Napoléonienne et royaliste, selon les cas ou les personnes. — Commencement de relations avec la famille d'Orléans en général et le duc d'Aumale en particulier. — De quelle manière et à la suite de quelles circonstances, sous la Troisième République, la comtesse de Castiglione contribua au retour d'exil du prince Henri d'Orléans. — Les vastes projets et les grosses déceptions. — Plus près de terre ; dans l'intime. — Visite de prince ; dîners d'Altesses. — La haine jurée aux gants gris perle. — Presque jalouse de Léonide Leblanc. — Des médisances. — Brouilles et raccommodements. — Sentiment d'affection vraie qu'avait gardé au duc d'Aumale, malgré des blessures d'amour-propre, le cœur de Mme de Castiglione. — De l'oncle au neveu. — La fidèle amitié du duc de Chartres. — Une liaison sentimentale de plusieurs années. — Retour aux souvenirs impérialistes. — Jérôme Napoléon et Mme de Castiglione. — Fin d'amitiés princières. Au plus profond de ses sympathies avaient leur place anciennement gardée les princes de la maison d'Orléans. Elles s'étaient éveillées, dès avant l'Empire : le prince de Joinville l'avait connue, toute petite fille, les cheveux en boucles. Elles ne s'affaiblirent point, aussi longtemps que dura le régime napoléonien, et lui survécurent. Pendant et après, le duc d'Aumale garda envers elle le ton et les procédés d'une familiarité tendre. Quant au duc de Chartres, il fut aussi proche de son cœur qu'il est possible de l'être d'une femme dont la séduction vous enveloppa tout entier. Depuis la visite qu'elle rendit à Orléans-House, en 1857, visite pénétrée de charme et nuancée d'imprévu, tel un gracieux épisode de roman, Henri d'Orléans lui avait conservé d'elle le plus aimable souvenir. Malgré qu'il put être assez oublieux, il trouvait l'occasion fréquente de lui témoigner qu'il ne l'était pas, à son égard, en lui envoyant ses livres brochés[1], des fleurs, de délicats rappels d'amitié, des mémentos d'exil. Assez souvent des échanges de lettres rapprochaient leurs pensées. Ces rapports s'échauffèrent d'un intérêt plus actif, aux environs de la seconde rentrée du prince en France. Elle-même, et grâce au concours d'amis dévoués, principalement de Léon Cléry, avait fort contribué à rapprocher l'heure de ce retour. Circonstance inconnue et qui mérite bien qu'on la rapporte avec précision. Combien de temps, demandait-elle, un jour, tout à l'improviste, à maître Cléry, Son Altesse continuera-t-elle de promener sa mélancolie entre la place Sainte-Gudule et le marché aux Herbes ? Le lendemain, un banquet organisé sous la présidence de cet avocat célèbre réunissait l'Association des anciens élèves du collège Henri IV, le vieil établissement scolaire, où les princes d'Orléans avaient mêlé leurs jeux à ceux des autres enfants de la nation. Les réminiscences heureuses d'une lointaine et regrettée jeunesse refleurissaient à cette table fraternelle. On dîna bien et joyeusement. A la minute fatale des toasts, où les causeurs s'arrêtent pour laisser parler les orateurs, quelqu'un, et non des moindres de ceux-ci[2], posa la question : Pourquoi le duc d'Aumale, leur illustre condisciple, n'était-il pas, ce soir-là, assis au milieu d'eux ? L'objet de leur association ne se bornait pas à rejoindre, de loin en loin, des camaraderies dispersées, mais consistait surtout à s'entr'aider, à se prêter un soutien mutuel, dans les cas de souffrance matérielle ou de souffrance morale. Or, il y a bien des sortes de malheurs ; en dehors des détresses d'argent ! Le duc d'Aumale avait servi sa patrie de la plume et de l'épée, avec honneur, avec amour. Cependant, il languissait à l'étranger. Les rigueurs de l'exil pesaient de nouveau sur son front. Hier encore, le gouvernement avait rejeté la demande de l'Institut sollicitant que fût levée la sentence de bannissement. Cléry se leva et répondit. Il n'avait jamais vu le duc d'Aumale ; il n'était, donc, suspect de complaisance aucune ni de courtisanerie. Néanmoins, l'idée, que venait d'émettre Paul Robiquet, lui paraissait trop généreuse et trop juste pour qu'il ne s'en fit pas l'interprète auprès du pouvoir, si on lui en confiait la mission. Le comité l'en pria, sur-le-champ. Dès le lendemain, il obtenait audience de Carnot, président de la République, lui exposait l'objet de sa haute démarche et n'avait pas de peine à la lui rendre sympathique. Le Premier du Conseil était, à ce moment-là, Charles Floquet. Léon Cléry le connaissait de longue date. Ils s'étaient liés d'une affection durable, à l'époque de leur jeunesse, quand ils faisaient, côte à côte, leurs premières armes dans la carrière du barreau. Cléry -l'alla voir, au sortir du palais de l'Élysée. Sans doute, exprima Floquet, je suis convaincu, comme vous l'avait dit, tout à l'heure, M. Carnot, que le décret qui rappellerait le duc d'Aumale serait bien vu de tout le monde. Mais nous voici en pleine bataille boulangiste, et si je prenais un tel parti, on ne manquerait pas de crier sur les toits que nous cherchons un point d'appui à droite. Il faut attendre l'issue de cette crise. Nous y repenserons, dans huit jours. Le samedi 28 janvier, on représentait, au Théâtre Français, le drame romantique d'Alexandre Dumas, Henri III et sa cour. L'un des habitués de la Comédie, Léon Cléry n'aurait eu garde d'y manquer ; il s'y trouvait assis, non loin de Charles Floquet, le leader gouvernemental, très en évidence dans une première loge de face. Profitant d'un entr'acte, il aborde le Président du Conseil, lui rappelle leur conversation précédente, sa promesse, et dans la crainte d'un oubli de sa part lui propose d'y insister par une note écrite : Inutile, j'espère bien que, demain, Boulanger ne sera pas nommé et, dans une semaine, tout sera fait. Or, les choses ne se passèrent nullement de la façon qu'il les avait prévues. Le général à la barbe flavescente, le guerrier politique au cheval noir légendaire, emporta les votes de Paris ; et le cabinet, qui se croyait d'à-plomb, fut renversé. Dans l'entrefaite, Cléry revenait du Palais de Justice, songeant à l'instabilité des grandeurs républicaines. Une averse subite l'obligea de stationner, en chemin, sous la voûte du Carrousel. Quelqu'un passa près de lui et lui demanda : — N'avez-vous pas peur d'attraper des rhumatismes, par ce temps de pluie ? — Et vous, riposta Cléry, n'avez-vous pas peur d'attraper un portefeuille, par ce temps de crise ? Le portefeuille, en effet, tomba vingt-quatre heures plus tard entre les mains de ce passant, qui n'était autre que Tirard, appelé à recueillir la succession de Floquet, comme ministre de l'Intérieur et comme Président du Conseil. Ce fut le nouveau ministre qui eut l'honneur de signer le décret par lequel furent rouvertes au duc d'Aumale les portes de sa patrie et le bon esprit de répondre à Clemenceau, l'éternel opposant, lui reprochant d'avoir cédé aux injonctions des anciens partis : En fait d'anciens partis, je n'ai vu que les anciens élèves du collège Henri-IV. Aussitôt que Mme de Castiglione fut instruite de la bonne nouvelle, elle l'annonça à celles de ses connaissances, qui n'en avaient pas encore été touchées par les journaux, et s'en fit l'interprète avec cette franchise de termes, qui lui était coutumière. Comme elle n'approuvait pas le genre d'existence quelque peu abandonnée du prince, dans sa résidence de Bruxelles, c'est-à-dire des habitudes, des liaisons, des assujettissements de l'esprit et du corps qu'elle jugeait défavorables à sa santé, elle avait profité d'une aussi belle occasion pour en dire sa pensée tout rondement : Cléry qui m'aime à sa manière — politiquement — s'est offert le luxe[3] de faire rentrer l'hôte de Chantilly dans son lit de mort, et il a eu raison de le faire, car la vie de Bruxelles est une vie infecte et plus nuisible au prince que les coulisses de l'Opéra[4]. Cependant, le grand résultat était obtenu. Et si elle ne se réjouissait pas, outre mesure, qu'il eût regagné son fauteuil, sous l'auguste coupole — car elle n'aimait pas les académiciens, et, dans sa mentalité bizarre, elle n'arriva jamais à séparer l'image de cette élégante et grave société de la vision d'une confrérie de quarante eunuques, dont le duc d'Aumale lui semblait être le chef désigné, — il lui plaisait, au moins, de savoir que la distance des lieux s'était de beaucoup rapprochée entre elle et lui. Malgré des brouilles écrites et dont les causes étaient imputables au fantasque de son caractère, elle se rattachait à l'affection du duc, qu'elle espérait sincère et durable. Elle en avait reçu des assurances, des promesses. Une lettre autographe signée : Aumale, nous livra le secret, sans nous en révéler le sens, d'un amical contrat, d'une inscription particulière religieusement offerte et acceptée. Par-dessus tout, elle avait nourri dans son âme, pour l'en rendre l'objet, de hautes ambitions politiques. Supposant à son intermédiaire habituel entre le château des Condés et son appartement de la place Vendôme, lui supposant, dis-je, une force d'action sur le prince, qu'il était loin de posséder aussi complète elle avait rêvé de gouverner d'Aumale à travers lui. Plein d'une chaleur d'imagination, que les faits paraissaient justifier, ce confident de toutes les heures avait eu l'occasion, tant de fois, de se réclamer, devant elle, des amitiés d'enfance, qui l'attachaient à la maison d'Orléans par des racines indestructibles, de ses relations ininterrompues, en ces lieux, des services rendus, des preuves données, enfin de l'ascendant qu'il était en mesure, presque en droit d'exercer ! Sur ses traces s'était engagée, pleine de foi, la tumultueuse politicienne ; pour lui, pour elle, pour eux, elle avait envisagé les perspectives d'un grand rôle à jouer. Association heureuse et féconde, dont elle aurait été le souffle inspirateur ; le prince, avec le concours des plus intelligents, des plus actifs, avec la puissance de son nom, de ses influences toutes créées, n'aurait eu qu'à se laisser conduire[5], pour être le maître, pour régner ou, tout au moins, pour gouverner. Malheureusement, elle avait égaré son jugement à fonder la réalisation d'un si bel avenir sur le caractère du duc, qui se dérobait aux explications, ne faisait aucune promesse, n'encourageait aucun espoir formel, dont il aurait été l'objet ou le tributaire. Il n'était ni la nature molle par habitude ni le cheval ruadeur par accès[6] qu'elle pensa découvrir en lui, mais plutôt un chef indécis, défavorable à l'aventure, mesurant dans le calme les chances et les risques, et qui, de toutes manières, eût employé d'autres éléments pour agir, au cas où il en aurait eu la forte volonté. S'étant fait une habitude d'opinion de ne considérer son ami normand que comme un excellent compagnon de table et de chasse, malgré tant de preuves fournies de ses aptitudes militantes, il s'y cantonnait et n'en sortait point ; il recevait avec amitié ses lettres, laissait passer ses avis, entendait ses appels sans les écouter, ou, s'il y répondait, c'était avec une sorte de détachement lointain dont on devait, bon gré mal gré, se contenter. Mme de Castiglione n'était pas avertie, chaque fois, de ces résistances courtoises ou de ces désaveux formels. Elle persévérait en sa vision d'un sursum imprévu, magnifique. Que ne pouvait-elle l'en entretenir directement et autant de fois qu'elle en manifestait le désir ! Se faisant douce, aimable, priante, elle multipliait les invitations. La présence de son duc, qu'elle réclamait si fortement à Paris, elle eût voulu qu'il en favorisât aussi sa montagne, son domaine italien de la Spezia, digne encore de recevoir un tel hôte. Puisque Sa Hauteur et Sa Grâce projetait de se rendre à Zucco, pourquoi ne daignerait-elle pas s'arrêter sur la route de ses vignobles palermitains, parmi les vendanges spezines et recevoir, au palais Oldoïni, la modeste hospitalité de la padrona ? De mille façons elle s'ingéniait à le reprendre. Le duc espaçait trop ses visites. Que craignait-il ?[7] L'étiquette serait observée, ponctuelle, dans les formes d'usage, encore qu'il s'exposât à la trouver seule et peut-être au lit. Un jour qu'il s'était rendu à l'une de ses invitations plus pressante, ce fut, en effet, la tête sur l'oreiller qu'elle le reçut, malade un peu, sans l'être trop. Une femme de chambre l'avait annoncé, sous les apparences d'un long monsieur très bien, qui ne voulait pas dire son nom et qui, disait-il, s'était fait précéder par une lettre noire. C'était lui. D'un coup d'œil prompt la comtesse s'était rendue compte de l'état de sa chambre, légèrement en désordre, comme d'habitude ; et malgré que les glaces fussent devenues rares, autour d'elle, un miroir encore s'était trouvé à portée de 'sa main, pour l'avertir qu'elle n'était pas à son avantage, ce jour-là, et que son visage accusait les marques de ses dispositions chagrines. Mais, du même temps, elle avait pensé que l'occasion était de nature fugace et qu'il n'eût pas été sage à elle de la laisser s'envoler. Elle glissa sous son oreiller, soigneusement, une lettre qu'elle venait de crayonner, et, où, par un hasard qui se répétait assez souvent, elle parlait sur un ton plutôt cavalier de l'Oncle et de sa visite attendue[8]. Il entra donc, habillé de noir, cérémonieux et digne. Si digne et si calme qu'il paraîtra ne s'apercevoir point des conditions particulières de leur colloque, elle politiquant sous les couvertures, lui faisant de même, assis au chevet de celle qui fut la plus merveilleuse des créatures féminines et qui de ce prestige n'avait pas tout perdu. Pendant deux heures que dura l'entretien — elle en nota le détail avec impatience —, il ne déposa pas, une seule fois, son chapeau, et n'ôta point ses gants gris perle. Des gants qui causèrent beaucoup d'humeur à Mme de Castiglione, des gants dont elle raillera par des retours d'épigrammes fréquents dans ses lettres, la teinte neutre et froide[9]. De la haute retenue, du dandysme empesé, de la politesse morne et une parfaite indifférence, au physique, elle y voyait tout cela, rien que cela, et secrètement s'en dépitait. Était-ce bien le prince qu'elle connut, à Twickenham, en 1857, élégamment familier dans un négligé de velours bleu sombre ? Cruelle injure des temps ! Il était là, parlant d'une voix blanche, sans le moindre trouble ni seulement l'air distrait et, pas une minute, dans cette chambre anonyme, en cette femme couchée, déchevelée, la mine fiévreuse, il n'avait revu la Castiglione ! Certes, des démonstrations marquées n'eussent pas été de situation entre elle et lui, elle n'en eût pas demandé tant de son noble visiteur ; mais ne pouvoir pas déglacer cette âme de grand seigneur si placide en sa présence, elle en était d'autant plus mortifiée qu'elle le savait très facile à émouvoir, en compagnie de femme. On causa de Gambetta et de l'avenir de la République. En des phrases réticentes, Henri d'Orléans daigna faire entendre qu'il ne se serait point refusé aux honneurs et aux charges de la Présidence, mais qu'il n'aurait pas accepté d'y être porté différemment que par les suffrages libres de ses concitoyens[10]. Aucune visée ne se dégagea de l'entretien, hardie, prépondérante et qui donnât à comprendre la force invincible d'un caractère. On avait épuisé le sujet. Le prince se leva, salua et sortit, très raide, la laissant seule avec son rêve insatisfait et son âme blessée. Par une sorte de rancune, qu'elle ne s'expliquait pas et sans qu'elle eût entrevu, souhaité de cette rencontre, nous le répétons, rien d'intime ni de décisif, elle en garda contre le prince, l'ayant trouvé trop froid, du dépit où remuait un peu de colère. Un mois s'écoula sans qu'il eût demandé de ses nouvelles. On réveilla sa mémoire. Une lettre fut écrite à un tiers porteur, afin d'être mise sous ses yeux. En des termes impatients s'y traduisait le désir qu'on aurait de le revoir ; car, il n'avait pas à l'oublier, on l'aimait du fond du cœur. Il viendrait quand il voudrait, il serait reçu en Fils de France. Usant des figures de mots auxquelles se complaît, d'ordinaire, l'entendement des princes, elle lui redisait qu'elle n'avait pas renoncé à ses aspirations pour le triomphe de la maison d'Orléans et qu'elle trouverait l'homme nécessaire, s'il en était un. Puis, quittant sa chimère[11], elle le priait, captée, à l'avance, du plus vif intérêt, d'apporter avec lui, bientôt, le discours qu'il préparait pour l'Académie ; on le repenserait, on le revivrait à deux. Et, en son for intérieur, elle ajoutait qu'alors les lecteurs de France pourraient se dire : qu'il est donc adroit en paroles ce prince inutile dans l'action ! Elle finissait en le priant de ne tarder point mais de la prévenir, d'un mot, pour qu'elle le mît à l'abri d'une rencontre possible avec un Thiers, un Bonaparte ou quelque Bourbonneux. Il tardait. Elle s'en plaignit. Son cœur l'accusait d'avoir péché contre elle par défaut de mémoire. Il n'y avait pas si longtemps, cependant ! L'avait-il oublié, déjà ? S'il était rentré en France plus tôt qu'il n'en avait prévu la consolation, lui qui regardait l'exil comme le plus affligeant des maux, c'était bien par son aide, c'était par l'intervention adroite, qu'elle avait inspirée, stimulée ? La souvenance en était trop fugitive, en sa pensée, s'il jugeait qu'une carte de sa main, un merci bref et rapide comme celui qu'il avait adressé à Cléry, le dégageait de tous autres liens. Mais de tels sentiments, l'affection vraie, la reconnaissance durable, ont trop de peine à se loger en des âmes si hautes ! Au moindre prétexte se réchauffait son envie de dauber sur le cher duc. C'était à propos de rien ou de presque rien, une séance à l'Institut, un dîner à Chantilly, un déplacement, ou l'idée qu'il avait eue de transporter ses pénates parisiens dans l'appartement qu'avait occupé précédemment Rouher, un ancien ministre de l'Empire[12]. Son style perdait de plus en plus la notion du respect envers Son Altesse royale, le gentilhomme-né, le vaillant soldat, l'organisateur aux dons multiples, d'Aumale en un mot. Aussi, pourquoi n'avait-il pas agi, frappé, quand le fer était chaud ? Pourquoi n'était-il qu'un prince à la suite, au lieu d'être Président de la République ou roi ? Et puis le grief personnel, la visite aux yeux fermés, dont elle avait gardé le dépit sur le cœur, comme si elle n'eùt pas mérité plus d'attention éveillée de sa part, pour s'apercevoir tout au moins, que la double étoile bleue où scintillait son regard ne s'était pas éteinte, qu'elle avait encore les épaules belles et les traits purs ? Ayant l'humeur ainsi tournée, elle en était venue à se réjouir, presque, de toutes les petites médisances mondaines ou demi-mondaines, dont le duc d'Aumale avait à supporter les frais. La chronique parlée s'en donnait à bouche-que-veux-tu ; restée sensible à sa blessure d'amour-propre, la comtesse en ramassait les échos complaisamment. Passant vite d'une malicieuse remarque au sarcasme intentionnel, Mme de Castiglione, en ses nouvelles lettres, ne ménageait pas plus la vie intime de l'Oncle que son absence de vie publique. En savait-il quelque chose ? Ou simplement dédaignait-il ? Le vrai, c'est qu'il ne se remontrait point, se contentant de répondre par de courts billets évasifs aux rappels qu'on lui faisait tenir, quand même. Devrait-elle donc aller le chercher à Chantilly ? Autrefois, on l'engageait fort à y venir. Mais on avait perdu cette bonne habitude et rien n'indiquait qu'on eût envie de la reprendre[13]. Ne pouvant mieux, elle se retourna vers l'ami de Baromesnil. Estancelin se dévoua. S'emparant de la plume qui lui servait en ses jours de bataille avec les princes, tant aimés de lui, il prit feu ; sans sortir des formules de respect dont il ne se départissait jamais, il y mêla des allusions très claires, des critiques détournées, qu'on n'était pas en peine de comprendre, et des censures directes qui n'eurent pas l'heur de plaire, dans la maison des Condé. Le duc d'Aumale était rétif aux leçons imposées, et le faisait bien voir, en pareil cas, au ton de ses réponses, légèrement hautaines, bienveillamment dédaigneuses et spirituelles toujours, — comme celle-ci, une perle en son genre. Chantilly. Samedi. Mon cher ami, Je reçois votre lettre et, au rebours de ce que les Arabes ont l'habitude de dire, je vous déclare que je n'en ai pas compris le sens. Vous croyez que je n'aurais pas eu plaisir à vous voir, aujourd'hui, à Chantilly. Qui ai-je chargé de vous le dire ? Craignez-vous donc d'y trouver si mauvaise société ? Il est vrai, vous y auriez rencontré des députés de la droite, des sous-préfets en activité, des conseil- lers généraux réactionnaires. Vous savez tout ce qui se passe, m'écrivez-vous en soulignant. Vous êtes, parbleu ! bien habile et. je vous en fais mes compliments. Mais, qu'est-ce à dire ? De qui parlez-vous ? Des députés ? Des sénateurs ? Qu'ai-je à y voir ?... Mais, Est-ce à moi, s'il vous plaît, que ce discours s'adresse ? Dans ce cas, mon cher ami, je vous en préviens, quelque conte qu'on ait pu vous faire sur moi, on a étrangement abusé de votre crédulité. Je ne saisis pas vos allusions à mes misères, à mes rhumatismes, à mes fautes, étant décidé à tout prendre de bonne humeur avec vous et désirant rester Votre affectionné ami, HENRI D'ORLÉANS. Dans l'entrefaite, il s'était remis en frais pour apaiser Mme de Castiglione. Par un message à la comtesse, il lui avait annoncé qu'il aurait la grâce de lui présenter ses hommages, à jour fixe, accompagné de son neveu de Chartres. Au même instant défâchée, elle se promit de faire honneur dignement à ses hôtes et de les recevoir sous les armes, qui siéent à son sexe. Elle voudrait, à leur intention, s'enjoliver, se parer et revêtir l'un de ces atours brillants, que relevait de son charme la reine d'Étrurie[14]. Hélas ! elle s'y efforça vainement. Les princes lui manquèrent de parole, ce jour-là — ni l'un, ni l'autre, avoua-t-elle, en sa sincérité désolée, n'en ayant voulu. Lorsqu'ils se montrèrent, la semaine suivante, ce fut une surprise ; mais l'effet qu'on avait ambitionné de produire n'était pas allié à son adresse double. Les déceptions, du côté d'Aumale, se suivaient plus amères, chaque fois. Mme de Castiglione ne les supportait point d'une âme égale. Ses correspondances en trahissaient la trop vive impression, aux épigrammes redoublées qu'elle lançait contre l'auteur de ces involontaires piqûres. A la nouvelle d'un mariage projeté entre Henri d'Orléans et l'héritière d'une des premières maisons aristocratiques de France[15], elle ne tarissait pas de railleries sur les noces tardives de Son Altesse, appelant sur les futurs conjoints toutes les bénédictions du ciel et leur souhaitant, comme dans les contes de fées, d'avoir beaucoup d'enfants, — s'ils en étaient capables. Elle ne se calmait pas, avec le temps. Le duc d'Aumale n'aura plus, désormais, d'autres apparences ni d'autre valeur à ses yeux prévenus que celles d'un vieillard fragile, usé de corps et d'esprit. L'un de ses traits préférés sera de tourner en dérision par réminiscence, une pudeur, qui, au dire des amis et connaissances, n'était, cependant, point la vertu cardinale du prince. Une princesse d'amour émérite le retenait, alors, dans ses filets. Elle n'en fut pas la première avertie tout Paris le sut, en même temps qu'elle. Il est dans le blanc jusqu'au cou, s'écria-t-elle, et, avec une pointe de méchanceté, qui ne la rendait pas équitable envers le héros d'Afrique, elle ajoutait : Il y est publiquement, effrontément ; et fait preuve, pour la première fois, de hardiesse. A ce qu'elle assurait, on avait vu Sa Hauteur mal accompagnée de cette fille, l'étaler en des lieux publics[16]. Sur ce propos, elle se délectait à conter, crayon en main, une mésaventure, qui lui était arrivée récemment. Des railleurs eurent vent que le duc d'Aumale avait eu la fantaisie de descendre, le soir, dans un hôtel parisien et qu'il n'y était pas seul[17]. Toute la nuit, de mauvais plaisants s'en étaient allés frapper à leur porte, demandant au travers de la serrure, avec une grande politesse, si M. Rouher ne logeait pas là, s'excusant, ensuite de s'être trompés et se retirant, confondus, peinés, de les avoir dérangés dans leur conversation, par erreur. La liaison de Léonide Leblanc avec Henri d'Orléans, duc d'Aumale, avait été, comme nous J'avons exprimé dans un précédent ouvrage, en parlant de cette femme de théâtre, le grand événement, le lit de parade de sa carrière amoureuse. Adroite et calculatrice elle n'avait pas négligé de faire rendre à une aussi précieuse protection tout ce qu'elle en pouvait tirer d'avantages directs et indirects. Enfin, le prince s'était dégagé d'un tel servage contre une rançon de vingt-cinq mille francs de rente, sans reconquérir, toutefois, son indépendance complète. Il avait contracté d'autres liens d'un caractère plus digne, d'une essence plus relevée. Mme de Castiglione ne pardonnera pas davantage à la Dame des Champs, comme elle l'appelle par une déformation maligne de son véritable nom, d'en être le sympathique objet. Des empêchements fâcheux, des contraintes jalouses, à l'entendre, devaient encore venir de ce côté-là, s'opposant à la rencontre de leurs intelligences[18]. Et pour quelle raison ou plutôt quel prétexte ? Par quel vain motif vouloir tenir en laisse le pauvre vieux maître vieilli et hors de combat ? Ainsi, les mécomptes successifs de la comtesse de Castiglione lui suscitaient des appréciations rien moins que courtoises à l'égard du duc d'Aumale, sans qu'elle cessât de lui conserver, au tréfond d'elle-même, des sympathies indéracinables. Exagérations trop évidentes d'une âme déçue et dont les bouillonnements l'empêchaient de voir qu'il y eut autre chose, en lui, que des erreurs de conduite et une malheureuse irrésolution politique[19], mais qu'il exista, chez ce prince, des côtés de grandeur, d'abnégation, de patriotisme dignes d'une haute louange ; qu'il avait servi son pays avec éclat, avec honneur, et qu'il était excellemment Français par le cœur et par l'esprit. Mais, de peser, de raisonner, de compenser en son cerveau les éléments contradictoires d'un procès de personne, n'était pas le soin qui la pressait. Elle sentait uniquement sa blessure. Elle s'emportait contre l'auteur de son mal ; elle se dépouillait de toute indulgence, par accès, à l'égard d'un homme qui, disait-elle, n'avait su que juger les autres quand il aurait lui-même, eu tant besoin, de la grâce ; elle le rendait de tous points responsable de ses propres désenchantements. ***Ses sentiments étaient mieux à leur aise avec le duc de Chartres, qui ne lui marchandait ni les lettres ni les visites. Celui-ci, parce qu'il était le Neveu, c'est-à-dire le plus jeune, parce qu'il pratiquait des formes moins protocolaires, parce qu'il avait la mémoire plus sûre ou pour venir ou pour écrire, était, certes, le Préféré. Doucement et bien des fois ils s'entretinrent, elle et lui, dans l'entresol enténébré de la place Vendôme ou à la table du salon des Roses, aménagé, dans le café Voisin, près de sa chambre, pour les dîners d'Altesses. Comme elle le chérissait, alors ! Que ses réserves d'indulgence étaient larges pour sa canaille de Prince, son Robert le Fort doublement français, parce qu'il était vaillant d'abord, valant ensuite, et qui, sous le couvert de ses pèlerinages matrimoniaux à Paris, si souvent l'alla saluer en secret ! Il arrivera bien au duc de Chartres de débarquer en son hôtel de la rue Jean Goujon, sans avertir sa voisine, et pour des raisons qui n'allaient pas à l'adresse de Mme de Castiglione. Elle aura lieu de lui reprocher des courses légèrement vagabondes en des territoires défendus ; du moins, ne le prendra-t-elle jamais en défaut, quant à la constance d'une affection sincère et forte. Elle lui en délivrera le bon certificat, un jour de mai 1892 : Le colonel est fidèle en amitié, s'il est volage en amour, écrira-telle à son confident ordinaire. Surtout, il ne cessera point d'user envers elle de cette royale politesse, qui n'est pas l'apanage de tous les fils de roi, de ces délicates attentions, qu'elle avait perdu l'espoir de rencontrer chez ses amis les princes. C'est ainsi que, flattant une des obstinations de Mme de Castiglione, il n'aurait jamais omis de lui envoyer ponctuellement, le 13 de chaque mois, une sorte de lettre mémorative. La comtesse, qui avait étendu ses instincts de domination et de possession jusque sur la fuite des heures, avait adopté ce treize fatidique et mensuel ; et c'était la froisser sensiblement que de ne pas lui rendre, à cette date précise, hommage de fidélité. Il y eut des périodes d'empressement plus ou moins marqué chez le duc de Chartres, selon la chaleur des motifs qui le poussaient vers elle. Dans les cas pressés, il s'annonçait à la laconienne et sous un air de métaphore, dont Mme de Castiglione n'était pas longue à percer le sens. Par exemple, de quelque lieu éloigné, de Modane ou d'ailleurs, il lui adressait de courts billets tournés de la façon suivante : Samedi 13 vous me donnerez une leçon d'italien. Je suis en veine d'y travailler... On avait aussitôt compris la signification de cet ukase du colonel. C'est bref et hardi, remarquait la destinataire, d'ailleurs la mieux disposée du monde à encourager son penchant à l'étude. Une autre fois, il lui manifestait des regrets spirituellement exprimés sur ce qu'il ne pouvait aller, par le train le plus rapide, à Cannes, où, d'occurrence, se trouvaient en même temps la duchesse et la comtesse. Situation délicate, sans doute, mais dont il eût voulu se tirera son honneur, disait-il, pour y faire tout son devoir de mari et d'amant. D'habitude, la correspondance du duc était voilée de plus de réserve. Il savait être agréable à la comtesse en lui écrivant de ce qui le touchait personnellement, avec abandon et confiance ; il lui disait ses soucis, ses joies, ses espoirs ou ses appréhensions. Aux heures chaudes du renouveau monarchique, elle avait reçu de lui jusqu'à trois lettres en deux jours : Ah ! s'écriait-elle, à ce propos, s'il n'était pas tellement soucieux du droit d'aînesse français et étranger, s'il n'était pas si éteint, si étouffé, je répète que nous en verrions de belles ! Mais, dans notre cas, c'est comme s'il était gris-perle ! Leur sentimentale liaison était d'une nature calme, ordonnée, régulière, ce qui n'était pas le train ordinaire avec une Castiglione, si prompte à prendre feu pour ou contre. De brusques orages traversèrent, cependant, la tiède atmosphère de leur amitié tendre. Après sept années de pensées vécues à l'unisson, de près ou de loin, une contention brusque s'était élevée. C'était au sujet de je ne sais quelle sottise de femme, où se trouvaient mêlés les noms de la duchesse d'A...y, du duc de Chartres, de son fils Henri d'Orléans, dans l'imbroglio galant d'un séjour au Caire. Elle lui en avait adressé des représentations acerbes. Il avait riposté sur un ton sec, qu'on ne lui connaissait pas. Des mots fâcheux furent échangés. Il voulut prendre congé d'elle. En la quittant, il ne lui avait pas même accordé, en signe d'adieu, le moins qu'elle pùt attendre de lui : un baiser de comtesse sur le front, n'ayant pas droit à un baiser de duchesse sur les lèvres. Mécontent, blessé au vif, il avait pris son chapeau en main et s'était froidement dirigé vers la porte. Serait-ce vraiment la rupture ? La comtesse était assise dans un fauteuil, avec un tabouret à ses pieds, et le regardait l'abandonnant. Au moment de passer la porte, il eut peur de son geste, sentant bien que s'il la refermait derrière lui, dans un acte de colère, il ne voudrait pas rentrer ; alors, il avait comprimé les révoltes de son amour-propre, déposé sa rancune et son chapeau ; revenant sur ses pas, il alla droit au tabouret, s'y agenouilla... et y resta. Satisfaite de la manière dont leur querelle avait fini, Mme de Castiglione, le lendemain, en résumait l'issue dans cette réflexion appropriée : La fortune de Laffitte tint à une épingle. Celle d'une femme et d'un homme dépendit d'un tabouret. Mais, à l'envers de leur union d'âmes un mauvais pli était formé. Des brouilles se répétèrent pour une opposition de sentiment, pour un débat d'opinion, pour une dissidence politique indirectement survenue, pour moins que cela[20]. De menus froissements altéraient en détail le tendre et le sérieux de leur affection. Le duc ne manifestera plus la même diligence à entendre ses appels et à leur répondre : présent ! Elle s'en affligera plus qu'elle n'en sera piquée, ayant beaucoup rabattu de son ancienne superbe ; mais il lui faudra s'assujettira des insistances de plume, qui n'étaient pas nécessaires, en de meilleurs temps. Elle devra, pour le ramener à elle, de temps à autre, forcer les invitations ; que dis-je ! elle se croira, dans l'obligation de recourir à des complaisances excessives, comme d'envoyer au prince une boîte d'allumettes spéciales, afin de guider sa marche tâtonnante, parmi les ténèbres de ses escaliers et les détours de ses couloirs. Des tisons sans consistance et sans assez de chaleur, soupirait-elle mélancoliquement, pour rallumer son cœur éteint. Cependant, Robert d'Orléans avait ce cœur trop bien placé pour qu'il délaissât complètement, sur le déclin, la femme exceptionnelle d'intelligence et de beauté, qui lui était apparue, naguère, si entreprenante à la défense des intérêts de sa race et de sa maison. Il reviendra au logis en désarroi de la pauvre comtesse, soit qu'il en reprenne le chemin, seul, soit qu'il s'y montre accompagné de l'Oncle, selon des arrangements prévus d'avance ; car, c'était une ancienne habitude, chez Mme de Castiglione de sérier ses invitations intimes[21]. On redînera au salon des Roses. Il lui fixera, en outre, des rendez-vous de conversation, au dehors, afin qu'on pût se remémorer en marchant, côte à côte, à petits pas, de chers souvenirs. Tel jour, il lui avait annoncé qu'on se rencontrerait au pied de la colonne, à deux pas de son ancien appartement de la place Vendôme. Par quelle raison fut-elle empêchée, cette fois-là, de l'y rejoindre ? Le pauvre Chartres, mentionnait-elle, le lendemain, dut faire et refaire le tour du monument sans voir venir autre chose qu'une pluie foudroyante. Dans une autre occasion, des précautions mieux prises leur avaient permis de se retrouver unis et affectueux, comme par le passé. Elle était sortie rayonnante de cette entrevue et l'impression s'en était reflétée sur le style de sa lettre la plus rapprochée à l'éternel confident. Il est charmant, celui-là, il sait ôter, au moins, dans ses actes et ses paroles, ses gants gris d'étiquette. L'allusion était claire, mais quelle rancune tenace contre celui qui les avait gardés, à contre-temps, ces accessoires d'une toilette cérémonieuse ! Malheureusement, avec les années, la situation matérielle et morale de la comtesse s'était fort compliquée. De jour en jour elle se rendait plus incommode à la patience de ses amis par ses bizarreries accrues, par ses coups de tête, par les mélanges de grandeur et de vulgarité dont elle embarrassait sa quotidienne existence. Le duc de Chartres, sans avoir à se reprocher aucune défection positive, s'abandonnait, de moins en moins[22]. Il ménageait les démonstrations d'un sentiment, d'où s'étaient enfuis le calme et la régularité. Des témoignages plus vifs — il en avait la crainte assez justifiable — auraient eu pour conséquence des demandes de services trop réitérées, demandes jusqu'alors restées discrètes et sous-entendues, mais qui se fussent déclarées plus ouvertement, peut-être, en s'y sentant autorisées. Homme d'une prudence extrême, très d'Orléans, en pareille matière, il se garait contre l'un et l'autre périls : des charges à endosser, en cas d'acceptation de sa part, ou bien, en cas de refus, des répercussions d'ennui sérieux à prévoir, avec le caractère altier, tragique même et le moral déséquilibré de cette reine déchue. En un mot, il se tenait sur la réserve, tout en ne l'oubliant pas. C'est encore de Robert d'Orléans, duc de Chartres, que lui viendront quelques-unes de ses dernières et douces joies. Tantôt il lui enverra des gerbes superbes de roses, qui charmeront la femme en ravivant autour d'elle, pour un court moment, les impressions de sa jeunesse en fleur et de ses anciens rêves. Tantôt il lui fera parvenir quelque présent délicat et flatteur, comme le sera le portrait enrichi d'une dédicace sans pareille. Ainsi doublement attentif, il aura su rafraîchir mie amitié qui se desséchait et retremper dans une onde fortifiante l'orgueil meurtri de cette souveraine de beauté à laquelle, autrefois, tous faisaient cortège. § Mme de Castiglione était demeurée jusqu'au bout fort éclectique dans le choix et l'entretien de ses relations de haut étage. Si on l'avait vue, quand elle pensait entrevoir une résurrection de la monarchie, en France, seconder de ses interventions plus sincères qu'effectives les intérêts de la maison d'Orléans, elle n'avait rompu, ni avant ni après, avec les Bonaparte. Enfin, malgré qu'elle affectât de tenir en la dernière pitié, philosophiquement parlant, les grands de ce monde[23], c'était encore pour son amour-propre une satisfaction sensible que de se savoir rattachée par un léger lit à la branche aînée des Bourbons[24]. Elle laissait entendre qu'elle leur avait rendu d'appréciables services et que, soit pour eux, soit pour leurs défenseurs, elle avait secrètement bataillé. A tout prendre, le plus clair de ses sympathies anciennes retournait aux Napoléons. Les souvenirs de son premier âge viraient de ce côté-là. Son aïeul Lamporecchi n'avait-il pas été le tuteur du principal d'entre eux, le candidat-empereur ? N'avait-elle pas été l'enfant gâtée du groupe napoléonien, quand celui-ci résidait à Florence ? Le terrible Jérôme, l'éternel boudeur, dont elle ne connaissait, elle, que les sourires, s'était penché sur son berceau. Il n'avait cessé d'entretenir avec elle des rapports d'intimité confiante. A travers les jaseries écrites de la comtesse, il est souvent question de promenades et de déplacements menés de bon cœur en la compagnie du plus turbulent des Bonaparte. Jérôme a distrait sa solitude, c'est assez pour qu'elle lui prédise, ne serait-ce que par reconnaissance, son avènement au trône proche et certain. J'ai eu mon prince républicain, le mien de Dieppe ; et, comme Catherine de Médicis, parlant du Béarnais, je dis encore et toujours : Il régnera. Ce qui ne l'empêche pas de baptiser des petits Canisy[25] et de me suivre à Dieppe. Que d'échanges d'idées pour eux seuls, que d'appréciations rétrospectives sur les hommes et sur les femmes égayèrent leurs conversations orales ou par lettres ! Aussi Mme de Castiglione apprendra-t-elle avec une vraie douleur la disparition du prince. La nouvelle lui en était venue brusquement. Dans un hôtel de Rome, non loin de la chapelle, où repose la dépouille de la princesse Borghèse, et du palais où mourut aveugle, abandonnée, la veuve du grand empereur, s'était close, au mois de mars 1891, la destinée pleine d'incohérence de Jérôme Napoléon. Cette personnalité d'aventure, à qui la fortune refusa obstinément son heure historique, s'en était allée, enveloppée de mystère et d'étrangeté. Le prince Napoléon avait fini, comme la plupart de ceux de sa race voués à l'exil ou à une disparition précoce[26]. Sincèrement affligée de cette perte, la comtesse en avait d'autant plus ressenti l'atteinte qu'un véritable crève-cœur devait s'ajouter à ses regrets personnels. Par suite de dispositions testamentaires incomplètes, elle avait vu s'en aller aux mains de la trop sainte Clotilde et de la pas assez sainte Letizia, sa fille des souvenirs auxquels elle se savait des droits. Un autre allié des Napoléons, mais un allié lointain, secret, obscur, dont nous n'avons pas à déterminer ici, le secret originel, intéressera singulièrement, pendant les dernières années de sa vie, la nature affective de la comtesse de Castiglione. Il était jeune, savant et d'une complexion faible. Elle lui avait voué un attachement presque maternel. Les défaillances d'une santé, que menaçait la phtisie, avaient plusieurs fois, inspiré à ceux qui l'aimaient des alarmes inquiétantes. Dans une de ces phases critiques, presque mortelles, elle l'avait, momentanément, retenu chez elle, comme à portée de ses soins. On en eut connaissance dans les milieux impérialistes. Des visites s'étaient succédé nombreuses, à la place Vendôme. Ce fut une procession de pas et de visages, comme n en avait jamais tant vu cet appartement retiré : Le tout Paris,
écrivait-elle, alors, n'a fait que défiler ici. Qui
a voulu me voir, m'a vue, et même qui n'a pas voulu. Je suis restée parée et
frisée, jour et nuit ; et tous d'être ébahis de me voir belle et encore
jeune. Toutes les anciennes de l'Empire, vieilles et laides à faire peur. Il
m'en est morte, récemment, une de bien, la vicomtesse Lepic. L'impératrice, en partance pour le cap Martin, avait dépêché son fidèle Piétri, mais n'avait pas jugé à propos de figurer en personne auprès du jeune malade. Si seulement, insinuait la comtesse, elle avait eu la bonne, la généreuse pensée, l'ex-souveraine, de lui garder un coin de sa belle résidence, où se pût revivifier, sous l'azur d'un ciel radieux cette plante humaine, qui se mourait de langueur ! Le groupement impérialiste tenait assez de place dans l'amas étrangement confus des lettres de la comtesse, toujours sans dates et inclassables. En deux ou trois fois elle occupa sa correspondance de l'image d'un Bonaparte encore, un vrai prince, un membre de la grande famille, mais ce fut pour en parler sur un ton dénué de complaisance, presque amer. Elle l'avait trouvé dur, à l'enterrement de sa femme, qui lui avait apporté, rappelait-elle, de l'amour et quarante millions de dot. Des réflexions attristées étant venues à l'esprit de Mme de Castiglione, pendant les obsèques. Elle avait eu la surprise attristée de se voir bien seule, en cette église de Saint-Cloud. Où s'en étaient donc allés les chauds complimenteurs, les fervents amis, qui, peu de temps auparavant, se pressaient dans la nef trop étroite pour les contenir d'une opulente paroisse parisienne ? Le prince lui-même semblait absent de son deuil. Il abandonnait la main d'un air de mélancolie distraite aux quelques personnes qui l'entouraient, Paris ne s'était pas dérangé. Saint-Cloud avait paru trop loin. N'empêche, remarqua la comtesse, que l'allée des Acacias, qui en est le chemin, était, deux heures après, remplie d'élégants, en parade. Voilà Paris et les siens ! |
[1] Elle eût préféré qu'ils fussent reliés, à son chiffre.
[2] Paul Robiquet, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation.
[3] Luxe gratuit, en effet. C'est que vraiment le mobile de Cléry fut tout à fait désintéressé, qu'il n'attendait du service rendu qu'un merci cordial et que ce remerciement tarda même beaucoup plus qu'on aurait dû s'y attendre à lui venir de Chantilly. Cependant, il y fut déjeuner et le prince, qui avait à réparer, se montra charmant.
[4] Lettres, CCCLIV. Papiers inédits de Cléry.
[5] Il faut être deux pour cette grande œuvre ; le troisième n'aurait qu'à se laisser faire... Mais, si vous voulez agir... agissez vite... Il est, donc, juste temps. (Lettres, CXXXIII.)
[6] Vous seul, écrivait-elle à l'auteur des Derniers jours d'une monarchie, savez conduire un cheval ruadeur, sinon par la bride du moins par les oreilles. (Lettres, CXXXIII.)
[7] Le jour dépend de Dieu, la nuit dépend de Lui, ou plutôt d'Elle, puisque c'est une Altesse. Je ne pourrai dîner de longtemps ; mais il n'est pas nécessaire de souper pour se voir, et l'on peut se parler dans une chambre à coucher. C'est le devoir des rois de visiter les malades et le droit des princes ayant régné ou devant gouverner. Qu'il vienne donc jusqu'à cette chambre de malade, qu'il y vienne accompagné ; sans quoi il pourrait s'imaginer qu'on le reçoit sans bracelet. L'étiquette sera rigoureusement observée dans les moindres détails. Annoncez-lui tout cela, et s'il se décide, faites-moi connaître le jour où viendra cet agneau que je ne mangerai pas, car je serai au lit et Georgette... (sa domestique) à l'école des hommes.
[8] Entrez, dis-je, en posant mon crayon, en cachant nos pensées et tes paroles sous mon oreiller, bien certaine, hélas ! qu'il ne viendrait pas dessus les y découvrir. (Lettres, CXX.)
[9] A propos de Lui, il est revenu avec mon portrait, mais aussi avec ses gants gris et, de plus, en habit. (Lettres, CXXIX.)
[10] Il a parlé tout le temps politique, Gambetta, Roi. C'est ce qu'il voudrait être, mais élu, c'est moi, femme, qui vous le dis. (Lettres, CXX.)
[11] Elle eut beaucoup de peine à s'en détacher complètement. Très tard, elle écrivait, en des termes dénués de respect pour la personne d'un prince, qui méritait mieux :
Il est encore temps, bien qu'on ne me l'ait pas donné, au bon moment ; même maintenant, tout usé, tout impuissant qu'il soit, peut-être en pourrais-je encore faire quelque chose. Mais il faudrait : 1° le débarrasser de ce tas d'impotents, qui l'entourent ; 2° qu'il me connût, comme le duc de Chartres et, surtout, qu'il me vît à l'œuvre. Se voyant sur le trône, il ne nous prendrait plus pour des brouillons et ne verrait plus en vous un homme à femmes, à chasse et à esprit, en moi une femme à hommes et une excentrique. (Lettres, CCXXI.)
[12] Le duc d'Aumale a jeté ses lys d'or à la ferraille, il a vendu grilles, portes, fenêtres et crémones, quitté le faubourg Saint-Honoré et loué le nid de Rouher, d'où il a vue sur l'Elysée ; il pourra, de son lit, assister aux délibérations des conseillers de la Présidence. Son Altesse a décidément une passion malheureuse pour succéder. aux habitations des ministres impériaux. (Lettres, CCLXVII.)
[13] Il ne me reste donc qu'à aller le chercher et encore. Si on arrivait à le prendre, il ne se donnerait pas tout entier, à moins d'être gris, et il ne boit pas. A propos, je ne suis pas allée à la réception de ce Monsieur de France, qui ne m'invite plus chez lui, ce que le monde trouve étrange. Je vous engage, vous qui êtes son ami, de l'en instruire et souhaite que cette nouvelle leçon de son précepteur porte plus de fruit que les précédentes. (Lettres, CCXXV.)
[14] Pour paraître belle au maître, j'avais préparé des atours de cour tout neufs, tout frais, riches, jolis, seyant bien à mes airs de reine... d'Étrurie ! Et la toilette et la conversation d'Orléans sont restées vierges ! Parce qu'ils n'en ont pas voulu, ni l'oncle ni le neveu. (Lettres, CCLXXVI.)
[15] Enfin, il se marie, dit-on, avec une autre veuve. Je n'ai pas eu le temps de m'informer si c'était moi qu'on prétendait être sienne. Les journaux nomment Mme de L***. Que Dieu les ait en sa sainte garde ! (Lettres, CCXXIX).
[16] Lorsque, sœur de France, je cherche cet homme je ne le trouve pas. On le rencontre, par aventure, toujours de blanc vêtu (c'est-à-dire dans la société de Léonide Leblanc). Alors, il vous salue et passe. (Lettres, CCXXII.)
[17] Mais, je l'ai vu, moi, par ma fenêtre, si peu caché venir déjeuner chez Voisin, — lui qui ne veut pas être vu et ne va pas en ville ! Dites-lui donc adieu jusqu'à l'à revoir dans l'autre monde. (Lettres, CCII.)
[18] Je commence à croire que le Neveu avait raison de parier que l'Oncle ne me verrait pas, et cela, parce qu'il a peur de moi, parce que la Dame des Champs le lui défend. Elle a bien tort. Encore, s'il était jeune, mais dans ces conditions et hors de combat ! (Lettres, CC.)
[19] Ce qu'on entend dire de mal des gants gris est incroyable. Tout le monde a vu qu'il recule. J'en aurais attendu autre chose ; mais rien n'est possible avec un pareil caractère. et tout est impossible devant ce rien. (Lettres, CXXIII.)
[20] Vous ne savez donc pas, malheureux, que j'ai commis le crime de lèse-courtisanerie en adressant à Le Fort le Journal de Rouen, avec la lettre d'Estancelin, ce qui l'a autorisé à couper court à toute réponse, une manière, pour lui, de m'exprimer mécontentement et blâme. Je pourrai m'estimer bien forte, si, au hasard d'un de ses passages à vol d'oiseau, rue Jean-Goujon, il vient d'outre-mer, me pardonnant mon silence méritoire et expiatoire, battre de l'aile sous mes fenêtres. (Lettre à Estancelin, Correspondance générale, inédite, CXLIII.)
[21] Vous souvenez-vous, à Dieppe, d'un soir où je vous refusai à dîner, parce que mon cadet Chartres prit votre place et que vous vîntes, à dix heures. Je lui dis, alors en riant : — Monseigneur, je ne vous ai accordé que la permission de dix heures : elles sonnent (j'ai encore la pendule). Il faut vous en aller, parce que j'attends mon autre fils de France, l'ainé. J'ai bien voulu vous donner le pas sur lui pour diner ; mais, c'est lui, maintenant, qui soupera. (Lettres inédites, CXXXVI.)
[22] Dites bien au prince qu'il n'a rien à se reprocher à l'égard de la comtesse, qu'il ne doit pas regretter de ne pas lui avoir témoigné assez toute la tendresse, qu'il n'a cessé de ressentir pour elle. J'estime qu'il a été bien inspiré dans sa demi-réserve. Ce qui reste à faire, maintenant, c'est de la réhabiliter. à peu près, et surtout de prier pour elle. (Lettre de la comtesse de J*** au général E***, juin 1892.)
[23] Ah ! les princes, il faut toujours les pousser au bien ou les retenir du mal. Et c'est pour tout ce que j'ai subi et supporté d'eux (non toléré, ni admis) que je les déteste tous et si fort. Cependant les imbéciles et les jaloux m'auront toujours montrée faisant la cour et faisant la chasse aux princes. (Lettres, DLVIII.)
[24] Je vous ferai lire deux superbes lettres d'un Bourbon dévoué, qui a dû employer toutes menaces et violences pour arracher les papiers personnels d'un mort, coupable d'avoir aidé, soutenu un Roi. Il a fallu les faire voler par un amoureux et j'ai dû batailler moi-même. Car l'amour des femmes. (Lettres, CLII.)
[25] Canisy, enfants de la charmante comtesse de Canisy, familièrement appelée, dans l'entourage, Canisette.
[26] Eût-il été César ou Vitellius ? Il tenait des deux et du dernier, surtout. Il manqua d'être empereur de France et prince régnant à l'étranger ; il espéra dormir dans le lit de Napoléon Ier ; il faillit devenir roi de Hongrie. Sous la troisième République, il prétendit au rôle d'un Caïus Gracchus, qui triomphât à la fois des impuissances constitutionnelles et de la stérilité chronique des Parlements. Il avait de larges désirs, mais n'étreignit que des rêves ; il ne put saisir rien de plus que des lueurs de succès et de velléités de pouvoir. (Frédéric Loliée, La Vie d'une Impératrice, p. 390 et suivantes.)