LA COMTESSE DE CASTIGLIONE - 1840-1900

Le Roman d'une Favorite, d'après sa correspondance intime inédite et les Lettres des Princes

 

PRÉFACE.

 

 

Si jamais l'histoire et le roman, constamment attirés l'un vers l'autre, parurent se rejoindre et se fondre, de manière à former de leur étroite union un sujet aussi captivant, aussi rempli d'imprévu que les œuvres d'imagination les plus singulières, ce fut, certes, dans la vie de la célèbre et très mal connue comtesse de Castiglione, surnommée la Divine pour sa beauté supra-humaine et qui, après avoir été la voix secrète, aux Tuileries, de la politique italienne, la favorite, disait-on, de Napoléon III, la conseillère et l'amie des princes de la maison d'Orléans, termina, loin du monde, lasse de tout et de tous, son étrange aventure de rayonnement et de conquête.

Elle excita d'ardentes curiosités, cette existence de femme, diverse, contrariante et fantasque au delà de ce qu'on pourrait imaginer. Par cela même qu'elle échappa, jusqu'à l'heure actuelle, aux précisions de l'histoire, elle a stimulé fort la verve des créateurs de légendes. Ne fut-elle pas, tour à tour, par des côtés de ressemblance fuyante et partielle, la tumultueuse Clorinde d'Émile Zola, l'équivoque Savelli de Gilbert-Augustin Thierry ; et, prise à l'extrême limite de son déclin, la fantômale Rospiglieri, de Henri de Regnier ? N'a-t-elle pas gardé, au delà des ans révolus, ses poètes, ses dévots extasiés, ses adorateurs posthumes ?

C'est que, vraiment, il y eut de tout dans sa destinée : un prodige de perfection naturelle tenant du miracle, des essors d'intelligence et d'ambition, dont elle aurait eu le droit d'attendre des résultats moins illusoires, des aventures de rêve, des équipées folles, des réalités boccaciennes, des scènes approchant du tragique, des côtés de déchéance morale et physique déconcertants, et, sur l'ensemble s'étendant, comme une ombre persistante, un continuel mystère.

Mais, au juste, que savait-on d'elle, hier encore ? Très peu de chose : des échos dispersés, des reflets de ses apparitions sensationnelles à la Cour des Tuileries, des miettes anecdotiques ramassées au petit bonheur, des insinuations sans caractéristiques de preuves, des histoires sans détails de ses liaisons supposées, quelques vagues données concernant ses allées et venues diplomatiques entre la France et l'Italie, enfin des traits épars de sa réclusion volontaire, en ses appartements ténébreux de la place Vendôme et du café Voisin.

C'était tout.

On semblait ignorer complètement qu'à la chute de Napoléon III la triomphante des beaux jours du Second Empire n'avait pas dépassé sa trentième année ; qu'elle se retrouvait encore très. belle, au miroir ; qu'elle n'avait pas si tôt donné l'adieu définitif à l'admiration des hommes, au monde, à la politique ; qu'elle, eut à parcourir une seconde phase de vie pavée d'espoirs merveilleux et d'illusions renaissantes ; qu'elle fut, jusqu'en 1877, du fond de sa demi-retraite, une spectatrice des événements fermement agissante et qu'enfin les échecs d'une destinée manquée beaucoup plus que les regrets de ses charmes perdus furent la cause, la vraie cause de la séquestration étrange où voulut s'enfermer, jusqu'à l'heure du suprême évanouissement, cette âme un peu vaine et théâtrale.

***

Comment une étoile mondaine aussi fameuse, quand elle était à l'ascendant de son cours, n'avait-elle pas laissé des traces moins fugitives de son apparition éclatante ? On fut instruit dans le Paris remuant et informé des singularités en foule de la comtesse de Castiglione. On ne pénétra point le secret de son âme ni les mobiles véritables de sa perpétuelle agitation d'esprit.

Les recherches n'y manquaient point, cependant.

Elle avait beaucoup étonné le monde, de son vivant. Après que fut achevé le cercle de ses jours, des interrogations nouvelles se levèrent, et le ton en fut bien avivé, lorsqu'on apprit que le gouvernement italien, inquiet des indiscrétions possibles, avait fait apposer les scellés sur les papiers de la disparue. Waldeck-Rousseau, disait, alors, l'un des attachés de l'ambassade de Rome, à Paris, pourra élever telle protestation qui lui paraîtra convenable. Des affaires d'État, qui sont les nôtres, se glissèrent dans cette correspondance. Les agissements de notre diplomatie y sont intéressés au vif. Nous ne nous en dessaisirons jamais. Les héritiers réclamèrent. Des avoués grossoyèrent. Les ressorts de la judicature furent mis en mouvement. Vaines plaintes, inutiles procès : gain de cause demeura aux mandataires du royaume d'Italie. Et les quelques papiers qui avaient échappé aux destructions systématiques de la comtesse, — après un double vol commis chez elle, peu de temps avant sa mort — furent confisqués autoritairement.

Ces notes plus ou moins révélatrices, ces parcelles documentaires enrichies d'autographes princiers ou autres, eurent le sort de tant de pages confuses, précédemment brûlées. Il ne resta aux chercheurs en fièvre de découverte que des cendres ; et, par hasard, des carnets de comptes brouillonnés 'en commun avec sa gouvernante — sa vieille nourrice Luisa Corsi —, des pièces de procédure quelconques, des griffonnages sans signification, des vestiges d'écritures dénués de valeur, parce qu'ils étaient comme les précédents, dénués de sens. A deux ou trois mois de là, on exposait en salle publique et vendait aux enchères les bijoux, les dentelles, les tableaux. L'œuvre de dispersion parut consommée. La mémoire de la comtesse de Castiglione semblait avoir perdu la trace de l'avenir.

Il y eut, à la fin de 1901, un réveil d'espérance au cœur de ses derniers fidèles. Allaient-ils enfin se voir sur le chemin des révélations tant souhaitées ? Le 24 ou 25 décembre, la police italienne avait arrêté, à la Spezia, une ancienne femme de chambre de la belle morte. Une perquisition opérée au domicile de cette aventurière avait amené la trouvaille d'une certaine liasse, qu'on disait être précieuse. Des lettres signées, assurait-on, de Napoléon III, de Victor-Emmanuel, de Cavour, de la reine Augusta de Prusse, de la grande-duchesse Stéphanie. Un détail plus certain, c'est qu'on avait découvert, dans les bagages de la Vergazzola, un crucifix en ivoire d'un rare mérite d'exécution, des objets en cristal taillé, des vases d'argent d'une fine ciselure artistique ; et que la provenance en était notoire. Celle qui les avait dérobés eut à en répondre devant les tribunaux ; on mit la main sur des complices ; on s'occupa, quelque temps, de cette affaire ; puis, le nom de Mme de Castiglione qu'on y avait mêlé, rentra dans le silence. On ne parla plus des susdits papiers secrets, dont l'imagination des journalistes avait grossi le nombre et l'importance.

Tout n'était pas absolument perdu, cependant, des signes écrits de son passage entre ciel et terre.

Tels de ses amis de France : Léon Cléry, le duc de Vallombrosa, Louis Estancelin[1], celui-ci surtout qu'elle favorisa, jusqu'à l'en accabler, de ses confidences journalières, avaient conservé, par de vers eux, des attestations nombreuses de sa verve épistolaire.

On aurait pu savoir, en outre, que, dans un coin retiré de la Spezia, en Italie, s'était niché un semblant d'archives castiglioniennes. En l'une des propriétés qu'avaient laissées à l'abandon les Oldoïni, un vent de fortune avait ramassé quelques débris et glanures de cette vie sans discipline ni fixité. Des lettres politiques ou des lettres d'amour accompagnées de leurs réponses s'y étaient logées passagèrement. Il n'y a guère, un savant italien, le bibliothécaire de la Spezia, M. Ubaldo Mazzini se rappelait les avoir tenues en main. Il avait eu la fantaisie de les parcourir. L'agrément de curiosité satisfaite, qu'il avait tiré de cette rencontre toute fortuite, il voulut, plus tard, en étendre l'impression au profit de notre personnelle étude. Animé de cette intention généreuse, il s'était remis en campagne ; un matin de décembre 1911, il avait renouvelé son pèlerinage en ces lieux écartés. Il reconnut la maison vide à ses marches verdies, à ses corniches moussues, à son jardin sauvage. Intérieurement l'état des pièces lui démontra de la façon la plus apparente que, depuis sa dernière visite, elles n'avaient dû être fréquentées que par la pluie, les rongeurs en liberté et les ladroni.

Il en constata les ravages, mais ne distingua pas autre chose. Hélas ! les intéressantes reliques s'étaient volatilisées, on ne savait où ni comment.

La déception fut grande, sur deux points de la terre, en même temps.

Mais des compensations nous étaient promises, ailleurs, outre celles qui nous étaient acquises personnellement déjà, et de plus abondantes. Par bonheur, dormaient dans un château normand quarante années de crayonnages dieppois, que nous connaissions bien. C'était là que nous avions salué, pour la première fois, en 1905, jouissant de son hospitalité cordiale, de sa conversation prodigue où repassait un demi-siècle de souvenirs, le plus constant, le plus écouté des amis de la comtesse de Castiglione : Louis Estancelin. Plus de quatre-vingts années s'étaient amassées sur sa tête. Il était demeuré ce qu'il fut toujours : aimable à vivre et beau causeur. Volontiers, revenaient à la surface de sa mémoire force particularités d'existence, force traits de caractère des personnages qu'il avait autrefois approchés ou côtoyés. Il en avait retenu bien des paroles, bien des détails qu'on aurait cru perdus. Mais la physionomie centrale à laquelle il ne se lassait point de revenir par le rappel d'un mot saillant, d'un signe évocateur, d'une allusion imprévue, c'était elle, toujours elle, l'isolée, l'unique.

Six ans après, je repris le chemin des belles avenues plantées de hêtres et de chênes qui s'arrêtent devant le château de Baromesnil. L'automne s'était revêtu de ses dernières parures. La campagne normande paraissait toute mouillée de lumière. Il me fut donné de revoir, au delà du parc, la large pelouse et le frais tapis de verdure où, par une radieuse journée de 1882, s'était dressée la tente du banquet qui réunissait, pour fêter l'union de Mlle Estancelin et du comte de Clercy, presque tous les princes et princesses de la maison de .France. Pendant plusieurs jours, la chambre du général, qu'avait occupée, en 1848, la duchesse de Montpensier fuyant l'orage révolutionnaire, cette chambre fut la nôtre. Nous n'eûmes pas la joie de retrouver, en son salon hospitalier, en sa bibliothèque attirante, l'ami perdu. Mais ce fut le même accueil, que nous reçûmes du nouveau maître de la maison, et la même bonne grâce naturelle. Avec une libéralité d'âme grande et simple, dont les exemples sont rares, le comte Vivien de Clercy, — le dernier descendant d'une des plus vieilles familles de France, dont l'un des aïeux gagna de porter, dans ses armes, un lys de France, à la bataille de Bouvines, et dont le père avait été le propre filleul du comte de Chambord — M. de Clercy nous ouvrit ses archives tout au large. Voyez, choisissez, prenez, nous dit le plus aimablement du monde le châtelain de Baromesnil et de Derchigny. Il y avait là des trésors de correspondance historique, qu'avait amassés laborieusement Estancelin, le fidèle champion des princes d'Orléans. Et, tout auprès des registres volumineux, aux fermoirs d'argent, à la reliure somptueuse, que gonflaient les mille autographes du comte de Paris, du duc d'Aumale, de Robert d'Orléans et des Montpensier, s'étageaient, dans leur coin à part, quinze à seize cents lettres de Mme de Castiglione, adressées au compagnon distant avec lequel on aurait pu dire qu'elle fut mariée d'amitié.

Quarante années d'effusions épistolaires, où elle avait répandu, de jour en jour, comme pour en former les éléments du livre à venir, les rappels de ses heures de jeunesse, les circonstances marquantes de ses triomphes mondains ou de ses interventions secrètes dans la politique extérieure du Second Empire, ses désenchantements si rapides d'une vie de scepticisme et de plaisir, ses lointaines impressions de Cour, ses réveils d'activité stérile, ses opinions sur les princes, qu'elle avait de trop près connus pour ne point les juger sans illusion, enfin toutes les imaginations en désordre, qui hantèrent sa cervelle, pendant la période finale.

De ces mille lettres jointes à celles qui nous furent personnelles, de cette correspondance diffuse, sans ordre, sans date, presque illisible en maintes places et, pour ainsi dire, impubliable, mais d'où les traits jaillissent inattendus, révélateurs, pleins de sens moral ou de mots trouvés, nous aurons composé, ligne à ligne en quelque sorte, l'histoire d'une vie extraordinaire, à peine finie de la veille, et qui n'aurait peut-être jamais eu d'historien.

***

Il était à craindre que, trop épris du modèle, nous ne fussions tenté d'élever un piédestal trop grand pour la statue.

Nous avons eu conscience de ce péril ; et, pour nous en garder, notre soin le plus constant aura été de ne perdre jamais entièrement le contact des voisinages illustres, qui, de leur éclat, de leur rang, de leur réputation, de leur importance personnelle, relevèrent les pas et démarches de la comtesse de Castiglione. C'était le plus sûr moyen de la maintenir dans les justes proportions de son rôle plus agité qu'efficace, la laissant, au reste, sans en rien diminuer, fidèle à sa propre ressemblance, telle exactement qu'elle fut de nature et par elle-même, c'est-à-dire : une femme étrangement belle, supérieurement intelligente, déraisonnable à l'extrême mesure et singulière entre toutes.

Le souci du vrai ne nous a pas permis d'esquiver, en descendant la pente de sa vie, les détails aussi navrants qu'étranges de sa fin. Il y eut, alors, dans cet inconnu, quelque chose de dramatique et de sombre expliquant le décousu de ses idées, le désarroi de son jugement, le vide qui régnait autour d'elle, la glace qui entourait son cœur et la ruine physique, qui avait devancé les années.

Mais la merveilleuse créature qu'elle fut, en des temps meilleurs, se dégagera d'autant plus originale et d'autant plus vivante des ombres de son déclin. La légende, dont l'avait ennuagée la fantaisie brouillonne des chroniqueurs, se dissipera, telle une brume sans consistance, aux clartés crues de l'histoire. Les feuillets intimes, qu'on avait recherchés avec une telle sollicitude et qu'on n'espérait plus découvrir, nous les aurons tenus entre nos mains. Ils nous auront permis de fixer, sous leur couleur franche et réelle, les traits de cette mystérieuse figure de beauté sans amour, d'ambition sans récompense et d'éclat sans bonheur.

 

Frédéric LOLIÉE.

 

 

 



[1] Nous ajouterons à ces noms celui du poète Robert de Montesquiou, qu'elle nomme en ses lettres, et qui lui a consacré un véritable culte d'art.