Les deux faces d'un même portrait. — La jeune comtesse Pauline Sander. — Son mariage avec le prince Richard de Metternich. — Arrivée à Paris. — Les réceptions de l'ambassade d'Autriche. — La princesse de Metternich, en dépit de Wagner, donne le ton à la cour et à la ville. — Des anecdotes. — Passion de grande dame pour les jeux du théâtre. — A Compiègne. — Fragments de lettres originales. — Les amis et les ennemis de Mme de Metternich. — Volée d'épigrammes. — Une attaque plus chaude. — Émotion au camp des princesses. — Un duel mouvementé. — Ce que fut, au vrai, le rôle de Mme de Metternich, à la cour de Napoléon. — Le dernier acte d'une brillante comédie. — Sur un nouveau théâtre. — La prépondérance de la princesse de Metternich, dans la société de Vienne. Toute Viennoise de cœur et fervente patriote qu'elle se montrât, ce ne fut pas à tort qu'on la surnommait une princesse parisienne, l'ambassadrice d'autrefois, la femme primesautière, qui, pendant dix à douze années, très en évidence, amusa, intéressa, charma de sa verve aiguisée ses amis de France, irrita les jaloux, effaroucha les timorés, étonna les uns, fâcha les autres, remplit du bruit de son nom et de l'éclat de ses fêtes les échos de la grande et de la petite presse ; et qui, depuis lors, après un si long intervalle, n'a pas cessé d'agir, de correspondre, d'évoluer, entre les deux capitales, théâtres changeants de son originale destinée. Il y a peu d'années — l'autographe est sous nos yeux — elle détachait, de sa haute et significative écriture, les lignes suivantes destinées à l'Un des nôtres, aussi répandu dans le monde que connu dans les lettres : Vous savez combien les royautés de la mode sont passagères, et je dois vous assurer que celle que vous me prêtez n'existe plus, je crois, qu'a l'état de mythe et de vague souvenir. Je crois... dit-elle. Que la réticence est adroitement suspendue ! Et quel heureux correctif à l'expression de ce désabusement philosophique ! En réalité, nulle, entre les personnalités féminines, dont l'éclat éblouissait les yeux, à la Cour de Napoléon III, n'aura eu, ainsi que Mme de Metternich, le privilège de prolonger une telle et si fugitive royauté au delà des circonstances qui la firent naître. Elle n'eut point à subir, comme les étoiles passagères, qui scintillaient à côté d'elle, l'impression douloureuse et soudaine de l'effacement dans la nuit, de la dispersion ou du vide. Simplement, elle continua d'agir et de briller, au même rang, sous un autre ciel. Emanée d'un père fantasque, un magnat hongrois, le comte Sandor, que ses folles audaces de cavalier et de chasseur avaient rendu fameux, elle avait gardé dans le sang et dans l'humeur un grain de son ardeur turbulente. Le sang paternel, a-telle dit, parle très haut chez moi. La nature l'avait faite gaie. Tout enfant on la trouvait bien turbulente, la petite comtesse. Jeune tille on l'avait vue, par l'indépendance de ses manières et. le sans-gêne de son esprit, ragaillardir l'atmosphère un peu froide du monde officiel, à la Cour impériale d'Autriche. On commençait à s'occuper d'elle, presque à l'imiter, dans ce clan d'aristocratie hautaine et dédaigneuse faisant cercle autour des archiduchesses, lorsqu'elle se maria avec le prince Richard de Metternich, Ms de l'illustre diplomate, qui présida le Congrès de Vienne, et, presque aussitôt, elle partait avec lui pour la France, pour Paris, où il était envoyé, sur la foi de son nom, comme ambassadeur. Elle tait vingt-deux ans. Il n'en avait pas plus de trente. C'était en 1860. On était revenu de l'émotion produite dans les cercles diplomatiques par la courte campagne. qui avait refoulé, non sans hésitation de la fortune, la puissance autrichienne au delà du quadrilatère. A l'intérieur, des démonstrations de force, de richesse, de confiance, faisaient illusion sur l'état de présomption et d'incurie du gouvernement français en matière de politique étrangère. Elle arrivait., l'ambassadrice, au meilleur temps. Déjà l'avaient précédée les indiscrétions des gazettes. On avait eu des informations préalables sur cette originalité de nature, cette crânerie particulière de façons, cette indépendance de propos et cette spontanéité de reparties, qui l'avaient rendue l'enfant gâtée de la Cour viennoise. Les interrogations et les suppositions allaient leur train. Comment serait-elle ? Quel costume allait-elle exposer à la première soirée d'Opéra ou de salle Ventadour, au balcon de sa loge ? Sans doute, elle ressemblerait à la plupart des princesses autrichiennes, élancées de taille, très froides, très réservées, et gardant, au coin des lèvres, le pli dédaigneux involontaire. Tels avaient pensé qu'elle aurait le nez de cette façon, les cheveux de cette nuance, et qu'elle se montrerait, au théâtre, en quelque majestueux costume de velours incarnat, allégé, dans sa lourde magnificence, de dentelles de Venise, et brodé au point d'Espagne. On allait le savoir... Un soir, à l'Opéra de la rue Le Peletier, le bruit a couru qu'elle vient d'entrer dans sa loge. L'attention des premières galeries s'est aussitôt détournée de la scène. Des chuchotements ont fait passer la nouvelle de place en place. Toutes les lorgnettes sont dirigées vers l'avant-scène, où elle s'est commodément et simplement installée. Mince, de taille moyenne, agréable à voir et, néanmoins, un peu déconcertante quant à l'expression des traits du visage, la première impression qu'elle cause est de surprise. La seconde est de sympathie. On n'a pas été long à s'apercevoir qu'elle pouvait être princesse authentique et marier, pourtant, le naturel à la distinction de commande. Le lendemain, Paris, par la plume flatteuse d'un Jules Noriac, proclamait que la nouvelle ambassadrice était le charme, la grâce et l'esprit dans une même personne. Elle avait conquis sa place d'une façon très délibérée. Dès son arrivée, elle s'était rendu compte de l'esprit de la société où elle était appelée à vivre, dans un milieu de jeunesse, d'insouciance et de luxe, et elle s'y trouva comme chez elle. Elle laissa, comme on dit, galoper son naturel. Il faut prendre son bien où il se rencontre ; et, d'abord, elle se mit à l'unisson du ton qui régnait en ces lieux, pour l'entraîner bientôt à se régler sur elle, et en garder finalement la direction mondaine. Ou se lança à sa suite éperdument. Les élégances de sa mise, les particularités de son caractère et les mots, les reparties, les boutades, qui jaillissaient de ses lèvres, à chaque moment : rien ne passait inaperçu de ce qui était d'elle. Sur le boulevard, on connaissait, aussi bien que les équipages de l'empereur, le huit-ressorts attelé de quatre, chevaux superbes de l'ambassadrice d'Autriche, et portant, sur les panonceaux, son écusson timbré d'une couronne princière. Son nom revenait quotidiennement sous la plume ries chroniqueurs. Le cachet de ses toilettes et leur diversité, ses façons désinvoltes et les nouveautés auxquelles elle attachait son nom, mille détails émanant d'une complexion de jeunesse un peu exaltée et tapageuse prêtaient à toutes les conversations. Il était de notoriété qu'elle allait recréer les modes. Son influence rénovatrice dans le domaine léger des fanfreluches fut prompte et sensible. Elle avait déclaré la guerre à la cage triplement fermée et bataillé pour les robes courtes. Les costumes abrégés forcèrent l'entrée des bals et le coup d'œil en plut à beaucoup de gens. A cette occasion, remarquait le malicieux Mérimée ; j'ai vu un assez grand nombre de pieds charmants et de jarretières dans la valse. Les circonstances étaient propices. Une révolution allait s'accomplir dans la hiérarchie des tailleurs et des modistes. Les couturiers commençaient à prendre le pas sur les-grandes faiseuses. L'un d'entre eux, un Anglais nommé Worth, le fameux Worth, s'était établi pour son compte à Paris, en 1858. Mme de Metternich avait aussitôt distingué cet habilleur hors ligne, qui sentait, interprétait, rectifiait la nature avec les dons et l'imagination d'un artiste. Au risque d'infliger un déplaisir à Aurélien Scholl, qui l'avait surnommé... jalousement le faune de la toilette, parce que de ses mains d'homme il chiffonnait à son aise les corsages féminins et les alentours, elle l'adopta et l'imposa. H était devenu, grâce à elle, l'autocrate du goût. Et les mondaines et toutes les dames, qui avaient le grand vol de l'élégance, se portaient également rue de la Paix, à son adresse. Mme de Metternich avait des mérites plus personnels que d'avoir aidé de son initiative originale à la rénovation de l'esthétique féminine. Son esprit, on ne le discutait pas : il flambait à chaque mot. Le physique, en elle, prêtait davantage à la controverse. Il n'y a pas que les bouteilles de Leyde, disait un railleur[1] ; il y a aussi Mme de Metternich. Elle-même, très adroite à faire sa propre critique afin de prévenir celle des autres, se proclamait dénuée de toute beauté, espérant bien qu'avec sa physionomie parlante on ne la prendrait pas au mot. Un soir, chez la princesse Mathilde, elle abordait un célèbre écrivain de théâtre : Vous êtes M. Sardou ? — Oui, princesse. — Dites-moi, est-il vrai, que je ressemble si particulièrement à Mme Delaporte ?[2] C'était une actrice du Gymnase, qui avait la réputation d'être laide et spirituelle. Il y a toujours des côtés de ressemblance entre deux femmes, avait répondu Sardou, si différentes qu'elles puissent être. Mais je n'en juge que sur les physionomies ; et c'est par là que je trouve des similitudes frappantes entre vous, princesse, et cette actrice : la jeunesse et l'esprit[3]. Entre femmes, on voyait davantage ; on remarquait que l'ovale du visage n'était pas la régularité même, que les lèvres étaient fortes et qu'il y aurait eu à reprendre à la courbe imprévue du nez. Il n'était qu'une opinion, en revanche, sur l'éclat de ses yeux noirs et pétillants, sur l'agrément d'une physionomie mobile à l'extrême, et l'on convenait, sans résistance, que la blondeur de la chevelure avait bien aussi son attrait. Finalement, on arrivait à dire, à force de bonne volonté, que l'ambassadrice pouvait passer, en somme, pour une jolie blonde ; et ce devait être le sentiment de Winterhalter, le peintre officiel des grâces du décaméron impérial, puisqu'il sut faire du charme à sa ressemblance. Lorsque la princesse de
Metternich, rapporte un témoin du temps, entrait
aux Tuileries, un soir de bal, très mince, maigre même, assez grande, avec ses
épaules très découvertes, son front chargé de diamants, ses longues jupes
traînantes, il était impossible d'avoir plus grand air. Elle avait cette
allure aristocratique inimitable, que donnent la naissance et le milieu dans
lequel on a vécu. Toute la haute société parisienne, dès lors, affluait dans ses salons de la rue de Varennes. En, s'y installant, le prince et la princesse de Metternich n'avaient eu qu'à reprendre des habitudes, anciennement accréditées à l'ambassade d'Autriche, d'abandon et dé gaieté hospitalière. Les fêtes délicieuses de nuit et surtout les déjeuners dansants, qu'y avait donnés le comte Apponyi, sous la Restauration, n'étaient pas sortis des mémoires, dans le noble faubourg. La conversation y fut, de nouveau, très en faveur, et aussi la musique, Richard de Metternich étant, lui-même, ce prince diplomatique des valses, un virtuose. Les lieder dès plus grands maîtres de la mélodie allemande, les valses de Strauss ou les grands airs d'opéras s'y mêlaient dans un harmonieux éclectisme. C'est là que fut arrêté, décidé, l'audacieux projet d'imposer Wagner aux Parisiens. La princesse avait pris l'avance d'un peu loin, lorsqu'elle fit ordonner par l'empereur la représentation, à l'Opéra, du Tannhaüser, — l'inoubliable première, tumultueuse comme une bataille, le fiasco héroïque où Mme de Metternich déploya tant de vaillantise pour enlever ses troupes, et une énergie si militante, que ses adversaires... en musique — et je vous donne à penser s'ils étaient nombreux, ce soir là ! — disaient, sous sa loge : Les Autrichiens cherchent, évidemment, leur revanche de Solferino. Quelle soirée ! Quelle aventure ! Quelle osée tentative, vingt ans avant l'heure psychologique ! Sur ses instances donc, l'empereur avait décidé que l'Opéra jouerait ce nébuleux Tannhaüser : la première eut lieu, en l'an de grâce 1861. Dans la chaleur prévoyante de son zèle, Mme de Metternich avait groupé autour d'elle tous ses amis. Je me trompe. Plus intelligemment elle les avait répandus dans la salle. C'étaient, entre les femmes, les comtesses de Pourtalès, Walewska, Lehon, les princesses de Sagan, Poniatowska, de Beauvau, Mme Erazzu, la belle Mexicaine ; parmi les hommes on reconnaissait les Rothschild, les Aguado, les frères Lamberty, le marquis de Massa, d'Alton-Shée, Galliffet, Grammont-Caderousse et combien d'autres Dominant, de leur loge, tous ceux-là l'empereur et l'impératrice étaient présents, s'efforçant en conscience d'avoir une opinion, de paraître intéressés à une musique, qui leur restait incomprise. Mais les yeux revenaient sans cesse vers Mme de Metternich, qui s'était chargée visiblement de conduire les bravos et les applaudissements. En effet, la partition est déployée devant elle sur le rebord de sa loge. Elle a l'éventail levé comme un bâton de commandement. Malheureusement on a débuté par rire dans la salle et rire un peu haut. Le sérieux ne reviendra plus. Les caraïbes sont déchaînés. L'indignation peinte sur les traits de la princesse, ses gestes courroucés, un mot qu'elle ne peut retenir, et qui siffle à travers la salle : Imbéciles, je crois, n'y peuvent rien. On a applaudi la marche, parce qu'il était impossible de n'être pas enlevé, soulevé malgré soi par cette page merveilleuse. Le reste va à la débandade. Et c'est un bruit, un tumulte inénarrable. Des loges à l'orchestre, de l'orchestre à l'amphithéâtre, des mots sont échangés et vibrent comme une volée de flèches. Et Dieu sait si l'on cause et si l'on jase ! Certains insinuent que la représentation du Tannhaüser fut une des conventions secrètes du traité de Villafranca, d'autres prétendent qu'on a envoyé Wagner aux Parisiens pour les forcer d'admirer Berlioz. Le lendemain toute la presse fut mauvaise. On n'épargna que la marche, la critique voulant avoir l'air d'être impartiale. De colère la princesse décida qu'on ne jouerait chez elle, ce jour-là que du Wagner. Accès d'humeur tout passager, et qui ne l'empêchait pas, en son éclectisme, de goûter, à leur moment, les muses folâtres d'Offenbach et d'Hervé, ni de se montrer sensible à la mélodie de Gounod. On ne lui laissa pas le temps de pleurer cet échec. L'un des fidèles de son salon, homme d'esprit, Beyens imagina sur l'heure d'écrire, pour ombres chinoises et de faire représenter chez elle une plaisante parodie de l'ouvrage tombé. Le comte de Solms, qui avait des aptitudes de dessinateur, découpa en carton les charges des principaux personnages de cette fantasmagorie. Et ce fut un amusant coup d'œil. Avant le lever du rideau, une amie de la maison, en robe et bonnet d'ouvreuse, avait eu la joyeuse idée de distribuer gratuitement à chaque spectatrice un éventail à bon marché, pour le cas où ces dames hésiteraient à briser le leur par raison d'économie[4]. On eut le tableau de chasse, où les sveltes lévriers étaient représentés par des bassets à jambes torses, et le dix-cors par un lapin craintif. On eut la transfiguration de la Wartburg devenue le Johannisberg, château célèbre et fameux vignoble appartenant au prince de Metternich. Et l'héroïque Tannhaüser, enfermé dans la cave, y vidait, en titubant, une bouteille de ce cru, tandis qu'une voix chantait dans la coulisse, sur l'air du Bouton de rose : Dieu, quelle veste Pour Wagner et son Vénusberg ! Noyons du moins leur sort funeste A grands flots de Johannisberg Sur cette veste ! De grands éclats de rire dissipèrent les derniers ressentiments de la princesse. Il ne fut plus de longtemps parlé du Tannhaüser. Chacun le savait à l'ambassade et, au dehors, dans le grand nombre de ceux et de celles qui désiraient y participer, Mme de Metternich excellait à varier les plaisirs. Etre admis à ses redoutes était fort recherché. Les hommes y étaient reçus à visage découvert ; les femmes s'y présentaient en domino, mais le capuchon devait se relever à l'entrée du premier salon, où se tenait la maîtresse du logis. Car elle n'ouvrait les portes de son chez soi que sur invitation personnelle. Elle recevait beaucoup de demandes, accueillait les unes, déclinait les autres, et se montrait, en résumé, passablement rigoureuse, ce qui lui attira des inimitiés cruelles. Une fois dans la place, on s'y sentait très à l'aise. Le .grande charme, de ses réceptions était que l'agrément des rem-. tacles ou des auditions ne faisait qu'y alterner avec le jeu des spirituelles causeries. Elle s'y prodiguait. On : se plaisait à répéter les saillies un peu hardies quelquefois, très fines souvent, que le hasard des idées, l'occasion, lè ton de l'entretien, poussaient à jaillir de, .ses lèvres. Toute de premier mouvement, elle n'échappait point, non plus que d'autres, aux accès d'humeur dont, un chacun se sent échauffé pour une maladresse, une contradiction, une importunité, une parole mal-, sonnantes ; et le mot n'attendait pas d'en traduire l'impression. Tant pis où il tombait. Elle n'était pas la mal-tresse d'arrêter ses répliques. Prompte aux bouillons de l'impatience, les sentiments de douceur, d'aménité, en souffraient quelquefois. Elle avait la-riposte un peu soudaine et brusque. Certain soir de grande réception, un étranger, un journaliste américain, qui, lui-même, m'en rapportait le détail en souriant, à quarante années de distance, piétinait, sans s'en apercevoir, la Vaine superbement déroulée de sa robe de cour. Elle tourne la tête, et, d'un ton sec : Paysan ! murmure-t-elle. Huit jours après, dans une autre soirée officielle, l'assistance était serrée aux approches du buffet, où passaient les coupes du vin pétillant. Quelqu'un la heurte légèrement au coude, et des gouttes s'épanchent du verre sur l'étoffe soyeuse de son costume. Même geste rapide ; elle a reconnu le coupable. Ah ! reprend-elle, c'est encore mon paysan ! Une autre fois que, pendant un bal travesti, son ami Galliffet l'avait, un pela trop harcelée, tracassée, elle s'en revancha vertement. Cet officier, qui avait été blessé d'un éclat d'obus, jouissait d'un congé de convalescence et l'employait gaîment. Il parcourait les salons, cette nuit-là en costume d'apothicaire Louis XIV et portait avec une fierté martiale, suspendu à son ceinturon, l'instrument que Molière a légué au maréchal Lobau. Connais-tu cela, beau masque ? demandait-il à la princesse. — Oui ! répondit-elle vivement : c'est le canon, qui a blessé ce pauvre Galliffet, en Crimée ! Elle eut des traits moins rudes. On en citerait à l'infini. Les frivolités de la toilette, les programmes de ses fêtes et les plaisirs de la conversation ne remplissaient pas uniquement son temps et sa pensée. Mme de Metternich était née diplomate. Elle exerça une influence officieuse, qui ne fut pas indemne d'erreurs, comme dans l'affaire du Mexique, — car elle n'avait pas été la moins ardente à poursuivre la réalisation du rêve californien[5] — mais qui eût pu être salutaire sur d'autres points, si on l'eût écoutée davantage, par exemple en 1866, quand il était encore possible d'arrêter les empiètements de la Prusse. Une double guerre n'aurait pas éclaté, à quatre années de distance. On n'eût pas eu Sadowa et Sadowa n'eût pas amené Sedan. En général, on pouvait se dire que, dans la finesse renseignée dont l'ambassade d'Autriche donna des preuves, une bonne part revenait à la princesse de Metternich. Elle complétait, par une intelligente association, le rôle de son mari, qui la tenait en grande estime. Le prince soutenait son personnage d'une belle tenue extérieure. C'était l'ambassadeur accompli par l'esprit et les manières. Il perdait de vue, dans l'éblouissement trop rapide des fêtés mondaines, quelques-unes des nécessités d'observation et d'étude des hommes, qui s'imposent à l'état diplomatique. La politique ennuagée de Napoléon III avait dés détours et des ombres, où ne pénétrait point son coup d'œil fugace, soit qu'il n'y prit pas garde, soit qu'il s'en rapportât à la finesse de perception de l'ambassadrice pour y voir clair. Ce n'est pas qu'elle en parût très occupée. Elle semblait avoir assez à faire, sous des airs étourdis, qui trompaient bien des gens, de mener sa partie de femme à la mode dans l'entourage habituel de l'impératrice. Son attention, toujours en éveil, n'aurait su trouver de masque plus ingénieux que cette feinte indifférence pour les mystères de la politique. Elle était de ceux-là pourtant, qui pensaient, réfléchissaient. Mais il semblait qu'elle se fût dit que le plus pressé étant de s'amuser, le reste viendrait à son heure. Le salon de la princesse de Metternich était le plus ouvert à la conversation libre qu'on connût à Paris. Elle entretenait, de son air d'indulgence distraite et de son encourageant sourire, le laisser-aller de ces causeries, l'excitait même de l'aiguillon, quand il risquait de languir. Chacun, alentour, disait son mot. Elle entendait et se souvenait, très égayée toujours, très prompte à passer d'un sujet à l'autre et se défendant bien de trahir, dans l'expression de son visage, cette manière réfléchie d'écouter ; qui met les bavards en défiance. N'est-ce pas elle qui disait ce mot plein de sens et qu'on a tant cité : Il a l'air trop fin pour un ambassadeur ? Elle avait gagné, dès en arrivant, les sympathies les plus marquées du couple impérial. Eugénie goûtait l'animation séduisante. de son esprit et s'entretenait familièrement avec elle, chaque fois que les circonstances officielles les réunissaient. Encore a-t-on exagéré la mesure de leur intimité. La princesse de Metternich ne fut pas, ainsi qu'on l'a écrit, l'inséparable amie de l'impératrice. Mme Carette — lectrice, puis dame du palais, attachée constamment à la personne de la souveraine, et à qui Mme de Metternich déclarait, dans une minute d'expansion, que, si l'impératrice eût été une Marie-Antoinette, elle aurait voulu être sa princesse de Lamballe, — a remis les choses au point dans ses Souvenirs de la Cour des Tuileries. Avec plus de précision encore, au cours d'une conversation que j'avais l'honneur d'entretenir avec elle, à ce propos, elle ramenait l'état de ces rapports à leurs justes limites. En réalité, au delà du cérémonial habituel, l'impératrice n'avait d'amie que la duchesse de Mouchy ; et, en dehors de ses lundis et des circonstances de pure mondanité, elle ne recevait personne, sans demande d'audience. Mais, dans les déplacements du printemps et de l'automne, aux lieux de villégiature saisonnière, à Fontainebleau, à Compiègne, où les cadres étaient rompus, où le contact était de chaque jour, où l'existence des souverains était mêlée continuellement à celle de leurs hôtes, à table, au bal, au théâtre, en promenade, les liens se resserraient. Alors, vraiment, la présence de la princesse de Metternich devenait précieuse, indispensable, à l'impératrice. Il importait de créer, autour de soi, du mouvement et de la gaieté. Or, personne ne possédait le don d'entraînement, ce don qu'elle garda toujours, à l'égal de Mme de Metternich. Les temps étaient calmes et prospères. Toutes les illusions semblaient permises. Pour passer les heures aussi agréablement que possible, la princesse s'était passionnée de spectacles. Elle y apporta cette fougue qui lui était naturelle et cette faculté d'initiative restée sans emploi sur d'autres terrains : A la Cour, des Tuileries, on avait ressuscité les rites somptuaires, remis en vigueur des lois de préséance et des observances d'étiquette, qu'on s'attachait avec d'autant plus de soin à faire respecter que les prescriptions en dataient de la veille. Les débuts des dîners et des réceptions s'annonçaient avec une froideur imposée. Peu à peu les liens se détendaient. On se relâchait de ces manières apprêtées. Le tempérament et la jeunesse reprenant le dessus, on riait, on s'égayait, on était soi, et bien des réunions commencées sous le masque de la réserve officielle se terminaient en une sorte de tertulia espagnole, où chacun disait tout ce qui lui passait par la tête sans autre souci de la formulé. Mme de Metternich, avec l'aisance de sa naturelle gaieté, hâtait le moment de la conversation franche et d'expression libre. La causerie se rendait plus intime. Les yeux brillaient avec .plus d'éclat. On respirait, on vivait. Déjà le précédent ambassadeur, baron de Hübner, avait constaté que les Tuileries n'étaient pas un lieu de tristesse et que ces représentations de gala avaient bien leur charme aux yeux amusés d'un diplomate. Mais c'est à Compiègne, avons-nous dit, où Mme de Metternich passait, chaque année, plusieurs semaines, qu'on s'échauffait davantage à la poursuite du nouveau, et qu'elle-même exerçait, avec le plus de succès, le don qu'elle avait de semer sur ses pas l'animation et la vie. Dans les instants de tristesse de l'impératrice, lorsque l'empereur, qu'elle aimait exclusivement, la délaissait, et qu'elle en éprouvait un chagrin mêlé d'irritation, la princesse de Metternich lui était une compagne instante et nécessaire même, par le besoin qu'elle ressentait de distractions à tout prix. La dame du logis, comme l'écrivait Mérimée à son Inconnue, usait de tout pour combattre l'ennui secret. Et les représentations, les chansons, les parties de campagne se succédaient, au gré des imaginations de celle dont on a dit qu'elle fut, à la Cour de France, l'ambassadrice des plaisirs. C'est à travers ces jeux et ces divertissements qu'avait eu lieu, un 15 novembre, jour de la fête de l'impératrice, sur le théâtre de la Cour, le pas si expressif, le pas inoubliable du Diable à quatre. Un caprice de grande dame, qu'on ne cessa plus de raconter, et qui est devenu, depuis le temps, bel et bien un cliché de chronique. On avait eu la fantaisie d'un ballet à danser en costume, comme à l'Opéra, maillot et jupe courte. Le Diable à quatre avait été choisi. Un maître à danser de l'Opéra s'était rendu, chaque jour, en grand mystère — car on en réservait la surprise —, à Compiègne, pour conduire les répétitions des quatre danseuses et de leur partenaire, le marquis de Caux. Et le moment arrivé, devant toute la Cour, en présence d'un grand nombre d'étrangers invités pour la circonstance, le ballet fut dansé, mimé très brillamment. Les artistes, au nombre desquelles une ambassadrice, c'est-à-dire la princesse de Metternich, étaient venues recevoir, confuses et satisfaites, les compliments de l'empereur et de ses hôtes. Une chronique indiscrète ajouta que la fête ayant été terminée par un bal, on avait prié les danseuses du Diable à quatre de ne pas remplacer leurs maillots par des jupes de cour, des jupes longues, et que le plaisir de la soirée en fut de beaucoup augmenté. Les choses n'allaient pas toujours sans encombre dans l'arrangement des spectacles et des divertissements, où elle avait la haute main. On a conté le singulier différend qui s'était élevé entre Mme de Metternich et la duchesse de Persigny, pour fort peu de chose, un mince détail de mise en scène. On devait donner à Compiègne la figuration d'un tableau de Watteau : le Déjeuner champêtre. Et la princesse s'était chargée de la distribution des personnages et des costumes. Chacune se disait contente, sauf Mme de Persigny, la femme du ministre de l'Intérieur, parce qu'elle n'y voyait pas l'occasion de s'attifer à sa manière, comme elle l'aurait voulu. Par exemple, ses cheveux blonds étaient d'une rare beauté, et elle aurait tenu à les montrer. — Je veux que l'on voie mes cheveux, répétait-elle avec un léger zézaiement et une obstination mutine, qui offraient quelque chose d'enfantin. — Mais c'est impossible, répliquait Mme de Metternich, il faut, au contraire, une petite coiffure relevée et poudrée ! — Non, reprenait Mme de Persigny, nous faisons cela pour nous amuser et cela m'amuse d'avoir les cheveux défaits. — Si vous ne voulez pas faire comme nous toutes, ne paraissez donc pas dans le tableau. Et elle en référa à l'impératrice, — Laissez-la faire, dit la souveraine, c'est une nouveauté, qui sera peut-être heureuse. — Non, non, elle fera tout manquer. — Voyons, ma chère princesse, qu'est-ce que cela vous fait ? Elle sera toujours jolie. Ne vous querellez pas pour cela, soyez indulgente. Vous savez, cette pauvre Mme de Persigny, sa mère est folle ! — Ah ! sa mère, est folle[6], eh bien mon père est fou, et je ne céderai pas. Il fallut en passer par sa volonté. On a pu s'en former une juste opinion l'ambassadrice, quoique au fond. du cœur bienveillante et bonne, avait l'humeur prompte ; et l'on s'en apercevait, quand on s'attirait imprudemment quelque répartie mordante ou quelque trait acéré, venant de sa franchise, en droite ligne. Ceux qu'elle appréciait et favorisait de ses sympathies, en revanche, la jugeaient bien séduisante. La poignée de main chaude et cordiale, le mot heureux trouvé de suite, le détail personnel qui touche aussitôt, l'action expressive de ses yeux et de son langage lui gagnaient, à l'instant, les intelligences qu'il lui plaisait de s'attacher. Octave Feuillet, dès la première fois qu'il avait été mis en sa présence et que très opportunément elle avait entamé la conversation sur son roman de Sibylle, s'était déclaré charmé, séduit, conquis. Elle savait, d'ailleurs, ce qu'elle faisait, la fine ambassadrice en se montrant à l'égard du maître écrivain, fleurie de douceur et de prévenance. Quand on aime le théâtre et qu'on a sous la main un auteur tel que Feuillet, cela vaut bien qu'on y dépense de l'empressement et de l'amabilité. Ne venait-elle pas justement de former le projet' d'une charade pour la fête de l'impératrice ? Le lendemain, sans plus attendre, elle lui faisait confidence de ce beau dessein. Le mot qu'elle a trouvé est de circonstance : Anniversaire, Ma sœur Anne, pour la première syllabe, lui ouvre une matière commode, remplir. Hiver vient-de, lui suggérer une malicieuse fantaisie. Elle a rêvé que le fringant Galliffet aurait l'attitude d'un homme qui tombe le ventre sur la glace et ne peut pas se relever. — Très-bien, princesse. Mais qui fera les vers ? — Vous, répond-elle. Les choses ne traînaient point avec cette entraîneuse. On avait dû s'y mettre de suite. Quand il la retrouve au château, vingt-quatre heures après ou guère davantage, la princesse a son rôle en main et le travaille d'importance. Octave Feuillet aura donc été l'auteur diligent, le conseiller littéraire ingénieux. Il se croit quitte à ce compte. Mais nom Justement, un personnage reste inoccupé dans la charade ; c'est un méchant rôle de jardinier, qui lui conviendrait à merveille. On le lui a réservé. Il s'en défend. Est-ce que le prince de Reuss ?... Est-ce que Clermont-Tonnerre n'endosserait pas beaucoup mieux la veste enrubannée de ce berger Louis XV ? Vaines excuses. On ne veut pas en entendre davantage. Il n'a que le temps de donner ses instructions pour le décor et d'aller passer ses culottes da satin. La représentation a lieu. On verra le délicat écrivain apparaître tout à l'heure, au débouché d'un paravent, et se montrer en scène revêtu d'un assez ridicule costume, avec une tête de vieux bonhomme poudré à blanc, portant de son mieux un claque planté droit... et orné de fleurs ! Une autre fois, Octave Feuillet devait faire venir un carrick et un pantalon mousse pour un rôle de voyageur, et l'idée de paraître en cette tenue, ou plus tard en maillot à paillettes devant Leurs Majestés, n'était pas précisément ce qui le réjouissait le plus au monde. Comme il eût préféré à tout cela une promenade tranquille et méditative en forêt ! Mais la princesse savait si bien ramener ensuite le contentement dans l'âme de son auteur, embesogné de toutes ces menues servitudes ! Elle était la plus fervente des applaudisseuses. Elle donnait le signal. On tapait des mains dans la salle élégante. On criait d'enthousiasme. On rappelait le poète et ses interprètes. Mme de Metternich réapparaissait entraînant l'heureux coupable jusqu'à la rampe devant le public idolâtre. Et Octave Feuillet finissait par trouver que c'était délicieux. Le rôle qu'elle avait accepté de si bonne grâce n'était pas aussi aisé qu'on le pourrait croire. Il n'était pas si simple d'entretenir à jet continu le courant de la belle humeur dans cette société désœuvrée. On y mettait à s'amuser, parfois, une bonne volonté très laborieuse. Tout comme aux Tuileries, il y avait à Compiègne des après-midi fort maussades, quand il n'y avait pas chasse ou excursion en forêt. Un soir, avant le dîner, elle n'avait pu trouver rien de mieux, en attendant le potage, que d'indiquer aux belles oisives un jeu, où il y avait de la farine et une bague dedans, que l'on devait saisir avec ses dents sans se blanchir le nez. Chose difficile entre toutes. Par les temps de pluie, on ne savait qu'imaginer pour réveiller l'animation sur les visages assoupis. L'annonce d'une charade était la mieux accueillie et répandait, soudain, une note folâtre dans les salons. La perspective des costumes, le souci des toilettes, le jeu des répétitions, c'était pour enchanter les femmes. Le théâtre était le grand moyen. Ce fut toujours la passion dominante de Mae de Metternich, le théâtre en tous genres et sous toutes les formes. Elle n'en dédaignait rien, même les figurations muettes et les tableaux vivants, qu'elle disposait scéniquement avec les femmes intelligentes et jolies, qui partageaient ce goût. Elle était princesse de naissance et d'éducation, artiste et musicienne de tempérament. Le feu sacré était en elle. Elle avait la constance d'apprendre de longs rôles coupés de chansons, d'organiser les répétitions et de régler point par point l'arrangement des premières, avec le concours des auteurs et des délégués officiels des plaisirs de la Cour. Elle se faisait de son plaisir un devoir et un travail. Il était bon qu'une enthousiaste de la scène, une virtuose comme la princesse de Metternich, eût à cela l'œil et la main. Hors de sa surveillance, on eût commis tant d'inexactitudes, répété tant de petites maladresses, qu'on ne prenait pas assez la peine de corriger ! Avant elle, on n'était rien moins que difficile, chez ces dilettantes, ne songeant que de rire et de s'amuser. Ainsi, le 15 novembre 1857, le jour de la fête de l'impératrice, on avait joué, à Compiègne, une grande charade, dont Mérimée et Mocquart, le secrétaire particulier de l'empereur, composèrent le texte. Rouland y remplissait, à la satisfaction générale, un rôle bouffe d'Auvergnat et révélait un talent de comédien parfaitement inattendu chez un ministre de l'Instruction publique et des Cultes. En revanche, les actrices, pour la plupart des étrangères, avaient estropié la poésie, à qui mieux mal, et, en particulier, une lady Eglington, qui changeait les rimes, tourmentait le dialogue, allongeait, les vers de trois ou quatre pieds de contrebande, et se trouvait, avec cela, très contente d'elle et du public. La Cour avait été charmée. Mme de Metternich y mit ordre. Il fallut s'entendre à jouer et à dire comme des artistes ces comédies de paravent. J'ai sous les yeux, très à propos, le volume assez raréfié du Théâtre de salon du marquis Philippe de Massa, gentilhomme, soldat et écrivain, auteur attitré de la Cour des Tuileries, régisseur général des scènes de Compiègne et de Fontainebleau, qui avait pris la suite du duc de Morny, dans l'art d'improviser des vaudevilles mondains à l'usage des princes et de leurs invités, et qui appelait Mme de Metternich sa Muse. On ne jouait ses menues pièces qu'une ou deux fois ; mais il avait ce succès enviable de recueillir les applaudissements des mains et les vivats des bouches les plus ravissantes de la création. Oui, voilà bien ces fameux Commentaires de César, cette revue en deux actes de l'année 1865, un document typique des actualités parisiennes du moment, et qu'avait montée, répétée, et en grande partie interprétée, chantée Son Altesse la princesse Pauline de Metternich. Elle y déploya une chaleur de zèle extraordinaire. Dans la mise en scène d'une pièce inscrite au tableau, Mme de Metternich, tout à son rôle et à ce qu'on espérait d'elle, ne se tenait pas d'agir et d'écrire. Sa correspondance quotidienne en était considérablement grossie. Chaque jour, elle semait de ces billets alertes, comme elle sut en tourner sur tous les sujets, et qui formeront, le jour où on les réunira, un recueil des plus curieux et des plus vivants. M. de Massa, qui conserva, depuis lors, avec la pria-cesse des rapports de grande amitié, en fut, naturellement, très favorisé. Il y avait à s'entendre sur maints détails, à convenir d'un rôle, d'une interprétation, d'une nuance nouvelle à introduire, d'un changement à faire. Et les notes épistolaires ne chômaient pas. Vous devez avoir bien des lettres de la spirituelle grande dame, disais-je au marquis de Massa, un soir de rencontre inopinée — c'était au Théâtre-Français, à la première de La Plus Faible, de Marcel Prévost —, des perles que vous ne laisserez point s'égarer. Vous vous trompez, me répondit-il. Je ne conserve plus de lettres, depuis qu'une tentation trop forte ou qu'une main trop preste s'est avisée d'en alléger mes tiroirs. Par quel sortilège se sont-elles envolées de la cassette du marquis de Massa, qui les croyait bien en sûreté dans le château de Ménars, pour circuler en public, sans indication de la provenance, ni du nom du destinataire ? Le mystère ne nous en a pas été éclairci. Du moins, elles n'ont pas été perdues pour tout le monde. Il n'est rien que de très innocent, au reste, dans ces billets d'artiste à son poète, des idées qu'on échange, de la collaboration à distance. On y peut suivre, jour par jour, la marche des répétitions et l'avancement des études. Ce sont des avis, des conseils qu'on sait donner fort propos, avec une justesse d'instinct et de la manière la plus courtoise. Ne m'en veuillez pas, dit-elle,
— à la fin d'une assez longue missive pleine d'observations, — ne m'en veuillez pas de ces difficultés pour mon rôle. Je
déteste faire des embarras, et je me suis décidée difficilement à vous en
parler. Mais c'est que votre succès dépend beaucoup aussi de certaines
choses, que je me suis permis de vous marquer. La question des costumes est son souci particulier. Elle s'y entend, de reste. Emettre des projets, les faire dessiner par Marcelin, de la Vie parisienne, exécuter par Worth ou par un autre, et revêtir par les plus charmantes mondaines, pour le plaisir de tous, c'est son enchantement. Mais il n'est pas un seul point qui ne la touche et dont elle ne s'occupe avec sollicitude, en ces coulisses de fantaisies. Dans le partage des divertissements, les goûts sont variés. On aime ici les tableaux vivants. On préfère là les mascarades, les travestis. Mme de Metternich ne désavoue ni les uns, ni les autres. Manifestement, ses prédilections vont à la charade, à la comédie, aux spectacles dialogués et vivants. Là surtout son activité fait merveilles et donnerait à croire que l'éventail replié de la princesse a ressuscité la vertu des baguettes magiques. Toujours la plus vaillante, toujours sur la brèche, elle se plaint un peu, de temps en temps, de la tiédeur où s'endort le reste de la compagnie. Vous verrez, déclare-t-elle au poète de la revue, vous verrez les ennuis et les misères que vous aurez à subir avec acteurs et actrices. Je connais cela, c'est une race affreuse. Je puis le dire, puisque j'en suis. Et Compiègne est fait, pour répéter sérieusement, comme moi pour danser sur la corde de Blondin. Et que cette troupe brillante est malaisée à conduire, surtout à rendre exacte ! Tout le monde court du matin au soir et, à l'heurt de la répétition, pas âme qui vive. Rien que l'auteur et... moi. Jusqu'à présent, ça n'a jamais manqué. Nous aurions une belle chance, si le statu quo était changé. Encore, si on la laissait travailler ; mais non, pendant qu'elle songe de la pièce, qu'elle écrit de la pièce et qu'elle en vit, qu'elle se tourmente à en éprouver chaque effet, à en interroger chaque nuance et chaque détail, autour d'elle on babille, on fait du bruit, comme s'il ne s'agissait point d'une chose d'importance. On vient m'interrompre à chaque instant. Boson — le prince de Sagan — jase comme une pie. Bussières ne se tait guère. Richard fait comme eux ; ma tête n'y est plus du tout, et je ne sais trop ce que je vous dis. Richard de Metternich, en effet, est beaucoup moins entraîné. Tenir l'orchestre, jouer au piano, il y consent ; mais monter en scène, donner la réplique, il n'en éprouve qu'une faible envie. Ne comptez pas sur Metternich, écrit Mme de Pourtalès ; on n'est jamais sûr de lui ; il ne veut pas jouer. N'importe, la princesse se donne assez de mouvement pour deux et davantage. Sa diligence est sans seconde ; sa complaisance d'apprendre, de dire ou de chanter est sans limites. C'est au même correspondant : Mon cher Massa, je chanterai ce que vous voudrez me donner et ce que les autres ne voudront pas. Je vous répète ce que vous savez, j'espère : c'est que je ne suis pas trop difficile à faire marcher. J'ÉTUDIE, à l'heure qu'il est, mes rôles ; car ils sont à peu près appris. Voilà mon plan de campagne : la cantinière tapageuse, bruyante, l'allure militaire, l'air goguenard ; la Grève, bonasse, un milieu entre le comique et le ridicule... une naïveté, genre Alphonsine Enfin, la Chanson très française, gracieuse, gentille, gaie et parfois très posée, rieuse et parfais triste... Il se rencontre souvent des anicroches. Chacune apporte une réclamation, demande un changement, exige un coup de ciseaux. L'impératrice aussi taille dans les couplets en long ou en large. Tout de même, les choses enfin s'arrangent. Cela se dessine et prend corps. La troupe arrive à travailler d'ensemble. Je connais bien mon public, assure alors la directrice de la scène. Une actrice de profession ne s'exprimerait pas autrement. On sent qu'elle n'aime pas les lenteurs. Elle brûle d'avoir en main toute la pièce, de savoir ses rôles, d'entrer en scène. La pièce ! la pièce ! réclame-t-elle. L'imprévu la tourmente, l'inquiète. Elle est dans les transes que quelque événement malencontreux n'aille encore retarder la fête théâtrale. J'espère beaucoup, j'espère de
tout mon cœur que le choléra n'empêchera pas le séjour de Compiègne, ni qu'un
affreux deuil de cour ne viendra nous tomber sur le dos, la veille de la
représentation !... Ce serait à se pendre
au premier arbre venu ! En voyage, à Vienne, ou sur les chemins qui mènent à ses magnifiques propriétés de Bohème et de Hongrie, elle emporte ses rôles, les reprend, les travaille avec le scrupule d'une véritable actrice : Vienne, 29 octobre 1865. Je chante et je rechante ; j'apprends, je répète ; je suis, enfin, en pleine revue....[7]. Et, à force de brûler les planches... du théâtre de Compiègne, sans y prendre garde, entraînée par le métier, si j'ose dire, elle se laisse gagner légèrement aux façons de parler désinvoltes, un peu osées, un peu familières des divas et des divettes : Quant à l'air à tout casser, cela va comme sur des roulettes et, je me demande pourquoi il m'allait si peu, au début... Je refuse énergiquement la danse espagnole, dont me parle Boson. J'en aurais assez fait en créant tout ce que vous m'avez envoyé. Il y en a plus qu'il ne faut à jaser et à fredonner. Je crains que le public ne me prenne en grippe ; car je lui en sers, en veux-tu en voilà. Mais, tout en se livrant à des espiègleries, que sa jeunesse explique, tout en jouant avec un diable au corps qui n'appartient qu'à elle, ne croyez pas qu'elle oublie son état de princesse et sa dignité d'ambassadrice. Il suffit qu'ils soient en cause pour qu'elle se mette nettement sur la défensive : Permettez-moi de vous confier
tout bas, tout bas, que je me refuse à chanter le couplet à l'empereur. Je ne
puis le faire, et ce serait ridicule dans ma position d'ambassadrice. Je vous
supplie de ne pas me faire brûler un seul grain d'encens... Quant aux hardiesses du texte, elle n'est pas prude. Mais, pour d'autres, pour Compiègne, pour la grande maîtresse d'Essling aux airs timorés et renfrognés, elle réclame qu'on atténué la verdeur des couplets. Dans les Commentaires de César, elle avait double rôle. Elle incarnait la chanson, la vraie chanson française ; elle représentait aussi, bravement, un chevalier du fouet. Il fallut supprimer dans le grand air du sapin en course, l'allusion trop vive aux stores baissés des voitures publiques. Très amusée, d'ailleurs, heureuse d'avoir à détailler les malices du rondeau, elle avait chanté le reste du morceau, avec beaucoup d'humour, en digne automédon-femme, qui, par dévouement à la famille, a remplacé pour un jour, sur le siège, son mari en état de grève[8]. Ces grandes audaces théâtrales étaient de saison et ne duraient que leur temps, une fièvre d'automne renaissant et disparaissant avec les vacances de Compiègne. Le vertigo passé, elle savait, et vite, reprendre sous son amabilité fière, pour qu'on n'en ignorât, le ton de la grande dame et les convenances de son rang. On n'occupe pas impunément de ses moindres gestes l'attention particulière et la curiosité publique. Conseillère très émancipée de genre et de tenue chez l'impératrice, elle encourait forcément devant l'opinion les responsabilités de cette sorte de direction mondaine pleine de turbulence. Tout n'en retournait point à l'avantage de la spirituelle, un peu irrégulière et très originale ambassadrice. L'esprit enjoué de la princesse et le parfum d'exotisme, qui relevaient ses goûts d'indépendance et de fantaisie, avaient fait fortune à Paris. Ils y rencontrèrent des critiques. Maintes épigrammes à son adresse, et dont elle ne se souciait mie, voltigeaient dans les journaux. Les tirailleurs de la petite presse s'en prenaient à la surintendante des plaisirs impériaux d'une influence dont on exagérait les suites et la portée, mais qui contribuaient bien, pour leur part, à l'écervèlement général. Tel articlier du Nain jaune, qui devait un peu plus tard tourner des madrigaux en vers à son honneur, l'appelait Mme de Risquenville. Tel autre, un virtuose du Charivari trouvait à l'irrégularité des lignes de son visage prétexte à une méchante raillerie, que s'empressèrent à colporter tous les faiseurs d'anas. On lui reprochait d'aimer trop la danse, la comédie et la cigarette. N'était-ce pas Aurélien Scholl, qui lui dressait un blâme de fumer comme un bateau à vapeur ? Ce qui était plus malicieux qu'exact. Aussi bien la liberté, dont elle donnait l'exemple, sur ce détail, pareille à beaucoup de grandes dames d'Autriche et de Rassie, — elle la laissait chez elle, dans l'intime, à ses invités, et c'était un des privilèges appréciés de sa maison. On lui rapportait ces propos de chronique ; elle secouait les épaules, ripostait d'un coup d'épingle, et cela ne l'empêchait pas, disait-elle, de mener son fiacre. Des attaques la touchaient davantage, sous une forme plus directe, plus pénétrante. Ce qu'elle avait d'aisance dans ses propos, de hardie gentillesse dans ses allures, de primesautier dans ses actes[9], trouvaient de rudes censeurs. Sur quel ton en parlait le fielleux Viel-Castel, entre autres, je volis le laisse à supposer d'après cette unique phrase, cueillie à la bonne place de ses Mémoires terriblement vindicatifs, ou injurieux pour bien des gens : Mme la princesse de Metternich, qui a pris les manières et le ton des lorettes, est une favorite de l'impératrice, qui la met de toutes les parties ; elle boit, elle fume, elle joue, et elle conte des histoires. Très découvertes, en effet, ces histoires, s'il est vrai qu'elle raconta celle qu'il lui prête pour l'avoir dite à Trianon, en présence de l'empereur et des services de Leurs Majestés, et que nous ne répéterons point. De certains esprits chatouilleux lui faisaient un blâme public de ce franc parler, quoique la liberté des mots ne soit souvent que la preuve d'une moindre hypocrisie dans l'âme. On l'écrivait. On l'imprimait. Et elle en éprouvait quelque émotion, fort légitimement. Ici se place un épisode, qui, pour la singularité des circonstances, le relief des détails et le romanesque du dénouement, vaut d'être révélé tout an long, comme il me fut conté par l'un de ceux qui y eurent le plus directement part. Un volume venait de paraître, qui fit aussitôt grand tapage les Femmes d'aujourd'hui, par Guy de Charnacé. Tels de ces portraits, ramenés à une note uniforme de galanterie délicate, prêtaient à l'équivoque par l'imprécision des lignes et le nébuleux des fonds ; car en n'y nommait personne, on ne laissait que deviner les ressemblances[10]. D'autres, au contraire, enveloppés de contours plus nets ou gravés d'une pointe plus profonde trahissaient, à première vue, sous l'anonyme, ce signalement général et vivant dès personnalités, auquel on ne se trompe point. Il n'y avait pas d'erreur possible, par exemple, quand il s'agissait de renvoyer à son prototype le décalque satirisé de la reine Peste, une illustre princesse étrangère, dont les hardis caprices poussaient trop à l'imitation de certaines élégances frelatées. L'auteur avait évidemment visé Mme de Metternich. Au nombre de quatre-vingts, les médaillons, qui composaient la galerie, étaient pour la plupart tournés, à l'avantage de leurs modèles. Les soixante-dix ou soixante-quinze personnes, dont on prônait les vertus et les charmes, se dissimulèrent sous le fard de la pudeur et feignirent de ne pas s'apercevoir qu'elles fussent en cause. Les quelques femmes attaquées, en revanche, s'agitèrent furieusement. Elles se prétendaient calomniées d'une manière indigne, outragées, déshonorées. Il fallait venger l'honneur féminin. On tint conseil pour aviser au châtiment du téméraire. Un véritable orage surgit du choc de ces amours-propres féminins surexcités. La colère de quelques-unes était au comble. Dans une réunion plus animée qua de coutume, où faisaient corps, autour de Mme de Metternich, les ennemies de Charnacé, on venait de lire, à haute voix, le portrait de la reine Peste. Et les protestations avaient redoublé. On avait souligné chaque trait avec une indignation feinte ou sincère. Pouvait-on souffrir cela ? Non certes. Il fut décidé qu'un champion serait envoyé au hardi contempteur des princesses. Lequel ? Il fallait choisir une fine lame, sans doute, un vengeur assuré. Le nom se présentait de soi. Comment n'aurait-on pas d'abord pensé au colonel marquis de Galliffet[11] ? Trop gâté des femmes pour avoir à leur refuser quoi que ce fût, et goûtant fort, pour son compte, l'aventure et le tapage qui en pouvait résulter, celui-ci n'hésita point à relever le gant : Mesdames, mon épée et ma foi sont à vous. Et il envoya ses hérauts d'arme, je veux dire ses deux témoins au gentilhomme de lettres. Levé de bonne heure, ce matin-là l'âme tranquille, et ne se doutant guère du complot qu'on avait formé contre lui, mais songeant en douceur à quelque nouvelle beauté, dont il aurait à charmer son imagination en dessinant ses traits, M. de Charnacé se sentait de la meilleure humeur du monde, lorsqu'on frappa à la porté de sa chambre. — Qu'est-ce ? — Deux cartes pour M. le marquis. Il tend la main, jette un regard : — Faites entrer le comte du Lau et le prince d'Aremberg. A la manière d'être cérémonieuse des personnages introduits, à leur salutation froide et grave, à la façon dont ils s'assoient sur le bord de leurs sièges comme des gens n'ayant qu'un mot à dire et à prendre congé aussitôt après, il est aisé de s'apercevoir qu'ils ne sont pas venus en ambassadeurs d'une partie de plaisir. — Monsieur, prononce le prince d'Aremberg, nous venons de la part de notre ami le colonel de Galliffet vous demander réparation, à l'occasion du portrait plutôt malveillant qu'il vous a plu de tracer de la princesse de Metternich. Le cas était assez singulier pour que M. de Charnacé demeurât, un moment, comme hésitant à s'expliquer le bien fondé de cette passe d'armes à laquelle le provoquait, pareil aux jouteurs du moyen âge, un chevalier batailleur. — Messieurs, répondit-il, vous me voyez fort surpris. Je ne savais pas que M. de Galliffet fût le parent ou le répondant de Mme de Metternich. L'ironie était de mise en la question. Le comte du Lau, qui ne manquait pas d'esprit, se défendit ; pourtant, d'engager la conversation sur ce ton. — Ne jouons pas sur les mots. Nous accomplissons notre mission. Et nous vous demandons une réponse. — Mais, en admettant que M. de Galliffet soit chargé de prendre fait et cause pour une princesse étrangère en puissance de mari, sur quel point vous appuyez-vous afin de justifier votre affirmation ? Sur quel signe évident basez-vous votre opinion que j'aie voulu faire le portrait et la critique d'une princesse que je n'ai pas nommée ? — Mon Dieu, il n'y a pas à
chercher. La voix publique est unanime à déclarer qu'en peignant la reine Peste,
et sous de telles couleurs, vous visiez personnellement la princesse de
Metternich. — Cette voix publique et moi nous n'avons rien à démêler ensemble. Je n'ai pas de réponse à vous donner. Le prince d'Aremberg regardant alors en face le marquis de Charnacé : — Monsieur, c'est au gentilhomme que je m'adresse. Oui ou non, avez-vous eu l'intention de toucher indirectement, dans l'opinion du monde, la princesse de Metternich ? Sur cette interpellation, M. de Charnacé estime qu'il n'y a plus de mesure à garder. — Oui, messieurs. Ce soir, à six heures, vous recevrez la visite de mes témoins. Il en fut ainsi. Le lieu de rencontre devait être le Tir aux pigeons du bois de Boulogne, un cercle fermé où l'on ne risquait point d'être interrompu ni dérangé. Dès l'aube printanière, à cinq heures, les combattants et leurs témoins avaient à s'y trouver. Quelle serait l'issue d'un duel si légèrement engagé ? Les amis de Charnacé n'étaient pas sans crainte. On savait la réputation de tireur de Galliffet. M. de Charnacé n'avait pas touché une épée depuis assez longtemps. N'allait-il pas être en état d'infériorité manifeste vis-à-vis de son adversaire ? Cédant au conseil qu'on lui donna, il se rendit, la veille, dans une salle d'armes pour s'y refaire la main et reprendre l'assiette. La séance dut être à souhait en belles ripostes et sûres parades, car le vieux maitre, le célèbre épéiste Robert, répondant aux inquiétudes des témoins de Charnacé .sur l'ardeur connue de Galliffet, n'eut que ce mot à leur dire : — M. de Charnacé est presque intouchable. On s'en aperçut le lendemain, tandis que les pieds trempaient dans la rosée, sous le ciel encore brumeux. Les adversaires sont en garde. Galliffet, s'est précipité comme un lion, avec la fougue de la jeunesse et de son tempérament. Charnacé soutient le choc et riposte du tact au tact. La solidité de l'attitude ne le cède point à l'enragement des coups portés. Au bout de quelques minutes, dans l'intervalle d'une reprise, le colonel de Galliffet s'arrête. Les témoins se rapprochent. Des signes sont échangés, puis des paroles à mi-voix avec ceux de M. de Charnacé. Un colloque s'engage, qui ne semble pas aboutir. De quoi s'agit-il ? On en fait part à Charnacé. M. de Galliffet se plaint d'avoir le poignet engourdi, et demande à plonger sa main dans une cuvette d'eau froide. On ne juge pas sa demande admissible. Vrai gentilhomme d'ancienne race, M. de Charnacé répond : Qu'on aille donc chercher la cuvette ! Et l'un des domestiques du cercle, en livrée rouge et en bas bleus, apporte le récipient. Le marquis de Galliffet a pu rafraîchir sa main et faire cesser l'engourdissement qui paralysait son énergie. Le combat a recommencé. Il dure depuis quelques minutes, sans résultat, lorsque de nouveau le bouillant officier réclame le secours de l'eau froide. On rengage le fer. Ce long combat menace de ne se terminer que par la fatigue des adversaires. Il prend fin cependant, et d'une façon assez bénigne. En parant un des retours impétueux de Galliffet, M. de Charnacé a ramené contre sa cuisse l'épée de son adversaire. Une veinule se déchire. Un peu de sang jaillit et humecte son pantalon blanc. Galliffet est sauf. La blessure de Charnacé est plus que légère. Les témoins s'interposent et déclarent l'honneur satisfait. Le duel avait duré trente-cinq minutes. Il eut un épilogue digne d'être comparé aux plus belles fictions de cape et d'épée d'un Féval ou d'un Dumas. La nuit avait eu lieu, place Vendôme, un bal donné par la baronne Schickler. On y était averti de ce qui devait se passer, le matin. Tonte la société était extrêmement anxieuse sur l'issue de la rencontre. Or, qu'arriva-t-il ? En rentrant à son domicile, boulevard Haussmann, M. de Charnacé eut l'étonnement de voir des équipages en ligne devant sa maison. Deux bancs, en bordure du trottoir, étaient remplis de femmes en toilettes de soirée, des amies qui venaient s'enquérir et savoir... Une autre, simplement vêtue, en habits de jour, se tenait plus loin, à l'écart, debout, dans la brume du matin, pareille à une figure muette d'un tableau de Gérôme. Et quand toutes ces dames furent remontées dans leurs voitures, lui se dirigea vers celle-ci et la remercia avec effusion du généreux élan qui l'avait amenée là Il était six heures du matin ; elle avait dû quitter secrètement la chambre conjugale, au risque de sa réputation, au risque de son bonheur domestique ; puis, rentrer à pied, ayant eu le temps d'apprendre, avant que son mari se fût réveillé, que son ami était indemne. Héroïsme d'affection d'autant plus touchant qu'il était pur et désintéressé. Rien d'intime n'existait. Il ne savait rien de cette femme, sinon que c'était une âme inquiète et sensible, frissonnante à tous les émois de la nature, de la tendresse et de l'art. L'implacable mal, la phtisie dessécha de son souffle aride la fleur de sa jeunesse. Il la revit à ses derniers moments ; et il eut l'amère douceur de poser un baiser sur ce front, où commençaient à couler les sueurs glacées de la mort. Cette diversion a failli nous entraîner hors de notre sujet. On eut bientôt oublié le duel Charnacé-Galliffet et les causes qui l'avaient amené. Rien ne fut changé, pour, au train des choses. Et Mme de Metternich continua de mener ou de suivre le tourbillon. En réalité, l'ambassadrice d'Autriche, dans les côtés ordinaires de sa vie, n'était que l'associée spirituelle du régime auprès duquel le hasard, les circonstances de son mariage l'avaient accréditée. Elle n'inventa ni les tableaux vivants[12], ni les bals travestis, ni les cocodettes, dont on la proclamait la reine. Elle était dans le train et s'y lançait à toute vitesse, parce que son naturel l'y poussait ; et, pour ne pas rester en arrière, hardiment elle en prit la tête. Mais, à l'instant, nous venons de prononcer un mot, une épithète, qui était alors en grande fureur, et dont la signification a changé par la suite. Les cocodettes, c'étaient, dans l'escorte brillante et vaporeuse de l'Impératrice, les plus belles, les plus séduisantes et les plus nobles de cet escadron volant. En. être était le désir ambitieux de bien des jeunes et jolies personnes, Françaises ou étrangères. Et la comtesse Walewska me contait, à ce propos, une anecdote. Avec son mari, l'homme d'Etat, elle possédait, à Saint-Germain, un pavillon servant de rendez-vous de chasse. On avait, dans le voisinage, de jeunes Américains nouvellement mariés, M. et Mme Thomson. Celle-ci vint, une après-midi, rendre visite à la comtesse : c'était pour prendre congé. — Quelle raison vous fait partir ? lui demanda Mme Walewska. — Nous nous sommes décidés, mon mari et moi, à nous rendre à Biarritz. Je suis heureuse, ici, tranquille, reposée ; mais il faut que nous allions où est la Cour, en ce moment ; sans cela comment serais-je inscrite sur le livre des cocodettes ? — Ah ! vous n'avez pas d'autre motif de nous quitter Vous tenez à voir votre nom dans la série... — Oui, je veux être cocodette, comme beaucoup d'autres étrangères de ma connaissance, comme la marquise de Villamerina, ambassadrice d'Italie ; comme les filles de lord Cowley ; comme la duchesse Litta, lady Hamilton et la princesse Troubetzkoï. On n'est pas à la mode, ajoutait-elle, avec un air d'enfant mutin et obstiné, si l'on n'est pas cocodette. Et la princesse de Metternich, qui se gardait irréprochable aux devoirs de la famille, malgré les entraînements du monde[13], ne voyait aucun mal à faire cause commune d'élégance avec un groupe de jeunes femmes célèbres par leur beauté, leur luxe, et le charme dont elles paraient des goûts légèrement dissipés. Ayant ,si peu de contrainte en ses manières, elle n'en était que plus indulgente à la gaîté d'alentour. Pour le reste, elle n'interrogeait qu'à la surface l'existence des autres femmes et fermait à demi les yeux sur des étourderies qu'elle n'avait pas à regarder comme des Crimes. Quand elle n'était pas aux Tuileries, à Compiègne, à Fontainebleau, toute la société parisienne passait dans ses salons de la rue de Varennes. Et il en fut ainsi jusqu'aux dernières heures du régime impérial. En septembre 1870, par la force des événements, Richard de Metternich n'était plus ambassadeur de la Cour d'Autriche en France. Depuis quelques années, du reste, la flamme avait baissé. L'élan n'y était plus. On vivait au jour le jour, pour vivre. Avec une pénétration inquiète elle voyait venir les événements. Elle et le prince Richard de Metternich étaient aux premières places. La fête exubérante s'acheva dans un coup de tonnerre. Ils en furent touchés au cœur et leurs sentiments étaient d'autant moins suspects qu'ils étaient plus désintéressés. Non plus que son prédécesseur, le baron de Hübner, qui, un moment, avait pu se croire le jettatore de ce gouvernement issu d'un coup de force, le prince Richard ne s'était trahi, un seul instant, sous les aspects d'un ennemi de l'Empire ni de la France. De même qu'il témoignait une sorte d'affection chevaleresque envers l'impératrice, l'ambassadrice aimait franchement l'empereur pour des qualités foncières, que masquaient son indécision naturelle et sa froideur apparente. Mais il y a des considérations plus fortes que les sympathies de personnes. A l'heure critique, Richard de Metternich avait dû se maintenir dans la stricte neutralité, que lui commandaient les notes de son gouvernement. MM. de Beust et Andrassy successivement, avaient, donné à l'ambassade de Paris des instructions, qui ne comportaient pas d'équivoque, et lait entendre assez clairement qu'il ne fallait laisser au gouvernement impérial aucune illusion, mais le bien convaincre, que, tout au contraire, s'il s'engageait dans une guerre inopportune contre la Prusse et l'Allemagne, l'Autriche ne l'y suivrait point. Dirons-nous que là-dessus des doutes subsistèrent dans les esprits ? On s'est demandé avec quelque vraisemblance si l'ambassadeur et l'ambassadrice d'An-triche, tout en participant, et d'une si belle animation, au mouvement de la fête, à l'intérieur, n'étaient pas restés au fond d'eux-mêmes les adversaires plus ou moins déclarés, politiquement, du régime qui avait ruiné des visées chères entre toutes au vieil empire austro-germanique. Un autre point qu'on n'a pas fixé, une interrogation demeurée sans réponse au sujet du prince de Metternich, est l'énigme de la dernière minute passée auprès de l'impératrice, lorsque la souveraine abandonna les Tuileries, chassée par l'imminence de l'irruption popu, Taire. Tandis qu'ayant gardé l'illusion d'une ombre d'autorité, Eugénie résistait, aux conseils d'une nécessaire démission et que, toute pénétrée de la profondeur du désastre, mais ne se doutant point de la rapidité des événements dans la capitale en fièvre, elle disait d'une voix calme : Rien ne presse, messieurs, et tardait à recevoir M. de Gardanne, arrivant l'âme bouleversée du Corps législatif, la révolution avait déjà dispersé, comme un vent d'orage, les emblèmes impérialistes. La foule grondait aux portes. Il fallut partir. On a échangé les paroles d'adieu. Les dames du palais et les fidèles de l'impératrice vont s'éloigner, rassurés à demi dans leur âme anxieuse, depuis que l'amiral Jurien de la Gravière a remis l'impériale fugitive sous l'égide et la protection des ambassadeurs des deux grandes puissances de l'Italie et l'Autriche : le chevalier Nigra et le prince de Metternich. Celui-ci n'a-t-il pas prononcé d'une voix ferme : Je réponds de tout ? L'itinéraire de ce départ est connu. On avait adopté le parti de remonter dans les appartements afin de traverser le Louvre et de gagner la sortie du côté de la place Saint-Germain-l'Auxerrois. D'un pas rapide, se dirigeant vers la salle des Etats, on est allé à travers toute l'aile gauche des Tuileries, faisant suite aux appartements privés de l'impératrice ; on a franchi la porte du Musée, et, passant par les galeries de tableaux, descendu l'escalier menant au bas du palais assyrien, et finalement atteint le guichet donnant sur la place. L'ex-régente est sortie du Louvre, pendant que la multitude s'agglomère et déborde sur un autre point. Elle est au bras du prince de Metternich. Nigra est auprès d'elle et Mme Lebreton. On s'arrête : Attendez-moi, dit Richard aux deux femmes, je vais chercher ma voiture plus haut sur le quai, une voiture sans armoiries avec un cheval blanc. Et tous deux, Metternich et Nigra s'éloignent. La foule s'est accrue, pendant leur absence, qui se prolonge. Mme Lebreton hèle un fiacre au passage, y pousse sa souveraine et donne l'adresse d'un ami : Besson, conseiller d'Etat, boulevard Haussmann. On sait le reste : l'ordre d'aller avenue de Wagram, chez M. de Piennes, chambellan de l'impératrice, absent également, et enfin chez le docteur Evans, avenue du Bois-de-Boulogne. Cependant, qu'avaient fait Metternich et Nigra ? Le flot populaire, qui avait reflué sur la place Saint-Germain-l'Auxerrois, les sépara sans doute de celles qu'ils avaient prises sous leur protection. Il y avait eu, tout au moins, imprudence, omission lourde de leur part, à se détacher de l'impératrice, en un pareil moment, la laissant, ne fût-ce que pour quelques minutes, isolée dais cette foule tumultueuse, exposée, menacée peut-être. Tel est le grief dont n'ont pu se défendre, à l'endroit des ambassadeurs étrangers, les écrivains impérialistes[14]. dans les événements de cette journée du 4 septembre. Quoi qu'il en soit, Mme de Metternich quitta avec émotion et regret la grande ville où s'étaient écoulées, dans un éclat inouï, dix années pleinement heureuses de sa vie. Cependant, elle n'y laissait que des affections de personnes et des sympathies d'âme. Elle devait reconquérir, dans sa patrie, la souveraineté mondaine, dont elle avait disposé à Paris, donnant encore le ton, imprimant encore le mouvement autour d'elle. Un trône s'était effondré sous ses yeux. Elle retrouvait, ailleurs, une autre Cour impériale, où sa place restait marquée dans le voisinage le plus proche du rang suprême. Dame du palais par droit de naissance, investie du premier rang après les archiduchesses, elle ressaisissait, à Vienne, les prérogatives de sa haute condition aristocratique, qu'elle s'était plu à oublier quelquefois dans les folies de Compiègne. Le passé était mort. Elle prétendit bien rebâtir sa vie sur nouveaux frais. Ceux qui savent profiter de tout, disait la reine Christine, sont sages et heureux. Elle avait dû laisser derrière elle Paris et le souvenir de la plus belle Cour du monde. Son état d'altesse, dans la capitale de l'Autriche-Hongrie, ses alliances considérables, ses richesses, ses châteaux, compensaient bien des choses. Dans la haute société viennoise, les tempéraments sont bridés par l'étiquette. Mme de Metternich n'y fut pas, du jour au lendemain, prépondérante. Elle rencontra des résistances, et parmi l'entourage direct de la famille impériale. Quelques-uns et quelques-unes restaient offusqués ou feignaient de l'être, de la réputation trop parisienne de l'ex-ambassadrice. D'autres susceptibilités s'éveillèrent. Elle s'était rendue populaire presque en arrivant. Lorsqu'elle paraissait sur la promenade publique en même temps que les souverains, l'empereur et roi François-Joseph ne constatait pan sans un secret déplaisir que les vivats de la foule allaient beaucoup moins à l'impératrice qu'à Mme de Metternich. Ces difficultés des premiers temps s'aplanirent. On n'échappe pas à l'ascendant d'une telle nature, quelle que soit la sphère où il s'exerce, Elle prit des mains de la princesse de Schwartzenberg le sceptre de la mode, et le garda. Sa maison fut le centre de la société viennoise. Les salons du magnifique palais des Metternich, au Rennweg, qu'elle habita tant que son mari vécut, chef de à famille, s'élargirent pour recevoir non pas seulement les privilégiés du rang, de la naissance et des charges officielles, mais aussi l'élite des écrivains et des artistes. Donner de grandes réceptions et des dîners d'apparat, entretenir avec les souverains de l'Europe et les persan, nages les plus illustres du monde une correspondance active, répondre de sa. majestueuse écriture, rune des plus originales calligraphies qua connaissent, les fervents d'autographes, à tous ceux qui, de près ou de loin, s'adressaient à elle, se tenir au courant des meilleures productions des lettres allemandes et françaises, parisiennes surtout, tout cela ne suffisait pas à son besoin de mouvement, à son zèle agité d'entreprise. Une foule d'idées papillonnèrent autour d'elle, qu'elle voulut saisir au vol et réaliser. Des amis l'y aidèrent, de leur concours financier, de leurs moyens d'action et d'influence, de leur dévouement cordial ; c'est-à-dire ; en première ligne, le baron Nathaniel de Rothschild, grand admirateur de la princesse, l'un de ses intimes et qu'elle appelle avec une spirituelle familiarité : mein Hausjud, mon Juif de maison[15] ; et le baron Edgar de Spiegel, le confident de sa pensée quotidienne, homme d'esprit et de cœur, très considéré à Vienne comme président et Mécène de la Société des gens de lettres, et qui lui voua un véritable culte[16]. Soutenue, en outre, par l'accord des sympathies aristocratiques, elle se reprit chaudement à imaginer, organiser, confectionner et lancer des programmes de fêtes et de spectacles, allant à des buts variés. Mme de Metternich n'avait pas modifié son humeur, avec les événements. Avec une nouvelle ardeur elle inspirait ses poètes, ses peintres de décors, ses interprètes, partageait les rôles, surveillait les invitations et, si possible, même les recettes et les dépenses. Elle était restée celle qu'on avait connue si agissante et si remuante, entre Paris et Compiègne, toujours éprise de nouveauté, toujours prête à stimuler les actes d'où découlent plaisir, joie, charité. C'étaient des redoutes bleues, blanches et roses, des bals costumés dont les comptes rendus inondaient les quotidiens, des représentations de bienfaisance où réapparaissait la grande dame artiste de jadis, qui aurait été certainement comédienne de première volée, si le sort n'eût voulu qu'elle coulât une existence de princesse. Elle fut paysanne, sur le Ringtheater, où le fameux Sonnenthal s'honorait d'être son partenaire[17] ; on la vit, en d'autres lieux, gouvernante, institutrice, villageoise ou reine. Au château d'Auesberg, elle devenait la gantière tenant la conversation du Brésilien, de ta Vie parisienne. Une autre fois, elle faisait sensation lorsque Got, de la Comédie-Française, lui donnait la réplique, pour le Dîner de Madelon. Les années n'avaient pas alangui sa verve ni refroidi son élan. On pouvait retourner à la princesse de Metternich ce que disait Voltaire de la duchesse du Maine : C'est une âme prédestinée ; elle aimera le théâtre jusqu'au dernier moment. Entre temps, elle protégeait la musique nouvelle. Comme elle avait, trente années auparavant, prôné Wagner, et de toutes ses forces exalté le Tannhaüser méconnu, elle adoptait Simetana et la Fiancée vendue, mais avec des chances plus immédiates, puisque le triomphe de ce drame lyrique, pour lequel on l'avait vu livrer bataille, avait justifié sa confiance, aussitôt qu'annoncée. Mais qui n'entendit parler, en Europe et en Amérique, dans les deux mondes, de son Exposition du théâtre et de la musique, installée dans la Rotonde de Vienne. Une conception merveilleuse qu'elle avait eue là Il y fallait beaucoup d'argent. Elle paya de ses deniers le possible, puis se tourna vers d'autres, pour compléter ce qui manquait. Je montai, dit-elle, dans chaque maison à cariatides. Il était difficile aux cariatides de ne pas s'assouplir en sa présence. Elle fit mieux. S'étant mis en tète d'adresser une invitation autographe aux dames de la bonne société viennoise, les priant à une réunion, elle en eut trois cents chez elle, en même temps. Elles étaient accourues flattées, curieuses. Toutes avaient donné dans le piège. La princesse tendit la main, pour son œuvre. Elles la remplirent. L'exposition put ouvrir ses portes. On avait réuni là les mille et mille accessoires de la figuration dramatique. Il y eut de tout, du rare et du commun, du précieux et du simple. Des trésors inestimables y voisinaient avec les joailleries les plus illusoires, de véritables reliques d'art avec le clinquant le .plus ordinaire de la rampe. La France avait envoyé des manuscrits de ses auteurs illustres, des tableaux, des maquettes ; l'Angleterre, des instruments de musique ancienne et moderne ; le grand-duc Alexandre de Weimar, des actes entiers écrits de la main d'un Schiller et d'un Gœthe, et des documents en quantité relatifs à l'évolution du théâtre allemand, depuis Hanswurst et la Comédie improvisée jusqu'aux types de la dernière modernité. Et les costumes, les images, les objets de pure curiosité foisonnaient. Ce fut une éclatante réussite. Mme de Metternich s'y était livrée corps et âme ; elle se croyait revenue a meilleur temps du second Empire, quand les étourderies de l'ambassadrice d'Autriche faisaient merveille. On la représenta sur le toit de l'Exposition jouant d'une boite à musique, décorée à son intention du nom de Paulinophone. Des deuils profonds éprouvèrent la princesse de Metternich et rompirent cet enchaînement de succès et de joies, véritable décor de théâtre, où s'était déroulée sa vie. Elle ne se résigna point, à la retraite, au silence, mais inclina de plus en plus vers les démonstrations de philanthropie, gardant encore des apparences de fêles. En réalité, elle ne cessa point de retenir l'attention-publique, soit qu'elle s'attachât à servir de trait d'union entre la noblesse et la société artistique, dans ce pays où tant de séparations exclusives de classes, de partis, de croyances, de sentiments divisent les cœurs et les esprits, soit qu'elle ramenât à des vues humanitaires la séduction toujours puissante sur son imagination du déploiement des spectacles et de la mise en scène. Le 4 juin 1904, elle organisait, avec la collaboration chaleureuse du baron de Spiegel, un corso des plus resplendissants qui se soient écoulés sur le Prater, à la lumière d'une belle journée de printemps. Et le matin même, de cette main toujours complaisante à écrire, à correspondre, autant pour une satisfaction isolée que pour le bien d'une entreprise collective, la princesse de Metternich nous en signalait les heureux préliminaires, dans ce fragment d'une lettre personnelle : Oui, nous aurons tantôt une bataille de fleurs et d'un nouvel aspect, en automobiles, accompagnée d'une promenade, à laquelle toutes les femmes viendront avec des ombrelles fleuries. Automobiles également fleuries. C'est-à-dire de la gaieté, du charme, de l'élégance, pour celles qui vont à pied, comme pour celles qui roulent en voiture. Chacune aura sa part de clarté, de parfums et son individuel plaisir. La fête promet d'être extrêmement brillante, et j'ai idée que le coup d'œil sera merveilleux. Il le fut, en effet. Les journaux viennois en tracèrent des descriptions enthousiastes. Cette intelligente prodigalité de soi-même, de ses ressources d'imagination et de ses moyens d'influence, comportait le retour d'une immense popularité, au profit de celle qui s'y dépensait con amore. Lorsque, au mois de mai 1886, la princesse inaugurait la première fête des fleurs indescriptiblement belle, et qu'elle se montra, au Prater, en son équipage magnifique, l'air retentit d'acclamations. Elle était l'idole du jour. Un écrivain célèbre de sa patrie Pavait déjà surnommée : Notre-Dame de Vienne. Un autre lança cet aphorisme : Le véritable homme de Vienne, c'est la Dame de Vienne. Un troisième, qui cherchait à lui trouver des égales parmi les plus célèbres femmes du monde, la qualifia : l'Incomparable. Enfin un quatrain courut les rues, demeuré cher à tous les Viennois. Es giebt nur a Kaiserstadt, Es giebt nur a Wien ; Es giebt nur a Fürstin, Es ist die Metternich Paulin ! Il n'y a qu'une ville impériale, et c'est Vienne ; il n'y a qu'une princesse, et c'est Metternich Pauline !... Voilà bien le dernier mot de la réputation ; c'est le los populaire, qu'ont recherché, de tout temps et par-dessus tout, les élus de la scène publique et mondaine. Quelque peu discutée dans ses turbulences de jeunesse, Mme de Metternich aura bellement occupé jusqu'à la fin, de son esprit, de son activité, de sa personne, l'un et l'autre théâtres. |
[1] Hippolyte Briollet, dans le Charivari, fut l'inventeur de cette définition énigmatique.
[2] Théodore de Banville, en ses Camées parisiens, apercevait un rapport vague, fugitif, très vrai, pourtant, entre ces deux natures, où dominait la pensée, qui transfigure les traits.
[3] Puisque nous venons de nommer ensemble Mme de Metternich et Victorien Sardou, ouvrons encore une parenthèse, pour encadrer une autre anecdote, que je tiens comme la précédente de la bouche de l'illustre académicien. Sardou dînait chez la comtesse de Pourtalès. Mme de Metternich tenait le dé de la conversation pendant que se reposait à l'écouter le plus spirituel des causeurs. Elle en avait amené le sujet sur son beau-père, le grand Metternich, et rapportait cette historiette. On demandait, une fois, à Metternich en quelle circonstance Napoléon premier, avec lequel il eut tant occasion de conférer, lui avait donné l'impression du plus grand prestige, de la souveraineté la plus complète. On s'attendait à ce qu'il répondit : à Dresde, à Erfurt, quand il faisait venir de Paris sa Comédie pour amuser un cortège de princes et de rois. Mais non, ce n'avait pas été là. Ce fut, dit-il, au château de Compiègne, un matin, au retour d'une promenade en carrosses dans la forêt, où l'on s'était un peu attardé. On était rentré au château vers midi. En attendant, l'empereur s'entretenait avec ses hôtes, adossé à la cheminée comme il en avait l'habitude. Il y avait là quantité de personnages et des membres de sa famille. Cependant, il commençait à sentir l'aiguillon de la faim. Interrompant le discours commencé, il se tourne vers Murat : Roi de Naples, allez donc voir pourquoi nous ne déjeunons pas. Et le brillant Murat sort, va, s'informe. Sire, le repas sera prêt dans quelques minutes, revient-il dire. Il y a eu un léger contre-temps. Napoléon reprend sa démonstration. Mais l'attente se prolonge. Il s'impatiente. Se tournant d'un autre côté :
Roi de Hollande, dit-il, sachez donc si nous ne déjeunerons pas aujourd'hui ! Et le prince de Metternich, accoutumé aux rigueurs de l'étiquette autrichienne, avait été frappé singulièrement de cette condition d'un empereur envoyant des rois à l'office pour commander qu'on hâtât le service de table.
[4] On racontait qu'à l'Opéra, aux premiers coups de sifflet, Mme de Metternich avait brisé de colère son éventail entre ses doigts crispés.
[5] Elle entra fort avant aussi dans les idées de l'impératrice sur la question romaine. Or, nul n'ignore qu'Eugénie fut toujours une papaline opposante.
[6] L'impératrice n'avait pu voulu dire que la duchesse elle-même avait la cervelle à l'évent et les idées un peu brouillées. On connaissait, sur ce point, les soucis du duc de Persigny. Aux réceptions de la place Beauveau comme aux fêtes plus intimes de sa terre de Chamarande, la névrose de la duchesse n'était un secret pour aucun des invités.
[7] Dans la même lettre, de sa main de princesse, elle ajoute : Vite, faites-moi la musique de l'air :
Macache turco
Macache cognaco...
Un mince détail, comme on voit, qu'elle n'oublie pas.
[8] Les Commentaires de César, art. I, sc. VII.
LE COCHER.
En attendant, défense à quiconque de travailler... Or, pas de pain à la maison ; les enfants crient ; alors, mon mari m'a donné le fouet...
PRUD'HOMME.
Oh ! le rustre !
LE COCHER, riant.
Non ! non ! Pas comme vous l'entendez !... Il m'a donné le fouet pour conduire sa voiture, et je vous assure que je ne m'en acquitte pas mal :
AIR DE : Renaudin de Caen.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tantôt sur la place on m'arrête
Et je charge un couple amoureux ;
La dame a la jambe bien faite...
Le monsieur parait fort heureux :
— Monsieur, madame, à quel endroit ?
Du coin de l'œil on se concerte...
— Allons où la campagne est verte ;
Allons où la fougère croit !
Le soir, c'est quelque bon ménage
Qu'on mène au bal, et, quelquefois,
Pour ne pas déranger la cage (*)
Le serin monte auprès de moi.
PRUD'HOMME, galamment.
Je comprends cela !
LE COCHER.
Merci !
Le samedi survient et, crac !
Pour la noce, il faut que j'attelle ;
Et nous allons en ribambelle
Faire trois fois le tour du lac.
En rentrant, j'ouvre la portière,
Et souvent, dans l'intérieur,
J'ai retrouvé la jarretière
De la demoiselle d'honneur...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sans que l'ambition m'assiège,
Haut placé, je suis fort content :
Combien d'autres qui, sur leur siège,
En devraient savoir faire autant !
Vous voyez que, dans tout Paris,
En voiturant jusqu'à leurs portes
Un tas de gens de toutes sortes,
J'ai beaucoup vu, beaucoup appris !
(*) La crinoline.
[9] Ses spontanéités, insouciantes de l'effet qu'elles pouvaient produire, hors du cercle où elles s'exerçaient comme chez soi, côtoyaient, parfois, l'imprudence. Un jour de 1887, l'année de l'Exposition, elle se promenait à pied. Il lui prend fantaisie d'aller jeter un coup d'œil au concours des nations. Sans attendra son équipage, simplement, elle hèle un cocher de fiacre ; et, avec ce sans-façon d'une grande dame étrangère parlant à l'un de ses serviteurs
Cocher, conduis-moi au Champ-de-Mars,
commande-t-elle. Celui-ci, gouailleur et se trompant sur la qualité de la personne, ou, pour répondre du tac au tac, en citoyen français, se tourne et dit avec un bon sourire :
Tu me tutoies... Alors, c'est donc de l'amour !
Jules Janin contait cette anecdote à Philibert Audebrand, qui me la rapportait, un matin qu'il ouvrait à grande eau l'écluse de ses souvenirs.
[10] Il n'est pas de secret si bien caché qu'il ne se retrouve. Les visages éblouissants de jeunesse et de fraîcheur, dont un délicat subterfuge avait à demi voilé les apparences de grâce, d'élégance, de modestie suave ou de fière beauté, se sait enveloppés, pour la plupart, des ombres de la mort ou de l'oubli. Une chance particulière a mis entre nos mains la clef de toutes ces allusions. Qui nous empêche, à présent, d'en trahir l'identité déjà lointaine et fugitive ?
La première section d'une galerie de portraits, si copieuse qu'il fallut la répartir en deux volumes, est placée sous les auspices de Mme de S... On écrirait en toutes lettres Mme de Sancy-Parabère. La seconde division se ferme sur une dédicace à Mme de B... : cette dédicace motivée ne dissimule qu'imparfaitement la fine silhouette de l'aimable et un peu turbulente comtesse Marie de Bonneval. Tout à rentrée, ce pastel, effleuré d'une touche discrète et respectueuse, sous les dehors d'une mystérieuse grande dame simplement appelée Blanche, dénonce la physionomie charmeresse de l'impératrice. Je ne vous apprendrai que peu de chose en vous découvrant que la troublante Mélytta fut une Mme de Backendorf. Mais une personnification moins vague passe sur la toile du cinématographe, lorsqu'en vous présentant la superbe Héliodora nous aurons ajouté : comtesse de Castiglione. En vous disant qu'Olympe n'est autre que la duchesse de Brissac, qu'Henriette ressemble terriblement à la duchesse de Bassano, je ne croirai pas me tromper ; et non plus en restituant à la maréchale Canrobert, la brune aux yeux bleus, née sur la terre d'Ecosse, les dons et mérites, qui inspirèrent l'ode à Myrrha, ou à la vicomtesse Le Pic ce qui lui revient des grâces de Berthe, ou encore à Mme de Sancy le plaisir légitime qu'elle dut éprouver en se mirant dans la glace d'Herminie. L'énigmatique Eliane ou la très ennuagée Laure restent infixables. En revanche on pourrait rebaptiser beaucoup de celles qui sont, là dans leur proche voisinage. Par quelle raison l'écrivain a-t-il un tantinet acidulé son encre, lorsqu'il portraitura, sous le nom de Diane, la tempétueuse et capricante chasseresse, l'originale marquise de Contades, plus tard comtesse de Beaulaincourt ? N'importe, c'est bien elle, à tout prendre.
Avec son déshabillé galant et son minois chiffonné, Impéria amuse le regard et l'étonne. Elle n'est pas de ce monde, de ce grand monde ; on s'en aperçoit, de reste. Elle n'est que Marguerite Bellanger. Voici passer Odette, à la flavescente chevelure. Nommons-la bas et vite ; car elle n'est pas flattée, céans, la marquise de Galliffet. Cette autre jolie personne peut hésiter entre le sourire et la moue, suivant que brillent ou se ternissent à ses yeux les facettes du portrait endiamanté d'Hetwige la Blonde, — lisez de Mme la vicomtesse de Janzé. Si M. de Charnacé trempa sa plume à fond dans l'eau de rose pour dessiner le ravissant keepsake de Betty, autrement Mme de Pierres, je n'avancerais pas que Mme de Reculot lui dût un égal retour de gratitude pour la manière dont il l'habille et la déshabille, au moral, sur le chevalet de Calpurnie. Il y a des épines mêlées avec les fleurs offertes à Aurore, la seconde Mme Emile de Girardin. Et des ronces traversent la guirlande tressée en l'honneur de Marcella, dite Marcello, dite la duchesse Colonna, statuaire mondaine. Quant à Mme de Lourmel, ce n'est point pour lui faire entendre qu'elle a la modestie de la violette qu'on lui présente, comme son double, l'image de Lucette, tant éprise d'elle-même et de ses rêves illimités. Mais terminons l'énumération du cortège, et que ce soit une plainte, en passant, sur le sort de Mme de Sapinaud, fort maltraitée là sous les traits d'une Mme Barbe-Bleue.
[11] Le fidèle et bruyant Galliffet, que j'aime avec ses grandes qualités et malgré ses immenses défauts. (Lettre de la princesse de Metternich au marquis de Massa, 11 juin 1867.)
[12] Les tableaux vivants ou les tableaux parlants n'étaient pas d'une création si nouvelle. Dès l'antiquité païenne, on voyait sur les places publiques d'Athènes et de Sicyone les prêtresses de Vénus, sous la figure de Cypris ou de Diane, des Heures ou des Grâces, rivaliser avec des conceptions des peintres et des sculpteurs. On leur avait appris, dans les ateliers des artistes, à représenter les banquets et les fêtes de l'Olympe. On sait qu'au dix-huitième siècle, dans l'élégante société, parmi les beautés du théâtre, ce genre de symboles vivants fut très goûté.
[13] Aimant fort son mari, elle n'aurait pas supporté avec résignation des infidélités de sa part. Elle s'arrangeait de manière à lui en ôter l'envie. Comment faites-vous, lui demandait-on, pour être si sûre de la constance du prince ? — Oh ! c'est bien simple, répondit-elle lestement, je lui casse une aile, chaque matin. Je ne garantis pas l'authenticité du propos. Cependant, comme Richard de Metternich avait grand air et plaisait, il dut bien avoir quelque aventure féminine sur le cœur, s'il est vrai, par exemple, qu'il se trouva compromis dans le quadruple duel dont fut la cause et l'objet la belle Mme de Beaumont.
[14] Une ombre de reproche indirect, et qu'on ne veut pas préciser (la conversation de l'auteur, comme je l'entendis exprimer, est plus explicite) flotte autour de ce bout de phrase, d'apparence si simple chez Mme Carette. L'ambassadeur d'Autriche, dont la situation avait toujours été favorisée à la cour et qui, en toute circonstance, se plaisait à exalter leur attachement pour l'impératrice, etc. (V. Souv. des Tuileries, t. I)... Reproche, soupçon d'oubli injustifié peut-être, auquel ou ne s'arrête pas, mais qui certainement a traversé l'esprit, malgré que l'on en ait voulu chasser.
[15] Le baron Nathaniel étant resté un célibataire endurci. Mme de Metternich accepta, pour les grandes réceptions du banquier, de faire les honneurs de ses salons.
[16] En 1903, M. de Spiegel, répondant à une question que je lui adressai, sur le sujet de Mme de Metternich, laissait éclater, en ces termes, toute la chaleur de ses sentiments :
— D'une vie si pleine, des mouvements d'une initiative toujours couronnée de succès, je voudrais vous dire... tout. Plusieurs chapitres n'y suffiraient pas. Il faudrait un livre, un très gros livre.
[17] Quelque temps plus tard, Adolphe Wilbrandt écrivait expressément pour elle sa pièce Von Angericht zu Angesicht, qu'elle joua encore avec Sonnenthal.