I Un éclatant lever de soleil. — Jeunesse radieuse et mariage précoce. — Départ de la jeune comtesse de Castiglione. — En mission secrète. — Son arrivée en France. — Une apparition fulgurante, aux Tuileries. — Visite de l'Empereur. — Diplomatie piémontaise et diplomatie féminine. — Chez une Italienne. — Tentative d'assassinat sur la personne de Napoléon III. — Exil temporaire de la comtesse florentine. — L'incognito de la belle recluse, à Turin. — Son retour triomphant. — Quelques traits de caractère. — Anecdotes. — Lettres inédites. — Les jugements qu'on portait d'elle. Si vraiment la beauté doit être regardée comme le don souverain, l'épanouissement le plus enviable de l'être dans la lumière et l'harmonie, c'est à Mme de Castiglione, l'impeccable, la divine, que revient la couronne parmi les charmeuses du second Empire ; car, l'accord de tous les yeux la lui avait décernée, admirateurs ou jaloux. Sur la fin de ses jours, la célèbre comtesse s'était enveloppée de beaucoup de mystère. Et le zèle de ses derniers amis l'aidait à' s'y renfermer. Mais on aura beau voiler d'ombre les portraits de M. de Castiglione, enchâsser religieusement les reliques de sa turbulente existence, dérober au profond des tiroirs les quelques bribes de paperasses échappées à l'autodafé général, lui consuma tout ce qu'on put trouver d'elle, au lendemain de sa mort... les curieux ne se lasseront pas. Il faudra bien savoir quand même ce que fut, au réel et tout entière, l'amie des rois, la conseillère des princes, la secrète ambassadrice officieuse, appelée comtesse Verasis-Castiglione. C'était inévitable : faute de documents, on a colporté à son sujet plus de suppositions hasardées que d'affirmations positives. Il s'est répandu, de droite et de gauche, autant d'inexactitudes que d'anecdotes, et cela en prenant les choses depuis l'œuf, c'est-à-dire dès le début de sa vie, à sa naissance. Des souvenirs personnels, qui nous ont été confiés, des fragments de ses lettres et de ses papiers intimes passés fortuitement entre nos mains, enfin les reliquiæ que nous tenons d'elle, indirectement, par l'entremise du plus constant de ses amis : le général Estancelin, vont nous permettre de ressaisir dans sa pleine exactitude cette physionomie si captivante, demeurée cependant, jusqu'à ce jour, quoique célèbre, voilée d'ombre, énigmatique et mal connue. Elle ouvrit les yeux en 1840, d'après d'Ideville, en 1843, suivant elle. et le 22 mars 1835, selon les actes authentiques et fit ses premiers pas dans un très authentique palais, le palais des Oldoïni ; et ce n'est que par un jeu de son imagination, en quête d'exemples notoires sur les revirements de la fortune qu'un ingénieux romancier[1] l'a fait nature dans une petite ferme, où, fillette, on l'aurait, chargée, pour son plaisir, de mener les bêtes aux champs. Virginie Oldoïni, mariée au comte François Verasis-Castiglione, qui fut chef de cabinet et premier écuyer de Sa Majesté piémontaise, était de bonne extraction florentine. Sa mère possédait de nature la grâce, le charme, l'élégance. Elle avait une santé fragile : on la perdit de bonne heure. Avec l'insouciance de caractère, qui lui était propre, son père, le marquis Oldoïni supporta le deuil assez légèrement ; et, laissant au grand-père de l'enfant, le célèbre avocat et jurisconsulte toscan Lamporecchi, les soins d'une éducation difficile, il continua, comme attaché d'ambassade, à promener ses pas, je dirais aussi ses goûts frivoles, à travers l'Europe. Toute jeune, elle avait été fort adulée, sous le regard maternel. On l'éleva dans le luxe et la satisfaction prompte et complète de tous ses désirs. Dès l'adolescence, elle parut désignée aux hasards d'une vie orageuse et passionnée. Elle était de celles que Saint-Simon disait nées pour faire, de par le monde, les plus grands désordres d'amour, et qui, au delà de la vie, gardent. encore leurs chevaliers, leurs enthousiastes. A douze ans, elle était aussi grande et aussi belle qu'elle le fut à vingt. Peu de mois après ce douzième anniversaire, elle avait sa loge pour elle, à la Pergola, où son regard lumineux, les promesses de sa taille, les fleurs de pourpre semées dans sa brune chevelure et son attitude assurée forçaient, déjà l'attention. Le bruit d'une si rare perfection s'était répandu dans tout Florence. Un murmure flatteur suivait sa trace aux Cascine[2]. Elle devint l'idole de la ville artistique et païenne. Virginie, appelée dans l'intimité Nicchia, n'avait pas quinze ans sonnés qu'on avait plusieurs fois sollicité sa main. A la suite de quelles circonstances on l'accorda au comte de Castiglione, l'histoire m'en a été contée par Mme Walewska, qui n'y fut pas étrangère. Alors que le comte Walewski était ambassadeur à Londres, en même temps que le ministre italien Azeglio, il y avait réception, un soir de l'hiver 1854, chez la duchesse d'Inverness, parente de la reine. Dans l'assistance, entre les habits noirs, on remarquait un jeune Italien de fort jolie prestance et de bonne mine, le comte de Castiglione. Il se trouvait aux côtés des ambassadeurs de France et d'Italie. On venait de danser. Et parmi tant de gracieuses femmes réunies, épaules et gorges nues, le regard du gentilhomme errait complaisamment. Il se tourna vers le comte Walewski : — Sans doute, vous ne savez pas le motif, le vrai, qui m'amène ici. Je suis venu à Londres pour me marier. — En ce cas, mon cher Castiglione, vous n'auriez pas dû quitter la belle Italie. Croyez-moi, retournez à Florence. Présentez-vous chez la marquise Oldoïni ; faites-vous agréer par sa fille, épousez-la, et vous aurez la plus jolie femme de l'Europe. Le conseil était trop séduisant pour n'être pas suivi. Il le fut de tous points. Le comte de Castiglione se déclara, sur l'heure, éperdu, fasciné. Il le pouvait être en effet. Un pastel de la radieuse Florentine, peinte au moment de son mariage, me fut montré au château de Baromesnil. Quelle idéale évocation t On ne saurait imaginer rien de plus exquis ni d'aussi parfait. Le regard bleuté, comme le ton de la robe, est d'une douceur infinie ; les cheveux bruns floconnent, abondants et légers, sur un front très pur ; les bras et la gorge ont une grâce de contours qu'on ne saurait dire ; le menton ponctué d'une fossette, les lèvres petites et légèrement entr'ouvertes comme le calice d'une fleur rouge semblent appeler la caresse... M. de Castiglione pressa le mariage. D'elle à lui beaucoup moins vive fut l'attraction. Pour nous servir d'un mot que nous tenait la comtesse d'Alessandro, elle se laissa conduire à l'autel avec l'air d'une Iphigénie qu'on trahie au sacrifice. En effet, elle ne l'aimait que très modérément et l'en avait prévenu d'avance. Il n'aurait, lui disait-elle, qu'à s'en prendre à lui-même des désaccords, qui pourraient survenir entre eux. Ne l'avait-elle pas, de bonne foi, dissuadé de s'attacher à elle et conseillé de mieux comprendre l'élection de son propre bonheur ? Quand il s'enflammait à l'extrême, elle n'avait rien négligé pour atténuer la chaleur de ses sentiments. — Je vous en supplie, mon cher
comte, lui déclarait-elle, cessez de demander
ma main. Je n'ai pour vous aucune affection, aucune sympathie ; je sens que vous
serez toujours pour moi l'homme le plus indifférent. Aimez ailleurs, pensez à
d'autres, de grâce. — Qu'importe ! lui répondait-il, vous ne m'aimerez jamais, soit ! Mais j'aurai l'orgueil d'avoir la plus belle parmi les femmes de mon temps. Il paya à son prix, c'est-à-dire chèrement, cette précieuse et, illusoire satisfaction. Un trait, cueilli dès les débuts de leur vie commune, permettra d'en juger. Au lendemain d'un mariage, qui ne s'était pas conclu sans tiraillements, les convenances réglementaires exigeaient qu'elle rendit une visite filiale à la mère de son mari, comtesse de Castiglione. Pour quelle raison éprouvait-elle à faire cette démarche une répugnance extrême ? On ne sait. Toujours est-il qu'elle s'y refusait absolument. Le comte s'y employait en pure perte, priant, raisonnant, insistant, usant tour à tour des plus fermes paroles et des tendresses les plus enveloppantes : elle n'y voulait rien accorder ; et les meilleures exhortations ne la décidaient pas à accomplir cette chose simple et naturelle. Un jour qu'ils étaient sortis ensemble, en voiture, et que la conversation ayant pris un tour aimable, il la croyait mieux disposée qu'à l'ordinaire, il avait saisi l'occasion rare pour jeter l'adresse de sa mère au cocher, dans l'espoir qu'elle s'y laisserait conduire. Elle ne souffla mot ; mais, comme la calèche traversait un pont, elle eut tôt fait d'exécuter une idée diabolique qui lui était passée par la cervelle : vivement, elle ôta ses souliers et les lança dans l'eau. — Je ne suppose pas, dit-elle alors, que vous me forcerez à marcher pieds nus ! Bien des femmes eussent aimé, choyé l'époux qu'elle avait reçu. Il avait vingt-deux ans, il était de race, et nous avons su qu'il avait jolie figure. Ce qui lui manquait, c'était l'énergie de caractère, l'esprit de volonté, l'initiative entreprenante, qu'elle aurait désirés chez l'homme de son choix, pour devenir elle-même h. digne associée d'une existence ambitieuse, agissante. En vain l'avait-il installée avec un luxe inouï dans un château, près de Turin, et se livrait-il aux plus folles prodigalités pour embellir ses jours. Il n'en était récompensé que de sourires contraints et de froideur réelle. En deux années, il avait dépensé une fortune considérable, ce qui ne contribuait pas à le relever aux yeux d'une femme, qu'humiliait le sentiment de la nullité de son mari. D'autres raisons hâtèrent la séparation[3]. En se mariant à contre-gré, la dédaigneuse Florentine avait bien dû se promettre qu'elle n'arrêterait pas dans ces liens uniques ses goûts ni ses ambitions. Le roi de Piémont Victor-Emmanuel fut le premier à mettre, sur son chemin, l'offre des diversions extraconjugales. Qu'il fût, en sa qualité d'homme, plus avenant, plus séduisant que M. de Castiglione, on en pouvait douter. Le contraire était le vrai. Ce Victor-Emmanuel ne brilla que faiblement par la distinction des dehors et la courtoisie des propos. Rarement un prince se montra-t-il si réfractaire à l'attirance des mondanités. Aux dîners d'apparat, il était nerveux, impatient, et se sentait au supplice. Il n'assistait qu'après bien des résistances et des jurements aux démonstrations de Cour. La chasse, les manœuvres, le militarisme, les plaisirs des sens[4] étaient seuls capables de le mettre en joie. C'est Victor-Emmanuel qui, pendant un bal superbe, qu'on donnait en son honneur, en 1860, au palais royal de Milan, sanglé dans son uniforme et roulant autour de lui des yeux étonnés, se pencha vers un diplomate, le ministre de Suisse, pour lui glisser à l'oreille ces paroles mémorables : — Est-ce que vous vous amusez ici, mon cher ? Quant à moi, je m'y ennuie bougrement, et je voudrais que ce fût fini. Et chacun, dans l'assistance, s'était demandé avec quel personnage s'entretenait ainsi le souverain et quelles graves paroles pouvaient bien s'échanger entre eux. Une entente élargie entre les deux pays voisins allait en sortir peut-être. Des vues neuves et fécondes s'en dégageraient au mieux des intérêts réciproques. On s'imaginait cela. Et, dans l'espèce, il n'y avait eu que les propos ennuyés d'un porte-couronne rébarbatif aux soirées officielles et qui trouvait le temps bougrement long. C'est avec une pareille desinvoltura que notre roi de Sardaigne, étant de visite en France, exprimait, au cercle de l'impératrice, ses façons de penser... Napoléon III avait reçu en solennelle délégation les vœux de son clergé de France. S'approchant du duc de Morny : L'empereur, lui dit-il, a été admirablement reçu et surtout auprès de son clergé. Ce n'est pas comme moi. Puis, faisant une pirouette : D'ailleurs, je m'en f..., ajouta-t-il. M. de Morny, par politesse, avait répondu : Moi aussi, et pirouettant à son tour, lancé cette boutade à ses plus proches voisins : En voilà un, au moins, qui sait le français ! A la vérité, le royal personnage, dont il parlait, connaissait mieux le langage des camps que celui des cours. Et puisque nous sommes sur ce sujet, on nous permettra bien, avant de reprendre la suite de notre récit, une courte digression anecdotique. Victor-Emmanuel était l'hôte de Napoléon et faisait briller, aux Tuileries, cette indépendance cavalière, qui amusait les hommes, effarouchait la pudeur vraie ou jouée de quelques dames et surprit d'abord tout le monde jusqu'à ce qu'on en eût adopté l'habitude. Une femme d'esprit, qui ne perdait rien de ce qui se disait autour d'elle, la comtesse de Damrémont, s'était donné la peine ou le plaisir de relever un certain nombre de traits, à titre d'échantillons un peu gros de l'esprit du roi d'Italie, pour en saler l'une de ses lettres, — véritables chroniques parisiennes, inconnues du public, dont par bonté d'âme elle régalait les yeux et l'imagination, de ses amis absents. Elle en écrivit long à l'ambassadeur Thouvenel, dans la pure intention d'égayer son exil officiel sur les rives du Bosphore. Elle lui rappelait de quelle manière fruste Victor-Emmanuel tournait le madrigal, lorsque, voulant complimenter l'impératrice sur la séduction qui émanait de sa personne, il n'avait trouvé rien de mieux à dire, sinon qu'elle lui faisait endurer le supplice de Tantale. Ou, c'était chez la princesse Mathilde à laquelle il protestait qu'elle l'attirait singulièrement, qu'il entendait être reçu chez elle, les portes fermées, et que les portières .ouvertes le gênaient beaucoup ! Puis, venaient des historiettes du genre de celle-ci. Au milieu d'un groupe, il avisait une dame d'honneur de la souveraine, circonspecte et pincée, Mme de Malaret ; et, tout le monde écoutant, il lui déclarait qu'il aimait les Françaises parce qu'elles étaient aimables, parce qu'il s'était aperçu, depuis qu'il était à Paris, qu'elles ne portaient pas des pantalons comme les dames de Turin, et qu'avec elles, en vérité, c'est le paradis ouvert. La comtesse détaillait d'autres gentillesses de la sorte et fermait son courrier sur ce paragraphe : Un soir, étant à l'Opéra assis auprès de l'empereur, le roi Victor-Emmanuel fixait depuis une demi-heure une petite danseuse. Se penchant vers Napoléon : Sire, dit-il, combien coûterait cette petite fille ? — Je ne sais, lui répond l'empereur ; demandez à Bacciochi. Le roi, se retournant : Combien coûterait cette enfant ? — Sire, pour Votre Majesté, ce serait cinq mille francs ! — Ah ! diable, c'est bien cher ! fit le roi. — Mettez-la sur mon compte, répliqua l'empereur, en s'adressant à Bacciochi... Il y aurait à en raconter comme cela pendant vingt pages. Mais, adieu, mon cher ambassadeur. Vous avez raison de m'aimer un peu ; car, moi, je vous aime beaucoup. DAMRÉMONT. Quelles impressions devait laisser aux femmes, qu'il avait connues, un tel galant'uomo ? Rien moins qu'idéales, sans doute. Mais il était roi. Ce fut son titre auprès de Mme de Castiglione, lorsqu'il prétendit être de tiers dans les privautés de son alcôve. Cependant, le ministre Cavour, qui était apparenté aux familles Oldoïni-Castiglione, avait apprécié, chez la femme, autre chose et mieux que sa beauté de chair. En homme de raison plus que de sentiment, il avait compris, d'abord, quel précieux auxiliaire pourrait trouver sa diplomatie dans le concours d'une intelligence très éveillée, à la fois souple et dominatrice, capable d'attirer habilement les influences masculines pour s'y glisser, s'y établir et s'y maintenir avec cette adresse persévérante, qui est le propre du génie féminin. Sur son instigation, Mme de Castiglione prit le chemin de la France, poussée par sa destinée vers le chef d'Etat, qui, pendant sa jeunesse, lorsqu'il n'était qu'un prétendant aventureux, avait embrassé de cœur la cause de l'indépendance italienne. Et Cavour eut de bonnes raisons pour consoler le roi de Piémont du départ de l'absente. Elle-même ne savait-elle pas, d'avance, qu'elle serait du mieux accueillie ? Son père — détail qu'on ignore généralement — avait servi de tuteur au fils de la reine Hortense. Louis-Napoléon s'était rendu, maintes et maintes fois, au palais des Oldoïni. Touché du charme de l'enfant, il la prenait sur ses genoux et lui prodiguait, à l'encontre de son ordinaire froideur, des caresses que des âmes malignes soupçonnaient d'être paternelles. L'ancien ami de ses jeux puérils pouvait-il être autrement qu'heureux de la recevoir avec tous les honneurs et le faste de son nouvel état impérial ? Elle individualiserait sous ses yeux, de la manière la plus engageante, l'Italie et la question italienne. La première visite de Mme de Castiglione à Paris, fut de politique et d'amitié. Elle descendit, d'abord, au ministère des Affaires étrangères, pour s'y faire accréditer par Walewski et pour, en même temps, y revoir une Florentine comme elle, la comtesse Walewska. Du reste, elle ne touchait point la terre de France en inconnue. La réputation de ses charmes l'avait précédée. Des journaux l'annoncèrent à grande pompe. Le bruit de son extraordinaire beauté avait franchi les monts. On allait voir, disaient les gens informés, une merveille survenue d'Italie. Elle n'était pas arrivée que des seigneurs impatients brûlaient de se faire inscrire chez elle. Les invitations affluèrent. Un bal officiel aux Tuileries s'offrit très à propos comme le cadre le plus souhaitable à ses débuts, sur le théâtre de la Cour. Elle vint assez tard dans la soirée. Un frémissement de curiosité signala son approche. A son entrée, le mouvement fut tel que les danses s'arrêtèrent. La musique cessa de jouer. Un courant passa dans la Salle comme une expansion magnétique d'admiration. L'impératrice fit un pas au-devant d'elle. L'empereur avança jusqu'à la place où elle était assise, pria le duc Ernest de Saxe-Cobourg d'engager l'impératrice ; lui-même offrit la main à la nouvelle invitée, et, pendant que se réveillait l'orchestre de Strauss, fit avec elle quelques tours de valse, puis quelques pas de promenade en causant, jusqu'au moment où s'éteignirent les mesures de la danse. Les yeux ne se détachaient plus de la courbe harmonieuse de sa taille. Un profil pur, des yeux longs et pleins de feu, une bouche petite, des cheveux d'une abondance et d'une splendeur superbes, le cou délié, qu'une ligne tombante attachait à des épaules modelées à ravir, une gorge libre de tout frein et dont la perfection hardie semblait, selon l'expression d'un témoin, jeter un défi à toutes les femmes, un buste royal, des bras et des mains d'un contour charmant, et la ligne du corps irréprochable ; il n'était rien, chez elle, qu'on pût voir sans l'aimer. Le succès de la comtesse fut complet, triomphant. On prononça que c'était l'événement de la semaine. Les débuts mondains de la comtesse, aux Tuileries, eurent un succès merveilleux. La réputation de ses grâces l'y avait précédée. Dès les premiers soirs où le marquis de Flammarens, type accompli des chambellans d'ancien régime, s'empressait de lui frayer le passage en ouvrant, devant la belle étrangère la foule des habits chamarrés, elle ne s'était ni étonnée ni gênée que tous les regards se fixassent sur elle. Toujours très occupée, quand elle était sous les armes, de mettre en ordre tel ou tel ajustement de sa toilette, de relever une boucle rebelle, de mignoter sa chevelure, elle semblait en marchant jeter aux glaces des salons, qu'elle traversait, un regard de reconnaissance pour la grâce qu'elles avaient de lui renvoyer si flatteusement son image. L'assentiment des hommes l'avait mise hors de pair. Et nulle n'en était plus consciente qu'elle-même. Elle éprouvait une sorte de mysticisme passionné du beau, représenté dans sa personne. Sa pensée de toute heure et le meilleur de sa sensibilité s'étaient concentrés autour de cette idée : Je suis belle. Elle avait promené les yeux autour de soi, considéré les femmes du plus grand monde, qui s'asseyaient en cercle dans les mêmes salons princiers, jugé celles-ci et celles-là avec une tranquille confiance ; et, cet examen fait, elle en avait acquis une assurance désormais imperturbable et pour la vie. C'est alors qu'elle prononçait ces paroles, reportées plus tard au bas d'une photographie, que j'ai pu voir entre les mains de Paul de Cassagnac, ces paroles d'une si parfaite sérénité dans l'orgueil : Je les égale par ma naissance. — Je les surpasse par ma beauté. — Je les juge par mon esprit. Comment n'aurait-elle pas eu la tête étourdie des vapeurs de l'encens ? Lorsqu'elle arrivait, en ses toilettes d'apparition, dans une fête pressée de monde, on se hissait sur des chaises, rapporte la comtesse Stéphanie, pour la voir passer. Ainsi, quand elle visita l'Exposition de Londres, elle était si prestigieuse que, dans la salle de l'Opéra, on montait sur les banquettes, afin de la contempler[5]. Avait-elle pris sa place pour regarder, écouter ou causer, elle semblait enfermée dans une couronne d'adorateurs. Les jolis visages souriaient de tous côtés, à la Cour. Ils avaient l'aimable diversité des fleurs d'une même corbeille. On y voyait, à choisir, des profils grecs et des grâces parisiennes, des yeux bleus rêveurs et des yeux de velours noir, des matités bien expressives et des carnations éblouissantes, des bras ronds, des tailles souples autant qu'il plaisait d'en regarder. A celle-el appartenait un délicieux détail, un charme, une accortise, qu'aurait enviés celle-là. Aucune ne réalisait l'harmonie impeccable, qui était le privilège unique de Mme de Castiglione et qui l'élevait au-dessus de toutes. Rien n'est parfait, dit-on. Or, elle était la perfection même, depuis la naissance de ses cheveux jusqu'à ses pieds menus, délicats et soignés comme des mains. Ils nous l'ont dit, ceux qui la virent. Et puis elle était soi tout entière, n'imitant rien ni personne, en prenant fort à son aise avec la mode et ne s'en remettant qu'à sa fantaisie du soin précieux d'enjoliver, chez elle, les dons prodigues de la nature. Là-dessus elle s'entendait assez mal, soit dit en passant, avec l'impératrice. Une rivalité de coiffures[6] faillit écarter Mme de Castiglione des invitations officielles. Il y eut d'autres dissidences de détails et défaut d'entente, en général, entre la souveraine et son hôtesse florentine, sur la grave question des toilettes, la première étant conservatrice et la seconde presque révolutionnaire. L'impératrice accordait sa haute protection à des inventions bien singulières : amas de falbalas, fouillis de mousseline et d'étoffes lâches, enjuponnements et ballonnements déraisonnables, qui font rire, à présent — jusqu'à ce qu'il leur prenne envie d'en ressayer, peut-être — nos femmes amincies de buste, allongées de taille, diminuées de partout et moulées au plus juste dans leurs robes étroites. Trop consciente de ce qu'elle devait aux lignes pures de son corps pour l'assujettir à ces fâcheux emmaillotements, à ces boursouflures, Mme de Castiglione avait pris l'avance de trente ou quarante années sur les modes contemporaines et rejeté de sa garde-robe les impedimenta de la cage d'acier. Laissant jaser celles qu'effaraient ses costumes du soir hardiment découpés, et que le goût d'aujourd'hui trouverait presque simples, elle avait gagné l'approbation de la partie masculine de la galerie en donnant la préférence aux robes et corsages, dont l'étoffe souple épouse les formes, gante en quelque sorte la gorge et lés épaules, dessine d'un heureux contour l'orbe simple et les lignes onduleuses, et qui parait vivre, en un mot, avec la personne, avec la chair. Les bals costumés étaient le triomphe de son imagination, très entendue à faire valoir hardiment la plasticité de ses formes statuaires. Ces hardiesses même ont été cause qu'on a fait circuler à son sujet deux ou trois anecdotes inexactes, et que nous allons rectifier d'après témoins. D'abord, celle de son entrée prétendue, une entrée plus que sensationnelle dans un bal de la Cour, en Salammbô, uniquement vêtue de mousselines transparentes, si transparentes que les yeux de l'impératrice en auraient été scandalisés et que la souveraine aurait prié l'un des chambellans de reconduire la nouvelle prêtresse de Tanit hors des salons. De faits pareille aventure n'était pas arrivée à Mme de Castiglione, qui reçut jamais à rebrousser le seuil des palais des Tuileries ou de Compiègne, mais bien à une autre étrangère, à une dame russe (on nous l'a nommée), Mme Korsakoff. En second lieu, l'incident de la Dame de cœur. Une jeune magicienne de Bohême, les cheveux répandus sur les épaules, avait frappé tous les yeux par les ornements singuliers de son ajustement : des cœurs dispersés partout et même en de certaines places où ce symbolique emblème n'avait que faire. Cette fois, c'était réellement Mme de Castiglione. Trente années plus tard M. d'Antas racontait, dans l'intimité, l'effet inouï qu'elle produisit alors sur l'assistance. L'impératrice la félicita sur son costume, mais en ajoutant : Le cœur est un peu bas ! Et M. d'Antas ayant eu l'occasion, par la suite, de demander à l'impératrice si l'histoire était vraie, elle avait répondu qu'elle n'en avait pas gardé le souvenir, mais que, si le mot était passé sur ses lèvres, c'était sans y prendre garde... De vrai, la chose s'était passée, non point aux Tuileries, mais au ministère des Affaires étrangères, chez la comtesse Walewska, qui était elle-même, au dire de Mme de la Pagerie, le sourire de la fête, et qui daignait, un jour, nous en rapporter les détails, grâce à une précision de souvenirs des plus attachantes. L'audacieuse Florentine s'était avisée du costume le plus fantaisiste et le plus provocant qu'elle pût arborer[7]. Moitié Louis XV et moitié second Empire, ce costume était éblouissant. La nudité d'une gorge fière et sans corset, assez sûre de son assiette pour rendre inutile tout soutien étranger, n'était qu'en partie et très bas voilée par une gaze zéphyr. Les jupes retroussées sur le jupon de dessous, à la façon des modes du XVIIIe siècle se trouvaient enlacées, ainsi que le corsage, de chaînes formant de gros cœurs. Laissant retomber en nappe sombre sur son cou et ses épaules son opulente chevelure, Mme de Castiglione semblait tramer sa suite tous les cœurs, en effet, qu'elle avait si hardiment symbolisés. On en parla longtemps, les femmes avec un reste d'envie, les hommes avec une admiration païenne, bien justifiée par le souvenir des indiscrétions voluptueuses de tout le costume. Elle-même en avait gardé bonne mémoire. Je le constate à la page 148 d'un volume annoté de sa main : Mon Séjour aux Tuileries, passé depuis lors dans la bibliothèque de M. Gabriel Hanotaux, et où, en marge d'une description flatteuse de sa personne par la comtesse Stéphanie Tascher de la Pagerie, elle a écrit très lisiblement : C'était bien la dame de cœur. Portrait d'Exposition, 1867. II en eût fallu moins pour expliquer le faible très prononcé, que trahissait Napoléon III à l'égard de Mme de Castiglione. Mais nous l'avons fait entrevoir, elle eut d'autres visées que d'emporter, à la Cour de France, la palme de la beauté et d'exciter des caprices célèbres. Dans le bruit des paroles adulatrices et l'entraînement des plaisirs mondains[8], elle n'avait pas oublié la mission secrète, qui lui avait été confiée. La comtesse était venue de Turin à Paris, avec la résolution formelle de faire échec à la nature impressionnable auprès des femmes de Napoléon III et d'aider, par une action personnelle et intime, aux agissements de la diplomatie italienne. Que dis-je ! Elle en était chargée officiellement. Une belle comtesse, écrivait Cavour à Luigi Cibrario, chargé des Affaires étrangères, est enrôlée dans la diplomatie piémontaise. Je l'ai invitée à coqueter, et, s'il le faut, à séduire l'empereur. Je lui ai promis, en cas de succès, que je demanderais, pour son frère, la place de secrétaire, à : Pétersbourg. Elle a commencé discrètement son rôle, au concert des Tuileries, hier. Bien que Mme de Castiglione se défendit, en paroles, d'avoir jamais fourni de légitimes griefs à l'impératrice, elle n'était pas, en réalité, si mystérieuse qu'on n'en soupçonnât davantage. Plus d'une fois la couronne tint à la jarretière. C'est à quoi elle avait songé trop tard, avec regret. Ma mère fut une sotte, déclarait-elle franchement à une amie, qui nous en a répété le hardi propos. Si, au lieu de nous river l'un à l'autre, Castiglione et moi, elle avait eu la bonne inspiration de me conduire en 'France, quelques années plus tôt, ce ne serait pas une Espagnole ; mais une Italienne qui régnerait aux Tuileries. D'être une force était son rêve. Elle se consolait difficilement d'avoir manqué l'heure, supposait-elle. Du moins, elle n'avait point perdu de vue les instructions de son cousin Cavour ni ses patriotiques desseins : de toute son influence, de toutes ses grâces, elle appuya sur la volonté encore hésitante de Napoléon III. L'empereur y rêvait depuis longtemps. Il avait fait paraître une brochure, émanée de sa pensée, sur la question italienne. Elle était arrivée à propos, et bien instruite des engagements, que l'ancien aventurier des Romagnes avait contractés, de loin, avec certaines personnalités politiques très avancées d'Italie. Il ne savait rien des chances de l'avenir que deux ambitions l'avaient hanté déjà : la première, d'où dépendait la réalisation de la seconde, était de reprendre possession, comme président consulaire ou comme empereur, de l'héritage napoléonien ; l'autre de mériter le titre de libérateur de l'Italie. Il avait formellement promis de la rendre libre, des Alpes à l'Adriatique. Habile à le flatter dans sa vanité d'homme convaincu qu'il aurait à tenir, en Europe, un rôle prépondérant, elle hâta la réalisation d'une politique extérieure et d'événements, qu'il avait d'ancienne date prémédités. Cavour était un grand joueur[9]. Il joua sur cette carte : la beauté de Mme de Castiglione, et n'eut pas à se repentir de l'avoir considérée comme un, atout dans la partie. Douée d'une incontestable activité d'esprit, parlant, écrivant presque toutes les langues de l'Europe, tourmentée d'un continuel besoin de s'informer, d'intriguer, de conseiller, sinon d'agir, lancée quotidiennement, au trot de ses chevaux, et tenant sur les genoux un portefeuille bourré de notes, de documents, de brochures, dans une course quotidienne de ministère en ministère ; successivement amenée par ses relations et le jeu des circonstances à correspondre avec presque tous les princes et gouvernants de l'Europe, elle était la première à concevoir une très haute idée de ses aptitudes politiques et diplomatiques. Il n'est pas douteux qu'elle entretint un commerce assidu avec les Chancelleries de Turin, puis de Rome, et l'insistance avec laquelle le gouvernement italien a exigé la livraison des papiers de Mme de Castiglione, pour les anéantir de manière à n'en laisser subsister aucune trace, le prouve surabondamment. Il est certain aussi qu'elle avait contribué à retenir le pape à Rome, lorsqu'elle fut exprès déléguée auprès de Pie IX par Victor-Emmanuel, porteuse de promesses et d'offres pleines de conciliation au Souverain-Pontife[10]. Enfin, on peut affirmer qu'elle eut assez d'influence sur l'esprit de Napoléon III, déjà gagné à la politique italienne, pour le déterminer à réclamer la présence du comte de Cavour au Congrès de Paris[11], où fut posée la question de l'unité du royaume d'Italie. Il serait absurde d'affirmer que l'intervention de Mme de Castiglione fut la cause décisive de la guerre ; mais il est de toute évidence que, dans la transmission des correspondances entre la France et l'Italie, à la veille d'événements inéluctables, elle joua un rôle actif et s'agita beaucoup. C'est en souvenir de ses pas et démarches multipliés qu'avec la disposition naturelle aux femmes, les faisant amplifier à l'extrême les proportions de leurs actes, et leur amour des mots qui surfont les choses, elle s'écriait, d'enthousiasme, un beau jour : J'ai tait l'Italie et sauvé la papauté ! L'ambitieuse phrase, nous l'avons vue textuelle dans sue lettre au général Estancelin. Elle s'y plaignait fort d'avoir été méconnue, et, d'occasion, elle s'y laissait aller à un véritable réquisitoire contre l'ingratitude des princes en général. Mais voici ce fragment de lettre révélatrice : Lorsqu'un souverain ou prince
fait tant que de compter sur l'ami, sur son dévouement sans réserve, il croit
impossible que cet ami puisse se révolter, même pour le porter en avant, même
pour l'obliger à faire davantage, le pousser d'un coup de poing dans le dos,
le jeter de haut par la fenêtre, comme Mocquart fit, à Ham, de Napoléon en
blouse, avec sa planche, au risque de le tuer, parce qu'il le fallait. Il le
fit empereur, et moi je l'aurais fait vainqueur, comme je l'avais commencé
avec ma parole, mes pas, mes démarches secrètes et personnelles, qui m'ont
attiré tant d'infamies, dont la fière et désintéressée réussite sans personnelle
gloire a ameuté contre moi tant de gens, et pourquoi ? Pour avoir mené
Victor-Emmanuel à Rome, renversé sept dynasties napoléoniennes, bourboniennes
et papalistes. C'était quelque chose, cependant, d'avoir préparé cela, seule,
envers et contre tous, malgré tous. Je n'aurais pas, moi, l'Italienne, fait
le Mexique, comme l'Espagnole, qui a entraîné la défaite de Sedan, la
destruction de l'Empire et le démembrement de la France. Mais ces Tuileries
sont maudites, ou prédestinées pour les changements de gouvernement et la
destruction des races souveraines. Voyez l'histoire, rien de mal et de pire
qu'au Louvre... Ah ! si j'avais été une Catherine !... Mais, mon Napoléon avait peur[12], et je l'ai lâché, lui et les siens. Jamais une Italienne influente et belle ne fut mêlée aux intrigues d'une Cour sans qu'on n'ait soupçonné, autour d'elle, quelque tortueuse machination, quelque drame mystérieux, compliqué de poignard ou de poison. Il en fut ainsi pour la Castiglione. Il y eut, dans cette vie, des aventures romanesques, des équipées boccaciennes, et des scènes qui approchèrent du tragique. Un agent secret de Napoléon III, le Corse Griscelli, a rapporté dans ses confidences et sur le ton emphatique, habituel à ce Saltabadil de la police impériale, une histoire terrifiante, dont elle aurait été l'héroïne et qui serait à brosser dans le ton et la couleur des plus sombres imaginations feuilletonesques. Peu de temps s'était écoulé depuis l'apparition de la séduisante Florentine aux Tuileries. L'empereur, de nature très empressée, sous son masque de froideur, avait mis à profit ce court délai. On attendait l'auguste visiteur chez Mme de Castiglione, à l'hôtel Beauvau. En pareilles affaires, des précautions secrètes étaient prises pour la sécurité du souverain. Son aide de camp, le général Fleury, qu'on avait informé du projet, ordonna à Griscelli de venir le prendre, au salon de service, à huit heures du soir. Il pressentait un guet-apens, une trahison. Le Corse arriva au moment prescrit. Le voyant avant l'heure, Napoléon, qui était habitué à saisir, dans les allures mystérieuses, boutonnées jusqu'à la gorge, de son agent, des indices de quelque grave révélation policière, lui demande : — Qu'y a-t-il de nouveau ? Griscelli répond par une autre interrogation : — Sire, je désirerais savoir où nous allons ? — Pourquoi ? — Parce que, ce soir, je le crains, il arrivera quelque chose. Sur ces entrefaites, entre Fleury. On part, sans attendre, par le jardin des Tuileries : Napoléon, son aide de camp et l'homme des vendettas. En pénétrant dans l'hôtel, qu'une faible lumière éclairait : — Attention, général, murmure Griscelli, nous sommes chez une Italienne. On gravit les marches, lentement, sans bruit. Comme on vient d'atteindre le palier, qui donne accès sur l'appartement, une porte s'ouvre ; une jeune servante[13] fait entrer l'empereur et le général, puis retourne sur le palier, où se tenait rencogné dans l'ombre, sans qu'elle le vit, l'agent secret. Quelle idée l'a ramenée là ? Il y songe et surveille. Elle a battu trais coups dans ses mains in signal, sans doute. Aussitôt, un homme est sorti, l'on ne sait d'où. Il va se diriger vers le salon ; mais, avant qu'il ait touché la porte, il est mort. Un coup de poignard, de haut en bas, lui a percé le cœur. Au bruit de la chute du corps, aux cris que pousse la servante, Fleury tressaute. Il s'élance du salon, saisit la fille et l'enferme dans un cabinet noir, pendant que Griscelli trahie le cadavre à l'intérieur. Puis, il rentre précipitamment, enferme chez elle la dangereuse sirène et sort avec l'empereur en faisant signe au Corse de rester là et d'attendre. Peu d'instants après, il revient, accompagné de l'agent Zambo, avec deux voitures. Dans l'une on met le mort et la femme de chambre ; dans l'autre il s'installe avec elle qu'il soupçonnait d'avoir médité l'assassinat de l'empereur. Le souverain était de retour, au palais, dans son cabinet de travail, où Griscelli, qui avait ses entrées à toute heure, le trouve assis, le coude appuyé sur la table, la tête reposant dans sa main. Il lève les yeux, en voyant entrer cet homme, et, avec une expression douloureuse contractant son visage : — Encore du sang ! Pourquoi l'avoir frappé ? Ce n'était qu'un innocent, peut-être, un malheureux, inoffensif, et qui venait pour la camériste. — Les amoureux des servantes ne portent pas sur eux de semblables recommandations, reprit l'agent, prompt à faire valoir les preuves de son zèle. Et il tire de sa poche un revolver et un stylet dont la pointe était empoisonnée. Il les avait saisis sur la victime. Napoléon examine le tout avec attention, considère de près la pointe et la lame du poignard, et, convaincu, gratifie son sauveur, ou prétendu tel, d'une somme de trois mille francs, en lui enjoignant d'aller /aire un rapport fidèle de ces choses à Piétri. — Je ne les lui dirai pas, Sire ! réplique-t-il en s'en allant. Toujours d'après Griscelli, la comtesse de Castiglione — qu'il gratifie, par confusion, du titre de duchesse, lut conduite aux frontières italiennes. A l'en croire, elle se rendit' immédiatement chez le comte d'Arese[14], l'informa de ce qui s'était passé et menaça l'empereur d'une divulgation retentissante, si on ne la laissait pas rentrer en France. La menace produisit son effet. Peu de temps ensuite, la comtesse devait inaugurer son retour à Paris en donnant une grande réception. Il y a du vrai dans le récit, très flottant comme indication de date, de l'homme de police qui se flattait d'avoir été, pendant neuf ans, l'exécuteur des hautes œuvres d'un nouveau Richard et son ombre même. Faire la part de l'exact et du faux ; dégager les choses de l'exagération avec laquelle il avait coutume d'enfler les détails pour grossir davantage son rôle et son importance ; dire catégoriquement en quelles circonstances, à quel instant précis put s'affilier à d'autres conspirations, qui fermentaient dans l'ombre des sociétés secrètes contre l'ancien carbonaro trop lent à remplir ses serments, l'affaire mystérieuse que semblait conduire la main de la Florentine : c'est une triple énigme très difficile à éclaircir. Vous ai-je rappelé, m'écrivait celui qui a le mieux connu dans tous ses détails la vie de Mme de Castiglione, qu'un agent de police de service près de l'empereur était venu trouver quelqu'un que je sais pour assassiner le grand chef, et que cet individu était en rapport avec la comtesse ? Vous ai-je renvoyé l'écho lointain de ces paroles dans une conversation à deux : — Si je l'avais fait assassiner, qu'auriez-vous dit ? — Rien... Non, je ne m'étonne de rien. Mais ce n'eût pas été par vengeance d'amour, ni par intérêt. C'était donc une raison politique... Laquelle ? Oui, d'où venait la rupture entre Elle et Lui ? Déception ? Fatigue ? Ou quoi ? Il reste beaucoup à approfondir dans les ténèbres de cette grande existence si agitée. Et, d'ailleurs, sait-on jamais la vérité de ce que dit une femme, et aine femme politique surtout ? Général ESTANCELIN. 20 mars 1904. La comtesse de Castiglione avait pris le parti momentané de se retirer à Turin, pour se consacrer, disait-elle, à la première éducation de son fils, auquel elle donnait, sans beaucoup de tendresse apparente, mais avec soin, des leçons d'anglais, de français, d'allemand, langues qu'elle parlait avec autant de facilité que l'idiome maternel. Elle avait établi sa résidence, une villa isolée, au-dessus de la ville, ayant devant elle et sous ses pieds un magnifique panorama, avec la longue chaîne des Alpes à l'horizon. C'est là qu'en l'hiver de 1860 était venu s'annoncer chez elle, sur la présentation du prince de La Tour d'Auvergne, un diplomate français, Henry d'Ideville qui a laissé un très attachant récit de sa visite à la belle recluse. Il fallait gravir la côte assez roide, qui menait à la villa Gloria. Une grille de bois indiquait en arrivant l'entrée de cette demeure modeste et un peu triste. On y accédait par les allées d'un jardin, d'aspect riant en la belle saison, quand la nature est en fête, mais qui n'avait, non plus que d'autres, le privilège d'égayer la vue, quand les arbres sont dépouillés de leur parure et que la neige couvre les chemins. On arrivait directement à la porte du vestibule. Un domestique vêtu de noir ouvrait et, avec quelque mystère, introduisait les visiteurs au premier étage, où se tenait, de préférence, la comtesse seule ou ayant son enfant, qui jouait auprès d'elle, un enfant de cinq années, son fils, doux et beau comme une fille, avec des cheveux blonds bouclés autour du front, ses bras et ses épaules nus, des grands yeux limpides et étonnés. Mme de Castiglione apparaissait froide, silencieuse, et n'échangeait que le nécessaire des paroles. Sa porte était fermée à presque tous ses compatriotes de Turin. Elle ne l'ouvrait qu'à de rares étrangers, à des Français. La première impression éprouvée en sa présence ne pouvait être que d'admiration, mais une admiration dénuée de chaleur et sans élan. Son air de visage était plus imposant qu'aimable. On y voyait cette expression hautaine, que prennent souvent les femmes auxquelles on a trop chanté l'hymne d'adoration plastique. Le jeune diplomate avait satisfait son regard à considérer la pureté, l'harmonie parfaite de formes d'une créature surprenante. Puis il était redescendu, le cœur tranquille et le cerveau calme, dans la plaine, avec son ami et collègue le baron de Chollet, qui l'avait accompagné. Une seconde visite, puis une troisième se succédèrent. Son sentiment ne s'était guère modifié. Il se rappelait alors les jugements peu favorables, qu'il avait entendu porter, bien des fois, autour de lui, sur cette femme singulière. Elle est trop belle, disaient les mondaines, et, fort heureusement, elle n'est que belle. Elle est profondément égoïste, avaient ajouté quelques-uns de ceux qui l'entouraient ; au milieu de ses plus éclatants triomphes parisiens, elle est capricieuse, incapable d'éprouver une affection, et, avec ses miraculeux avantages, incapable aussi d'inspirer un amour vrai, une passion, Sérieuse. Il s'en fallait de peu qu'on ne lui déniât toute valeur d'esprit. D'Ideville avait entendu ces généreuses appréciations. Il était retourné cinq à six fois à la villa. Gloria, sans avoir pu se fonder une opinion personnelle et certaine. Il avait peine à croire, cependant, que sous 'l'enveloppe de la déesse ne brillât aucunement l'étincelle divine. L'exil volontaire auquel paraissait s'être condamnée celle dont l'apparition à Paris et à Londres avait eu l'importance d'un événement, sa vie retirée, son éloignement systématique, les habitudes mystérieuses dont elle commençait à pratiquer l'expérience intermittente, bien longtemps avant l'heure où elle s'y plongerait à jamais, l'indifférence absolue de cette jeune tète à l'égard des circonstances du dehors susceptibles de rompre et d'animer la monotonie de ses jours : tout cela excitait étrangement sa curiosité. Sans doute, elle devait recéler en elle des ressources d'âme et d'intelligence ignorées du commun. Et, pour s'en convaincre, il continua de monter la colline. Il commençait à perdre l'espoir de pénétrer l'énigme, lorsque, après avoir arrêté le dessein de n'y plus songer, il se trouva, certain jour, sur le chemin de la Gloria. Le hasard voulut qu'il se vit seul avec elle, sans témoin. Et ce fut une révélation. Les lèvres de Mme de Castiglione s'étaient décidées à énoncer d'autres paroles que des mots de politesse et, des formules de banalité. La conversation prit un tour intéressant. Des pensées originales jaillirent, découvrant une nature élevée, qu'il ne soupçonnait point, une largeur d'esprit, qu'il avait à peine, jusque-là, pressentie. Qui donc la lui avait figurée à la fois si riche et si dénuée, en un mot si incomplète ? Il n'avait eu qu'à l'écouter pour reconnaître qu'elle avait sur beaucoup de femmes une supériorité de raison et de caractère, ne le cédant en rien à la supériorité que chacune était obligée de lui céder au physique. Celte mélancolie qu'elle ressentait, ce dédain dont elle ne se défendait pas assez à l'égard du reste de l'humanité, lui venait de la déception trop prompte de ses songes ambitieux : A peine ai-je traversé la vie, disait-elle, et mon rôle est déjà fini. Il s'en retourna, pensif et réfléchissant à tout ce qu'il avait entendu. Le charme s'était produit. Les entrevues suivirent, plus prolongées. Elle se rendait confiante. Elle devenait expansive, presque ; et il demeurait sous l'impression d'une causerie pleine de nouveauté. D'Ideville apprit bientôt une partie de sa vie ; et il s'aperçut qu'elle était sincèrement heureuse d'avoir proche d'elle un confident capable de la comprendre. Elle et lui tirent ensemble des promenades en barque ; elle égrenait ses souvenirs au fil de l'eau, et se confiait avec naïveté. E ne put se défendre de fixer sur le papier la suite de ses impressions -et d'en donner lecture à celle qui les lui avait inspirées. Alors, avec une sorte de candeur orgueilleuse, elle avait ajouté ces lignes étranges à sa narration : Il Padre eterno non sapeva cosa si faceva quel giorno che l'ha niessa al mondo ; ha impastata tanto e tante, e quando l'ha avuto latta, ha perso la testa vedendo la sua maravigliosa opera, e l'a lasciata li, in un cinto, senza metterla a posto. In tanto, l'hanno chiamato da un altra parte, e quando e tornato l'a trovato fuori di poste. Le Père éternel ne savait quelle chose il créait, le jour où il l'a mise au monde ; il la pétrit tant et tant que, lorsqu'il l'eut faite, il perdit la tête en voyant son merveilleux ouvrage ; il la laissa dans un coin, sans ta mettre à sa place. Puis, sur ces entrefaites, il fut appelé ailleurs, et lorsqu'il revint il ne la trouva plus. Ceux qui n'étaient pas dans le secret des visées de Mme de Castiglione et qui ne savaient rien du commerce de lettres qu'elle entretenait avec les diplomates étrangers, en mettant à profit sa connaissance remarquable des principales langues de l'Europe, ceux qui n'avaient aucun soupçon de son vrai rôle et des desseins sur lesquels elle gardait une discrétion absolue, ne jugeaient d'elle et de son esprit que sur les apparences. On n'avait qu'une appréciation superficielle de son intelligence et de ses facultés. Sa conversation était vive, légère, indulgente aux libertés de la galanterie ; on s'y plaisait sans y chercher autre chose que ce plaisir. De certaines gens, qui restreignaient à ses perfections physiques tout le mérite de cette créature séduisante, allaient presque jusqu'à dire qu'elle était, au moral, insipide et insignifiante. En réalité, les délicatesses de l'art lui étaient sensibles. Elle justifia d'une singulière perspicacité en matière de politique ; et, si elle avait eu plus de ressources à sa portée, plus de moyens à faire agir, elle n'aurait pas laissé de doute sur les inclinations de son caractère fort ambitieux. Ce qui paraissait clair, indubitable, c'est la situation exceptionnelle dont elle s'était emparée. On n'avait pas oublié, dans ce monde d'intrigue et de coquetterie toujours sous les armes, l'impression fulgurante qu'elle avait produite, à son apparition. Quand elle y fit sa rentrée, ce fut avec un air de conquête aussi sûr de soi que par le passé. Elle réveilla les critiques, au camp féminin. On discutait à force les signes de son goût, qui n'était pas, en effet, d'une distinction irréprochable, et les audaces de sa coquetterie, qui souffraient un alliage moins avantageux de négligence méridionale et de singularité individuelle. De ces coups d'épingle elle ne s'embarrassait guère, mais en appelait du jugement des femmes au témoignage flatteur des hommes. Sa personnelle opinion n'était-elle pas fixée, du reste, et, de façon à n'en recevoir aucune atteinte ? J'en trouve encore des marques sur un livre annoté de sa main et tout ouvert sous mes yeux. Je le vois clairement à ces rectifications crayonnées par elle, à ces répliques soulignées comme de brèves réponses aux appréciations dont elle était l'objet. Il y avait sur ce beau visage, prononce du livre, lectrice et compagne de l'impératrice, une expression de hauteur, de dureté... Aussitôt, d'effacer ces qualifications désobligeantes et de mettre en leur place les mots : fierté, douceur. Et quand Mme Carette ajoute : Le charme n'existait pas... Erreur ! assure-t-elle, sans plus de commentaires. De vrai, les dames d'honneur et les habituées du palais partageaient les réserves de leur souveraine à l'endroit de la comtesse et lui en donnaient avis par des abstentions ou des froideurs, ou des omissions d'égards, dont elle n'était pas la dernière à s'apercevoir. Sur la première page annotée de son exemplaire des Souvenirs de la Cour, j'en saisis une indication furtive : Les demoiselles d'honneur, chargées de faire le thé, écrit-elle en marge, ne m'en ont pas offert, mais je me le fis servir par la princesse de la Moskowa. Si les dames de l'entourage impérial ne la comblaient pas d'effusions cordiales, elle n'était pas à leur égard plus prodigue Ide compliments. D'occasion, pourtant, elle savait voir les agréments des autres femmes et leur rendait justice avec d'autant moins d'hésitation qu'elle n'aurait fait à aucune d'elles l'honneur de la considérer comme une rivale. Les louanges ne coûtaient pas à sa supériorité. Elle notait d'une approbation satisfaite, en connaisseuse, le détail entrevu d'un beau regard, d'une bouche séduisante, d'une jolie rondeur d'épaule, d'une taille souple, d'une ondoyante démarche. Elle avait la vision prompte d'un trait gracieux du visage ou d'une valeur plastique et d'abord en consignait le souvenir dans un coin de sa mémoire, ou parmi ses papiers, comme d'un point acquis. Ainsi, spectatrice de l'accident de chasse, qui désarçonna dans les fourrés de Compiègne la fille du général Bertrand, Mme Hortense Thayer et, plus tard, en retrouvant le récit dans un chapitre des Souvenirs de la comtesse Stéphanie, elle a le bon cœur d'ajouter au bord de la page une note significative en son laconisme : Bras cassé... belle jambe. N'est-il pas admirable le dernier détail ainsi relevé comme chose de prix, par la divinité dont, tant de fois, des artistes pleins de zèle comme elle était pleine de complaisance, moulèrent les bras, les mains, la jambe ! De façon générale, elle ne se gênait pas de dire qu'elle estimait faiblement la société, la conversation, le caractère des femmes. Elle ne les aimait, je crois, que dans son propre miroir. En la compagnie choisie des hommes elle se sentait mille lois mieux à causer sérieusement ou frivolement. D'amour elle s'entretenait sans pruderie, ne détestait pas les propos, lestes, et volontiers en touchait le sujet, aux instants de flirt ou, par occasion, dans certaines lettres. Elle passait pour être froide, comme le sont, d'ordinaire, les beautés parfaites destinées à ravir les yeux plutôt qu'à partager les émotions des sens. Elle n'estimait point, au reste, qu'il convînt d'y attacher tant d'importance. Sans doute, elle faisait sa part à ce mariage des effluves, à ce momentané de l'électrisation amoureuse, qui n'est pas une des pires choses de la vie. Encore n'était-ce- que passagère surprise, disait-elle. A l'un de ses correspondants, dont les souvenirs insistaient sur l'autrefois, elle ripostait, dans une lettre si vive d'expression que je ne puis la citer tout entière : Eh bien ! il y a eu ceci, il y a eu cela entre vous et moi... Ce sont choses anciennes, qui furent parce qu'elles avaient leur raison d'être. Rencontre, accident. A quoi bon, ensuite, remuer des cendres où le feu ne couve plus ? Les grands sentiments ne faisaient que glisser en son âme, hormis les ambitions, des ambitions à vide, qui la hantaient. S'entremettre d'affaires, correspondre sur la politique, lu loin, donner un sens' aux oracles de la diplomatie, entretenir, ne fût-ce qu'en imagination, des projets extraordinaires, jouer un rôle, même secret et mystérieux dans la partie internationale- : combien plaisait davantage à sa nature remuante une lette occupation d'esprit ! Elle s'y efforçait, se multipliait en visites, échangeait des rapports, distribuait des nouvelles à la finance et continuait à brasser de larges desseins. Jusque dans quelle mesure Mme de Castiglione put-elle influencer Napoléon III, en matière de politique étrangère ? On ne saurait en fournir que des explications sommaires et relatives. On est plus sûrement informé de l'empire qu'elle exerça sur son cœur et sur ses sens, qui se dispersaient assez volontiers. Sur la fin de sa vie, elle protestait, par un scrupule d'âge bien légitime, que l'impératrice en se montrant jalouse d'elle n'en avait point de juste motif. Sa très fidèle gouvernante Luisa Corsi conta d'autres détails à l'oreille d'un journaliste connu, qui s'empressa de les répéter en public. Et du jour ou plutôt de la nuit, qui signala sa chute ou son triomphe, Mme de Castiglione elle-même en marquait la date, sur le brouillon de son testament, que nous avons en main et où nous voyons de nos yeux, écrite et soulignée d'une manière très apparente, la ligne où elle exigeait, pour sa dernière toilette : La chemise de nuit de Compiègne, batiste et dentelle, 1857. Les phases préliminaires de l'aventure s'étaient trahies par des signes assez ostensibles. Elle se trouvait, depuis plus de deux semaines, au château de Compiègne. Un soir qu'on avait inscrit, au programme du théâtre, une représentation des artistes de la Comédie-Française, elle s'était fait excuser, se disant souffrante. On remarqua que, dans sa loge, l'empereur semblait distrait, préoccupé, et qu'il tordait sa moustache d'un mouvement de doigts plus nerveux qu'à l'ordinaire. Au premier entr'acte, il disparut, délaissant l'impératrice aux yeux de la salle entière. Chacun savait, le lendemain, qu'il avait été prendre des nouvelles directes de la manière dont se comportait la santé de la belle Florentine. L'empereur lui rendit d''autres visites à Paris, des visites du soir en son logis retiré de la rue de la Pompe, qui, avec sa double issue, son escalier dérobé, ses airs de mystère, semblait aménagé tout exprès pour favoriser les tendres entrevues. Doucement on frappait ou sonnait. Un guichet pratiqué dans la porte d'entrée s'ouvrait avec précaution... Qui venait là ?... Le cher seigneur. Un rais de lumière indiquait la direction du boudoir. La causerie durait une heure ou deux. Et le cérémonial de retour se pratiquait à l'instar du cérémonial d'arrivée. Le chef de l'Etat ne se répandait pas en confidences — quoiqu'il ne fût pas très discret en matière de galanterie — sur le but de ces sorties extra-officielles. Bien qu'il fût toujours accompagné, à distance, d'un agent secret, chargé de veiller sur sa personne, il s'exposa à de dangereuses péripéties et faillit, pour la deuxième fois, être assassiné à la suite d'un rendez-vous chez Mme de Castiglione. Il s'y était rendu incognito, dans son petit coupé, sans domestique, conduit par son cocher de confiance, et en sortait à trois heures du matin. Comme la voiture quittait l'hôtel de la comtesse, il se vit assaillir par trois hommes en armes. Le cocher enleva vigoureusement les chevaux, qui bondirent, renversèrent un des assaillants, et purent entraîner l'empereur sans accident jusqu'aux Tuileries. Cette liaison, de quelque mystère que Napoléon feignit de l'entourer, n'était pas ignorée de la galerie des courtisans. Différentes personnes bien placées pour voir feignaient de n'ouvrir point les yeux et révoquaient la chose en doute, par exemple la comtesse Potocka, qui très fort admirait le grand empereur et fort peu Napoléon III : Les médisants, écrivait-elle à la comtesse Sophie Wodzicka, prétendent que Mme de Castiglione a eu besoin des eaux de Plombières[15] ; moi, j'en doute ; car, il me semble que le séducteur n'est pas séduisant. Sans doute, mais la couronne est un joyau ; qui embellit singulièrement celui qui le porte. Quoi qu'elle en dit, l'opinion générale était faite sur ce point. A un bal costumé, chez la duchesse de Bassano, passaient des masques très variés : c'étaient, parmi les hommes, des Gilles, des pierrots, des seigneurs d'antan et des photographes du jour, ayant eu, ceux-ci, la fantaisie de porter aux épaules des images de beaucoup de dames rassemblées là. L'empereur, en domino, s'était attardé pour considérer ces photographies. Il en arracha deux, en disant de l'une, à l'effigie de la belle Italienne, avec une pointe d'humeur : Que vient-elle faire ici ? Et, quelqu'un aurait répondu : Sire, puisque vous possédez l'original, pourquoi voulez-vous la copie ? Lorsqu'elle s'installa rue de Castiglione, il y fut aussi, de loin en loin. Dans cet entresol, qu'occupent aujourd'hui les ateliers d'un couturier, on nous montrait le mécanisme de la porte, montée sur pivot, et qui, tournant sur elle-même, dérobait la vue du personnage entrant ou sortant. On a rapporté par erreur que Napoléon fit des apparitions, place Vendôme. Un document privé nous apprend que la comtesse y était venue trop tard pour cela, l'empereur n'étant plus du monde, quand elle y transporta ses pénates. C'est le 25 décembre 1876, témoigne dans une lettre du 24 août 1900 M. H. D... propriétaire de l'immeuble, que Mme de Castiglione est entrée, place Vendôme : elle avait demandé de prendre possession de son appartement à minuit, pour y venir comme le petit Jésus. Les attaches de Mme de Castiglione avec Napoléon étaient notoires. De ses amitiés et relations diverses, il est assez difficile de parler avec toute la précision qu'il y faudrait. Sur les pages de son histoire intime, d'indiscrets anecdotiers griffonnèrent bien des aventures contestables. Caprices d'un soir, appels mystérieux et sans rappels, curiosités de femme très adulée et désirant, à son tour, choisir... que sais-je ? L'imagination est volontiers prêteuse sur le cas des galantes faiblesses. Il y eut des accords notifiés, toutefois, dont la galerie était instruite. Lord Hertford, l'un des plus grands seigneurs d'Angleterre, marquis, chevalier de la Jarretière, riche fabuleusement et peu prodigue à l'ordinaire de services ni d'argent, avait, passé dans sa vie, sans s'y arrêter, renouvelant au réel la fable antique du maitre des dieux se transformant en pluie d'or pour charmer Danaé. Il n'avait d'ailleurs, le noble lord, que la grâce de ses millions. Mme de Castiglione ne conservait aucun doute là-dessus ; je le vois à la manière dont eue formulait, un jour, de certaines notes intimes sur le personnage et prenait plaisir à souligner de préférence les détails les moins flatteurs du portait, par exemple, au physique, ce détail : Il a l'air sombre, presque sinistre ; il roule des yeux furibonds, comme un tyran de mélodrame. Et cet autre, au moral : Il a courtisé les femmes, mais ce n'est pas une preuve d'amour. Aucune marque approbative, à l'endroit où il est dit : Sa politesse est exquise avec les formes du grand seigneur. Mais, par une réminiscence légère et non trop déplaisante, le crayon est très appuyé sur cette allusion : Il était fidèle à la devise de son ordre de la Jarretière : Honni soit qui mal y pense. Etait-il plus sentimental l'homme d'affaires et de plaisirs, qu'elle connut en 1881, sous de meilleurs aspects ? Devons-nous révéler ce détail ignoré qu'alors elle fit une fugue passagère en Italie pour s'installer à Turin avec Laffitte ? Mais, puisque nous l'avons dit, passons. Des personnages encore sont en belle place sur la liste de ses plus vives sympathies. Avant et après la chute de l'Empire, le duc d'Aumale garda chez elle le ton et les procédés d'une familiarité tendre. Nous avons pu compter, au château de Baromesnil, bien des reliquiæ d'écriture, de dédicaces et de fleurs commémoratives dédiées à la mémoire du noble écrivain. L'attachement de la comtesse au régime napoléonien ne l'empêchait pas d'entretenir des rapports de grande .affection avec les princes de la maison d'Orléans. Jusqu'à la fin, le duc de Chartres resta l'un de ses fidèles. Aussi le baron Alphonse de Rothschild. Enfin on pourrait avancer, sans encourir le reproche d'une extrême indiscrétion, qu'un des plus zélés serviteurs de la cause monarchiste, M. Estancelin, eut de sa part des témoignages d'une amitié constante, et qui dura quarante-cinq ans. Il y eut, même, en cette dernière communion d'âmes, un chapitre de roman, auquel nous voudrons dérober quelques traits. C'était, il y a de longues années, au château de Twickenham-House, dans le Yorkshire, chez le duc d'Aumale. Un visiteur du prince travaillait en sa bibliothèque. De haute taille, il semblait dans la force de l'âge. Avec une ardeur d'étude, que reflétait l'animation de son visage, il compulsait les gestes historiques du passé. Des pièces d'archives d'un grand prix s'étalaient soue ses yeux ; l'une d'elles le tenait, profondément absorbé. Il avait devant lui le texte original de la lettre par laquelle Richelieu annonçait à Louis XIII la raison d'Etat qui avait commandé, suivant lui, le supplice de Cinq-Mars et de son ami de Thou. Tandis que sur cette page d'histoire, gravée d'une main froide et cruelle, se concentrait, toute la force de sa réflexion, quelqu'un, pénétrant dans la bibliothèque, vint le prévenir qu'une jeune femme en compagnie d'un petit enfant, l'attendait au salon en l'absence du duc. Déçu, presque irrité d'une visite, qui l'arrachait à sa lecture, il descendit. En entrant, sa vue se porta directement sur le spectacle d'une très jolie personne, assise au-dessous d'un magistral portrait du cardinal-ministre. Il la considéra et elle jeta les yeux sur lui. Son regard avait conservé une expression de dureté, qui la frappa. En revanche, il avait eu la vision prompte du charme féminin se dégageant d'elle, de tout son être. Elle n'avait pas été non plus sans apprécier la prestance de l'homme et le caractère d'énergie empreint dans sa personne. Cependant, la première rencontre des yeux, avant le premier échange des paroles, ne fut pas le choc magnétique, d'où jaillit l'étincelle de l'amour. Ils ne devaient plus rester indifférents l'un à l'autre, mais ce fut l'amitié qui en sortit, une amitié garçonnière libre et complète, sans réserve et pour toujours. L'heure en fut marquée sur le registre de sa vie, en 1850. Une quarantaine d'années plus tard, elle en solennisait l'anniversaire les Noces de Perle, disait-elle ; et, dans une lettre datée du 25 novembre 1895, laissait percer quelque amertume sur ce qui aurait pu être et n'avait pas été. Lorsque tant de preuves se sont accumulées de la fidélité amicale la plus dévouée, la plus inquiète, on doute, on accuse, on soupçonne ! L'amour-estime ne défendrait donc pas des aveuglements du cœur ? Sa force ne serait-elle aussi que faiblesse ? Estancelin avait connu Mme de Castiglione, au. moment .de sa plus belle gloire corporelle. Cependant cette grande beauté n'avait pas eu de prise sur sa volonté. Il s'était juré que les femmes devraient être une joie de son être, mais qu'elles n'auraient jamais d'action dans sa vie. Les goûts entiers, dominateurs, qu'il ne lui avait pas été difficile de discerner sous cet épiderme délicat, s'étaient heurtés à ce qu'il y avait en lui d'indépendant, d'absolu. Une instinctive défiance l'avait préservé d'une passion où il eût craint de trouver une servitude. Elle y eût incliné. Il s'en défendit. Et, à cause de cela, moitié par dépit, moitié par enjouement, elle lui écrivait : Ah ! je le vois ! la femme qui doit vous mener, vous, n'est pas encore née. Longtemps plus tard, en cette période extrême où l'âge autorise les confidences entières, parce qu'elles sont désintéressées, alors qu'elle n'était plus ni jeune ni belle, et qu'elle jetait sur son passé un regard mélancolique, c'était pour exprimer, à la suite de quelques vers italiens assez faibles, dont nous donnons la traduction, cette plainte et ce regret : Le passé ? Non, je ne t'en
peindrai pas la triste ressouvenance. Le futur ? Non ; mais j'en laisserai fuir
le crédule espoir. Le présent ? Seul, nous le vivons, mais il s'échappe et
tombe dans le néant, comme l'éclair qui sillonne la nue, et disparaît
aussitôt. Donc la vie nous est : Un souvenir, une espérance, un point ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Voilà pourquoi je n'ai pas pris
l'homme, que j'ai cru entrevoir à Dieppe, un soir de mes dix-huit ans. Parce
que je n'ai pas trouvé en toi tout ce qu'il fallait, ni tout ce qu'il
m'aurait fallu pour être vraiment, et pour faire devenir celui que j'aurais
aimé, non pas d'une de ces amourettes de carton et de passage, mais exclusivement,
fièrement, publiquement. Il me fallait à moi une liaison entière, profonde,
sérieuse, stable et continuable après nous par notre race ascendante, sans
masque de fer, ni honte, ni crainte, ni scrupule. Pas d'amour à demi ni à
côté. Enfin, une liaison acceptée par l'opinion, reçue dans le monde, admise
à la Cour, tolérée par les familles, consacrée par le temps et pour être unis
d'esprit comme de corps, pour lutter cœur à cœur, les yeux vers le même
unique but, au service volontaire de telle gloire ou de tel dévouement. Et
nous aurions pu faire quelque chose, étant quelqu'un[16] à deux, femme et homme. Voilà ce que n'ayant eu n'ai voulu
d'autre. Et l'on disait, dans le monde, Mme de Castiglione froide, indifférente, sans âme, occupée de sa seule et unique satisfaction d'amour-propre ! La tirade est chaude et vibre bien. Le caractère, le tempérament y éclatent avec cette fougue dans l'idée, dans le sentiment de la fidélité, comme aucune femme sur la terre ne l'éprouve — dit-on — aussi fortement que l'Italienne pour le mari ou l'amant qu'elle s'est librement choisi. La plainte même sur les heures évanouies ou perdues est d'une expression touchante. Il est vrai que Mme de Castiglione avait attendu longtemps pour la tirer de son sein. Et nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que, dans l'intervalle d'une déception de jeunesse à des regrets tardifs, son existence n'était pas restée vide, ni son cœur inoccupé. Quoi qu'on pût dire du nombre et de la diversité des sentiments, — platoniques ou non, — de Mme de Castiglione, il n'apparaissait pas qu'on lui en tînt grief, à la Cour. Elle s'était imposée à l'entourage du maître comme à lui-même. L'impératrice l'avait admise à ses lundis, un peu à contre-cœur. En revanche, elle était fort bien reçue chez la princesse Mathilde, qui l'invitait à ses dîners, à ses soirées, recommandait à son peintre Giraud de tirer un chef-d'œuvre du portrait qu'il avait commencé d'elle, en 1857, et lui témoignait une faveur dont les marques n'allaient pas, à cette époque-là, sans une secrète intention de faire pièce à l'impératrice[17]. Car, dans le même moment, la souveraine ne cachait pas sa froideur à l'Altesse impériale, que, depuis assez longtemps, elle n'avait pas invitée aux dîners de la cour. Mme de Castiglione n'en était que mieux traitée, rue de Courcelles. On l'agréait en maints lieux avec ce qu'elle avait d'attirant et d'étrange. D'abord, on s'était étonné, choqué, irrité presque de ses hardiesses et de ses singularités. Puis, elles passèrent à l'état d'accoutumance. On accepta tout d'elle. Elle allait quelquefois un peu loin en paroles. Elle n'envoyait pas dire ses vérités à l'étiquette. Il lui arrivait d'outrepasser les bornes et de friser l'impertinence. Vers 1861, le prince Jérôme donnait une réception au Palais-Royal, en l'honneur de l'impératrice qu'il fêtait en public et n'aimait guère en particulier. Eugénie s'y était rendue en robe de tulle bleu, coiffée d'une guirlande de violettes de Parme. Jérôme-Napoléon lui avait fait faire le tour des salons, en lui donnant non pas le bras mais la main et en la précédant avec une grâce un peu surannée, mais qui parut très chevaleresque. Après minuit, l'empereur et l'impératrice se retirèrent, lorsque, montant vivement l'escalier qu'ils descendaient, la comtesse de Castiglione se trouva devant eux. — Vous arrivez bien tard, madame la comtesse, lui dit galamment Napoléon. — C'est vous, Sire, qui partez bien tôt, répliqua-t-elle, et elle entra dans le bal la tête haute. Son éducation de jeunesse avait été laissée fort libre, pour ne point dire qu'elle fût très négligée. Aucun frein n'en réglait les mouvements capricieux. La marquise Oldoïni, sa mère, se trouvant trop occupée, sans doute, d'elle-même et des soins de son indolente beauté, ne s'enquérait que faiblement des moyens de tempérer ; d'assagir ou de brider l'humeur et les nerfs de la bouillante Nicchia. Gâtée par les uns et par les autres, l'usage de la vie n'y changea rien. Elle prit doucement l'habitude de ne parler et de n'agir qu'à sa tète, de ne consulter, sur ce qui lui plaisait, l'opinion de personne et de n'entendre qu'à sa fantaisie du soin de conduire les démarches de son esprit ou de son cœur. N'avait-elle pas cause gagnée ? Ne lui passait-on pas toutes ses bizarreries, au moins les hommes ? Elle avait le talisman pour cela. Son indépendance d'allures, l'excentricité tapageuse de ses toilettes, le contentement qu'elle affichait d'elle-même et de la suprême élégance de ses formes statuaires, les fugues inattendues de sa conduite, prête à tout pour ébouriffer la galerie, si j'ose dire, séduisaient et blessaient tour à tour. Tantôt, dans le plein de la fête, elle se dérobait aux curiosités dont elle se sentait poursuivie ; tantôt, après une courte absence, où les uns et les autres s'étaient demandé : Qu'a-t-elle pu devenir ? elle réapparaissait plus fleurie et plus diamantée que jamais, plus provocante et plus fascinatrice, plus conquérante et plus enviée. Elle le disputait, en réputation d'excentricité, — avec moins d'esprit de conduite — à la princesse de Metternich. C'était à qui, dans le monde babillard des nouvellistes, se répandrait, sur son compte, en des anecdotes rien moins que véridiques, et l'on y ajoutait, comme bien on pense, en les colportant. On rapportait qu'un soir, il lui avait plu de faire tendre de noir, funèbrement, chambre et salon et d'y recevoir ses amis en toilette toute de blancheur et de transparence, afin de produire, sur eux, le maximum de l'impression de beauté. Un jour qu'elle prenait le thé, en tête à tête, chez Nieuwerkerke, elle lui annonçait son intention précise de venir, le lendemain, à minuit, sur le toit du Louvre, à dessein d'entendre sonner toutes les cloches de Paris. C'était à la veille de Noël. Elle le voulait. Et cela fut. Mais la chose est à raconter. Elle était arrivée d'avance. On avait commencé par deviser des uns et des autres. Nieuwerkerke ne détestait pas l'historiette. Pendant qu'elle croquait des gâteaux, du bout des dents, il lui glissait à l'oreille des anecdotes. du jour, par exemple une ingénuité de l'impératrice dont on avait eu malin plaisir, ces jours passés. Elle visitait l'Exposition. S'étant arrêtée devant une statue de la Pudeur, elle reprochait à ce marbre l'étroitesse des épaules et de toute la figure. Nieuwerkerke objectait, pour la défense de l'artiste, qu'une figure de jeune fille devait avoir les formes moins développées qu'une figure de femme, et que ce peu de développement convenait même à l'expression du sentiment pudique. Aussitôt, avec cette vivacité qui lui était familière, et sans prendre la précaution de réfléchir sur le double sens de ses paroles : On peut être très pudique, répond-elle à l'étourdi, sans être aussi étroite ; je n'en vois pas la nécessité. Personne n'avait ri ; mais on avait eu beaucoup de peine à garder son sérieux après cette sortie. Et Mme de Castiglione, qui n'a pas ici les mêmes raisons de se contraindre, s'en donne à cœur-joie. Tout en causant, ils ne laissèrent point passer l'heure. Il en fut comme l'avait souhaité Mme de Castiglione. A minuit sonnant, elle parcourait avec Nieuwerkerke l'immense toiture, gravissait les pentes des frontons ; et, sous la pleine clarté lunaire, le personnel du musée, encore éveillé, et les errants de la rue auraient pu, en levant la tête, l'apercevoir là-haut, accompagnée de M. le surintendant des beaux-arts de Sa Majesté. Il n'en allait, chez elle, que par sursauts et voltes imprévues, comme dans l'histoire des tableaux vivants. A cette imagination fantasque et chercheuse de l'effet à produire la mode nouvelle des tableaux en question suggérait les meilleurs prétextes de faire briller son initiative et d'exposer de la façon la plus ingénieuse les avantages d'une plasticité sans défaut. Elle y faisait florès. Chaque fois on attendait beaucoup d'elle et des libertés auxquelles l'entraînerait son caprice. Ce fut, pourtant, un soir, une déception. Aux premiers jours de l'année 1867, la baronne de Meyendorff avait offert, dans son hôtel de la rue Barbet-de-Jouy, une représentation de cette sorte, pour le succès de ?agnelle avaient été requises les plus charmantes mondaines. Elles avaient passé tour à tour, symbolisant des impressions visuelles fort agréables. On n'espérait plus qu'en Mme de Castiglione pour l'apothéose de la féerie. Sans doute, elle aurait trouvé une imitation plus extraordinaire encore que d'habitude, une mise en scène, une apparition merveilleuse. Elle se révèle enfin. On se frotte les yeux. On en doute un moment. Est-ce bien elle, dans ce décor austère, une grotte, et dans cet asile d'ermite, une religieuse, une capucine ? C'était elle-même. Une idée malicieuse de sa part, supposait-on. Les plis de cette robe de bure devaient dissimuler une prochaine et éclatante transformation. Il n'en fut rien. Les spectateurs attendaient. Ils durent se résigner à n'en pas connaître davantage ce soir-là Beaucoup d'entre eux se retirèrent fâchés et dépités. Non tous, cependant. Une lettre du 7 janvier, signée d'un académicien fort galant, quoique philosophe, Edme Caro, et qu'avait enthousiasmé, au dernier point, la vue d'une photographie de la scène[18], atteste que ce costume de pénitente n'avait pas rencontré que des regards désappointés. Il écrivait à un familier de la Cour, sous une forme mignarde et madrigalesque, où perçait l'intention d'être lu par d'autres yeux que ceux de son correspondant : Vous seriez aimable de me faire savoir si je dois envoyer mes remerciements pour la belle photographie, que vous avez bien voulu vous charger de me remettre. Quelle est l'adresse de ce mystérieux nid, que vous nous décriviez l'autre jour si bien, et qui me rappelait ces vers de Lamartine : Semez, semez de narcisse et de rose Le lit où la beauté repose. Je sais bien que la belle religieuse demeure à Passy, mais 'j'ai oublié tout à fait le reste de l'adresse où doivent aller les remercîments de mes regards émus. CARO. Le prestige de sa souveraineté physique la poussait à bien des folies. Une foule de traits seraient à dire, qui provenaient de cette orgueilleuse exaltation de soi-même. Toujours attentive à porter en montre une perfection aussi accomplie, elle aurait voulu garder des apparences de déesse jusque pour le diagnostic de son médecin. Mieux que personne, le docteur Arnal le put savoir[19]. Dans un moment où elle se trouvait au Havre, elle s'était sentie ou s'était imaginée sérieusement malade. Aussitôt elle avait écrit, à ce médecin, qui jouissait de la confiance de l'empereur et de l'impératrice, et dont l'amabilité coutumière se prêtait aux exigences qu'elle lui imposait ; elle l'avait pressé d'accourir. Le docteur Amal possédait une excellente situation, à la Cour et à la ville ; sa clientèle était nombreuse. Néanmoins, il n'avait pas hésité, et, au contraire, si bien pris ses dispositions qu'il arrivait au Havre à neuf heures, et se présentait de suite à l'hôtel où logeait la comtesse. Il ne doutait pas une minute qu'elle ne dût se montrer la femme du monde la plus satisfaite d'une telle diligence. Mais il se trompait sur ce point. On le pria de repasser. Ce qu'il fit. Nouveau caprice, nouvelle attente. La comtesse n'avait pas encore décidé avec elle-même que ce fût le moment d'être visible. D'heure en heure on le remit tant et si mal qu'en dépit de sa patience notre médecin déclara qu'il serait obligé de repartir sans voir sa cliente. Enfin, on l'introduisit chez Mme de Castiglione. C'était vers deux heures de l'après-midi. Un spectacle inattendu le combla de surprise. Dans une chambre pleine de fleurs, elle-même toute parée, toute resplendissante de bijoux, avec des diamants dans les cheveux, la capricieuse comtesse était étendue sur un lit couvert de dentelles et de fourrures, éblouissante dans la pâleur de la lèvre ; et, nonchalamment, elle lui tendit son bras ma pour qu'il comptât les battements accélérés de son pouls. Certainement elle n'avait pas la moindre envie de charmer, de séduire ce médecin, un homme d'âge et qui ne caressait la moindre idée de conquête en se rendant chez elle ; mais cette apparition de malade intéressante avait bien fait dans le programme de Mme de Castiglione ; et elle en avait longuement disposé les détails, souffrante comme elle l'était, pour n'en rien manquer. Puisque nous sommes sur le chapitre des foucades de la comtesse, relaterons-nous, à présent, l'histoire de l'autodafé dont elle se serait rendue coupable à l'égard d'un tableau de Paul Baudry, un chef-d'œuvre ayant cessé de lui plaire. Elle avait prié ce grand artiste, dont le pinceau délicat créa des figures de Vénus à rendre jalouses les déesses de Véronèse, de la peindre sur un canapé dans la pose et l'absence de costume de la duchesse espagnole de Goya. Il y consentit avec d'autant plus d'empressement que jamais pareil modèle ne s'était offert à l'inspirer. Il en tira une œuvre lumineuse, que baignait un reflet d'idéal. Mme de Castiglione, heureuse, presque flattée, en eut, au premier jour, une impression de joie vive. Puis, à la comparaison, un doute, une inquiétude, une velléité jalouse lui étaient venus : l'art n'avait-il pas surpassé le réel ? C'était une rivale, et une rivale supérieure que cette merveille de chair peinte. Elle décida de ne plus la voir. Dans un dernier accès de jalousie, elle taillada la précieuse toile à coups de ciseaux et en jeta les lambeaux dans le feu. On l'a raconté, du moins. Ce trait de chronique nous paraîtrait même un peu suspect. Car Mme de Castiglione conserva toujours amoureusement, autour d'elle, et jusque dans les dernières années de sa vie, les images de sa personne, peintes, dessinées ou sculptées, qui lui rappelaient un passé de triomphe. On l'a pu voir : Mme de Castiglione se montra toujours fort éprise de la mise en scène, soit qu'elle visât à produire des effets surprenants, en des occasions de luxe et d'apparat, soit qu'elle voulût étonner ses intimes en des circonstances, joyeuses ou tristes, de sa vie personnelle. Qu'elle fût absente ou présente, on s'occupait beaucoup d'elle, en effet. A propos de ses moindres déplacements, couraient force suppositions et commentaires. Des nouvelles de la sorte voyageaient, de par le monde La belle comtesse s'est envolée. Que ses rivales se réjouissent. Mme. de Castiglione est de retour, depuis six semaines. Il est étonnant qu'elle n'ait pas encore fait parler d'elle. Il faut s'attendre à des complications prochaines dans le boudoir des ambitieuses. Mme de Castiglione vient de se réinstaller à Paris. Voilà bien des bizarreries. Cependant, elle régnait sans autre peine que de se laisser voir et admirer. La comtesse de Castiglione en toilette, et en toilette travestie surtout, ce fut une date dans l'histoire de la vie mondaine à Paris. On en eut le témoignage public, en 1867, avec le portrait d'Exposition qu'on fit d'elle. Le tableau provoqua, au Salon de cette année-là, une curiosité, un bruit, un mouvement extraordinaire. On s'y donnait rendez-vous. C'était la toile fameuse, la rareté du moment. Des groupes stationnaient en face, à peine rompus, disséminés, qu'ils se reformaient plus compacts, sous l'affluence extrême des visiteurs. Dans la foule, courait un frémissement de surprise et d'admiration. D'autres grands artistes s'offraient à son adoption, avec tout leur talent et un égal empressement. Elle les rencontrait chez le duc de Morny, où elle aimait surtout à se rendre, pour la liberté dont on y jouissait. Les Cabanel, les Gérôme, — et combien dont le nom nous échappe ! — l'entouraient, curieux d'elle. Voulez-vous voir mon bras ? disait-elle complaisamment. Et elle relevait la manche de dentelles, qui en voilait les purs contours. Ou c'était le pied qu'il fallait découvrir en relevant le bord de la jupe, parce qu'il était de toute perfection aussi[20]. On appréciait. Les heures passaient ensoleillées. Elle était vraiment alors sous le rayon. Ce fut, pour Mme de Castiglione, une période sans pareille. Elle avait traversé l'Angleterre, l'Espagne, l'Italie. Aucune capitale n'avait offert à ses yeux de si merveilleux galas et des bals si étourdissants. Elle y baignait dans l'enivrement de sa beauté royale. Puis elle s'en lassa comme de tout le reste. Les éclipses, les réapparitions de la séduisante amie de Cavour, les fantaisies osées de sa mise, ses hérésies déclarées contre l'esthétique du jour et l'orthodoxie de la mode, alimentaient en détail des conversations plus curieuses que sympathiques. Elle était née trop belle. Le don presque surhumain qu'elle avait reçu de la nature, sans une faute, sans une omission, et qui eût fait que la Grèce païenne, reconnaissant en elle une sœur de Cypris aurait élevé des autels à sa perfection, lui avait amené, dans la société qu'elle traversa, moins de triomphes que d'amertumes. En outre, l'humiliation pour les autres de la sentir si complète avait transformé en une sorte d'éloignement jaloux les premiers et irrésistibles mouvements de l'admiration. J'ai été déplacée toujours et partout, disait-elle et écrivait-elle. Je ne suis à mon aise et bien moi qu'auprès de ceux qui me sont supérieurs, ou alors au milieu de gens simples, naïfs, et qui m'aiment. Quand j'ai vécu dans le monde, on m'a trouvée altière et hautaine avec mes égaux, avec ceux, du moins, que les lois de la société me contraignaient à traiter comme tels... J'ai fait des efforts sincères pour assouplir ma fierté ; je n'ai pu réussir ; car, malgré moi, la société de la plupart des hommes et des femmes qu'on répute distingués et intelligents, m'inspirait une lassitude, un dégoût qui ressemblait trop au mépris. N'ayant pu être ce qu'elle espérait devenir et voulait être, elle en arriva à se laisser gagner par un immense désabusement, dont les causes échappaient aux yeux du commun et donnaient à croire qu'elle n'avait que de la superbe dans l'âme sans aucune élévation dans la pensée. II Les suites et les retours d'une trop grande beauté. — Mme de Castiglione s'efface de la scène du monde. — Jours de déclin. — La dernière et étrange phase d'existence de la célèbre comtesse florentine. — Des anecdotes et des lettres. — Épisodes romanesques. — La fin. — Son testament. — Un souvenir de légende. Les plus éclatants soleils ont leur crépuscule. Aux derniers jours de l'Empire, la faveur de Mme de Castiglione avait baissé, comme .aussi bien le prestige du trône, la confiance environnante et la santé de l'empereur. Les luttes d'influences féminines avaient lassé le caprice de César. L'Empire tombé, la cour évanouie. Mme de Castiglione regarda autour d'elle, et se sentit terriblement isolée. L'orage avait dispersé cette foule brillante et bigarrée, dont elle avait le spectacle quotidien. Ceux et celles qui passaient tout à l'heure avec elle, sous les lustres constellés, avaient disparu dans la nuit. Un voile morose s'était étendu sur la société. Dans le monde inélégant et affairé, brusquement survenu : il n'y avait plus de place pour une Castiglione. Elle avait pu, naguère, tout à l'aise intriguer, politiquer, s'ingénier, user d'adresse féminine et de surprise indirecte, faire ondoyer d'un ministère à l'autre la traîne de sa jupe, en des milieux déjà conquis par la faveur du maître. Elle n'était plus qu'une étrangère pour les nouveaux arrivants qu'avait poussés en haut un violent tour de rune de la fortune. De hautes amitiés lui restaient. Non plus que les princes de la maison d'Orléans, Thiers n'avait oublié Mme de Castiglione. On recevait place Saint Georges, non sans égards, l'ancienne favorite des Tuileries. Des traces de ces dispositions sympathiques se retrouveraient dans la correspondance générale du grand homme. Encore n'était-ce rien de plus que de simples retours de courtoisie mondaine. Son ambition d'agir par les autres et sur les autres, directement ou indirectement, ne savait plus où se prendre, où s'attacher. On l'ignorait dans le personnel nouveau des gouvernants. M. Pinard, à Florence, et le Président de la République, à Versailles, en 1871, avaient pu rendre, occasionnellement, témoignage de cette finesse de perception, de cet esprit de diplomatie, de cette intelligence générale des choses, dont elle avait donné des marques secrètes et sûres, sous le régime précédent. Mais comment en renouveler les ressources ? La démocratie est un terrain ingrat aux entreprises dont le succès se fonde, en grande partie, sur les arguments victorieux de la grâce et de la beauté. Elle rêva d'une restauration monarchique où se réveillerait l'éclat d'une cour, où elle aurait sa place en évidence, op scintillerait encore son étoile. Ce fut l'espérance qu'elle caressa, pendant plusieurs années, à la faveur de ses relations amicales plus étroitement nouées avec les princes de la famille d'Orléans. Elle s'en exprimait dans ses billets hâtifs, ses lettres ou ses conversations de chaque jour avec l'un des fidèles du parti orléaniste, son ami, son confident. Mais on n'agissait pas ou l'on agissait mal du côté de Dieppe, au château d'Eu. Ses dernières illusions politiques furent de courte durée. C'est Eux et Eu qu'il nous faut accuser. Le seul mot véridique est de vous, et c'est mon sentiment. De là des regrets, des amertumes, presque des colères dont elle trahissait l'expression à travers sa correspondance intime. Alors, elle enveloppait dans un même reproche d'inconsistance et d'ingratitude les princes de toutes nuances, ceux qu'elle avait conclus naguère et ceux qu'elle avait appris à connaître ensuite. En même temps que je me suis
heurtée aux princes dans les passions de ma vie, j'ai regardé dans leur entourage
et rencontré auprès de chacun d'eux les Leurs — je dis leurs vrais et
sincères amis —, avec lesquels j'étais, sinon
toujours d'accord, du moins toujours en communion d'esprit sur les chapitres
Effort et Pitié. Et je dois reconnaître que ce furent des hommes-de cœur et
de mérite, qu'ils n'étaient ni les courtisans des princes, ni les suiveurs
empressés du courant. ils n'étaient obéissants ni désobéissants plus que
moi-même. Et comme nous ne voulions pas nous soumettre, nous avons préféré
nous démettre. Alors, adieu, veau, vache, cochon, couvée. Les princes ont
fait la culbute par la faute des autres, mieux écoutés. Et les peuples sont
allés à la débandade, comme va la France actuelle... Le monde regarde les gens en place ou en fortune de bas en haut. Quelle que fût la grandeur apparente des personnages, elle regardait ce monde de haut en bas, et le jugeait sans complaisance. La vie est une addition de mécomptes, disait un philosophe. Il dut lui en échoir beaucoup dans la fréquentation des privilégiés de la naissance et du rang ; car elle retourne à de pareilles réflexions, dans une lettre adressée longtemps après les événements au même ami de toute sa vie : Au milieu du foin peuvent se
glisser des perles, m'avez-vous dit sur
l'escalier en partant. Broyez les balles de foin, cherchez et vous trouverez
la fameuse Nicchia... Cette perle, c'est mon cœur, ce cœur, c'est la perle...
Une larme de pitié, comme vous appelez venant de moi non pas l'excuse ni
l'approbation ni l'oubli, une larme pour le malheureux né prince, qui traîne
ses jours dans l'exil, hélas ! Double circonstance atténuante, attendu
que les princes restent toujours des princes. Or, je n'ai pas trouvé de mot
plus expressif dans ma longue carrière : épreuves de tète et de cœur,
expérience d'enseignes royales ou impériales. Les marches du trône, qu'on les
gravisse ou les descende, semblent circonscrire tout sentiment d'amour, de devoir,
de reconnaissance, d'amitié, d'intimité, de mémoire, parfois de courage,
d'honnêteté, de vérité toujours de franchise, de droiture et de loyauté.
Jamais de générosité, point de confiance. Tels sont les princes de tous pays
et de toutes races. Des pensées moins amères visitaient le chevet de son lit, au temps où brillait L'astre de son éclatante faveur. Sa peine secrète, on la devine : elle n'avait fait que traverser l'histoire d'un pas furtif ; son rêve aurait été d'y séjourner. L'âge était venu, et plus têt girelle ne s'y attendait, stigmatisant d'une marque impitoyable la déchéance de ce qui avait été sa force souveraine, sa gloire, son triomphe. Elle avait espéré, comme Ninon, opposer aux ravages du temps une résistance douce et invincible. Il n'en avait pas été, selon ses vœux, de garder inaltérables son opulente chevelure, ses dents de perle, l'ovale parfait de son visage... Le déclin, fut rapide et sensible. Cette déchéance s'était accusée, chez elle, de façon peu miséricordieuse. Elle eut à se plaindre plus que beaucoup d'autres du changement des saisons. J'ai sous les yeux un certain nombre de photographies relatives à la période extrême de sa vie, et vieille avait dispersées d'une main aussi parcimonieuse que possible ; et, les considérant, je ne puis que soupirer : hélas ! C'est alors qu'elle prit la résolution, d'ensevelir dans une réclusion volontaire ses déceptions de coquette impénitente. Elle s'y enferma jalousement, obstinément. Elle n'avait pu supporter l'idée que tous les jours in diminueraient, la déformeraient davantage, elle, la triomphatrice d'hier, et qu'elle serait impuissante contre la ruine de cet idéal en elle réalisé, et que des yeux d'hommes et des yeux de femmes tiendraient fixé sur elle, d'heure en heure, leur regard ironique ou cruel, témoin de sa lente destruction. Celles qui veulent être oubliées, par le regret de ce qu'elles furent, ou par désillusion on par dédain, le sont très vite. Un ressouvenir de la victorieuse, un mot, un trait, une allusion à propos d'elle, circulaient, de temps à autre, dans les journaux ou les conversations. Paris, par intervalles, se rappelait son nom, sa personne. Puis, l'ombre et le silence s'épaissirent. Pourtant, nous devons le remarquer, cette retraite n'avait été ni aussi immédiate, ni aussi complète qu'on le croit généralement. Elle avait encore de la jeunesse après les événements de 1871. Sa beauté n'avait pas disparu, d'un souffle. L'éclat de ses formes statuaires ne s'était pas évanoui tout d'un coup, et son humeur ne s'était pas altérée au point où elle en arriva avec le temps. Parmi des brouillons de lettres, griffonnées de son écriture indéchiffrable, je retrouve des invitations faites à des absents, sur un ton presque joyeux, comme celle-ci : Sept heures du matin. Nous vous attendions jusqu'à deux heures du matin pour souper, sauter, et autre. A propos, s'il vous plaît de toucher les derniers diamants de la Couronne en effigie, par exception l'album entier de leurs photographies, avec un dossier très curieux des domaines de Napoléon III, me sera confié pour quelques heures. A mercredi. Ou, encore, cet appel, qui ne manque pas d'une certaine allégresse, dans son laconisme : Tout chemin mène à Paris, dites-vous. Me voici. Venez. Sur ce, je tourne la broche de mon agneau. Ses visites se rendaient rares. Elle n'allait plus dans le monde. Mais elle en effleurait, comme d'une atteinte furtive, les tentations dernières. J'en puis rapporter un souvenir bien personnel. C'était une quinzaine d'années après l'effondrement de l'Empire. Mme Walewska, devenue, par son second mariage, la comtesse d'Alessandro, donnait une soirée dans son appartement de la rue Washington. On vint la prévenir qu'une personne très emmitouflée, et ne voulant pas dire son nom, demandait à lui parler. Assez intriguée, elle sort du salon, porte ses pas jusqu'à l'antichambre et ne reconnaît pas d'abord l'étrangère. — C'est moi, Nicchia, lui dit-elle. Je t'apporte des fleurs, les fleurs annuelles. N'est-ce pas ta fête, aujourd'hui ? Et, en même temps, Mme de Castiglione dégage, d'une enveloppe de soie noire, un bouquet de roses superbes, fraîchement épanouies. Les remerciements sont accompagnés d'effusions tendres. On s'embrasse. — Mais, demande la maîtresse de logis, voudrais-tu fuir si vite, et sans te laisser voir ? On aurait grande joie, de l'autre côté, si j'annonçais ton apparition. — Non, le temps de ces folies est passé. Je ne suis plus que l'ombre de la Castiglione. — Et, moi, je ne veux pas te croire ! Retire seulement cette double ou triple voilette et je t'en dirai mieux mon opinion. La comtesse Walewska parvient à l'entraîner dans la pièce voisine. Une vision de coquetterie a passé devant les yeux de Mme de Castiglione. Se retrouvera-t-elle vraiment au miroir ? Elle s'est débarrassée de son lourd manteau. Une toilette apparaît, qui, pour n'être point de la mode la plus récente, ne lui messied pas, au contraire, depuis qu'elle a rejeté les voiles importuns qui cachaient ses yeux et son visage. Elle chiffonne, ici, là, ouvre et découvre ; elle élargit l'échancrure du corsage, ajuste le tout à l'aide de quelques épingles... C'est encore elle ! — Mais tu es belle, très belle, comme autrefois, comme toujours ! — Le crois-tu ? — Sans doute, mais ne tarde pas davantage. L'absence de Mme Walewska a provoqué dans son salon, parmi ses hôtes, un vif émoi de curiosité. Le nom a circulé déjà, on ne sait comment, de celle qui la retient, et qui va venir. On n'a pas la patience de l'attendre. Les hommes s'échappent, à la volée, de la pièce de réception, pour l'entrevoir plus vite. On la salue. On la félicite. L'aurait-on reconquise ?... Elle fut, toute la soirée, d'une humeur charmante. Le lendemain, malheureusement, elle avait repris ses dispositions d'aine chagrines, qui allèrent en s'aggravant, jusqu'à devenir aigles et maladives. Sa correspondance d'alors, dont je possède quelques fragments, est d'une intense mélancolie. Des pleurs sur un fils disparu ; des doléances sur ses désillusions, des détails pénibles ; des défiances subites ou, au contraire, des effusions brusques d'amitié ; des réflexions attristées sur le néant des grandeurs du monde ; et des plaintes surtout, des plaintes réitérées à l'encontre des importuns, qui s'obstinent à violer l'incognito de sa retraite, et prétendent la complimenter en dépit d'elle. Elle n'acceptait plus de recevoir personne, hormis quelques derniers fidèles[21]. On ne devait ni sonner, ni frapper, mais s'annoncer du dehors, siffler d'une certaine façon, user de signes convenus, qui faisaient qu'aussitôt s'ouvrait la porte obstinément close. Seul venait à sa guise, sans avertir et autant de fois que lui en chantait la fantaisie, le général Estancelin. Et le mécanisme intérieur de la fermeture jouait sourdement. Il se glissait à l'intérieur. La conversation interrompue de la veille ou de l'avant-veille reprenait son cours. Et ce fut ainsi, pendant une très longue suite de jours et de mois. A Baromesnil, Estancelin me montrait une curieuse photographie de la silencieuse demeure. La comtesse se dissimule derrière la persienne mi-entrouverte ; elle parait avoir entendu le signal ; et, au bas de l'image, on lit, tracée de sa main, cette dédicace : A mon vieil ami Estancelin, en souvenir de vingt-cinq' années de sifflement. Il ne rencontra jamais personne, me disait-il, à part un soir où, sans entente préalable, il se trouva à : dîner avec Cornély et deux ou trois autres. Peut-être faisait-elle sortir discrètement telle visiteuse ou tel visiteur d'exception, ou de plus habitués, comme de certains réfugiés italiens que, par hasard, elle accueillait même assez imprudemment. Mais, avec ceux-ci, du moins, elle se souvenait des beaux temps de Cavour et de Victor-Emmanuel, quand elle était, à Paris, leur émissaire de beauté et qu'avec tant de chaleur sur les lèvres, de fascination dans les yeux, elle plaidait, auprès de Napoléon III, l'affranchissement de l'Italie... Etrange terminaison d'une aventure de rayonnement et de conquête Il y eut, dans cette phase inconnue de son existence, des épisodes singuliers et romanesques répondant bien au caractère de la femme capricieuse, qui aimait si fort, autour d'elle et dans ses actes, le grandissement du mystère. Ce serait un chapitre de couleur et de ton tout à fait appropriés à la manière d'un Ponson du Terrail ou d'un Emile Richebourg que les circonstances dont fut entourée, il y a vingt-sept ou vingt-huit ans, la remise à l'un de ses envoyés des précieux bijoux, qu'elle avait enfouis en lieti sûr, pendant la guerre franco-allemande. La cassette fut transportée dans une lointaine campagne d'Italie, au fond d'un village de la Calabre, de dramatique mémoire. On n'avait pas échangé de papier couvert du timbre des gens de loi ni d'aucune estampille administrative. Nulle formalité financière ni bureaucratique n'avait été passée avec l'homme simple et droit, qu'on avait chargé de veiller sur le trésor. Mais une carte avait été coupée en deux, dont une moitié lui avait été laissée et dont l'autre devait se raccorder avec celle-là, sur la présentation qui lui en serait faite par un inconnu. Et les choses s'accomplirent ainsi, fidèlement. Elle en avait remis les soins à un homme de confiance, un avocat. Il avait fait le voyage. Lorsqu'il s'était vu au terme de sa course accidentée, on lui avait indiqué, non sans peine, la demeure de celui qu'il cherchait. Il était arrivé dans une masure étrange d'aspect, chez des gens encore plus singuliers. Avec quelle attention on l'écouta ! De quels yeux scrutateurs et Inquiets on fouilla son visage ! Il avait présenté la parcelle complémentaire. On rassembla les deux cartons. Ils s'adaptaient exactement. On se décida à lui livrer les diamants et les perles, obscurément cachés dans la muraille. II y avait là le fameux collier de perles noires et blanches, à six rangs, comme nulle impératrice n'en porta de plus beau, de plus fastueux. Mme de Castiglione avait gardé- plusieurs appartements dans Paris, dont elle payait la location et qu'elle n'habitait point[22]. Il m'a été donné de visiter l'un de ceux-là, rue de Castiglione. Il était resté fermé, durant de longues années, comme un reliquaire où dorment des fragments d'âme. Quand on ouvrit ce local sombre et poussiéreux, où s'installèrent les ateliers de confection d'un couturier, on y trouva, sur un gros coussin bleu cerclé d'un câble d'or, orné de glands aux quatre coins, un ravissant moulage d'un petit bras d'enfant, en mémoire du fils qu'elle avait perdu et qui s'était appelé Georges. Le logis, en soi-même, n'offrait rien de très merveilleux, quant à la décoration intérieure. Ce qui m'avait frappé surtout, c'était la médiocrité des étoffes de tenture, également gros bleu, tapissant la chambre, et dont la teinte avait été choisie, évidemment, pour absorber .et réduire la lumière. Au plafond, les plis froncés se rejoignaient en une rosace, avec un bouillonné au centre. La salle à manger était tendue pareillement, mais en vieux rose. L'ensemble était obscur ; les pièces, étroites et basses, ne donnaient guère l'idée d'un nid coquet, harmonieux et doux. Ce fut dans un entresol de la place Vendôme qu'elle décida de cacher à tous les yeux, même aux siens, le deuil d'une beauté morte. Les miroirs et les glaces furent proscrits. Les volets durent être tenus fermés de jour et de nuit. On interdit à la lumière du ciel d'y pénétrer, sinon tout juste pour traverser d'une clarté de soupirail l'ombre où stagnait sa vie. Les pièces tendues de sombre étaient à peine éclairées, le soir, par le gaz en veilleuse. Un système étrange de verrous et de clôture intérieure fut combiné, qui, joint au défaut de sonnette, au dehors, en rendait l'accès infranchissable. Comme en ses plus beaux jours et avec cette persistance de souvenir, qui lui faisait conserver dans leur état d'autrefois les choses qu'elle avait aimées, les appartements où elle avait vécu, elle avait arrêté que sa voiture demeurerait à sa disposition, toujours sur le point d'être attelée et, de sortir, et elle gardait, pour cela ; un cocher, une calèche, une remise, qu'elle n'utilisait Point. Aux heures de nuit, elle se glissait hors de cette maison de la place Vendôme, habillée de sombre, le visage couvert d'une épaisse voilette, et, d'habitude, suivie de ses chiens minuscules, gras et laids. Des passants, quelquefois, entrevoyaient une femme d'apparences un peu singulières, portant une robe à petits volants, de mode ancienne, et qui s'arrêtait à considérer, avec une insistance rêveuse, les fenêtres d'un appartement inhabité. C'était la comtesse de Castiglione revoyant, sans se décider à en franchir le seuil, la demeure, à présent close, où s'étaient écoulées ses heures radieuses. Ses dernières années se freinèrent dans l'isolement et la défiance. Elle s'était détachée de sa parenté même, au point qu'elle ne la connaissait plus. Son testament, dont le brouillon olographe nous était communiqué en 1904, à Baromesnil, ne l'exprime que trop nettement. Après avoir nommé les sept exécuteurs testamentaires, qu'elle avait choisis pour le règlement de ses volontés suprêmes, exclusives de toute autre intervention, elle avait ajouté en marge en grosses lettres, et d'un crayon rouge : Pas d'héritiers... Sans aucune famille, ni en France ni en Italie, quoiqu'il y en ait de mêmes noms tout à fait étrangers, soit Oldoïni, Rapallina, Lamporecchi, de Castiglione, Caspigliole, Asinari, Verasis... Elle reniait volontairement, systématiquement des alliances qui existaient en réalité, comme nous en avons eu la preuve en relisant la lettre de faire part du décès de son mari, le comte de Castiglione[23]. Mais n'avait-elle pas résolu de se supprimer tout entière, dans la vie et dans l'au-delà de la vie, pour sa famille comme pour le monde ? Son rêve obstiné était qu'on l'oubliât absolument, définitivement. Elle avait donné les instructions les plus rigoureuses pour qu'il n'y eût, à ses obsèques, ni cortège, ni fleurs, ni lettres, ni articles, ni biographies, ni d'échos dans les feuilles publiques, en un mot aucun signe révélateur de son évanouissement dans la nuit éternelle. Elle n'était qu'une disparue depuis une trentaine d'années ; elle entendait rester ce néant, après la mort. Défense absolue, écrivait-elle à tous mes exécuteurs testamentaires, ainsi qu'à toutes personnes désignées, de faire paraitre renseignements de quoi que ce soit à qui que ce soit, ni legs, ni souvenirs, ni écrits, ni distribution d'autographes, ni portraits. Cette continuelle peur des moindres symptômes de bruit, d'indiscrétion, de publicité autour d'elle et après elle, sous n'importe quelle forme, lui était une sorte d'obsession anxieuse et morbide. Rien n'en est plus significatif que la lettre suivante, la dernière qu'elle ait crayonnée, d'une main affaiblie[24] : Au plus mal, sans résurrection possible. Nous ne nous reverrons plus sur terre. J'en ai prévenu le colonel — le duc de Chartres —, lui disant mon désir de le voir, lui. Il n'osera pas Pensez à mes instructions pour qu'elles soient suivies à la lettre. Ce que je veux, c'est un enterrement solitaire. Pas de fleurs, pas d'église, personne. Entendez bien tout cela. Je vous conseille même de n'avertir quiconque, à Paris, qu'après... le retour. Veillez à ne rien publier sur moi. Une polémique surgissant, à cette heure-ci, ferait trouver mourante celle qui vous en supplie. Après ma mort, si vous en avez le temps, force vous sera de remanier votre article. Non, non, pas ainsi. Pour la centième fois — c'est une dernière volonté —, je vous supplie de renvoyer tous les portraits, absolument tous, — les huit épreuves, que depuis un an je réclame. Je donne à Cléry le même avis qu'à vous de sauver, images, collections, livres, qu'on ferait saisir, et d'où résulteraient des procès malheureux. Adieu. Une prière... une larme, de Dieppe. CASTIGLIONE. Elle ne s'était pas trompée sur le court délai que lui ménageait la maladie. Le 28 novembre 1899, elle s'éteignait dans une chambre du restaurant Voisin, où elle avait émigré par crainte ou soupçon, et le dernier témoin de ses jours attristés adressait aussitôt ces lignes à M. Louis Estancelin : Cher monsieur, La pauvre comtesse est morte, cette nuit, des suites d'une apoplexie cérébrale qui l'a frappée, dimanche, à deux heures, et qui a été aggravée d'une paralysie du côté gauche. Elle se portait bien, les jours précédents ; mais elle avait eu de fortes contrariétés avec sa montagne, ce qui n'a pas peu contribué à accélérer son mal. On devait lui vendre tout ou partie de sa montagne — ses propriétés de la Spezzia —, et je ne sais point si cela n'a pas eu lieu samedi Elle s'est éteinte, très doucement, cette nuit, à trois heures trente minutes. Elle m'avait encore reconnu à onze heures, et je crois que, vers trois heures, son regard s'est posé la dernière fois, lassé, sur ceux présents. Triste et cruelle fin, — personne ne sachant que faire. Le secrétaire de Me Cléry est venu et a dû faire apposer les scellés, cet après-midi ; mais j'ignore ce qui a été décidé, Me Cléry étant à Venise et lui seul ayant les instructions... E. S. La sépulture fut tenue secrète. On n'éleva point à sa mémoire de fastueux cénotaphe. Mais une simple pierre de granit marqua la place de sa tombe, tombe aujourd'hui bien délaissée. Je la visitai ; elle était comme perdue dans la partie encore baisée du Père-Lachaise. Je la trouvai, sans ornements, sans lieurs. Une simple et pauvre couronne de houx en parait la nudité timide. Elle avait beaucoup étonné le monde de son vivant. Après que le cercle de ses jours fut achevé, elle provoqua encore de mystérieuses interrogations. Peu de temps avant l'issue fatale, on avait déposé, de sa part, chez Alphonse de Rothschild, un coffret sur lequel était fixée cette inscription : DÉFENSE D'OUVRIR EN CAS DE MORT Et, le matin de ses obsèques, on découvrit deux plis non moins énigmatiques, qu'on se contenta d'inventorier. Le président du tribunal civil ouvrit en personne la cassette. On y trouva des papiers intimes, dont il ordonna l'incinération, et des documents susceptibles d'intéresser la succession, qui furent remis au notaire. L'espoir de ceux qui s'attendaient à découvrir du rare fut trempé une fois de plus. La police italienne se chargea de dissiper le reste de leurs illusions. Elle est terrible sur le chapitre des révélations posthumes, cette police ; elle voudrait tout lacérer, tout détruire des moindres paperasses frisant l'indiscrétion, à l'égard des gens investis d'une part de l'autorité royale, tout ce qui serait susceptible d'affaiblir la considération dévolue au pouvoir. Plus récemment en éclata la preuve, pour les papiers de Crispi, sur lesquels on posa les scellés, et que dut énergiquement défendre la fille de l'homme d'Etat. La dispersion des miettes documentaires appartenant à la mémoire de Mme de Castiglione fut une perte regrettable, sensible au cœur des archivistes et des biographes, pourchasseurs de pièces inconnues. Il y aurait eu de quoi vraiment les affriander. Que ne purent-ils flairer d'une narine experte et de leurs mains palper ces liasses confuses, et y chercher leur bien I Mme de Castiglione, quoiqu'elle écrivit fort mal — je dis la chose au matériel —, avait échangé des lettres certaines avec les plus hauts personnages de l'Europe entière. Pie IX, Victor-Emmanuel, Napoléon, Cavour, Thiers, les princes d'Orléans, l'avaient gratifiée de leurs autographes. Des diplomates étaient sortis, en son honneur, de la réserve obligatoire à leurs fonctions. Elle détenait, en l'une de ses cassettes, des notes révélatrices, presque des papiers d'Etat... Mais ce fut le pillage organisé de la correspondance castiglionienne. Des émissaires aux yeux aigus, aux doigts agiles, chiffonnaient, détruisaient, brûlaient tout, sous le regard, consterné de journalistes accourus en hâte, qui voyaient partir en fumée leurs espérances de butin. C'est à l'intervention inquiète des autorités de la Péninsule que fait allusion clairement ce passage d'une lettre, émanant d'un des exécuteurs testamentaires de la comtesse, et qu'on avait adressée à l'ami fidèle, en Normandie : ... 1900. Je rentre, aujourd'hui même, de Sicile. Absent de Paris depuis trois semaines, je ne sais ce qui a pu paraître dans les journaux ; mais, deux jours avant mon départ, j'avais vu l'avoué de la comtesse. Il me dit, alors, qu'en appel le gouvernement italien avait obtenu le droit de liquider les affaires de Mme de Castiglione et qu'immédiatement l'ambassade avait levé les scellés et commencé très rapidement le dépouillement des papiers. Il s'est trouvé une quantité de choses écrites de sa main, mais incompréhensibles. Ces papiers ont été jetés au feu, ainsi qu'un grand nombre de lettres, dont l'origine était inconnue. Deux jours après le jugement, les héritiers de la comtesse se sont présentés pour recueillir ce qui reste de la succession. Peu de chose, parait-il. Je ne connais pas la personne dont vous me parlez dans votre lettre, M. Tribone. Je n'en ai même jamais entendu parler pal la comtesse. Du reste, elle prétendait toujours n'avoir pas d'héritiers ; man ; ses assertions étaient souvent inexactes. Tout ce qu'elle avait accumulé dans l'appartement où elle est morte, chez Voisin, a été dépouillé ; mais rien de bien important ne fut trouvé. Agréez, etc. S*** Des chercheurs obstinés remuèrent les cendres. On continua d'interroger, autour d'elle, jusqu'aux moindres parcelles des souvenirs qu'elle avait pu laisser. On n'en put rien rapporter, qui eût le caractère confidentiel. Des carnets de comptes, barbouillés de commun avec la gouvernante Luisa Corsi, des pièces de procédure, des bribes de correspondance sans grande signification, d'étranges chiffons[25], que griffonna la main lourde de gens subalternes, et révélant que la reine de beauté, la divine comtesse, dans son triste déclin, n'avait pas dédaigné les entretiens ou les consolations, si ce n'est pas trop dire, de cette espèce de gens... c'était peu de chose, ou plutôt ce n'était rien. De ses intimités illustres pour unique trace : une enveloppe sans lettre, où se reconnaissait l'empreinte impériale. Il avait fallu se contenter de ces minces vestiges. Les virtuoses de la chronique durent se rabattre sur les glanures du reportage et s'en tenir, faute de meilleurs éléments de copie, à l'inventaire de la vente, qui suivit de près les obsèques, avec les lots d'importance et les autres, divers ; tels le fameux collier de perles de 422.000 francs, — un prélèvement de l'empereur des Français sur les économies de sa cassette particulière, — le carnet de bal signé par le roi Victor-Emmanuel, et des parcelles d'héritage, joyaux, dentelles, porcelaines, dispersées au feu des enchères. L'anéantissement de tous les papiers qui lui avaient appartenu, le silence de parti pris où s'enferment les rares confidents de ses impressions, aux années mauvaises, tout cela n'a pas arrêté ni diminué la curiosité qui s'attache, exceptionnelle, à la personne de Mme de Castiglione. Curiosité bien légitime, et que notre longue et si minutieuse étude ne fera, sans doute, qu'aviver par ses divulgations mêmes. Car, véritablement, avec sa puissance fascinatrice, son rôle de mystère, ses ambitions plus grandes que ses moyens, ses dons incomparables de corps, sinon d'âme, ses étrangetés de toute sorte, poussées jusqu'à l'extrême limite de ses jours, la comtesse de Castiglione aura été, non pas une figure surhumaine, comme tentera de l'établir quelque dévot extasié, mais, sans conteste, l'une de ces physionomies singulières et rares que, dans l'espace d'une vie, on ne rencontre pas deux fois. Il faut à chaque période déterminée du passé son image de séduction et sa légende. Entre les femmes de son temps, Mme de Castiglione fut cette légende et cette séduction. Si peu qu'on ait tenté de jouer un rôle, de trancher sur la foule, on n'échappe point à la loi de l'histoire ; on est prisonnier de ses jugements ; on appartient, bon gré mal gré, au besoin qu'ont les hommes de savoir les choses en détail et de juger sur des faits. L'obscurité d'outre-tombe, laquelle avait âprement aspiré Mme de Castiglione, ne pouvait pas lui servir de linceul, parce qu'elle eut son moment d'éclat et de bruit, et qu'elle appartient au cortège de son époque. |
[1] Henri de Regnier, Le Mariage de minuit.
[2] Promenade de Florence.
[3] Le comte François de Castiglione, qui n'avait gardé que des débris passagers de son ancienne fortune, rechercha une place dans la maison du roi, et l'obtint par l'entremise de son oncle, le général Cigale. Il devait peu à peu s'élever dans la confiance et l'amitié de Victor-Emmanuel. Il était chef de cabinet du roi, lorsqu'il mourut subitement. C'était le lendemain du mariage du prince Amédée, duc d'Aoste. Comme il accompagnait, à cheval, la voiture des époux royaux, il avait été frappé d'une congestion cérébrale.
[4] Nul monarque, disait-on de lui à Turin, n'a mieux réussi que Victor-Emmanuel à devenir le père de ses sujets. Il dispersa libéralement ses fantaisies de paternité.
[5] On s'étonne en lisant ces détails. L'histoire de la beauté féminine en fournit des exemples. Je lisais, dans un livre ancien peu connu, des récits non moins extraordinaires sur l'effervescence que produisait, à Toulouse, au XVIe siècle, celle qu'on appelait la belle Paule sans autre désignation. Quand elle apparaissait, la foule des admirateurs s'amoncelaient autour d'elle comme les flots d'une sédition. Les capitouls durent intervenir pour la préserver des importunités de ces idolâtres. Encore les magistrats avaient-ils dû solliciter et obtenir d'elle qu'elle se fit, deux fois par semaine, la douce violence de se montrer en public.
[6] A propos de coiffure, notons que Mme de Castiglione avait mis à la mode ces grandes plumes disposées en couronne qui la grandissaient encore et s'harmonisaient avec son altière beauté.
[7] Suivant un autre détail, que je tiens, celui-ci, du marquis de Fraysseix, le célèbre chanteur Maria di Candis, le plus beau des Almaviva, l'enfant gâté des duchesses, avait eu l'avantage, de lui servir d'habilleur. Il avait disposé, de ci de là, ces cœurs solliciteurs de fouillements d'yeux et d'arrière-pensées libertines.
[8] Peu de jours avant la déclaration de guerre à l'Autriche, les bals costumés faisaient fureur, à Paris. Il y avait mascarade à la cour, chez la ministre Fould, chez Mme de Bassano, à l'hôtel d'Albe, et le nouveau duc Tascher de la Pagerie s'était mis à l'unisson des musiques de danse.
[9] Il avait beaucoup joué dans sa jeunesse. Ses amis parisiens avaient conservé le souvenir de grosses parties, où le hardi Turinois faisait preuve sur le tapis vert de l'audace et du sang-froid qu'il devait déployer sur d'autres plus importants théâtres.
[10] Elle montrait, volontiers, le bracelet, qui lui fut donné, à cette occasion par le pape, avec la tiare couronnant ce bijou.
[11] Très italienne, Mme de Castiglione professa toujours une grande admiration pour la vaste intelligence et le profond génie de Cavour. Si je feuillette un livre, qui lui avait appartenu et qu'elle cribla de ses notes dans les marges, je constate, entre autres détails, qu'elle y souligne avec une satisfaction très appuyée chaque point concernant l'illustre Turinois. Elle écrit bien proche du nom le titre de parenté, qui la rend fière : mon cousin. Qu'il fût au physique d'une laideur décidée, elle ne le conteste pas. Elle y accède d'un trait léger comme une approbation discrète. Mais, comme elle renforce le coup de crayon, et à juste titre, dès qu'il s'agit du beau côté moral, de sa vive intelligence, de l'énergie créatrice qui se lisait dans ses yeux, qui éclatait dans toute sa personne ! Comme elle en redouble la ligne zigzagante, aussitôt qu'on rend justice entière au patriote déterminé, dont l'unique effort tendait à faire son pays grand par tous les moyens possibles !
[12] Le Piémont, Victor-Emmanuel, Cavour et Mme de Castiglione, sa cousine, n'étaient pas complètement satisfaits : on voulait l'Italie entière. Mais à peine Napoléon III avait-il ébranlé ses armées que, trompé par la Prusse, menacé par l'Allemagne entière, malgré les protestations de Cavour et les éclats de colère de l'Italie, il avait conclu la paix à mi-côte.
[13] Nous avons lieu de présumer que c'était la Corsi, qui demeura au service de Mme de Castiglione jusqu'à sa mort
[14] C'était un ancien ami de Louis Bonaparte, au temps où le prince habitait la Suisse. Grand seigneur milanais connu comme très libéral, on le chargea, après Villafranca, de composer un ministère, mission qu'il n'accepta point. Certains hommes politiques italiens le tenaient en suspicion, à cause de son attachement non déguisé pour l'empereur des Français.
[15] Où se rendait l'Empereur.
[16] Estancelin, qui fut député à vingt-quatre ans, fit concevoir, lui aussi, à son heure de larges desseins et de fermes espoirs.
Il était entré résolument dans la vie, la tète haute, le cœur enflé de joie, avec la confiance d'un amoureux qui ne voit que succès, plaisirs, belles ambitions réalisables dans les promesses du lendemain. Des débuts précoces semblèrent d'abord gager l'avenir. Les temps étaient agités. Ils offraient un champ d'action aux facultés d'une nature énergique et militante. Les circonstances politiques, avec les remous des émeutes et des révolutions, avec leurs brusques changements d'hommes, favorisaient singulièrement les habiles. Les chances, que ceux-ci contournaient, il préféra les attaquer de front. Il annonça tout de suite un parti pris d'opinions et une ténacité de principes, qui ne devaient plus ni plier ni varier. Cependant, les héritiers de la tradition monarchique, auxquels s'était anodisé définitivement son zèle, n'avaient plus dans- leurs voiles les souffles favorables, qu'y pousse la fortune. L'occasion fit défaut à sa volonté. Main vaillante, intelligence remarquable, cerveau plein d'idées et de souvenirs, il se résigna, fidèle jusqu'au bout à des convictions d'un autre âge, à s'enfermer dans l'accomplissement du devoir sans gloire. — Sans vaine gloire, disons-nous ; car, il ne faut pas oublier que ce fut cet homme d'énergie, qui, pendant la guerre de 1870, mit aux ordres du général Chanzy, an Mans, un corps de quarante mille combattants levés, équipés par ses soins et sur sa bourse, et qu'il accomplit à son honneur une haute mission patriotique dont l'avait chargé le Gouvernement de la Défense nationale, lorsque, le 29 septembre il conduisit vers Paris la colonne de troupes, qui, pendant le siège, s'approcha le plus près des murailles.
[17] Lorsque la princesse Mathilde faisait le tour des salons (à un grand bal, au ministère de la Marine), donnant le bras au grand-duc, la Castiglione prenait le pas immédiatement après elle, donnant le bras à un personnage russe. Le ministre, Mme Hamelin et le service d'honneur de la princesse ne venaient qu'après. (Viel-Castel, Mém., t. III.)
[18] Longtemps après, en 1903. je retrouvai un exemplaire de cette photographie, qui parlait avec tant d'éloquence aux regards émus du philosophe ; elle n'avait pas trop souffert des années et dormait, paisible, dans un tiroir, avec d'autres reliques castiglioniennes, appartenant au châtelain de Baromesnil.
[19] Cet excellent docteur Arnal avait aussi ses originalités, notamment une manière de se coiffer, qui n'appartenait qu'à lui. Il portait ses cheveux ramenés en avant dans un petit nœud plat, qui les faisait tenir sur le front.
[20] Les moulages de la main et de la jambe de Mme de Castiglione qu'un hasard d'héritage a fait échoir à M. Mario Tribone, de Gênes, sont restés des témoignages irrécusables de cette harmonieuse pureté des formes.
[21] Saint-Amand fut de ceux-là. Je retrouve une curieuse lettre de l'historien diplomate, entre les feuillets d'un volume, qui avait appartenu à Mme de Castiglione :
Madame la Comtesse,
La photographie est
ressemblante, c'est-à-dire admirable.
L'arbre de Versailles, plein
de poésie. La légende très juste : plus je vois les hommes, plus j'aime les
chiens.
Vous avez raison. Il faudrait
à une beauté idéale, à un être exceptionnel comme la comtesse de Castiglione
non point des hommes, non point même des anges et point même des archanges,
mais des dominations et des trônes. Bien entendu, je parle des dominations et
des trônes du ciel. Ceux de la terre sont si peu de chose !
Ne lisez pas les Femmes de
Versailles. Ce n'est ni original, ni puissant. C'était ma première manière,
je ne veux pas que vous me jugiez par ce livre. Je vous en offre un autre ; qui
est moins faible, et qui vous fera penser au prince impérial et à votre fils.
N'oubliez pas la date du 9
janvier.
A vos pieds,
SAINT-AMAND.
[22] Rue Cambon, rue de Castiglione, aux Batignolles ; avec son appartement de la place Vendôme, le tout représentait une location annuelle de 18.000 francs.
[23] En 1867. Nous avons retrouvé, dans nos papiers, cette pièce justificative des alliances de la famille de Castiglione, et nous la citerons par curiosité :
Mme la comtesse Verasis de
Castiglione. — M. le comte Georges Verasis de Castiglione. — M. le chevalier
Clément Castiglione. — Mme la comtesse Clément Castiglione, née Litta. — M. Le
marquis Oldoïni, ministre d'Italie en Bavière. — Mme la marquise Oldoïni. — M. le
général Cigala. — Mme la comtesse Cigala. — Mme la comtesse Massimino. — M. le
chevalier Jean Lampovecchi. — M. le chevalier Alexandre Lamporecchi. — M. le
général La Rocca. — Mme la comtesse La Rocca. — M. le marquis et Mme la
marquise Spinola. — Mme la comtesse veuve de La Villa. — M. le chevalier Henry
Cigala. — M. le duc et Mme la duchesse de Valombrosa. — M. le marquis Emmanuel
d'Azeglio, ministre d'Italie en Angleterre. — M. le marquis Aynard Cavour,
Ont l'honneur de vous faire part de la perte douloureuse qu'ils viennent de faire en la personne de M. François Verasis, comte de Castiglione, chef du cabinet et premier écuyer de Sa Majesté le roi d'Italie, leur mari, père, frère, beau-frère, gendre, neveu et cousin, décédé au château royal de Stuppinigi, près Turin, le 30 mai 1867.
[24] A M. Estancelin, novembre 1899.
[25] J'en vis de tels, recueillis par M. Georges Montorgueil, et M. Hanotaux me montrait, un matin, sur une enveloppe jaune, un mot, paraissant, à tous les points de vue, de la main d'un domestique. Or, celui-ci, après avoir rendu compte de diverses commissions, sur un ton un peu familier, termine son poulet par un bien le bonjour à Mme la comtesse, qui semble singulier, précédant la simple signature CHARLES.