LES FEMMES DU SECOND EMPIRE

 

LES TROIS SŒURS LA ROCHELAMBERT.

 

 

Portrait de Mme de La Bédoyère, princesse de la Moskowa. — A la Cour et dans le monde. — Un mot de Mme de Metternich. — Plaisante anecdote. — Triste fin d'un beau jour. — La comtesse de La Poëze. — Une leçon aux chroniqueurs d'hier et d'aujourd'hui. — La dernière matinée de service d'une dame du palais, aux Tuileries. — Mme de Valon. — Importance exceptionnelle de son salon après la guerre. — Comment elle inventa Pouyer-Quertier. — Une annexe mondaine du ministère des finances. — Le charme personnel de Mme de Valon. — La part de l'esprit, du cœur et de l'imagination, chez une femme du monde. — Le souvenir à garder de la comtesse de Valon.

 

C'était un seigneur de haute mine et d'une rare distinction d'intelligence que le marquis de La Rochelambert, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi Charles X, plus tard sénateur de l'Empire.

Trois filles naquirent à son foyer. Elevées, en partie, à l'étranger, au pays d'origine de leur mère[1], elles acquirent tôt l'esprit des cours et l'usage d'une société cosmopolite. Sur les listes d'invitations, comme dans les propos du soir de la meilleure compagnie de Berlin, tenaient belle place les trois sœurs La Rochelambert. Elles étaient promises, chacune, à de brillantes conditions mondaines.

L'une, avant de s'appeler princesse de La Moskowa, fut la comtesse de La Bédoyère. Une autre, la plus jeune, prit le nom moins historique de comtesse de La Poëze. L'aînée a été Mme de Valon, une obstinée royaliste.

Quand se fut assise, pour dix-huit années de règne, a seconde aventure impériale ; alors qu'entre la noblesse en déroute, — une fraction de la noblesse, tout au moins — cherchant à se rallier, et les nouveaux maîtres aspirant à se créer des amis en bon lieu, s'appliquant à se former une cour, on échangeait les politesses et les avances, l'hésitation du chef de la famille à se rapprocher du pouvoir n'avait duré que le temps des justes préliminaires. Deux de ses filles se flattèrent d'avoir été choisies, à quelques années d'intervalle, pour figurer parmi les dames du palais de l'impératrice. Seule, Mme de Valon, femme d'un député de la Corrèze, demeurait sur la réserve et ne parut pas aux Tuileries.

Nous nous tenons, disait-elle à un ami d'enfance : l'irréductible Guy de Charnacé.

Elle se rattachait, par là, aux idées de sa mère, la marquise de La Rochelambert, de tendances aristocratiques bien accusées, quoique s'associant à une grande simplicité de manières, et dont l'attitude politique voulut toujours être très effacée.

 

Avec sa douceur blonde et les avantages appréciés de son aimable personne, Mme de La Bédoyère eut la primeur des succès, que moissonnent sans peine les attraits féminins. Les madrigaux papillonnaient autour de sa jolie tête. Dans les réunions où s'annonçait sa présence, des regards complimenteurs allaient à sa rencontre, appuyant sur l'épanouissement harmonieux du corsage, l'élégance de la taille, la grâce des traits, le dessin pur de la bouche et la blancheur des dents rangées en perfection, ses dents qu'elle aimait tant à faire voir. Car elle riait volontiers, et l'on entendait d'assez loin — je me le suis laissé dire — les rires à effet de Mme de La Bédoyère. Elle était, d'excellence, une fleur de bals et de soirées. Le jour, son teint avait quelque chose d'incolore et d'effacé. La nuit, à l'heure où s'irradient les étoiles de salons, tout s'avivait en elle, sans artifice : les bluets de ses prunelles et les roses de son visage. Sa beauté prenait l'éveil ; elle respirait et vivait. Tel le mystérieux hémérobe, qui se fait inanimé pendant le jour, n'ouvre que le soir ses ailes chatoyantes et ses yeux d'émeraude.

Quand Mme de La Bédoyère apparaît, c'est un lustre qui s'allume, disait Mme de Metternich[2].

Bien qu'elle parlât l'allemand et l'anglais, et qu'elle eût reçu, comme ses sœurs, une éducation soignée, sans beaucoup de culture, — elle avait plus d'apparence que de fond, plus de douceur et de bonté dans le cœur que d'ornement dans l'esprit.

Je ne crois pas, me disait l'un des familiers de sa maison, qu'elle ait jamais fait un mot, et je ne suis pas sûr qu'elle fût des plus alertes à saisir ceux qui volaient autour d'elle.

Le sémillant, que lui accordent Mme Carette et Mme de La Pagerie, dut être une complaisance de leurs souvenirs. Elle avait du naturel et de la naïveté, elle y visait même avec une sorte de coquetterie, et, quant au reste, ne se mettait que faiblement en état de conversation brillante.

Pour unique anecdote, on a conté, à son sujet, l'effet d'une double méprise, qui fut assez divertissante. C'était à l'une des réceptions de Compiègne. Venait d'entrer Mme Rouher, que personne ne connaissait encore, très agréable et de physionomie piquante, mais petite et si brune ! Mme de La Bédoyère, curieuse, se tourne vers son plus proche voisin, le ministre :

Qui est donc ce petit pruneau ?

Et M. Rouher, souriant et s'inclinant :

Madame, c'est ma femme.

Elle s'excuse, le quitte et s'empresse, contrite et amusée à la fois de son étourderie, d'y revenir en en faisant confidence à d'autres personnes.

Il vient de m'arriver, dit-elle, la chose la plus désobligeante du monde. Je causais avec M. Rouher, et, à l'aspect d'une petite dame brune,vous voyez... celle qui est assise là-bas, — je m'écrie : Qui est donc ce petit pruneau ?

Et j'ai eu l'honneur de vous répondre : Madame, c'est ma femme.

Quelqu'un, derrière, avait achevé la phrase ; Rouher encore, qui venait d'appréhender en l'air, pour la seconde fois, la malencontreuse réflexion. Elle s'en tira du moins mal. Le compliment était douteux. Mais n'avait-on pas dit, et avec plus de malice, de Mlle Mars, à ses débuts :

C'est un pruneau sans chair[3] ?

Musicienne habile, à ses moments perdus, elle avait, en causant, les manières attractives, le geste accompagné de grâce, avec un grain de minauderie, et la parole affable. On se plaisait dans sa compagnie. On aimait à la recevoir. L'impératrice lui témoignait quelque attachement. Elle cueillait encore les fleurs de la vie, lorsque la nature sembla vouloir prendre une revanche cruelle sur les faveurs dont elle avait comblé ses années de printemps. Un mal affreux dévasta cet aimable visage, ternit ces brillantes couleurs, tuméfia ces chairs délicates. Sur la fin, l'hydropisie avait dénaturé jusqu'à l'émission de sa voix tendre et plaintive : on l'entendait à peine parler. Cependant, le prince de La Moskowa, le général Edgar Ney, qu'elle avait épousé en secondes noces et qui l'aimait infiniment, aveuglé par cet amour, n'apercevait point tous les ravages de la maladie. Un voile d'illusion s'interposait devant ses yeux entre le présent et l'autrefois, lorsque, la regardant, il s'écriait, ce galant homme, avec une conviction naïve et touchante :

Comme elle est toujours belle, Clotilde !

 

Les yeux bruns de la comtesse de La Poëze et sa taille élancée attiraient moins d'hommages que les formes séduisantes de sa sœur, Mme de La Bédoyère. De l'enjouement, une humeur facile et gaie, de l'entrain, qui n'empêchait pas la sagacité du jugement, des qualités fines et sérieuses en même temps, suppléaient à ce qui n'était point le don vainqueur, l'irrésistible. Il m'a été donné de voir, dans un des salons de la comtesse, deux portraits contemporains de ses meilleurs jours, aux Tuileries. L'un, de Mile Jacquemart, une peinture très étudiée, est d'expression plutôt froide ; l'autre, un pastel fraise et vanille, signé d'un nom qui n'eut rien d'une étoile, Béguin, je crois, est plus riant, plus aimable. D'ensemble, ils résument une impression qui intéresse sans frapper, qui plaît sans éblouir.

Appelée au service de l'impératrice, comme dame du palais, Mme de La Poëze put observer de près l'intime et l'apparat de l'existence impériale. Elle accompagna la souveraine dans la plupart de ses échappées voyageuses, en Corse, en Egypte, à Venise, et elle en a gardé des traits en sa mémoire, piqué des détails sur les feuillets de ses albums, qui ont bien leur saveur ; aussi conte-t-elle ces choses avec agrément. Il lui revient d'en causer, ne serait-ce que pour faire éclater dans tout son jour, l'occasion s'y prêtant, la haute fantaisie des historiens et la bonne foi très élastique des journalistes. Il n'y avait pas, alors, de service de presse en représentation ; on n'avait pas encore l'habitude de mobiliser des reporters, à chaque déplacement officiel. Et la chronique, comme on pense, en usait fort à son aise avec la réalité des faits et le vrai de la couleur locale. Il s'agissait, entre autres, d'une excursion des souverains en Corse. Un journaliste du Figaro, qui brillait par sa virtuosité en ce genre d'exercices, avait échauffé sa verve de la belle façon à décrire, témoin imaginaire, le pays des vendettas. Il avait accommodé de toutes pièces une promenade en forêt, très montée de ton et d'un effet saisissant.

Mais, lui disait de retour Mme de La Poëze, il n'y a pas un mot d'exact, dans tout cela.

Oh ! alors ; répondit le chroniqueur — un futur préfet —, si vous nous ôtez le pain de la bouche !

Mme de La Poëze est demeurée profondément attachée, de cœur et d'âme, à l'impératrice. Toute critique à son égard l'indispose, toute diminution de ses mérites lui est une blessure ; elle la voudrait, pour tous et pour toutes, sans faute, sans erreur, indemne de reproches devant l'histoire. Il s'en faut de peu qu'elle ne rende Thiers et son gouvernement responsables des malheurs de 1870. C'est Mme de La Poëze qui partit la dernière des Tuileries, où la retenait son service de dame du palais, le matin du 4 septembre. Elle resta auprès d'Eugénie jusqu'à la minute suprême. Il lui serait aisé d'ajouter sa révélation à tout ce qu'on a raconté du drame et de ses personnages. Mais elle ne se montra jamais fort expansive sur ce terrain.

Je n'aime pas à parler, dit-elle, encore moins à écrire des princes que j'ai servis.

Elle est, en effet, de ces amis, de ces serviteurs circonspects, qui font une ombre religieuse autour de leurs souvenirs et les défendent âprement contre une lumière indiscrète. Sert-il, cependant, de fermer les volets ? On ne l'empêche point d'entrer, la subtile, l'insaisissable !

 

Non plus, Mme de Valon ne se montra-t-elle friande des appâts de la publicité. Peu de femmes du monde, pourtant, eurent, autant qu'elle, de titres à ses faveurs. Elle aura été la physionomie originale, la figure essentielle, le rayon de la famille des La Rochelambert. A peine sortie de l'adolescence, elle captivait l'attention parmi la colonie étrangère de Berlin. Elle avait dix-sept ans lorsque, traversant Dresde, elle apparaissait, dans tout l'éclat de sa beauté, sur la fameuse terrasse de Brühl, aux yeux des jeunes officiers de l'armée saxonne. Mariée, en France, à un homme d'esprit et d'autorité, qui, sans avoir le privilège d'occuper de hautes fonctions, était à même d'entourer ses goûts d'un cadre de luxe et d'élégance, on ne la laissa pas attendre la place qui lui revenait dans le monde du plus pur quartier. Les fêtes qu'elle donnait, soit à Paris, en son appartement de la rue de Miromesnil, soit dans un de ses castels de province, provoquaient l'empressement des invités ; et, dans ses terres de Normandie, il semblait voir une reine recevant, sans apparat, les députations de ses vassaux[4].

Une cour lui plaisait. Elle voulut davantage. Elle eut un salon, où fraternisaient la politique et l'esprit de société. Le salon de Mme de Valon acquit une importance considérable, surtout après la guerre de 1870, lorsqu'il fut devenu un centre, un terrain de groupement, pour des amis et des collaborateurs de Thiers. Plus d'une grave décision intéressant l'avenir du pays y fut prise, au lendemain de la catastrophe, qui faillit emporter, avec la puissance militaire de la France, sa fortune même. Mme de Valon, dans ces heures de trouble, avait mis en avant l'homme nécessaire, le calculateur de force, le ministre qu'il fallait, inlassable et sûr de soi, pour équilibrer les ressources d'une dette énorme, écrasante. Elle avait découvert Pouyer-Quertier.

Il y avait de cela quelques années. Le comte et la comtesse de Valon avaient l'habitude de passer une longue saison en Normandie. Ils avaient pour voisin de campagne un grand industriel, un filateur, que la suite des relations amena au château de Rozay[5]. Avec sa pénétration naturelle et son esprit délié, Mme de Valon ne tarda pas à s'apercevoir de ce que pouvait être et devenir un homme de la trempe de Pouyer-Quertier. Jusque-là, il avait enfermé toute son énergie d'initiative dans le cercle de l'industrie privée. Mme de Valon lui ouvrit une sphère de relations nouvelles, où s'élargirent ses vues, ses desseins, ses ambitions. Tombé sous le charme de cette femme intelligente, il apporta lui-même un élément de personnalité supérieure dans ce salon, où n'avait guère brillé, en première ligne, que l'esprit léger, aimable et bienveillant, du préfet de l'Eure, Janvier de La Motte, ou la distinction parfaite de M. de Vatimesnil, fils de l'ancien ministre de la Justice, sous Charles X, également un voisin de campagne. Durant la guerre, un hôte illustre vint frapper à la porte du château de Rozay, un officier français se présentant sous le nom de Robert Le Fort, et qui n'était autre que le duc de Chartres. Il allait rejoindre son régiment et partager les infortunes de son pays. Ce fut un épisode impressionnant que le passage à travers bois du prince de France dont la tête venait d'être mise à prix par les Prussiens. Mais où Mme de Valon fit elle-même acte de vaillance et de sacrifice, ce fut en donnant ses deux fils à Formée ; ce fut, surtout, le jour où elle ne craignit point de se jeter à travers les fusils allemands, pour sauver d'une mort certaine deux hommes de Rozay qui allaient être passés par les armes.

Les événements suivirent leur cours fatal.

La paix s'était levée comme un astre blafard sur des jours de deuil. Le comte et la comtesse de Valon étaient rentrés à Paris, rue Saint-Florentin ; et, clans le désarroi général des administrations publiques, Pouyer-Quertier, devenu, sous la présidence de Thiers, l'instrument principal de la réfection du budget de la France, avait, pour ainsi dire, élu domicile chez son ami, Léon de Valon. Il y recevait et travaillait.

Il revenait tard de la Chambre des députés, c'est-à-dire de Versailles à Paris. Pour l'attendre, on ne dînait chez Mme de Valon qu'à huit heures et demie. C'est même à partir de ce moment-là que, les affaires retenant pareillement hors du logis nombre d'hommes politiques, le dîner de sept heures fut, peu à peu, reculé à sept heures et demie : une date à retenir entre celles qui marquèrent les variations de nos menues habitudes sociales.

Parmi ceux que rencontrait familièrement Pouyer-Quertier chez Mme de Valon se voyait un gentilhomme de lettres très en faveur au logis, Guy de Charnacé. Il se lia de façon étroite avec ce fervent royaliste. Quand les événements l'eurent poussé au pouvoir — et quels événements ! —, l'une de ses premières pensées fut de lui offrir une situation importante auprès de lui. Craignant toute attache, toute fonction susceptible d'enchaîner son indépendance d'opinions, des opinions tenaces, irréductibles, peu soucieux de mener les autres, de peur d'être mené à son tour, Charnacé n'avait accepté que l'honneur et la peine de le seconder officieusement, sans titre et sans rétribution. Exemple rare dans l'histoire du fonctionnarisme t Durant une courte période de mouvement extraordinaire d'hommes et d'argent, ce fut, dans le bureau sans estampille officielle de M. de Charnacé, une sorte de petit ministère, où se traitaient bien des offres de services, secrètes et intéressées. Pouyer-Quertier l'avait chargé des rapports financiers et politiques avec toute la presse parisienne. Il était donc en bonne place pour observer et apprécier la puissance étonnante d'initiative et de travail dont était capable l'homme auquel avaient été confiées la liquidation de l'impôt de guerre et la reconstitution des finances nationales. Cet homme, me disait en propres termes le marquis de Charnacé, était un colosse, au physique et au moral. Pour suffire à sa rude tâche, il n'eut pas trop de toutes les forces d'une organisation herculéenne.

Pouyer-Quertier ne se rendait qu'à une heure tardive de la nuit, au ministère, où il s'accordait à peine quelques instants de sommeil. Son valet de chambre devait le réveiller à six heures du matin. Quelquefois, écrasé de fatigue, l'homme d'État ne parvenait pas à sortir de sa torpeur. Le domestique s'y employait en vain. On n'entendait pas ses appels, assourdis par la crainte et le respect. Cependant M. de Charnacé avait donné, au nom du ministre et sur ses indications mêmes, des rendez-vous d'importance, tombant de sept heures à huit heures. Il n'était pas admissible de renvoyer, sans qu'ils l'eussent vu, les gens qui venaient recevoir de lui le mot d'ordre. Il importait au gouvernement de les avoir avec soi et de les faire parler, écrire, comme il convenait à la ligne de conduite arrêtée d'avance.

Charnacé entrait, à son tour, et secouait le bras du dormeur :

Pouyer, il faut se lever, mon cher ami.

Le malheureux ministre entr'ouvrait les paupières avec peine.

Terrible ! affreux ! murmurait-il.

Hélas ! oui, mais il est sept heures un quart.

Soit ! Je vous demande cinq minutes.

Lors, il entrait dans son cabinet de toilette, où l'attendait le tub matinal. Cette immersion d'eau froide l'avait régénéré. Il se sentait de nouveau en possession de tous ses moyens. Le serviteur l'aidait à passer ses vêtements, lui nouait sa cravate. Il était prêt à écouter. On faisait entrer trois ou quatre personnes à la fois. Un mot à ce journaliste. Un avis d'urgence à ce directeur. Puis, c'étaient les hauts barons de la finance, un Rothschild, un Soubeyran. A dix heures, l'huissier unique pénétrait dans le cabinet : Monsieur le ministre, l'ambassadeur d'Allemagne. L'entrevue durait quelques instants. Enfin Pouyer était libre, non pas de prendre haleine, mais de partir aussitôt pour Versailles. Des chevaux pleins de fougue l'y menaient d'un train d'enfer. Il s'arrêtait, d'habitude, au Petit-Vatel, où il expédiait le déjeuner. Peu de temps après, l'Assemblée nationale ouvrait sa séance ; et c'était le discours à prononcer, les chiffres formidables à aligner clairement, visiblement. Enfin, tout fiévreux encore de la somme d'énergie dépensée dans l'enceinte parlementaire, il remontait en voiture et filait sur Paris, à la plus vive allure de ses trotteurs, pour reprendre le travail, après le dîner, chez Mme de Valon, et préparer l'effort du lendemain. Tel était l'emploi des heures, de toutes les heures, d'un ministre des Finances de la République, en ces temps difficiles.

 

Le salon de Mme de Valon était devenu, par la force des circonstances, un cercle politique de premier ordre, où se préparaient les grandes mesures diplomatiques et financières. M. de Saint-Vallier s'y rendit plus d'une fois, soit pour recourir à son intermédiaire très écouté auprès du général de Manteuffel, l'ancien petit lieutenant du salon Golowskine[6], soit afin d'y conférer avec Pouyer-Quertier, sur ce qu'il faudrait répondre à M. de Bismarck, alors seigneur et maître du château de Compiègne. Dans cette demeure affluaient tous les personnages, qui tenaient un des fils de la politique du moment, aussi bien étrangère qu'intérieure. De ce nombre était Oliphant, le puissant journaliste anglais, prédécesseur de Blowitz. Il avait été présenté par un confrère parisien, ami de la maison, chez la spirituelle comtesse. Touché de son influence et conduit par ses sympathies, Oliphant imprima, à la correspondance du Times, un caractère de bienveillance à l'égard des personnes et des choses de France, qui n'était pas le ton habituel du journal londonien.

On causait, on agissait, ou, du moins, on se préparait à agir chez Mme de Valon. Elle-même se rendait assez fréquemment. à l'Assemblée, quand il y avait lieu de faire acte de présence pour entendre et, au besoin, soutenir M. Pouyer-Quertier, dans la lutte, surtout après qu'ayant cessé d'être ministre, il avait gardé des chances de le redevenir.

Ce fut, entre autres occasions, lors d'une séance tumultueuse du commencement de l'année 1874. Pouyer-Quertier siégeait au centre droit et venait de conduire une vigoureuse attaque contre le ministère, qui avait eu le tort de remplacer celui dont il faisait partie. Puis, cette grande ardeur avait faibli ; l'orateur avait battu en retraite, et cela sous les yeux de la spirituelle comtesse. Vainement une correspondance par signes et billets laconiques s'était-elle échangée de la galerie à son fauteuil. D'autres influences avaient amorti sa détermination et glacé son élan. Le lendemain, l'homme d'Etat et l'ami eut bien des réparations à faire, des explications à donner, sur le sujet d'une apparente faiblesse, qu'avaient imposée des obligations de parti. C'est ainsi qu'il s'en justifiait peu de jours ensuite, dans cette curieuse lettre inédite au marquis de Charnacé :

28 février 1874.

Mon cher ami,

Hélas ! la campagne ne s'est pas tout à fait terme née comme je l'aurais voulu. Je tenais tout en main ; la Chambre était avec moi ; la majorité, nous l'avions d'avance.

Mais j'ai été tellement entouré, tant et si fort pressé par mes amis, qu'effrayaient trop de succès obtenu contre le gouvernement et la joie des gauches, que j'ai battu en retraite. Buffet ayant suspendu le vote pendant une demi-heure, j'ai fini par céder.

Notre excellente amie la comtesse est exaspérée contre moi. Je dois lui rendre cette justice qu'elle n'a cessé, pendant la séance, de m'écrire : Tenez bon, on se joue de vous.

Hélas ! j'ai prêté l'oreille aux considérations de parti, qu'on faisait valoir autour de moi, et j'ai tiré le ministère du fond du puits, où il commençait à barboter.

Certainement, la majorité nous était assurée. Mais il fallait constituer sur-le-champ un autre ministère. Sans doute, il n'eût pas été difficile d'en avoir un meilleur, plus fort et plus solide... Seulement, nous sommes restés en route ; et il me faut me faire pardonner par la comtesse.

POUYER-QUERTIER.

 

La politique, comme on le voit, ne se laissait pas oublier dans le salon de Mme de Valon. Cependant, il ne démentait point, à cause de cela, son caractère de réunion élégante, où se maintenait une tradition de politesse exquise. M. de Valon qui, lui-même, avait des qualités de monde fort appréciées, aidait aux succès d'esprit de sa femme. Elle s'y entendait au mieux. Reconnaître le signe individuel des gens au premier coup d'œil ; dire à chacun le mot sensible et garder, four tous, une politesse nuancée d'intérêt ; laisser entendre au dernier reçu toujours qu'il est le plus avant dans les bonnes grâces de la maîtresse de la maison : c'est un art où elle se surpassait.

Elle avait cette coquetterie particulière aux femmes très entourées de vouloir aussitôt s'annexer, en quelque sorte, ceux qu'elle voyait pour la première fois. Son regard, ses attentions, ses prévenances, s'y attachaient : il fallait qu'ils fussent siens de prime abord. Dès la présentation, elle s'y tenait préparée et ne quittait plus la personne qu'elle ne lui fût tout acquise.

Il lui arrivait de se méprendre sur la qualité des esprits, ainsi qu'un soir où elle félicitait Aurélien Scholl de l'intérêt passionné de ses romans, lui qui n'en avait pas encore composé, et recevait cette réponse du malicieux nouvelliste qu'il n'avait pas sa fabrique littéraire au coin du quai. N'importe ! elle se ressaisissait vite, en pareille malencontre, et reprenait tôt ses avantages. Elle lisait beaucoup, écrivait moins, et pas très bien ; ses lettres, autant que nous en avons pu voir, ne brillaient point par les trouvailles de style. Elle ne prétendait rien pénétrer à fond, mais se sauvait par beaucoup de finesse de la fragilité des opinions féminines.

Le bonheur d'une femme, ce n'est pas, comme on le croit le plus souvent, d'aimer et d'être aimée, mais de briller toujours, de plaire sans cesse. Mn" de Valon avait des qualités affectives sérieuses et durables. L'imagination, chez elle, n'y perdait rien. Elle eut de la coquetterie dans le cœur, comme dans l'esprit. On l'insinua, du moins. Car on fui, curieux de lire en l'intime de ce cœur. J'irai jusqu'à dire qu'on lui prêta trois sentiments ; et je prends le mot en ce qu'il a de pur.

Il y avait longtemps de cela. Elle avait de fines boucles blondes et des yeux bleus très doux, et une jolie bouche très souriante. Les officiers de l'armée allemande s'empressaient à la voir. L'un d'eux, un Français d'origine, le comte de Perponcher, réputé le plus beau des hommes de la Cour du roi de Prusse, faillit emporter son amour. Il ne sortit plus de sa mémoire. Elle garda le portrait, dans son boudoir, de cet ami de jeunesse et qui devint l'ami de tous les siens. Il lui était agréable de le revoir, à cette place, tel qu'il fut, dans sa prestance magnifique rehaussée par l'éclat de l'uniforme.

Frédéric de Lagrange, frère de la duchesse d'Istrie, -- qui faisait les honneurs de son superbe château d'Angu, — lié d'ancienne date avec M. de Valon, le comte de Lagrange fut la seconde figure très en évidence dans l'entourage de cette femme du monde. C'était l'un des personnages les plus considérables du Jockey-Club. Ses écuries de courses étaient inscrites, sur le turf, au premier rang. Il avait une grande dignité d'allures. Jamais, sous la froideur de ses apparences, l'intimité permise n'alla jusqu'à la familiarité. Jamais le comte de Lagrange ne se fût cru autorisé à donner le nom d'amie à Mme de Valon, en public, et, cependant, il n'avait pas d'amie plus dévouée qu'elle et d'une amitié plus inquiète.

Le troisième nom qui ait été prononcé, à l'occasion de la comtesse, est celui de Pouyer-Quertier. Noms avons dit ce qu'elle fit pour lui, en le révélant à lui-même, aux gouvernants et à la France.

 

En réalité, ces préférences plus accusées ne troublèrent point, que l'on sache, sa vie ni sa conscience. Mme de Valon était plus intellectuelle que tendre. Son imagination l'emportait sur son cœur. Il seyait à son amour-propre de distinguer et d'exalter d'autant ceux-là dont la physionomie ou la situation dans le monde paraissaient hors de pair, surtout s'ils possédaient la qualité suprême à ses yeux : le caractère représentatif. Son esprit facile et plein d'illusions y ajoutait, au besoin. Toutes choses, en somme, se passaient dans cette imagination vive et brûlante, qui eût été désignée à merveille, dans l'ancienne société, pour conduire, stimuler les talents, consacrer les noms et disposer un peu capricieusement de la faveur et du succès.

Ainsi, nous est apparue Mme de Valon, qui ne fut guère connue hors d'un certain monde, et qui, cependant, exerça une influence notable, et qu'il était juste de relever. Il nous a semblé d'un intérêt précieux de tirer de l'ombre, où elle paraissait endormie, l'expression perdue d'une existence rare et charmante.

 

 

 



[1] Née de Bruges, à Berlin, d'une ancienne famille française passée en Prusse, à la suite de la révocation de l'édit de Nantes, et qui resta toujours française. L'un des comtes de Bruges fut grand-chancelier de la Légion d'honneur.

[2] Le mot nous a été rapporté par sa sœur, la comtesse de La Poëze.

[3] Ce qui n'était pas le cas de Mme Rouher.

[4] Elle demeura longtemps fort à son avantage. La taille seulement laissait à désirer.

[5] Ajoutons que le comte de Valon l'eut pour collègue au Conseil général de l'Eure.

[6] La comtesse de Golowskine, grand'mère de Mme de Valon, et qu'épousa un comte de Bruges.