà, soit par un entraînement complet et anormal des sens passé à l'état d'habitude.

Ils étaient quelques-uns portant des noms sonores, titrés, assidus aux réceptions du meilleur choix, très répandus en la société, et qui, pourtant, formaient un groupe séparé dans le mélange des sexes. Ils avaient le ton inattaquable, les dehors sans reproche ; néanmoins, des propos fâcheux circulaient au sujet de leurs mœurs, qui rappelaient trop les habitudes grecques. Ils avaient des amies de monde ; on eût été fort embarrassé de leur désigner une maîtresse. On ne leur connut de femme que le jour où, successivement, ils se marièrent, pour des raisons de convenance, de fortune et de blason.

***

C'étaient là des accidents malencontreux de la vie parisienne, ils n'en troublaient qu'à peine le cours ordinaire toujours fort agréable et doux à suivre.

Les jours et les nuits se succédaient avec leur cortège de jouissances permises ou illicites. Et, dans le secret des rendez-vous, les amours encapuchonnés rasaient les murailles, comme au plus beau temps des passions romantiques.

Cependant derrière ces apparences de frivolité se masquaient des fonds de tristesse, des jalousies implacables, des crimes inconnus. Comme, ailleurs, nous dit Henri Rochefort, un soir qu'il s'entretenait avec nous sur les légèretés du XVIIIe siècle, il y eut aussi, de ce temps, des infidélités, qui furent payées par des larmes amères et du sang. Pour quelques minutes de félicité volées au ciel, des drames se déroulèrent sur la terré dans la douleur et la vengeance. Il y eut des scandales, dont le tapage éclata plus fort qu'on ne l'aurait voulu, des duels à sensation — tels que la quadruple rencontre dont fut la cause et l'objet Mme de Beaumont, — des dénonciations, des perfidies de femmes, de beaux yeux bleus qui tournaient au noir, lorsqu'ils se fixaient sur les manèges des conversations à deux.

Les effets meurtriers d'une lettre anonyme dans la famille des Viel-Castel, le suicide de la première maréchale Bazaine, qui s'empoisonna, à la suite d'une révélation équivoque, et l'assassinat du comte de Camerata furent de ces événements, dont on pourrait grossir rémunération peu réjouissante.

Une curiosité tenace s'est attachée jusqu'à ce jour à percer l'énigme de la disparition sanglante de Camerata, sans qu'on soit parvenu à la satisfaire complètement. Dans un moment où je compulsais les notes restées manuscrites de l'ancien abbé Bauer une phrase avait frappé mon attention, celle-ci :

Nous étions trois à connaître ce secret ; deux de nous l'ont emporté avec eux dans le silence du tombeau. Il ne sortira pas non plus de ma bouche vivante.

L'aventure fut-elle à ce point ténébreuse qu'on ne puisse en éclaircir les détails ? Voici les explications les plus approchantes de la vérité complète, qu'on ait pu me fournir sur cette tragédie de Cour.

Allié à l'empereur par la branche des Bacciochi, bien vu en haut lieu pour son élégance personnelle et son fin esprit, très apprécié au Conseil d'Etat pour la fermeté de son caractère et la lucidité de son intelligence, unissant au savoir une distinction parfaite ; modeste, au surplus, Camerata s'était acquis, sans nulle intrigue, une situation de première valeur, Les cœurs allaient à lui d'un naturel penchant. Entre les femmes, l'impératrice n'était pas la moins prompte à témoigner de ses sympathies en sa faveur. Elle lui marquait des préférences visibles, au milieu des attentions qu'elle accordait à son entourage dans les fêtes des Tuileries. Se laissa-t-il enivrer par tant de bonne grâce, jointe aux séductions de beauté de la souveraine ? On avance qu'un soir, ayant à son bras celle qu'il avait des occasions fréquentes d'approcher, parce qu'elle-même les lui facilitait, sous le prétexte de parler italien, il osa franchir les limites imposées à son respect, et prononcer ces mots imprudents : Je vous aime, d'une voix assez claire, assez haute, pour être entendu des dames d'honneur. On ajoute que la fière Espagnole avait, bondi sous l'outrage, qu'elle s'en était plainte à l'empereur, et que, dès cet instant-là, le jeune prince avait été livré aux desseins violents d'un agent de la sûreté.

N'y avait-il eu que l'irritation causée par une phrase malheureuse pour motiver l'intervention de la police ? Il est supposable que Camerata se croyait autorisé à espérer plus d'indulgence. Il possédait de menus papiers, des billets d'Eugénie de Montijo, impératrice des Français. Quoiqu'ils ne fussent que d'une importance relative, des agents, au nombre desquels était le Corse Zembo, furent envoyés en son appartement à dessein de les lui reprendre. Il refusa de les livrer. Une discussion vive s'éleva entre ces hommes et lui. Emporté par son zèle bu par la fureur, Zembo lui fit sauter la cervelle d'un coup de pistolet.

Le lendemain, on apprenait vaguement dans le public, comme un double suicide, et cette mort et celle d'une jeune actrice des Variétés, du nom de Marthe, maîtresse de Camerata. Le certain est qu'elle aussi avait refusé de remettre des documents privés appartenant à son prince. Lès journaux publièrent qu'elle s'était asphyxiée dans sa chambre.

Peu de temps après, un autre sicaire de la police de sûreté, Griscelli, soucieux de venger le meurtre de Camerata et de satisfaire, du même coup, une haine personnelle, une ancienne vendetta qu'il nourrissait contre Zembo, le poignardait à Londres, sous le pont de Waterloo-Bridge.

Ce sombre imbroglio se rappelait à la mémoire de Henri Rochefort, un soir qu'il s'entretenait avec nous des souvenances joyeuses ou tristes du second Empire. Et le célèbre pamphlétaire avait été conduit par le cours de la conversation à revenir sur la mission dont lui-même et Gambetta furent chargés, après le 4 septembre, et qui consistait à saisir les papiers restés aux Tuileries. Les deux membres du Gouvernement de la Défense nationale avaient pénétré dans le cabinet de travail dé l'impératrice. Ils en inspectèrent les meubles, ouvrirent la serrure d'un secrétaire, et découvrirent, en l'un des tiroirs : des bijoux, une somme de soixante mille francs, des papiers et des photographies. On ne garda que les papiers, et le reste fut renvoyé à la souveraine en exil. Parmi ces photographies se trouvait celle d'un jeune Espagnol, de noble mine ; et, au dos de la carte, on lisait ces mots autographes, écrits dans la langue de Galderon :

Il faut savoir aimer en secret

Hélas ! Camerata n'eut point cette sagesse ni cette discrétion prudente ; sa triste fin peut être ajoutée aux exemples historiques des périls, qui sont la conséquence et le tribut des amours trop haut placées.

D'intervalle éclataient, parmi la sérénité voluptueuse où se laissaient bercer les cœurs, des causes passionnelles retentissantes. On les suivait avec un âpre intérêt. Je n'en rappellerai qu'une, au hasard, celle qui mêla, dans le bruit des débats judiciaires, les noms du capitaine de La Roncière et de Mme de Morel.

Vers 1853, le général baron de Morel commandait à Saumur. Il adorait sa femme et sa fille. Il avait au plus haut degré la piété du foyer domestique. L'un de ses officiers, le capitaine de La Roncière, était reçu chez lui et y fréquentait assidûment. Toute la ville était informée des empressements du capitaine auprès de la baronne, sauf le mari. Une dénonciation parvint à celui-ci, une lettre anonyme l'avertissant qu'à telle heure de la matinée, en sa propre demeure, il trouverait secrètement enfermés sa femme et le capitaine de La Roncière. Transporté de colère et de jalousie, il court à sa maison, heurte violemment à la porte de la chambre à coucher de la baronne et commande d'ouvrir. Elle ouvre, avec un air d'étonnement sur le visage : elle est seule. Dans le même instant, des cris aigus se font entendre ; ils sortent de la chambre de sa fille. II s'y précipite, et celle-ci lui apparaît, les cheveux en désordre, la chemise déchirée, et se plaignant, avec des larmes, que le capitaine de La Roncière a tenté contre elle un acte de violence. Etait-ce un fait réel, qu'elle venait de dénoncer ? Ou l'une de ces hallucinations nerveuses, comme elle en avait éprouvé, disait-on, dans son enfance ? N'avait-elle pas imaginé plutôt ce dérivatif, pour sauver l'honneur de sa mère ?

Un procès sensationnel fut engagé. Berryer soutint l'accusation. Chaix-d'Est-Ange se porta le défenseur de La Roncière, qui, s'étant refusé à fournir aucune explication susceptible de compromettre Mme de Morel, fut condamné. La peine, qui lui fut infligée sur le réquisitoire de Berryer et la plainte de Mlle de Morel, était de plusieurs années de prison. Il y resta quelques mois, seulement, la conscience qu'on avait de son innocence ayant été plus forte que la raison du jugement rendu ; et, par la suite, il fut nommé gouverneur de l'une de nos colonies. On avait tout oublié déjà.

Le suicide, à une date bien ultérieure, du duc d'Elchingen produisit une impression plus profonde et plus durable au sein de la société impérialiste. On s'était bien gardé, d'ailleurs, d'en ébruiter le motif et les circonstances.

Lorsqu'il sortit de Saint-Cyr, l'autorité militaire l'avait désigné comme officier de l'armée d'Afrique. En Algérie, les hasards de la vie de garnison le portèrent à lier connaissance avec une Maltaise, qui s'empara de ses sens et de sa volonté, au point de l'amener à la reconnaître pour sa femme. Il vécut avec elle sous la tente africaine, et commençait à regretter l''imprudence qu'il avait commise, lorsque brusquement cette fille disparut.

Ney revint en France, la quitta une seconde fois pour prendre part à l'expédition du Mexique, et enfin reprit le chemin de la mère patrie. Une dizaine d'années s'étaient écoulées depuis l'histoire de la Maltaise. Il avait épousé Mlle Heine, fille adoptive de la richissime Mme Furtado-Heine, et en eut quatre enfants. Il vivait à son foyer tranquille, heureux, lorsque le passé se réveilla. Une campagne d'intimidation venait d'être entamée contre lui. Un fils de la Maltaise avait surgi de l'ombre, qui prétendait revendiquer la paternité et le nom d'Elchingen. Des menaces parvinrent à l'adresse de Ney. On introduirait devant les tribunaux une action juridique établissant que son second mariage était nul et que les enfants de cette seconde union étaient sans état civil.

Pour écarter de sa voie les ennemis de son repos, il versa de l'argent, encore de l'argent ; mais plus il en donnait, et plus croissaient les exigences. Accusation de bigamie, inscription en faux contre ses enfants légitimes : c'était le double scandale qui allait être soulevé. Il prit peur et se rendit chez le préfet de police Andrieux, avec lequel il eut une longue et sérieuse conférence. Mais, au lieu d'en revenir l'esprit pacifié, il n'en demeura que plus nerveux et plus inquiet. C'est alors que se fixa dans son cerveau l'idée du suicide... Il fut trouvé mort, chez lui, ayant une balle de revolver dans le cou.

L'enquête ordonnée à la suite de ce dramatique événement démontra que la femme, au nom de qui avait été poussée cette campagne avec une effronterie insigne, était morte, depuis plusieurs années, que le mariage en Algérie était nul parce que la Maltaise se trouvait déjà en puissance d'époux, et quel époux ! l'un de ses compatriotes, un sans-patrie quelconque, une sorte de bandit, et que le duc d'Elchingen avait été la victime d'un audacieux chantage.

Sur la liste endeuillée des personnages de marque, qui cédèrent à la suggestion malheureuse de s'arracher la vie, se verrait encore plus d'un nom qualifié, comme celui du prince Achille Murat.

Officier au régiment des guides, il joignait aux avantages d'une position hors de pair les séductions qu'exerçait alors le prestige de l'uniforme, et surtout dans ce corps d'élite, aux yeux et sur l'imagination des femmes. Aimant le luxe et la dépense, il conduisait son train à grandes guides. Dans les heures de jeunesse où il protégeait Cora Pearl, il avait occupé les journaux d'une affaire qui le mit aux prises avec Henri Rochefort. L'incident s'était produit à la première d'une opérette fameuse. On signalait au brillant rédacteur du Figaro, dans le voisinage de sa loge, la présence du prince Achille Murat. Sceptique plus que pas un à l'égard des supériorités qui se fondent sur le privilège d'un nom, sur le hasard d'une naissance, et l'esprit toujours prêt à lancer le dard de l'ironie, le marquis de Rochefort-Luçay, ayant l'air de confondre les qualités des deux personnages, demanda tout haut si ce seigneur n'était pas l'Achille de la Belle Hélène, ce qui semblait le rabaisser au niveau d'un héros de parodie, ridicule et trembleur. Le prince avait relevé le trait aussitôt en envoyant deux témoins au journaliste. Une partie de chasse fut arrangée, d'apparence pour l'empereur, en la forêt de Saint-Germain, où la rencontre devait avoir lieu. Napoléon, qui s'était rendu dans un pavillon tout proche, afin de rassurer aussitôt que possible ses personnelles inquiétudes, eut le plaisir d'apprendre, à l'issue du duel, que le blessé n'avait pas été son cousin Murât, mais son redoutable adversaire politique Rochefort.

Achille Murat l'eut belle à jouer sa partie, dans cette loterie de l'existence. Malheureusement il gaspilla des dons précieux et sa fortune en même temps, prodigua, jusqu'après son mariage avec la princesse de Mingrélie, son activité dans de folles imprudences, compliquées de pertes considérables, au cercle et à la Bourse. Il se tua d'une balle au cœur.

Quelques années plus tard, un voile mystérieux enveloppait les circonstances où s'évada de ce monde une femme autrefois bien gâtée du sort et des hommes, la baronne de Silvera. Sœur d'une des princesses de la Cour, une fugue trop signalée l'avait écartée de sa famille et du monde officiel. Elle s'en était consolée en épuisant les largesses d'une existence facile et indépendante, en l'appartement qu'elle occupait, au 165 du boulevard Haussmann et dont nous revoyons encore les lourdes tentures d'un bleu turquoise. On distinguait sa silhouette élégante en maints lieux d'apparat, au premier plan des loges de théâtre ou des tribunes de courses. Elle jouissait de la possession d'un joli chalet, au Bois de Boulogne, et c'était un but à ses promenades, par la belle saison, de s'y rendre en calèche découverte. Tout à coup s'était dissipé dans les nuages ce décor de féerie. La main généreuse, qui subvenait à tant de luxe, avait été glacée par la mort. Après la disparition du comte de Lauvaincourt[14], la baronne de Silvera avait dû se convaincre qu'elle allait rester seule, sans jeunesse, sans argent et sans espoir de reconquérir ce qui s'était évanoui ; elle avait eu cette vision que, le lendemain, elle serait pauvre. Devant une telle perspective son âme s'était remplie d'épouvante. L'idée seule de la médiocrité lui semblait insoutenable. Plutôt que de s'y résigner, elle préféra recourir aux résolutions extrêmes.

Un soir, elle déclara à sa femme de chambre qu'elle se déshabillerait seule et n'aurait pas besoin de ses services. Sur la table de nuit, au chevet de sa couche, on avait disposé deux fioles, l'une contenant une potion calmante et l'autre renfermant de la morphine. Sa main s'égara. Elle absorba la morphine. Mais, pour écarter le soupçon d'un empoisonnement volontaire, elle avait eu la précaution d'écrire ce billet au crayon :

Je me suis trompée. Il est inutile d'appeler ma femme de chambre ni personne. Je me vois mourir. Rien ne pourrait me sauver.

Les journaux du lendemain signalèrent la funeste confusion qui avait amené la catastrophe. Ses amis n'adoptèrent pas cette version. Ils restaient convaincus que la baronne de Silvera s'était donné la mort parce qu'elle n'aurait pu supporter les conditions d'une vie incertaine et besogneuse.

***

Au plein du second Empire des scènes de drame assombrirent les couleurs riantes du roman. De douloureuses péripéties allèrent à leur accomplissement, dont le secret perça sous des apparences enchantées. Mais à ces fâcheux tableaux ne s'arrêtait pas longtemps le regard ni la pensée. On passait vite en fermant les yeux. On continuait de jeter des roses. Une souplesse comme naturelle et charmante à se tirer des mauvais pas — les faux pas où la pudeur chavire — l'insouciance, la joie de vivre ne laissaient pas s'arrêter en si beau chemin celles qui n'avaient que leur ondoyante humeur pour morale et pour philosophie[15].

Bien des frivolités s'éparpillaient à travers ce monde, où tant de jolies créatures dansaient avec une sorte de frénésie dans les rayons du soleil parisien. Du moins si leurs fantaisies légères s'égaraient quelquefois, c'était avec insouciance et sans calcul. Les âmes étaient un peu folles, mais les cœurs et les mains étaient purs d'intérêt.

Il en est autour de nous, maintenant, et beaucoup, qui se riraient de tels scrupules.

On les admire, celles-ci, les nôtres, nos contemporaines : elles tiennent cour plénière en leurs salons, reçoivent comtesses et duchesses, en arborent les titres, souvent, et, pour le reste, ne s'en remettent qu'à leur conscience. Gomme, par hasard, elles ont rencontré, sur le chemin de la vie, le mari qu'il leur fallait, insignifiant, discret et décoratif, sans préjugés, et dont le nom leur sert à contresigner la facture des emprunts mondains, au prix desquels sont cotées leurs faveurs, elles joueront leur rôle sans broncher jusqu'au terme de leur ambition, — un rôle ambigu, étrange, que ne soupçonnaient point les charmeuses de la haute société féminine d'autrefois.

Il y a plusieurs années, un fait inouï se passait chez une de celles qu'on dénomme, en la bourgeoisie régnante, de grandes mondaines. On peut interroger, en tous sens, les annales secrètes d'une époque, — je parle du second Empire — qui fut étourdie, dissipée, sans être corrompue ; on n'y découvrirait rien de semblable.

Armée de tous les moyens de conquête que peut fournir une beauté résistante et de toutes les ressources qu'y peut ajouter une énergie soutenue, une application sans défaillance à ne jamais s'écarter d'un but unique : dominer et s'enrichir ; très environnée, chez elle, très annoncée dans les carnets d'élégance quotidienne de la presse, cette privilégiée de la dernière heure s'était créé une situation singulière dans le Paris sceptique et complaisant. On savait le nombre et la diversité de ses intrigues, sans ignorer non plus ce que chacune d'elles avait dû lui rapporter en accroissement de prestige et de luxe. Les conversations ne chômaient point, entre intimes, quand elles abondaient sur ce thème. Mais on pensait avoir besoin d'elle et l'on avait pris l'habitude de le croire. D'ailleurs, on appréciait la femme pour sa beauté de corps et de visage, que le temps consacrait sans l'altérer, et pour cette adresse infaillible, si bien avertie sur ses intérêts, qui lui tenait lieu de toute supériorité ; et ses fêtes attiraient un monde énorme. On se rencontrait dans son salon comme dans le lieu le plus parisien du Tout-Paris où se groupaient les aristocraties du talent et de la finance.

Les aventures de sa vie privée, que couvraient le nom et la situation du mari, ne transpiraient que vaguement au dehors, et pendant qu'on était chez elle, en face d'elle, on n'osait plus se souvenir.

Un scandale s'ébruita, cependant.

Le fils de cette Marneffe perfectionnée — presque un adolescent — auquel, jamais satisfaite assez, pour son compte personnel, de l'excès de ses fantaisies, elle n'accordait que de maigres subsides — s'était laissé entraîner à contracter des dettes pressantes. Sa signature n'ayant pas rencontré de crédit, il était accouru chez sa mère, anxieux, la tête perdue ; il avait avoué ses fautes, et l'avait suppliée de lui venir en aide. Elle recevait aisément, mais ne donnait pas de même. Elle refusa nettement et rudement. Alors, le fils avait senti refluer de son cœur à ses lèvres les hontes maternelles ; et il lui avait jeté à la face les turpitudes de sa vie, celles qu'il connaissait au moins. Et cela dit, il s'était tué sous les yeux de l'impassible.

Elle n'avait pas prévu cet ennui. Justement elle avait une réception, ce soir-là. La fête ne fut pas décommandée. La mort du jeune homme fut tenue secrète jusqu'au lendemain. On ne sut les choses complètement que peu à peu ; la vérité ne filtra que goutte à goutte. D'ailleurs rien ne fut changé aux habitudes de cette financière de l'amour mondain et de ceux qui fréquentaient chez elle[16].

Il fut épargné à la société impérialiste, si évaporée qu'elle fût, de connaître la courtisane du monde, — le type hybride, indigne et triomphant, qui achève de consommer, sous nos yeux, la faillite de l'amour.

Les femmes du second Empire, me déclarait avec sa militaire franchise le général de Galliffet, on peut les caractériser en deux mots : elles étaient plus franches et coûtaient moins cher.

Elles n'avaient pas idée des transactions vénales, qui permettent qu'aujourd'hui des femmes de luxe expertes en affaires trouvent légitime, aussi bien qu'une autre sorte de mangeuses d'argent, d'exploiter pratiquement les faiblesses amoureuses de l'homme. Il n'était pas d'exemple qu'une femme du monde consentît à recevoir de l'or ou des bijoux de celui qu'elle aimait par-dessus les frontières du mariage. On insistait à l'une des plus belles amoureuses de la Cour que son amant éparpillait sa fortune avec une prodigalité déraisonnable.

Mon Dieu, répondit-elle, que puis-je à cela ? Pourvu qu'il ne dépense pas ses baisers comme il gaspille son or, ce que vous me dites m'importe peu.

La distinction existait encore entre le baiser qui se donne et le baiser qui se vend.

 

 

 



[1] Avec les Napoléon, proclamait Persigny, il y en a pour cent années de paix en Europe !

[2] Les affaires d'Italie, la question romaine, les expéditions lointaines, qui faisaient flotter le drapeau français sur les côtes de Syrie et jusque dans l'Extrême-Orient : il y avait assez d'événements, en 1860 pour retenir l'attention des esprits éclairés. — Espérons, disaient les prévoyants, que le chaos italien ne deviendra pas le chaos européen.

[3] Le décret du 24 novembre 1860 allait donner au pays, à la presse au Corps législatif, une illusion de liberté et préparer un état d'esprit nouveau.

[4] Il n'était pas de plaisir, qui n'eût la prétention d'être une bonne œuvre, ni de bonne œuvre qui ne se dorât sous un plaisir. (Pierre de la Gorce, Hist. du Second Empire, t. II.)

[5] Voir notre première série des Femmes du Second Empire, Autour de l'Impératrice.

[6] En même temps que Mlle Erazzu, on remarqua beaucoup son père, sous un costume mexicain en daim gris brodé d'or, et qui n'avait pas coûté moins de dix mille francs.

[7] Les comtesses Walewska, de La Bédoyère, de Grétry et la princesse Chtwertinska étaient en Eau : costume d'ondines, corsage en écailles de poisson nacre et argent garni d'herbes marines, jupes courtes en gaze vert d'eau, ceintures de perles et d'herbes aquatiques ; et, sur le devant de la tête, une coquille de nacre et d'or. Mmes de Persigny Silikof, et deux dames polonaises symbolisaient la Terre.

[8] On décrivait ainsi cet assemblage inouï d'un luxe tout orienta et barbare et de raffinement moderne, où flambaient, rutilaient, s'étalaient un millier de pierreries, au moins, sous l'ardente lumière : un jupon de gaze blanche passementée de franges d'or, à travers lequel s'apercevaient les jambes ; une tunique formée de pointes de satin blanc recouvertes d'un feuillage en filigrane d'or et bordées de marabout ; un corsage de velours nacarat, tout garni de diamants, d'émeraudes et de saphirs ; une draperie de corsage couverte de magnifiques mosaïques orientales ; un manteau ponceau bordé d'une large bande d'or et couvert de plumes d'autruche à nervures d'or attachées par des émeraudes ; sur la tête, un double diadème : le premier, une galerie d'or, sous chaque arcade de laquelle se balançait une poire de diamant ; le second, qui dominait l'autre, un large diadème grec orné de diamants ; au cou, un collier de diamants gros comme des noisettes et un autre collier d'émeraudes, au bout duquel pendait un diamant gros comme un œuf de pigeon ; des cothurnes semés de pierreries ; et, en main, un sceptre d'or terminé par la magique escarboucle des fées.

[9] Le mot me fut redit par Jules Oppert, qui l'entendit de la bouche d'Alphonse de Rothschild.

[10] Je mets à part des salons d'opposition d'une tenue grave, comme ceux de Mme Benoît-Champy, de Mme d'Agoult, de la comtesse d'Haussonville, où les lettres, la politique, les sujets sérieux de conversation primaient les fredons légers de la musique et de la danse. On a beaucoup écrit du salon de la comtesse d'Agoult (Daniel Stern) dont les trois filles épousèrent le marquis Guy de Charnacé, Emile Ollivier et Wagner. Il y aurait à tracer, dans un différent ordre d'idées que celui qui nous occupe à présent, une étude intéressante sur le cercle de la comtesse d'Haussonville, née Pauline d'Harcourt, mère de l'académicien Othenin d'Haussonville. Des particularités curieuses se rattachaient à sa mémoire. Ingres avait fait son portrait de jeune fille. Byron demanda la main de sa mère, ce qui l'amenait à dire, avec une sorte de regret idéaliste, qu'elle aurait pu être la fille de lord Byron. Le singulier de la chose est que, plus tard, elle avait rencontré à Paris la comtesse Guiccioli, — devenu la femme du marquis de Boissy, sénateur de l'empire — et qu'elle recueillit de sa bouche des épisodes de la vie du grand poète anglais, des anecdotes de jeunesse dont elle retraça le récit non sans talent. Elle allait souvent à Coppet, éprise de la beauté de la fille de Mme de Staël, qui devait être là duchesse de Broglie. La comtesse d'Haussonville avait sort hôtel, rue Saint-Dominique, en face du ministère de la Guerre. Elle y tenait un salon très éclectique et dégagé des préjugés de castes.

[11] Cette Mme de La F... fut une de celles qui inspirèrent à Janvier de La Motte sa comédie des Respectables.

[12] Les spectacles mondains étaient aussi en particulière faveur chez la baronne de Löwenthal, qui, à Vienne, avait inspiré un très vif sentiment au prince de Schwarzenberg, et se trouvait, à Paris mariée avec l'attaché militaire à l'ambassade d'Autriche. Un soir on y jouait la Fille mal gardée, qui avait été créée pour le talent précoce de Céline Montalant. Cette fois, le rôle fut tenu par une gracieuse enfant d'origine anglaise : Mlle Henriette Sansom, et, avec tant de gentillesse, que la princesse de Metternich, à l'issue du spectacle, avait dit : Il faut absolument que j'embrasse cette fille mal gardée. Henriette Sansom devait épouser un diplomate italien, le comte de Puliga, et prendre place en France, parmi les écrivains les plus délicats, sous son nom de lettres : Brada. En même temps qu'elles furent trouvées charmantes de grâce enfantine les filles de la maîtresse de la maison, dont l'une a été la duchesse Decazes en premières noces puis la princesse Lubomirska, et dont la seconde, Nina de Löwenthal, est à présent la marquise de Beauvoir. Arthur Aguado était l'heureux jeune premier ; qui donnait la réplique à l'aimable trio.

[13] On en exagéra le nombre et l'importance.

Nous renvoyons aux Mémoires suspects de Viel-Castel pour ce qu'il osait écrire, le 12 octobre 1852, sur le petit Eldorado de Saint-Germain, composé, prétendait-il, de la princesse Troubetzkoï, de la comtesse d'Adda, de Mme Manari, de la marquise de Persan, et de Mme Charles Laffitte.

[14] Il possédait un joli hôtel rue de la Ville-Lévêque.

[15] Cf. notre livre sur La Séduction, page 222.

[16] M. Maxime Formont publiait, en 1901, sous le titre : Courtisane, un roman qui n'était que le cadre embelli par l'art, dramatisé par l'imagination, de cette aventure parisienne réellement vécue, parmi l'indifférence perverse de ceux et de celles qui la côtoyèrent.