Un coup d'œil sur les salons d'opposition. — Où porter ses pas ? Entrée de bal, aux Tuileries. — Portrait de Mme de Pourtalès en sa dix-septième année. — Détails de fêtes et de mondanités. — A Compiègne. — Les comédies de société. — Grande dame en répétition. — Fragments de lettres de Mme de Pourtalès et de la princesse de Metternich. — Des préoccupations plus sérieuses. — A Berlin. — Pressentiments douloureux. — Une page historique. — La guerre. — Entre Strasbourg et Paris. — La lettre de Ducrot au général Frossard. — Dénouement. — Réminiscences impérialistes. — Dans les salons de Mme de Pourtalès. — Une conversation sur Mme de Castiglione. — Fin de portrait. On a toujours beaucoup parlé de Mme de Pourtalès, me disait une autre habituée célèbre des Tuileries. En l'avril de ses ans, alors que le cadre le plus souhaitable s'offrait à ses grâces de jeunesse, les faiseurs de portraits raffinaient à l'envi leurs couleurs pour adorner, embellir encore les attraits du modèle. Plus tard, au déclin de l'Empire, lorsque tant de fortune et de prospérité commença de glisser sur la pente, des circonstances advinrent, des événements graves se prononcèrent auxquels son nom fut mêlé, et de façon si directe, si imprévue, que les échos en furent longuement agités. Et, depuis lors, sa personnalité demeura, — sans qu'elle le voulût ou parût le rechercher — très en vue, par une participation toujours active aux fêtes du monde et de la charité. Au jour le jour, des nouvellistes empressés s'occupaient, comme ci-devant, de ses réceptions, des dîners qu'elle donnait ou auxquels elle assistait, — par l'effet de cette complaisance inlassable, qui ne permet pas aux gens d'un certain rang de se réunir, de se distraire, de causer ou de faire de la musique entre soi, sans qu'on juge bon d'en avertir Paris et la province. Tout de bonne heure Mme de Pourtalès entra dans la société impérialiste par la porte du mariage. Petite-fille de la baronne de Franck, fille d'Alfred Renouard de Bussière, grand industriel alsacien, dont l'initiative fit naître ou développa les plus vastes entreprises et qui fut, durant un quart de siècle, membre du Corps législatif, elle avait épousé, en sa dix-septième année, Edmond de Pourtalès. Association de deux cœurs et de deux fortunes, celui-ci étant né d'une famille de banquiers suisses, fixée à Paris en 1810, et enrichie dans les transactions financières. Le titre de comte y était tombé de ta main de Frédéric II, lorsque le canton de Neuchâtel relevait de la suzeraineté prussienne. Dès qu'on se fut établi, installé, et sur un pied magnifique, il fallut songer à prendre position, autrement dit à fixer ses préférences entre les débris d'un royalisme irréductible, renfrogné, boudeur, et la Cour nouvelle, où s'empressaient d'accourir, sautant d'un pied léger par-dessus la mauvaise humeur du noble Faubourg, les plus jolies et les plus élégantes femmes de Paris. Les salons d'opposition n'avaient point désarmé. Loin de là. Pendant que les parvenus du trône, très en goût d'étiquette, soucieux à l'extrême de rehausser par l'adjonction de blasons authentiques les éléments d'exotisme un peu troubles et d'aristocratisme improvisé dont se composait la majeure partie de leur entourage, prodiguaient les avances aux familles titrées, les purs jouissaient de leur reste, maussades et dénigreurs. Esclaves volontaires d'une supériorité de convention, si fiers de perpétuer, à travers les révolutions des mœurs et des idées, cet esprit de servage, cette sorte de domesticité seigneuriale dont Louis XIV fut l'introducteur et pour qui tout l'univers n'allait pas au delà des limites de la Cour, les paladins de l'armorial s'enfermaient dans un dédaigneux isolement. Les femmes surtout affichaient une intransigeance d'attitudes, qui n'était pas un des signes les moins curieux de la société d'alors. Foncièrement légitimistes ou panachées d'orléanisme, elles se montraient beaucoup plus irréconciliables que les hommes, ceux-ci ayant à ménager — il fallait vivre ! — des intérêts positifs, qui les forçaient à s'assouplir, à se rapprocher tôt ou tard de la feuille des bénéfices. Plusieurs d'entre elles, dont les maris s'étaient ralliés pour l'avantage de la communauté, affectaient de se tenir à l'écart ou de n'aborder que contraintes une cohue de déclassés, qui se croyaient, disaient-elles, une Cour ! De sorte qu'on eut plus d'une fois, nous racontait un témoin de cette comédie d'intérêts et de vanités mêlés, le spectacle étrange du comte de..., du duc de..., du marquis de... courtisanant aux Tuileries, alors que Mme la comtesse, ou Mme la duchesse, ou Mme la marquise, venue là, en fidèle épouse, trahissait en ses façons ; comme dépaysement d'étrangère dans ce monde et, toute roide en son hostilité dédaigneuse, piquait de ses sarcasmes les puissants du jour, — qui ne s'en souciaient mie. Par adresse ou par coquetterie, Mme de Pourtalès se plut à jouer la difficulté : concilier les extrêmes, entretenir des relations choisies de part et d'autre, garder des amitiés dans les deux camps, enfin prendre de toutes choses le meilleur. On devait remarquer plus tard qu'elle mettrait une sorte de jolie bravade à inviter, chez soi, durant les séjours d'automne à Compiègne, des femmes irrémédiablement brouillées avec l'ordre régnant. Quant au comte de Pourtalès, son origine étrangère le laissait assez indifférent à la couleur du drapeau. Il alla vers le soleil levant et présenta sa femme aux Tuileries ; le succès fut tel qu'elle en revint fervente impérialiste. Au reste, elle s'y sentait toute portée par sa situation même, la situation officielle de son père, le baron de Bussière, nommé directeur de la Monnaie. Elle était entrée dans la fête, si j'ose dire, un soir de grand bal chez l'impératrice. Tout étincelait de fraîches parures et d'épaules découvertes. De véritables constellations de pierreries caressaient les chairs et se jouaient dans les cheveux. Les jeunes et riants visages circulaient de toutes parts. On ne pouvait se tourner sans en voir. Ils étaient là, ce jour, comme ils se retrouveraient ailleurs, demain, faisant partie de la montre des grandes soirées, au même titre que la rose et le camélia entre les fleurs assorties d'une corbeille. On la distingua tout d'abord. Un galbe délicat, des yeux bleus expressifs, des traits de visage s'harmonisant à composer la physionomie Li plus aimable, des cheveux d'un bel or cendré, qu'avantageait, sur un front bas, la mode des coiffures échafaudées où se nichaient les diamants et les perles, un teins dont Hamilton, ou Marivaux, aurait dit que c'était des roses effeuillées dans du lait., une taille svelte, une démarche exquise, un assemblage enfin de grâces naturelles et enjolivées, qui la faisaient ressembler, perdue dans les mousselines légères, à un objet d'art animé : il en aurait fallu moins pour s'emparer des regards et des conversations. Avec un fond de moralité sérieuse, qu'elle tenait de son éducation et du protestantisme, elle apportait en elle, sous un air d'enjouement, où se mêlaient des grâces un peu affectées et quelque minauderie, tous les goûts et les dons du plaisir. L'impératrice fut séduite la première et décida qu'elle ne quitterait plus la liste de ses lundis[1]. Puis, Mme de Metternich, très en puissance, aussitôt prise d'une sympathie qui devint une amitié de la vie entière[2], lui offrit son marrainage. La remuante ambassadrice ne cessait de la porter en valeur, de la répandre, de chanter ses grâces. Elle en fit la beauté à la mode. On n'eut pas de peine à y consentir. Ce n'était que compliments pouf les faveurs dont une nature prodigue avait comblé Mme de Pourtalès. Je renonce à effeuiller tous les bouquets qui furent semés sur son chemin. Elle fut proclamée l'une des perfections de la Cour. On le disait et répétait un peu partout jusqu'à dépasser presque les limites de l'admiration permise. Ceci me fut conté. Certain soir, chez le ministre Duchâtel, on admirait une nouvelle acquisition artistique, un chef-d'œuvre de peinture, la Source, d'Ingres. Les lumières directement projetées sur la toile en faisaient ressortir les formes pures et charmantes, en leur chaste nudité. On commentait le pouvoir du génie, l'éternelle jeunesse de l'art. On rapprochait l'idéal et le réel. On avançait des comparaisons hasardées. Mme de Pourtalès vint à passer. Quelqu'un, plus hardi et procédant du connu à l'inconnu, eut l'air de confondre en une seule les deux beautés : Ah ! disait-il, voici Mme de Pourtalès en toilette de jour et en toilette de soir. Il n'en parlait que par supposition. Devait-on s'en fâcher ? Dans l'intime des propos ou des correspondances amicales, on n'aurait su converser, s'occuper d'elle aucunement sans ajouter à la mention de son titre quelque épithète flatteuse et passée dans l'usage : la belle comtesse, ou la jolie comtesse, et même avec un grain de familiarité, qu'expliquaient d'habituelles relations de monde : la charmante Mélanie, tout court. Ainsi, dans un passage de lettre du marquis de Galliffet à l'un de ses amis, officier dans les guides. Cet enfant gâté de la Cour avait été envoyé, pour y faire un temps de pénitence, sur les confins du Sahara. Il est au diable vauvert en Kabylie, lancé à la poursuite des derniers dissidents. Des souvenirs de Paris l'y viennent visiter, plus d'une fois par jour. Il songe aux amis, aux journaux, aux théâtres, aux chroniques d'Aurélien Scholl, aux gaietés du boulevard. Il réclame des nouvelles, des racontars surtout, et proteste qu'il ne veut être oublié ni des uns ni des autres. Que fait-on ? Que dit-on à la Cour ? Et, revenant à Mme de Pourtalès, que les liens d'une véritable amitié unissaient à' la marquise de Galliffet, il ajoute : Quand vous verrez la belle Mélanie, mettez à ses pieds mes regrets souvent renaissants. Edmond ne comprendra pas, mais elle pour deux. De certains visages féminins sont à désespérer lei rivales. Pourtant, elle sut inspirer plus de sympathies que de jalousies. Bien des femmes d'une charmante distinction ornaient les réunions de Mme de Pourtalès. Toute une pléiade de personnages et de mondains en titre faisaient cercle autour d'elle. Une accoutumance plus familière attachait à sa maison quelques intimes. Tels MM. de Fitz-James, Metternich, Sagan, Galliffet, Louis de Turenne. On remarquait très particulièrement entre les hôtes qualifiés de son salon l'officier de marine Charles de Fitz-James, homme de beaucoup de verve et d'esprit, — l'esprit héréditaire des Fitz-James. Comme on aimait à la voir, on avait plaisir à l'entendre, avec la justesse de mots, l'à-propos de reparties, l'animation souriante, qui lui sont propres. Pour un peu, on l'aurait égalée à ces charmeuses du passé, qui étoilaient de leurs spontanéités étincelantes la conversation d'alentour, ou bien encore à celles qui, jouant leur rôle en perfection, eurent le don suprême de faire causer. Il y eut même quelque exagération en cela. Je sais un flatteur, dont la plume alla jusqu'à la félicite, de ce que son tact infini l'avait préservée d'aborder le rôle ingrat de Mme de Staël et de Juliette Récamier. Ingrat, l'adjectif est une perle de courtisanerie. Comme si l'on pouvait être ou ne pas être, à volonté, une Mme de Staël, une Récamier ! Il ne dépendit point de Mme de Pourtalès de se faire autre qu'elle n'a été, c'est-à-dire, et la part lui demeure assez belle : une femme au dernier point séduisante, ayant de l'intelligence comme de la bonté, sans aspirer, ni prétendre cependant, aux supériorités éclatantes de l'esprit. Si la princesse Mathilde et la comtesse de Beaumont s'occupèrent, en réelles connaisseuses, de bel-esprit et de littérature, Mme de Pourtalès, bien qu'on la sût déjà très amoureuse d'art[3], appartenait au monde presque exclusivement. Aux fêtes célèbres, que donnait l'ambassadrice d'Autriche, et dont on faisait grand tapage aux environs, plusieurs semaines auparavant, on eût été fort surpris de ne pas la rencontrer, chaque fois, arborant une grâce inédite, une autre merveille de toilette. Comment aurait-elle pu se dérober aux assauts étourdissants d'élégance, où celles-là mêmes, qui n'étaient point parfaitement belles, le devenaient à force d'art ? Elle aussi recevait à grand éclat. Sa maison passait, dès lors, pour l'une des mieux montées et des mieux stylées de Paris. Elle en faisait les honneurs avec cette bonne grâce, nuancée de simplicité, qui sert d'excuse à la fortune. C'en était la note vive et particulière : l'apparat du luxe s'y mariait aux beautés de la nature, semées à profusion. On a raconté, en exagérant de beaucoup, qu'à l'une de ses premières et plus brillantes soirées, Mme de Pourtalès répandit, en festons, en bouquets, en gerbes, en guirlandes, de la base au faîte de son hôtel, pour quatre-vingt mille francs de fleurs. Car l'amour des fleurs fut toujours sa chère passion. Le prince de Sagan n'avait pas à l'apprendre, lorsque, à l'occasion d'une fête donnée en son honneur, il prodigua, dans un beau geste de galanterie fastueuse, vingt-cinq mille francs de camélias. Le détail est joli, s'il est exact ; le chiffre aussi. Je le tiens de la comtesse d'Orzegowska, qui, sans doute, oublia de le vérifier. La médisance ou la calomnie rôdent partout où se trouvent de jolies femmes. Quelqu'un l'a dit : c'est le frelon des belles, des jeunes et des avenantes. On lui prêta, c'était inévitable, de vagues imprudences, comme celle que raconte de Mme de Metternich et d'elle-même un historien suspect, à la page 123 de son livre sur la Cour de Napoléon III. Non plus que d'autres grandes dames ne devait-elle échapper aux insinuations perfides d'un certain mémorialiste, le Tallemant des Réaux du Second Empire, dont a trop légèrement colporté les commérages parce qu'il affirmait comme arrivé tout ce que son esprit de malice supposait imaginable. La réputation de la comtesse n'en souffrit pas. Du moins, est-ce un grand charme de savoir donner à la vertu des airs aimables. Mariée, jeune mère, très attachée k rendre facile et douce l'existence de ceux qu'elle chérissait à son foyer, on n'aurait pas songé à dire de Mme de Pourtalès, au dehors, comme de la princesse Clotilde, qu'elle était sage à faire peur. Mme de Metternich inventait une idée par jour afin de contenter chez autrui ce besoin de changement et de diversité, dont les exigences croissent au sein des plaisirs. L'émulation était louable à la seconder. Mme de Pourtalès avait bien aussi ses échappées fantaisistes. L'une de celles-là fit naître ce qu'on appela le cercle des Loutons et des Loutonnes. Une confrérie de rieurs et de rieuses, une association de personnes du monde en mal de jeunesse et de gaieté, un groupement amical d'heureux oisifs pour semer de l'esprit et varier entre soi l'agrément de vivre et dont une chronique à jeun tira prétexte de bien des propos en l'air. La vérité, c'est que la mélancolie avait été bannie de ce cercle et qu'on s'y entr'aidait, avec une complaisance toute juvénile, à l'en tenir éloignée. Un trait, une anecdote simplette, qui nie vint, longtemps après, d'une mémoire fidèle. On donnait, chez Mme de Pourtalès, en son hôtel de la rue Tronchet, un dîner suivi de réception. Maints personnages Officiels y étaient priés. Les flambeaux étaient allumés. Les équipages se succédaient. Des deux côtés de l'escalier, sur chaque marche, des valets de pied en culotte courte et perruque poudrée stationnaient en parade. D'un degré à l'autre ils s'entre-jetaient les noms des visiteurs, qu'il fallait au premier étage annoncer. Des noms brillants, pompeux, célèbres, qui, par un malencontreux hasard, n'arrivaient presque jamais à leur destination sans avoir été déformés en route. Le comte Walezowski, disait quelque valet maladroit en tournant la tête vers son voisin de gauche, qui le répétait tant bien que mal. Au vestiaire, le service avait paru dénué de style. Le ministre n'avait pu s'empêcher de glisser à cet égard une allusion discrète : Oui, dit-elle en souriant, nous avons eu du changement dans le personnel. C'est un peu de patience à prendre. Mais, vive, impétueuse, entre au salon la princesse de Metternich, qu'on vient d'annoncer : Madame de Materna, et dont un laquais au geste lourd tout à la minute empaquetait, comme une mante vulgaire, le superbe manteau fraîchement sorti des mains de Worth lui-même. Ah ! ça, ma chère Mélanie, que se passe-t-il dans votre domestique ? Et de quels gens vous êtes-vous donc embarrassée ? Mme de Pourtalès s'excuse de nouveau. Cependant, tout le monde est arrivé. Le moment aussi de passer à table. Les portes de la salle à manger sont ouvertes à deux battants. Mais quelle n'est point la stupéfaction des convives ! Tous ces valets de pied, à la culotte écarlate, aux cheveux poudrés de blanc, ont pris les devants sur la brillante compagnie. Assis à l'aise, ils sont en train de mettre les plats au pillage. L'audace est grande. Pas si grande, cependant. On a reconnu ces messieurs de la livrée. Tous du cercle, tous des Loutons attendant leurs aimables Loutonnes... le duc le marquis de... Chacun s'était fait une tête, et tout le monde y fut pris. La scène était bien jouée. Les habits furent échangés, comme dans les Précieuses de Molière, mais dans le sens inverse des personnages de la comédie, et la soirée s'acheva le plus gaiement du monde. Quand revenaient, en novembre, les Compiègnes de l'impératrice, décidément classés, reçus parmi les obligations d'étiquette, Mme de Pourtalès était du groupe favorisé, qui, tout à l'aise ayant fait son nid, pouvait voir arriver, bien curieuse en ses alliages, la foule des invités de circonstance. Ces Compiègnes, quand elle y parut, se ressentaient de l'influence un peu tumultueuse de Mme de Metternich. Un goût de mondanité artiste et fantasque s'y était introduit où, par moments, l'étiquette s'en allait à vau-l'eau. Sauf les rares journées de grande vénerie, où les dames chasseresses faisaient merveille, où tant de seigneurs honorés du bouton, tant de piqueurs, de valets, de chiens, s'élançaient à la poursuite du cerf de meute et triomphaient à grand tapage, en ces belles parties de massacre organisé, le théâtre et les représentations du château étaient la distraction préférée. Tous ies huit ou dix jours, on y mandait officiellement des artistes de la Comédie-Française et, du Gymnase. Bacciochi suggérait à l'impératrice le choix des pièces. On alternait, du moins mal, au programme, comédies et vaudevilles. L'empressement à s'y rendre était extraordinaire. Moindre était la ferveur de ce brillant auditoire à goûter le talent dépensé par les écrivains et les artistes. Je dirai même que les choses se passaient assez froidement. Des raisons étrangères au spectacle en primaient l'intérêt, dans l'esprit des invités. On n'écoutait qu'à peine. L'attention n'était pas le moins du monde à la pièce ; les regards allaient ailleurs, vaguaient de côté et d'autre, et se tournaient surtout dans la direction de la loge impériale. Le spectacle était moins sur la scène que dans la salle : on avait trop à s'occuper des personnages marquants, des favorites du jour, des toilettes, de mille choses, de mille détails, qui n'avaient rien à voir avec les jeux du théâtre. Un courant plus chaud circulait, une gaîté plus franche et plus expansive mettait en communication acteurs et public, lorsqu'on jouait à Compiègne la comédie de société. C'était un goût nouveau. Il florissait dans la plupart des grandes résidences mondaines. Les châteaux de Chenonceaux, de Valençay, de Brissac, avaient été dotés de véritables théâtres. En maints lieux, au temps des vacances automnales, les serres, les orangeries ou d'autres dépendances étaient promptement accommodées à l'illusion d'une métamorphose passagère. En 1862, le comte Léon de Béthune donnait, dans les vastes dépendances de l'hôtel Seillière, en bordure de l'esplanade des Invalides, une représentation d'Henri III par une troupe d'amateurs, dont l'interprétation parut merveilleuse. La jeune comtesse Edmond de Pourtalès, qui remplissait là le rôle assez effacé de la dame d'atours, avait produit un effet d'apparition et de costume surprenant. A Compiègne, c'était le plaisir d'excellence ; c'était, sous la direction entraînante de la princesse de Metternich, un mouvement, une agitation, une véritable fièvre. Longtemps avant le lever du rideau s'en mettait en peine la chronique du château. On en jasait par toutes les chambres, et sous tous les bosquets. Les remarques, les commentaires anticipés allaient bon train. N'était-on pas en pays de connaissance ? N'aurait-on point à se juger, à s'applaudir, à se critiquer entre soi ? La curiosité, d'ordinaire sympathique, un tantinet jalouse et dénigrante, montait au plus haut. Mme de Pourtalès s'était portée vaillamment à la suite de Mme de Metternich, avec moins de brio, sans doute, mais avec sincérité, gaieté. Que dis-je? Elle aussi collaborait, agissant, fournissant des idées, ajoutant une imagination, un trait de fantaisie à la revue dont on parlait sans cesse et qui devait être le clou de la série. En 1865, on s'était donné un mal infini pour ces Commentaires de César, déjà nommés, qui ne furent joués que deux à trois fois, et firent beaucoup plus de bruit dans le monde que bien des pièces promises aux honneurs de la centième. A l'instar de la princesse de Metternich, de la baronne Laure de Rothschild, ou de la marquise de Galliffet, Mme de Pourtalès sentait le besoin. par instants, au cours de répétitions plus ou moins irrégulières, d'exprimer à l'auteur, en des lettres vives et spirituelles, soit des transes d'artiste pas trop sûre d'elle-même, soit des incertitudes, des doutes au sujet d'un bout de rôle, ou sur l'effet d'un costume, enfin tous les menus soucis qu'inspiraient le plaisir et la crainte de ces parties de spectacles. Votre lettre, lui écrivait-elle, a couru après moi, et je ne la reçois qu'à l'instant. Je pars pour Munich, et serai de retour à la Robertsau, le 2 octobre. Adressez-y, le lez, tous les rôles. Suis-je vraiment en état de les accepter tous deux ? Pour vous, mon vieil ami, il y a bien des choses que je ferai et que j'accepterai de faire ; mais, ménagez toujours mon amour-propre. Vous le savez, je suis une bien triste actrice, excepté peut-être dans Madame Bouillabaisse et encore... Enfin, je ferai ce que je pourrai, et ce que je ne pourrai pas je le ferai encore... pour vous, mon bon Massa. Je vous serre au galop la main. Nous partons pour la chasse. Notre dernier jour, hélas ! Tous vos couplets sont adorables. BUSSIÈRE DE POURTALÈS. Dans une autre lettre, s'entremêlent deux questions, qui paraissent la toucher également : un grand mariage, dont on cause fort et le rôle qui l'occupe, entre temps. On s'aperçoit même que sa curiosité la plus grande ne va pas à la question de théâtre : Mon cher Massa, Voulez-vous me mettre un autre couplet à la place de : Plus de boudoirs charmants ? J'ai reçu le rôle de l'Hôtel des Ventes modifié un peu, et le préfère ainsi. Je pioche pour vous. Mais, écrivez-moi deux lignes me disant si cela tient toujours avec le mariage de Mouchy[4]. La comédie est-elle bien décidée encore ? Allez aussi aux informations, que je sache, à peu près, la date de notre série ; il nous faut huit répétitions avant de mettre cela d'ensemble, de sorte que si c'est pour jouer le 25, il faudrait bien arriver le 16. Oui, tâchez de me savoir cela. C'est égal, ce mariage m'étonne... Et vous?... Enfin, nous en parlerons de vive voix. Mille bonnes et affectueuses amitiés. BUSSIÈRE DE POURTALÈS. D'aventure, c'était Mme de Metternich, ayant toujours eu la plume agile, qui s'entremettait en personne afin qu'on opérât dans la revue des additions, des changements, pour le meilleur avantage de la plus jolie de ses artistes : 25 septembre 1867. Mme de Pourtalès a une idée excellente, qui est de faire suivre Prudhomme[5] par sa femme, durant son voyage à Paris, parce qu'elle aurait découvert qu'il lui faisait des traits. Ladite femme serait jolie ; pour suivre son mari elle se déguiserait en vieille ridicule. Au second acte, enragée de passer pour vieille et laide, Mme de Pourtalès reparaîtrait sous sa vraie forme et vous jugez si l'on abreuverait de sottises un tel époux ! Mme de Pourtalès, ainsi parodiée, comme dans le Voyage à Versailles, produirait un effet extraordinaire et l'on rirait aux larmes seulement à la regarder si différente d'elle-même. Et faire passer la revue par Mme Prudhomme, encore une idée. Cette idée, je vous la livre. Vous ferez merveille. Je ne pense pas que la revue ait lieu, lors du séjour de nos souverains[6]. On jouera à la mi-novembre. Nous chassons avec acharnement et nous menons une vraie vie de sauvages, dans les bois du matin au soir, nous levant à l'aube, nous couchant avec les poules. Je vous serre les deux mains et vous supplie de beaucoup travailler. Pauline METTERNICH. Et bien malicieusement la spirituelle princesse, en manière de post-scriptum, glisse cet avis à l'auteur : Tâchez de sortir du cadre des Commentaires de César, pour que l'on ne compare pas ! Puis, encore : Mme de Pourtalès vous prie de ne pas oublier le discours de M. Dupin[7] et vous demande s'il ne serait pas amusant qu'elle arrivât dans une toilette affreusement laide et simple, quitte à l'ôter ou à l'enlever, pour mieux dire, sur la scène, et à avoir dessous quelque chose de très joli ? On dirait, par exemple : Vous voyez tous et toutes que M. Dupin en veut aux femmes et tient à les enlaidir. La mode va vous le prouver ; jugez si ses édits à elle ne valent pas mieux que ceux de ce vilain monsieur. Et alors, changement de costume à vue. Cela serait d'un petit effet gentil, n'est-ce pas ? P. METTERNICH. Nous le voyons, on passait le temps en douceur, à Compiègne, à Paris. Les jours radieux et les beaux soirs s'égrenaient, et les grandes réceptions, et les bals aux Tuileries, et les fêtes où réapparaissait toujours, parmi les plus entourées, l'heureuse comtesse Mélanie de Pourtalès. Cependant qu'avait-elle ressenti jusqu'à cette heure ? Des satisfactions d'amour-propre et de monde. Le monde : du bruit, une vapeur fuyante, une traînée de parfum, qui embaume l'air, passe, s'évanouit. Les événements de l'époque mêlés aux circonstances de sa propre vie, l'amenèrent à connaître des impressions plus fortes. Elle eut sa page historique. Et ce feuillet, que nous allons relire, subsistera dans les mémoires du temps. Il n'en pourra plus être arraché. Les Pourtalès avaient l'habitude des voyages et des longs déplacements. Quand la Robertsau ne les gardai t pas en Alsace, dans ce coin pittoresque des vieilles Gaules, pour un séjour de saison, ils se rendaient volontiers à l'appel amical de la princesse de Metternich les invitant aux chasses à courre, dans ses propriétés de Bohême ou de Hongrie. D'autres fois, ils s'arrêtaient en Allemagne. En 1868 ils allèrent à Berlin. Ils avaient là des attaches de famille. Non pas que la comtesse fût Prussienne par son mari, comme le put croire et affirmer le général Ducrot ; car, d'alliance aussi bien que de naissance, elle n'a eu qu'une patrie ; et M. de Pourtalès, né à Paris, de parents suisses, était originaire d'une ancienne famille protestante, qui avait dû s'exiler, passer la frontière helvétique après la révocation de l'édit de Nantes ; il avait revendiqué ses droits de Français, au lendemain de Sadowa ; et, bien auparavant, il avait fait inscrire ses deux premiers enfants sur les registres de l'état civil ; mais la vérité est qu'une partie de la famille résidait à Berlin. En outre, on pensait avoir groupé là des amitiés de tout repos. En effet, Mme de Pourtalès se reposait sur cette idée, confiante, optimiste. Elle ne prenait point la peine de cacher son faible pour les vertus et mérites germaniques. A Paris, elle aurait prêté serment sur les dispositions parfaites, l'irréprochable bonne volonté des voisins allemands. Ingénument, quand elle abordait ce thème, elle laissait parler son admiration pour Bismarck et pour Guillaume, au risque d'irriter des susceptibilités françaises trop chatouilleuses, supposait-elle, tellement que des personnages de Berlin voyaient déjà le retour prochain et satisfait de son âme alsacienne dans le sein de l'unité allemande. C'est ici que l'attendait une profonde surprise. M. de Schleinitz, alors ministre dirigeant, avait prié à dîner le comte et la comtesse de Pourtalès. Celle-ci avait été placée à la droite de l'homme d'Etat, qui, ne doutant point des sentiments secrets de ses invités, commença à l'entretenir, avec l'intention évidente de lui être agréable, des progrès de la Prusse, du grandissement de l'Allemagne et de l'essor que ne tarderait pas à prendre sa puissance dans le monde. Elle écoutait sans interrompre. Et M. de Schleinitz se mit à développer ces idées d'expansion territoriale qu'on connaissait si bien dans l'état-major allemand et dont on était si mal informé au palais d'Orsay. — Oui, bientôt, belle comtesse, continuait-il du ton le plus engageant, vous serez tout à fait des nôtres. Elle leva la tête, émue, troublée, tandis que M. de Schleinitz, tout à son idée, concluait en ces termes : — L'Alsace va devenir une des plus belles provinces de l'Allemagne et vous, comtesse, nous serons fiers de vous compter parmi nos compatriotes. — Mais, répliqua-t-elle, je suis Alsacienne, je suis Française et très Française, croyez-le bien. L'Excellence prussienne comprit qu'elle avait trop parlé. La conversation ne fut plus reprise sur ce sujet. Le coup, cependant, avait porté. La révélation était faite des projets manifestement hostiles qu'on nourrissait en Prusse. Des mots lui revinrent à la pensée, des mots de ses amis Metternich, auxquels elle n'avait pas assez prêté d'attention sur la politique fuyante, embarrassée, pleine de périls, du cabinet impérial. Déjà, dans leurs garnisons, les officiers prussiens marquaient les étapes futures de leurs troupes sur les cartes de France. A Berlin on s'entretenait couramment, et sur le ton d'une confiance absolue, des grandes destinées qui attendaient la Prusse et que l'Allemagne attendait d'elle. Et le rêveur couronné, qui présidait à celles du peuple français, sûr de soi et de sa diplomatie, continuait à suivre sa chimère obstinée d'une alliance nécessaire et féconde avec les héritiers de Frédéric. Bismarck, en effet, à Biarritz, avait touché deux mots de cette entente franco-germanique. C'est qu'il avait cru trouver devant lui des hommes d'Etat et traiter avec eux en conséquence. Il ne lui avait pas été difficile ni long de s'apercevoir qu'il s'était étrangement trompé ; et il avait pu prendre son temps, tout promettre, sans rien tenir, et masquer ses batteries[8]. L'explosion n'avait besoin que d'une étincelle pour éclater. Ni les dangers extérieurs, ni le désarroi public, ni le trouble des esprits n'étaient parvenus à déranger l'heureuse somnolence de Napoléon III et la quiétude de ses courtisans, de ses ministres[9]. Le marquis de La Valette tenait encore en main la plume dont il signa sa fameuse circulaire : La France ne peut que se réjouir de l'agrandissement de la Prusse, qu'elle a appelé de tous ses vœux et favorisé de son concours. Trois personnes, me disait Alfred Mézières, trois personnes avant 1870, avaient nettement prévu tout ce qui devait arriver : le lieutenant-colonel Stoffel, le général Ducrot et Mme de Pourtalès. En réalité, elles ne-furent pas les seules, et, sans parler des prophètes du lendemain, nous pourrions en nommer quelques autres, jusque dans l'entourage de l'empereur, comme le duc de Persigny, qui n'avait pas attendu la tempête pour en dénoncer les symptômes. Mais celles-là jetèrent l'alarme plus haut et plus fort, sans qu'on les entendit davantage. C'est à ce moment que le cabinet noir intercepta la lettre de Ducrot au général Frossard, la lettre historique du 28 octobre 1868, retrouvée en 1870 dans les Papiers des Tuileries, et où, de toute son énergie militaire, il appuyait sur l'importance des révélations, que venait de faire éclater à ses yeux une femme du monde. En effet, à son retour d'Allemagne et passant à Strasbourg, elle avait voulu donner part au général Ducrot de ses craintes patriotiques, afin que d'autres fussent avertis à temps. Elle était revenue, lui déclara-t-elle, la mort dans l'âme. La guerre était inévitable ; elle se produirait au premier jour ; car les Prussiens la voulaient, et ils s'y étaient si habilement, si complètement préparés, qu'ils ne doutaient point du succès. — Eh quoi, lui avait-il répondu, feignant de glisser dans ]'entretien une pointe d'ironie, vous embouchez la trompette de Bellone juste au moment où, de tous côtés, l'on ne parle que des intentions pacifiques de nos bons voisins, de la salutaire terreur que nous leur inspirons, du désir de Bismarck d'éviter tout prétexte de conflit, lorsque nous renvoyons tous les soldats dans leurs foyers, et qu'il est même question d'une réduction des cadres, à tel point que je m'apprête à aller planter mes choux en Nivernais ! — Oh ! général, c'est ce qu'il y a d'affreux. Ces gens-là nous trompent indignement et comptent bien nous surprendre désarmés... Oui, le mot d'ordre est donné ; en public, on parle de paix, du désir de vivre en bonnes relations avec nous ; mais, lorsque, dans l'intimité, l'on cause avec tous ces gens de l'entourage du roi, ils prennent un air narquois et vous disent : Est-ce que vous croyez à tout cela ? Ne voyez-vous point que les événements marchent à grands pas, que rien ne saurait conjurer le dénouement ? Ils se moquent indignement de notre gouvernement, de notre armée, de l'empereur, de l'impératrice ; prétendent qu'avant peu la France sera une seconde Espagne ! Enfin, croiriez-vous que le ministre de la maison du Roi a osé m'affirmer qu'avant dix-huit mois notre Alsace serait à la Prusse ? Et si vous saviez quels énormes préparatifs on fait de tous côtés, avec quelle ardeur ils travaillent pour transformer et fusionner les armées des Etats récemment annexés, quelle confiance dans tous les rangs de la société et de l'armée !... Oh ! en vérité, général, je reviens navrée, pleine de trouble et de crainte. Oui, j'en suis certaine, maintenant, rien ne peut conjurer la guerre, et quelle guerre ! Les paroles de Mme de Pourtalès, en France, avaient un accent de prophétie ; elles n'auraient paru en Allemagne que l'expression d'un fait sur le point de s'accomplir, presque réalisé dans les imaginations prussiennes. Quelque temps auparavant, le général de Blumenthal, étant allé en Angleterre, chassait dans les environs de Norfolk avec lord Albermale ; et celui-ci lui exprimait le désir qu'il avait d'aller à Berlin afin d'assister aux manœuvres de l'armée. Ne prenez pas cette peine, lui avait répondu le général brandebourgeois : nous donnerons bientôt pour vous une grande revue au Champ-de-Mars de Paris. Ce qu'elle avait dit, à Strasbourg, sous l'émoi des sentiments que lui inspirait une douloureuse conviction, elle le répéta à Compiègne. Elle s'en ouvrit à l'empereur, qui l'avait invitée à: sa table et placée auprès de lui. Il écouta ses récits effrayants, dans fine attitude silencieuse, sceptique, en homme tranquille et fort. Vos jolis yeux bleus, comtesse, finit-il par lui répondre, ont vu à travers le prisme de votre imagination des choses qui n'existent pas ; croyez-moi, nous n'avons rien à craindre de la Prusse ; elle n'osera pas nous attaquer. Et il en donna des raisons, qu'il jugeait sans réplique. Les commentaires autour de l'incident furent arrêtés. On ne fut pas embarrassé de jeter le blâme sur le général Ducrot, un alarmiste qui voyait des Prussiens partout, et d'ajouter qu'on n'avait pas à perdre le temps sur les propos d'une jolie femme, qui n'entendait rien à la politique. Les destins s'accomplirent. Etrange coïncidence ! Au moment de la déclaration de guerre, quand l'empereur se préparait à partir pour se 'mettre à la tête de l'armée, on avait lieu d'apprendre, à Paris, qu'une familière du château, une parente de Napoléon, avait jugé parfaitement admissible de concilier avec son attachement pour la maison impériale et avec les devoirs qui lui étaient commandés à l'égard du pays même, les habitudes d'une correspondance suivie entre elle et les princes do la famille royale de Prusse, entre elle et les chefs de l'armée allemande. Mea de Pourtalès n'eut pas à connaître de ces transactions. Les sentiments de droiture, de patriotisme et d'humanité, qui jaillirent des âmes, dans les heures critiques, éclataient en preuves autour d'elle. Son père le baron de Bussière, fut emmené prisonnier des Prussiens à Radstadt, après la dévastation du château de la Robertsau, qu'il avait converti en ambulance. Sa sœur, la comtesse de Leusse, et son beau-frère, maire de Reischoffen, ancien député du Bas-Rhin, déployèrent une ardente activité pour l'amélioration du sort des combattants et des blessés. Enfin, elle aussi réclama une large part dans l'œuvre collective d'abnégation et de dévouement, dont les grandes familles alsaciennes donnèrent alors ; des exemples multipliés. C'est ainsi que se trouva justifiée pleinement l'heureuse idée qu'eurent des artistes en renom de la peindre vêtue en paysanne alsacienne, comme l'image même de l'Alsace pleurant la patrie perdue. Image de beauté blonde aux tresses pendantes, sous le ruban noir, qui incarnait si bien le sentiment public, dans ces jours de deuil, qu'on la reproduisit par tous les procédés connus des arts graphiques, au lendemain de la guerre. Tandis que les couronnes et les gerbes de fleurs s'amoncelaient autour de la statue de Strasbourg, sur la place de la Concorde, dans les vitrines du commerce on voyait partout l'anonyme portrait de la belle comtesse, coiffée du nœud d'Alsace. Mme de Pourtalès avait gardé une affectueuse fidélité aux souverains déchus. Il fut en son pouvoir de leur en fournir des témoignages positifs. De prime abord, la situation matérielle des hôtes de Chislehurst s'était révélée difficile et précaire. Avec sa confiance imperturbable en son étoile, qui ne lui laissait pas entrevoir les éventualités d'un suprême désastre, Napoléon III était loin d'avoir précautionneusement entassé des fonds considérables à l'étranger, comme on le lui imputait si fort. Les valeurs et bijoux personnels abandonnés aux Tuileries, dans la précipitation du départ ou de la fuite, avaient été placés sous séquestre. Jusque vers 1874, il fallut compter sur le dévouement des intimes. Une amie de l'impératrice, portant un nom célèbre en littérature, Mme Octave Feuillet, nous donnait de vive voix des détails presque incroyables, touchant cette période aiguë. Qui se fût imaginé l'ex-souveraine, la resplendissante Eugénie, obligée d'économiser sur les nécessités de la vie domestique, regardant aux dépenses de table, à la lumière, à l'huile de ses lampes ? Ce ne fut qu'un moment. Des retours d'abondance, grossis par des héritages de France et surtout d'Espagne, devaient ramener la sécurité opulente dans sa maison, — une opulence dont sa main, il faut le dire, n'a plus usé que d'une manière discrète et parcimonieuse. Toujours est-il que les choses étaient au pis, en 1873, lorsque la comtesse de Pourtalès vint en visite à Chislehurst. De ses propres yeux, elle avait pu se rendre compte des conditions d'existence étroite, qu'y menaient les souverains dépossédés, et qu'on ne soupçonnait guère au dehors. Elle n'eut alors qu'une pensée : retourner en hâte à Paris, intervenir auprès de Thiers, chef du pouvoir exécutif, lui exposer la situation réelle de ceux dont le règne imprudent avait été si funeste au pays, mais pour en être frappés, de retour, si profondément, et -olliciter comme un acte de justice qu'on leur restituât les objets leur ayant appartenu en propre : des présents, des souvenirs. En dehors des raisons qu'on faisait valoir auprès de lui sur l'équité de cette mesure, Thiers n'était pas insensible aux démarches féminines, aristocratisées d'élégance. Il goûtait, en général, c'est une remarque à glisser ici, la conversation et la société des femmes. La comtesse Le Hon, la duchesse Colonna, la comtesse Walewska, pour n'en citer qu'une élite, le virent aimable et empressé dans leurs salons. Sous l'Empire, il avait gardé des relations affables avec la comtesse et le comte de Pourtalès. Il s'en souvint opportunément. L'intercession de la comtesse Mélanie ne fut pas inutile. Mme de Pourtalès obtint beaucoup ; et des caisses remplies furent envoyées à Chislehurst, qui n'en auraient pas pris le chemin, sans l'énergie tenace dont elle fit preuve auprès des fonctionnaires chargés de la liquidation... impériale. Les attaches bonapartistes lui, sont restées des plus chères. Elle ne s'y tient pas exclusivement. Déjà, sous l'Empire il plaisait à son humeur voyageuse de porter le cap en des milieux nuancés d'opposition, où l'attiraient des sympathies individuelles d'intelligence et de caractère. Des remarques se faisaient jour sur la polit' que un peu frondeuse de Mme de Pourtalès. Par la suite, son goût, et son discernement s'appliquèrent à entremêler et concilier au mieux, les opinions et les personnes, en des réunions où domine, pourtant, l'élément mondain, c'est-à-dire la préoccupation un peu vaine de la naissance et des titres, où les arts et les lettres, sans y être délaissés, n'ont pas, comme il en était dans le salon de la princesse Mathilde, leurs grandes entrées. En cette fraction de monde, la comtesse de Pourtalès détient un prestige incontesté. Les élus se retrouvent fidèlement à ses soirées, dans le vaste salon rouge maintes fois décrit, où des toiles du Bronzino ; de Rembrandt et de Van Dyck, se marient à des chefs-d'œuvre de l'art moderne. Les altesses en déplacement des différentes Cours étrangères paraissent, et reparaissent à ses réceptions, au point, faisait observer un témoin, que l'on s'étonne de voir l'Europe monarchique si féconde en princes et en princesses. En des réunions plus intimes, Mme de Pourtalès se complait à laisser parler ses souvenirs sur la génération des femmes et des hommes, qui s'épanouit triomphante, avec beaucoup de verve et un grain de folie, pendant les plus belles années du second empire. Il nous est revenu, parmi d'autres, un écho de l'une de ces causeries familières. C'était à un dîner, chez le marquis de Breteuil. On conversait des gens et, des choses d'autrefois. Elle contait, d'une manière précise et pleine d'intérêt, des traits, des anecdotes. Il s'agissait, en particulier, de Mme de Castiglione. Le hasard d'un article publié sous notre signature, dans un grand journal du soir[10], avait amené les propos autour de cette physionomie originale. La Castiglione, disait Mme de Pourtalès... Vous voulez savoir à qui elle ressemble ? Tenez, à Mme de Janzé[11]. Et se tournant vers l'amiral Duperré : N'est-ce pas, amiral ? — C'est cela, belle et froide. — Oui, très belle, mais bien insupportable. Puis, causant de ses mille et mille caprices, elle rappelle la fameuse soirée des tableaux vivants, chez les Meyendorff, lorsque, de la façon la plus imprévue, Mme de Castiglione, qu'on s'attendait à. voir sous un costume moins austère, apparut en capucine, la coiffe sur le front, l'habit gris de lin l'enveloppant des pieds à la tête... et disparut sans vouloir plus reparaître malgré les prières qu'on lui en faisait. C'était une opposition... un ange de pureté et de beauté ! L'anecdote est piquante. On s'en amuse. Ensuite, chacun de dire son mot sur la comtesse florentine. Et M. de Montesquiou de s'écrier qu'il en était passionné, qu'il avait de ses souvenirs, de ses meubles, de ses papiers, qu'il possédait vingt portraits d'elle... Et M. Gabriel Hanotaux de révéler ses trouvailles dans la bibliothèque et les papiers dispersés de la Castiglione... Mais, n'était-il pas curieux, pour ceux qui faisaient partie de ce dîner, d'entendre Mme de Pourtalès devisant ainsi de la divine Nicchia, qui fut la seule peut-être, en la Cour de Napoléon III, à la surpasser en beauté ? Car, en dépit des airs maussades et dédaigneux trop habituels à la cousine de Cavour, il fallait bien reconnaître une éblouissante vérité... Il n'y a pas deux Castiglione, me disait la comtesse de La Poëze, dans un élan de sincérité. Mais que les retours de la vie furent différents, pour l'une et pour l'autre ! Mme de Pourtalès est une des rares privilégiées de ce cercle brillant, qui n'eurent point à se ressentir, en leur personnelle et indépendante condition, des éclats de la catastrophe. L'effondrement du régime bonapartiste et les désastres de la patrie avaient frappé au cœur bien des illusions, abattu bien des espoirs, renversé bien des prospérités, et cela dans l'âge où les recommencements sont une trop lourde tâche ou un trop difficile problème. S'il n'en alla point pour elle tout à fait, comme pour Mme de Metternich, d'un simple changement de décor, du moins les contre-coups de la chute ne portèrent à son état dans le monde qu'une atteinte morale, aisée à supporter. Son luxe intime n'en a pas été diminué, ni sa large indépendance. Elle a continué de recevoir à Paris, de chasser à la Robertsau, de faire là grande figure, entourée de ses fils : les comtes Jacques, Paul et Hubert de Pourtalès, et de ses filles : la baronne de Berckheim et la marquise de Loys-Chandieu, d'entretenir des correspondances assidues et fidèles, de patronner des œuvres. de se répandre avec sélection, et d'exercer un rôle, dans la commodité d'un cadre opulent et aristocratique. Et, par suite, les chagrins que causent, aux lendemains de ruine, les tristesses de l'abandon, l'expérience cruelle des pires ingratitudes, et les déboires de l'isolement, quand on vit tout Paris à ses pieds, comme une et plusieurs que je pourrais nommer : toutes ces épreuves lui demeurèrent inconnues. Privilège plus rare encore : l'hiver des ans lui garda des clémences infinies. Son sourire avait à peine changé. Il y a des roses qui ne tombent que feuille à feuille. En vérité, lorsque la Fortune vint à elle, au matin de sa vie, accompagnée du plus riant cortège, la capricieuse déesse avait tardé bien longtemps à remonter sur sa roue. |
[1] Les invitations des petits Lundis étaient restreintes en nombre et n'allaient guère au delà de cinq à six cents personnes. Je me souviens, dit Mme Carette, en ses Souvenirs, que je vis alors (vers 1859), pour la première fois, la comtesse de Pourtalès et la marquise de Galliffet. Elles se faisaient vis-à-vis dans le même quadrille. Il était impossible de voir rien de plus charmant que ces deux personnes de beauté différente, ayant l'une et l'autre beaucoup de grâce, de gaîté et d'élégance.
[2] Dans les temps prolongés des séparations, de Paris à Vienne de la Robertsau, propriété des Pourtalès, en Alsace, aux villégiatures habituelles de la princesse en Bohême ou en Hongrie, elles n'ont cessé d'entretenir un commerce de lettres des plus affectueux. Il serait d'un vif intérêt de jeter un coup d'œil, à la dérobée, dans cette partie de correspondance, où Mme de Metternich, avec l'aisance de plume et la spontanéité d'esprit dont elle use en écrivant comme en parlant, révélerait, sous l'intime, son véritable caractère de femme, son originalité de nature et découvrirait les raisons de bien des mouvements de son humeur, qu'on essaya de faire passer pour excentriques parce qu'ils se donnaient cours sans gêne ni dissimulation.
[3] Toutes les peintures ornant ses salons, sa galerie, sont des perles de collections ; son hôtel est un musée.
[4] Le duc de Mouchy, duc de Poix, allait épouser la princesse Anna Murat, petite-fille du roi de Naples et de Caroline Bonaparte, et l'une des filles du prince de Ponte-Corvo, qui fut reconnu prince et altesse en 1858.
[5] Le compère de la revue.
[6] L'empereur et l'impératrice d'Autriche.
[7] Ce discours contre le luxe des femmes provoqua un tapage énorme et fit tomber de tous cotés une pluie de brochures.
[8] Dès avant 1860 se dénonçait le but poursuivi par Bismarck, la pensée vers laquelle tendaient tous ses efforts : l'unité de l'Allemagne, la guerre avec l'Autriche, la recherche d'alliances effectives pour l'accomplissement de ses desseins. V. la Correspondance de Bismarck avec le baron de Schleinitz, Cotta, éditeur, Stuttgart.
[9] On doit excepter le ministre de la guerre, le maréchal Niel, qui fut surpris par la mort au milieu de ses efforts de réorganisation de l'armée française.
[10] Le Temps, 16 janvier 1905.
[11] Le rapprochement est contestable. On ne voit pas très bien les similitudes physiques. D'une manière plus fondée, comparait-on, quant à l'aspect extérieur, l'impératrice et la vicomtesse de Janzé.