De France en Italie et d'Italie en France. — Les vraies causes des continuelles disparitions de Mme de Castiglione. — Dans le plein de ses succès à la Cour impériale. — Ce qu'on disait d'elle et comment elle jugeait les autres. — L'espèce d'éblouissement que causait son apparition dans les soirées. — Appréciations des femmes ; opinions des hommes. — Le livre de certificats de Mme de Castiglione. — Sur sa trace brillante, à travers quelques salons. — Aux Tuileries ; le vis-à-vis sans aménité de la souveraine et de la comtesse ; une rivalité de parures et ses suites. — Chez la princesse Mathilde. — Au ministère des Affaires étrangères. — Chez le duc de Morny. — Dans la haute finance israélite. — En d'autres maisons parisiennes. — Détails d'émulation jalouse, entre femmes. — La laide et la belle ; duchesse et comtesse du même nom. — Curiosités éveillées autour des sentiments secrets ou possibles de la célèbre Florentine. — L'empereur. — Lord Hertford. — Les princes. — Une conversation osée avec Nieuwerkerke, au musée des Antiques. — Sujets effleurés dans les causeries mondaines. — En revenant de soirée ; sur la route de Passy ; une fin de bal qui faillit tourner au tragique. — Les toilettes de la comtesse de Castiglione ; variété de ses imaginations dans l'art de s'habiller. — Des travestissements de bals costumés. — La légende de Salammbô. — Histoires de tableaux vivants. — Pour les pauvres et pour l'amour de l'art ; deux anecdotes.'- Vers la fin de ces heureux divertissements. — Par quelle suite de réflexions sérieuses Mme de Castiglione en était venue à un détachement prématuré des plaisirs et des gens du monde. — Dans quelles dispositions d'âme la surprirent, n'ayant pas encore trente années, les rudes événements qui précipitèrent la chute de l'Empire. Il n'y a point de dignité à se montrer sans cesse. Pour ceux ou celles qui occupent le devant de la scène, il ne fait pas bon user le goût du public. Ce sont des vérités, d'application diverse, dont elle avait l'instinct mondain mieux qu'aucune autre, entre les femmes les plus recherchées et les plus complimentées. Pour tenir en suspens l'attention dont elle était l'objet ou, pour la réveiller, à propos, elle se plaisait — nous l'avons dit — à paraître et à disparaître, sans annoncer ni ses départs ni ses retours. Ses absences, leurs causes et la destination de ses déplacements, qu'elle enveloppait de beaucoup d'apparat mystérieux, procédaient le plus souvent de raisons très positives. Sauf quelques missions politiques verbales, comme en 1858 et 1859, auprès de Victor-Emmanuel ou de Cavour, ses voyages répondaient à des obligations du moment, qui n'avaient rien d'énigmatique. Ainsi convenait-il qu'elle se fît un peu voir en Italie, pour y justifier en personne de la pension, qui lui était assignée sur la cassette royale. Elle devait bien aussi quelques visites à sa Montagne — comme elle appelait ses domaines de la Spezia —, ne fût-ce que pour percevoir sur ses fermiers et ses villageois des arrérages bien nécessaires à l'entretien de sa toilette. D'autres considérations la ramenaient en sa patrie, de temps en temps, qu'on aurait expliquées sans plus d'ambages ni de façons. Mais il était dans ses goûts de faire l'ombre autour de soi et de jouer à l'indéchiffrable. Volontiers laissait-elle entendre que des sujets dont on ne pénétrerait jamais les raisons, parce qu'elles étaient d'essence impénétrable, l'enlevaient à la société parisienne ; que, du reste, elle était tributaire de ses relations internationales ; que si le sourire de l'empereur lui était une grâce acquise, à la cour des Tuileries, on n'aimait pas moins à la revoir, en Espagne et en Angleterre ; qu'elle avait un itinéraire tout tracé entre Londres et Twickenham, entre Holland-House et Orléans-House ; qu'elle se devait à la cour du roi de Piémont et de Sardaigne ; que des amitiés princières la réclamaient en Allemagne, auprès de la reine Augusta ou de la grande duchesse de Bade et de ses filles ; que même elle ne voyageait pas toujours en Europe et que souvent son sort vagabond l'avait poussée en des contrées plus aventureuses, dont elle ne citait pas les noms. L'essentiel était qu'on s'occupât d'elle, absente ou présente, soit parce qu'elle venait de s'envoler, soit parce qu'elle était brusquement de retour. Que ses rivales se réjouissent, insinuait-on dans le premier cas : elle leur a laissé le champ libre. Que les ambitieuses prennent garde, qu'elles s'attendent à des complications prochaines, glissait-on, dans la seconde occurrence : la belle comtesse s'est réinstallée. De 1856 à 1870, on aurait pu préciser, date par date, ses manifestations de présence ou ses éclipses passagères, En 1857, elle traverse l'horizon parisien, brille et repart ; en 1858, elle s'est volatilisée ; en 1859, elle reparaît ; en 1860 et 1861, n'ayant plus de rôle à jouer, ou plutôt parce qu'elle y fut autrement contrainte, on n'eut d'elle en France, aucun signe ; en 1862, retour ; à partir de 1864, nouvelles fugues au pays voisin ; et, depuis 1868, résidence parisienne à peu près stable, jusqu'à l'effondrement de l'Empire. Autant qu'elle eut de fois l'occasion de se mouvoir et d'être en vue dans le cercle de cour et de mondanité française, autant elle y goûta les enivrements d'un plein triomphe, jusqu'à ce qu'elle s'en lassât et n'y trouvât plus qu'amertume et déboires. En ses plus beaux soirs, aux Tuileries, il suffisait qu'on l'annonçât ; un mouvement singulier se dessinait, aussitôt, dans ce cadre de cérémonie. Les groupes se défaisaient. On se poussait en avant pour l'apercevoir. Tous les regards allaient vers elle comme vers l'impérieuse lumière, surpris et invinciblement attirés. Elle n'en trahissait pas d'émotion et recevait ces hommages avec la froide habitude de son sourire immobile. Un air de mystère l'environnait, d'où s'accroissait dans les esprits l'idée de son importance. On la disait très informée des tours de souplesse des chancelleries européennes. Elle avait ses franchises diplomatiques. L'empereur, ajoutait-on, recourait à ses avis dans l'intime. Elle suggérait ou donnait à entendre, sans rien préciser davantage, qu'elle entretenait une correspondance active avec les principaux personnages des cours étrangères. Et puis, nous le répétons, elle était physiquement si parfaite ! Entre elle et bien des femmes ayant réputation de joliesse, entre les charmes apprêtés de la plupart de celles-ci, formées dès l'enfance aux mille artifices de la coquetterie et les dons qu'elle tenait, de la seule nature, sans y rien ajouter, la distance était aussi grande que du jour à la nuit. Des yeux inquisiteurs avaient beau sur toute sa personne promener une attention critique, analyser en détail, avec la secrète envie d'y découvrir une faute, une omission du divin statuaire, percer d'une interrogation indiscrète le voile léger de ses vêtements de bal. Ils devaient en prendre leur parti : il n'était rien, chez elle, rien qui ne fût hors de reproche. Dans les conversations, dont le sexe enjôleur est l'éternel objet, des sceptiques, des observateurs au regard dénué d'illusions, pouvaient théoriquement mettre en doute la supériorité de l'esthétique féminine, souligner les imperfections de ce corps dont elles ont tant l'orgueil, parce qu'ils en ont tant le désir, porter en décompte les disgrâces secrètes, que les élégances enveloppent d'une séduction trompeuse, — ils pouvaient sur ce thème raisonnablement discourir. Leurs raisons se fondaient, privées de force et de valeur, aussitôt que devant eux passait la Castiglione, sûre de soi et semblant leur dire : Voyez, jugez. C'était l'harmonie parfaite de l'idéal et du réel. Il leur fallait bien convenir qu'il y a, par miracle, des réalisations de rêve dans la nature comme dans l'art. De bonne ou de mauvaise grâce, il avait fallu lui décerner la palme au concours des charmeuses. Les fleurs laudatives lui étaient offertes en profusion, surtout de la part des hommes, à l'opinion desquels elle en appelait, volontiers, des dispositions ennemies des femmes. Les hommages affluaient à sa porte. Il n'était pas jusqu'au rude Pélissier, maréchal de France et duc de Malakoff, qui n'eût voulu tailler ses crayons en l'honneur de la tant admirée. Si peu complaisant qu'il fût ou pût être à la gent des rimailleurs, le héros de Sébastopol ne s'avisa-t-il pas de rêver d'elle poétiquement et de lui dédicacer des vers ?... Et quels vers[1] ! ***Il était d'usage, parmi les femmes du monde de l'Empire, — un usage qui ne s'est pas perdu, tout à fait, chez celles d'aujourd'hui, — de cultiver les pensées d'album. Artistes, poètes, grands hommes du jour, étaient mis en coupe réglée, soit qu'on les prit de force, à brûle-pourpoint, soit que plus généreusement on leur laissât le temps de forger leurs impromptus à loisir. C'était un goût bien établi dont ne se plaignaient pas trop les rimeurs de salon ; car, ils étaient invités, partout, gâtés, choyés extrêmement, pourvu qu'ils daignassent parapher sur le vélin. C'étaient des vers surtout, de petits vers : romance, couplet ou madrigal de la nouvelle façon, qu'on y encadrait avec amour. L'album était de luxe obligatoire sur les consoles des salons. Toute personne appartenant à la belle société d'alors avait son album ; telle, au temps de la Pompadour, chaque duchesse devait avoir son griffon. Mme de Castiglione, qui n'aimait rien faire à la manière d'autrui, possédait, elle, une autre espèce de recueil : c'était un livre de certificats hautement et dûment signés pour elle et en son honneur. Elle ne disait pas à ses visiteurs, comme certaines grandes dames de sa connaissance : Monsieur, vous nous causeriez à mes amies et à moi-même un plaisir infini en traçant à notre intention, une devise, un distique, quelques vers, ce qui vous plaira sur cette page blanche. Mais elle leur réclamait une attestation en forme de l'agrément qu'ils avaient eu de la voir ou de causer avec elle. Ainsi, Thiers, Jérôme Napoléon, Caro, Nieuwerkerke, lord Cowley témoignèrent et soussignèrent, sur son désir. Mais nul ne s'en acquitta avec autant d'art dans la phrase et de chaleur dans la louange que l'illustre Berryer. La page en est curieuse. Quelle femme, sujette ou reine, inspira jamais plus éloquent panégyrique, à s'en tenir seulement aux dernières lignes de cette déposition singulière et inconnue : Je certifie pour tous présents et à venir que ni le port éclatant de la comtesse de Castiglione, ni son étrange beauté parfaite, ni sa jeunesse fleurie, ni sa situation exceptionnelle à travers l'univers, ni ses lèvres superbes, ni ses yeux flamboyants ou tristes ne disent tout ce qu'il y a en Elle d'esprit, d'intelligence, de bonté, de cœur et de rare pénétration. BERRYER. La première fois qu'il avait eu chance de l'entrevoir, c'était au déclin du jour, dans le corridor noir d'une maison, où il se rendait familièrement. L'air souverain de sa démarche l'avait arrêté net. Il fut encore plus étonné d'entendre sa voix l'interpellant en ces termes : Vous attendez, vous, qu'on veuille bien vous ouvrir ? Moi pas. Dites-leur que je suis partie, et que je reviendrai, demain. Mais, comment la désigner puisqu'elle n'avait pas trahi son nom ? Il s'était informé. On lui avait appris qu'il s'était rencontré, sans doute, avec la comtesse de Castiglione ; qu'on la considérait, céans, comme étant de la maison ; que les hommes et même les femmes en faisaient grand cas. Il eut le désir qu'on le présentât à Son Étrangeté. L'accord de leurs intelligences fut immédiat. Le célèbre orateur commença de lier avec la comtesse un commerce d'amitié pure, simple, durable, et toujours d'un charme, d'une douceur, qu'appréciait le sentiment et sauvegardait le grand âge de Berryer. Il avait haussé à mi-ciel l'élan de son enthousiasme. Jusqu'où donc l'aurait emporté son essor, s'il eût été plus jeune, aimé, tout à fait aimé, et mis en situation de pouvoir fournir le certificat complet, sans réserve d'inconnu ! ***Mais... nous l'avons dit tout à l'heure : elle était née trop belle et le faisait sentir. Malgré soi, sans intention préconçue peut-être, elle dénonçait, en toute sa démarche, quelque chose d'altier, qui ne commandait pas les sympathies féminines. D'une manière générale, elle n'étendait point à. l'ensemble des personnes de son sexe la satisfaction qu'elle éprouvait à être si merveilleusement femme. Elle tenait en faible estime la société, la conversation, le caractère de l'éternel féminin et ne se gênait pas de le montrer à tous les yeux. Si différente par l'esprit de telle ou telle de ces belles passantes, dont beaucoup ne se connaissaient de sensibilité qu'à mi-corps, elle leur était avare de compliments. Qu'elles lui rendissent la pareille et répondissent à ses dédains par des coups d'épingle, rien ne devait moins la surprendre. Ses compagnes de cour appréciaient sans indulgence les singularités de ses manières d'être, l'inconnu de sa vie et l'inconnaissable de ses sentiments, dont elle ne livrait que la surface. De fait, elle n'avait guère d'amies, dans ce monde enrubanné, à commencer par l'impératrice. La blonde Espagnole, que Napoléon avait prise par la main et revêtue du manteau de pourpre, semblait ignorer la jalousie de beauté, ayant elle-même assez obtenu de la Nature pour n'envier personne ; au contraire, elle encourageait les jolis visages à se produire autour d'elle ; elle les groupait dans son cercle, comme autant des satellites de son éclat souverain. Cependant elle n'invitait que le moins possible Mme de Castiglione à rehausser cette pléiade de son lustre personnel. Elle avait senti poindre, en l'Italienne, dès son arrivée, des prétentions à la rivalité directe, et n'aimait point à voir de trop près les airs de hauteur de cette âme peu soumise. Qui donc a raconté qu'elle vouait à l'impératrice un véritable culte ? Un romancier, sans doute, usant des libertés de son art, Zola peut-être, qui n'en savait que ce que lui en avait appris son imagination ? En différentes rencontres et sur plusieurs points, l'audacieuse comtesse l'avait blessée, dans ses sentiments d'épouse et de reine, ou simplement dans ses caprices de femme. Eugénie ne lui pardonnait point d'avoir attaché à ses pas plus qu'il n'était admissible les attentions de l'empereur ; d'affecter à la cour, des goûts de mise en scène et de singularité excessifs ; enfin de l'avoir, pour ainsi dire, bravée dans ses manières d'être, de paraître, de s'habiller. Il y eut, particulièrement, une histoire de coiffures rivales, à laquelle nous fîmes allusion, tantôt, qui faillit écarter Mme de Castiglione irrémissiblement de toute invitation officielle. C'était l'habitude, pour les atours de soirée, de disposer sur les cheveux en boucles, en torsades, en frisures ou autrement façonnés, une parure complémentaire indépendante, qui en relevait l'aimable arrangement. On y faisait valoir des imaginations heureuses, que secondait, pour le meilleur effet d'ensemble, l'art du praticien. Sans être follement compliquées, comme l'étaient, au dix-huitième siècle, les constructions du fameux Léonard, qui transforma la tête des femmes de son temps, en un véritable monument d'architecture, ces parures avaient leur imprévu. Inventions, prétentions, succès : il y avait là des sujets d'émulation jalouse, qui, pour ne tenir qu'au léger fil d'acier rattachant à des chevelures brunes ou blondes ces menus accessoires, n'en étaient pas moins chaudes. Un héritier lointain du célèbre Champagne, le bien nommé Leroy, faisait merveilles, au service de l'impératrice. Il se montrait ingénieux, divers et zélé. Un matin, à sa toilette, Eugénie l'incitait à se surpasser pour le prochain grand bal. Il promit à Sa Majesté une parure tout à fait digne d'elle, se creusa la tête, chercha, trouva et composa ce chef-d'œuvre d'un soir, qui devait être le coup d'éclat de sa carrière. C'était majestueux et délicat, original et sobre ; il en avait la douce certitude : ses habiles mains avaient réalisé le suprême du genre. Sur ces entrefaites, la comtesse de Castiglione lui fit savoir qu'elle voulait, elle aussi, s'en remettre à son inspiration. Jusqu'alors, elle n'avait tiré de ressources, en cet ordre de choses, que de son propre génie. Ainsi, c'était elle qui avait mis à la mode ces grandes plumes disposée en couronne, qui la haussaient encore et s'harmonisaient à son altière beauté. Mais, cette fois, je ne sais quelle idée fantasque avait traversé sa cervelle. Il lui fallait le même modèle qu'à l'impératrice, absolument le même, pour sa parure de tête. Leroy, aurait à le lui fournir sans tarder. L'artiste capillaire s'en défendit, tout d'abord, lui opposa, sur ce sujet, une résistance respectueuse mais ferme, lui représenta que Sa Majesté serait mécontente, au dernier point, d'apercevoir sur la chevelure d'une autre dame une création qui ne devait avoir été conçue, rêvée, confectionnée que pour elle seule, et qu'il n'oserait jamais, en lui manquant ainsi et d'une manière aussi grave, s'exposer à ses justes reproches. La comtesse était tenace en ses lubies. Elle insista, pria, conjura Leroy de ne pas lui refuser cette satisfaction de coquetterie, lui qui connaissait si bien les femmes, le prit par les sentiments, par l'amour-propre, et finalement vint à bout d'obtenir ce qu'elle désirait en lui promettant, d'ailleurs — parole de Castiglione ! — qu'elle n'en userait que bien plus tard et dans une occasion de soirée, par conséquent, différente. Il se rendit à des accents qu'il supposait pleins de sincérité. Le surlendemain, il lui livra la copie souhaitée, l'objet similaire brillant, léger, superbe, comme était l'autre. Que n'avait-il attendu ! Mme de Castiglione n'eut rien de si pressé que de l'arborer, le grand soir. Les deux parures identiques se firent face, à la surprise extrême des invités. Transportée d'un noble courroux, auquel elle ne donna licence d'éclater que le lendemain, l'impératrice fit appeler l'infortuné coiffeur, le semonça vertement, et lui signifia qu'à l'avenir elle se priverait de ses services. En effet, elle le remplaça d'office par le plus habile de ses élèves, le prudent Alexandre[2]. Le pauvre Leroy, qui était un parfait courtisan, dans son espèce, en contracta une maladie de langueur, qui le conduisit aux portes du tombeau. Ce n'était pas la seule fois que Mme de Castiglione avait chiffonné la souveraine — si l'on ose ainsi jouer sur les mots — en matière de toilette. L'impératrice favorisait ostensiblement l'ampleur exagérée des robes. Lorsque l'empereur l'en raillait, elle répondait à ses taquineries qu'elle ne savait pas comment elle avait pu faire pour vivre tant d'années sans cage. Or, d'une nature trop indépendante pour se plier aux modes du jour en docile imitatrice, la comtesse s'était rebellée des premières contre les impedimenta de la cage d'acier, que protégeait l'usage régnant, à la Cour et dans le monde ; tel soir, au milieu d'une grande affluence de femmes parées, on observa qu'elle avait été la seule à s'affranchir des renflements de la crinoline, sous sa toilette collée au corps ; elle avait pris l'avance de trente à quarante années, sur le goût des robes étroites épousant les lignes du corps et semblant vivre avec la femme, avec sa chair. On le voit, le défaut d'accord était complet en toutes choses, ou peu s'en fallait, entre la plus grande dame de la Cour et cette opposante déterminée. D'autres regards féminins la voyaient sans complaisance, dans l'entourage de l'impératrice. Les habituées du palais partageaient les réserves de leur souveraine, à l'endroit de l'indisciplinée comtesse et lui en donnaient avis par des abstentions, des froideurs ou des omissions d'égards, dont elle était obligée de s'apercevoir. Témoin cette révélation furtive dont nous eûmes l'indice, par hasard, sur une page de livre[3] annotée de sa main. Les demoiselles d'honneur — les demoiselles de déshonneur, dis-je — chargées de faire le thé, ne m'en ont pas offert, mais je me le suis fait offrir par la comtesse de la Moskowa. Elle se connaissait, dans les mêmes lieux, passablement d'ennemies secrètes : des Françaises, que nous nous abstenons de citer, pour ne pas charger la liste ; et des étrangères presque autant. Une Italienne d'un éclat de beauté presque égal au sien, la prestigieuse Amazelia Manara[4] ; une Russe, la provocante Korsakof qui fit, pendant de longues années, sensation à Saint-Pétersbourg, à Paris, à Berlin, par ses décolletages et déshabillages superbes ; une autre olympienne venue des frontières voisines, la comtesse de Mercy-Argenteau, une blonde au teint radieux, aux formes admirables et qui se posait aussi en idole ; une Fribourgeoise italianisée par le mariage, -sous le titre de duchesse Colonna de Castiglione[5], étaient de celles qui la considéraient avec une complète absence de sympathie. C'est Mme de Korsakof, qui, en 1866, dans un bal costumé, ayant croisé la comtesse revêtue de son costume aux plis majestueux de reine d'Étrurie, lui décocha ce trait jaloux : Joli costume, mais celui d'une reine déchue ! C'est la duchesse Colonna de Castiglione, de son nom de statuaire mondaine Marcello, qui tenait tant à n'être pas confondue avec la Belle Italienne, qu'elle préférait dire plaisamment aux valets de service, afin qu'on fût renseigné de suite : Annoncez la Laide ! Ce qui ne l'empêchait pas, du reste, d'avoir de sa propre valeur morale, des forces vives de son âme et de l'étendue de son génie artistique un sentiment un peu hautain, et qui ne le cédait nullement à la superbe de son homonyme. Aussi bien, comme elles s'entredonnaient la réplique, en leurs appréciations réciproques ! Et sur quel ton acerbe, tranchant, injurieux même, celle-ci, notre comtesse, jugeait celle-là, la duchesse : Elle n'était mon Sosie que de nom, une Allasse suisse bonne à tout mal faire. Elle n'avait pour elle que son simulacre d'esprit, ordonnant, criant aux huissiers des Tuileries : Annoncez la Laide ! Comme cela, on saura, sans attendre, que ce n'est pas l'autre, la Belle. Et l'on ne se retournera pas ! Et l'on ne montera pas sur les banquettes ! Sans doute, mais pour les achats qu'elle faisait rue de la Paix, elle y allait voilée ; elle jugeait préférable de se faire passer pour la Castiglione tout court, c'est-à-dire qu'elle me laissait payer. Nous en avons eu un procès[6]. Décidément, Mme de Castiglione ne cultivait point avec une dilection vive et tendre les affections féminines. De se mettre en frais d'amabilité envers les jeunes ou envers celles qui ne l'étaient plus, c'était le moindre de ses soucis, quand elle n'y inclinait pas d'elle-même On l'invitait en diverses maisons, comme une célébrité du moment ; elle s'y rendait de mauvaise grâce, arrivait toujours en retard, et gardait à la table, où il ne lui plaisait pas d'être, un air de maussaderie, qui ne l'y faisait pas désirer de nouveau. C'est ainsi, nous racontait la femme d'un préfet de l'Empire, qu'elle s'était montrée seulement à la fin d'un repas, auquel on l'avait beaucoup priée, longuement attendue, revenant des courses, disait-elle, et n'ayant pas pu partir plus tôt, à cause de l'empereur. On se formait des opinions en conséquence sur l'aménité de son caractère[7]. Parmi les gens du monde, les femmes surtout, on était enclin à lui refuser du cœur et presque de l'intelligence. Pour beaucoup d'entre elles la Castiglione était une de ces femmes privilégiées auxquelles le ciel et la terre, souriant à leur venue, prodiguèrent les dons les plus enviés de l'être physique, mais oublièrent d'attribuer les côtés supérieurs de l'âme. Dans ces groupes légers on n'était pas très sûr qu'elle eût de l'esprit ; on penchait à croire le contraire. Elle ne paraissait pas en avoir souci ; c'est le commun lot des femmes, se disait-elle, d'apporter dans leurs appréciations réciproques de l'étroitesse d'idées, de la malveillance ou de l'envie. Elle passait outre, s'estimant satisfaite assez de l'admiration instinctive des hommes et du culte raisonné des artistes. On la trouvera moins insensible, vers la fin, aux opinions de la galerie, lorsque des légendes fâcheuses et trop enracinées menaceront de devenir, sur son sujet, de l'histoire dénigrante et rabaissante. Pour le moment, il lui suffisait de régner par le suffrage des yeux. ***Plus elle fermait son existence morale et plus elle aiguisait de sa mystérieuse ambiance la curiosité des nouvellistes de cour, déçus de ne savoir presque rien de ses pensées ni de son action occulte, au service de la diplomatie, ni de ses préférences intimes. Or, la curiosité n'est pas autre chose qu'une connaissance commencée, qui veut aller plus loin. La comtesse n'admettait pas le public à scruter sa vie : on se fit fort de deviner, au besoin d'imaginer ce que ne divulguaient ses paroles ni ses dehors. Ceux pour qui la beauté corporelle et le bonheur sensible ne sont qu'un seul fruit à cueillir sur une même branche, s'étonnaient qu'elle n'eût pas entamé plusieurs romans de cœur à la fois ; ils accusaient presque la Nature d'avoir fait, en la créant, une œuvre incomplète, ou plutôt ils prétendaient n'être pas abusés par son apparente froideur et s'efforçaient à en découvrir des explications ignorées. Fâchés qu'elle n'eût pas plus d'aventures, ces gens en inventaient pour elle ; on lui en prêtait généreusement. Qu'elle eût été l'amie de Napoléon III, avec les dispositions de tempérament qu'on connaissait à l'empereur, personne n'en récusait la quasi-certitude. Elle ne l'avoua jamais et le contesta souvent. Pourtant, ses dénégations épistolaires, comme ses protestations verbales tendant à établir qu'il n'y avait jamais eu, d'elle à lui, qu'un pur commerce d'intelligences, seraient fortement ébranlées, si nous rapprochions les unes des autres de certaines conjectures bien indiscrètes, si nous interrogions à la loupe le sens d'une ligne essentielle de son testament[8] et, surtout, si nous pouvions citer — mais il n'est pas citable — un terrible mot d'elle, sur son empereur, d'une précision trop complète pour ne pas tout exprimer[9]. Mais on ne s'en tenait point à ces intimités impériales, en ce qui paraissait concerner Mme de Castiglione et ses attachements possibles. Il fut parlé, sans trop d'invraisemblance, d'un accord de peu de durée intervenu entre cette Italienne fascinatrice et l'un des plus opulents seigneurs de la Grande-Bretagne, lord Herford, chevalier de l'ordre de la Jarretière et qui possédait, avec ses titres, l'aimant de ses millions. Elle l'avait connu de par le monde et d'assez près pour le bien juger, comme nous en instruisent une série de notes originales échappées à son crayon. Elle le disait, en particulier, très fidèle à la devise élastique de son ordre de la Jarretière : Honni soit qui mal y pense ! Elle lui décernait cette louange qu'il avait des manières exquises à l'égard des femmes et ne le vantait pas autrement, mais ajoutait qu'il lui avait prodigué les promesses et les offres, sans indiquer la réponse qu'elle y fit. Des anecdotiers médisants n'y mirent pas tant de réserve. Ils arrangèrent des détails, ils avancèrent sans hésitation — ni preuve manifeste — que ce multimillionnaire, le moins libéral des hommes, avait déposé aux pieds de la comtesse un présent fabuleux, une liasse de bank-notes invraisemblable d'épaisseur et d'importance pour avoir un baiser de sa bouche, — suivi de quelques autres. Étrange figure, soit dit en passant, que celle de lord Hertford ! Généreux, il ne l'était point, il ne le fut jamais. Toutefois, il était capable d'être prodigue, mais prodigue avec réflexion, par exemple en payant très cher, s'il ne pouvait autrement la contenter, une fantaisie qu'il s'était mis en tête de contenter à tout prix. Dans le train coutumier de ses jours, personne n'avait la main moins donnante. Il était avare extraordinairement[10]. Ses invitations étaient restreintes au seul avantage de contempler ses collections et lui-même. Ses goûts, ses habitudes lui défendaient de donner à dîner. On signala, comme une circonstance inouïe de rareté, le cas d'un personnage venu, à l'heure du déjeuner, chez lord Hertford et auquel il avait offert de manger une côtelette, en face de lui. Le chirurgien Phillips, qui le soigna, pendant plusieurs années, du cancer à la vessie dont il mourut, avait, une fois, entre deux visites, cueilli un bouillon au passage. Et, comme cet illustre praticien semblait trouver la chose fort simple, un intime du logis, — autant qu'on pouvait l'être en ces murs inhospitaliers — crut devoir lui en faire sentir la valeur d'exception, pendant qu'il le reconduisait à la porte. On disait d'Hertford qu'il était aussi bilieux qu'avaricieux. La possession de tous les biens de la terre n'avait pas adouci cette aigreur de tempérament et cette aversion de l'humanité, qui lui étaient passées dans le sang. Jugeant le prochain d'après ses dispositions personnelles, il aurait, un jour, prononcé cette parole, qu'on voudrait ne prendre que pour une boutade : Les hommes sont mauvais et quand je mourrai, j'aurai, au moins, la consolation de n'avoir jamais rendu un service. Le mal qui le torturait et qu'il supportait avec une froide énergie n'était pas étranger à l'excès de son atrabile. Il s'en alla de l'existence escorté d'indifférents. Son fils Richard Wallace hérita de son or, de ses tableaux, de Bagatelle — la ravissante propriété du bois de Boulogne —, en se réservant de n'accepter point le legs de ses sentiments. On reparlera, plus tard, des singularités de lord Hertford, op regrettera l'original qu'il fut, non l'homme ; et la comtesse, notre héroïne, en dépit du million qu'elle aurait eu de sa main — le soi-disant retour d'un échange une fois consenti[11] — n'en sera que très faiblement touchée dans le vif de ses sentiments. Pour en revenir aux affections choisies de Mme de Castiglione, les curieux, qui en prirent note, y ajoutèrent les noms de J. Laffitte, lequel lui fut un agréable compagnon de route, pendant une de ses fugues au pays du soleil, et d'Alphonse de Rothschild, dont elle intéressa la caisse opulente aux affaires d'Italie. C'était en attendant qu'on eût à porter sur la liste, en belle et large place, ceux du duc d'Aumale et du duc de Chartres. Inutile d'ajouter qu'on ne s'arrêtait pas à ces noms-là. Avec l'esprit d'anecdotes, qui sévissait alors et qui n'était souvent qu'un tour agréable donné à quelque malignité gratuite, les imaginations avaient le jeu facile sur un tel sujet, extensible à volonté, où l'on peut tout insinuer, tout avancer, sans rien prouver. Mais de quoi s'entretiendrait-on, à la cour, si l'on en bannissait le chapitre des suppositions ? Mme de Castiglione était des moins épargnées, étant des plus jalousées. De son côté elle ne laissait pas endormie dans sa tête la naturelle propension féminine à s'informer des secrets du voisinage, à se tenir au courant des défaillances morales ou des travers du prochain, amis et connaissances ; elle s'enquêtait de ces menues faiblesses pour ne pas les ignorer, d'abord, pour s'en amuser, ensuite, et n'en témoignait finalement qu'un peu plus de dédain sur ce qui se passait autour de soi. Car elle se dispersait beaucoup, parmi ce monde, qu'elle affectait de traiter d'un peu bien haut. En avait-elle perdu la mémoire, quelque vingt ans plus tard ? Fièrement, elle protestait dans une de ses lettres, aux environs de 1888, que, pendant sa phase d'impérialisme, lorsque les années de sa jeunesse se jouaient autour de la vingtaine, elle n'avait fréquenté guère que les Tuileries et les salons de l'ambassade anglaise[12]. C'était biffer d'un seul trait de plume trop d'élégants souvenirs. Elle oubliait, d'une fois, la plupart des grandes maisons parisiennes, où elle eût été bien au regret, jadis, de n'aller pas faire, de temps en temps, un tour de visite. Par exemple, elle eût été trop surprise de n'avoir pas à se montrer, au Palais-Royal, chez le prince Napoléon, un ami de son enfance florentine et de toute sa vie. Nous n'avons pas entendu dire non plus qu'elle se refusât aux réceptions du Petit-Luxembourg. Encore moins aux soirées attirantes du duc de Morny, d'où la morgue était exclue, où régnait un enjouement de bon ton, où d'avance elle était sûre d'éveiller des admirations élues, parmi les hôtes de ce protecteur des arts. On ne l'ignore pas, la maison était hospitalière aux peintres, aux sculpteurs, aux écrivains consacrés par le succès. Il fallait voir avec quel intérêt, dans le grand salon de la Présidence, se posait l'attention d'un Gérôme ou d'un Cabanel sur la personne entière d'une Castiglione, sur les rondes perfections de ses bras, de sa gorge, de sa taille. Ils l'entouraient, curieux d'elle. Ils suivaient des yeux chacun de ses mouvements, comme à dessein d'y percevoir une révélation plus intime ou plus précise de son charme. Sans en témoigner rien, sous ses airs de nonchaloir complaisant, elle en était ravie jusqu'au fond de l'âme Contenter par elle-même la vue des artistes : c'était, à n'en pas douter, l'essentiel de son sentiment artistique. Vous voulez voir mon bras ? répondait-elle, parfois, aux interrogations muettes de leur regard chercheur. Mon Dieu, puisqu'ils le désiraient. Elle relevait la manche de dentelle, qui en voilait à demi les purs contours. Mon pied ? demandez-vous ? Et la jupe étant haussée légèrement, elle découvrait ce bas de jambe irréprochable qu'elle ne pouvait dénuder en plein bal, et c'était dommage. On savait, en effet, que chez elle, Mme de Castiglione recevait, les pieds nus, et que ces pieds ornés de bagues aux doigts et de cercles d'or aux chevilles, semblaient ignorer la marche, tant ils étaient soignés et délicats. Les connaisseurs ne lui manquaient pas non plus, au logis de la princesse Mathilde ; elle y faisait des apparitions de jour et de soir ; le jour, dans son atelier, tandis que l'Altesse Impériale maniait ses pinceaux à gestes interrompus, ou poursuivait une tâche commencée avec autant de ferveur que si son pain en eût dépendu ; le soir, lorsque la cousine de Napoléon III, parée, diadémée, tenait sa cour. Ce fut dans une réception donnée par la princesse Mathilde qu'elle s'était révélée, de prime abord, à la société parisienne. On l'y avait invitée, sur la recommandation du marquis de Villamarina, ministre de Sardaigne. Ses pareilles à deux fois ne se font pas connaître. On n'avait eu qu'à la voir : la surprise fut de l'émerveillement. Le zélé Bacciochi, sans tarder d'un jour, en avait rapporté l'impression générale et son sentiment particulier à celui qu'il servait, d'un lever du soleil à l'autre, de différentes manières. En des termes qui ne laissèrent pas que d'échauffer l'attention du prince, il lui avait représenté l'assurance dominatrice de ses longs yeux bleus cernés de noir, la pureté de sa carnation, l'abondante souplesse de sa chevelure aux reflets dorés et cette impeccabilité de lignes qui faisait de tout son être — nous croyons l'avoir noté déjà — une perfection vivante. L'empereur s'était trouvé plus qu'à demi-séduit de la peinture seule. Il s'exposa à l'être tout à fait en ordonnant qu'on inscrivit la comtesse de Castiglione sur la double liste des invitations courantes et des invitations réservées. Car, il l'avait favorisée du premier coup jusqu'à vouloir qu'elle fût comprise parmi celles où n'étaient priés guère que des ambassadeurs. Le cercle de Mme de Castiglione, qu'elle nous disait tout à l'heure si réduit, s'étendait au delà de ces fréquentations princières. Elle ne dédaigna pas de se mettre en frais d'imagination et de coquetterie pour les brillantes soirées allégoriques de Mme de Meyendorf, de la comtesse de la Pagerie et surtout de Mme de Chasseloup-Laubat. On mena grand bruit, plusieurs jours durant, autour de l'une de ces fêtes costumées, au ministère de la Marine. On s'était surpassé en ces lieux aimables, où s'épandait, d'habitude, une certaine vivacité de ton découvrant tout le plaisir qu'on éprouvait à s'y voir. Le chef-d'œuvre du programme avait été le cortège des Quatre parties du monde, comme les symbolisaient et les figuraient de jolies femmes élues parmi beaucoup d'autres ; elles triomphaient de plaisir, montées sur des chars, que traînaient ou environnaient des personnages des deux sexes. La princesse Mathilde avait adopté le costume d'Anne Boleyn, dessiné, d'après Holbein, par son peintre ordinaire Eugène Giraud. La comtesse Edmond de Pourtalès passait ravissante, en aimée, tandis que Mme de Metternich, sans être aussi belle, loin de là, s'était approprié le mieux du monde, à force d'esprit et d'aisance aristocratique, les airs d'une dame Louis XVI. La société cosmopolite y était abondante et mêlée. On se souvint d'y avoir considéré curieusement une Polonaise très en vue : Mlle Laure Sweikowska, future marquise de Noailles, métamorphosée en Égyptienne, sous une coiffure de scarabée ; et l'étrange beauté russe, Mme Rimski-Korsakof, jouant de la majesté de ses formes, en impératrice romaine. Et l'Italienne Mme de Castiglione, en fleur d'acacia, une fleur simple qui avait humilié de sa fraîche parure les diamants en feu. L'été dans les jardins de Boulogne, l'hiver dans les salons de la rue Saint Florentin, on la retrouvait assez souvent chez la baronne Alphonse de Rothschild, sœur de lord Rothschild et l'épouse du fils aîné de James, fondateur de la maison de Paris. Il n'était pas de réceptions mondaines plus appréciées que celles qui avaient pour théâtre l'ancien hôtel de Talleyrand. Soit que les invités fissent partie du cortège impérialiste, soit qu'ils appartinssent à l'aristocratie boudeuse ou ralliée de l'ancien régime, s'entremêlant avec l'élite de la société étrangère, la sélection en était des mieux choisies et des plus variées. La maîtresse de maison elle-même, Laure de Rothschild, avait d'autres attraits que ceux d'une prodigieuse fortune. A l'exquise saveur d'une grâce blonde d'Anglaise elle joignait la beauté typique de sa race ; et de l'ensemble se dégageait un charme piquant. Par exception très animée, quand on projetait, élaborait, autour d'elle, un programme de répétitions mondaines — l'un de ses plaisirs préférés, — elle paraissait, d'ordinaire, mélancolique, rêveuse et comme éloignée d'un spectacle que sa myopie lui rendait, pour ainsi dire, trop distant. Elle avait gardé de sa patrie d'origine l'accent trahisseur et de certaines idées, de certains partis-pris ressemblant à des préjugés, mais qui ne diminuaient pas en elle une vraie beauté d'âme faite de douceur et de générosité discrète. Grande amie de Mme de Metternich et de la comtesse de Pourtalès, elle n'entretenait point des rapports d'intimité suivie avec Mme de Castiglione, qu'appréciaient et recherchaient davantage les hommes de la maison, les puissants barons de la finance israélite. ***Que ce fût aux Tuileries, dans les appartements du Louvre, chez Nieuwerkerke, dans les salons de la princesse Mathilde, du duc de Morny ou de la comtesse Walewska, Mme de Castiglione était, chaque fois, très entourée. Elle devait entendre des compliments à l'excès prodigués, des jeux de mots qui n'étaient pas toujours du meilleur goût, des pointes souvent poussées fort loin par ceux qui ne pouvaient se défendre de poivrer d'un grain de licence le tribut de leur admiration. En forçait-on la note, elle s'abritait de trois quarts derrière son éventail, pour en user coquettement, à la façon de beaucoup d'autres plus familières à ce manège, mais n'abandonnait pas la place. D'habitude, elle tenait tête bravement à l'assaut des fadeurs et des galantises. On savait que les badineries un peu lestes n'étaient point pour la fâcher outre-mesure. Aussi bien, qu'était-ce, cela ? Des mots, seulement des mots. Elle avait l'oreille indulgente ; tranquillement, très à l'aise, sans aucun de ces reculs effarouchés dont jouent la comédie les Arsinoé du monde, en pareil cas, elle laissait passer les propos. Il arrivait même qu'ayant la fantaisie tournée de ce côté-là, elle s'égayait à les provoquer. Nous en risquerons un exemple, un seul. Le détail en est un peu vif, mais nous tâcherons d'en contourner le péril avec prudence. Le surintendant Nieuwerkerke, avec qui elle se promenait, la nuit, sur les toits du Louvre, et qui jouissait en maître du musée national et de ses dépendances, s'amusait, un jour, après la fermeture réglementaire, à lui faire les honneurs, chef-d'œuvre par chef-d'œuvre, des belles plasticités nues des Antiques. On échangeait des commentaires. Elle questionnait. Il lui répondait et développait des considérations hardies. Habituée, dès l'adolescence, à laisser librement vaguer son regard parmi les vivantes nudités des musées et des palais florentins, élevée, dis-je, dans ce sentiment de la vie naturelle, qui est comme l'atmosphère de l'art, en sa patrie, elle n'était pas femme à s'en troubler. — D'où vient, demandait-elle le plus simplement du monde, que les statuaires grecs, le plus souvent, attribuaient à leurs modèles d'humanité supérieure, dieux ou héros, une certaine indigence de proportions, dans les apparences viriles de leur corps, d'ailleurs puissants et forts pour le reste ? Et Nieuwerkerke avait dû lui en fournir des raisons, — qui, d'ailleurs, ne prouvaient rien, s'empressait-il d'ajouter. Sur des sujets, que la convention moderne et le bon usage emmaillotent de toutes sortes de circonlocutions ingénieuses, elle ne répugnait pas aux verdeurs du vieux langage. Viel-Castel en savait quelque chose. Il parla de collectionner les exemples de ce qu'avaient pu souffrir les oreilles de la belle Italienne. Et, pour se donner patience, il en inscrivit d'assez roides sur son carnet de notes. On avait tendance à exprimer si librement les choses, de vive voix ou par correspondance, en cette aimable cour ! On se mettait si peu en peine de farder ses impressions, dès qu'on pouvait les échanger entre soi, sans gêne, comme elles vous venaient aux lèvres ou sous la plume[13] ! Les conversations variaient de mesure et dosaient leur part de liberté, selon qu'elles étaient plus ou moins rapprochées du cercle de froideur dont l'étiquette environnait l'impératrice. Elles prenaient, à distance de l'entourage cérémonieux, des allures qu'elles ne se seraient pas permises tout près ; volontiers dans les petits coins, sans pêcher contre la tenue, elles se rendaient plus osées, galantes pour ne pas dire graveleuses. Les austères faisaient bande à part, prêchant l'exemple des sévérités domestiques, boudant aux rassemblements frivoles. On les abandonnait sans regret à leurs pensées âpres et solitaires. On jasait, on riait, on s'amusait sans eux. Le plaisir était partout. où ils n'étaient pas. Ainsi, la comtesse de Castiglione se laissait gagner à l'insouciance générale, disciplinant son humeur, assouplissant ses fiertés et s'efforçant d'oublier ce qu'elle aurait voulu si ardemment être, faire, devenir, dans une sphère plus haute. Malgré qu'elle se jugeât, toujours et partout, déplacée, elle cédait au mouvement de sa jeunesse et se répandait à travers ce monde, qu'elle faisait mine d'envelopper de son dédain. Elle était, d'excellence, une fleur du soir. ***Généralement elle arrivait tard aux réceptions dansantes ou non, qu'elle embellissait de sa présence, y dépensait le temps, peu ou beaucoup, selon la compagnie, et ne consultait que son bon plaisir, quant à l'heure de regagner sa maison de Passy. Cette annexe parisienne où se serrent, où s'entassent aujourd'hui, les hauts immeubles et les constructions massives, était alors bien isolée. Elle n'y rentra pas, chaque fois, aux heures tardives, sans avoir couru quelque sérieux péril d'aventure. Dans l'une de ses lettres, elle nous rappelait les incidents d'une émotion de route, qui aurait pu tourner plus mal, et qui l'avait fortement éprouvée. Elle sortait d'un grand bal des Tuileries très décolletée, tout ennuagée de mousseline et de dentelles[14], le cou, les bras, la gorge chargés de perles et de turquoises et n'étant accompagnée de personne en sa voiture. Son cocher habituel, son maroc comme elle l'appelait, menait cette victoria attelée d'un cheval blanc, la seule, prétendait-elle, qui eût le permis policier d'entrer aux Tuileries, jour et nuit. On montait la côte du Trocadéro broussailleux, herbeux, coupé de terrains vagues, où fréquentaient, dans l'ombre, les rôdeurs et les sans-gîte. Soudain, elle sentit que la voiture s'arrêtait. La lanterne s'éteignit brusquement. Des agresseurs d'une espèce inconnue détachèrent le cheval, s'emparèrent du fouet, mirent l'automédon en fuite et ne lui firent pas à elle d'autre mal que de l'abandonner dans les ténèbres. A travers ce Passy sauvage et privé de lumière elle s'en était allée, tête nue, sans manteau, ses souliers de satin glissant sur la neige glacée. Elle arriva déchirée, haletante, saisie de froid, jusqu'à la porte du docteur Blanche, qui avait établi, là, parmi les arbres, dans l'air salubre, sa maison de santé. Des amis prévenus accoururent des villas voisines, Jules Janin, entre autres, qui ne fut pas le moins empressé à prendre ses belles mains, à les serrer entre les siennes, à les tapoter affectueusement pour les réchauffer, à se mettre en peine de mille façons pour ramener le calme en ses esprits. On lui conseilla de ne pas rentrer chez elle, avant le lendemain. De sorte qu'elle coucha, cette nuit-là ou plutôt le reste de cette nuit-là, parmi les fous. Nous ne pousserons pas la malice jusqu'à dire qu'elle s'y sentit, comme chez elle ; du moins, en garda-t-elle au célèbre aliéniste le meilleur souvenir : De là, déclare-t-elle sans autre transition, à la fin de son récit épistolaire, de là notre amitié intime, immense pour la maison Blanche, père, fils et successeurs. Mais, quelle fin de soirée, et quelle aventure pour une robe de bal ! § La comtesse de Castiglione en toilette, surtout en toilette travestie, ce fut, nous le répétons, une date dans l'histoire de la vie mondaine à Paris. L'art de s'habiller rendait son imagination féconde en surprises. Soit qu'elle s'attachât à une simplicité préparée pour l'étonnement des yeux, qui s'attendaient à des impressions toutes contraires, soit qu'elle visât à produire des effets d'apparitions sensationnelles, c'était toujours, de sa part, une note originale, nuancée d'un grain d'excentricité, qui la particularisait aussitôt. Tantôt l'une de ses coquetteries était de mettre à contribution les jardins de la nature plus volontiers que les écrins des bijoutiers. Une guirlande d'églantines négligemment épandue sur sa chevelure, suffisait à la contenter ; elle préférait à tout autre agrément cette parure fleurie ; et c'était au plus si, par une sorte de condescendance aux vanités mondaines, elle consentait à y semer quelques brillants. Tantôt, elle se faisait éblouissante ; elle jetait feu et flammes par l'intensité des couleurs, le nombre et la vivacité des pierres précieuses. Son goût n'était pas impeccable, mais bien plutôt singulier et aventureux. S'il en jaillissait des trouvailles heureuses et pleines d'inattendu, par contre le désir outré de l'effet la poussait à combiner des harmonies souvent bizarres, à contraindre au mariage les garnitures les plus désassorties, à forcer les alliances de tons jusqu'à violenter les couleurs les moins enclines à s'accorder, fût-ce le rose avec le jaune. D'une manière générale ses prédilections allaient aux coupes hardies, aux dessins de robes qui font penser. Tels de ses travestissements, pour des soirées dansantes, aux Tuileries ou dans les ministères, eurent des reflets de célébrité. On parla beaucoup chez les Walewski, de Mme de Castiglione, en dame de cœur ; magicienne de Bohême, elle avait dispersé généreusement l'attribut symbolique sur son corsage, aux environs de sa ceinture, à telle place où le cœur n'a rien à voir. Il en fut d'autres qui donnèrent une marge abondante aux conversations des invités du dernier bal. Mais de tous, le plus célèbre, celui qui fut, pour ainsi dire, l'étiquette de gloire de l'incomparable Florentine, a été le costume légendaire de Salammbô, — ce costume qu'elle ne porta jamais. Quinze jours avant la soirée de la cour, dont il devait être l'un des éléments principaux d'attraction, pendant l'hiver de 1864, le bruit avait couru qu'on y pourrait voir l'Italienne audacieusement belle et uniquement enveloppée de la gaze violette, dont la vierge de Carthage ennuagea son corps merveilleux, le soir où elle alla réclamer, superbe et fascinatrice, au chef des Barbares, le voile sacré du temple de Tanit. La nouvelle anticipée en fut tant de fois redite que chacun avait fini par la croire vraie et ne croire que cela. Autour de ce vêtement illusoire on broda des arabesques aussi chimériques que le fait lui-même. Cependant, les pieds menus et fins de Mme de Castiglione, — l'un de ses orgueils corporels, — on les avait aperçus, comme à l'accoutumée, bel et bien recouverts ; ils ne faisaient pas craquer, à leurs doigts nus, les bagues dont on les prétendit chargés, mais ils se cachaient modestes dans le cothurne traditionnel. La tunique diaphane de Salammbô n'avait été qu'un rêve. Hélas ! en la pure réalité, la comtesse s'était montrée vêtue d'une robe montante en velours noir brodé d'or, recouvert d'une jupe de toile d'argent, tout cela fort riche, mais correct à l'extrême[15]. Elle en avait arrêté le choix avec Mario di Candia, le chanteur princier, le plus beau des Almavivas. Ensemble, elle et lui en avaient fixé les moindres détails. Et elle était apparue dans la salle des Fêtes, majestueuse, royale, comme elle l'avait prémédité, mais bien différente de l'incarnation voluptueuse, qu'on espérait savourer en la contemplant. Il y eut de l'étonnement, quelque regret aussi, mais de l'admiration quand même pour ce qui se dégageait, en cette évocation, de noble et de somptueux. Cependant, malgré les dires et les protestations de la reine d'Étrurie, la légende persista. A jamais Mme de Castiglione et la vision de Salammbô[16] restèrent confondues dans la mémoire d'une foule de gens, comme le vêtement l'est avec le corps. Capricieuse et changeante, au reste, comme elle le fut toujours, elle éprouvait quelque plaisir à déconcerter les idées ou les suppositions, que se formaient les gens sur son compte. Ainsi voulut-elle, en des circonstances analogues, infliger à la belle société impériale trop curieuse une désillusion, dont on se souviendrait longtemps. C'était en 1862, à propos d'une histoire de tableaux vivants. Ce genre d'exhibitions était, alors, fort à la mode. La comtesse Stéphanie de Tascher avait organisé une brillante soirée, au profit d'une œuvre de bienfaisance. Elle y invita la comtesse de Castiglione en première ligne. On le sut rapidement. La nouvelle reproduite par les journaux, avec les embellissements qu'y ajoutait l'imagination prodigue de leurs rédacteurs, avait donné beaucoup de relief à la représentation annoncée. On s'était entre-raconté, d'un salon à l'autre, que Mme de Castiglione y serait visible sous un costume des plus légers, dévoilant aux spectateurs, pour l'amour des pauvres, la perfection des formes que les yeux avaient pu seulement deviner, jusqu'alors, au hasard de ses toilettes de bal. Blessée par ces indiscrétions, elle décida d'y répondre d'une manière fort décevante pour les mondains, qui avaient payé très cher, à l'avance, un plaisir dont ils allaient être complètement sevrés. Elle avait demandé, comme décor de la scène, une grotte artificielle portant cette inscription : l'Ermitage de Passy. Quelle déité charmante allait se découvrir sous la voûte rocheuse ? Sans doute, elle aurait imaginé la plus séduisante des figurations. L'impatience avait peine à se contenir. Enfin elle se révèle. On se frotte les yeux. On la voit, on en doute encore. Elle était là, figée sous les plis sans grâce d'une robe de bure, la tête encapuchonnée, austère comme son habit de religieuse trop conforme à cet asile d'ermite. Puis, elle disparut et ne reparut pas. On murmura presque. L'irritation était d'autant plus vive qu'il n'y avait pas eu seulement un désenchantement des regards, mais comme un préjudice causé ; les intérêts en cause n'ayant pas eu le retour agréable, qu'on leur avait promis, en échange d'un geste de libéralité mondaine, s'en plaignirent. Combien plus généreuse s'était-elle montrée, certain soir où, pour le contentement de regards artistes, elle avait admis qu'aucun voile ne s'interposerait entre elle, statue vivante, et leur admiration ! Sincèrement persuadée que la beauté est un privilège de la nature trop rare et trop périssable ; qu'elle se doit, par moments, à l'éducation des yeux ; que l'harmonie des détails dont elle se compose est le premier des éléments de l'inspiration ; que c'est la joie de l'artiste d'en réfléchir l'image, au miroir de sa pensée, sur la toile ou dans le marbre, elle avait eu cette condescendance entière. Une fois, deux fois ? Le chiffre n'en fut pas précisé. Du moins, des gens l'affirmèrent. Ils avaient eu la courte vision de ce beau marbre dévêtu. A telle fin que l'un d'eux, le baron de Malaret, en eut des retours d'enthousiasme fort indiscret, dans son propre salon. Il s'échauffait à conter l'éclat des prunelles bleues de Mme de Castiglione, les grâces détaillées de son visage, le tour et la forme irréprochable de ses bras, de sa taille. Et quels pieds menus ! continuait-il s'enflammant à mesure qu'il progressait dans sa description. Quelles jambes fines ! Quelles... ! Comment ! Que signifie ?... avait interrompu la baronne de Malaret, l'une des dames du palais de l'impératrice, surprise et fâchée que son mari fût, à ce point, informé des perfections secrètes de la comtesse. Un peu décontenancé, le baron se remet et explique qu'il n'en allait pas de ce qu'elle pouvait croire, mais que, simplement, il y avait eu, pour un petit nombre de personnes, séance de statue vivante ; que Mme de Castiglione avait consenti à en tenir le rôle ; qu'il avait été des spectateurs favorisés et qu'il en avait gardé cette impression. Le goût des tableaux vivants, auxquels la comtesse ne se prêtait pas sans incartades ni rebuffades, l'intéressa parfois. Il semblait qu'alors elle voulût se donner spectacle à elle-même de ses attraits diversifiés par le jeu des attitudes et les combinaisons de la parure. Elle se savait si sûre de soi, en cet art des transformations ! Un pli d'étoffe nonchalamment disposé, la mise en place ingénieuse d'un colifichet expressif, l'enroulement d'une écharpe légère autour de son corsage. En fallait-il plus ? Elle se trouvait toute drapée pour le peintre. A l'occasion, elle se rendait pareille à une odalisque de rêve, en des attitudes langoureuses simulant le voluptueux abandon de tout l'être. Ou bien, toute différente qu'elle dût se connaître, par l'essence de sa personne morale et par la nature de ses désirs, de ces saintes figures, il lui plaisait, entre temps, de prendre la pose imprimée dans ses souvenirs des madones de l'école romaine. Mais elle eut le caprice promptement passé de ces fantaisies. Les tableaux vivants n'avaient eu que la valeur d'une mode et n'eurent qu'un temps. Elle s'en détacha l'une des premières. Ses goûts de mondanité faiblissaient. La compagnie des hommes et des femmes, qu'on lui avait représentée comme la fleur de la société parisienne lui devenait un spectacle monotone. Elle avait, à les fréquenter, recueilli trop de déceptions sur l'intelligence de ceux et de celles que les convenances du monde la contraignaient à traiter comme des égaux. De l'amertume commençait à pénétrer ses réflexions. Elle en trahissait les marques, au dehors, d'une manière assez visible, pour qu'une sorte d'éloignement jaloux se prononçât autour d'elle. De la mélancolie, traversée de regrets, s'emparait d'elle et de sa pensée. Elle songeait qu'elle était arrivée trop tard en France ; qu'avec l'éclat de sa souveraineté physique, elle, l'Italienne, aurait enlevé la couronne d'impératrice aussi aisément et pour en user mieux, politiquement, que l'Espagnole ; elle se disait que d'être une force avait été son rêve et que ce rêve n'avait eu qu'un éclair furtif de réalisation ; et qu'elle ne se consolerait jamais d'avoir manqué l'heure. Pleine de jeunesse, elle se laissait gagner déjà par un immense désabusement. Ce fut dans ces dispositions d'âme que la surprit le coup de tonnerre de 1870. |
[1] Les voici textuellement reproduits, autographe en main :
Le madrigal et la satire
Trouveraient à vous peindre un embarras égal ;
Car, qui parle de vous a même peine à dire
Assez de bien qu'un peu de mal.
(Un guerrier en chemin de fer, inspiré par les Grâces, retour de Crimée, 1865).
Maréchal MALAKOFF,
Souvenir à la comtesse de Castiglione.
[2] Cette anecdote me fut contée par l'une des dames du palais, que coiffait ledit Alexandre.
[3] En marge des Souvenirs sur la cour des Tuileries par la comtesse Stéphanie de La Pagerie.
[4] Fille du compositeur Pacini, adoptée par la comtesse Samoyloff, qui la maria.
[5] Née d'Affry, à Fribourg, en Suisse.
[6] Lettre CXXIV.
[7] Je suis moi, et m'en contente, ne voulant rien être par les autres et pour les autres. Et, pourtant, je vaux certainement mieux que telles et telles. Seulement, je reconnais que je ne parais pas bonne, à cause démon caractère fier, franc et libre, qui me fait être en tout et pour tous, carrée, crue, et dure. De sorte qu'on me déteste, mais ça m'est égal. Je ne tiens pas même à plaire. (Lett. CXXIII.)
[8] La ligne où elle exigeait pour sa dernière toilette : la chemise de nuit de Compiègne, batiste et dentelle, 1857.
[9] C'était un jour de grande parade militaire. Napoléon III, très en forme sur ses étriers, le grand cordon de la Légion d'honneur barrant son uniforme, faisait belle figure à la tête de ses maréchaux. Alors, sans s'étonner, malicieuse ou comme poussée par un besoin de franchise sans bornes, elle s'était penchée à l'oreille de Sainte-Beuve, son voisin de tribune et lui avait glissé à l'oreille ce mot, qu'il s'empressa de rapporter à son secrétaire Jules Troubat, lequel nous le servit, un soir de janvier 1912, et que nous ne répéterons pas.
[10] Cf., sur la parcimonie de lord Hertford, le Journal des Goncourt.
[11] Viel-Castel s'en porte garant. Mais, que croire ou ne pas croire de Viel-Castel ?
[12] Hormis le salon impérial, je n'ai jamais consenti à fréquenter que celui de lord et lady Cowley, qui me gâtèrent à l'extrême. Une seule fois chez ma cousine Galliera. Qu'importait le reste ? Je me fâchai de tout et de tous. (Lettre, CLV.)
[13] Mais en voici un échantillon d'une autre tonalité, un petit aperçu de la désinvolture avec laquelle, entre autres grandes dames, la cousine de Napoléon III était prête à traduire ses pensées, fût-ce en des circonstances graves. On vient de lui apprendre la mort de la reine de Portugal. Aussitôt Mathilde de noircir sa plume et d'annoncer en ces termes la triste nouvelle à l'une de ses amies :
La grosse doña Maria a opéré sa crevaison. Grand bien lui soit ! A notre retour à Paris, nous prenons le deuil pour quinze jours. Ainsi, munis-toi d'une robe noire pour le matin et d'une blanche pour la soirée. (Lettre inédite de la princesse Mathilde à la comtesse Ratomska ; timbre du palais de Fontainebleau.)
[14] Les toilettes du soir se faisaient surtout en tulle et en dentelle ; il fallait beaucoup de soin pour monter en voiture ou en descendre sans froisser tant de légers tissus.
[15] A titre de document positif et de curiosité particulière, voici, avec les fautes naïves d'orthographe qui en émaillent le texte, la lettre explicative et justificative du photographe habituel de la comtesse, le vieux Pierson, qui ne passe aucun détail.
Paris, le 15 août 1898.
Monsieur,
Madame la comtesse de
Castiglione m'ayant fait part de votre intention de démontrer dans votre livre
la fausseté des publications, qui ont parues sur son compte, je viens, sur sa
prière, vous offrir de vous aider, au moyen des documents que je possède, à
faire voir au publique le peu de créance qu'il y a lieu d'accorder à des
légendes qu'on a accréditées sur elle.
Habitant Passy, où j'ai ma
maison particulière, je l'y ai connu en voisin, lors de son arrivée à Paris,
avec son mari et un bébé. Dès cette époque, j'ai eu très souvent l'occasion de
la photographier, elle et son enfant, soit dans mon jardin, soit dans mes
ateliers. Depuis trente-cinq ans, je suis seul dépositaire de tous ses clichés
d'alors jusqu'à présent. Une des plus ridicules légendes est celle de la
comtesse, costumée en Salammbô dans un bal de la cour en 1864. J'affirme que ce
costume n'a jamais été porté par elle. J'ai vu, le soir même du bal, à Passy,
la comtesse habillée en reine d'Étrurie, costume à longue traîne, fermé et très
montant. Dans les photographies que j'en ai faites, le lendemain, j'ai
seulement fait découvrir un bras, ainsi que l'a fait mon ami le sculpteur
Carrier-Belleuse, pour sa statuette composée en même temps devant moi, à Passy,
afin de donner au portrait et statue un cachet plus artistique. Comme vous le
voyez, cette légende, ainsi que bien d'autres, est fausse absolument.
Tout disposé à servir, à
l'appui de documents, les assertions de votre ouvrage, je vous prie, monsieur,
etc.
PIERSON, chevalier de la Légion d'honneur,
Passy, rue de la Pompe.
Celle qui parut en Salammbô est Mme de Korsakof, dont la photographie fut jointe à la série des costumes remarqués, à l'époque. Au demeurant, ce costume, dont on fit un si grand tapage, était aussi convenable qu'élégant.
[16] Mâtho n'entendait pas ; il la contemplait. Les yeux de Salammbô, ses diamants étincelaient ; le poli de ses ongles continuait la finesse des pierres qui chargeaient ses doigts ; les deux agrafes de sa tunique soulevant un peu ses seins, les rapprochaient l'un de l'autre, et il se perdait par la pensée dans leur étroit intervalle, où descendait un fil tenant une plaque d'émeraudes, que l'on apercevait plus bas sous la gaze violette. Elle avait pour pendants d'oreilles deux petites balances de saphir supportant une perle creuse pleine d'un parfum liquide. Par les trous de la perle, de moment en moment, une gouttelette qui tombait mouillait son épaule nue. Mâtho la regardait tomber. (Gustave Flaubert, Salammbô.)