LA COMTESSE DE CASTIGLIONE - 1840-1900

Le Roman d'une Favorite, d'après sa correspondance intime inédite et les Lettres des Princes

 

CHAPITRE DIXIÈME. — LA DÉTRESSE FINALE.

 

 

Des complications d'une autre espèce. — Ses livres de comptes. — Désarroi financier. — Les palais, châteaux, villas et possessions terriennes de la comtesse de Verasis-Castiglione. — Ce qu'en représentait le produit global. — Le réel et l'imaginaire. — Riche et pauvre. — Des appels de fonds. — Mme de Castiglione et les Rothschild. — Les détails d'une visite au grand baron. — Dans une maison moindre ; quelques emprunts contractés chez la parente universelle. — Les bijoux de la comtesse. —Ses pensions italiennes et sa crainte de leur instabilité. — Embarras d'intérieur et tracas domestiques. — Des traits inattendus. — Tous les déboires subis, au 14 de la rue Cambon. — Étranges démêlés de la comtesse avec son logeur. — Les nuits du café Voisin. — Hors de chez soi ; suite des déambulations nocturnes. — Les dernières singularités de Mme de Castiglione. — Tristesses finales ; les malaises de l'âme et les infirmités du corps. — Aggravation rapide du mal dont elle mourut. — Avec quelle précision affligeante elle avait réglé tous les préparatifs du dernier départ. — Évanouissement dans l'ombre et le silence d'une destinée manquée.

 

Ses affaires allaient mal comme l'état de son cerveau.

L'argent nécessaire aux journalières dépenses s'évadait, pièce à pièce, de ses tiroirs mis à sec par les fortes saignées. Constamment, au travers de ses lettres, perce l'aveu plaintif des tiraillements financiers : renversement inattendu de ses plus récentes prévisions, difficultés de règlements à percevoir ou à solder, arrérages de ses biens frappés d'opposition ou qui ne se décidaient point à rentrer au port, accidents et pertes.

A quoi songeaient ses amis de la laisser dans ce chaos à s'y débattre, effarée, sans aide ? Que ne se portaient-ils à son secours, avant le naufrage ? Ils y pensèrent tous, lui offrant leurs bons offices, leur appui désintéressé, leurs sûrs conseils, soucieux de ramener le calme et la lumière en cette confusion. Seulement, elle ne les écoutait point — sauf, peut-être Cléry, qui lui rendit d'inappréciables services pour le débrouillement de ses affaires litigieuses.

C'est, maintenant, un désordre inouï dans ses comptes. Jamais contre-sens d'une situation à double face n'éclatèrent plus imprévus et plus incohérents. Riche de titres immobiliers et de pensions, mais, du jour au lendemain, dénuée de toutes ressources monétaires, c'est-à-dire de toutes facilités courantes ; se voyant des coffres pleins de bijoux, mais jouissant d'une table incertaine ; maîtresse de plusieurs palais et villas, mais n'ayant pas un abri stable, pas un logement dont elle soit vraiment sûre, dans ce Paris dont elle a fait sa ville d'adoption, elle déconcerte, avec ses hauts et ses bas, ses montées et ses descentes, toute espèce d'estimation raisonnée de ses moyens de fortune — sur lesquels il ne lui plaisait pas, d'ailleurs, de s'expliquer.

Ils avaient été très divers, très abondants ou très réduits, selon les temps, et ne lui firent jamais entièrement défaut.

Alors qu'elle se lamentait, à force, de son esclavage en chambre, à Paris, place Vendôme, ou rue Cambon, au café Voisin, rien ne l'eût empêchée de séjourner, à son aise et plaisance, en son palais Oldoïni[1] sur sa montagne de la Spezia. Si, pendant une période sombre, elle avait subi l'obligation de vendre la maison familiale, elle s'était mise en mesure de la racheter, aussitôt qu'il lui fut possible, ayant en elle le sentiment du passé si profond qu'elle souffrait mille morts de céder seulement une parcelle de ce qui avait été son intime possession ou un lambeau de l'existence des siens.

Le palazzo Bonaparte, où s'était épanouie sa jeunesse sous la garde de son grand-père Lamporecchi, le Berryer italien, n'était pas sorti de ses mains et ses lettres égrènent, en des énumérations glorieuses, tout un chapelet de villas, qui auraient été siennes, et qui passèrent en visions, à travers sa jeunesse, à Lucques, à Pise, à Pietrasanta[2].

Ah ! mes palais, vous deviez être à moi... Et vous, qui m'avez tant connue, ne vous aperceviez-vous donc pas, à mes airs taciturnes, sur le rivage de la Manche comme sur le bord de la Méditerranée, que j'y pensais toujours[3].

Par le mariage elle était devenue suzeraine du château des Castiglione et pensait l'être aussi du manoir monacal de Stupinigi, où termina ses jours la pieuse Clotilde de Savoie. Puis, comme elle avait l'imagination voyageuse, on avait bâti pour elle, en Corse, dans Ajaccio. Au moins elle le disait, car, nous n'en sommes pas très sûr[4]. C'étaient, n'est-il pas vrai ? bien des palais pour une personne seule. On y pouvait adjoindre sa villa dotale d'Isola Bella, qui n'était pas la moins chère à son cœur. Encore que l'abandon des lieux l'eût réduite cette villa borroméenne, à n'être plus qu'une vraie bicoque d'Indien, elle ne consentit à en laisser tomber les clefs de sa main qu'à la dernière extrémité.

Mais son principal domaine, son domaine d'exploitation, c'était sa montagne de la Spezia, cette fameuse montagne, qui lui causa tant de soucis, lui imposa tant de protestations et qu'elle sut défendre avec une si belle et si constante énergie[5] contre la main prenante de ses créanciers, contre les envahissements de l'autorité militaire, contre son gouvernement même, jusqu'au jour où l'intervention des carabiniers du roi sur le terrain du litige ne laissa plus de place à la discussion.

Quelle phase héroïque de son passé, lorsqu'elle régnait, telle une souveraine en déplacement, sur la vaste colline[6], ayant fermiers et vassaux, et considérant de si haut, pour en étendre la vue si loin, ses propriétés de Carabas ! Pittoresquement les surmontait un ancien couvent de capucins. Un couvent fortifié, bel et bien muni de ses quatre canons historiques, et que gardait, en l'absence de l'abbesse — dite comtesse de Castiglione — une vieille filant son lin.

Par malheur, sa montagne fut très éprouvée. En quelques années fondirent sur elle tous les fléaux de la création. Guerre, épidémies, incendies : rien ne lui fut épargné, non plus que l'invasion des huissiers. Tantôt la vérole noire lui avait tué cinquante de ses paysans ; tantôt les levées d'hommes, pour des bataillons en campagne, n'avaient laissé à la culture de ses terres que les bras débiles de quelques vieillards, femmes, enfants criant famine. Le doyen de ses villageois, un ancêtre de cent dix ans comptés, l'avait juré : de mémoire humaine, jamais on n'avait vu une pareille accumulation de morts, sans oublier la peste et le choléra.

Aussi combien âpre et que malaisée dut être, pour une femme, la lutte à soutenir presque sans arrêt contre les Shylock aux longues dents, dont elle eut à nourrir la faim. Les créanciers ne lui laissaient pas le temps de respirer. En dépit des subventions de son roi et des secours intermittents de Rothschild, en dépit des sursis[7] péniblement arrachés ou spontanément obtenus par la fervente entremise de dévouements étrangers[8], la montagne était toujours à la veille de s'écrouler et de disparaître dans un suprême engloutissement. Il n'y fallait rien moins que de très puissantes protections pour en rasseoir les assises branlantes et préserver le tout d'une irrémédiable catastrophe.

Cependant, à travers les péripéties de l'attaque et de la défense, des portions notables de ses héritages étaient passées à l'ennemi.

Tel jour, la maison natale, où elle prétendait n'être pas née, mais qu'elle appelait quand même, son berceau, affrontait le feu des enchères. Telle autre fois, c'était le tour de ses meubles et de l'argenterie de famille[9] et jusqu'à son lit nuptial de pourpre et d'or, là-bas conservés ainsi que des reliques.

Il eût été souhaitable, pour le rétablissement d'une situation générale si compromise, qu'elle pût éteindre, d'un seul coup, ses dettes personnelles et celles de ses parents pleins d'insouciance. Il manquait à l'opération plusieurs centaines de mille francs, le prix global de ses propriétés de la Spezia. Elle s'était retournée vers la caisse de la rue Laffitte, offrant à son grand ami Alphonse l'achat de ses biens au complet et dont elle n'eût gardé que l'usufruit[10]. Le roi des finances avait écouté ses propositions d'une oreille absente ; il n'y donna pas suite.

Elle était allée le revoir, afin d'en réchauffer le sujet ; sa première idée s'était doublée d'une seconde combinaison, qu'elle estimait, en son for intérieur, très prometteuse. Ce maître comptable ne se laissa point séduire aux éblouissements de son imagination. L'affaire était bonne, lui avait-il répondu, d'un ton paterne, très bonne : mais, il ne tenait pas à s'en charger. Comme elle se disposait à partir, triste et décontenancée, il désira consoler sa peine, à l'aide d'un dédommagement immédiat et palpable. Tenez, ma chère comtesse, lui dit-il, prenez ces quelques papiers — dix billets de mille —, allez vous soigner et vous reposer ; et ne parlons plus de cette question. Cependant, le visage de Mme de Castiglione ne s'était pas éclairci, au sourire de la fortune bleue. Le banquier fit mine, en manière de jeu, de remettre à leur place les billets tentateurs ; puis, il les lui tendit de nouveau. Hélas ! l'imprudente persévérait en son fier dédain. Elle n'en voulait pour rien, au monde. Dans un beau geste de théâtre : Déchirez-les ! s'écria-t-elle. — Non point, non point, répliqua le baron, et il les glissa soigneusement dans un de ses tiroirs, tandis qu'aux oreilles de son interlocutrice résonnait le cruel déclic de la serrure.

Ne sachant plus de quel côté verser, elle avait eu des envies folles de mettre le tout en vente, fût-ce à grand'perte, et d'obtenir, à ce prix de famine, au moins, sa tranquillité d'âme. Afin d'en terminer, avec ses embarras et ses tribulations de l'extérieur, elle s'était rendue plusieurs fois en Italie ; et, comme elle ne voyageait qu'en reine, comme elle puisait à plein dans le sac aux louis d'or, quand elle en avait, les comptes de ses déplacements n'avaient pas dû s'inscrire sur la liste de ses économies. Des flots de télégrammes la rejoignaient en route, lui arrivant de Pise, de Florence, de Turin et lui fixant des chiffres[11]. Elle aurait aimé s'en arranger, recevoir l'argent et, néanmoins, ne pas perdre sa montagne, de sorte qu'elle ne se décidait point. Les offres s'arrêtaient, et les choses retournaient comme par devant. Les acheteurs las d'attendre se retiraient. Il ne demeurait, en fin de compte, à Mme de Castiglione que les revenus de ses terrains sans culture, les loyers hypothétiques de ses villas inhabitables, de ses fermes mal gérées, de ses propriétés en général, gangrenées d'hypothèques, — en réalité fort peu de chose. De tous côtés des charges, des débours, des gages sans intérêt, et, au bout de cela, le maquis inextricable où menaçaient de l'enfermer les gens de loi.

C'eût été vraiment une cruelle utopie financière que de prétendre à se constituer des rentes solides sur les bénéfices de ladite montagne ; elle le savait trop bien : ils étaient à peu près nuls. A peine lui donnaient-ils l'assurance de pouvoir végéter sans trop de misère et de s'éteindre en paix.

De ses propriétés de la Spezia ne lui revenait que le nécessaire des frais, ou guère mieux. Lui en restait-il quelque monnaie fluide entre les doigts, cet argent devait s'en écouler, aussitôt, pour servir à l'entretien d'une seconde femme laissée en Portugal par le marquis son père ou à l'extinction d'autres redevances, dont ne profitait davantage son bien-être.

Dans l'attachement qu'elle portait à la conservation de ses biens, la raison de pécule tenait donc beaucoup moins de place que la raison de sentiment. Les palais dont les perspectives proches ou lointaines avaient flatté son imagination, depuis l'enfance, elle ne les habitait, ni ne souhaitait d'y recommencer sa vie, parce que les lieux les plus vantés de la terre sont tristes et désenchantés, lorsqu'on n'y ramène plus ses espérances ; mais elle ne se consolait point d'avoir perdu les uns ni ne se résignait à la nécessité de vendre les autres.

Sa romanesque fantaisie avait le rêve si tenace et si cher de n'abdiquer pas ces heureux titres de châtelaine ou d'abbesse, et d'être en mesure, à toute heure, de réserver, pour des invités de marque, la libre disposition de ses appartenances italiennes !

Par exemple, en 1886, une année tout à fait exceptionnelle de vagabondages princiers à travers la péninsule, elle s'était beaucoup dépensée en frais d'amabilités de ce genre. L'impératrice Eugénie promenait sa mélancolie et ses souvenirs sous le beau ciel d'Italie, hésitant où s'arrêter, dans la crainte des rencontres gênantes : don Carlos se reposait, à Venise, de ses entreprises manquées ; à Florence passaient et repassaient les Napoléons sans patrie, tandis que régnaient à Rome, chez eux, les héritiers de la maison de Savoie. Elle n'entrevoyait qu'à Pise- la tiédeur de vivre, seule et calme. La comtesse de Castiglione lui proposa d'honorer de sa présence le palais Oldoïni. Cette offre courtoise avait été déclinée silencieusement. En revanche, le roi Humbert annonça qu'il toquerait à la porte du couvent, dont elle était l'abbesse, à la Spezia[12]. Le prince Napoléon avait accepté de bon cœur d'occuper en famille une de ses villas. Le duc de Chartres avait promis visite. Le duc d'Aumale devait quitter les vignes de Zucco pour se rendre à sa montagne, le temps d'aller et de s'en retourner : il attendait le passage de la reine Victoria en Sicile. Tout ce qui comptait en Europe par l'éclat du nom semblait s'être donné rendez-vous en Italie ; et, particulièrement, les prétendants en disgrâce, ce qui faisait dire à Cléry qu'il se promettait bien de ne pas manquer la visite de cette exposition de princes en exil.

§

Pour en revenir à ses litres de fortune réels, nous aurons surabondamment constaté que les vrais éléments n'en résidaient point dans le chaos de ses possessions italiennes, aux trois quarts rongées par les usuriers[13]. On en trouvait des garanties moins fallacieuses dans le détail de certains legs, qui lui échurent, dans le crédit, qui lui fut ouvert en la grande maison de banque bien connue de nous, dans ses pensions, dans sa merveilleuse collection de bijoux.

Un héritage Alboni était tombé chez elle, au plus aigu de son désarroi financier. Sa disette d'écus en avait été fort à propos ravitaillée. Seulement, elle en eût souhaité l'aubaine, une quinzaine d'années, auparavant, ce dont elle exposait les raisons avec une sorte de franchise cruelle et ingénue. Premièrement, son père en eût eu sa part de jouissance, à cette date-là, comme elle l'arrangeait dans sa tête ; deuxièmement, se sentant remis à flot, il n'eût pas senti le besoin de se remarier ; en troisième lieu Mme de Castiglione n'aurait pas vu retomber sur elle la charge ultérieure d'une seconde femme portugaise et d'une nouvelle famille à entretenir.

Au demeurant, cet héritage, quoique non dédaignable, qu'était-il, en comparaison de celui dont on l'avait, à son dire, frustrée : une partie considérable des biens de la richissime duchesse de Galliéra, sa cousine ? On sait comment l'héritier naturel, le fils — c'est-à-dire le professeur Ferrari — avait refusé, d'avance, les quatre cinquièmes de cette grosse succession. La comtesse se plaignit amèrement que le Pactole n'eût pas fait dériver du côté de la place Vendôme ses paillettes brillantes, au lieu de les éparpiller en tous sens et d'arroser encore les terres plantureuses du comte de Paris. Mais ces biens lui fussent-ils revenus, à si juste titre ? N'avait-elle pas tout fait, au contraire, pour empêcher qu'une chance aussi rare la visitât en dormant ? Sa noble parente avait amassé contre elle une provision de griefs, qui ne la disposaient guère à ce genre de libéralités posthumes. Elle ne lui avait point pardonné d'avoir refusé au désir, qu'elle lui en exprima, la cession de sa terre de Valdevara, — que la comtesse se vit arracher, du reste, pour servir à l'édification d'un hôpital, sous le nom de la duchesse — ; d'avoir affiché, comme un point d'honneur, un évident mépris pour les origines d'une richesse sortie tout entière des spéculations du mari ; enfin de s'être gêné si peu d'en manifester le sentiment réprobateur qu'en des salons, où l'une et l'autre fréquentaient, plusieurs fois à l'annonce de l'arrivée de la duchesse, elle s'était aussitôt levée et retirée[14].

Était-ce le seul motif de ce parentage hostile ?

Toujours était-il qu'elle avait payé d'un cher sacrifice ses dédains, ses hauteurs[15], et que, plongée, ensuite, dans une médiocrité relative, bien lui fallut-il, en comparant ce qui était avec ce qui aurait pu être, regretter l'air d'insouciance et de fierté, qui lui fit jeter si délibérément huit millions par les fenêtres.

Mais, le flot doré n'était pas absolument tari pour elle : ses joyaux n'étaient pas vendus. Ils étaient encore au complet ou presque.

Les bijoux de Mme de Castiglione : copieux en fut l'inventaire. Tout Paris devait en avoir la curiosité, au jour de la grande dispersion[16]. La valeur en était fort appréciable puisqu'elle put obtenir, à diverses fois, sur une partie seulement de la collection, des avances de cent à deux cent mille francs, et que son fameux collier de perles, à la vente de 1901, approcha du demi-million[17].

Ses perles, auxquelles elle portait une sorte de tendresse amoureuse, se figurant presque être aimée d'elles, ses chères perles blanches, noires et roses, ses diamants, ses émeraudes : c'était là son capital, — capital improductif, mais certain. Ses rentes, elle les tirait de la cassette royale d'Italie. Des appoints sérieux en complétaient les échéances, parfois retardées ; des prêts déguisés en bons offices, des attentions gracieuses, à titre d'épingles, — des épingles dorées par la main d'un duc d'Aumale ou d'un Alphonse de Rothschild. Le duc est au mieux avec moi, confiait-elle à son vieil ami de Baromesnil ; il me donnerait tout ce que je lui demanderais. Et plus loin, elle détachait cette réflexion non moins concluante, à propos de ce qu'elle pourrait espérer de lui, en supposant qu'elle fût toujours aussi sûre de son bon vouloir.

Si le duc était un prince charmant, je lui demanderais, peut-être à l'occasion de son mariage, de consentir à un simple prêt garanti, un excellent placement ; mais il n'y a que les humbles et les pauvres qui vous aident et vous soignent. Parler au cœur des princes, autant gratter une pierre avec du coton.

Quant aux puissants trésoriers occupants des trois ou quatre immeubles de la rue Laffitte, où fut logée leur banque : la grande Maison, quant aux Rothschild, Alphonse et ses deux frères n'avaient pas oublié les services rendus, sous l'Empire, par la jeune et radieuse comtesse de Verasis-Castiglione. Nul emprunt français ou étranger, nulle affaire où le million avait à parler, ne pouvait, alors, se conclure sans leur participation. En plusieurs fois, au cours de son ambassade officieuse, avertie l'une des premières et avant eux des événements qui se préparaient, l'amie de Cavour leur avait transmis des avis précieux sur l'état des finances italiennes ; elle avait porté à leur connaissance secrète et privilégiée des renseignements positifs susceptibles d'influencer les cours du lendemain, capables de se convertir, étant reçus au bon moment, en des éléments d'opérations très fructueuses[18]. Désireux d'en reconnaître la valeur, l'aîné de la famille, le souverain de cette triplice financière, le baron Alphonse[19] avait offert à la comtesse — il y avait longtemps déjà — de lui constituer un capital sous les espèces d'une forte somme, une fois donnée. Peu sûre d'elle-même, appréhendant les prodigalités où l'eût entraîné son penchant à la dépense, elle avait préféré qu'il lui déterminât et lui servît une rente annuelle. Elle eût été mieux conseillée d'accueillir, du même coup, le don supplémentaire qu'il voulut lui signer, un jour, d'un hôtel à Paris. Cette proposition où chacune, à sa place, se fût laissé séduire, ne lui revint pas, une seconde fois, à l'oreille. L'imprévoyante, qu'un désordre extravagant jetait dans une — constante incertitude, avait manqué l'occasion d'être la maîtresse absolue, chez soi, entre ses murs, et pour toujours, — une occasion qui ne se représenta plus.

La comtesse vivait en des transes perpétuelles, pour l'exactitude et la durée de la pension qu'affectait le gouvernement italien à sa qualité de veuve d'un ancien officier du Roi.

Ses alarmes n'étaient que trop justifiées en l'espèce. Elle avait grand lieu d'appréhender que cette bague au doigt ne lui fût enlevée, tout à coup.

Il suffisait d'un mouvement du peuple trop prononcé, d'un changement de ministère ou de quelque coup crispien, pour que cessassent les bienheureux envois et qu'on lui coupât les vivres. D'avance elle réclamait, elle protestait. Elle adressait à son roi Humbert de vifs rappels. Elle en avait l'impression trop sûre : sa vie dépendrait toujours de celle des autres.

Quels fâcheux moments elle eût passés — à ne considérer qu'elle-même — si, par un jour d'émeute, à Paris, la populace en rumeur se fût avisée de brûler l'hôtel de la rue Saint-Florentin, ou si, par l'effet d'une révolution, à Rome, Crispi eût eu l'idée et le pouvoir de fonder des républiques en Italie ! Cela, disait-elle, et la mort d'Alphonse : le bouquet de mes passifs serait complet. Aussi tremblait-elle qu'on ne lui assassinât son roi, bon payeur en somme, quelles que fussent les témérités de sa politique. Car, n'oublions pas de le dire : elle avait prophétisé le coup de poignard fatal[20], le régicide conscient d'un Bresci, le meurtre historique, en un mot, dont l'accomplissement devait avoir lieu, sept mois après la disparition de la comtesse de Castiglione[21].

§

Pour se refaire l'esprit et considérer les choses de plus près, elle repartait pour l'Italie, comprenant qu'il était prudent à elle de ne point s'y laisser oublier, tout à fait, que des réapparitions de sa figure y étaient nécessaires, de temps en temps, et que si on l'avait autorisée à élire domicile à l'étranger, elle ne devait pas avoir l'air de s'y être fixée en permanence. Sans cette précaution, qui ne l'enrichissait pas, mais qui donnait répit à ses craintes, n'eût-elle pas été de plus en plus, aux yeux de son gouvernement, la dépaysée, la comtesse de Paris, comme on l'appelait là-bas ? Logiquement le caissier royal se fût lassé de servir une pension sans fin à l'étrangère qui ne se montrait jamais pour la recevoir.

S'étant refusée jusqu'au bout à vendre, c'est-à-dire à séparer de soi les gages de son ancienne fortune : dentelles, porcelaines ou joyaux, elle traversa des heures aiguës, sans connaître jamais, néanmoins, la détresse complète et hors d'espoir.

Un jour, très à la fin, abandonnée de sa vierge et de son cocher, ses pas affaiblis la conduisirent sur le boulevard de la Madeleine ; un magasin de fleurs attira sa vue ; elle n'y résista pas et, pénétrant à l'intérieur elle vida son porte-monnaie pour emporter entre ses bras une gerbe de roses superbes et d'essence rare ; puis, elle était revenue à demi-consolée, d'avoir satisfait un de ses derniers luxes. Les fleurs et les perles, elle n'en abandonnera jamais la tendre prédilection.

Une autre fois, étant en voyage d'affaires à Florence, elle s'était laissé prendre au charme d'une vitrine d'orfèvre, tout avivée des rayons du soleil. Il fut des jours d'abondance où, dans la même ville, chacun de ses désirs était une grâce aussitôt comblée. Par un retour de son imagination, qui lui avait permis, un instant, de penser que ces heureux temps recommençaient pour elle, la comtesse de Castiglione avait poussé la porte du magasin luxueux où, sans doute, elle aurait à contenter un séduisant caprice. On s'empressa. Elle s'était assise. Sous ses yeux scintillaient les pierres précieuses, dans les écrins ouverts. D'une main connaisseuse, elle remuait ces délicats bijoux, comme si elle n'en eût pas, autrefois, épuisé la jouissance. Tout de 'suite elle avait souhaité cette bague délicieusement montée, sertie, garnie, ou cette perle rose dont elle n'avait pas la semblable en ses colliers. Elle voulait l'une et l'autre et ce bracelet encore d'un travail exquis. Elle n'attendrait pas à demain pour les prendre avec soi, si, consultant sa bourse, l'état réel de ses fonds ne l'avait pas subitement tirée de son rêve. Elle avait dû les abandonner au marchand, qui la considérait avec ses airs de grande dame désolée, avec son envie malheureuse du Je ne peux pas[22]. Elle s'en retourna, n'emportant que le souvenir de sympathies inconnues. Cette déconvenue n'avait fait que s'ajouter à beaucoup d'autres plus complètes, plus sensibles à l'amour-propre d'une femme qui, pendant ses années de jeunesse et de triomphe mondain, n'avait jamais foulé le pavé des rues qu'en équipage.

Par moments, sa bourse était regarnie ; de nouveau, il ne lui en coûtait pas de satisfaire, dispendieusement, les changeantes fantaisies d'une âme artiste, quitte à se déprendre presque aussitôt de ce qui l'avait attirée, charmée.

En l'une des plus mauvaises phases d'une détresse accidentelle, qu'elle avait été la dernière à prévoir et dont elle eût pu si aisément, par un peu de raison et quelques grains de sagesse, s'épargner les accablantes leçons, la comtesse anxieuse évaluait sa monnaie du jour. Le compte en fut promptement fait. Elle s'était aperçu qu'elle ne logeait, à cette heure, que le diable en sa bourse et quelques sous avec. Treize, pas davantage, treize sous dont la destination était arrêtée, dix pour des fleurs et trois pour du charbon. Elle en était arrivée à ce degré de désespérance, où, devant les yeux surgissent lugubres, les images de l'asphyxie en chambre ou du plongeon dans la Seine. Le spectre de la gêne vulgaire avait fait plier sa nature d'acier. On le sentait autour d'elle, les gens se refusaient à la servir[23].

Un réconfort opportun, une visite rothschildienne, l'arrivée du courrier d'Italie l'avaient tirée de cette impasse cruelle. Le cauchemar, qui l'oppressait, s'était dissipé. Un éclair de gaîté réapparue traversa son cerveau. Tout n'était pas si noir en sa décadence. Ce n'était pas encore, ce jour-là, qu'elle serait forcée de s'engager en quelque bas théâtricule, pour y jouer les mères, ou de chanter, quêteuse, aux portes des églises ! Si affaiblies que pussent être ses facultés raisonnantes elle n'ignorait point que ses joyaux formaient une importante réserve, quoique entamée déjà, et qu'elle ne serait pas exposée à périr de male faim.

§

Dans les dernières années, quels que fussent le positif de ses domaines italiens ou le recours fort appréciable dont ses bijoux nombreux et riches étaient la garantie, Mme de Castiglione avait réellement perdu tout esprit de direction, quant à la manière d'équilibrer ses besoins et les ressources concordantes. Le prix exorbitant de ses loyers, joint à ses charges familiales et à ses frais de procédure, hors de France, absorbait une grosse part de ses recettes irrégulières.

Avait-elle mis en ordre les arriérés dont elle était redevable, ici ou là, par nécessité ou par sa faute, elle n'était pas éloignée de croire qu'on l'avait dépouillée du plus clair de son bien.

De temps en temps, Alphonse de Rothschild laissait tomber la manne généreuse dans l'embrouillamini de ses affaires et tout cela s'en allait on ne savait où. Que de fois, elle dut charger un serviteur de porter au plus tôt, chez la parente universelle[24], de ses bracelets, de son argenterie ou de ses objets variés ! Telle une sonnette d'argent, qui lui paraissait fort utile ; car, elle se hâta de la reprendre, aussitôt que les eaux remontèrent. Passant d'un extrême à l'autre, elle se contentait, un jour, d'une avance de deux écus sur une statuette quelconque, une vague Semeuse ou Baigneuse sans signature ; et, le surlendemain, elle n'avait pas trop des cent mille francs, que lui valait un lot de dentelles, de perles, de diamants. C'étaient des hauts et des bas déconcertants.

Inévitable conséquence de cet état de choses : la fière comtesse se rendait gémissante. Ses fidèles eux-mêmes ne laissaient pas que d'en éprouver un soupçon de gêne, d'inquiétude, lorsqu'ils sonnaient à sa porte et que jouait, à leur intention, le système compliqué des verrous. Le point sensible, la pénurie d'argent, leur paraissait-il, revenait un peu bien souvent, au cours de la conversation. Prudent émoi dont elle s'apercevait, toute la première, quand elle se préparait à les en entretenir, et qu'ils lui brûlaient la politesse, à la façon du duc de Chartres, un matin. Le Colonel, écrivait-elle, un instant après son départ hâtif, le Colonel s'est esquivé ; il a deviné que j'allais lui demander quelque chose.

§

Et les tracas domestiques, les embarras intérieurs s'en mêlaient. Quelle autre face du tableau !

Mme de Castiglione avait hanté de puissants seigneurs ; elle se flattait d'avoir gouverné des princes ; elle avait activement tendu les ressorts de son intelligence, afin de mener, au moins, jusqu'à mi-terme les plus larges desseins. D'une manière très réelle, on l'avait admirée, dans son groupe, travaillant à la résurrection politique de sa patrie italienne ; elle sut influencer de son charme les plans et la conduite extérieure de Napoléon III ; d'incontestables services furent rendus par elle à la cause et aux intérêts français.

Cependant, jamais, au milieu de ces importantes combinaisons, projets et concepts diplomatiques, correspondances secrètes, allées et venues dans les ministères, continuels besoins en exercice de s'informer, d'intriguer, d'agir, jamais, à l'entendre, elle ne s'était vue aux prises avec autant de difficultés, et n'avait dû livrer autant de combats que pendant le duel journalier de sa fin d'existence, où elle eut à batailler seule à seul contre son logeur. Un personnage complexe, négociant en vins et en chevaux, sportsman lui-même et portant beau, mais qui n'était plus, suivant elle, aux heures d'orage, que le patron détesté, le maître exploiteur de l'immeuble parisien où elle avait arrêté, fixé sa destinée foraine.

Quelle pluie de doléances épistolaires ! Dans aucune scène de comédie bourgeoise ne fut honni d'avantage — sauf à lui faire, quelquefois, les doux yeux — le propriétaire, l'ennemi.

Lui s'emportait contre ses lubies, contre les inconvénients de ses équipées nocturnes, contre les façons de se gouverner d'une tête, qu'il avait de multiples raisons de croire brouillée avec le bons sens, contre les désagréments ou les servitudes rien moins qu'acceptables dont elle était la cause, elle et ses animaux (des chiens qu'on ne sortait que la nuit, à des heures indues) et contre les effets nuisibles pour le voisinage, d'une manière de conduire ses habitudes évidemment trop ennemie des lois de l'hygiène et de la solidarité locative.

Elle, incessamment, protestait, récriminait, contre le sans-gêne de ses surveillances d'Argus, l'impolitesse de ses mots, de gros mots, disait-elle, et les gênes, les froissements, les tribulations sans nombre, que lui infligeaient des réglementations despotiques[25].

Il n'y a pas moyen de vivre avec ce diable d'homme, s'écriait-elle, qui va jusqu'à pénétrer chez moi, malgré moi. Il faudra que je quitte la maison et même le quartier, perdant mes fournisseurs et mon crédit[26].

Toute une liasse très copieuse de ses lettres sont remplies à déborder des causes et des effets de ces discussions affligeantes, qui manquèrent, deux ou trois fois, d'aboutir à des sévices exercés contre sa personne. Était-ce possible ?

En réalité, la comtesse, dans l'état d'énervement qui lui était habituel, puis avec son modus vivendi si anormal, éveillait sans cesse, autour d'elle, et à son sujet, la défiance ou l'inquiétude. Naguère, on dut faire enfoncer ses portes. Un commissaire de police lui avait imposé sa visite obligatoire. Le magistrat, auquel incomba cette mission, n'eut pas à s'en réjouir, d'ailleurs, s'il est vrai que la noble Italienne, courroucée de son effraction légale, lui jeta le mauvais œil, comme elle s'en flatta : il mourut le lendemain, en constatant le décès d'un malfaiteur.

Et tant de bruit ne cessait que pour recommencer, à court terme. En pleine nuit, une scène avait éclaté, si violente entre elle et son Balzac, à la porte de l'immeuble, des paroles avaient été prononcées[27], d'une expression si dure que la police s'était crue forcée d'intervenir, sous les traits d'un honnête brigadier veillant à la tranquillité publique et qui pensa les menacer de les conduire au poste, l'un et l'autre. Chacun, néanmoins, était rentré chez soi. Les parties adverses se calmèrent et se réconcilièrent. La comtesse, trop habituée à ce genre d'algarades, avait presque oublié celle-ci, un matin qu'elle vit son persécuteur — qui n'était, peut-être, qu'un propriétaire gêné d'avoir une locataire aussi absorbante —, en tenue de cheval, un gardénia à la boutonnière, et qui lui adressait, d'en bas, un salut et un sourire[28]. C'était l'éclaircie de soleil après l'averse. Les orages ne reprenaient que de plus belle leur vacarme. Certain jour qu'une bizarrerie trop forte de Son Étrangeté avait exaspéré ledit Balzac, il s'était emporté au point d'en perdre la tête, effrayant tout le personnel de Mme de Castiglione avec ses éclats de voix saccadés et ses cravachades. Le cocher, l'infirmier, la femme de chambre s'étaient enfuis de terreur. Ne se connaissant plus de colère, il s'était attaqué à l'auteur de son ire, lui déclarant qu'il allait la faire jeter dehors, à coups d'huissiers. Elle en ressentit un long tremblement nerveux, ayant eu peur que des scènes de ce genre ne se renouvelassent, pendant une visite de ses princes.

A l'en croire, mais nous ne l'en croyons pas, sans de fortes réserves, il ne serait pas de malfaisance, que n'aurait inventée, mise en jeu contre elle et son intime repos le despote, l'exacteur. Dernièrement encore, pour complaire à une sorte de Cosaque[29], installé dans la maison, un arrivé de la steppe, d'après elle atteint de delirium tremens, et qui lui est, en tous cas, un voisin fort gênant, parce qu'il veut de l'air, beaucoup d'air ; pour flatter la manie de ce buveur russe, n'a-t-il pas donné l'ordre que les sept fenêtres de l'escalier demeureront ouvertes, journellement, de manière que la malheureuse comtesse y a perdu toute chaleur vitale ![30]

A-t-elle épuisé la liste de ses maux ? Non, pas encore. Des gens, à la solde de l'ennemi qu'elle se suppose, vont jusqu'à s'introduire chez elle, de force, soufflant sa lampe, renversant sa veilleuse ; on prétend la gouverner, on la maîtrise, on s'acharne à la faire passer pour folle. C'est un flot d'indignités. Hélas ! est-ce bien la merveilleuse comtesse de Castiglione, l'incomparable, la divine, qui gémit, à présent, sur de si pauvres choses ! Criailleries sans fin, démêlés tapageurs, affronts en public, menaces perpétuelles d'expulsion, et cette espèce d'assujettissement inconcevable, qui la rive à sa chaîne : quel tableau !

Tel est son sort, depuis qu'on l'expulsa de sa colonne. Elle aura dû se chambrer dans une pièce triste et privée de chaleur, n'entrevoir d'autre horizon qu'un pan de ciel gris, supporter les tracasseries humiliantes d'un indigne voisinage, tout endurer, malade : le froid, le vent, l'humidité, et se dire qu'elle y est condamnée, irrémissiblement, et qu'elle n'en sortira que morte.

Où découvrir une condition pitoyable autant que la sienne, exposée comme elle l'est ou se figure l'être, depuis les premières jusqu'aux dernières heures de la journée, aux malévoles attentions de celui qu'elle dénomme Balzac, et qui n'est autre que le personnage hospitalier, dont elle s'imagine dépendre pour ne pas coucher à la belle étoile ! Elle ne discontinue pas d'en exprimer le cuisant souci. Quel fatidique génie la poussa vers cette maison intenable, une caverne[31] ! Faut-il admettre l'excès de sa plainte, à la façon dont elle en charge le tableau ? Les gens en sortent, y rentrent, y tapagent, à des heures impossibles, en bruyante compagnie. Tout ce monde-là stationne, campe, trépigne, chante, hurle, du bas en haut de l'escalier. Cet escalier où, par des nuits orgiaques, s'écrie-t-elle, des femmes ivres et nues s'installent, criaillent, et s'entre-jettent des ordures ! Infortunée Nina ! Elle est obligée de les entendre, jusqu'à ce qu'il leur plaise de se taire ; pire que cela, on la suppose, elle aussi, grande dame déchue, de leur espèce ![32]

Et des amis prévenants songeaient à lui proposer la compagnie d'une sœur infirmière ! Une bonne sœur, là, dans ce lieu de perdition, où l'on noce, la nuit — toujours selon son dire —, mais c'est la sœur du diable qu'il faudrait appeler dans cet enfer !

La même antienne revient, à tout propos, exagérée, grossie, envenimée de détails, où se répand de l'aigreur et de la bile. Pour être aussi mal de toutes les façons, la comtesse se ruine, à l'année. Ne parle-t-elle pas d'une redevance de dix-huit mille francs[33], qui serait le prix de ses locaux, du premier janvier à la Saint-Sylvestre ; car, nous l'avons dit, elle avait gardé plusieurs appartements parisiens, occupés ou non. Il nous fut donné de visiter l'un de ceux-là, rue de Castiglione, où elle avait mis en réserve des soieries lyonnaises, des costumes de cour, toutes sortes d'objets et de souvenirs, qu'elle tenait à conserver. Ce logis étrange était resté fermé durant de longues années ; tel un reliquaire, où dormiraient des fragments d'âme. Quand la clarté du jour eut fait invasion dans ce lieu sombre et empoussiéré, on y trouva sur un gros coussin bleu cerclé d'un câble d'or, orné de glands aux quatre coins, un ravissant moulage d'un petit bras d'enfant, en mémoire du fils charmant qu'elle avait perdu, et qui s'était appelé Georges. L'appartement en lui-même n'offrait rien de très merveilleux, quant à la décoration intérieure. Ce qui frappait plutôt, c'était la médiocrité des étoffes de tentures, également gros bleu, tapissant la chambre et dont la teinte avait été choisie, évidemment, pour absorber et réduire la lumière.

Au plafond, les plis froncés se rejoignaient en une rosace, avec un bouillonné au centre. La salle à manger était tendue pareillement, mais en vieux rose. L'ensemble était obscur ; les pièces étroites et basses ne donnaient guère l'idée d'un nid coquet, harmonieux et doux. Tout ce qui était d'elle et tout ce qui l'entourait devait avoir un aspect d'étrangeté.

§

Prisonnière de son propre vouloir, elle s'y soumettait comme à une espèce de loi inflexible, persuadée de ne pouvoir s'y soustraire que par de courtes évasions. Cependant, nous venons de le voir, elle se savait dans Paris de différents abris, où elle avait entassé mille choses, ses portraits, ses papiers en confusion, — sans compter des dépôts amis et le garde-meubles. N'importe, elle était et devait rester cloîtrée, tout le jour, rue Cambon[34].

On s'étonnait qu'elle se rendît l'esclave de son tourment. Alors elle s'expliquait et faisait valoir des considérations, qui, vraiment ne partaient pas d'un cerveau bien timbré. Sa personnalité mystérieuse, le mouvement d'enquête et de reportage qu'elle provoquait, à son insu, pour sa gloire d'antan, l'originalité, ou comme le disait plus d'un, l'excentricité manifeste de ses mœurs et de ses allures, auraient alarmé, de prime abord, les habitudes réglées, les façons de vivre simplistes et timorées d'une maison bourgeoise. Des yeux moins accoutumés à la vie nocturne eussent mal compris l'attraction bizarre, qui l'enlevait de sa demeure, tous les soirs, ou peu s'en fallait et lui faisait battre le pavé avec sa meute[35] jusque longtemps après minuit, l'exposant à des surprises policières regrettables.

Quand la nuit étendait sur la ville son voile opaque, la nuit sans clair de lune, molle et confuse, elle s'enveloppait de son manteau et se glissait dans l'ombre des rues pointillée de lumières. Habillée de sombre, le visage couvert d'une double voilette et, d'ordinaire, suivie de ses deux chiens gras et sans beauté, elle allait, à petits pas. Des gens attardés dans leur marche entrevoyaient une femme aux apparences singulières, portant une robe à volants courts, de forme ancienne, et qui s'arrêtait à considérer avec une particulière insistance les fenêtres d'un appartement clos, inhabité peut-être. C'était Mme de Castiglione revoyant son ancien logis de la place Vendôme, où s'étaient écoulées tristement, après les jours radieux, les années désenchantées de sa vie. Mais, considérez plutôt sa silhouette errante : elle vague, le long des murailles, sans but apparent, livrée à ses indécises rêveries. Par hasard, elle presse l'allure vers une direction précise. Elle a songé, tout à coup, que le voyageur attendu de Normandie avait touché barre, ce matin, et qu'il était vraisemblablement descendu dans son hôtel. Sans tenir cure ni de l'heure ni de l'opportunité de la visite, elle fait bruit à la porte, réveille la maisonnée entière, et se fâche, après cela, contre la domesticité, qui la déteste.

Je la vois, dans une de ces échappées fantasques, pèlerinant par les chemins dont elle a l'habitude, — sous les arcades sonores de la rue de Castiglione et dans les rues les plus désertes avoisinant la place de la Concorde — différant, autant que le permet la faiblesse de son être maladif, l'obligation de réintégrer son domicile — le lieu qu'elle exècre et se refuse à quitter —, comptant les clous d'or de la voûte céleste, ou bien abaissant sa vue sur le trottoir vide de promeneurs autres qu'elle-même, stationnant inconsciente devant les réceptacles où gisent les détritus de l'existence collective de la journée, entamant des propos de désespoir avec les porte-crochets à la découverte[36] et se consolant avec ces humbles des déceptions répétées, que lui infligea la fréquentation des puissants.

De retour au logis, lasse de ses déambulations irraisonnées, elle laisse tomber sa vêture sombre et se dispose à prendre le repos nécessaire à son accablement physique ou moral. Mais le soleil matinal la reverra, déjà, les yeux ouverts, le crayon entre les doigts, préparant des rendez-vous hypothétiques, élaborant des projets sans solution certaine ; et, d'occasion, regrettant que l'ami, le confident de ses amertumes journalières, ne demeure pas tout près, pour la venir voir, à son petit lever de huit heures, recevoir ses doléances, échanger avec elle des réflexions sans indulgence sur la perversité humaine, et ne la quitter que tard, très tard, par exemple, lors de son grand coucher de minuit ou d'au delà ; d'ailleurs, jugeant fort naturelle cette manière de vivre sa vie, dont ses amis la reprennent et dont la valetaille s'amuse. Car, il commençait à s'en former une légende, bizarre ou pitoyable, selon le jour où il plaisait de s'en représenter la vision.

Ne trouvant plus d'intérêt à recommencer, chaque jour, de se coiffer, attifer, parer, pour quelques heures, ne pensant plus à y perdre des soins, qui devaient la contenter seule, elle en était arrivée, peu à peu, à en exagérer l'indifférence ; elle se négligeait. Souvent, en sa maison, elle s'enveloppait d'une unique robe de chambre en velours noir, ouaté de blanc, et ne jugeait plus nécessaire d'interposer entre le corps et le vêtement d'autre semblant de linge ou d'étoffe, qui lui pût être une gêne. Pour sortir, pour se mettre à l'abri de l'air et du froid, elle faisait monter, en guise de bas soyeux, jusqu'au plus haut de la jambe nue, des espèces de chausses de la même étoffe, intérieurement garnies d'hermine. Et c'était encore une de ses particularités, avec les autres.

§

Tout le malheur des hommes, a dit Pascal, vient de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Elle était bien au calme et bien close en son chez soi, loin des ambitions chimériques et des plaisirs décevants, mais n'en était pas plus heureuse, nous semble-t-il.

Les choses allaient au pire. Elle essayait, le disant, d'en égayer la note, vainement.

J'ai des ennuis, à me brûler la cervelle, si j'étais un homme faible ; mais je suis une forte femme, une femme aussi, à mes heures. Je me contente de pleurer, la nuit, de rager, le jour, et d'abandonner tout, jusqu'au plaisir d'écrire et de vous répondre, car, tu sais qu'écrire est ma seule consolation.

Cependant, son caractère s'aigrissait sous l'influence excitée de la maladie. On la sentait devenir atrabilaire. Elle avait la riposte agressive, le mot sans ménagement, l'accès hargneux, parfois ; elle annonçait des commencements de vieillesse lugubre.

Ses sorties du soir ne répondaient guère à des intentions divertissantes : théâtres, soirées, visites, mais la ramenaient en peu d'endroits, toujours les mêmes : par exemple chez le libraire anglais Galignani, ou chez ses confrères parisiens de la rue de Castiglione, Timotéi[37], Gateau, qui la connaissaient fort bien, ou dans le salon de lecture du Grand Hôtel, pour y revoir son confident, quand il y était de passage.

Ses idées se dérangeaient notablement. Il lui passait par la tête toutes sortes de visions inquiètes, qu'elle ne s'était pas connues jusqu'alors et qui la tenaient au logis, captive de ses craintes, cadenassée, verrouillée. Elle se figurait en butte à de sourdes persécutions. Des menées s'agitaient dans son ombre, dont elle se voyait l'objet suspect et menacé. Ses tendances chagrines s'aggravaient, de jour en jour.

Une inquiétude maladive effarait ses sens. Sous l'influence des vapeurs dont s'ennuageait son cerveau, elle poussait au noir les moindres faits et gestes résultant d'une fréquentation domiciliaire inévitable ; elle en étendait les dispositions soupçonneuses à tous ceux qui l'environnaient ou l'approchaient : domestiques, voisins, fournisseurs. Tous, des espions hostiles, des assassins, des voleurs.

Deux petits chiens roulés en boule, mal odorants et obèses et que, le soir, bizarrement attifée, frôlant les murs, elle conduisait elle-même dans la rue, étaient presque la seule compagnie quotidienne de l'ancienne favorite des Cours. Elle leur attribuait des qualités d'attachement tranquille et d'obscure fidélité, dont elle aurait cherché vainement à retrouver les signes en l'espèce humaine. Souvent elle répétait à son correspondant de Baromesnil, en lui faisant la grâce de l'exception, que plus elle avait connu les hommes et plus elle avait aimé les chiens. C'était l'opinion de ses heures moroses, bien différentes de ce qu'elle en pensait, à vingt ans.

Une défiance grossie d'appréhensions vagues la tenait en garde contre un chacun.

Pourtant, elle redoutait la solitude absolue comme un péril de mort. Dans le délire sombre qui la gagnait, dans les angoisses de sa manie de persécution, il lui fallait une compagnie, quelle qu'elle fût, pour apaiser ses alarmes. Hélas ! sur quel choix devait se rabattre, maintenant, celle qui avait refusé, jadis, à des demi-dieux le partage de sa couche ! Nous aurons, dans ses lettres, des détails vraiment inattendus de ce genre de cohabitations accidentelles inspirées par le caprice ou la peur.

Pendant les froids sommeils de l'hiver, comme la plupart de ceux et de celles qui dorment solitaires, elle avait adopté pour son usage, au lit, l'indispensable boule d'eau chaude, qui ranime et tient lieu de l'absent ou de l'absente. Mais, par l'une de ces mésaventures qui n'arrivaient qu'à elle, un soir, tandis qu'elle se déshabillait, il était advenu que son moine, son mari chaud, comme elle qualifiait plaisamment cet ustensile, avait roulé à terre et si malheureusement qu'il lui avait brisé un doigt de pied et nécessité une opération chirurgicale[38]. Depuis lors, elle en avait banni l'emploi. Et, pour y suppléer, n'ayant pas mieux dans le moment, elle avait recherché le côte à côte d'une humble ménagère, spécialement préposée aux servitudes de la loge[39]. Elle n'eut pas le choix, ce jour-là. D'amies femmes, elle n'en avait pas une et sa vierge, ainsi qu'elle baptisait sa domestique — fort coureuse, cette vierge — était retournée à l'école des hommes.

Quelles gens ! quel personnel !

Fallait-il qu'après avoir mêlé sa voix à celle d'interlocuteurs d'un rang si relevé, elle eût à subir de tels compagnonnages, et que, pour ne pas être seule, tout à fait seule, elle dût offrir un accueil familier, dans son intime, aux racontars de l'office !

Son cocher sans occupation, plus d'une fois, manquait au signal qu'elle s'apprêtait à lui faire ; non moins souvent sa vierge était ailleurs qu'au marché ou à la cuisine. Et, comme elle avait toujours une marotte, une lubie en tête, comme elle souffrait d'attendre, elle n'hésitait point à mettre en mouvement n'importe quel intermédiaire — tel un ouvrier fumiste, qu'elle avait honoré de sa confiance et couvert de sa protection, jusqu'à le faire monter sur le siège de la voiture, à côté dudit cocher, quand elle l'envoyait en course —, n'importe qui, pourvu que la lettre fût portée et la commission faite. Certaine fois, après dix heures du soir, n'avait-elle pas délégué à l'hôtel de son prince, sous un costume de déguisement — une espèce de tenue de bal produisant l'effet le plus comique sur l'être bizarre, qui s'en était revêtu —, une créature d'opéra-bouffe très vieille, passablement folle, et qui dut livrer un véritable combat pour pénétrer en ce temple illuminé ?... On y donnait une réception de gala[40].

§

Tout en elle procédait par sursauts. Son imagination sans règle n'allait qu'aux partis extrêmes ; encore aurait-elle voulu que chacun fût prêt à l'y servir. Ses derniers amis se hâtaient moins de répondre à ses appels, dont ils appréhendaient les suites déconcertantes. Le duc d'Aumale n'apparaissait que furtivement et rarement. Le duc de Chartres n'avait pas suspendu ses visites courtoises, inspirées d'un généreux souvenir ; pourtant, il les espaçait. Rothschild, ne se montrait plus, en personne ; il envoyait, parfois. Cléry attendait l'occasion d'être nécessaire, pour la préserver d'un faux pas en matière de procédure ou d'engagements financiers. Sans la délaisser positivement, Estancelin usait davantage des excuses de la distance. On n'était jamais pleinement tranquillisé, avec elle, sur la limite où s'arrêterait l'excès de sa fantaisie.

Au demeurant, elle s'embarrassait d'inquiétudes pour ses connaissances, non moins que pour elle-même. N'osant affronter les indiscrétions des murs, qui, comme nul n'en ignore, ont des oreilles, elle se croyait forcée de ne plus les recevoir chez elle. Bien encore lorsqu'elle pouvait disposer, à leur intention, d'un lieu de réunion amical et sûr, loin des curiosités subalternes, loin des intrigants, des espions, des échotiers sans scrupules ; excellente affaire, par exemple, lorsqu'il lui était loisible de les convoquer dans le cabinet de rédaction[41] de son docteur Janicot, un homme charmant au nom duquel la comtesse de Castiglione avait accolé, on ne sait pourquoi, un fâcheux sobriquet[42].

Mais elle n'en avait pas, chaque fois, à son désir, le libre usage. Alors, triste alternative ! Bientôt, déclarait-elle sur un ton demi-plaisant, elle en serait réduite aux rendez-vous des Parisiennes adultères : églises et chalets de nécessité. Tout comme les princes en exil, au palais Necessitades[43].

Derniers éclairs d'une gaîté de plume. A mesure que s'épaississait l'ombre sur ses jours, empirait son acrimonie. Malade de corps et d'âme elle traînait les heures, profondément aigrie contre les trahisons successives de sa destinée manquée ; elle languissait, mécontente de l'autrefois, irritée du présent, excédée de la tension continuelle de ses nerfs et des impressions du dehors, qui la rendaient plus fiévreuse et plus sensible ; car, elle avait pris en une aversion véritable la civilisation nouvelle, avec ses routes tapageuses et affairées, avec la ruée de ses automobiles faisant de chaque pas dans la rue une aventure de mort.

Du reste, n'avait-ce pas été son lot d'être toujours la victime désignée des coups du hasard : jeune mariée, veuve et vieille... sans le paraître ?[44] Dieu, le Diable, les prêtres et les logeurs — race de bandits — tout lui avait été hostile.

Tous ses désirs sont morts, toutes ses aspirations sont éteintes, son présent est éphémère et chanceux ; aucune attention personnelle ne lui vaudrait la peine d'y songer ; elle ne s'occuperait pas même de faire bouillir un œuf, si ce n'était la nécessité d'entretenir les ressorts de la machine, avant qu'ils ne se brisent complètement, et le besoin de réchauffer ses douleurs alitées, près des roses épineuses jonchant sa couche. Elle peut mourir, maintenant : elle n'a plus d'intérêt à se rappeler.

§

Sa santé avait subi des altérations profondes. Elle en compromettait les retours passagers, d'elle-même, comme à dessein, par ses façons anormales d'entendre et de pratiquer les soins qu'on doit à sa vie mortelle pour en prévenir ou pour en atténuer les maux.

Après avoir, en la merveilleuse harmonie de tout son être physique, inspiré l'idée la plus enviable qu'on pût se former d'une eucrasie parfaite, elle avait ressenti, prématurément, les effets du déclin de l'âge[45]. D'intimes chagrins, ses défaillances morales, ses infractions voulues aux saines réglementations de l'hygiène pure et simple, n'accélérèrent que trop vite la ruine successive de ses organes.

L'heure était arrivée où elle aurait à se débattre, presque sans trêve, contre les malaises de l'âme et les infirmités du corps. La souffrance s'était installée, à son chevet, ainsi qu'un hôte maussade et permanent. Force lui fut de cesser, à peu près, de sortir. Elle soulageait son mal à en parler, à en écrire d'abondance, à faire le détail pénible et enjoué, tout à la fois, de ses treize maladies chroniques, dont chacune était grave, suivant elle, et deux, au moins selon le médecin, mortelles.

Si les mondains de haute volée n'étaient plus qu'un souvenir de ses fréquentations, bien nombreuses, à présent, se faisaient, en son domicile attristé, les visites des hommes de l'art. Un interne, chaque soir, occupait une chambre voisine de la sienne, pour être à même de lui donner ses soins. Peu à peu, elle s'était faite à la pensée qu'elle ne rentrerait plus en la possession de ses facultés actives, qu'il lui faudrait se résigner à ne jamais recouvrer ses forces, demeurer au lit, de jour et de nuit, comme en son élément naturel[46], et n'entrevoir qu'une seule forme de délivrance : le repos du dernier sommeil. Plutôt disposée par l'habitude de la plainte à s'exagérer l'imminence de sa fin, elle n'avait pas à en redouter la fatale surprise : elle en avait l'esprit toujours occupé. A force d'évoquer la vision de la mort et de la regarder fixement, elle en avait revêtu le fantôme des aspects d'une personne familière. Elle n'arrêtait pas d'y songer avec une amertume adoucie, qui lui était devenue comme une accoutumance mélancolique n'enfermant en soi ni trouble ni angoisse. Elle semblait en désirer l'approche, ainsi que d'une amie secourable ; et, comme elle était assez encline à transporter chez autrui les impressions de tristesse, de désabusement, de lassitude suprême, dont elle était affectée, elle exhortait certains de ceux qui traînaient sur la terre, à sa connaissance, les restes d'une existence, désormais sans but, sans objet, de souhaiter aussi la terminaison rapide. Venez mourir ensemble, écrivait-elle à l'un d'eux, du ton le plus naturel et comme s'il se fût agi d'une invitation ordinaire.

Sa détresse morale et physique attendrissait, au dehors, de certaines âmes prévenues, qui ne la connaissaient qu'à travers d'autres âmes. L'un des rares, qui fussent encore les bienvenus dans ce logis en désordre — comme l'imagination de celle dont il était le refuge —, souvent parlait, écrivait d'elle à une sienne amie, femme de beaucoup d'esprit et de cœur. Elle ne voulait rien ignorer de ce qui, bon ou mauvais, concernait la comtesse. Elle interrogeait, de jour en jour, redemandant, sans cesse, des détails. Où en était l'état de sa pensée malade ? Quelle avait été sa dernière plainte ? Pourquoi l'avoir, l'autre jour, froissée d'un propos vif, blessée par une lettre, peut-être ? Elle souffrait. C'était assez pour qu'elle reçût de ses derniers visiteurs le peu de joie qui lui restât à goûter en ce monde.

Des amis lui conseillaient d'éloigner d'elle tant de sombres pressentiments, de s'entourer des soins bienfaisants que procurent le calme et la régularité des habitudes, de se mieux nourrir, de relever son moral, surtout, de se secouer. A quoi bon ? répliquait-elle ; et, avec une pointe de malice, comme elle en avait encore, par saillies, elle ajoutait qu'il n'était pas si facile, au reste, de se secouer, quand on était seule.

Puis, elle retournait à ses hantises mortuaires.

Que dis-je ! Elle y insistait si expressément dans ses lettres à des correspondants chargés d'années et soucieux de leurs propres malaises qu'ils ne pouvaient s'empêcher d'y voir comme un manque de goût. N'était-ce pas les rappeler de force à eux-mêmes, aux craintes de leur âge ou de leur santé, les contraindre à s'appesantir sur le sentiment de leurs personnelles misères et leur compter les heures, dont il leur était permis de jouir encore ?

Mais, elle n'abandonnait pas le sujet sans gaîté de ses préoccupations finales, élaborait à grandes lignes le texte de son étrange testament, où, volontairement, systématiquement, elle reniait des alliances de famille[47], qui existaient, en réalité, affirmait plus résolument que jamais son vouloir absolu de se supprimer tout entière dans la vie et dans l'au-delà de la vie, pour le futur comme pour le présent[48], et, de sa main fiévreuse, griffonnait les instructions les plus détaillées sur ce que devait être sa dernière vêture[49], ses obsèques et sa sépulture.

Par boutade, quelquefois, elle menaçait de s'en passer — la Seine étant si proche ! —, puisqu'il n'était pas en ses moyens de mourir en marbre et qu'on ne voudrait pas d'elle dans le champ de repos de son cher Passy. Surtout, elle tiendrait à s'en aller libre de toute reconnaissance et dans le calme. Pas de publicité : ni lettres, ni articles, ni biographies, aucun signe révélateur de son évanouissement dans l'éternelle nuit[50].

Elle se défendait, néanmoins, autant qu'il était possible de le faire, contre les progrès de la maladie ; elle ne repoussait ni les secours de la science, ni le réconfort d'une nourriture substantielle. Tout en déclarant ne rien manger, elle se suralimentait, comme on l'exigeait d'elle. Mais son amaigrissement rapide, depuis quelques mois, donnait à présager des conséquences funestes, dans un délai très court.

Elle n'avait pas voulu qu'on annonçât sa douloureuse fin. Ses obsèques devaient être anonymes, sans couronnes, sans fleurs, sans discours, presque sans assistance. Les derniers désirs de sa raison troublée ne furent que trop ponctuellement suivis. Ses fidèles étaient dispersés, Cléry était à Venise, les princes absents, les autres dans l'ignorance ou volontairement oublieux. Elle était morte presque subitement, entourée de quelques anciens serviteurs, notamment de la vieille Luisa Corsi, sa nourrice ; nul de ceux-là, accoutumés à sa domination, n'était dans le secret de ses ultimes pensées. Personne ne savait que faire, après qu'elle eut exhalé son dernier souffle. Cette femme, qui s'était enfoncée dans une retraite si profonde qu'on l'eût prise pour une apparition vivante en son cercueil, continuait, à leurs yeux, de vivre quoique morte. Ils respectaient son sommeil, comme figés. Il fallut à Me Guillaume Desouches, un ami de la veille, mais qu'on savait être son conseil, il lui fallut se dévouer, remplir sans aucune aide les tristes offices que ces terribles événements, d'habitude, imposent à la famille. Il dut se charger de tous les services, prendre toutes les décisions, conduire le deuil. Et quel deuil[51] ! Le duc de Vallombrosa, qui l'avait bien connue, très admirée, au temps de sa merveilleuse jeunesse et qu'elle appelait, par courtoisie, son cousin, quoiqu'il ne fût son parent que de très loin ou pas du tout, s'était trouvé presque seul, avec M. Meyrargues, dans le caveau de la Madeleine, à jeter l'eau bénite sur le cercueil de celle qui avait tenu une si grande place dans le monde des riches et des puissants. Si je n'avais pas été là pour accompagner ses tristes restes, écrivait-il à quelqu'un qui l'avait beaucoup aimée, il n'y aurait eu que des mercenaires !

Qu'allait-il advenir de la dépouille mortelle de celle qui avait fasciné les princes et les rois ? Où devrait-elle aller dormir son dernier sommeil ? Reposerait-elle à la Spezia ou à Paris ? Il en posait la question anxieuse, dans la même lettre imprégnée d'une mélancolie profonde[52]. Paris, qu'elle avait étonné, la garda. La sépulture fut tenue secrète. On n'éleva point à sa mémoire de fastueux cénotaphes. Mais une simple pierre de granit marqua la place de sa tombe. Plusieurs années après, nous nous faisions indiquer, à grand'peine, cette tombe inconnue[53], perdue dans la partie encore boisée du Père-Lachaise. Les caractères de l'inscription étaient effacés. On n'y voyait aucun ornement. Une simple et pauvre couronne de houx toute desséchée en parait la nudité froide.

Cruel et implacable retour des plus brillantes destinées...

 

 

 



[1] Entre France et Italie, je ne sais plus que choisir ; entre palais, villas, chaumières et champs, m'appartenant de naissance et ce bouge d'ici, de fatale attirance, quelle raison me fait hésiter ? Décidément, mon ancien hôtel de Passy était encore ma demeure la plus sûre. C'est peut-être là que je finirai seule, comme j'y ai jadis, vécu inconnue. (Lettres, DLXI.)

[2] Je n'aurais jamais dû quitter le palais Oldoïni, ni surtout le palais Bonaparte de mon grand-père, avec ses villas Borghèse, Lucques, Pise, Pietrasanta, ou encore ne pas abaisser le pont-levis du château de Castiglione e Castigliole (le Palais de Turin) ni du château monacal Stupinigi, où vit et meurt canonisée Clotilde de Savoie. (Lettres, CCXLV.)

[3] Lettres, DLXIV.

[4] Elle se l'était imaginé, nous disait la petite-nièce du maréchal Sébastiani et la femme d'un ancien préfet de la République, Mme Filippini Sébastiani, elle s'était figuré l'existence de ce château en Corse, sans doute parce que, là, se trouvait une maison Bonaparte, pour l'empereur et l'impératrice, parce que son ami Bacciochi y avait aussi la sienne et que la comtesse pensait se trouver chez elle en allant de l'une dans l'autre.

[5] J'ai repris mon procès d'expropriation, sous la protection royale et avec Crispi pour avocat. (Lettres, CLXXIV.)

[6] J'étais née dans le grand et pour le grand. Si vous aviez vu de vos propres yeux ces palais que vous vous figurez, sans doute, posés sur des nuages, et mes villas et mes terres à vassaux agenouillés pour le baisemain ! (Lettres, DLXI.)

[7] J'ai obtenu par Rothschild et Savoie (le roi Humbert) deux mois de sursis pour vente aux enchères. Les exécuteurs y perdent 90 pour cent ! (Lettres, CCVII.)

[8] J'ai reçu une lettre mystérieuse, à l'écriture grande, inconnue, portant l'adresse erronée d'une petite fille, qui, de son propre mouvement, à l'insu de ses parents, des avocats, à l'insu des huissiers qui devaient vendre, aujourd'hui, mes pauvres anciens meubles de famille, s'était dévouée pour moi. Elle s'était dit : Par Dieu et l'âme de mon père, je vais trouver un moyen moins triste, car, Nina m'a vu naître. Et ces vieilles peaux de justiciers ont cédé à cette fillette et accordé des délais. (Lettres, CCXXII.)

[9] Demain, on vend aux enchères l'argenterie, à la Spezia. Il me reste la Seine. (Lettres, CCCXII.)

[10] Il ne me faudrait que deux cent mille francs. J'ai, à ce propos, écrit à notre pauvre Roy de Bourse, pour qu'il rachète tout ferme et m'en laisse l'usufruit. (Lettres, CCLIV.)

[11] Et voilà comme quoi, concluait-elle en nous racontant l'incident, je n'ai pas les cinquante louis nécessaires pour la machine à écrire — elle avait toujours désiré un typewriter — et pas un radis pour la Spezia.

[12] Mon roi défaillant, hésitant, va être forcé de venir à ma montagne accompagné de ma reine, à la fin de ce mois. J'y serai pour les y recevoir chez moi ; car, ces hôtels c'est bon pour des rois en exil. (Lettres, CXCII.)

[13] De mes propriétés de la Spezia je ne tire rien. Tout passe en impôts, entretien et intérêts, sans compter la quantité de dettes à payer du marquis et de la marquise (Oldoïni), puis, l'entretien encore de la seconde femme portugaise et de cinq Spezines. (Lettres, CCCXVII.)

[14] Vous constaterez les héritages perdus et qu'elle a semés à ses courtisans. Ils pourraient bien me rendre ce qu'ils m'ont volé, à moi, qui ne lui ai jamais, vingt ans durant, fait la révérence, qui la voyais, tous les soirs, à Boulogne (propriété des Rothschild), sans la saluer. Quand elle arrivait, je me levais et j'allais me promener dans le parc ; puis, elle partie, je revenais. Je n'ai jamais consenti à dîner avec elle. Les vieux barons me le reprochaient (Gustave, Edmond, Alphonse de Rothschild), disant : Jamais nous ne pourrons vous en donner autant que cette vieille duchesse. (Lettres, CLXIV.)

[15] Ces biens surabondants, dont l'héritier naturel, pour des raisons morales que nous n'avons pas à creuser ici, avait refusé la plus grosse part, allèrent à des fondations charitables, aux princes d'Orléans unifiés en la personne du comte de Paris, à des musées, à d'autres destinations, jusqu'à ce qu'ils fussent totalement dispersés, aussitôt après la mort de la duchesse de Galliéra.

[16] Le titre du catalogue général offert au goût des amateurs était ainsi libellé : Catalogue de très beaux bijoux : IMPORTANT COLLIER DE CINQ RANGS DE PERLES, perles sur papier, parures, bracelets, broches, boutons d'oreilles, bagues, épingles en brillants et pierres de couleur ; bijoux de fantaisie, argenterie, éventails, objets de vitrine, dentelles, livres, souvenirs du Second Empire, tableaux, portraits, meubles, objets d'art, dont la vente aura lieu par suite du décès de MADAME LA COMTESSE DE CASTIGLIONE, Hôtel Drouot, salle n° 1, les mercredi 26, jeudi 27, vendredi 28, et samedi 29 juin 1901, à deux heures.

[17] Il était composé de 279 perles pesant ensemble 3.838 grains.

[18] Les services qu'elle rendit aussi dans les affaires d'Egypte, les combinaisons qui en résultèrent, les trois cent mille francs du vice-roi, qui devaient lui revenir : Il n'y a que la statue de Lesseps, qui le sait dit-elle quelque part. (Lettres, CCVII.)

[19] La comtesse avait eu à se louer, auparavant, de la particulière affection du baron et de la baronne James de Rothschild ; toujours étrange en ses allusions, elle parlait avec moins de gratitude de leur prétendue charitable fille. — Les vieux baron et baronne, mes protecteurs contre cette méchante, jalouse sœur de Gustave, mon favori d'alors, d'Alphonse et d'Édouard. (Lettres, CCVII.)

[20] Il ne manquerait plus pour couronner l'apothéose, que la fin d'Alphonse, et le coup de poignard probable à Humbert. (Lettres, CCVII.)

[21] Dans une autre de ses lettres, concernant le roi Humbert et sa compagne Marguerite, elle ne les juge ni l'un ni l'autre avec douceur : Rome m'élèverait des autels à la grecque, si je les arrêtais en leur débâcle, si je les repêchais (ceux de la maison de Savoie) de la noyade où s'étouffe la monarchie, tuée par ce fils ingrat, dur et ignorant. Ah ! si c'était le père, plus d'état de siège : le peuple à genoux. Mais celte Marguerite échoue toujours en tout. (Lettres, DCCLXL.)

[22] Je leur ai fait peine et pitié avec mes airs de grande dame misérable, avec mon voglio del non posso. Je touchais aux plus belles choses, mais je les lâchais aussitôt, en souriant tristement, comme à Dieppe, quand M. Georges (son enfant) criait : Pas ça Nina ! Nous ne pouvons pas. (Lettres, CCCLIV.)

[23] L'infirmier chargé de vin se morphinise, s'éthérise, devient fou, me maltraite. Il a fallu batailler, payer ses vols pour le mettre hors des murs. Je suis morte, mais vous ne le croirez que quand je serai enterrée. J'achèverai de mourir vite et bien avec ce qui me reste : trois sous pour le charbon et dix pour les fleurs. Et l'on médit d'aller à la montagne ! (Lettres, DXXXII.) Une autre fois, elle terminait ainsi l'un de ses relevés de comptes. Et le porte-monnaie est tombé mort à mes pieds, avec trente-neuf sous conservés dedans. (Lettres, CCCXXXII.) Elle exagérait le mauvais état de ses finances. Trente-neuf sous en poche, mais un million de bijoux et la valeur possible de deux millions en immeubles : ceci compensait cela.

[24] L'amie fidèle de l'orage a été porter, chez sa tante, tous ses bracelets. Quand viens-tu ? (Lettres, CCXVIII.) Mes moyens financiers ? Épuisés chez ma tante, à force de lui en fournir. (Lettres, CCCXXXII.)

[25] Elles n'étaient, peut-être, à son égard, que préventives du pire.

[26] Lettres, CCCLXV.

[27] Hier soir, à travers les deux trottoirs de la rue Cambon, à minuit, devant le fiacre, qui stationnait devant la grille, il m'a administré une volée de sottises, hurlant à tue-tête : Vous m'embêtez, je vous f... à la porte. (Lettres, DXXIII.)

[28] Il y avait des raccommodements, dont un reste de sa coquetterie faisait les frais :

En attendant, Balzac me fait la cour — sa femme est partie. Nous nous promenons, toutes les nuits, devant le... On nous observe. (Lettres, CCCXCX.)

[29] Un Russe, qui simplement avait loué un appartement au-dessus du sien, au troisième étage.

[30] Je suis malade, à cause des courants d'air causés par la porte de L'escalier et les fenêtres, qui restent ouvertes : ordre du propriétaire. Voilà pour le jour. J'ai, pour la nuit, le terrible Russe du dessus et ses femelles, qui hurlent, toussent, crachent, invectivent, devant ma porte, à mon lit, avec des valets de leur espèce. Tous me voudraient dehors ; ils me joueront, quelque nuit, un mauvais tour, personne ne voulant plus coucher ici, ni mes internes russes, ni mes amis, ni mon prêtre (elle hospitalisait, passagèrement, ce prêtre) ; car, nul n'a souci de s'exposer aux tribulations balzaciennes et autres. (Lettres, CCCCLXX.)

[31] Simplement, un restaurant de nuit. Aucune raison de force majeure ne l'y contraignait, pourtant. Peu de temps avant sa mort, des amis lui cherchaient un hôtel particulier, dans Paris, ou elle pût, calme et seule, se remettre de ses précédentes agitations.

[32] Je passe pour en être et ne peux recevoir ici ni femme, ni enfant, ni prêtre, ni même de médecin.

[33] Je me ruine et suis maltraitée ; sans la nourriture, j'ai payé dix-huit mille francs en un an. (Lettres, CCCCXIV.) Encore si elle pouvait compter sur le service ; mais comment la sert-on elle, madame de Castiglione !

Samedi midi : c'est l'heure à laquelle sonne, à ma porte, votre drôle de lettre. J'y réponds peu et mal, car mon esprit est occupé, en ce moment, le pauvre ! à ménager et fort préoccupé des moyens d'existence matériels qui se dérobent. Sans mes sonnettiers (ses visiteurs) je n'arriverais point, vraiment, à avoir à déjeuner, en ce même Paris, ou d'être servi convenablement est une chimère, pour moi, sauf au dîner des Orléans. C'est-à-dire, quand l'un ou l'autre des princes d'Orléans venait dîner avec elle, au Salon des Roses, voisin de sa chambre. (Lettres, CCCI.)

[34] Vous me parlez d'un petit appartement ensoleillé, où je recevrais mes amis, les vrais, en faisant accroire aux autres que je suis à Rome. C'est un rêve irréalisable. Un petit appartement avec tout ce que j'ai à Paris ! Risible. Ne savez-vous donc pas qu'avec celui de la colonne, j'en avais deux autres et le garde-meuble que j'ai encore. (Lettres, CCCXVIII).

[35] Si l'on ose ainsi parler de ses deux roquets minuscules et replets.

[36] Je devais sortir de cette maison, pour ne pas voir, pour ne pas entendre, pour respirer. Je restai dans la rue à regarder les étoiles filantes, passant et repassant devant le brigadier, qui dort sous les fenêtres d'Alphonse (de Rothschild). — Comtesse, je ne puis pas vous laisser là ni y rester, les sergents de ronde vous arrêteront et vous mèneront au poste. — Oui, vous avez raison, merci. Mais, comment rentrer ? Toute issue était fermée. Alors, ce fut une de ces nuits, comme j'en ai passé souvent à mesurer les boîtes du trottoir d'Alphonse et à faire jaser les chiffonniers. Que de castes méprisées sont inconnues ! (Lettres, CCCXVIII.)

Puis, sans transition, dans la même lettre, elle relate de personnels souvenirs sur la reine de Danemark, qui vient de mourir.

[37] Elle portait une véritable affection à Timotéi, qui nous montrait d'elle de curieuses dépêches ou lettres, envoyées d'Italie, au temps où elle organisa si merveilleusement tout le décor et tout le cérémonial du second mariage d'Amédée, duc d'Aoste.

[38] Clouée au lit pour amputation charcutière de mon deuxième doigt du pied gauche. L'effet d'un ridicule accident. La chute du lit et le choc de la boule d'eau bouillante, qui me sert de mari chaud. Et je devais aller à ma montagne pour affaires graves. Tant il est vrai qu'un moine peut changer la face du monde ! (Lettres, CCCXCVIII)

[39] Mais, sapristi ! pourquoi ne pas être monté ? La pipelette était avec moi, dans mon lit, quand son mari, le sourd mais non l'aveugle, m'apporta les journaux et les lettres. (Lettres, DXI.)

[40] C'était rue Jean-Goujon, chez le duc de Chartres.

Enfin, samedi 13, je profitai du passage de la fameuse vieille. Elle s'en allait au bal masqué, avec ses cent ans ; je lui jetai un court billet pour être remis au portier Goujon. Treize... qu'es aco ? C'est le mot de Marie-Antoinette voyant la charrette. La vieille a été reçue presque à coups de casse-tête par les sergents en sabre, qui lui voulurent barrer passage. Mais, se faufilant à travers illuminations, file de voitures, grilles ouvertes, cour fleurie et flamboyante, elle arriva, quand même, disant aux agents, sans se déconcerter : Vous tenez à savoir si je ne suis pas une mendiante déguisée ? Eh bien ! regardez comme on me reçoit à la conciergerie, et vous verrez à travers la grille si je suis connue, ici ; quant à ce que j'y viens faire, vous n'avez pas à le savoir. Et la voilà s'asseyant tranquille dans la loge où, pour toute garde, se trouve un gros chien blanc bien peigné, pomponné, enrubanné, qui se met à danser autour de la sybille. Ne vous étonnez pas, redit-elle aux sergots, je suis de la maison. Le chien va chercher le concierge et l'amène à la Loge. Il arrive, lui aussi, pomponné, poudré, en culotte bleue et rouge, galonnée d'argent ; il fait sa révérence à la vieille, la conduit courtoisement à l'intérieur, lui prend mon mot et la reconduit, à la barbe des agents collés à la grille, en criant : Place à cette vieille ! (Lettres, CCCXIV.)

[41] Je me demande ce que vous pouviez bien ou mal faire dans ce Paris, vous qui, autrefois, ne sortiez pas de notre canapé ? Aujourd'hui, rendez-vous, rue des Mathurins, 32, au Bulletin médical, où notre médicaille met un cabinet clos et chauffé à notre disposition. Nous y pourrons parler haut et bas sans crainte d'être écoutés comme en chambre d'hôtel. (Lettres, CCCLXV.)

[42] La Rosse.

[43] Allusion au palais de ce nom, qu'habitaient le duc et la duchesse de Montpensier, les nobles amis de son correspondant, à Lisboa, en Portugal, d'où justement le duc de Chartres, leur neveu, venait de lui écrire qu'il serait incessamment de retour à Paris.

[44] Sans le paraître ! Jusqu'au bout femme et coquette, elle s'était empressée d'ajouter ce correctif à ses lamentations.

[45] Janicot m'écrit d'aller chez lui, à Pougues, au moins deux à trois mois, me remplumer et manger, comme si c'était possible sans dents ! (Lettres, DLXXI.)

Plaisante opposition, je lis dans la même lettre : Mon toujours amoureux Saint-Amant, qui publie : France-Italie, ne m'y nomme, ni à tort ni à raison. Je vais lui administrer sa volée. (Ibid.)

[46] La consultation m'a condamnée. Je ne peux plus vivre. Je devrai avoir le courage de me tuer. Je ne dois plus bouger, pour rien. Lit médical, sous peine de paralysie des reins. Colonne vertébrale incurable. (Lettres, DX.)

[47] Sur l'une des pages de ce bizarre document, œuvre de déraison marquée en plus d'un endroit, et si curieuse, si impressionnante en d'autres places, elle avait écrit en grosses lettres, au crayon rouge :

Pas d'héritiers... Sans aucune famille, ni en France, ni en Italie, quoi qu'il y en ait de mêmes noms tout à fait étrangers, soit Oldoïni, Rapallini, Lamporecchi, de Castiglione, Caspigliole, Asinari, Verasis.

Elle avait oublié d'ajouter à la liste les Tribone, de Gênes, parents éloignés des Oldoïni, qui héritèrent de ses deux millions d'immeubles et bijoux, en vertu même de cette omission.

[48] A tous les exécuteurs mortuaires de mes derniers moments et de mes dernières volontés et les exécuteurs testamentaires de Paris et de la Montagne, à Spezia, en Italie, ainsi que d'autres personnes que je pourrai nommer, je fais recommander expressément de ne dire ni révéler quoi que ce soit aux questions des gens de loi, de parquet, de ministères, de rois, princes, ni d'amis, ni à tous délégués des futurs gouvernements français, empire ou royauté.

Je fais défense personnelle, en ma qualité de sujette italienne, appartenant à la cour du roi Humbert, au Préfet de police français lui-même et au Procureur de la République en personne, de toucher à rien, ni visiter, ni saisir, ni séquestrer, ni cacheter, éliminant et excluant de cette exécution immédiate le consul d'Italie Lucchesi Palli et tout ambassadeur, conseillers, secrétaires, employés aux gages de l'ambassade.

[49] Elle avait ordonné, pièce à pièce, l'ajustement qu'on lui mettrait dans le tombeau :

Chemise de nuit de Compiègne, 1857, batiste, dentelles et peignoir long rayé, velours noirs, peluche blanche (existant 14, rue Cambon) ; au cou, le collier de perles petite fille, neuf rangs, six rangs blanches et trois noires, collier habituel, que j'ai toujours porté, avec le sou troué au fermoir cristal, chiffre et couronne, que les habilleuses toutes connaissent ; aux bras nus et pendants, mes deux bracelets, un onyx perle, au centre, et un émail noir, étoile et brillants, qui sont ailleurs.

L'oreiller, qui sera dans le panier, d'ores et déjà par moi désigné et préparé, en parfait état, savoir en tapisserie point en croix, soie floche blanche doublé satin violet, avec quatre coins, bouquets de pensées brodés par mon fils enfant, au Café Anglais, à Paris, cordelière violette autour et quatre glands.

Et elle ajoute, pour ce qui concerne ses mignons regrettés :

Les deux chiens du 26 de la place Vendôme (empaillés) seront, pendant la nuit finale placés aux pieds, voulant être veillée par mes chiens morts, que je nommai Sandouga et Kasino, mon petit ; et les remettre en même place dans la bière, un sous chaque pied formant coussin. Auprès de mes mignons, je veux leur petite musique : la Vague, qui leur faisait danser la valse au 26 bis de la Colonne ; les désire habillés beau, robe d'hiver bleue et violette, à mes chiffres, à leurs noms et leurs colliers de fleurs roses et cyprès.

[50] Défense absolue à tous mes exécuteurs testamentaires, ainsi qu'à toutes personnes désignées de faire paraître renseignements de quoi que ce soit, à qui que ce soit, ni legs, ni souvenirs, ni écrits, ni distribution d'autographes, ni portraits. (Testament (brouillon olographe) de la comtesse de Castiglione.)

[51] Lettre privée, 27 juin 1901.

[52] Lettre privée, Paris, 8 déc. 1899.

[53] Aucun héritier ne m'a encore fait demander où la comtesse était inhumée. (Lettre privée de Me Guillaume Desouches, avoué de première instance, 27 juin 1901). Quel détail !