S'il avait été de mode, aux environs de 1857, de croire à la transmigration des âmes, comme le nota, plus tard, une femme d'esprit[1], on aurait pu dire que celle de Cléopâtre était revenue dans le corps admirable de Mme de Castiglione, excellemment créée pour la vie magnifique et pour l'amour d'un des maîtres du monde. Nulle mieux qu'elle-même n'avait eu conscience de cette perfection, dont elle eut à racheter l'orgueilleuse joie par beaucoup de tristesses et de désenchantements. Elle en recevait la louange mondaine avec une sorte d'insouciance accoutumée ; elle en parlait à d'autres avec un air d'insouciance impersonnelle, qui n'était point de la vanité, mais la constatation tranquille d'un fait, qui ne se discutait pas. Dans l'une des rares maisons amies, où elle avait pris l'habitude de fréquenter, avant sa période de séquestration volontaire, elle avait eu connaissance qu'un enfant y était né. Elle était accourue, de suite, elle le voulut voir, l'embrassa, ceignit son cou d'un collier d'ambre, et tint ce propos à la jeune mère alitée : Quand il sera grand, vous lui direz que le premier baiser qu'il ait reçu, lui fut donné par la plus belle femme du siècle. Élevée dans un milieu frivole, les séductions de la flatterie l'avaient environnée presque aussitôt qu'elle commença d'être. Chaque soir, au théâtre de la Pergola, dans un âge où le besoin de s'abandonner aux douceurs du sommeil lui était plus naturel que de contempler les jeux de la scène, se pouvait voir la petite Oldoïni, assise sur une chaise très haute, au beau milieu de la loge, et présentant à tous les regards les grâces de son enfance assoupie[2]. Elle n'avait que cinq ou six ans ! Dès son entrée dans le bal, c'est-à-dire à sa première apparition de femme dans les cercles brillants du plaisir, elle avait provoqué un concours d'admiration, qui ne cessa plus. Le développement de son adolescence n'était pas achevé qu'on signalait sur ses pas une levée en masse d'épouseurs. Quant à la suite de ceux qui n'échappèrent point à l'envie de lui plaire, ils furent nombreux et l'auraient été davantage, si elle eût joint à ses dons prestigieux une nature plus égale et plus attirante. Mais, elle ne possédait pas, autant qu'on l'eût souhaité, cette attraction de tout l'être féminin dont la douceur vous enveloppe comme d'une caresse générale. Elle le savait et ne tentait pas d'y suppléer par une disposition à l'acquérir. Sa fierté grave arrêtait les élans, qu'inspirait le pouvoir de ses charmes. Quoique le sourire allât très bien à la pourpre de ses lèvres, à la blancheur de ses dents fines et serrées, elle était lente à l'y laisser paraître. Par une certaine expression de dédain logée au coin de sa bouche et par une espèce de retirement personnel, qu'elle affectait au milieu de l'entraînement général, elle se séparait du naturel de ses compatriotes florentines, avenantes au suprême degré et formées, dès le premier âge, en l'art et la manière d'être gracieuses. En sa période d'éclat extraordinaire, sans doute elle avait eu plaisir à promener sa beauté devant les sens, comme une fleur dont on offre à respirer le parfum. En général, elle avait l'aspect de froideur, qui suspend ou déconcerte les effusions ; et cela, malgré qu'elle manifestât une rare franchise dans le langage comme dans le caractère. Si, d'aventure, elle pouvait se montrer tendre et charmante, elle n'en étendait pas l'agrément à la société des femmes, qu'elle goûtait peu et qui lui rendaient au double son absence de sympathie[3]. Bien qu'elle eût pris naissance et grandi sur cette terre de beauté : l'Italie, où l'air seul qu'on respire est une incitation voluptueuse, elle n'eut pas de violents combats à soutenir contre les fièvres de la passion. La nature de son tempérament ne la prédisposait point à ces luttes orageuses. L'amour, dont elle excellait à traduire le frisson, dans ses lettres — du moins elle s'en flattait —, tenait beaucoup moins de place qu'on ne l'aurait pensé dans la vie réelle de Mme de Castiglione. En vain, j'interroge les deux moitiés de cette vie très contraires, l'une d'ambition politique et de mondanité conquérante, l'autre de solitude systématique et de sombre effacement, je cherche, sans les y trouver, la trace des ardeurs romanesques, des baisers de feu, des transports exaltés et des grands désespoirs. L'incarnation séduisante de son premier rêve est restée perdue dans les nuages. D'un mariage auquel avait manqué la réplique de son cœur, elle avait eu, deux ou trois fois, l'idée de passer à un ménage facultatif, auquel aurait manqué la régularité du contrat. Encore le concevait-elle plutôt comme une association de deux énergies morales tendant ensemble à un but supérieur, avec des intervalles d'humanité. Les tendres partages de Mme de Castiglione furent moins révélés que soupçonnés. Favorite d'un moment, elle avait eu ses favoris, sans doute ; mais la reprise de son indépendance était si prompte, elle les avait oubliés si vite, qu'à peine leur accordait-elle le droit de s'en souvenir. Une courte ivresse, une surprise le plus souvent incomplète de l'imagination et des sens, était-ce dé quoi remplir sa mémoire, si la chose advint, ou d'en obséder son esprit, parce qu'il aurait été possible que cela fût, un jour ou l'autre, par accident ? Avec sa façon toute relative de combiner l'expression du vrai, selon les temps ou l'occasion, elle en était arrivée à rayer presque absolument l'amour de son présent et de son passé : Pour la millième, mais dernière fois, répondait-elle à un ami questionneur, qu'elle ne voulait point renseigner, je vous répète que j'ai passé ma vie au lit, mais seule, malade et sans amour d'aucune sorte. Tant adulée pendant sa jeunesse et, de toutes parts, assaillie de fascinations, elle était parvenue à la phase extrême de la vie de sentiment presque neuve de passion fortement ressentie. Le reste : des caprices, des échappées ou, comme il en fut avec Napoléon — elle avait dix-sept ans — : l'obligation des circonstances. Des sacrifices momentanés à l'irrésistible penchant des hommes, dans l'attente et l'espoir d'un plus noble but à atteindre. Elle n'était née ni tendre ni sensible, mais prédisposée aux désirs ambitieux. Les témoignages d'admiration rendus par quelques-uns à la supériorité de son jugement la touchèrent au cœur d'une atteinte beaucoup plus sensible que les compliments prodigués à l'harmonie des lignes de son corps. A ses succès de Cour elle n'avait attaché que la valeur d'une ambition travestie. Cependant, ceux et celles qui l'avaient connue, ne voulurent se rappeler que ceux-là. Dans le tourbillon de la vie élégante, elle n'avait pas discontinué de respirer en soi, comme dans une différente et libre atmosphère, de grandes idées ; obstinément elle en avait demandé la réalisation au concours d'hommes estimés puissants et forts. Quels en avaient été les résultats, pourtant ? Et quelle juste mémoire en avait-on gardée ? Aisément, en ses affirmations, la comtesse de Castiglione grandissait son rôle : J'ai fait l'Italie et sauvé la papauté. C'est une parole qu'elle répéta souvent. Le mot, évidemment, dépassait de loin la chose. Le certain est qu'elle servit d'intermédiaire active, de très haut renseignée, dans les négociations secrètes poursuivies entre Paris et Turin ; qu'elle dépensa beaucoup de zèle au service de Cavour ; qu'elle hâta la résolution de l'Empereur des Français à intervenir, les armes à la main, dans les affaires d'Italie ; qu'elle contribua, aussi, en d'autres circonstances, missionnaire subtile, à retenir le pape dans Rome, et qu'elle fut exprès déléguée auprès de Pie IX par Victor-Emmanuel, porteuse de promesses et d'offres pleines de conciliation[4]. Par le double état de faveur dont elle jouissait, à la cour de Piémont et aux Tuileries, elle était en d'excellentes conditions pour agir. De plus, son mari le comte de Castiglione se trouvait être le meilleur des auxiliaires, grâce au service quotidien qui l'attachait à la personne de Victor-Emmanuel. C'était par elle et par lui que s'échangeaient les dépêches extra-officielles chiffrées entre les souverains. Elle aimait à se le rappeler, longtemps après. Elle pouvait, alors, comme il lui plaisait, se passer des ambassadeurs, correspondre, aller, venir, négocier, en quelque manière, sans leur permission et sauter, à pieds joints, par-dessus le protocole diplomatique, au risque, en blessant les amours-propres, de s'en faire de sérieux ennemis. Bien des courriers de mission, bien des traités verbaux furent confiés au comte et à la comtesse. Ils se rencontraient à la frontière, dans leur marche inverse, sous les tourmentes des vents et des neiges du Mont-Cenis. Pénétrés, l'un et l'autre, de leurs responsabilités politiques, ils ne s'attardaient guère aux réminiscences de leur ancienne lune de miel ; ils se passaient, de la main à la main, leurs précieuses communications, et la séparation se faisait brève. Un peu glorieuse de sa tâche, elle s'y drapait avec quelque importance. Mais, comment n'en eût-elle pas éprouvé un air d'orgueil ? Elle n'avait pas vingt ans. Quel âge ! Ces détails singuliers et positifs, dont l'ambassade italienne, après la disparition de la comtesse, voudra supprimer les traces, en ordonnant la saisie de ses papiers, on les ignorerait encore, si nous n'en avions pas les témoignages précis, exposés là, sous nos yeux, dans ses lettres. Tout ceci et l'admission par mon fait de Cavour au Congrès de Paris, tout ceci, dira-t-elle textuellement, c'est de l'histoire et non des racontars complaisants de femme. Elle en avait ramassé des preuves ; c'étaient des autographes souverains ou des missives chiffrées, émanant de ceux qui crurent en elle et comportant soit leurs instructions, soit leurs remerciements, sans ambages ni détours. Elle avait surtout bien soigneusement mis en place le texte original de la fameuse dépêche, qui jeta sous les yeux de l'Empereur cet avis plein d'alarmes : Les Autrichiens ont passé le Mincio, sauvez la capitale ! Napoléon avait mandé, sur-le-champ, Canrobert aux ordres. La campagne était entamée. Ce furent les beaux jours de son rêve en action. Parente très proche de Cavour, se réclamant de son école, parlant plusieurs langues, très au courant des choses de la politique et politique elle-même comme une vraie Florentine, elle avait instinctivement approprié à son tempérament de femme les ressources de la diplomatie, qui remplacent celles de la force. La vue très nette, très réfléchie des situations, échappait à sa nature impulsive. Réfléchir, comparer, attendre : trois contraintes auxquelles ont trop de peine à se résigner les élans d'âme des femmes politiques ! Mais, par étincelles, se dégageaient de sa pensée des aperceptions fort judicieuses sur le présent et l'avenir des nations européennes engagées dans la lutte. Et puis, elle avait la satisfaction peu commune de paraître la mieux informée du monde de ce qui se faisait et s'agitait dans les capitales, à Turin, à Vienne, à Madrid, à Londres et parfois à Berlin ; elle semblait instruite à fond des façons d'être et de vivre, sinon d'aimer, des princes et des rois. L'Empire français renversé, nous avons dit quels champs nouveaux s'ouvrirent à ses vœux d'action secrète. Sans doute, elle amplifia complaisamment l'importance de son concours italien en faveur de la diplomatie française. Certes, elle ne dérangea pas le cours des événements ni les termes des traités. Mais, par son intervention officieuse appréciée, soutenue, à Florence et à Berlin, elle fut à même d'assouplir les difficultés de certains rapports, elle put faciliter de certaines démarches très laborieuses. Une partie des négociations préalables, qui amenèrent Jules Favre et Thiers à débattre avec le vainqueur les conditions de la paix, avait passé par ses mains et par la délégation française de Florence. Puis, ce fut la troisième phase de cette agitation mystérieuse dont aucun signe ne se dénonçait, au dehors, et qui, pourtant, eut sa chaleur et ses élans, lorsque de 1871 à 1877, elle excitait le duc d'Aumale à s'emparer d'une dictature, — sur laquelle il n'aurait eu, pensait-elle, qu'à étendre ta main, — lorsque, fiévreuse en ses paroles et pleine de fougue en ses correspondances, elle avait voulu faire jouer mille ressorts pour stimuler la langueur des princes et la noble apathie des prétendants. En vain, avec d'autres, conseillers d'énergie, les poussait-elle à se jeter à la. tète des occasions qui, par trois fois, rendirent possible en France une restauration monarchique. Elle s'y dépensait en pure perte. On n'écouta pas sa chanson. Non plus ne l'entendra, sur des variations différentes, son roi d'Italie, peu d'années après, quand elle lui conseillera fortement de ne pas exposer sa dynastie à une déchéance à la Sedan, mais de se démettre plutôt que d'aventurer, au jeu de la politique crispienne, sa couronne et sa vie. Soulevée par le souffle des catastrophes, qu'elle sentait venir, elle avait prédit à Humbert le sort qui le menaçait Vous vous ferez chasser, lui écrivait-elle hardiment, pendre en effigie et, peut ire, assassiner, vous et les vôtres. Que ne se rendait-il, ce monarque opiniâtre, à la toute-puissance des faits ? Attendait-il la fusillade d'une révolution pour en convenir ? La sagesse sera de suivre le courant des nations-sœurs, ajoutera cette prophétesse, dont l'âme était peu républicaine, cependant ; ce sera la paix européenne et l'Allemagne restera seule sous le poids de sa couronne passée de mode[5]. La dynastie italienne échappera au cataclysme révolutionnaire ; mais Humbert paiera de son sang les erreurs de sa politique intérieure. En vérité, elle ne raisonnait pas si mal celle qu'on avait toujours dépeinte sous les traits frivoles d'une poupée de cour. Des pressentiments lumineux visitèrent son intelligence. Elle eut la vision claire de la patrie italienne secouant les traditions romaines et, délestée du poids de la souveraineté pontificale, se haussant à l'égal des grandes monarchies militaires de l'Europe. Pour une époque indéterminée, elle envisageait. l'instant fatal où Rome se refuserait définitivement au joug théocratique, où le César spirituel des siècles passés devrait se résigner à faire abandon de ses gardes-nobles et de ses courtisans en chasuble, à n'avoir plus de cour et à laisser tomber, comme une dépouille hors d'usage, les derniers simulacres de son antique puissance. ***Hélas ! Qui le savait ? Où se perdait l'écho de sa parole ? Elle n'était qu'une comparse, faisant des gestes dans l'ombre, sans théâtre et sans voix. Travaillée de volontés contraires, elle avait précipité son activité, au hasard, sans être admise à lui donner une direction nette et suivie. Au plus fort de la lutte des partis en France, elle poussa le duc d'Aumale à se lancer dans l'arène, stimula le zèle trop discipliné du duc de Chartres, et fit presser le plus ardemment possible le longanime comte de Paris, afin qu'on l'entendît parler et qu'on le vît agir en Philippe VII. Idées, rêves, efforts, toutes les expansions de ses ferventes initiatives avaient tourbillonné dans le vide pour retomber sur le sol et s'y confondre avec la poussière des chemins. Nul éclat n'en avait rejailli sur son nom. Aucune forme de reconnaissance personnelle ou publique ne s'était produite, dont elle aurait été l'objet désigné. Ses dressages de princes étaient loin d'avoir amené les brillants résultats, qu'elle en avait attendus, sans doute parce qu'ils ne s'étaient formés que dans son imagination et ses désirs. Elle ne supporta pas sans amertume le déboire de se sentir, elle, son intelligence et son cœur finalement abandonnés[6]. Elle s'enfonça dans une de ces dispositions affligeantes de l'âme, où tous les êtres humains, de quelque titre qu'ils soient revêtus, vous apparaissent petits au moral comme au physique. Ses insuccès politiques contribuèrent fortement à resserrer le cercle de mélancolie où l'avaient enfermée, peu à peu : son dégoût prématuré d'un monde, qu'elle avait abordé trop tô ; la perte de son fils Georges, un être charmant, le seul qu'elle eût aimé véritablement sur terre[7], et l'inexorable tristesse des femmes trop belles assistant à la destruction de leurs charmes. Il s'était écoulé bien des années, depuis le jour où elle soupirait déjà cette plainte : Je n'ai fait que traverser la vie et mon rêve est fini. Pour flatter sa douleur elle n'avait ni le souvenir d'un sentiment profond, absolu, ni les dérivatifs consolateurs de la pensée religieuse. On a dit de l'amour, du grand amour, que, souvent, sa visite est tardive dans les cœurs et qu'il ressemble en cela à la dévotion. La grâce, qui vient des autels, de l'ennui de vivre ou de la peur de se survivre dans l'inconnu, ne l'ayant pas touchée, elle se serait montrée plus sensible aux retours de la vraie passion. Elle y songea trop tard. Au surplus elle n'avait aucune idée, aucune pensée, qui pût lui rendre l'office de frein, quand elle s'emportait contre les injustices du sort. Le monde, les passions, la médecine, la religion : elle était athée sur le tout, ou de peu s'en fallait-il. Hormis des coins de superstition, qu'elle tenait de race et de famille, on eût essayé vainement de faire parler sa croyance sur aucun dogme. Un déisme nébuleux, dont elle ne cherchait pas à se rendre compte, était tout le fond de sa religion. Son catholicisme de jeunesse avait été purement extérieur, comme pour la plupart des Italiens et des Italiennes ; il avait fait partie de l'éducation de ses yeux, comme la beauté du ciel et celle des monuments de son pays. S'il y avait eu, chez elle, tentation chrétienne, la crise n'en avait pas été longue. Il n'y eut jamais en elle l'étoffe d'une mystique. Et s'il eût fallu compter ses accidents de foi, on eût dû s'arrêter, tout au commencement. L'usage qu'elle fit du prêtre, dans les comportements de son existence ultérieure, fut aussi restreint que possible. Elle en vint à haïr, finalement, les dévots et la prêtraille. Assoiffée d'un amour humain, mourant d'être abandonnée et s'étant à elle-même créé cet esseulement, elle achevait de vivre d'une manière unique, c'est-à-dire étrangement désorganisée, sans mari, sans enfant[8], sans amant. Comment s'étonner que sa raison se fût voilée d'une forte éclipse, dans ses dernières années ? ***On l'avait vue dénoncer tous les symptômes, qui trahissent l'envahissement de l'hypocondrie dans une âme malade. Elle fuyait la clarté du jour, ainsi qu'elle se dérobait, de parti-pris, aux aspects du monde. La défiance la suivait comme une ombre ; elle s'imaginait entourée de trahisons et de pièges. Les rayons du soleil effarouchaient sa claire prunelle ; elle avait exigé qu'une obscurité constante régnât dans sa chambre ; elle ne sortait de sa prison volontaire qu'aux heures où elle était à peu près sûre de ne rencontrer personne dans les rues de Paris. Cet isolement en chambre, qui n'était pas la solitude rafraîchissante et salubre, dans la vie de nature, ravivant par des impressions nouvelles les sens fatigués, fut, de tous points, fatale à sa santé languissante autant qu'à l'équilibre de son jugement. Ainsi que l'ont observé bien des penseurs, il n'est pas d'influence plus nuisible au corps et à l'âme qu'une tension trop soutenue, dans la stagnation solitaire des forces de l'esprit. Fatalement le cerveau s'épuise ou s'exacerbe à revenir toujours sur le même objet, à soulever toujours le même fardeau, à se consumer dans l'inutile poursuite des mêmes visions. Or, si l'imagination de la femme, comme l'envisageait le docteur Zimmermann, est plus facile à émouvoir que celle de l'homme, elle est aussi plus exposée aux désordres de l'extravagance, lorsqu'elle vit d'une vie très retirée et continuellement seule avec elle-même. Nature étonnamment excessive, la comtesse de Castiglione ne faisait rien à demi. Son erreur fut, non point de s'être retirée, à temps, de la société humaine pour s'en rendre indépendante et pour adoucir, dans le calme, les regrets de ce qui fut et de ce qui n'était plus, mais de s'être plongée tout entière, à toute extrémité, dans un système de retraite absolue, dont la réalisation est aussi dangereuse que chimérique. Elle eut à en faire l'épreuve cruellement. Sa santé déjà très mauvaise s'altéra d'une manière grave et rapide. Malade de corps, elle l'était sérieusement aussi de tête, sinon de cœur. Sa détresse morale eût été sans remède, si elle n'avait pas su garder, comme une suprême ressource, la fidélité du souvenir. ***Sensible à la bienveillance plutôt que foncièrement bonne, prompte à s'enflammer dans un sens ou dans l'autre, mais surtout irritable et combative, indépendante et fière, désintéressée[9] sans être généreuse, extrême en tout et n'aimant à se contraindre en rien, elle n'avait jamais pratiqué que bien partiellement l'art et le plaisir de recevoir. Revenue de tout, désabusée de la vie jusqu'au plus amer désespoir, elle garda ses commensaux habituels, sans faire fond d'une manière bien certaine sur l'attachement d'aucun d'eux. Cependant, en la faveur d'un très petit nombre, elle eut le sentiment véritable de l'amitié[10]. Elle avait su se ménager la douceur continue de quelques relations affectueuses. Jusqu'à la fin de ses jours, où la maîtrise de sa raison ne lui appartenait plus, elle y recueillit des consolations, de l'apaisement. Ainsi put s'achever, dans une ombre moins tragique, sa destinée étrange et courte. La comtesse de Castiglione avait édifié, en rêve, des espoirs magnifiques ; l'homme nécessaire lui manqua pour les mener à leur couronnement. Malgré qu'elle essayât d'en atténuer les échecs par la pensée qu'elle fut toujours elle et n'avait rien été par les autres, elle eut la conscience douloureuse de son existence manquée. Confiante en la force de sa personnalité, elle n'avait eu qu'un désir unique au monde, le désir irréalisé de dominer, de protéger, de jouer un rôle qui assouvît sa soif de vivre, d'agir, d'une manière concentrée et multipliée[11]. Il y eut toujours de l'agitation dans sa vie par ambition ou par regret. Des étroitesses, des obscurités, des vulgarités, rapetissèrent cette figure pleine d'élan et de fantaisie. On voudra les oublier ou ne se les rappeler que pour l'intérêt bizarre des détails, pour l'originalité violente des contrastes. Elle fit preuve, en tout temps, d'une âme naturellement haute et libre se traduisant par des dehors altiers, quelquefois durs. Elle s'y était retranchée avec force, avec obstination, contre son propre bonheur. Et c'est pourquoi, ayant été très admirée, elle ne fut pas beaucoup aimée, cette femme si faite pour l'amour. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] La comtesse de Puliga.
[2] Détail recueilli dans une lettre privée de la comtesse Luisa Capponi Bolgheri (provincia di Pisa, 19 février 1912).
[3] Ces dispositions féminines, dont nous avons eu l'occasion de nous entretenir, précédemment, dataient de loin. Elle ne s'appelait pas encore Mme. de Castiglione, elle n'avait pas quinze ans. En même temps que la famille Oldoïni, demeurait au palais Guigni une grande dame florentine, dont l'impression nous revint longtemps après, par le récit d'une de ses parentes. Quoiqu'elle admirât sincèrement la beauté merveilleuse de la jeune Nina, elle n'avait jamais pu sympathiser avec elle : Ce n'était pas mon genre, disait-elle. (Lettre privée, Bolgheri, 19 février 1912.)
[4] Comme nous le mentionnâmes déjà dans les Femmes du Second Empire, la comtesse se plaisait à montrer le bracelet qui lui fut donné, de retour, par le Souverain Pontife, avec la tiare couronnant ce bijou.
[5] Lettres, DCIX.
[6] A force de coudoyer et de tutoyer des princes on apprend à vivre et à mourir sans eux. (Lettres, CXXII.)
[7] D'un amour tardif, cependant, comme nous le faisait savoir don Alessandro Litta Madignani (Henri Prior, Lettre privée, 10 avril 1912), un parent de Clément Verasis. La comtesse, lorsque son fils eut plus de douze ans, l'éloignait d'elle, parce qu'il la vieillissait ; elle l'avait habillé en groom et le tenait à l'antichambre avec ses domestiques. Un beau jour, il avait quitté la maison maternelle pour se réfugier chez son oncle Clément, frère de son père, qui éleva Georges de Castiglione, le poussa dans la carrière diplomatique et le maria à une San-Marzano.
[8] J'aurais pu et dû avoir d'autres enfants. C'est là mon plus grand tort. (Lettres, CCCLXII.)
[9] Je ne me suis jamais soumise au pouvoir de l'argent, préférant me priver de tout confort et nécessaire, toujours fière et roide, même quand je n'avais pas ce que j'ai, maintenant : l'héritage Alboni, tombé du ciel vingt ans trop tard. (Lettres, CXI.)
[10] Mon grand mérite, qui m'a toujours fait conserver mes amitiés et mes affections les plus intimes, est de ne jamais avancer ni reculer sans raison, mais, me tenant dans l'ombre et le silence, d'arriver au coup de sifflet. (Lettres, CCXXII.)
[11] Chose singulière : ces signes caractéristiques de sa nature morale, une femme auteur allemande, romancière de talent et graphologue exercée, à qui nous avions communiqué de ses lettres, les reconnaissait aussitôt dans son écriture. C'est l'écriture aux majuscules énormes, trop grande pour la ligne, l'écriture typique de ceux qui rêvent d'accomplir de l'extraordinaire. Elle ressemble à celle de lady Hamilton (publiée dans l'œuvre de Volrat Schumacher) et à celle de Louis XIV. Elle dénote l'esprit d'entreprise, le désir impétueux de dominer et de protéger On y sent une reine-née selon ses facultés et ses goûts. C'est une femme qui veut donner toujours de sa grande richesse d'idées. Si l'on regarde avec l'œil du graphologue ces signes impérieux, qui couvrent de quelques mots une page entière, on se dit, aussitôt : c'est une âme de commandement. Ainsi formait des signes un hypnotisé (le Dr Lud. Klages, Figurenbuch, 37), à qui l'on faisait croire qu'il était Napoléon et qu'il lui fallait appeler des troupes ; alors, il écrivait, sous cette suggestion, d'une écriture différente de sa manière habituelle et pareille à celle de Mme de Castiglione. Curieux rapport psychologique : elle aussi apparaît hypnotisée de son ambition. Ses plans, ses idées ont empli son cerveau, et, par la force de son désir, par l'impulsion de sa fantaisie et de son ambition, elle exhaussait ses facultés naturelles. (Lettre de Mme Rosa Austerlitz à l'auteur 26 mars 1912.)