NAPOLÉON INTIME

 

LIVRE IV. — LA SOCIABILITÉ.

 

 

I

 

LES critiques de la Restauration, dans leurs  écrits intéressés ou fantaisistes, ont fait de Napoléon, souverain longtemps et partout acclamé, un être malfaisant, répulsif, incapable d'aucune assimilation avec le reste de l'humanité.

Ces sortes de jugements extrêmes, formulés dans le tumulte des haines virulentes et des convoitises déçues, sont à la longue réformés ordinairement. Le temps, qui s'écoule en laissant les faits dans le lointain, permet de les observer et de les voir sous un angle plus ouvert, dans leurs réelles proportions.

Cette règle de perspective a été de nul effet, pour ainsi dire, relativement à la mémoire de Napoléon. Différentes époques ont produit des écrivains obstinés à ne voir dans l'Empereur qu'un être antinaturel. Chez ces écrivains, la rancune ou le parti pris, parfois les deux, ont dicté les mêmes attaques. La forme change, mais le système est fixe : dans leur portrait, il n'y a que des ombres, l'effigie manque.

En 1814, voici en quels termes un pamphlétaire, Goldsmith, stipendié par les Anglais, dépeint Napoléon : Petit faquin, petit drôle de Corse, ne sont que des' appellations familières pour arriver à conclure ainsi : Jamais créature humaine n'a réuni en soi autant de cruauté, de tyrannie, de pétulance, de luxure, de sale débauche, d'avarice, que ce Napoléon Buonaparte. La nature n'avait pas encore produit un être aussi effroyable. Un renégat, M. de Pradt, abreuvé de faveurs sous l'Empire, n'hésite pas à dire, l'heure étant venue de faire sa cour à Louis XVIII : Cet homme (Napoléon) qui a fait son éducation au café militaire, qui en a conservé les formes, le langage, ne peut être qu'ennemi de tout ce qui est urbanité, et de ce qui conserve une ombre de cette liberté que la bonne compagnie entretient toujours, et sans laquelle il n'y a pas de société possible. Il faut en passer, et les anonymes, dont l'un signe : Un chambellan forcé de l'être, l'autre : L'homme qui ne l'a pas quitté depuis quinze ans, et toute la séquelle des insulteurs à gages du gouvernement de la Restauration ; ils ne sont pas meilleurs, ils ne sauraient être pires.

Le règne de Louis-Philippe vit s'arrêter la production des diatribes contre Napoléon. Le cercueil de l'Empereur s'avançant sur l'Océan, de Sainte-Hélène vers les Invalides, produisit, en France, une telle émotion, qu'elle suffit à rendre muets les calomniateurs. Après cette accalmie et le silence imposé par le second Empire, il semblait que c'en fût fini de ces attaques passionnées, quand, de nos jours, des écrivains se sont de nouveau attachés à ternir la mémoire de Napoléon. Leur violence n'est pas inférieure à celle des écrivains de la Restauration. On en aura la mesure dans les expressions dont un candide publiciste, Mario Proth, n'hésitait pas à se servir en 1872 : Il n'est truc féroce, il n'est tragédie cruelle, mensonge, contradiction, audace devant laquelle recule Bonaparte, ce prestidigitateur italien... Aussi combien est amusante et combien instructive la façon cravacheuse dont il mène et surmène ses subordonnés, les traite et les maltraite, la comédie du capitaine Fracasse que sans cesse il leur joue... C'était un Empereur ambulant, un Charlemagne de grande route... il opprimait pour opprimer et avilissait pour avilir.

Enfin, récemment, le même thème vient d'être repris par un très éminent philosophe, M. Taine, qui l'a paré des allures scientifiques de sa méthode, de la solidité de son langage : C'est l'égoïsme, non pas inerte, mais actif et envahissant, proportionné à l'activité et à l'étendue de ses facultés, développé par l'éducation et les circonstances, exagéré par le succès et la toute-puissance, jusqu'à devenir un monstre, jusqu'à dresser au milieu de la société humaine un moi colossal, qui incessamment allonge en cercles ses prises rapaces et tenaces, que toute résistance blesse, que toute indépendance gêne... Puis arrive cette conclusion naturelle : Par essence, il est insociable.

Le fond des idées, on le voit, n'a pas van Toutes ces appréciations sont équivalentes.

Bien que nous ne fassions ici de procès à personne, et que nous nous défendions de transformer cet ouvrage en réquisitoire, la démonstration de vérité nous oblige à combattre le dernier et considérable jugement qui a été porté sur Napoléon. Notre tâche serait trop facile s'il ne s'agissait que de réfuter les écrits de 1814. Ce ne sont, pourrait-on dire, que des appréciations personnelles, non des études sérieuses comparables à celles des écrivains actuels qui ont consulté les documents contradictoires. C'est donc avec ces derniers auteurs qu'il faut engager la discussion ; nous avons les mêmes armes, et de la distance où nous sommes, eux et nous, des choses et des hommes, nous embrassons le même panorama. En face de ce qu'ils ont vu, il convient de placer le résultat de nos propres observations, dont le seul but est de mettre en évidence la vérité, dégagée de tout ressentiment, de toute prévention, de toute complaisance envers un parti politique, comme aussi de toute exaltation, de toute fascination.

 

II

 

En principe, il nous semble équitable d'écarter la comparaison établie par M. Taine entre Louis XIV et Napoléon. ... Ordinairement et surtout en France, a-t-il dit, le prince fait deux parts dans sa journée, l'une pour les affaires, l'autre pour le monde... Sourire d'une repartie, quelquefois se mettre en frais, badiner, faire un conte, telle était la charte du salon de Louis XIV... Rien de semblable chez Napoléon.

Tout s'oppose, selon nous, à un parallèle entre les deux monarques. Doit-on attendre les mêmes résultats de l'éducation cérémonieuse d'un roi de cinq ans, et de l'éducation rudimentaire d'un élève boursier des écoles du gouvernement ?

Est-il un rapprochement possible entre les situations respectives des deux souverains ? Louis XIV, qui dut ses succès aux forces morales accumulées par ses deux prédécesseurs, et aux grandes intelligences que leurs règnes réparateurs avaient fait surgir, ne tarda pas à dissiper ce précieux héritage. Ainsi s'exprime M. Le Play, l'un des plus profonds penseurs de notre siècle, l'un des plus érudits observateurs de notre histoire.

Il en va tout autrement, le jour où Napoléon prend le pouvoir. C'est à M. Taine lui-même que nous allons emprunter la description de l'état de la France à cette époque : Le corps social est dissous ; pour ses millions d'atomes désagrégés il ne reste plus un seul noyau de cohésion spontanée et de coordination stable. Impossible à la France civile de se reconstruire elle-même ; cela lui est aussi impossible que de bâtir une Notre-Dame de Paris ou un Saint-Pierre de Rome avec la boue des rues et la poussière des chemins.

La dissemblance des rôles ne peut pas être plus complète : Louis XIV n'a qu'à régner, Napoléon doit fonder.

L'Empereur n'est pas le propriétaire, par droit d'héritage, n'ayant qu'à s'installer dans une habitation confortablement aménagée ; il est l'architecte réédifiant la maison sur un terrain abandonné. Il a la surveillance de tous les ouvriers : il faut qu'il les mène, qu'il indique à chacun la besogne et la manière de l'exécuter, car ils ont oublié les lois d'une bonne ordonnance, ils sont tous ignorants des règles d'un état de choses normal. Arrivé dès l'aube, le premier sur les chantiers, il va des sous-sols au faite de l'édifice, escaladant les échelles, enjambant les échafaudages, fouaillant les uns, rabrouant les autres, donnant à tous l'exemple d'une infatigable activité.

Ajoutez que, pour l'achèvement de son œuvre, il est le plus souvent obligé d'aller, au loin, livrer des combats gigantesques. Rendez-vous compte qu'à cette distance, il reste le seul moteur de ses collaborateurs disséminés aux quatre coins de l'Europe, et vous pourrez vous faire une idée de la force qu'il faut dépenser dans le verbe pour animer, stimuler ce monde de travailleurs, comme aussi vous pourrez alors décider s'il n'est pas exorbitant de demander à Napoléon le continuel et béat sourire des rois oisifs ou magnifiques.

Mais ce qu'on attribue d'extraordinaire, d'excessif, de grossier à tous les souverains, doit être d'abord tenu en suspicion et n'être enregistré qu'après le plus sévère contrôle. En effet, tous les historiens ont reproduit à l'envi un passage de l'Histoire d'Europe, d'Alison, mentionnant qu'au moment de la rupture du traité d'Amiens, le Premier Consul s'était oublié jusqu'à lever la main sur lord Withworth, ambassadeur d'Angleterre. Le récit de cet esclandre, assurément sans précédent, a fait le tour de l'Europe pendant quatre-vingt-dix ans, au bout desquels un écrivain consciencieux, Oscar Browning, s'est avisé de consulter, dans les archives britanniques, le document officiel, et il dit : Eh bien ! toute cette histoire est absolument sans fondement, ainsi que le d montre la dépêche même de lord Withworth.

Comme tous les hommes occupés de grandes affaires, Napoléon, cela est évident, a eu ses heures d'impatience. Il serait puéril de le nier ; mais ces emportements allaient-ils jusqu'à la brutalité habituelle dont on nous donne pour preuve un coup de pied dans le ventre administré à Volney par le Premier Consul à titre de conclusion d'un entretien ?

On invoque trois auteurs pour appuyer cette histoire. Un peu de méfiance est cependant permise quand on constate que ces trois auteurs ne constituent, en réalité, qu'un seul conteur.

En effet, Bodin dit tenir le fait de Besnard, et Sainte-Beuve s'en réfère à Bodin.

Donc, l'anecdote du fameux coup de pied repose uniquement sur l'affirmation de Besnard le nonagénaire.

A côté de présomptions et de preuves fragiles, il existe un fait patent qui, à tout le moins, prouverait que Volney, esprit distingué, n'avait pas de rancune et avait reçu autre chose que des coups de pied : il garda son siège de sénateur, puis il fut bientôt doté et blasonné ; à la chute de l'Empire, il était sénateur, comte et commandeur de la Légion d'honneur.

Comment croire que Napoléon se laissât aller à des vivacités aussi impardonnables, quand on ne l'accuse pas de s'y être livré le jour où il eut à subir de Talleyrand la plus stupéfiante des impertinences ?

Dans une discussion, en effet, sur le Code de la civilité, Talleyrand, dit M. Taine, aurait répondu à l'Empereur : Le bon goût est votre ennemi personnel ; si vous pouviez vous en défaire à coups de canon, il y a longtemps qu'il n'existerait plus. Ah l que voilà bien, pour un homme violent, une précieuse occasion d'infliger à quelqu'un un traitement exceptionnel ! Cependant, on n'enregistre aucune correction à l'adresse d'un pareil insolent ! Le calme de Napoléon dans cette circonstance n'est-il pas vraiment contradictoire outre mesure avec la brutalité qu'on lui a prêtée à l'égard de Volney ? Il faut donc reconnaître que les deux anecdotes citées par M. Taine en vue de rabaisser les manières de l'Empereur, pour être piquantes peut-être, n'en sont pas moins fort mal choisies. La vérité n'est ni dans l'une ni dans l'autre : très probablement personne ne se permettait de parler à l'Empereur dans les termes attribués à Talleyrand, et très probablement aussi Napoléon s'abstenait d'employer le genre de riposte dont on veut bien gratifier Volney.

 

III

 

En multipliant les témoignages recueillis aux sources les plus diverses, en juxtaposant les propos des témoins oculaires avec les pièces officielles, nous espérons arriver à réformer le jugement final, que Taine a formulé en ces termes : Par essence, Napoléon est insociable ; car nous prétendons au contraire qu'il n'a été réfractaire à aucune des qualités morales qui contribuent à rendre agréables les relations mutuelles des hommes.

Considérons d'abord les grandes lignes de la vie de Napoléon.

Rien chez lui qui décèle l'homme désireux de s'affranchir des obligations imposées par les lois sociales : c'est d'abord sa famille, objet constant de sa sollicitude, qu'il tient à voir heureuse. Quand il aurait pu lui suffire de constituer aux siens des positions brillantes au pays natal, ce dont on lui aurait déjà su gré, sa tendresse naturelle les veut tous près de lui. Malgré le peu d'éclat qu'ils sont capables d'apporter, il les juge aussi dignes que lui des magnificences du trône, des honours, comme dit Madame Mère. Voilà, à coup sûr, qui est d'un bon fils, d'un bon frère, d'un homme imbu de tous les bons principes familiaux, tels qu'ils sont prescrits, sinon pratiqués, dans notre société moderne.

Viennent ensuite les témoins des débuts pénibles. Depuis les concierges de l'école de Brienne, attachés sous le Consulat à Malmaison, jusqu'aux camarades de jeunesse, les Bourrienne, les Junot, les Marmont, qui sont plus tard ses secrétaires ou ses aides de camp ; aussi haut que monte l'Empereur, il les entraîne tous à sa suite comme autant de renseignements biographiques qu'il affiche publiquement.

Si bienveillant envers les obscurs et les humbles, Napoléon aurait-il pu, dans le cours de ses relations, transformer sa nature au point de n'être plus qu'un personnage insupportable, sorte de porc-épic toujours prêt à dresser ses dards contre ceux qui l'abordent ?

Ici encore, un aperçu général de ce qui s'est passé sous le règne de Napoléon sera en contradiction flagrante avec tout ce qui a été dit.

Retenez, premièrement, qu'il est peut-être le monarque près de qui les ministres ont conservé le plus longtemps leurs fonctions. Ne croyez pas que ceux-ci aient été spécialement choisis avec l'épiderme insensible et l'échine d'une souplesse exceptionnelle, car l'histoire vous apprendra que ses successeurs n'en ont pas trouvé de plus dignes parmi les Français pour remplir les premiers rôles dans l'Etat.

Après, passez en revue la pléiade des gens portant des noms anoblis depuis des siècles, qui ont sollicité la faveur de vivre à côté de l'Empereur. C'est à juste titre que Thibaudeau a pu dire : Il n'y aura pas assez de places dans la domesticité impériale pour les nobles qui en brigueront... Ils n'étaient pas obligés de revenir de l'étranger, où du moins ils possédaient un bien sacré, le respect de soi-même, ceux qui s'appelaient : Montmorency, Mortemart, Montesquiou, d'Aubusson, Talleyrand, Angosse, Radziwil, Kergariou, Turenne, Noailles, Brancas, Chabrillant, Gontaut, Narbonne, Bouillé, Chevreuse, Mercy-d'Argenteau, Fontanges, Cossé-Brissac, Clermont-Tonnerre, etc. Quoi ! tous ces rejetons de l'antique noblesse, de cette fière et vieille aristocratie française, n'auraient été que des pleutres se mésestimant assez pour venir mendier près d'une odieuse brute les attributions dont jadis ils s'enorgueillissaient près de leurs rois traditionnels !

Il n'est pas permis d'ignorer davantage que tous les souverains de l'Europe ont été flattés de nouer des rapports personnels avec Napoléon.

Le rôle de vaincu, nous le savons, peut imposer de grands sacrifices. L'intérêt général d'un peuple commande parfois à un roi bien des démarches humiliantes ; mais qui donc, par exemple, pouvait, en pleine paix, cinq mois après Tilsitt, contraindre l'empereur de Russie, alors très puissant, à écrire : ... Je vous charge de témoigner à l'Empereur combien je suis sensible à toute la galanterie qu'il met dans ses procédés envers moi. Je vous charge de lui en exprimer toute ma reconnaissance, et de lui réitérer qu'il n'a pas d'ami ni d'allié plus fidèle que moi. Personne n'est autorisé à taxer de fourberie cette démonstration spontanée.

Enfin, il y a dans la carrière de l'Empereur un fait capital qui, à lui tout seul, suffirait à établir que Napoléon n'inspirait pas une horreur insurmontable ; ce fait, c'est le mariage avec l'archiduchesse d'Autriche. Mariage politique, dit-on ; c'est exact du côté de la France aussi bien que du côté de l'Autriche, mais ce serait dépasser les bornes de la vraisemblance que de croire un père assez dénaturé pour jeter sa fille entre les bras d'un homme mis au ban de la civilisation, cet homme fût-il encore mille fois plus puissant que ne l'était Napoléon. Si telle avait été la conduite de l'empereur d'Autriche, c'est lui tout d'abord qu'il siérait de convaincre de barbarie, car les sauvages mêmes ne livrent pas aux fauves leurs enfants.

Quand, en 1814, la marée montante des invectives et des diffamations arrive jusqu'à Pile d'Elbe, Napoléon, avec sa hautaine ironie, arme aussi redoutable chez lui que son épée, définit en quelques mots les rôles des monarques étrangers et le sien : Les souverains, dit-il, qui, après m'avoir envoyé respectueusement des ambassades solennelles, qui, après avoir mis dans mon lit une fille de leur race, qui, après m'avoir appelé leur frère, m'ont ensuite appelé usurpateur, se sont craché à la figure, en voulant cracher sur moi. Ils ont avili la majesté des rois, ils l'ont couverte de boue. Qu'est-ce, au surplus, que le nom d'empereur ? Un mot comme un autre. Si je n'avais d'autres titres que celui-là pour me présenter devant la postérité, elle me rirait au nez. Mes institutions, mes bienfaits, mes victoires, voilà mes véritables titres de gloire. Qu'on m'appelle Corse, caporal, usurpateur, peu m'importe...

Il faut se demander maintenant pourquoi tous ces insulteurs, rois ou sujets, se sont associés pour avilir la mémoire de Napoléon. Si ce n'est pas le cri de leur conscience bâillonnée par quinze ans de tyrannie et d'effroi, quel mobile a pu pousser dans cette triste voie des hommes appartenant à l'élite de la société ? La réponse est facile : le respect humain oblige à trouver des raisons pour justifier la turpitude, la palinodie, la violation des traités, le lâche abandon, la cruauté envers l'ennemi désarmé.

Comment justifier, aux jours d'exil, l'absence de ceux qui avaient été comblés de bienfaits presque invraisemblables, comment excuser les tortures de Sainte-Hélène, infligées par des bourreaux dont l'un était le beau-père et dont les autres tenaient jadis à honneur de se dire les frères de la victime ?

Pour expliquer de tels procédés, point n'est besoin de rhétorique. Il suffit de rappeler un vulgaire proverbe, usité dans le peuple à propos des ingrats : Quand on veut tuer son chien, on dit qu'il est enragé.

 

IV

 

Ces premières observations, dont la clarté nous parait suffisante, vont nous servir à diriger nos pas dans notre recherche de la vérité.

Il faudra examiner de près le système des adversaires et opposer aux rares et insidieux documents versés par eux aux débats les nombreux et irrécusables matériaux qui n'ont pas été inventés pour les besoins de notre thèse.

Et d'abord quelle impression faisait Napoléon sur les personnes qui se trouvaient en contact avec lui pour la première fois ?

... Bonaparte m'aborda avec simplicité, dit Chateaubriand, sans me faire de compliments ; sans questions oiseuses, sans préambule, il me parla sur-le-champ de l'Egypte et des Arabes, comme si j'eusse été de son intimité et comme s'il n'eût fait que continuer une conversation déjà commencée entre nous.

... Dès qu'il parle, témoigne Kotzebue dans ses Souvenirs de Paris, un sourire vraiment gracieux rend sa bouche très agréable et inspire sur-le-champ de la confiance... Il s'approcha de moi et me parla avec infiniment de bonté et d'aisance sur les théâtres... Il aime de préférence la tragédie ; il s'est prononcé envers moi-même, et d'une manière assez gaie, contre les drames, en y mettant toutefois cette restriction que tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.

Lombard, conseiller intime du roi de Prusse, lui écrit en 1803 :

... On se trompe absolument à l'étranger sur ce qu'on appelle communément la violence de caractère du Premier Consul, et la précipitation de ses jugements. Il est, dans la discussion, calme, attentif, ayant toujours l'air de vouloir s'instruire, et ne s'irritant pas de la contradiction.

Un autre étranger, Jean de Muller, dit de sa première rencontre avec Napoléon : Je le contredis quelquefois, et il entra en discussion. Je dois dire avec impartialité, et aussi sincèrement que si j'étais devant Dieu, que la manière dont il me parlait me remplit d'admiration et d'amour... Ce jour-là a été un des plus remarquables de ma vie. L'Empereur a fait aussi ma conquête par son génie et sa bonté naturelle.

Enfin, s'il faut la consécration du jugement d'une femme, nous interrogerons son ennemie déclarée, Mme Récamier. Elle s'étonnait de lui trouver un air de douceur, une simplicité de manières qui contrastait avec les façons toujours théâtrales de Lucien Bonaparte. — Son regard, dit Stendhal, prenait une douceur infinie quand il parlait à une femme ou qu'on lui contait quelque beau trait de ses soldats.

Mollien fut surtout étonné de la patience avec laquelle avaient été écoutées ses longues explications par celui qu'on avait souvent représenté comme le moins indulgent des hommes ; et l'ancien ministre du Trésor public ajoute : Je retrouvai souvent cette simplicité, cette patience qui m'avaient séduit dans ma première entrevue, cette disposition à tout entendre qui encourage l'inférieur à tout dire.

Ces renseignements pris chez des auteurs peu enclins à la flatterie sont confirmés par les autres écrivains contemporains. Au sujet de la facilité avec laquelle on abordait Napoléon, voici l'appréciation caractéristique du duc de Vicence : Jamais ces vieilles moustaches — les soldats de la garde — n'eussent osé parler au dernier de leurs sous-lieutenants comme ils parlaient au chef redouté de l'armée.

Cent fois, constate le duc de Bassano, j'ai vu l'Empereur parcourir, la nuit, les bivouacs, causer çà et là, s'arrêter devant les feux, demander ce qui bouillait dans la marmite et pouffer de rire aux réponses très drôles qu'il recevait. — Je l'ai connu, dit Marmont, ayant de la bonté et une véritable bonté, quoique ce soit loin de l'opinion consacrée, susceptible d'un attachement durable et sincère pour ceux qui en étaient dignes. — Lasalle, Junot et Rapp, mentionne le général Marbot, disaient à l'Empereur tout ce qui leur passait par la tête. Les deux premiers, qui se ruinaient tous les deux ans, allaient ainsi raconter leurs fredaines à Napoléon, qui payait toujours leurs dettes.

Ce que chacun de nous — dit M. de Ségur, témoin intime de la vie privée de Napoléon — doit à sa mémoire... c'est d'attester sa bienfaisance pour les infortunes privées, sa douceur, son économie, sa simplicité dans ses habitudes intérieures, la constance de son attachement pour ceux qui l'entouraient. Personne, d'après le général Rapp, n'était plus sensible, personne n'était plus constant dans ses affections que Napoléon. — J'ai eu plusieurs lois l'occasion de le juger bon, affirme Rœderer.

Méneval, consignant les souvenirs de la première entrevue avec celui dont il devait être le secrétaire, s'exprime ainsi : Il me parla de mes études avec une bienveillance et une simplicité qui me mirent fort à l'aise, et me firent juger comme cet homme était doux et facile dans la vie privée. Mlle Avrillon nous montre l'Empereur, lorsque rien ne le tracassait, très familier avec les personnes de l'intérieur ; leur parlant avec une sorte de bonhomie, d'abandon, comme s'il eût été leur égal. Et M. de Bausset, qui était de la maison en sa qualité de préfet du palais, confirme cette manière d'être en ces termes : Dans les audiences, Napoléon s'adressait successivement à chaque personne, et écoutait avec bienveillance tout ce qu'on désirait lui dire.

Veut-on mettre en doute la sincérité des serviteurs particuliers ? Voici leurs témoignages sanctionnés par un indépendant, un ambassadeur, dont l'hostilité est notoire : La conversation avec lui, dit M. de Metternich, a toujours eu pour moi un charme difficile à définir... il écoutait les remarques et les objections qu'on lui adressait, sans sortir ni du ton ni de la mesure d'une discussion d'affaires, et je n'ai jamais éprouvé le moindre embarras à lui dire ce que je croyais la vérité, lors même qu'elle n'était pas faite pour lui plaire. Et comme s'il avait à tâche de prouver l'aménité de l'Empereur, Metternich nous le montre tour à tour retardant son déjeuner de deux heures pour ne pas interrompre une conversation, lui disant rondement : Ne soyons ni Empereur des Français, ni ambassadeur d'Autriche, je vous parlerai comme à un homme que j'estime, et ne faisons pas de phrases, ou bien s'excusant de l'avoir fait attendre huit à dix minutes dans l'antichambre.

Ce dernier trait est conforme à cet autre raconté par un ancien page de la Cour impériale, M. de Sainte-Croix, qui avait pris un malicieux plaisir à faite attendre, pendant deux heures et demie, le vieil amiral Truguet, sans annoncer sa présence à l'Empereur. Celui-ci ayant rencontré, par hasard, l'amiral dans l'antichambre : Ah ! Truguet, mon cher ami, dit Napoléon en posant ses deux mains sur les épaules du vieux marin, depuis combien de temps attendez-vous ?

Cette franche affabilité, ennemie de toute étiquette, a été encore signalée par d'autres auteurs. Après une discussion assez vive sur la musique, Arnault s'étant trouvé offusqué, c'est Napoléon qui le recherche et lui dit en riant : Eh bien ! vous m'en voulez toujours ? Il ne fait pas bon attaquer Méhul devant vous. Un autre exemple nous est fourni par Miot de Mélito, revenant à Paris, disgracié et tremblant de paraître devant Napoléon. Son premier abord, dit Miot de Mélito, fut assez agréable. Il me dit sur le ton de la plaisanterie que je m'étais brouillé avec les ministres, que les ministres n'aimaient pas les administrateurs généraux qui en agissaient à leur tête, qu'enfin j'avais à me réconcilier avec eux.

Fleury de Chaboulon nous parle de cette grâce familière qui donnait tant de prix à ses entretiens ; la duchesse d'Abrantès nous dépeint encore l'aménité de l'Empereur dans un épisode qui lui est personnel. Elle revenait de Lisbonne, où Junot, son mari, était ambassadeur ; à son entrée dans le salon des Tuileries, où la Cour était réunie, l'Empereur ne put s'empêcher de sourire en voyant l'air sérieux que mettait à faire ses révérences celle qu'il avait connue tout enfant : Eh bien, madame Junot, lui dit-il, on gagne toujours à voyager ! Voyez comme vous faites bien la révérence maintenant. N'est-ce pas, Joséphine ?Et il se tourna vers l'Impératrice. — N'est-ce pas qu'elle a bon air ? Ce n'est plus une petite fille... C'est madame l'ambassadrice...

Enfin, pour accentuer le peu de raideur que l'Empereur apportait dans-ses relations, il nous manquait de le voir descendre de son trône pour bavarder avec les membres de l'Institut. Nous citons là le texte même d'un auteur qu'on n'accusera pas de flatter l'Empereur, c'est La Réveillère-Lépeaux qui termine ainsi sa phrase : ... l'on sait qu'il bavardait quelquefois beaucoup avec les membres de ce corps savant.

Naturellement, on a soutenu que Napoléon ne laissait discuter aucune de ses paroles ; M. Taine n'a-t-il pas dit que son premier mouvement, son geste instinctif, était de foncer droit sur les gens et de les prendre à la gorge... ? Ce n'est cependant pas ainsi que nous le représente Gohier, l'ancien-président du Directoire, emprisonné au 18 brumaire, et dont la malveillance serait excusable. Il dit : ... Non seulement Bonaparte ne s'offensait point de la désapprobation des projets soumis à la discussion de son Conseil d'Etat... mais il provoquait la contradiction... Intra parietes, il tolérait tout, aucune objection ne pouvait l'indisposer, et c'était presque toujours celui qui l'avait contrarié avec le plus de force qu'il appelait à dîner avec lui...

Ceux qui ont le plus travaillé avec Napoléon dans les affaires de l'Etat — de ce nombre sont Rœderer et Thibaudeau — corroborent en maints endroits cette qualité de son caractère. Méneval, son secrétaire particulier, déclare qu'il souffrait volontiers la contradiction, et que même il cédait souvent, et Caulaincourt ajoute qu'il savait supporter avec une grande noblesse la contradiction sur ses idées les mieux arrêtées. Savary, pour sa part, témoigne que l'Empereur avait un tel discernement, un tel sentiment de justice, d'attachement pour ceux dans lesquels il avait confiance, qu'il y avait non seulement sécurité, mais avantage à tout lui dire. On ne saurait mieux compléter ces appréciations générales qu'en montrant l'attitude de l'Empereur aux prises avec l'adversité : Pendant la traversée de Fréjus à l'île d'Elbe, dit le colonel sir Neil Campbell, Napoléon fut pour nous tous plein de courtoisie et de cordialité. — Durant le même voyage, remarque de son côté le baron Peyrusse, je vis l'Empereur toujours de bonne humeur, d'une prévenance et d'une politesse parfaites. Relatons encore l'impression du capitaine Maitland, commandant le navire anglais le Bellérophon, à bord duquel vint se rendre en 1815 le vaincu de Waterloo : Cet homme possédait à un tel point le don de plaire qu'on éprouvait un sentiment de compassion allié au regret qu'un homme, doué de tant de qualités séduisantes, se trouvât réduit à l'état dans lequel je le vis.

Dans notre enquête sur la sociabilité de Napoléon, nous avons interrogé vingt-neuf de ses contemporains, dont dix au moins sont ses ennemis avérés ; les réponses ont été unanimes dans leur esprit. Grâce à cette consultation, nous voilà sortis du domaine du merveilleux ; nous sommes désormais en face d'une simple créature humaine, avec les qualités morales de l'homme civilisé.

A côté de témoignages nombreux et contradictoires, formant la véritable base d'un jugement impartial, nous avons plus encore, nous avons le témoignage, il faut le dire très haut, des illettrés, de ceux qui n'ont pas écrit, de ceux qui n'ont pas lu, esprits incultes, impressionnés directement par les procédés dont on use envers eux.

Ces hommes, au nombre de plusieurs centaines de mille, ont vécu, pendant près de vingt ans, côte à côte, pour ainsi dire, avec Napoléon. L'épaisseur d'une tente, pas plus, les séparait. Ils ont peiné ensemble, ils ont supporté des fatigues, des privations inouïes sous l'impulsion de ce chef qui les conduisait à travers l'Europe. Dans l'espèce, il faudra faire grand cas de l'opinion émise par ces natures frustes, privées de sens critique, qui sentent les coups et ne les analysent pas. Pareils à des enfants, ces hommes détestent d'abord le maître dont ils croient avoir à se plaindre.

Eh bien ! qu'ont-ils dit, d'une seule voix, — le mot, en somme, n'est pas hyperbolique, — ces hommes qui représentent presque toute la population virile de la France ?

Quand leurs corps affaissés sous le poids d'un accablement prématuré, quand leurs membres mutilés auraient justifié bien des imprécations, ils ont forgé avec une éloquence enthousiaste et décisive, ils ont créé d'instinct la légende du Petit Caporal. Ces deux derniers mots avaient, dans la bouche de ces braves, une portée considérable qu'il convient de déterminer : le caporal, c'est le camarade de chambrée, c'est le gradé dont l'autorité est presque fraternelle. Il ne quitte jamais son escouade. Chargé de veiller à tous les besoins de ses inférieurs, il n'est exempt d'aucun de leurs dangers, il fait le métier de simple soldat, tout en ayant une responsabilité. Donc, en adoptant ce sobriquet bizarre, ces modestes soldats affirmaient que leur Empereur était pour eux un camarade investi du grand commandement.

Voilà la vérité, sans apprêt, sans réserve, qui est sortie de toutes les chaumières de France !

 

V

 

Mais la vivacité des attaques leur donne un semblant de précision ; il faut donc prouver ici que les opinions relevées chez les contemporains étaient rigoureusement motivées.

Est-il vrai, comme l'a dit M. Taine, que, avec ses généraux, ministres et chefs d'emploi, il se réduit au style serré, positif et technique des affaires... à chaque page, sous les phrases écrites, on devine la physionomie et les intonations de l'homme qui bondit, frappe et abat ?

Rien de plus imagé, mais rien de moins ressemblant. Certes, Napoléon n'a pas écrit ses ordres de bataille sous forme de pastorales, il n'a pas dicté ses observations sur le budget de l'Empire avec l'abondance de Mme de Sévigné ; cependant, à lire sa correspondance, à écouter les témoins, on acquiert la certitude que, maintes et maintes fois, même en pleine activité de service, même au milieu des combats, il a su passer du ton sec du commandement au langage amical, familier, sans façon de l'homme qui ne cherche nullement à guinder sa pensée. Les preuves matérielles de ce que nous avançons là sont innombrables, elles le sont au point qu'on se demande s'il est quelqu'un parmi ses subalternes, qui n'ait reçu des marques de la cordialité de Napoléon.

Des instructions à Faypoult, ambassadeur près de la République de Gênes, se terminent par ces mots : Votre femme se porte bien, et la petite nièce est toujours bien coquette ; elle fait la cour à mon aide de camp, et elle n'aime de moi que mon bel habit. Au général Kellermann : Je regarderai comme un bonheur les occasions où je pourrai vous être bon à quelque chose. — Votre fils a été malade, mais il est rétabli ; j'espère qu'il continuera à servir avec moi. Au chef d'escadron Colbert : vous envoie une paire de pistolets pour vous tenir lieu de celle que vous avez perdue. Je ne puis les donner à personne qui en fasse un meilleur usage. Au général Menou : Je vous envoie un cheval pour vous ; il est très difficile d'en trouver de passables ; il vous sera au moins une preuve de bonne volonté et du désir que j'ai de vous donner une marque d'estime.

N'emmenant pas Junot au moment de quitter l'Egypte, Napoléon écrit à son vieil ami : J'ai regretté de ne pouvoir t'emmener avec moi : tu t'es trouvé trop éloigné du lieu d'embarquement. Enfin, dans quelque lieu et dans quelque circonstance que nous nous trouvions, crois à la continuation de la tendre amitié que je t'ai vouée.

A côté de cette expansion amicale envers un ancien camarade, vous trouvez, à l'adresse des indifférents, une constante courtoisie alliée à la plus rare simplicité.

Voici la lettre de remerciements à Laplace, qui lui a fait hommage de sa Mécanique céleste : Je reçois avec reconnaissance, citoyen, l'exemplaire de votre bel ouvrage que vous venez de m'envoyer... Si vous n'avez rien de mieux à faire, faites-moi l'amitié de venir dîner demain à la maison. Au général Delmas : Je suis fâché, citoyen général, de ne pas m'être trouvé chez moi lorsque vous y êtes passé ; vous êtes du nombre des hommes que j'aime et que j'ai toujours le temps de voir.

Au général Friant : Lorsque vous vous serez reposé dans le sein de votre famille le temps que vous jugerez convenable, venez à Paris, je vous y verrai avec le plus grand plaisir.

Les extraits précédents datant tous de l'époque où Napoléon était général en chef ou Premier Consul, on est en droit de se demander si, chez l'Empereur, devenu de fait un autocrate, il ne va pas se faire une évolution, et si ne vont pas disparaître ces manières avenantes, dont le but était peut-être de ménager des partisans propres à seconder ses visées ambitieuses.

Nul changement ne se produira. Son âme, particularité heureuse, reste toujours pénétrée des mêmes sentiments, sa phrase conserve le même tour bienveillant ou aisé.

A une plainte du général Gazan, l'Empereur répond : Vous êtes fait grand officier de la Légion d'honneur. C'est par erreur que vous n'avez pas été porté dans l'état de promotions faites à Schœnbrunn. Je ne regrette point cette erreur, puisqu'elle me fournit l'occasion de vous assurer de l'estime que je vous porte.

Quand Napoléon donne au maréchal Berthier, en toute souveraineté, la principauté de Neufchâtel, les considérants du décret portent : Cette preuve touchante de la bienveillance de l'Empereur pour son ancien compagnon d'armes, pour un coopérateur éclairé, ne peut manquer d'exciter la sensibilité de tous les bons cœurs, comme elle sera un motif de joie pour tous les bons esprits.

C'est, dira-t-on, le boniment officiel rédigé par les sous-ordres respectueux des traditions. Admettons-le, mais le camarade va reparaître dans la lettre particulière écrite à cette occasion par l'Empereur à son chef d'état-major. Celui-ci, malgré les instances de son souverain, vivait depuis dix ans en concubinage avec Mme Visconti. L'Empereur profite de la nouvelle situation qu'il fait à Berthier pour lui dire : Je vous envoie le Moniteur, vous verrez ce que j'ai fait pour vous, je n'y mets qu'une condition, c'est que vous vous mariiez, et c'est une condition que je mets à mon amitié. Votre passion a duré trop longtemps ; elle est devenue ridicule. Je veux donc que vous vous mariiez ; sans cela je ne vous verrai plus. Vous avez cinquante ans, mais vous êtes d'une race où l'on vit quatre-vingts ans, et ces trente années sont celles où les douceurs du mariage vous sont le plus nécessaires.

Afin de montrer, ce qui sera une surprise pour plus d'un, que les désirs de l'Empereur, même ceux dont il pouvait surveiller de très près la réalisation, n'étaient pas considérés dans son entourage comme des ordres inéluctables, il n'est pas inutile de rappeler ici que Berthier, fort amoureux, continua à vivre avec sa maîtresse, tout en jouissant de ses titres nobiliaires et sans que Napoléon, malgré sa menace, cessât de le combler de faveurs. Quatre ans s'écoulèrent avant que Berthier cédât aux instances de Napoléon et, rompant avec sa maîtresse, consentit à épouser la nièce du roi de Bavière.

Napoléon se raillait volontiers des célibataires qui vivaient autour de lui ; de ce nombre était Cambacérès. Déjà en 1802, au Conseil d'Etat, raconte Thibaudeau, pendant la discussion de la loi sur l'adoption, la gravité du débat fut égayée par cette saillie du Premier Consul : Il s'agit maintenant de savoir si l'adoption sera permise aux célibataires. Qui veut parler pour les célibataires ? A vous, Cambacérès. Et toute l'assistance de se mettre à rire.

Une autre allusion, aussi familière à l'égard de Cambacérès, mais doublée d'un vif intérêt pour sa santé, se retrouve sous la plume de l'Empereur, en 1807 : Je vois avec peine que votre santé soit dérangée. Heureusement, j'espère que ce n'est qu'un des dérangements que vous avez tous les jours. Si vous ne vouliez pas vous droguer, vous vous porteriez beaucoup mieux ; mais c'est une habitude de vieux garçon. Toutefois, tâchez de vous bien porter ; je le désire par l'amitié que je vous porte.

Ce style épistolaire, on en conviendra, n'est rien moins que le style froid et compassé d'un souverain écrasant ses inférieurs sous le poids de sa majesté.

Chez Napoléon, l'Empereur cède toujours le pas à l'homme prévenant, empressé, qui redouble de sollicitude pour les personnes dont la vie est éprouvée par quelque fâcheux accident. De ce sentiment qui l'honore, il y a des traits à profusion : en voici quelques-uns pris à toutes les époques de sa carrière.

Lettre au docteur Corvisart : Je vous prie, mon cher Corvisart, d'aller voir le grand juge et le citoyen Lacépède. L'un est malade depuis huit jours, ce qui me fait craindre qu'il ne tombe entre les mains de quelque mauvais médecin ; l'autre a sa femme malade depuis longtemps ; donnez-lui un bon conseil qui puisse la guérir ; vous sauverez la vie à un homme estimable et que j'aime beaucoup.

A Bessières, qui est blessé, il écrit : J'ai ordonné que l'on vous donnât chez moi le logement qu'occupait Junot. Si vous préférez aller à Gyseh, toute la maison est à votre service. Je ne désire qu'une chose, c'est que vous vous dépêchiez de guérir.

Une autre fois, c'est le général Pino qu'il rassure, en lui disant : J'ai pris une grande part au malheur qui vous est arrivé ; tranquillisez-vous. Vous avez tout le temps de vous guérir. J'imagine que vous avez appelé de Lyon ou Genève un bon chirurgien... Même recommandation au général de Wrède : Je reçois votre lettre. Je suis fâché de votre maladie. Je comptais sur vous dans cette campagne, parce que je connais votre zèle et votre talent... Il faut tranquilliser votre esprit ; c'est le meilleur moyen de guérir le corps.

Impossible de se montrer plus cordial qu'il ne l'est envers Bernadotte : ... J'ai appris avec la plus grande peine que vous aviez été blessé. Je vois avec grand plaisir que madame Bernadotte se trouve, dans cette circonstance, près de vous. Je désire votre prompt rétablissement et vous revoir à la tête de mon corps d'armée pour le bien de mon service, mais aussi pour l'intérêt particulier que je porte à tout ce qui vous regarde... Dites, je vous prie, mille choses aimables à madame la maréchale, et faites-lui un petit reproche : elle aurait bien pu m'écrire un mot pour me donner des nouvelles de ce qui se passe à Paris ; mais je me réserve de m'en expliquer avec elle la première fois que je la verrai...

Les lignes suivantes étaient bien faites pour remonter le moral du général d'Hautpoul, également blessé : J'ai été extrêmement touché de la lettre que vous m'avez écrite. Votre blessure n'est pas de nature à priver votre fils de vos soins. Vous vivrez encore pour charger à la tête de votre intrépide division et vous couvrir d'une nouvelle gloire. Vous et vos enfants, vous pouvez compter sur l'intérêt que je vous porte.

Quand Lannes, désireux de reprendre un service actif, sollicite l'Empereur, celui-ci lui répond : Lorsque votre santé sera parfaitement rétablie, vous vous rendrez près de moi. Vous ne doutez pas du plaisir que j'aurais à vous avoir toujours, mais surtout un jour de bataille. Mais rétablissez-vous avant tout.

N'allez pas croire que l'Empereur réservait ces touchantes préoccupations aux seules personnes placées dans rangs élevés de son entourage. Un jeune page écrivant à sa mère raconte qu'au retour d'Erfurth, tandis qu'il était à cheval à la portière de l'Empereur, une pluie violente et glacée le trempa jusqu'aux os. L'Empereur, dit le jeune écuyer, est descendu de voiture et, en me voyant en si bel état, m'a ordonné de rester à la première poste... Je sais que l'Empereur s'est informé plusieurs fois de ma santé.

Faut-il un exemple plus modeste encore ? Son valet de chambre, Constant, fait une chute de cheval : Le Premier Consul, dit-il, fit arrêter aussitôt ses chevaux, donna lui-même les ordres nécessaires pour me faire relever, et indiqua les soins qu'il fallait me donner dans ma position ; je fus transporté en sa présence à la caserne de Rueil, et il voulut, avant de continuer sa route, s'assurer si mon état n'offrait point de danger...

Après l'entourage immédiat, voici le cas d'un simple grenadier ; c'est Coignet, victime d'une tentative d'empoisonnement, qui dit : Il en fut fait rapport au Premier Consul, qui donna l'ordre de mettre deux médecins de nuit près de moi pour me garder et des infirmiers nuit et jour... Un officier de service venait tous les matins savoir de mes nouvelles.

 

VI

 

En s'appliquant à recueillir et à citer ces exemples multiples qui révèlent une nature si vivement impressionnable, on se demande, en vérité, si ce n'est pas un travail absurde et superflu d'accumuler preuves sur preuves pour démontrer que Napoléon avait un cœur humain et non des entrailles de carnassier.

Pourtant, malgré cette évidence, toujours les pamphlets sont là, en hautes piles masquant la physionomie véritable de l'Empereur.

Plus les attaques ont été virulentes et répétées, plus la réfutation doit prodiguer d'irrécusables documents afin d'opposer à la calomnie une digue de faits que rien ne puisse désormais ébranler. L'impartiale vérité, se dégageant de chaque page, de chaque mot, de chaque incident de l'histoire de cette époque, devra se dresser en face de la diffamation et rendre manifestes, chez cet homme réputé insociable, les rares qualités de tendresse, de charité, de mansuétude, de cordialité acquises par lui, dès l'enfance, et grandies par la pauvreté, l'isolement, les amertumes et les souffrances de sa jeunesse.

C'est en traversant ces phases diverses de son existence, que le caractère de Napoléon s'était formé dans le sens que nous indiquons.

Essayera-t-on de dire que, dans les exemples cités déjà et dans ceux que nous allons citer encore, il n'y a rien de concluant, attendu que son intérêt personnel, la pénurie d'hommes capables, la recherche de la popularité lui commandaient des ménagements envers les uns, des soins calculés pour les autres ?

Ce serait là une théorie singulière qui consisterait à établir qu'on ne doit tenir compte à un homme de ses bonnes actions qu'autant qu'elles lui sont nuisibles.

Nous pensons qu'à moins d'être aveuglé par l'esprit de dénigrement, on doit partir de ce principe que la bonté humaine se juge dans ses effets sur autrui, non dans ses causes, quelles qu'elles soient, trop complexes du reste pour ne pas défier, en général, toute analyse. Demande-t-on à un sauveteur s'il ambitionne une distinction ou les bravos de la foule assemblée sur le rivage ? Demande-t-on à un homme charitable s'il n'a d'autre mobile que de s'attirer les bénédictions des malheureux ?

La sincérité du cœur de Napoléon et sa sensibilité sont, dans leur ensemble, parfaitement mises en évidence par sa conduite envers Desaix.

Lorsque ce général revint d'Egypte, Napoléon lui écrivit : ... Enfin, vous voilà arrivé ; une bonne nouvelle pour toute la République, mais plus spécialement pour moi, qui vous ai voué toute l'estime et l'amitié que mon cœur, aujourd'hui bien vieux et connaissant trop profondément les hommes, n'a pour personne... Venez, le plus vite que vous pourrez, me rejoindre où je serai.

Le soir de la bataille de Marengo où Desaix a été tué : Malgré la victoire décisive qu'il vient de remporter, le Premier Consul était plein de tristesse et ne cessait de répéter, dit Constant, que la France venait de perdre un de ses meilleurs enfants et lui son meilleur ami. A Ségur qui le félicite de ses succès, il répond : Oui, mais Desaix ! Ah ! si j'avais pu l'embrasser après la bataille, que cette journée eût été belle !

Après avoir constaté les mêmes regrets, Marmont ajoute qu'en souvenir de son ami, le Premier Consul, bien que son état-major fût complet, attacha à sa personne Rapp et Savary, les deux aides de camp de Desaix.

Tel était le Premier Consul, voici l'Empereur : on connaît son affection particulière pour le maréchal Lannes, le seul qui se permît de continuer à tutoyer l'Empereur.

L'amitié du souverain pour son vieux camarade ne se démentit jamais ; aussi quelle ne fut pas son émotion quand il assista aux derniers moments du maréchal, atteint mortellement par un boulet à la bataille d'Essling !

Tous les jours, soir et matin, il allait voir le pauvre blessé dont les souffrances durèrent une semaine. A sa dernière visite, il arriva peu d'instants après la mort de Lannes. M'écartant de la main, Napoléon s'avança, dit Marbot, vers le corps du maréchal, qu'il embrassa en le baignant de larmes, disant à plusieurs reprises : — Quelle perte pour la France et pour moi ! — En vain le prince Berthier voulait éloigner l'Empereur de ce triste spectacle, il résista pendant plus d'une heure.

Le lendemain même du décès, il écrivait à la veuve de Lannes : Ma cousine, le maréchal est mort, ce matin, des blessures qu'il a reçues au champ d'honneur. Ma peine égale la vôtre. Je perds le général le plus distingué de mes armées, mon compagnon d'armes depuis seize ans, celui que je considérais comme mon meilleur ami. Sa famille et ses enfants-auront toujours des droits particuliers à ma protection. Et, comme complément à cette lettre, nous trouvons ces mots adressés à la même date par l'Empereur à l'Impératrice : Si tu peux contribuer à consoler la pauvre maréchale, fais-le.

Ce ne sont pas là de rares exceptions recherchées minutieusement ; chaque événement analogue a toujours excité chez Napoléon une égale sensibilité, une même sollicitude pour ceux qui sont douloureusement éprouvés.

A la mort de l'amiral Brueys, il écrit à sa veuve :

Votre mari a été tué d'un coup de canon, en combattant à son bord. Il est mort sans souffrir et de la mort la plus douce, la plus enviée par les militaires. Je sens vivement votre douleur. Le moment qui nous sépare de l'objet que nous aimons est terrible. Après avoir rattaché votre âme au monde par l'amour filial et l'amour maternel, appréciez pour quelque chose l'amitié et le vif intérêt que je prendrai toujours à la femme de mon ami.

 

Général en chef d'une armée, comme il l'était à la date où il écrivait la lettre précédente, Napoléon ne pouvait donner que des consolations platoniques. Du jour où il est Premier Consul, ses préoccupations pour les affligés vont beaucoup plus loin. A la mort du préfet Ricard, il écrit au ministre de l'intérieur : Je désire que vous me fassiez connaître la situation de sa famille, l'âge de ses enfants et le genre d'éducation qu'ils ont reçue, afin que je les mette à même de marcher sur les traces de leur père. A Mme Watrin : Le grand juge, madame, vous fera remettre douze mille francs. Le ministre de la guerre a dû vous remettre un brevet de pension de trois mille francs. Ce sont là de faibles marques de l'intérêt que je prends à votre position et je saisirai toutes les occasions qui s'offriront de vous être utile.

A Berthier : ... La perte d'un père est toujours sensible. Je vous connais et je comprends vos peines. Mais enfin, à quatre-vingt-cinq ans, il faut bien finir ; et quand on a bien vécu, on ne peut plus ambitionner à cet âge que de laisser un bon souvenir. Croyez à toute la part que je prends à cette perte. A Mme Gudin : Madame la comtesse Gudin, je prends part à vos regrets. Vous et vos enfants aurez toujours des droits près de moi. Le ministre secrétaire d'Etat vous expédie le brevet d'une pension de douze mille francs, et l'intendant du domaine extraordinaire vous fera parvenir le décret par lequel j'accorde une dotation de quatre mille francs à chacun de vos enfants... A la veuve du général Walther : ... Je partage bien vivement votre douleur. Je charge mon grand maréchal de vous voir et d'arranger tout ce qui est relatif à vos intérêts et à ceux de vos filles. Vous et elles, vous pouvez toujours compter sur ma protection, je vous en donnerai des preuves dans toutes les circonstances.

A la maréchale Bessières : Votre mari est mort au champ d'honneur... Il laisse une réputation sans tache. C'est le plus bel héritage qu'il ait pu léguer à ses enfants. Ma protection leur est acquise : ils hériteront aussi de l'affection que je portais à leur père.

Ce ne sont pas, il faut l'observer, des paroles vaines, oubliées avec l'émotion du premier moment : sept mois plus tard, exécutant ses promesses, Napoléon faisait disparaître les embarras financiers que Bessières avait laissés derrière lui. Ma cousine, écrivait l'Empereur à la maréchale, j'ai reçu la lettre que vous m'avez écrite. Votre confiance en moi est bien fondée. J'ai donné ordre à mon grand maréchal du palais de me faire un rapport sur votre affaire ; je prendrai les mesures nécessaires pour la terminer et vous mettre dans une situation convenable. Chargez votre père ou quelqu'un qui ait connaissance de vos affaires — et sans que les créanciers de la succession le sachent — de voir mon grand maréchal, pour lui donner tous les renseignements qu'il peut demander.

Lorsque Junot perdit sa mère, l'Empereur, dit la duchesse d'Abrantès, lui écrivit une lettre amicale... dans laquelle, particularité fort remarquable, il tutoyait Junot et lui parlait comme à Toulon ou bien à l'armée d'Italie.

Combien profonde fut la douleur de Napoléon le jour où, après le petit combat de Reichenbach, sous Dresde, Duroc fut atteint par un boulet ennemi !

Aussitôt que Napoléon fut informé, il se rendit près de Duroc, et le serra à plusieurs reprises dans ses bras.

... L'infortuné agonisant chercha des yeux l'Empereur, et lui demanda, par pitié, de l'opium. Napoléon prit la main de Duroc, la pressa, et saisissant mon bras, rapporte Caulaincourt, sortit en chancelant. — C'est horrible, horrible, disait-il, mon bon, mon cher Duroc ! Ah ! quelle perte ! Des larmes brûlantes coulaient de ses yeux et tombaient sur ses vêtements ; nous revînmes silencieux au camp... L'Empereur fit acheter un terrain à Makersdorf, ordonna l'érection d'un monument, et écrivit de sa main ce qui suit : — Ici le général Duroc, duc de Frioul, grand maréchal du palais de l'empereur Napoléon, frappé glorieusement d'un boulet, est mort entre les bras de l'Empereur, son ami. — Il remit ce papier à Berthier sans prononcer un mot.

 

C'est surtout par des soins paternels envers la famille de Duroc que l'Empereur honora la mémoire de son ami. Il transmit à la fille et à la veuve du grand maréchal le duché de Frioul, d'un rapport de plus de deux cent mille francs par an. En dictant cet ordre, il ajoute : Je désire, s'il faut un tuteur, qu'il soit jeune afin qu'il puisse assister au mariage de sa pupille. Et à la veuve de Duroc il écrit : Vous pouvez compter sur toute mon affection et sur le désir que j'ai de vous donner, dans toutes les circonstances, des preuves de l'intérêt que je prends à la famille du grand maréchal.

Ces lignes sont écrites au cours de la campagne de 1813, alors qu'ayant perdu ses vieilles troupes, l'Empereur luttait contre l'Europe entière avec une armée de soldats inexpérimentés, mal armés ; alors, en un mot, qu'il sentait son trône s'écrouler. Néanmoins, en comparant l'expression de ses sentiments en ces heures désastreuses avec celle que contient la lettre écrite à Mme Brueys et datée d'Egypte, c'est-à-dire au moment où le jeune général, à l'aurore de sa carrière triomphale, pouvait rêver les plus hautes destinées, vous semble-t-il que son cœur rassasié d'orgueil soit moins capable d'attendrissement, que ses yeux éblouis par dix ans de magnificence soient moins accessibles aux larmes, que sa pitié envers les affligés soit émoussée par la satisfaction de la toute-puissance, et ne reconnaissez-vous pas enfin que son âme est restée absolument la même ?

Remontez encore plus haut, reportez-vous à la lettre écrite à sa mère par Napoléon écolier, à l'occasion de la mort de son père, et dans laquelle il dit : ... Consolez-vous, ma chère mère, les circonstances l'exigent. Nous redoublerons nos soins et notre reconnaissance, et heureux si nous pouvons, par notre obéissance, vous dédommager un peu de l'inestimable perte d'un époux chéri.

Chez l'enfant malheureux comme chez le puissant Empereur, à ces deux pôles de la hiérarchie sociale, c'est, avant tout, le désir de consoler les autres qui tient la première place dans son esprit.

 

VII

 

Le maître, sous peine d'avilir ses inférieurs, ne doit pas être un régulateur mécanique, sorte d'automate, à l'aspect glacial, qui reste impassible tant que le mouvement s'accomplit, mais dont le grand ressort se détraque avec fracas au moindre dérangement.

Il doit, pour élever la dignité de ses serviteurs, apprécier leurs efforts, infliger le blâme le jour où c'est nécessaire, mais aussi décerner les éloges à ceux qui les méritent.

On ne s'est pas fait faute de dire que l'Empereur, dominateur brutal en toutes choses, traitait ses subordonnés de Turc à Maure ; nos auteurs modernes veulent même qu'on se le représente avec les allures d'un planteur, le bâton levé sur ses esclaves.

Pour faire justice de cette erreur radicale, il nous suffira de cueillir, au hasard des temps et des événements, les félicitations, les encouragements que l'Empereur adressait journellement aux fonctionnaires de tout ordre.

Par leur nombre considérable, les pièces à l'appui de cette assertion forment avec les noms de leurs destinataires une sorte d'Annuaire impérial. A les lire, il semblerait qu'on évoque tous les anciens collaborateurs de Napoléon.

Ces documents, témoins irrécusables, attestent que, dans ses paroles gui n'ont pas été conservées, l'Empereur a dû, presque en toutes circonstances, exprimer amplement sa satisfaction à ceux qui en étaient dignes. On n'en pourra douter en lisant les lettres suivantes :

A Bernadotte : ... J'ai vu avec plaisir l'activité et les talents que vous avez déployés dans cette circonstance, et la bravoure distinguée de vos troupes. Je vous en témoigne ma satisfaction ; vous pouvez compter sur ma reconnaissance. A Kléber : ... Si je tenais le burin de l'histoire, personne n'aurait moins à s'en plaindre que vous. A Gouvion-Saint-Cyr : ... Recevez, comme témoignage de ma satisfaction, un beau sabre que vous porterez les jours de bataille. A Moreau : Je ne vous dis pas tout l'intérêt que j'ai pris à vos belles et savantes manœuvres ; vous vous êtes encore surpassé dans cette campagne... A Brune : ... Vous avez rendu leur ancienne gloire à nos champs de l'Adige. A Jourdan : Faites-lui connaitre, écrit l'Empereur au ministre de l'intérieur, la satisfaction que j'ai de son administration, le désir que j'ai de le voir près de moi, et l'intention où je suis de le proposer au Sénat comme il le désire... A Ney : ... Je conçois vos regrets de ne pas vous être trouvé à la bataille. J'en ai éprouvé aussi, me souvenant de votre belle conduite à Elchingen. Vous ne pouviez être partout. Vous avez très bien fait dans le Tyrol. A Davout : ... Je vous fais compliment de tout mon cœur sur votre belle conduite... Témoignez ma satisfaction à tout votre corps d'armée. A Lannes : J'ai appris avec plaisir par votre relation la brillante conduite de votre corps d'armée. Je vous sais gré de tout le courage que vous montrez, et je l'attribue à votre zèle pour mon service et à l'amitié que vous me portez...

Gaudin, ministre des finances, se trouvant dans une position embarrassée, avait eu recours à l'Empereur : ... Je dois tant à votre bonne administration qu'il est tout simple que je vienne à votre secours dans cette circonstance. Voyez-y une preuve de ma satisfaction de vos services. A la Bouillerie : Je vous ai nommé payeur général de la marine ; je suis bien aise d'avoir trouvé cette occasion de vous témoigner ma satisfaction. Je vous ai nommé de la Légion d'honneur ; je suis bien aise de vous l'annoncer moi-même. A Lacuée, directeur de l'Administration de la guerre : J'ai lu votre lettre avec peine. Comment avez-vous pu supposer que j'aie jamais eu aucune espèce de doute sur votre zèle et sur votre attachement à ma personne ? On ne peut être plus satisfait que je le suis de tout ce que vous faites...

Les plus humbles profitent du désir habituel qui anime Napoléon de donner des témoignages de son contentement. C'est ainsi qu'il écrit à Clarke, ministre de la guerre : J'ai lu avec intérêt les deux beaux et grands états que vous m'avez envoyés. Je désire que vous me fassiez connaître quelle marque de ma satisfaction je puis donner à cet employé. Il y a là dedans une grande exactitude. Je n'y ai trouvé aucune faute.

Ses éloges arrivaient jusqu'aux derniers rangs de l'armée, témoin cette lettre écrite à Léon Aune, sergent des grenadiers de la 32e demi-brigade :

J'ai reçu votre lettre, mon brave camarade ; vous n'aviez pas besoin de me parler de vos actions. Vous êtes le plus brave grenadier de l'armée après la mort du brave Benezette. Je désire beaucoup de vous voir ; le ministre de la guerre vous en envoie l'ordre.

Enfin, si constant est chez Napoléon l'esprit de justice et de reconnaissance pour les services rendus, que, même après leur mort, il s'inquiète de ce qui a été fait pour honorer la mémoire de ceux qui lui ont été dévoués. Je suis surpris, écrit-il, que rien n'ait encore été fait pour honorer la mémoire du général Reynier, qui a eu une carrière si distinguée... Faites faire aussi au ministère de la guerre une notice ; qu'on jette quelques fleurs sur la tombe d'un homme qui a bien servi, qui était honnête homme, et dont la mort est une perte pour la France et pour moi.

Ces nobles préoccupations portent comme date Soissons, 1814, c'est-à-dire le moment le plus aigu de la crise dont le dénouement fut l'abdication, signée un mois plus tard... Penser à d'autres qu'à soi-même en un tel moment, c'est plus que de la sollicitude, c'est de l'abnégation.

 

VIII

 

L'écueil du commandement, surtout étendu, conséquemment bref et rapide, est de froisser certaines susceptibilités. Les inférieurs sont ordinairement disposés à voir une atteinte à leurs mérites ou à leurs droits dans les remontrances indispensables au bien du service.

Napoléon, dont la vigilance devait s'exercer sur un immense rayon, n'a pu se soustraire à cette inévitable condition de faire des mécontents autour de lui.

Quand son omnipotence lui permettait, assurément, de s'affranchir de tout scrupule, il tâchait, par quelque faveur ou marque sympathique, de faire oublier les alarmes ombrageuses qu'il avait involontairement causées. Ce n'est pas sans raison, nous allons le voir, que Rœderer a dit : Il avait regret d'avoir blessé les gens de mérite qui lui étaient attachés.

Quelques jours après la bataille de Wagram, l'Empereur fit à Marmont des critiques assez vives sur ses opérations. A peine ce général, irrité, très affecté, était-il rentré dans sa tente, qu'il reçut un pli impérial : c'était sa nomination de maréchal de France : J'étais à mille lieues d'y penser, écrit Marmont, tant cette conversation avec l'Empereur m'avait laissé une impression pénible... Pendant la campagne de France, après la perte de la ville de Reims, mêmes reproches, même scène de violence, et finalement... Napoléon retient le maréchal Marmont à dîner.

En 1814, l'Empereur estimait qu'un retard du maréchal Victor avait causé la perte de Montereau. Ce maréchal qui, plusieurs fois, s'était plaint de sa fatigue, reçut la permission de quitter l'armée. Cette permission n'était qu'un euphémisme du mot disgrâce. Les larmes aux yeux, Victor vint réclamer près de l'Empereur. Celui-ci donna libre cours à sa colère. Cependant le maréchal parvient à élever la voix pour protester de sa fidélité. Il rappelle à Napoléon qu'il est un de ses plus anciens compagnons d'armes, et qu'il ne peut quitter l'armée sans déshonneur.

Les souvenirs d'Italie ne sont pas invoqués en vain. Eh bien ! Victor, restez, dit-il en lui tendant la main. Je ne puis vous rendre votre corps d'armée, puisque je l'ai donné à Gérard ; mais je vous donne deux divisions de la garde ; allez en prendre le commandement, et qu'il ne soit plus question de rien entre nous. — Le lecteur, ajoute le baron Fain, vient d'assister à une de ces terribles scènes dont il a été question dans les libelles. C'est ainsi que Napoléon se fâchait, c'est ainsi qu'on l'apaisait.

Ce ne sont pas là des anecdotes racontées à plaisir. Les mémoires de Marmont, hostiles à l'Empereur, l'autorité du baron Fain, consacrée par tous les historiens, seraient des garants suffisamment sérieux, même si l'on n'avait à l'appui les faits eux-mêmes, c'est-à-dire la nomination de Marmont au maréchalat aussitôt après de vives critiques, les reproches violents de son échec à Reims suivis d'une invitation à dîner, le remplacement par Gérard du maréchal Victor et la réintégration immédiate de celui-ci dans l'armée.

Un autre maréchal, Lefebvre, à la suite d'un blâme, crut avoir démérité dans l'esprit de l'Empereur ; voici la réponse au maréchal : De ce que j'ai été fâché que la garnison prussienne s'en soit allée à cheval et avec ses fusils, je n'en suis pas moins très satisfait de vos services, et je vous en ai déjà donné des preuves, que vous apprendrez aux premières nouvelles de Paris, et qui ne vous laisseront aucun doute sur le cas que je fais de vous.

Quelles étaient donc ces preuves d'estime que le maréchal allait connaître ? Elles ne sont pas médiocres : la veille même du jour où il écrivit la lettre ci-dessus, l'Empereur avait rendu un décret nommant Lefebvre duc de Danzig et sénateur.

Vis-à-vis de Mollien, ministre du Trésor public, qui avait pris pour lui certaines paroles vagues, Napoléon n'hésite pas à entrer dans des explications peu altières et peu arrogantes : Je serais fâché que vous eussiez pu penser que ce que j'ai dit au Conseil d'Etat pût vous concerner d'aucune manière. J'aurais droit de me plaindre de cette injustice de votre part ; toutefois, je ne veux pas le faire, puisqu'elle m'offre une nouvelle occasion de vous assurer du contentement que j'ai de vos services, et de l'intention où je suis de vous donner, sous peu, une preuve de mon estime.

M. de Lacépède s'étant trouvé offusqué à la suite d'objections sur la régie de la maison d'Ecouen, l'Empereur lui fait, en quelque sorte, des excuses en lui écrivant :

J'ai reçu votre lettre. Je suis fâché que la lettre que je vous ai écrite vous ait affligé ; ce n'était certainement pas mon intention... surtout croyez que personne ne désire plus que moi vous donner des preuves d'estime et de considération.

Lebrun, en mission à Gênes, avait fortement irrité l'Empereur par des légèretés dans l'administration. Le mécontentement de Napoléon se traduit avec véhémence dans ses lettres à Fouché et à Cambacérès. Au premier, il dit : Empêchez qu'on ne mette dans les journaux de Paris ce que M. Lebrun fait imprimer à Gênes, entre autres les lettres supposées de moi, dans lesquelles on me fait parler comme un savetier. Au second : ... Je vous envoie un bulletin de M. Lebrun. Dites-moi en confidence s'il a perdu la tête : je commence à le croire. Bon Dieu ! que les hommes de lettres sont bêtes ! Tel qui est propre à traduire un poème n'est pas propre à conduire quinze hommes.

La colère de l'Empereur était à son comble ; il adressa le même jour à Lebrun une mercuriale où nous lisons : Je ne puis que vous témoigner mon extrême mécontentement. Cet écrit est aussi ridicule que déplacé. En vérité, je ne vous reconnais plus, permettez-moi de vous le dire avec franchise. Vous n'êtes point à Gênes pour écrire, mais pour administrer... Vous avez l'art de faire d'une babiole une chose qui réjouira beaucoup mes ennemis en France !

Prenons cette lettre telle qu'elle est, et convenons qu'elle est excessive ; mais elle n'est pas plus tôt partie que Napoléon, pris de remords, reconnaissant qu'il a peut-être été trop vif, craignant de faire de la peine à un vieux serviteur, à son ancien collègue du Consulat, reprend la plume et, de son propre mouvement, atténue ainsi l'effet de ses reproches : ... Je vous ai témoigné, par ma précédente lettre, mon mécontentement du bulletin que vous avez fait imprimer sur l'insurrection de Plaisance. Je serais cependant fâché que vous lui donnassiez une interprétation différente. Je veux, par celle-ci, vous témoigner toute ma satisfaction des mesures que vous avez prises pour détruire cette insurrection. J'ai blâmé vos paroles, mais je loue beaucoup votre zèle.

Dans ses rapports avec les personnages de l'Empire, où voit-on l'homme inexorable, sorte de tyran atrabilaire, imaginé par certains contempteurs ?

Dans la campagne de Moscou, dit le duc de Vicence, à la suite d'une discussion très vive, je quittai le quartier général et j'écrivis à l'Empereur pour lui demander un commandement en Espagne ; il me renvoya ma lettre au bas de laquelle était écrit de sa main : Je n'ai pas envie de vous envoyer vous faire tuer en Espagne, venez me voir, je vous attends. En m'apercevant, l'Empereur se mit à rire, et, me tendant la main : Vous savez bien, dit-il, que nous sommes deux amoureux qui ne peuvent se passer l'un de l'autre...

Si l'on met en regard de ce récit, qui montre l'Empereur en 1812, le jugement porté par Mollien, en 1801 : — Ses saillies ne sont pas rares, mais elles ne laissent aucunes traces : le Premier Consul est le premier à s'en accuser, et il demande souvent qu'on les oublie comme lui-même, — alors, ne faudra-t-il pas convenir que le caractère de l'Empereur était bien connu de ses contemporains, que ce caractère n'a jamais varié, et qu'on en peut suivre la ligne continue, régulière et nette à travers les différentes époques de son existence ?

 

IX

 

Les mouvements de vivacité reprochés à l'Empereur ne dépassent certainement pas la moyenne des inégalités d'humeur qu'on a le devoir, en bonne justice, d'excuser chez un homme en proie à toutes les préoccupations accablantes qui pesaient sur le cerveau de Napoléon. A l'intérieur, établir un ordre social nouveau sur les ruines d'une administration vieille de dix siècles ; à l'extérieur, écraser des coalitions sans cesse renaissantes, être contraint à cet effet de bouleverser les royaumes, de disloquer les peuples, et, comme conséquence, assurer et organiser la prépondérance de son pays sur l'Europe entière : tels étaient les plans qu'il avait conçus et qu'il exécutait à travers des résistances, des défaillances et des difficultés qui eussent justifié, à la rigueur, un état permanent de défiance et d'irritation.

Si l'on considère enfin qu'il ne se contentait pas, dans ces projets, de la partie méditative, mais qu'il était le premier artisan de leur réalisation, on aura bien quelques raisons d'admettre qu'il n'avait peut-être pas toujours l'esprit assez libre pour amortir l'effet de son impatience, ni pour rechercher lès formes exquises d'une impeccable urbanité.

Cependant, parmi les gens qui se sont plaints de ne pas avoir trouvé l'Empereur assez onctueux, à de certains moments, combien, à sa place, condamnés comme lui à cette tension extrême du cerveau, auraient pu montrer autant de calme, autant de retenue ?

Combien, mis à un rang où l'on peut se croire tout permis, auraient, comme lui, pesé les conséquences de leurs paroles, au point de ne pas oser faire un reproche mérité ?

C'est ainsi qu'au lieu de prendre son monde à la gorge, nous allons voir Napoléon éprouver, par un sentiment bien humain, un certain embarras quand il a des observations délicates à formuler. Voulant éviter dans ces circonstances l'effet trop blessant des paroles directes du souverain, c'est un tiers qu'il charge de transmettre les avertissements pénibles.

Un jour, il écrit au prince Eugène : Dites confidentiellement à Marmont que les affaires de comptabilité sont revues ici avec la plus grande rigueur ; que tout désordre pourrait le perdre, lui et ses amis... qu'il a une réputation d'intégrité à conserver... Quand, en 1807, Fouché, voulant activer le divorce impérial, se livrait à des manœuvres qui déplaisaient à l'Empereur, celui-ci s'adressa à Maret et lui dit : J'ai écrit fortement là-dessus au ministre de la police... Il ne serait pas hors de propos que, sans paraître en avoir mission de moi, vous lui en parliez... Je lui ai témoigné mon sentiment là-dessus à Fontainebleau et dans une lettre que je lui ai écrite depuis. Il me semble que de pareilles choses ne doivent pas se dire deux fois...

Avant de prendre lui-même Lebrun à partie, comme nous l'avons vu, n'avait-il pas déjà écrit à Cambacérès l'année précédente :

... M. Lebrun fait mettre dans les journaux de Gênes des lettres qui sont assez ridicules... Cela est peu digne ; faites-le-lui comprendre de vous-même ou par M. de Marbois, comme l'ayant appris vaguement par plusieurs personnes. Je désire qu'il ne se doute pas que cela puisse venir de moi, ce qui lui ferait trop de peine...

Quel contraste entre ce Napoléon sujet à des timidités dont il nous est difficile à tous de nous affranchir, et le tigre écumant, toujours prêt à bondir, griffes et crocs aiguisés, sur quiconque le gêne !

Bien que nous nous efforcions de prouver que l'Empereur était doué d'autant d'humanité, au moins, que beaucoup de ses détracteurs, notre intention serait trahie, si nous arrivions, par hasard, à le faire passer pour un homme indécis, doucereux, veule, cauteleux, flattant tout le monde parce qu'il avait besoin de tout le monde. Ce serait dénaturer singulièrement la vérité, car la dominante de son caractère était, au contraire, de n'avoir peur de personne, de se préoccuper fort peu de ce qu'on penserait de sa manière d'agir, et de conformer celle-ci, autant pour les éloges que pour les blâmes, aux nécessités des opérations militaires ou gouvernementales.

Quand un intérêt supérieur est en jeu, si son affection ou sa reconnaissance ne prennent pas le dessus, peu lui importent les conséquences de sa franchise ; ce qu'il a à dire, il le dit net et ferme, sans périphrases, élevant la voix, s'époumonant pour prévenir que désormais, suivant ses propres expressions, il ne criera plus, il punira enfin. Toutefois, ceux qui reçoivent ses reproches, ses punitions, peuvent, s'ils le veulent, se vexer, renoncer aux fonctions publiques, quitter la Cour, la France au besoin, l'Empereur n'en a cure. Mais ils tablaient tous sur la bonté du souverain, et savaient, par des exemples nombreux, que bientôt ils seraient l'objet de nouvelles faveurs.

Au plus grand honneur de Napoléon, on va pouvoir constater que le général d'Italie et d'Egypte qui aurait dû, pour servir son ambition, chercher à rallier tous les concours par de bons procédés, fut plus sévère, plus cassant peut-être, envers les généraux et les soldats, que l'Empereur indépendant, maitre absolu, ayant tout à donner, et rien à demander. Nos contradicteurs sont les premiers à dire qu'en 1796, ce petit b... de général faisait peur à des gens comme Augereau, Masséna et Decrès.

Voici comment il parlait aux généraux ou fonctionnaires importants, quand il jugeait indispensable de les ramener à une meilleure observation de leurs devoirs.

En 1797, au général Despinois, venu pour lui faire sa cour, Bonaparte dit : Général, votre commandement de la Lombardie m'avait bien fait connaître votre peu de probité et votre amour pour l'argent, mais j'ignorais que vous fussiez un lâche. Quittez l'armée et ne paraissez plus devant moi.

Ecrivez au général Gardanne, mande Napoléon à Berthier, qu'il m'est venu beaucoup de plaintes sur les vexations qu'il exerce envers les habitants du pays ; qu'il ait à se comporter d'une manière digne de l'armée et à ne faire entendre désormais aucune plainte.

A l'amiral Truguet :

Je ne puis qu'être mécontent de l'escadre qui est sous vos ordres... Ce ne sont point des phrases et des promesses que j'ai le droit d'attendre de vous, ce sont des faits.

Junot, son ami de jeunesse, est repris à chaque bévue avec la même rigueur :

Je n'ai pu voir qu'avec la plus grande peine votre conduite. Vous avez traité un préfet comme vous auriez pu faire d'un caporal de votre garnison. Il y a là un défaut de tact et un oubli de vous-même qui me paraît inconcevable. Ce que vous avez fait est sans exemple... Une autre fois au même général : Je ne puis qu'être mécontent de ce que vous n'obéissez pas à mes ordres... Je me flatte que désormais vous remplirez plus exactement mes intentions et ne regarderez pas ce que je dis comme des sornettes... Vous vous faites une étrange idée de vos devoirs et du service militaire. Je ne vous reconnais plus.

A l'amiral Decrès : ... Je ne vous demande une réponse que dans un mois ; mais pendant ce temps, recueillez des matériaux tels qu'il n'y ait pas de mais, de si, de car... Cet amiral, prolixe sans doute d'habitude, s'attire, sept ans plus tard, un autre reproche tout aussi vif : Il ne s'agit pas de m'écrire, il s'agit de faire partir. Marchez de l'avant, tout cela devrait être fait.

D'ordinaire, dans l'infortune, on est moins hardi, on ménage les gens, on cherche des appuis, on évite, quand la défection se met dans tous les rangs, ce qui pourrait éloigner les derniers serviteurs fidèles. L'Empereur ne connaît pas ces petitesses ; il exprime sa pensée avec autant, avec plus de liberté qu'à l'époque de sa toute-puissance.

En 18r4, pendant la campagne de France, c'est au ministre de la police qu'il écrit : Dans ce moment, il nous faut des choses réelles et sérieuses, et non pas de l'esprit en prose et en vers. Les cheveux me dressent sur la tête des crimes commis par les ennemis, et la police ne pense pas à recueillir un seul de ces faits. En vérité, je n'ai jamais été plus mal servi. C'est au même ministre que, cinq jours après, il dit encore : Pourquoi donc avez-vous la tête si dure ? Pourquoi ne pas vouloir me comprendre ? Au ministre de l'intérieur, Napoléon écrit : Je ne suis plus obéi. Vous avez tous plus d'esprit que moi, et sans cesse on m'oppose de la résistance en m'objectant des si, des mais, des car...

Faut-il rappeler ici que l'Empereur, à tort ou à raison, sut mettre à l'écart un de ses meilleurs généraux, Macdonald, que celui-ci resta six ans en disgrâce, de 1801 à 1807 ; que le général Dupont fut, quoi que l'on pût faire, traduit en conseil de guerre, pour avoir capitulé à Baylen ; que le maréchal Bernadotte, prince de l'Empire, fut, en 1810, flétri par un ordre du jour impérial qui signalait son incurie doublée d'une imposture, lors de la bataille de Wagram ; qu'il fut révoqué de son commandement ? Faut-il rappeler les destitutions ou plutôt les disgrâces momentanées de Lucien Bonaparte comme ministre de l'intérieur ; de Bourrienne, le secrétaire particulier ; de Barbé-Marbois, le ministre du Trésor public ; de Fouché, le ministre de la police ; de Talleyrand, le ministre des affaires étrangères ; le renvoi de Portalis, chassé honteusement du Conseil d'Etat pour avoir méconnu les ordres du souverain ?

Si l'Empereur a joui parmi ses troupes d'une popularité incontestée, il ne l'a certainement pas acquise en transigeant avec les lois de la discipline. Il ne craignait pas de prendre publiquement des mesures qui étaient plus propres à lui aliéner qu'à lui attirer les sympathies et les dévouements des officiers et des soldats, car tous pouvaient se sentir menacés de traitements équivalents à ceux que nous allons raconter.

En Egypte, en 1798, des soldats ont volé dans un jardin des grappes de dattes : Ils seront promenés deux fois dans un jour dans le camp, la garde assemblée, au milieu d'un détachement ; ils porteront ostensiblement les grappes de dattes, leur habit retourné, et portant sur la poitrine un écriteau sur lequel sera écrit : Maraudeur.

Le chirurgien Boyer a été assez poltron pour refuser de donner des secours à des blessés supposés atteints de maladie contagieuse : Il est indigne de la qualité de citoyen français. Il sera habillé en femme, promené sur un âne dans les rues d'Alexandrie, avec un écriteau sur le dos portant : Indigne, d'être citoyen français ; il craint de mourir.

Après le général en chef, voici le Premier Consul indigné d'avoir vu des soldats pénétrer tumultueusement dans la citadelle de Turin, au mépris de leur consigne et de la discipline : Les 16e, 17e, 18e 19e et 20e compagnies du 1er régiment d'artillerie sont cassées... les officiers sont provisoirement suspendus de leurs fonctions... Il sera fait au gouvernement un rapport sur chacun d'eux... Le drapeau de ce régiment sera déposé au temple de Mars et couvert d'un crêpe noir.

 

X

 

Plus on avance dans cette étude, plus on va de surprise en surprise ; à chaque pas, on rencontre des traits de bonté, et, au lieu d'une humeur acariâtre et présomptueuse, on trouve une cordialité ouverte, avenante, plus voisine du bon garçonisme bourgeois, si l'on ose s'exprimer ainsi, que de la morgue des souverains.

Ecoutez l'anecdote rapportée par la duchesse d'Abrantès, née Laure Permon. On sait que Mme veuve Permon, peu de temps après la mort de son époux, avait été demandée en mariage par Napoléon. Celui-ci, alors général, avait vu repousser ses avances. Vexé de ce refus, il avait interrompu ses visites dans la maison, dont il était naguère l'un des habitués.

Quand Laure Pennon se maria avec le général Junot, ami et aide de camp du Premier Consul, on fut chez les Permon dans une grande perplexité. On se demanda comment on s'y prendrait pour inviter le chef de l'Etat, fort aimé de Junot, et qui, par sa présence, devait donner un lustre flatteur au bal de noces offert, selon l'usage d'alors, dans la première quinzaine qui suivait le mariage. Après bien des tergiversations causées par le fait qu'il fallait prier Napoléon de venir à ce bal chez Mme Permon même, il fut décidé que Junot, sa jeune femme et le frère de celle-ci se rendraient chez le Premier Consul pour lui faire verbalement l'invitation.

Laissons la duchesse d'Abrantès raconter elle-même cette entrevue aux Tuileries :

Lorsque la porte du cabinet fut ouverte et que le Premier Consul m'aperçut : Oh ! oh ! dit-il en souriant avec bonne humeur, que signifie cette députation de famille ? Il n'y manque que Mme Permon ? Est-ce que les Tuileries lui font peur ? ou bien serait-ce moi ?Mon général, dit aussitôt Junot, Mme Permon voulait se joindre à nous ; mais vous savez combien elle est souffrante, et il lui a été de toute impossibilité de vous demander une faveur à laquelle elle tient infiniment. Ma femme est chargée par elle de vous en adresser la demande en forme.

Le Premier Consul se tourna vers moi, et, me regardant en souriant : — Eh bien ! voyons, j'écoute. Que me voulez-vous ? — Il est difficile ou plutôt impossible de rendre le charme de sa physionomie lorsqu'il souriait avec une pensée douce.

Je dis au général Bonaparte ce dont nous étions convenus entre nous trois. A peine eus-je terminé ma harangue, qu'il me prit les deux mains et me dit : — Eh bien ! sans doute j'irai à ce bal. Pourquoi donc aviez-vous l'air de croire que je refuserais ? J'irai, et très volontiers encore. — Puis il ajouta une phrase que depuis il m'a bien souvent répétée : — Et cependant, je vais me trouver là au milieu de mes ennemis, car le salon de votre mère en est, dit-on, rempli. — Junot nous fit signe, à Albert et à moi, qu'il était temps de prendre congé. Nous saluâmes, et le Premier Consul, après avoir serré la main de mon frère avec la même cordialité que si nous avions été encore dans la maison de mon père, nous dit :

A propos, et quel jour est ce bal ?

La date primitivement fixée était le 10 novembre. Napoléon, empêché ce jour-là, demanda que l'on prît une autre date.

La chose fut aussitôt résolue, dit la duchesse d'Abrantès. Il prit heureusement de lui-même le 12 novembre. Cela arrangeait tout.

Avez-vous vu Joséphine ? me demanda-t-il. — Je lui répondis affirmativement ; je lui dis que Mme Bonaparte avait accepté pour elle et pour sa fille l'invitation que ma mère, à son grand regret, n'avait pu venir lui faire elle-même.

Oh ! je crois bien que Mme Permon est souffrante, dit le Premier Consul, mais il y a de la paresse, et puis autre chose que je ne veux pas dire. N'est-ce pas, madame Loulou (c'est le nom que dans l'enfance il donnait à Mme Junot) ? — Et il me tirait l'oreille et les cheveux à me faire pleurer.

Le soir du bal venu, Junot avait été aux Tuileries à neuf heures moins un quart, pour être prêt à suivre le Premier Consul et l'accompagner chez ma mère. Mais il fit dire que les affaires l'accablaient à un tel point qu'il ne pouvait répondre de l'heure à laquelle il serait libre ; qu'en conséquence, il demandait en grâce à ma mère de ne pas l'attendre pour faire danser la première contredanse, mais qu'il donnait sa parole de venir à n'importe quelle heure...

A onze heures moins quelques minutes, on entendit le bruit des chevaux de l'escorte du Premier Consul ; bientôt après, la voiture entra rapidement sous la porte, et presque aussitôt lui-même parut à la porte de la première pièce avec Junot et mon frère, qui s'étaient trouvés à son arrivée. Ma mère s'avança vers lui et lui fit une de ses plus gracieuses révérences. Mais lui, se mettant à sourire : — Eh bien ! madame Permon, est-ce comme cela que vous recevez un ancien ami ? — Et il lui tendit la main. Ma mère lui donna la sienne, et ils rentrèrent ainsi dans la salle de bal. Il y faisait une chaleur étouffante, le Premier Consul le remarqua — cela n'empêchait pas qu'il ne gardât sa redingote grise tout le temps du bal.

Faites donc recommencer la danse, madame Permon, dit-il à ma mère ; il faut que la jeunesse s'amuse, et la danse est le passe-temps qu'elle aime le mieux. On dit, à propos de cela, que votre fille danse comme Mlle Chameroi ; il faudra que je voie cela. Si vous voulez, nous danserons la Monaco ; c'est la seule danse que je sache.

Il y a trente ans que je ne danse plus, répondit ma mère.

Allons donc ! vous plaisantez. Vous avez l'air, ce soir, de la sœur de votre fille.

 

N'est-il pas charmant, ce croquis de Napoléon dans le monde, alors que déjà il était le chef acclamé et incontesté de toute la France ?

Bien que les Mémoires de la duchesse d'Abrantès ne soient rien moins qu'un panégyrique de Napoléon, et bien qu'ils méritent certainement plus de créance que ceux d'autres femmes suspectes à plusieurs titres, nous aurions hésité à reproduire ce petit tableau, si nous n'avions rencontré d'autres documents similaires :

A Malmaison, dit Constant, la société, dont la plupart des membres étaient jeunes, et qui souvent était fort nombreuse, se livrait souvent à des exercices qui rappelaient les récréations de collège ; enfin, un des grands divertissements de Malmaison était de jouer aux barres... C'était ordinairement après le dîner que Bonaparte, MM. de Lauriston, Didelot, de Luçay, de Bourrienne, Eugène, Rapp, Isabey, Mme Bonaparte et Mlle Hortense se divisaient en deux camps, où des prisonniers faits et échangés rappelaient au Premier Consul le grand jeu auquel il donnait la préférence.

Dans ces parties de barres, les coureurs les plus agiles étaient M. Eugène, M. Isabey et Mlle Hortense ; quant au général Bonaparte, il tombait souvent, mais il se relevait en riant aux éclats...

Fidèle à notre méthode, nous allons demander à un document officiel de contrôler l'authenticité de ces bruits empruntés aux coulisses de l'histoire.

Dans une lettre datée de 1806, entre Austerlitz et Iéna, l'Empereur écrivait au prince Eugène : J'ai passé ces deux jours-ci chez le maréchal Bessières ; nous avons joué comme des enfants de quinze ans...

Ces deux lignes, en coïncidence parfaite avec les récits des contemporains, sont comme le coup de pinceau final qui anime le tableau de l'artiste. Désormais l'Empereur, débarrassé du fardeau des affaires de l'Etat, apparaît bien en relief, bien vivant il redevient le camarade de ses lieutenants, il se livre à tous leurs jeux avec un bonheur juvénile. Pour ces réunions amicales, exquis ressouvenirs de la jeunesse, il a mis la pourpre impériale au vestiaire, ainsi que, jadis, il déposait sa capote râpée en entrant chez Justat, où l'on mangeait la portion à six sous !

 

XI

 

La caractéristique de l'homme insociable doit être avant tout l'égoïsme ; rien dans les pages précédentes n'accuse ce défaut chez Napoléon : les chagrins des autres l'émeuvent, il secourt leurs infortunes avec la plus grande largesse.

Plus nous étudierons les manifestations de ses sentiments, plus nous le trouverons accessible à la commisération.

L'Empereur, dit la duchesse d'Abrantès, était vraiment paternel pour tous les besoins du peuple, et, à cet égard, il avait soin qu'il ne lui manquât rien, comme un père de famille, je le répète, soignerait ses enfants. En effet, sa sollicitude ne connaissait pas de bornes, tout était digne de ses soins ; le fait le plus infime, arrivant à sa connaissance, attirait et retenait son attention bienveillante ; il exigeait et poursuivait la réparation de la moindre injustice commise à l'égard d'un de ses sujets, si petit fût-il.

C'est en 1802, on est en pleine expédition de Saint-Domingue ; un traité (20 mai) avec le duc de Wurtemberg cède à la France les pays de la rive gauche du Rhin ; de plus, le Premier Consul est tout entier à la réorganisation de la France : les décrets remplissent chaque jour les colonnes du Journal officiel, le Premier Consul prend part à la discussion des articles du Code civil, il institue l'ordre de la Légion d'honneur, etc., quand la modeste réclamation suivante lui tombe sous les yeux :

Durand, militaire, héritier de Béatrix Poirson, réclame sa succession, dont un notaire de Nancy a voulu le frustrer pendant qu'il était au service. Napoléon écrit en marge : Je prie le conseiller d'Etat Régnier d'écrire dans le pays à quelque homme de loi, pour recommander cette affaire et donner une direction au procès du citoyen Durand.

En 1805, de Stupinigi, avant d'arriver à Milan où il va se faire sacrer roi d'Italie, l'Empereur prescrit au ministre de l'intérieur de savoir pourquoi on a dépouillé mademoiselle Pays, orpheline, qui réclame le produit de la succession de ses père et mère, déposé à l'hospice des vieillards.

Entre la proclamation du titre de protecteur de la Confédération germanique (12 juillet 1806) et l'élaboration des préliminaires de paix avec la Russie, l'Empereur écrit le 16 juillet au ministre de la police : Il y a eu hier un accident d'un cocher qui, par sa faute, à ce qu'il paraît, a tué un petit enfant. Le faire arrêter, n'importe à qui il appartienne, et le faire punir sévèrement.

Sa sollicitude est souvent attirée par les besoins de l'industrie ; en de pareilles questions, il n'apporte pas l'attention banale du souverain forcé de dire quelque chose et qui ne répond que par des généralités : il donne la solution raisonnée, pratique, avec le remède instantané pour ainsi dire.

En 1810, il dicte les instructions suivantes :

Pour mettre aussi en activité les métiers qui fabriquent des étoffes unies, Sa Majesté est disposée à faire des commandes d'objets étrangers aux besoins de ses palais. Il faut d'abord que les députés de Lyon fassent connaître à combien devraient s'élever ces commandes... Il convient d'examiner ce qu'on pourrait faire pour les fabriques de Lyon par les règlements de la Cour. On peut dire que, pendant l'hiver et toutes les fois que l'on sera en grand costume, l'habit de velours sera obligé, et que les autres jours... tout le monde, excepté les officiers de service, paraîtra à la Cour sans costume, mais vêtu en étoffes de Lyon...

Plus tard, vous trouverez un prêt à la maison Richard Lenoir et un autre à la maison Gros-Davilliers, laquelle se trouve par ce fait avoir reçu une somme de deux millions.

Méneval rapporte qu'un sénateur, M. Laville-Leroux, avait obtenu de l'Empereur un prêt de deux cent mille francs, dont il remboursa la moitié quelque temps après. Le reste fut perdu car ce sénateur étant venu à mourir, les biens de sa succession furent insuffisants pour acquitter ces cent mille francs.

Le même auteur raconte aussi que Pougens, imprimeur-libraire, ruiné en 1803, recourut dans sa détresse au Premier Consul, qui était alors au camp de Boulogne. Il lui prêta les quarante mille francs dont il avait besoin, remboursables en quatre ans. Dix ans après, la moitié de cette somme était encore due. Napoléon, touché de l'énergie des efforts de son débiteur et de son honnêteté, lui fit la remise des vingt mille francs qu'il redevait.

Je ne parle pas, ajoute Méneval, des prêts considérables qu'il fit souvent aux maisons de commerce et aux manufactures, des encouragements pécuniaires qu'il fit aux fabriques encombrées de produits et aux ouvriers travaillant isolément, dans le seul but de leur procurer du travail. Ces secours absorbèrent plusieurs millions...

Nous pouvons, à titre de complément, mentionner, à cette place, que le Premier Consul paya, en 1802, les dettes du danseur Vestris.

Les souffrances des ouvriers et des misérables, qu'elles proviennent des intempéries ou du chômage, ont la même part à la sollicitude de Napoléon, qu'il soit à Paris ou au fond de l'Europe. Voici, pris à tous les échelons de la carrière de l'Empereur, des exemples de sa vigilance à l'égard des humbles.

En 1802 : ... Si le froid revenait, comme en 89, faire allumer du feu dans les églises et autres grands établissements pour chauffer beaucoup de monde... En 1803 : L'hiver sera rigoureux, citoyen ministre, la viande très chère. Il faut faire travailler à Paris : Faire continuer les travaux du canal de l'Ourcq ; Faire des travaux aux quais Desaix, d'Orsay ; Faire paver les nouvelles rues, etc., etc. En 1807 : Les choses devraient être établies de façon qu'on pût dire : Tout mendiant sera arrêté. Mais l'arrêter pour le mettre en prison serait barbare ou absurde. Il ne faut l'arrêter que pour lui apprendre à gagner sa vie par un travail. Il faut donc une ou plusieurs maisons ou ateliers de charité par département... En 1810 : On m'assure que les ouvriers de Rotterdam et d'Amsterdam n'ont point de travail. Faites-moi connaître quelle espèce d'ouvriers c'est, et quels travaux on pourrait leur donner. En 1811 : Il y a beaucoup de chapeliers, de bonnetiers, de cordonniers, de tailleurs, de selliers qui sont sans ouvrage. Je désirerais que vous prissiez des mesures pour faire faire 500 paires de chaussures par jour..., etc., etc. Quelques jours plus tard, c'est au ministre de la guerre qu'il dit : Beaucoup d'ouvriers n'ont pas d'ouvrage à Paris. Comme je désire leur en donner, je vous prie : r de faire une commande extraordinaire de harnais d'artillerie..., etc. En même temps, il écrit au grand maréchal du palais : Le faubourg Saint-Antoine manque d'ouvrage ; je désire lui en donner, surtout ce mois-ci qui précède les fêtes... Que l'on fasse une commande telle que, pendant les mois de mai et de juin, 2.000 ouvriers du faubourg Saint-Antoine qui font des chaises, des meubles, des commodes, des fauteuils, et qui sont sans ouvrage, en aient sur-le-champ... Que vos idées soient arrêtées demain et qu'on commence sans délai.

Soupçonnera-t-on une arrière-pensée politique dans ces secours donnés à des corporations éprouvées par la misère ? Nous répondrons en montrant les mêmes mesures prescrites à l'égard des personnes isolées qui ont recours à la bienfaisance ou à la justice de Napoléon.

C'est un M. Garnier que le Premier Consul recommande au ministre de J'intérieur pour un emploi, parce que depuis longtemps il a pris soin de la fille du général Dugommier sous lequel Napoléon a jadis servi à Toulon.

C'est le fils de Camille Desmoulins, recueilli au Prytanée à titre de victime du tribunal révolutionnaire de Paris, dit l'arrêt du Premier Consul.

C'est un secours de 100.000 francs remis à la duchesse d'Orléans avec la recommandation suivante : Cette somme doit lui être remise secrètement et sans aucune espèce d'ostentation.

Pendant toute la durée du règne et même en 1815, pendant les Cent-Jours, vous trouverez des secours gracieux, remis pareillement à la duchesse de Bourbon, au prince de Conti, à la duchesse d'Orléans, en dehors des pensions qui leur étaient régulièrement servies.

Enfin, nous avons la preuve qu'à tous les instants, même les plus critiques pour lui, la pitié, la largesse de l'Empereur s'exerçaient dans des conditions qui paraîtraient invraisemblables si le document lui-même n'était pas sous nos yeux : une demoiselle Delaire, élève de la Maison impériale de Saint-Denis, fait appel, pour sa mère malheureuse, à la charité de l'Empereur. Cette demande ne comporte pas moins de trente-quatre lignes d'une écriture fine jusqu'à être illisible.

Napoléon en prit connaissance à l'heure où il travaillait seul, ses secrétaires étant couchés, Car c'est de sa main qu'il écrivit en marge : Bertrand lui donnera un secours de 600 francs et fera régler sa pension.

Nous voilà bien en face d'un mouvement de bonté naturelle et spontanée ; rien qui touche ni à la politique, ni à la popularité. Ce fait de peu de valeur, en apparence, acquiert une importance au point de vue du caractère de l'homme, si l'on considère dans quelles circonstances il se produisit. Quel jour l'Empereur prit-il le temps de lire cette supplique et d'y faire droit ? C'était le 7 avril 1815, quinze jours après le retour de l'île d'Elbe, au moment où l'Europe entière coalisée réunissait ses forces pour marcher contre la France, au moment où l'Empereur, à peine arrivé aux Tuileries, avait à faire sortir du néant les armées qui devaient livrer, quelques semaines plus tard, le suprême et fatal combat de Waterloo.

 

XII

 

Si le cœur de l'homme peut être comparé à une lyre dont chaque corde représenterait une qualité ou un défaut, nous pouvons maintenant affirmer que chez Napoléon la corde de l'humanité était des plus vibrantes. Nous l'avons entendue, au cours de ce chapitre, résonner sur tous les tons chez l'époux, chez le père, le fils, le frère, l'ami, le maître, l'homme heureux et l'homme malheureux ; dans ces diverses conditions, nous avons vu l'Empereur doué des vertus sociales qui sont l'honneur et la règle de la civilisation. Impressionnable, bienveillant et secourable, il le fut, au pinacle comme dans l'adversité.

On va se récrier, on va parler des goûts de Napoléon pour la guerre. Que de fois ne l'a-t-on pas représenté, aimant, par-dessus tout, à se vautrer dans des hécatombes humaines ! Même reproche avait été adressé à Jeanne d'Arc par ses juges, et l'héroïne, levant les yeux au ciel, répondait avec sérénité : ... De ces exterminations d'hommes, il faut parler doucement et à voix basse...

Le général en chef, c'est indubitable, a pour première et stricte obligation de gagner la bataille, de même que le chirurgien a pour mission de sauver la vie du patient, quels que soient les moyens à employer ; cependant, l'un et l'autre seraient méprisables s'ils se complaisaient dans les atrocités que leur impose le devoir professionnel.

Examinons donc si l'Empereur, appelé par son rang à présider à d'épouvantables catastrophes, y assistait non pas avec une âme réjouie, nul n'oserait le prétendre sérieusement, mais seulement avec une âme rebelle à la pitié que doivent inspirer de si grands malheurs.

Le voici, à plusieurs époques bien distinctes :

A Vérone, révolté des contributions imposées à toute la population, par des fonctionnaires avides, le Premier Consul, dit Bourrienne, s'écrie : Que l'on frappe les riches, à la bonne heure, quoique ce soit déjà un malheur, mais c'est une nécessité de la guerre ; mais les pauvres, c'est une infamie. Bonaparte, ajoute le même auteur, ordonna donc que l'on rendit, en échange d'une modique somme de dix francs, les objets déposés au Mont-de-Piété, à leurs propriétaires, quelle que fût la valeur de l'objet...

Le lendemain de la bataille d'Austerlitz, Napoléon terminait ainsi le trentième bulletin de la Grande-Armée : Jamais champ de bataille ne fut plus horrible. Du milieu de lacs immenses, on entend encore les cris de milliers d'hommes qu'on ne peut secourir... le cœur saigne. Puisse tant de sang versé, puissent tant de malheurs retomber enfin sur les perfides insulaires qui en sont la cause !

Au faite de la gloire, en 1807, l'Empereur écrit à l'Impératrice, le surlendemain de la bataille d'Eylau : ... Ce pays est couvert de morts et de blessés. Ce n'est pas la belle partie de la guerre ; l'on souffre et l'âme est oppressée de voir tant de victimes.

Le lendemain de la victoire de Wagram, dit le duc de Rovigo, l'Empereur parcourut à cheval le champ de bataille comme cela était sa coutume et pour voir si l'administration avait fait exactement enlever les blessés... Les blés étaient fort hauts, et l'on ne voyait pas les hommes couchés par terre. Il y avait plusieurs de ces malheureux blessés qui avaient mis leur mouchoir au bout de leur fusil et qui le tenaient en l'air pour que l'on vint à eux. L'Empereur fut lui-même à chaque endroit où il apercevait de ces signaux ; il parlait aux blessés et ne voulut point se porter en avant que le dernier ne fût enlevé.

Voici maintenant le témoignage d'un ennemi : Dans une autre occasion, dit Walter Scott, passant sur un champ de bataille d'où l'on n'avait pas encore relevé les blessés, il exprima une vive sensibilité, ce qui n'était pas chez lui une chose extraordinaire, car il ne pouvait jamais voir souffrir sans montrer de la compassion.

En 1813, au déclin de sa fortune, c'est le même langage qu'aux plus beaux jours de la victoire, nous allons retrouver à Dresde les mêmes sentiments qu'à Vérone : Mon cousin, mande l'Empereur à Berthier, écrivez au duc de Padoue qu'il m'est revenu des plaintes graves sur sa conduite à Hanau, qu'il a reçu dans cette ville dix louis par jour... qu'il ait sur-le-champ à renvoyer tout ce qu'il a reçu à ceux qui le lui ont payé. Ecrivez-lui confidentiellement que cette conduite m'a fait beaucoup de peine dans un moment où les peuples sont écrasés par le logement du soldat et les frais de la guerre. Ecrivez la même chose au duc de Castiglione qu'il ne prenne rien et qu'il restitue l'argent reçu.

Ainsi que l'ont déjà fait les adversaires de Napoléon lorsqu'ils rencontraient un fait louable qu'ils ne pouvaient, malgré eux, passer sous silence, va-t-on dire que tous ces actes, toutes ces paroles relèvent de l'art du comédien ?

Si c'est être comédien que de se faire au fond de sa conscience un idéal de justice, de bonté et de pitié, puis de s'efforcer d'y conformer toutes ses actions, Napoléon était comédien, et, à ce compte, on peut regretter que nous ne le soyons pas tous au même degré.

Mais si l'on entend par comédien l'homme qui, pour chaque occasion, compose d'avance son attitude selon l'effet qu'il veut produire, nous répondrons que rien dans la vie de Napoléon ne semble l'avoir préparé à cet art factice et tortueux : l'absorption complète des facultés par des soins innombrables et ininterrompus, la nécessité de prendre sur-le-champ une décision claire et rapide, voilà qui laisse peu de temps pour se grimer au moral comme au physique. Non, un grand capitaine, digne de ce nom, homme de résolution par excellence, dont la pensée doit être vive comme l'éclair, n'est pas, ne peut pas être un tartufe de mélodrame.

 

XIII

 

La sincérité morale de l'Empereur, étudiée comme nous venons de le faire, nous semble donc être à l'abri du doute.

Est-ce à dire qu'à côté des traits si nombreux, si concluants que nous avons mis en évidence, on ne rencontre pas dans son caractère les défaillances, les aspérités qui font partie de l'imperfection humaine et auxquelles sont encore plus sujettes que les autres les personnes surexcitées par le continuel souci d'intérêts innombrables ? Loin de nous la pensée de le juger ainsi. Napoléon était un simple mortel avec ses défauts et ses qualités, et c'est uniquement ce que nous voulons établir.

Eclairé par le faisceau de rayons lumineux que nous venons de projeter, nous croyons que jamais cœur humain ne fut rendu plus transparent aux yeux de la postérité.

Un incident, banal en soi, dans la vie d'un généra], permet encore de pénétrer plus avant dans les profondeurs de l'âme de Napoléon et d'y trouver, sans une ombre possible, la pureté de l'amitié poussée jusqu'à la superstition de ce haut sentiment.

Capitaine adjoint à Bonaparte au siège de Toulon, Muiron le suivit ensuite en qualité de colonel aide de camp à l'armée d'Italie et fut tué à la bataille d'Arcole, aux côtés de Napoléon. Celui-ci conçut le plus vif chagrin de la perte de cet ami qu'il ne connaissait cependant que depuis trois ans, et cette mort laissa dans son cœur un souvenir profond et une reconnaissance éternelle, le mot n'est pas exagéré, ainsi qu'on va le voir.

Voici la lettre par laquelle Napoléon annonce ce malheur à la veuve de son aide de camp : Muiron est mort à mes côtés sur le champ de bataille d'Arcole. Vous avez perdu un mari qui vous était cher, j'ai perdu un ami auquel j'étais depuis longtemps attaché ; mais la patrie perd plus que nous deux en perdant un officier distingué autant par ses talents que par son rare courage. Si je puis vous être bon à quelque chose, à vous ou à son enfant, je vous prie de compter entièrement sur moi.

Un mois après, c'est au Directoire que s'adresse Napoléon en faveur de la famille de son ami :

Je vous demande, en considération des services rendus, dans les différentes campagnes de cette guerre, par le citoyen Muiron, que la citoyenne veuve Bérault-Courville, sa belle-mère, soit rayée de la liste des émigrés, sur laquelle elle est inscrite, quoiqu'elle n'ait jamais émigré, ainsi que le citoyen Charles-Marie Bérault-Courville, son beau-frère. Ce jeune homme avait quatorze ans lorsqu'il a été mis sur la liste des émigrés, étant en pays étranger pour son éducation.

Pour apprécier les sentiments de noble sollicitude qui portaient Napoléon à vouloir que Mme Muiron fût entourée de ses proches parents, il faut savoir que celle-ci, à la mort de son mari, était enceinte de huit mois.

Le même jour, Bonaparte écrivait à Mme Muiron : Vous trouverez ci-joint, citoyenne, une copie de la lettre que j'écris au Directoire, conformément à vos désirs. J'espère, connaissant avec quel intérêt il protège les défenseurs de la patrie, qu'il la prendra en considération. Vous trouverez ci-joint six lettres de recommandation pour chacun des membres du Directoire et le ministre de la police. Vous verrez le général Dupont qui vous indiquera le moment où il sera temps de traiter votre affaire et où, dès lors, vous présenterez ces lettres. Je vous ferai passer, par le premier de mes aides de camp que j'enverrai à Paris, des secours pour son enfant.

Je vous prie de croire que, dans toutes les occasions, vous me trouverez prêt à vous être utile.

Des six lettres mentionnées ci-dessus, on n'a retrouvé que celle destinée à Carnot ; elle est ainsi conçue : Je vous recommande, citoyen directeur, la veuve du citoyen Muiron, que ce brave jeune homme a laissée enceinte pour voler à la défense de la patrie. J'ai fait pour elle une demande au Directoire, que je vous prie de prendre en considération.

Plus tard, en souvenir de son ami, Napoléon donna le nom de Muiron à une frégate vénitienne, et ce fut celle-là qu'il choisit pour opérer son retour d'Egypte.

Dix-neuf ans après la mort de son aide de camp, la mémoire de Napoléon est aussi fidèle qu'aux premiers jours envers son ancien ami. Ni l'éclat du trône le plus élevé de la terre, ni les fumées de la gloire la plus prodigieuse des temps modernes, ni la réalisation du rêve fabuleux qui avait mené le boursier de Brienne jusqu'à voir à ses pieds les souverains de l'Europe, et dans son lit la fille d'un empereur de droit divin, rien n'avait pu effacer le souvenir de ce cher compagnon de jeunesse, mort à ses côtés ; et, en 1815, c'est sous le nom du colonel Muiron que l'Empereur songeait encore à se rendre aux Anglais.

Plus tard même, dans l'exil, en proie aux plus atroces souffrances, torturé sous un climat meurtrier par d'implacables ennemis, trahi, vilipendé, abandonné des siens, ce prisonnier frustré de toute joie, à qui on a ravi sa femme et volé son enfant, cet homme enfin, qui s'appelle Napoléon, tourne encore sa pensée vers le pauvre Muiron, et, dix jours avant sa mort, le 24 avril 1821, l'Empereur Écrit de sa main les lignes suivantes : Nous léguons 100.000 francs à la veuve, fils ou petit-fils de notre aide de camp Muiron, tué à nos côtés à Arcole, nous couvrant de son corps.

Quoi de plus rare et de plus pur que ce simple et touchant souvenir, culte fervent de l'amitié par delà le tombeau, traversant toute une existence de splendeurs et de vicissitudes inouïes ?

Maintenant, jetez un coup d'œil rétrospectif sur les premiers chapitres de cet ouvrage, et revoyez la vie entière de Napoléon depuis Brienne jusqu'à Sainte-Hélène. A quelque moment que vous considériez sa conduite à l'égard de tous, envers les siens comme envers les autres, envers les grands comme envers les humbles, vous n'aurez rencontré qu'affection, sollicitude, compassion, fidélité. Ne sont-ce pas là, même aux yeux des plus civilisés d'entre nous, des qualités suffisantes pour faire un homme sociable ?