En manière d'avant-propos. — La jeunesse de Sophie de Castellane. — Fêtes nuptiales, au château de Montgeoffroy. — Les originalités de M. de Contades. — Un gentilhomme casseur d'assiettes. — Pour entrer à la Chambre. — Élection mouvementée. — Mme de Contades, à Paris et à la Cour. — Déplacements de chasse. — Opinions et anecdotes sur cette phase de la vie de Mme de Contades. — Heures de tristesse sentimentale. — Deux lettres inédites. — Elle devient comtesse de Beaulaincourt. — Voiles de deuil. — Nouveaux aspects d'existence. — Le salon de Mme de Beaulaincourt. — Grande dame et fleuriste. — De curieuses réminiscences. — Les archives de Mme de Beaulaincourt. Tandis que Mme de Beaulaincourt, d'une main octogénaire et toujours diligente, d'un esprit encore alerte et sûr, achevait l'œuvre de classement qu'elle entamait en 1893 — ayant alors soixante-dix-huit ans[1] ; — pendant qu'elle assemblait, ordonnait et disposait ses archives privées, ses papiers en foule : notes détachées, fragments de mémoires, correspondances volumineuses, et particulièrement débrouillait, éclairait et justifiait les seize mille lettres qu'elle avait trouvé le temps d'écrire à sa sœur de Hatzfeld[2], supprimant l'intime, conservant l'utile, déchirant, brûlant, raturant ce qu'il ne serait pas bon de savoir, ou réservant et apostillant ce qu'on devra connaître, opérant, en un mot, le grand triage, l'idée nous vint d'anticiper sur l'heure de cette moisson historique et de silhouetter, sans attendre, l'ébauche d'un portrait à faire demain. Avant de recevoir, en secondes noces, le nom de Beaulaincourt, elle avait trouvé, dans sa première corbeille de mariage, celui de marquise de Contades, sous lequel, à vrai dire, elle se personnifia et se particularisa davantage. C'était au temps d'une jeunesse gourmande de fêtes et de succès, éprise à l'extrême de soirées, de spectacles, de réceptions, non moins passionnée de sports élégants, de belles cavalcades et de grandes chasses. Les façons très en dehors de Mme de Contades, son amour des distractions bruyantes, sa nature vive et audacieuse, ses goûts aventureux, ses caprices imprévus, prêtèrent libéralement au partage mondain. Elle avait de qui tenir. De son père. le maréchal comte de Castellane. dont le tempérament fantasque et le fanatisme militaire sont passés à l'état de légende, lui venait une certaine vaillance de caractère, avec ce quelque chose de brusque, de tranchant, de volontaire, qui ressemblait à de la décision virile : d'aventure, on aurait pu croire que l'épée n'eût pas failli dans sa main. Elle avait, de sa mère, l'intelligence alerte et cultivée. Car on faisait grande dépense d'esprit chez Mme de Castellane, toute la première généreuse de cette monnaie brillante. La bonne grâce et la gaieté des mots avaient, en son salon, leurs coudées franches. Il y régnait une humeur de liberté qu'on ne rencontrait pas ailleurs. Mme de Castellane est une Gauloise, disait la marquise de Charnacé à son fils, qui nous rapportait ce mot d'il y avait soixante ans[3]. Les chances de nature ou de naissance n'avaient pas trop mal servi, comme on voit, Sophie de Castellane : et l'éducation lui enseigna à sentir son prix. Des mains d'une mère attentive à contenter ses moindres goûts et toutes ses fantaisies elle passa dans celles d'une tante, qui se hâta de la marier. A seize ans, elle était femme et marquise. Elle venait d'épouser son cousin, Henri de Contades, affligé de vingt et un ans d'âge et d'un majorat de quatre-vingt mille livres de rentes. On inaugura cette union par des fêtes magnifiques, au manoir de Montgeoffroy, en pays angevin. Illuminations, bals, comédies, se succédèrent, ordonnés d'une telle manière que, du coup, la jeune châtelaine s'était mise à la tête de la société de province, qui l'accueillait à ses débuts. Il n'était pas dans ses desseins d'y languir. Un autre théâtre sollicitait son désir impatient d'être et de paraître. Au surplus, on laissa bientôt entendre que la sérénité de l'accord conjugal n'avait été ni si complète ni si durable qu'on l'avait espéré, et que des nuages avaient assombri l'aurore des joies hyménéennes, si tant est qu'elles existèrent jamais. Les apparences en faisaient douter. A Montgeoffroy, M. de Contades résidait au premier étage, tandis que Mme de Contades occupait l'appartement du rez-de-chaussée[4]. Les rencontres à table et en voyage alternaient avec des intervalles de séparation plus prolongés. Les caractères ne s'étaient pas fondus. M. de Contades avait des bizarreries. Il était d'illustre maison, et, pourtant, on lui reprochait de manquer un peu de tenue. Siffler, siffloter au salon, lui était une façon coutumière. Il avait une autre originalité : c'était de casser les assiettes avec son coude, pendant le repas. Que dis-je ! Ce jeu bizarre avait dégénéré, chez notre gentilhomme, en véritable manie. On le vit, un jour, acheter, à la foire d'une petite ville, plusieurs douzaine d'assiettes, dont il jetait les débris sur la route[5]. Peccadilles, sans doute, et légers différends... niais qui n'étaient pas les seuls. Il m'en fut révélé de plus intimes. Le marquis de Contades, descendant du maréchal de France, n'appartenait pas à l'armée. On avait désiré, par compensation, qu'il prît des grades dans la politique. Il s'était porté candidat à la députation, en 1845, à Perpignan, où son beau-père, le général de Castellane, commandait la division. Le collège électoral, malheureusement, avait accueilli de travers sa candidature. Il se fit même beaucoup de tapage autour de cela, et les Perpignanais, en leur chaleur à soutenir le républicain Etienne Arago, avaient pris une attitude quasi révolutionnaire fort déplaisante au regard des royalistes. M. de Castellane eut les oreilles très échauffées des vivats que le populaire, mal embouché, poussait à l'encontre de ses préférences et sous ses propres fenêtres. Il aurait voulu coffrer tous ces gens-là. A son appel, des piquets de caserne étaient accourus sur la place des Loges. Il avait ordonné à ses soldats de charger leurs armes ! Un peloton de chasseurs à cheval se tenait prêt à sabrer cette foule désarmée, qui avait le tort de crier : Vive Arago ! au lieu de : Vive Contades ! Elle se dispersa d'elle-même. La gendarmerie, l'infanterie, la cavalerie, l'artillerie, purent en faire autant, et Boniface de Castellane, ayant dû constater que ce déploiement de forces n'avait pas modifié d'une voix la signification du vote, se consola en couchant par écrit, dans son journal, que les moyens d'intimidation employés par M. Arago et ses partisans avaient empêché le succès de la bonne cause ! Contades eut sa revanche peu de mois après. Il fut élu député de Murat, un arrondissement d'aventure où il ne connaissait personne. Quelques mois plus tard, le marquis abandonnait la lice parlementaire pour s'engager dans la voie diplomatique. Il partit seul à Constantinople, ce qui fit écrire à un plaisant, que la marquise avait mis son mari à la Porte. Cependant, Mme de Contades elle-même n'était pas restée inactive à travers les turbulences du moment. Son besoin de mouvement, ses inclinations à conseiller, à dominer, n'eussent pas trouvé leur compte à n'agir point. Les circonstances y poussaient. De près ou de loin, attentive et perspicace, elle ne perdait pas de vue les chances des joueurs politiques. Alors que, la taille serrée dans son habit d'amazone et le ruban rouge sur l'épaule, on la voyait suivre ardemment l'équipage de chasse du marquis de Coislin, sa pensée volait ailleurs. Elle entrevoyait les lendemains de la République et l'avènement, propice à la fortune des siens, de l'homme qui allait recréer une Cour et des titres. Très adroite, très remuante, et, par la situation de son père, parvenu aux sommets de la hiérarchie militaire, le mieux en situation d'y contribuer, elle aidait activement, sous ses apparences enjouées, avec ses façons pleines de gaieté et d'entrain, à grouper autour de cet homme les éléments de force et de domination. Elle recevait dans son intimité les aides de camp du Président, le commandant Fleury, le colonel Edgar Ney et le capitaine de Toulonjeon. On la voyait toujours à l'Elysée, secondant la princesse Mathilde à faire les honneurs du palais. Elle avait de la beauté, une crâne élégance, une taille accomplie, une souplesse merveilleuse, des yeux bruns et animés, un chic supérieur et de l'esprit. Il n'y eut pas à s'étonner si Mme de Contades fut inscrite l'une des premières sur les listes d'invitation de Fontainebleau et de Compiègne. Les négociations habiles, qu'avait menées, pendant deux ans, la famille de Montijo pour arriver à la conquête d'un trône, l'eurent pour alliée diligente et sympathique. Sa pénétration féminine l'avait éclairée, de prime abord, sur la ferme résolution où se tiendrait l'empereur de n'écouter ni ses ministres, ni personne de ceux qui lui déconseilleraient ce mariage impolitique, mais d'aller qu'au bout de sa passion ; et elle avait adopté le bon parti en passant dans le camp de l'amour victorieux. L'impératrice ne devait pas l'oublier. Ayant toujours aimé à raisonner sur ce qui se passe, à discourir et à écrire, Mme de Contades envoyait de Paris, à son père, une correspondance active, qui le tenait au courant de tout ce qui évoluait ou se préparait, à portée de ses yeux très ouverts. Si ce projet d'union n'aboutit pas, lui disait-elle, le 16 janvier 1853, il est plus que probable que l'empereur ne se mariera pas du tout, attendu que sa répugnance, à cet égard, est assez connue et que de vieilles chaînes anglaises[6], qui sont encore très proches, pourraient bien le retenir... Mlle de Montijo n'a contre elle, au reste, que l'inégalité de sa naissance ; car elle est jolie, bonne, spirituelle ; avec cela, je lui crois beaucoup d'énergie et de la noblesse d'âme. Précédemment, elle laissait ainsi parler son intime et personnelle satisfaction : Vendredi, nous sommes partis dans un convoi spécial, où se trouvaient le prince Napoléon-Jérôme, M. et Mme Drouyn de Lhuys, le duc de Morny, le général Magnan, sa femme et sa fille, M. de Maupas, Mme et Mlle de Montijo, lord et lady Cowley, M. et Mme de Pierres et moi. Grand dîner, réception, chasse. Très belle course dans la forêt, pleine de gens, criant à qui mieux mieux : Vive l'empereur ! (2)[7] Et, au matin du 2 décembre : J'arrive des Tuileries. Les oreilles me tintent encore. Quand le maréchal de Saint-Arnaud a lu la proclamation de l'empereur, l'enthousiasme a été jusqu'à la frénésie. Sur la physionomie de Paris, pendant les années 1855 et 1856, sur la visite officielle de la reine d'Angleterre, sur les prodromes et les conséquences entrevues de la guerre d'Italie, sur les mouvements de troupes annoncés, les espérances des généraux, les promotions attendues, prodigue est sa plume des renseignements de la plus fraîche date. Et, sans cesse, à travers cela revient l'expression du contentement qu'elle éprouve dans cette société, dans ce monde : Nous nous amusons extrêmement... Nous n'avons guère le temps d'écrire, Pauline et moi, étant toute la journée hors de nos chambres... Ce n'est que plaisirs... Je vous écris au bruit des sérénades... Chaque soir, une fête nouvelle... Quand toutes ces joies s'arrêteront-elles ? Je ne crois pas que cela soit de sitôt, parce que cela recommencera pour le baptême, lorsque le Congrès sera parti. Tant d'enchantements lui laissent un peu de langueur, mais ne l'accablent point. Ses nerfs sont à l'épreuve des fatigues mondaines. Mme de Contades était trop en vue pour échapper aux remarques de la galerie. Les nouvelles à la main de l'époque glissaient de fréquentes allusions, le plus souvent épigrammatiques, aux originalités et particularités de la fringante amazone. On dessinait ses traits, au moral comme au physique ; on la portraiturait de face et de profil, et, quelquefois, sans complaisance. En 1862, un écrivain d'esprit très délié gravait son image d'une pointe cruelle. Sous le voile du nom supposé qu'il lui prêtait, le nom de Diane la chasseresse, la transparence était parfaite ; et les gens bien informés ne s'y trompèrent point. Mais elle recevait assez de fleurs pour souffrir quelques épines. En ses déplacements de chasse, une petite cour lui faisait cortège, et des plus qualifiés s'y empressaient. Elle accueillait de manière très inégale, en souveraine capricieuse, les hommages qu'on rendait à sa jeunesse, privée du sourire de la bienveillance. On la vit à un dîner, Célimène étourdie, prendre un des bouquets de camélias, que l'un de ceux-là, un vicomte, faisait venir pour elle, chaque jour, à grands frais, en choisir deux fleurs qu'elle attachait à la boutonnière de deux marquis placés à ses côtés et jeter, ensuite, le reste pardessus son épaule. Le lendemain, redoublant d'ironie, elle offrait à l'infortuné vicomte un thé dans lequel elle avait plongé sa pantoufle ! Elle traitait avec moins de sans-gêne, hâtons-nous de le dire, des hommes comme le marquis de Coislin et le général Fleury. Le premier, un gentilhomme de vieille roche, fut un caractère. C'était une physionomie. D'une stature, qu'on pouvait dire colossale, le marquis de Coislin produisait sur les gens, à première vue, une impression dominatrice ; son regard, où passait une volonté de fer, les immobilisait. Et., néanmoins, dans les sentiments de l'amour ou de l'amitié, cc même homme révélait une âme tendre par la douceur soudaine dont s'imprégnait son visage. Il exerça quelque ascendant, à ses profits et pertes, sur l'imagination turbulente de la marquise de Contades. Quant à Fleury, soldat et diplomate, grand seigneur aux formes exquises, à: l'esprit souple et fin, un charmeur, en un mot, ce n'est plus une indiscrétion, aujourd'hui, d'avancer qu'il ne lui fut rien moins qu'indifférent. Elle éprouva une grande tristesse sentimentale de la séparation forcée, qui résulta du mariage de Fleury. Elle en écrivit à la comtesse Le Hon, aimable et consolatrice, des lettres bien expressives, comme celle-ci : Chère madame, Je voudrais causer seule avec vous. Il m'arrive une malchance effroyable. Vous avez beaucoup de cœur. Vous savez ce que c'est que d'aimer, et vous pourrez mieux que nulle autre me conseiller. Je suis dans un état à ne nie montrer à personne. Il y a de rudes souffrances dans ce monde. Je vous conterai cela, et, en attendant, je vous demande le secret le plus absolu. Mille choses affectueuses. CASTELLANE DE CONTADES. Et, à la suite de l'entrevue : Oui, chère madame ; mais je suis dans un tel état nerveux que vous m'excuserez, n'est-ce pas ? Je vous remercie de vos bons conseils de l'autre jour. J'ai tâché de les suivre ; mais, plus je vais et plus effroyablement je souffre. Je tremble que vous n'ayez encore quelque chose de bien pénible à me dire. Et, pourtant, la mesure est comble. Je n'ai plus de forces, et la tète me tournera, à la fin ! CASTELLANE DE CONTADES. Ces troubles d'âme s'effacèrent, ces douleurs furent oubliées. Les médisances mondaines, avons-nous remarqué, s'étaient donné champ, à tort et à travers, sur les dits et les gestes de la marquise de Contades. Elles cherchèrent vainement à s'exercer, du jour où elle fut devenue la comtesse de Beaulaincourt. La date de ce second mariage est consignée dans les notes journalières du maréchal. Le 14 octobre 1859, mentionne-t-il, j'ai été prendre ma fille Contades, et je l'ai conduite à l'église de Saint-Philippe-du-Roule, où le mariage a été célébré, à deux heures de l'après-midi. Ma fille s'appellera, désormais, la comtesse de Beaulaincourt-Marles. M. de Beaulaincourt n'était que capitaine, dans l'artillerie de la garde. Un caractère droit, une volonté ferme, un esprit très militaire lui promettaient un avancement rapide. On n'attendit guère plus tard que le lendemain de la cérémonie nuptiale pour lui en faciliter les voies et les moyens. On voulut créer en sa faveur un emploi nouveau, qui pût convenir à la fille d'un maréchal de France. Il fut envoyé comme attaché militaire à Berlin. Déjà commençait-il à faire valoir l'utilité de cette fonction, dont il fut le premier titulaire, par des observations judicieuses sur l'armement, la tactique et la discipline de l'armée prussienne, qu'on ne suivait pas d'un œil assez attentif, en France, lorsqu'un terrible accident, une chute de cheval, aux manœuvres, dans les conditions les plus douloureuses, causa sa mort. Mme de Beaulaincourt en ressentit une profonde affliction. Sa vie, depuis lors, se fit plus retirée, ses goûts plus calmes, plus apaisés. Elle avait aimé, par-dessus tout, les exercices de grand air, les fièvres de l'équitation[8], qui permettent aux audacieuses de revêtir, sous les traits d'une gracieuse et frêle féminité, une contenance fière et résolue. Aux chasses impériales, la marquise de Contades était des plus remarquées lorsque, bien en selle, sur une monture frémissante, parmi les habits et les dolmans de couleur, elle dressait sa taille impeccable, et, surexcitée par le mouvement, le bruit, les fanfares, elle s'élançait avec un train de vertige. Elle faisait grande impression dans cet épanouissement de jeunesse et d'animation, et se plaisait à elle-même ainsi. De tous ses portraits, celui qu'elle préféra jusqu'au dernier jour, c'était une statuette la représentant, le tricorne au front, la cravache à la main, telle qu'on la voyait, portant le bouton aux chasses de Compiègne, et toujours la première, les yeux brillants d'un feu cruel, à l'hallali. Les années suivirent, bien nombreuses. Il y avait longtemps qu'elle ne passait plus à cheval, d'une course rapide, sous les hautes futaies. Une satisfaction plus durable resta à Mme de Beaulaincourt. Tenir le dé de la conversation, être l'âme d'une réunion où s'effacent les vaines distinctions du rang et de la naissance, posséder un salon politique ou littéraire, ayant aussi son rayonnement et sa valeur : elle sacrifia beaucoup à ce désir, et le vit contenter, durant un demi-siècle. Bien des intelligences de premier ordre firent miroiter, chez elle, les facettes d'une spirituelle causerie. Sainte-Beuve vint, plus d'une fois, se documenter auprès de Mme de Beaulaincourt. Mérimée était de ses visiteurs assidus. Sur l'un des rayons de sa bibliothèque, on aurait vu un ouvrage du philosophe Caro portant, au faux titre, cette flatteuse dédicace : A la gardienne de la bonne langue française. Maints académiciens s'honorèrent de fréquenter en sa maison. N'est-ce pas à l'un d'eux, à Lavisse, qu'un jour où elle revenait sur les deux phases de sa vie franchement et sans détours, elle adressa ces mots : On peut tout dire de la marquise de Contades, parce qu'elle a tout fait ; on n'a rien à dire de Mme de Beaulaincourt ? Emile Ollivier s'y rendait volontiers et souvent. Il aimait surtout à s'entretenir avec elle seul à seule, conversant, discutant des faits du passé avec cette éloquence et cette chaleur, qu'il avait gardées de ses meilleurs jours de tribune. Les avis se partageaient, se contrecarraient parfois ; lui n'aimait pas l'impératrice ; elle, au contraire, était restée sa fidèle. Une après-midi, il n'y avait personne au salon que la comtesse, son secrétaire, M. Le Breton, qui nous a raconté la scène, et l'ancien ministre de 1870. On parlait des journées tragiques. Ollivier reprenait le récit du rêve qu'il avait formé, et qui aurait, suivant lui, sauvé l'empire, sauvé la dynastie, arrêté le flot de l'émeute par un contre-courant d'amour et de popularité. Et dans le feu du discours, il allait et venait dans la vaste pièce. Le sang affluait à ses tempes. Il faisait assez froid, dehors, n'importe, il avait ouvert la fenêtre, et, pendant une heure, il s'était grisé de cette évocation : l'impératrice seule avec son fils, en voiture découverte, sans escorte, traversant les rues de Paris, s'offrant courageusement aux regards de la population et l'amenant à elle les sympathies populaires, avant que les républicains fussent parvenus à entraîner sur leurs pas une foule surexcitée... Mme de Beaulaincourt, qui ne détestait pas de se faire entendre, d'habitude, le laissait aller ; et, se tournant vers Le Breton : Voilà comment il parlait, alors ! dit-elle. La rose a, presque toujours, quelque cantharide nichée dans sa corolle. La fille de Castellane ne pécha jamais par excès d'aménité. Le ton de gaieté qu'elle y mêlait n'émoussait pas le coupant de ses mots. Sans être ni morose ni chagrine, — ayant plutôt l'inclination optimiste — elle eut, de tout temps, la verve un peu médisante et caustique. Et c'était une des raisons qui faisaient sympathiser avec elle le sarcastique Mérimée. Il le lui déclarait en propres termes, dans celte curieuse lettre, dont on a cité quelque part un fragment, sans la nommer, mais dont Mine de Beaulaincourt fut bien la véritable destinataire : Cannes, 20 septembre 1867. Vivent les petits souliers gris et leur contenu I Je suis de l'avis d'une dame anglaise de mes amies, qui disait qu'elle était très particulière autour des bas et des souliers. Mais ce n'est pas pour les pieds seulement, madame, que je vous admire et vous aime : c'est parce que vous êtes aigre, ainsi que vous me faites l'honneur de me le dire. Je ne hais rien tant que les gens qui prennent tout en douceur. J'aime de la vigueur en amitié comme en toutes choses, et, lorsqu'on n'est pas susceptible en cette matière, c'est qu'on ne sent rien et qu'on a le cœur placé à droite. Entre nous, il me semble que ce changement est assez commun par le temps qui court... MÉRIMÉE[9]. Quoi qu'il en soit, on ne dépensa jamais en vain les minutes, chez Mme de Beaulaincourt. Plus d'un journaliste, en quittant son salon, trouva profit à convertir en nouvelle à la main, pour le Gaulois ou le Figaro, un trait sorti de son carquois, un mot échappé de ses lèvres, une épigramme, une anecdote piquante, qu'on avait laissé tomber sans y prendre garde. Elle causait, elle écoutait, le plus souvent, en travaillant, avec une assiduité singulière, et ce travail qui lui plaisait fort, qu'elle n'interrompait pas même pour recevoir, n'était pas de broder ni de tapisser, mais de tourner des tiges, d'assembler des pétales multicolores, de façonner des fleurs, d'opposer aux roses superbes, qui lui venaient de ses jardins d'Acosta, des créations artificielles, qui n'ont pas le parfum, mais la durée. Ce ne fut pas une des moindres originalités de son salon, tout rempli des portraits des Castellane et des Contades, orné de peintures d'une grande valeur, que de l'y voir, assise devant une table de bois blanc supportant l'attirail complet d'une ouvrière en fleurs artificielles : des pinces, des boules à gaufrer, des fioles de toutes couleurs, et multipliant sous ses doigts les œillets, les chrysanthèmes, les glaïeuls, pendant qu'on entrait, saluait, s'asseyait, conversait à l'entour d'elle. L'abondance des choses qu'elle savait fut le secret de l'ascendant qu'elle exerça jusque dans un âge fort avancé. Son étonnante mémoire n'avait rien abandonné de ce que la femme avait vu, de ce qu'elle avait entendu. A l'écouter, lorsqu'elle racontait, entre autres choses, qu'elle dîna deux fois avec le vieux Talleyrand et que, les deux fois, le malicieux homme avait reporté la conversation, avec insistance, sur le fait de la mauvaise conformation physique de Mme de Staël, pour laquelle M. et Mme Necker avaient été obligés de faire fabriquer un tourne-cuisses, à l'effet de lui ramener les pieds et les jambes en dehors ; — à l'écouter encore, lorsqu'elle rappelait, aux confins de l'an 1904, l'impression laissée sur son esprit enfantin par Chateaubriand ou par M. de Montlosier, les hôtes du salon de sa mère, il semblait, comme nous le disait, son amie, Mme Thérèse Bentzon, qu'on eût la vision d'une figure presque historique. On éprouvait cette sorte d'étonnement lointain que me eau-sait le détail d'une conversation du marquis de Charnacé, nous parlant d'un sien grand-oncle, qu'il avait bien connu, et qui fut page de Louis XV. On les compte, en 1003, ceux qui connurent, dans leur jeunesse, un page de Louis XV, ou qui entendirent Talleyrand commettre des indiscrétions à. l'égard de Germaine Necker ! Mieux encore, l'immortel abonné de l'Opéra, le nonagénaire Charles Bocher ne me disait-il pas qu'il avait pu, lui, causer enfantinement avec Cassini, dont les premiers ans côtoyèrent les derniers crépuscules du Roi-Soleil, de serte qu'entre Louis XIV et Bocher, il n'y avait eu qu'un seul intermédiaire ! Une après-midi qu'ils étaient allés rue de Miromesnil, à l'intention de rendre visite à Mme de Beaulaincourt et d'obtenir d'elle la communication d'une pièce unique d'art et d'histoire, les frères de Goncourt échangeaient entre eux la réflexion qu'on aurait pu écrire de très curieuses pages, sous la dictée de cette spirituelle vieille femme à la parole intarissable. Elle-même y songea. Ses archives étaient abondamment fournies. La volumineuse correspondance, qu'elle avait entretenue, jour par jour, avec sa sœur la comtesse de Hatzfeld, — que ses vertus domestiques n'empêchaient point d'avoir un esprit vif, enjoué, dont les saillies étaient citées et répétées, — formait une véritable histoire anecdotique du second Empire, la cour étant là tout entière, avec ses turbulences, ses engouements, ses frivoles soucis et ses menues intrigues ; et il en était de même par contre-partie, des confidences de Mme de Hatzfeld, sur la cour de Berlin. Son secrétaire, M. le Breton, un homme de beaucoup de savoir, de discrétion et de goût, avait soigneusement disposé, dans l'ordre des dates et des sujets, ces mille témoignages d'une longue vie et d'une observation toujours en éveil. Six mois avant sa mort, elle avait voulu revoir ses papiers ; idée regrettable, car, en y revenant, elle avait jeté la confusion parmi ces notes, si méthodiquement classées. Il lui prenait envie, comme cela, de temps en temps, de passer au crible et d'épurer ses documents. Et chaque fois, elle augmentait la part du feu. Bien des lettres, bien des pages intimes, furent ainsi détruites, lacérées, brûlées. Quatre jours avant son brusque évanouissement dans la nuit éternelle, Mme de Beaulaincourt avait provoqué et accueilli la visite d'un imprimeur. Elle avait fait mettre de côté, sur le conseil de personnes amies, la correspondance qu'elle avait envoyée d'Egypte, lors de son voyage princier, en 1863, sur les rives du Nil. Ismaïl Pacha, n'oubliant pas de quelle manière avait été fêté son père Mehemet, à Lyon, par le maréchal de Castellane, avec le déploiement de bannières et de drapeaux, les mouvements de troupes, les simulacres de guerre et de petite guerre, où se complaisait ce soldat fanatique, avait commandé pour elle un vaisseau de sa flotte, fastueusement décoré, pavoisé, et, pendant deux mois elle avait remonté le cours du grand fleuve, admirant, observant et notant ses impressions. C'était le spectacle d'une Egypte tout autre que l'Egypte anglaise d'aujourd'hui, quand y dominait l'influence de la patrie de Lesseps et qu'autour d'Ismaïl paradaient les officiers de France, qui avaient reconstitué et instruit l'armée du vice-roi. Toutes ces feuilles volantes devaient passer entre les mains de son neveu, le comte Stanislas de Castellane, auquel Mme de Beaulaincourt légua sa fortune et ses papiers, bien qu'elle ne l'aimât qu'avec tiédeur. Je mettrai tout cela de côté, dit l'héritier ; et nous verrons plus tard. Il en surnagera bien quelques vestiges. Mme de Beaulaincourt a réservé aux interrogations de l'avenir, sinon des mémoires définitifs — car, à en juger par la rédaction du journal de son père, qu'elle n publié sans en orner la sécheresse d'aucune parure, les mérites de la composition littéraire laissaient bien à désirer, sous sa plume —, du moins une foule de traits instructifs, d'observations singulières, de témoignages caractéristiques, que de plus habiles sauront enchâsser et mettre en œuvre précieusement. |
[1] La date de la naissance de Mme de Beaulaincourt est ainsi consignée dans le Journal du maréchal de Castellane, son père : Le 2 décembre 1818, ma femme accoucha d'une fille, qui fut nommée Ruth-Charlotte-Sophie. Elle mourut, au moment où nous achevions, dans les Annales politiques et littéraires, la publication de cette étude, contre laquelle, la trouvant trop sincère, elle avait élevé une protestation des plus vives.
[2] Sa sœur aînée, Mme de Hatzfeld, mariée à l'ambassadeur de Prusse ; plus tard Mme de Valençay.
[3] Les salons de la comtesse de Castellane se trouvaient, maintes fois, métamorphosés en théâtre. On y jouait devant un parterre de grands seigneurs et de grandes dames. Le 25 mars 1851, à la représentation de la Comédie à la fenêtre, d'Arsène Houssaye, avec un joli motif d'Auber pour l'orchestration invisible, il n'y eut pas moins de trois cents spectateurs, triés sur l'élite même.
[4] La marquise ne faisait pas de difficulté de le dire à ses intimes ; M. de Contades était son époux, il ne fut jamais, pour elle, le mari au sens complet du mot.
[5] Le trait m'en était conté, certain soir, à plus d'un demi-siècle de distance, par un témoin spirituel, qui, faisant en même temps passer sous mes yeux l'image d'un vieux château d'Anjou : Il y a soixante années, ajoutait-il, que la marquise de Contades passa pour la première fois sur ce pont-levis.
[6] Allusion à la célèbre miss Howard, que Louis-Napoléon connut à Londres, quand il n'avait encore que des velléités ambitieuses.
[7] Vers le même moment, c'est-à-dire en octobre 1852, le maréchal de Castellane consignait ces détails, sur son carnet de notes :
Ma fille Contades me mande de Paris, du 10, à midi : Grande nouvelle ! Hier soir, dans un discours que le prince a prononcé devant la Chambre de commerce de Bordeaux, il a accepté l'Empire. On n'a pas osé, de peur d'erreur, confier le discours au télégraphe.
[8] Rien n'étonnait son courage équestre. Je me suis laissé dire qu'on la vit monter à cheval les hauts degrés du perron de son château de Montgeoffroy.
[9] C'est encore à Mme de Beaulaincourt que Mérimée, prés de sa fin, écrivait quelques-unes de ses dernières lignes, où l'homme, qui s'était montré toute sa vie et sur tous sujets, un railleur à froid, laissait voir enfin le fond de son âme, une âme beaucoup moins sèche qu'on ne l'avait cru et qu'il avait cachée pendant soixante ans. Encore ne la trahissait-il qu'en enrageant un peu contre soi-même et contre les antres.
J'ai, toute ma vie, lui disait-il, cherché à me dégager des préjugés, à être citoyen du monde avant d'être Français, mais tous ces manteaux philosophiques ne servent de rien. Je saigne, aujourd'hui, des blessures de ces imbéciles de Français, je pleure de leurs humiliations, et quelque ingrats et absurdes qu'ils soient, je les aime toujours. (13 septembre 1870. Mérimée expirait presque subitement dix jours plus tard.)