Découragement profond. — La seconde vie de Mme de Castiglione. — En face de la colonne. — Trois bastions à franchir avant de pénétrer au cœur de la place. — Description d'un entresol parisien, tel qu'on en vit peu. — Comme au spectacle. — En regardant passer les événements de la rue. — Un retour d'attention publique autour de la personne et du nom de la comtesse de Castiglione. — A propos d'un changement de logis. — De la place Vendôme à la rue Cambon. — Amers regrets. — Comment elle en versait l'impression attristée dans ses lettres en ajoutant bien d'autres détails à celui-là. — Le caractère fantasque de sa correspondance et les destinations diverses de ce flot épistolaire. L'effondrement de l'orléanisme fut la dernière et la plus complète de ses désillusions de tête. La partie politique, où s'étaient engagés ses suprêmes espoirs, était décidément perdue. A quel objet précis rattacherait-elle, dorénavant, ses velléités d'entreprise pour une cause ou pour un prétendant ? On l'ignorait dans le personnel nouveau des gouvernants. Son ambition d'agir sur les autres et par les autres aurait cherché vainement où se reprendre. Ses derniers appuis s'étaient dérobés, impuissants. Les ressorts des aspirations glorieuses gisaient détendus, au fond de son âme sans direction. D'autre part, au contact de la vie, une observation douloureuse et restreinte l'avait conduite à une indifférence du monde, à un désabusement triste de la société, qui devaient, peu à peu, l'enfoncer dans une misanthropie sans remède. Puis, l'âge était venu. Si la beauté est indépendante des révolutions sociales, elle ne l'est pas de la marche du temps, qui les voit s'accomplir. Il n'en avait pas été, selon ses vœux, de garder inaltérables une opulente chevelure, des dents de nacre — l'une de ces perles avait été brisée, naguère, en des circonstances dramatiques —, et l'ovale parfait de son visage. Elle commençait à s'en apercevoir prématurément et cruellement. Ses amis demeuraient. Ses admirateurs se disséminaient. Aurait-elle entendu déjà sonner l'heure de la retraite ? Dans cette capitale, hier, la spectatrice de ses triomphes, ne serait-elle plus qu'une passante ignorée ? Ses yeux et sa pensée s'étaient reportés, comme une interrogation inquiète, vers la Sicile. Il y avait de cela dix ou douze ans, après la mort de son époux séparé d'elle, quand elle n'avait pas encore doublé le cap de la trentaine, alors que la noblesse des lignes et l'élégance des formes, qui faisaient l'incomparable attribut de sa gloire corporelle, avaient atteint leur plénitude et leur achèvement, elle aurait pu fixer son sort à Gênes, magnifiquement, et. par de nouveaux liens matrimoniaux s'unir à l'illustre famille des Doria. Cependant, elle écarta de son chemin cette perspective séduisante. Depuis, elle eut, plusieurs fois, l'envie de quitter Paris. Elle avait essayé de s'en détacher, soit qu'elle poussât une pointe en Angleterre, soit qu'elle partît en coup de vent pour l'Italie ; mais, ces échappées satisfaites, elle n'en avait eu que plus de hâte à revenir, laissant derrière soi, sans trop de regret, les terrasses aériennes de ses belles montagnes, les villas entourées de jardins, les eaux étincelantes. A quelles particulières raisons cédait-elle de préférer les séjours parisiens pleins de gênes et de dépendances relatives aux aises larges, à la liberté pleine dont elle aurait pu jouir, en son atmosphère véritable, à la Spezia, dans son palais Oldoïni ? On l'y rappelait, cependant[1]. N'aurait-elle pas goûté plus de douceur à bercer son dernier rêve sous le ciel de son pays, à l'ombre des grands arbres, qui l'avaient vu se jouer tout enfant ? Des désirs lui en revenaient à l'âme, mais de courte durée : Que je voudrais, soupirait-elle, revoir mon joli golfe et mes bâtiments, créés par Cavour, à l'instigation d'une parole de Napoléon III, écrite sur l'une de mes pierres ! Hélas ! quand elle l'avait revu, son joli golfe, la tentation d'y rester la quittait aussitôt. Ses accoutumances parisiennes l'avaient désitalianisée au point de lui faire prendre en grippe le langage de son pays natal[2]. Si elle n'avait pas eu à craindre de perdre, du même coup, sa pension royale, de restreindre d'autant ses ressources d'existence et d'être réduite, peut-être, à ne posséder plus une voiture fixe, elle aurait été jusqu'à demander sa naturalisation complète en terre de France. Mais des difficultés se fussent élevées ; elle aurait dû mettre en vente ses propriétés italiennes, entreprendre, à cette fin, une série de voyages coûteux, enfin se lancer dans le doute et l'aventure. Alors, elle s'était dit qu'elle ne pourrait jamais se résoudre à quitter cet infernal Paris, où l'enracinaient des attaches si fortes créées par l'habitude. Ses rues du quartier Vendôme, son remue-ménage quotidien, ses amis, ses médecins[3], sa langue française : tout l'y retenait. Cela me semblerait l'exil de manger le pain de mes blés de Cappucini, de boire le lait de mes vaches, le raisin de mes vignes, de brûler mes pins d'Isola, de consommer mon vinaigre et mon huile d'olive, de respirer mes camélias, mes violettes, mes pensées et mes roses. Je monterais peut-être dans mes cerisiers et je parerais, d'avance, mon tombeau. Mais... je m'ennuierais fort. Ici, je puis encore rassembler une cinquantaine d'amis. Là-bas, on viendrait me voir, la première année ; puis, plus rien : la mort. Il n'y a que la Cour où je suis bien en vue et où je serais, comme autrefois, bien reçue. Encore faudrait-il la suivre à Rome, puis, qui sait ? rentrer dans le cercle des compétitions vaniteuses et batailler. Je ne m'y résoudrais pas ; j'ai trop connu les luttes et les jalousies. Elle avait fixé ses doutes. Elle se riverait à la nécessité de vivre à Paris, toujours. Elle enfermerait jalousement dans une réclusion volontaire, que rompraient seules des visites désignées, ses souvenances heureuses ou mélancoliques et le culte de ses derniers attachements. Ce fut dans un entresol bas, au 26 de la place Vendôme, qu'elle espéra trouver les biens compensateurs, que réservent aux âmes désenchantées les sentiments discrets et le calme absolu. Elle s'y établit, le 1er janvier 1877, pour n'en sortir que longtemps après, par une volonté étrangère à la sienne, au mois de janvier 1894. Dès les débuts de son installation en cet endroit de Paris si passager, dans ce local nouveau choisi à souhait pour tout voir sans être vue, elle avait disposé les formes de son existence journalière de façon à s'y sentir très retirée, très abritée contre les curieux et les importuns. Avec son imagination italienne, aussitôt prête à couvrir les choses les plus simples des apparences du mystère, 'la comtesse avait toujours eu le goût d'embrouiller les serrures, c'est-à-dire de compliquer les difficultés d'approches, autour d'elle, en ses divers logis. Tel on nous montrait, dans un de ses anciens appartements de réserve, au 10 de la rue de Castiglione, le mécanisme de la porte montée sur pivot et qui, tournant sur elle-même, dérobait la vue du personnage entrant ou sortant. A la place Vendôme, une entrée particulière lui avait été ménagée, à la droite de l'immeuble. Mais, en quelles conditions de défense et de retirement ! On avait trois stations à faire, trois arrêts à subir, avant de toucher au but. Du dehors, le visiteur devait s'annoncer par un signe convenu — de préférence un sifflement — qu'elle saisissait fort bien, à travers ses volets clos. La porte cochère bâillait. On n'avait pas eu le temps de faire deux pas qu'on se heurtait contre une seconde porte rébarbative, blindée, qui défendait l'accès de l'escalier. Elle roulait sur ses gonds, après qu'on avait prononcé le Sésame de rigueur. Il ne restait plus qu'à monter les quelques marches, conduisant au palier de l'entresol, dépourvu de sonnette. Le mécanisme intérieur de la fermeture jouait sourdement. Enfin on avait passé le seuil si sévèrement gardé, tandis que les jappements aigus des deux petits chiens accueillaient le visiteur, comme un hôte de connaissance. Une antichambre étroite donnait sur un petit salon étouffé, dont les meubles représentaient un entassement confus de tables, de guéridons, d'étagères aux soies défraîchies, avec un divan au fond de la pièce. Les miroirs et les glaces avaient été proscrits de la maison : elle commençait à les craindre. En revanche, de nombreuses et chères images s'estompaient dans le vague, qui, le soir, aux lumières — quand s'avivait la lueur clignotante des bougies ou que se relevait la flamme du gaz ordinairement en veilleuse — lui renvoyaient des aspects plus riants. Sur les murs, apparaissaient diverses, toutes ces silhouettes et figures inspirées d'une même et unique ressemblance. Elle n'avait qu'à lever les yeux — à ces heures-là, du moins, car, pendant le jour, sous les grands rideaux épinglés aux fenêtres la pièce était noyée d'ombre — pour y reconnaître son fin visage, sa bouche d'une expression si à part, avec ce pli, au coin de la lèvre — la chute attristée du sourire —, sa main capricieuse semant des fleurs en guise de pierreries et ce corps ondoyant qu'elle avait façonné à tant de poses et d'attitudes. Les vitrines disant les choses du passé se rouvraient à sa fantaisie évocatrice. Elle se rappelait toutes les circonstances où elle avait revêtu, tantôt ce brocard somptueux, tantôt cette robe de satin ou de soie aux couleurs vives ou ces mousselines légères, qui seyaient si bien à l'aisance de sa démarche. De certains soirs, pour des intimes, pour sa pseudo-cousine Marie Walewska, pour son vieil ami Estancelin et le plus souvent pour elle seule, elle s'essayait à des réapparitions de l'ancien temps..., l'éclatante et brève période, quand elle était la favorite, ou, pour le dire plus justement, la reine de beauté. L'effet du contraste, sans qu'elle s'en rendît compte, était plutôt décevant et triste. Par ces velléités d'une résurrection chimérique, elle tentait une suprême illusion d'elle-même[4] ; mais un certain discernement délicat lui faussait compagnie dans le rajeunissement factice de ses charmes ; et l'on s'en apercevait trop bien. Singulière et soudaine, en chacun de ses mouvements d'âme ou de ses caprices de tête, elle voulait que les entours d'une personne changeassent avec l'état de ses sentiments : joie, plaisir, douleur. Depuis qu'elle avait perdu son fils, en la floraison des plus belles années, son fils mort loin d'elle, en Espagne ; depuis qu'un deuil profond habitait son cœur et son cerveau elle en avait imposé les aspects de tristesse à tout ce qui l'environnait. Quelle impression étrange, lorsque, sans en être averti, le visiteur pénétrait, pour la première fois, dans son salon de la place Vendôme ! Il n'avait rien de gai, ce salon, malgré des peintures entre les panneaux et des marbres sur les consoles. L'ensemble était d'un effet presque lugubre. Les meubles en bois noir se montraient recouverts de velours noir. Sur le plancher s'étendait un tapis de feutre noir, n'ayant pour en réchauffer la sombreur, que des parties de franges violettes. Le plafond blanc jetait une clarté sur ce noir, clarté bien imparfaite ; car, ce plafond encore était cerné d'une moulure au ton d'ébène. On avait froid en entrant... Mais elle, comtesse de Castiglione, trouvait que les choses était bien ainsi ; elle s'y plaisait, parce qu'elles s'adaptaient à la couleur de ses pensées. Pour remplir ses jours — car elle ne se glissait, guère, hors de ses murs qu'aux heures de nuit — elle correspondait d'une plume active avec les absents, recevait ses familiers, à leur date, ou, seule, elle songeait, brouillait des pages, à moins que, derrière sa fenêtre, elle ne regardât s'agiter la rue. § Si obstinément qu'elle se tînt enfermée chez elle, du matin au soir, il ne s'ensuivait pas qu'elle se fût, dès lors, murée dans un tombeau, demi-morte, insensible au restant de l'humanité respirante et agissante. Entre les lames de ses jalousies closes filtraient des clartés du dehors. Tantôt, derrière ses vitres, le regard perdu, la bouche douloureuse, elle recueillait avec mélancolie les images fuyantes du jour. Tantôt, ranimée, curieuse, amusée même, elle notait, comme d'un observatoire idéal, avec une attention aiguë, les bruits du trottoir en ce qu'ils avaient de parlant, de significatif. De sa loge grillée, elle assistait à tous les hasards mouvementés, à toutes les fêtes du populaire débordant jusqu'au centre, à tous les soubresauts de la grande ville. Régulièrement, s'imposaient à ses yeux, quoi qu'elle fit pour les en détacher, les réjouissances officielles et par ordre : drapeaux aux fenêtres, oriflammes tricolores claquant au vent, fleurs aux balcons, lumières électriques à profusion, verres de couleur innombrables, enveloppant la place Vendôme d'une parure de feu. D'autres fois — changement de spectacle ! —, elle pouvait, à son aise, compter les allées et venues princières dont l'hôtel Bristol est le tourne-bride aristocratique. Que de souvenirs instantanément réveillés de sa carrière des cours européennes ! Quelle matière offerte à ses réflexions, pour ne pas dire à ses regrets ! Elle reconnaissait des passants. Elle mettait des noms sur des visages. Souvent elle avait aperçu son vieil ami Galliffet, tournant la tête de son côté, appelant d'elle, en quelque sorte, un salut imaginaire qui répondît au sien militairement esquissé. D'autres figures connues d'elle, des physionomies anciennes de l'Empire, lui apparaissaient, d'aventure. Des détails, aussitôt, lui revenaient à la mémoire, des aperceptions furtives, mais si bizarres, si dépaysées, à cette distance de l'entourage impérial dispersé aux quatre vents du ciel 1 Ou, par contrastes, c'étaient à portée de son rayon visuel le flux et le reflux des événements publics dont l'asphalte parisien était le théâtre. Ainsi, en 1889, fut directement projetée sous son regard une étrange leçon d'histoire, lorsque se démenait en pleine rue la grande agitation révisionniste, dont le général Boulanger fut l'idole si promptement renversée ! Ses lettres en sont pleines. Il y eut, alors, pour elle, de beaux moments d'insomnie, quoiqu'elle en exprimât la plainte[5]. Puissamment intéressée, elle le fut, certes, aux espérances vite déçues d'une réaction militaire, dont l'un des premiers actes, après la victoire, eût été l'étranglement de la République. Aussi bien, quelle alerte, au camp des princes ! Voyez-les. Ils se hâtent, ils arrivent de tous les points de l'horizon, d'Espagne avec don Carlos, qui lance, au nom de la Légitimité, un vibrant manifeste signé sans hésitation : Votre Roy ; d'Égypte, avec le duc de Chartres, qui ne perd pas un instant ; avec l'aîné, qui lui aussi s'élance à fond de train, les poches remplies de manifestes. Opposition singulière et un peu bien imprévue dans la bagarre, les anarchistes font parler d'eux ; ils ont pris des à-comptes sur la révolution en défonçant des vitrines. Le branle-bas est en action partout, ou, pour le dire comme elle, plus familièrement, chacun s'apprête à profiter, d'une manière aussi large que possible, de cette limonade politique et financière. Il était temps qu'on changeât de main. La France, suivant elle, allait sombrer dans le marasme, avec ses journaux sans lecteurs, ses chansonniers à bout de rimes et ses illustrateurs à bout de dessins ; il y aurait, enfin, du nouveau ! La ville remuait. Quelle revanche sur l'ennui morne de cette démocratie sans gestes ! Les rues retentissent du cri des camelots, débitant, à grand renfort de voix, leur marchandise insane et vendant, par milliers, une chanson en vogue : les Voleurs, dont chacun des partis s'entremette la désignation injurieuse. Les nouvelles se précipitent, semant les impressions les plus diverses, selon l'état d'opinion de ceux qui le reçoivent. Le gouvernement résiste. Des troupes sont mises en mouvement. Saint-Lazare est barricadé, les services coupés. Sur la place Vendôme des pompes sont en arrêt, prêtes à voler au secours de l'Elysée menacé d'incendie, prêles aussi à rafraîchir de leur jet cinglant les cervelles trop échauffées. Le Congrès de Versailles est de retour, annonce-t-on. A la nouvelle du résultat des élections de la Présidence de la République, des rumeurs grondent par les rues. On parle d'une descente des Bellevillois ; on menace d'arracher à son fauteuil le président exécré du Sénat. Des vociférations contraires s'entrechoquent : Vive Boulanger ! A bas Ferry ! Une acclamation isolée se détache de ces clameurs : Vive Ferry ! s'est écrié un passant de bonne foi. C'était sous les fenêtres de la comtesse. Elle le vit, aussitôt, saisir par des mains brutales, qui l'accablèrent de coups, se le repassèrent des unes aux au très avec une égale douceur et finalement le rejetèrent, épave meurtrie, contre le mur de sa maison, où il s'effondra. Des épisodes lui resteront à noter pour le lendemain : du fracas dans la rue, des charges de cavalerie, l'arrestation de l'amazone rouge Louise Michel. Puis, tout s'était calmé. La comtesse avait été distraite de sa torpeur coutumière ; mais elle n'avait rien vu sortir, à son goût, de ce tumulte énorme. La situation des pouvoirs n'avait pas varié. Le flot populaire rentra dans son lit et Mme de Castiglione put gagner le sien plus péniblement que la veille et l'avant-veille, mais bien trompée sur ce qu'elle attendait de neuf. La marmite de Macbeth n'avait pas élaboré la belle révolution qu'elle espérait voir s'en dégager. La France restera républicaine et les petits chiens de la comtesse ne japperont plus avec autant d'inquiétude ; car, il convient de dire, pour être un historien complet, qu'ils supportèrent mal l'insurrection et ne fermèrent pas l'œil de deux jours[6]. ***Quelles que fussent ces agitations, bruissant non loin d'elle, un grand silence public continuait d'environner les actes et la personne de la fameuse comtesse. Son cercle, qui allait plutôt se rétrécissant, de jour en jour, et par sa volonté même, se composait d'amis très qualifiés, très vrais, mais d'une sélection bien restreinte. De loin en loin, au hasard d'un tableau de société dont la cour des Tuileries formait le cadre, ou par l'effet d'une chronique à réminiscences, hâtive, évaporée, on reparlait d'elle. Rarement était-ce à son avantage, ou comme elle aurait désiré qu'on le fit. Mais aucun signe ne perçait de l'impression qu'elle en avait pu recevoir. C'était, la consigne familiale qu'elle laissât tomber sans paraître voir ni savoir, et sans répondre. Son fils, attaché d'ambassade en Espagne et son père, le marquis d'Oldoïni, ambassadeur d'État à la cour de Portugal, l'avaient conjurée de ne pas entretenir la suite des reportages offensants ni d'attiser les vaines discussions autour de leur nom. Depuis un certain laps d'années la chronique parisienne semblait l'ignorer complètement. Par quelle indiscrète voie l'annonce se glissa-t-elle dans un journal que la silencieuse, la disparue, l'oubliée, venait de donner un signe de vie ? La célèbre Mme de Castiglione, dont on ne soupçonnait, plus l'existence, n'était pas si loin qu'on le pensait de la circulation parisienne, et même il était connu qu'elle allait changer de place : elle transplanterait ses pénates de la place Vendôme à la rue Cambon. Rien de si naturel ni de si simple. Cependant, ce menu fait s'amplifia, sans tarder, d'une importance singulière ; il s'enfla jusqu'à mesurer les proportions d'un événement. Une recrudescence étrange de curiosité se manifesta dans les gazettes écrites ou parlées. On remit à neuf d'anciennes histoires fort inexactement contées. A nouveau frissonnèrent devant les imaginations excitables les voiles transparents de la vierge de Tanit. Précieusement on ramassa dans les notes de Mlle Bouvet, mal inspirée, disait Mme de Castiglione, par le souvenir d'une légère offense qu'avait essayé de lui faire cette belle lectrice de l'impératrice ; on rhabilla des traits curieux en soi, mais dont on avait oublié — toujours d'après la comtesse — de contrôler l'exactitude. On ne savait guère que cela, et presque rien en sus. Mais toujours revenait la légende fausse, et si vivace, toujours réapparaissaient le costume diaphane de Salammbô, l'expulsion prétendue des Tuileries, les rendez-vous avec l'Empereur, les rivalités surgies entre l'impératrice et la favorite, des propos d'antichambre et seulement ces propos-là. De la manière diligente et sûre dont elle avait secondé les desseins de Cavour, de ses hautes relations internationales, de son intelligence exceptionnelle des langues étrangères, de sa pénétration d'esprit, de sa valeur morale, était-il question ? Nullement. On avait plutôt fait de resservir des anecdotes de contrebande, tombant on ne savait d'où et qui se casaient tant bien que mal dans les hasards de la mise en page. Les froissements qu'elle en ressentait au plus intime de son âme étaient encore avivés par les insinuations trop claires, qu'on y entremêlait, cruellement sur le soin qu'elle prenait, la charmeuse d'autrefois, à dérober aux yeux, désormais, sa vieillesse et sa laideur supposées. Telle feuille mondaine, considérée comme l'arbitre des élégances monarchiques avait laissé passer, tout à l'heure, un entrefilet de la sorte où, sous le prétexte de son déménagement, quelqu'un précisait les détails de cette déchéance. Pour le savoir l'avait-on vue ? La connaissait-on si bien ou plutôt si mal ? Était-ce là, d'ailleurs, des actes de plume honnêtes et dignes de la France, cette terre classique de la courtoisie et du bon goût ? Elle s'en plaignait amèrement, un soir d'avril 1892, où elle avait accueilli, chez elle, un écrivain de la grande presse, tout exprès pour qu'il répétât sa plainte publiquement et que, la chose une fois dite, on lui permît, enfin, de rentrer en son silence. N'avait-elle pas résolu de s'ensevelir vivante dans le deuil de ses joies passées et de ses espérances éteintes ? Et ne lui accorderait-on pas, au moins, cette suprême consolation, à laquelle aspirait toute son âme avec une triste ardeur ? Mais, elle avait beau protester. On s'occuperait d'elle encore, malgré elle. Pendant une série de jours, sa table fut surchargée d'un flot de lettres. Aux offres de service des interrogateurs à outrance s'étaient ajoutées celles des marchands, des revendeurs, offrant de lui acheter, qui ses bijoux, qui ses éventails, qui ses ombrelles. Des amateurs plus exigeants sollicitaient des souvenirs, de l'espèce de ceux qu'on dit être sans prix et que, par conséquent, on s'abstient de payer. Enfin ces importuns la laissèrent en repos. Tant de bruit mené autour d'un fait-divers s'apaisa. Fort heureusement ; car, son logeur effaré de tout ce tapage, ne consentait plus à recevoir une femme plus difficile à garder qu'un magistrat. Le calme revint autour de la belle survivante de l'ancienne société. Elle put réinstaller ses meubles, comme il lui convint, à son aise et tranquillement. § Ce n'était point sans d'intimes regrets qu'elle cédait à l'obligation de quitter un appartement, où elle avait longuement revécu, dans le calme de la pensée, les heures triomphantes de sa vie. Elle était femme d'habitude ; malgré les pointes fantasques de ses goûts brouillés et de sa cervelle à la dérive, elle se détachait malaisément des endroits où elle avait mis son empreinte, où elle savait qu'elle laisserait derrière elle, en les abandonnant, une partie de son âme. Tout ignorée, toute cachée qu'elle voulût être en son coin sombre, pendant dix-sept ans Mme de Castiglione s'était vue comme au balcon de Paris. Cruel lui sera le jour, où des transformations matérielles de l'immeuble, l'exhaussement des étages et le changement de maître[7] la forceront à déserter son entresol poudreux[8] de la place Vendôme, sa colonne, comme elle aimait à dire, pour s'ensevelir vivante dans le logis de la rue Cambon. Alors, il lui semblera n'entendre plus que de vagues échos de cette vie extérieure, qui l'intéressait tant, sans qu'elle y participât. Mélancoliquement, elle en traduira l'impression, un jour de Mardi Gras, que, se trouvant seule, dans une chambre sans souvenirs, lui parviendront assourdis, lointains, les bruits de cette demi-fête, où les gens de Paris se donnent tant de mal pour avoir l'air de s'amuser[9]. A chaque instant, elle se lamentera de n'être plus sur sa place, encore moins à sa place, entre de hauts murs cellulaires, lui volant jusqu'aux rais de soleil, qui filtraient à travers ses volets fermés. Uniquement lui demeurait la ressource de s'en plaindre, quoiqu'elle ne tentât aucun mouvement pour s'abriter ailleurs. C'était un genre de compensation, dont elle ne se privait point ; elle en ajoutait le détail journalier à tous ceux dont elle remplissait son inlassable commerce de lettres. Car, elle avait le crayon singulièrement actif : nous ne disons pas la plume, dont elle ne se servait presque jamais. Ce crayon diligent n'arrêtait pas entre ses doigts, sous la poussée de son imagination tumultueuse. La fréquence et la variété de ses conversations épistolaires lui rendaient plus aisé l'oubli du monde. Écrire, en n'importe quel sens, droit ou inverse, raisonnable ou déraisonnable, c'était sa passion, sa manie. Rien ne l'en empêchait, ni les maladies, ni les contretemps, ni la conscience, souvent, de l'inutilité de la chose. Mais, la voilà bien, cette avalanche de lettres, qu'un coup de fortune a rabattues sur ma table de travail, pour s'y fondre en éléments d'analyse : l'analyse d'une âme de femme peu ordinaire. Voilà bien cette écriture haute, impérieuse, zébrée de lignes, dans toutes les directions, où les mots jetés les uns contre les autres chevauchent les idées en un pêle-mêle de signes à peu près indébrouillable. Ceux qu'elle en accablait, affectueusement, avaient perdu l'habitude d'y chercher, d'une manière soutenue, l'équilibre du jugement et de la logique, la suite régulière des conceptions et des images. Mais des étrangetés en foule, des prodigalités de synonymes et d'épithètes, assemblés à la diable ou plutôt au hasard de la similitude des sons, de l'agitation, de la fièvre, un peu partout : ils étaient sûrs, d'avance, qu'on en leur servirait de toutes les sortes et de toutes les couleurs. Passer d'un sujet à un autre, sans crier gare, partir sur un beau mouvement pour l'arrêter net et tourner court, avant que la phrase soit finie, se jeter, à tout moment, par des chemins de traverse dans les broussailles de la digression[10], se griser d'homophonies verbales, sans concordance ni liaison : ils la reconnaissaient bien à sa manière. Mais elle n'y prenait pas garde et ne se souciait aucunement de ramener à leur place, ces fuites d'idées. Que lui faisaient les éclaboussures des mots ? Elle n'adressait pas ses confidences à la postérité. Au contraire, elle recommandait expressément qu'on les lui renvoyât, et que, surtout, on n'eût point la mauvaise inspiration de les livrer au public, de son vivant ou après sa mort, sentant bien qu'avec leurs sous-entendus déconcertants, leurs rappels énigmatiques[11], les encombres de mille espèces dont elle embarrassait ses phrases, et les irrégularités sans nombre d'une forme aussi désordonnée, elles ne seraient offrables et citables que par miettes. Elle jetait ses impressions, ses cris ou ses plaintes, à l'abandon, comme elle en avait le sentiment successif, pour soulager son humeur, calmer ses rancunes ou contenter son cœur. Tant mieux si, au travers de tout cela, pointaient des trouvailles de mots inattendues, si, de ces pages confuses se dégageaient des traits vifs et colorés, des saillies ou des épigrammes dont la chance avait le mérite, et de ces termes expressifs, dont elle avait le jaillissement spontané ! Le hasard, disons-nous, — avait travaillé pour elle. Des prévisions d'une justesse surprenante, des éclaircies lumineuses perçaient, tout à coup, les obscurités de cette imagination divergente. Ses idées, ses songes, ses souvenirs, elle les dépeignait pour qu'on les aimât en elle. Ah ! si les concours qu'elle avait été en droit d'attendre n'avaient pas défailli, elle aurait conduit à son but tel large dessein, elle aurait vu le succès couronner telle entreprise aux répercussions lointaines. Mais, on ne lui avait pas prêté main-forte, on n'avait pas tenu la parole donnée, rempli les promesses faites. Le cœur de l'Élu avait vacillé. La politique à l'ordre du jour fournissait quelque matière occasionnelle à ses réflexions, mais le moins souvent possible, les jours de pluie. C'était pour tourner au pire les conjectures sans gaieté, que lui inspirait la montée triomphante du radicalisme[12]. De temps à autre, elle ramenait sa pensée vers sa patrie d'origine ; avec une rare clairvoyance, elle pronostiquait les événements prochains auxquels étaient désignés l'Italie et son roi. Mais, elle se reprenait vite aux questions personnelles ; elle revenait aux circonstances de son voisinage direct, qui la touchaient davantage, elle et les siens. Son amitié s'était gardée constante à quelques-uns, dont elle était sûre, fussent-ils éloignés d'elle par la distance ou par des raisons dont elle ne leur demandait pas compte. Venait-elle à être informée d'une circonstance heureuse ou douloureuse de leur vie, très à propos elle faisait un signe à leur mémoire et leur rappelait qu'ils avaient conservé la bonne place de jadis dans un coin de son cœur. Ainsi le duc de Vallombrosa, qui avait assisté à son mariage et qui en avait gardé au fond des yeux l'impression éblouie, mais qui, depuis longtemps, ne la voyait plus, malgré la proximité de leurs habitations parisiennes, recevait, souvent, de sa main, des lettres longues où l'occasion présente ressuscitait le passé. Le flot régulier de sa correspondance allait à ses fidèles de toujours ; il coulait abondamment pour ses princes, pour le châtelain de Baromesnil, pour Cléry, pour ses rares visiteurs, ses habitués. Elle se donnait là tout entière. Les amis de la comtesse. Puisque nous les signalons en groupe, ne trouvons-nous pas qu'il serait temps de les connaître plus intimement, dans le détail de leurs relations avec la belle politicienne des Tuileries, devenue la solitaire découragée de la place Vendôme et du café Voisin ? |
[1] On me réclame, maintenant, à la Spezia : paysans, peuple, affairistes, municipalistes désirant utiliser la gloire de leur payse, — che Italia feci, — pour être la présidente fondatrice et bienfaitrice d'un tas d'œuvres marquantes. (Lettres, CCXVIII.)
[2] Je déteste, en vérité, cette nouvelle tour de Babel appelée italien, que je ne sais plus écrire. Ils m'irritent avec leurs z, leurs g, leurs u. Ça m'attaque les nerfs. (Lettres, CCCLVII.)
[3] Des internes, qui devinrent, dans la suite, des médecins réputés, tels que le professeur Pierre Sebileau et le docteur Hugenschmidt, d'autres déjà consacrés par la pratique, comme Janicot et divers. Leurs visites étaient fréquentes et leurs soins réguliers, à son chevet, pendant les dernières années.
[4] Henri de Regnier.
[5] Nous sommes tous les trois malades (elle et ses deux chiens) de cette surexcitation folle de la rue. (Lettres, CXII.)
[6] Sommeil nul. Quelle nuit ! Jusqu'à deux heures une foule hurlante, des pompes, des charges de cavalerie, des arrestations. On craint beaucoup la journée du 3 décembre, soit que Ferry reste, soit qu'il s'en aille. Mes petits chiens sont de plus en plus énervés. (Lettres, CXIII.)
[7] Le joaillier Boucheron, dont les magasins occupent encore le rez-de-chaussée, s'en était rendu possesseur. On avait fait offrira la comtesse de Castiglione trente ou quarante mille francs pour qu'elle acceptât de rendre le logement libre avant l'expiration de son bail, mais elle ne s'était résignée à en sortir que lorsqu'il ne lui avait plus été permis légalement d'y rester.
[8] Il fallait avoir l'habitude indulgente de cet appartement privé d'air et de soins. Sur les meubles s'alourdissait la poussière. Des senteurs ambiguës, des relents pénibles à l'odorat, où dominait l'émanation canine, viciaient l'atmosphère de ces chambres continuellement closes. Après son départ, rue Cambon, la première pensée fut d'y faire pénétrer à flots la lumière et l'air, qui en avaient été presque bannis. Les volets chancis, vermoulus, se brisèrent sous la poussée.
[9] Il pleut, du ciel et de la terre ; car, il y faut comprendre la pluie des confettis, devenus à la mode en ce Paris, où tous peinent et s'efforcent à faire semblant de s'amuser. Moi je ne vois plus rien des plaisirs de la rue, depuis que j'habite dans cette basse-cour. (Lettres, CCCLXIII.)
[10] Elle ne s'en doutait guère, Mm de Castiglione ; elle ne connaissait ni le nom, ni la chose ; mais elle était possédée de cette maladie du style, dite écholalie, plus commune qu'on ne pense chez les écrivains d'occasion ou de métier. Un vigoureux penseur, Max Nordau en a retracé curieusement les symptômes et les effets chez un des originaux de sa galerie : Nietzsche le mégalomane :
Aussitôt que dans son esprit surgit une représentation quelconque, elle appelle immédiatement à sa conscience toutes les images apparentées ; c'est ainsi qu'il jette sur le papier, d'une main enfiévrée, cinq, six, souvent huit synonymes sans remarquer combien cela tend sa manière d'écrire surchargée et ampoulée. On remarquera aussi que ce concours tumultueux des mots s'opère fréquemment en vertu de la similitude des sons. Il n'est pas rare que le brouillamini des paroles dégénère en associations automatiques des verbes, d'après leur son, sans égard à leur signification.
Elle en usait tout à fait de la même manière. Mais, qui se fût attendu à cette rencontre : Nietzsche et la Castiglione !
[11] Le mystère et le déguisement seyaient à ses bizarreries, sans entamer, quant au fond, la franchise de son caractère. Par moments, elle se sentait plus à l'aise de dire sous le voile ce qu'elle avait sur le cœur, quitte à ne s'embarrasser, ensuite, d'aucun détour pour s'exprimer fort librement, à l'endroit des uns et des autres. Puis, elle se rejetait à son système d'allusions métaphoriques, dont il importait, au préalable, déposséder la clef pour les comprendre. Elle avait des arrangements convenus avec ses intimes dont ils étaient seuls à pénétrer le véritable sens, quand elle ne les leur rendait pas à eux-mêmes tout à fait énigmatiques. Il est, dans le nombre, des formules qui se répètent avec insistance et qu'on possède assez vite : l'oncle est toujours Henri d'Orléans, duc d'Aumale ; le neveu désigne, par exception, le comte de Paris, mais plus ordinairement le duc de Chartres, qu'elle appelle de préférence le colonel. La comtesse Coiffier ou la tante (par allusion à l'oncle, le duc d'Aumale) sont des parafes à son usage. Le Pays n'est autre que Cassagnac. La Rosse est un petit nom d'amitié qu'elle réserve pour le docteur Janicot. Le Normand rappelle le jeune Estancelin à son propre souvenir. L'enfant fait connaître aussitôt qu'il s'agit du docteur Hugenschmidt. Mais, nous aurons occasion d'y revenir, dans les notes, en détail.
[12] J'aime mieux les juifs que les francs-maçons, en cette terrorisante fin de siècle, où il n'y a plus qu'à se laisser prendre et pendre ; car, cela leur arrivera fatalement aux Rothschild. Je le lui avais déjà prédit sous l'Empire, au grand baron, en son Boulogne abandonné. Quelle époque !... On a coupé les arbres des Invalides pour faire une gare. N'est-ce pas une pitié ! (Lettres, CXXXXI.)