SUR LA SÉPARATION PRIMITIVE DES BASSINS DE LA MER MORTE ET DE LA MER ROUGE,

ET SUR LA DIFFÉRENCE DE NIVEAU ENTRE LA MER ROUGE ET LA MÉDITERRANÉE.

 

PAR M. ANTOINE LETRONNE.

Extrait des Nouvelles Annales des Voyages

PARIS - GIDE - 1839.

 

 

AVERTISSEMENT.

L'idée que le lac Asphaltite a, dans les temps anciens, communiqué avec la Mer Rouge, et que le Jourdain a jadis coulé dans cette mer, s'est introduite depuis la découverte faite par Seetzen, confirmée par Burckhardt et d'autres voyageurs, de vallées longitudinales qui s'étendent d'une mer à l'autre.

Ayant observé sur la carte de l'Arabie Pétrée, dressée par M. Léon de Laborde, une double direction dans les versants qui aboutissent à ces vallées, j'en avais tiré une forte objection contre l'opinion unanime des géographes, et j'en avais conclu l'impossibilité de la communication des deux mers, au moins depuis que le dernier soulèvement a donné au système de montagnes qui les sépare, le relief qu'il offre de nos jours. Mon opinion, taxée de paradoxe et réfutée comme telle, n'a cependant pas tardé à être confirmée par les observations de M. le capitaine Callier, qui, de son côté, en visitant les lieux, avait été conduit par des considérations différentes à une conclusion toute semblable. Nos conjectures viennent d'être confirmées par M. Jules de Bertou, qui, ayant parcouru le premier la vallée, on plutôt les trois vallées successives dans toute leur longueur, n'a plus laissé aucun doute sur l'existence du double versant, dont le point culminant est élevé de 16o mètres au-dessus de la Mer Rouge et de 579 au-dessus de la Mer Morte. M. Callier a rendu compte de cette importante découverte dans les Annales des Voyages (t. X. n° 56), et le Bulletin de géographie (août 1838) ; et j'en ai présenté le résumé dans le Journal des savants. Plusieurs personnes, amies des sciences géographiques, entre autres mon illustre ami, M. le baron Al. de Humboldt, avaient pensé qu'il serait utile de réunir les divers articles qui ont été publiés à ce sujet, lesquels, placés dans leur ordre chronologique, donneraient une sorte d'histoire de cette question curieuse. L'éditeur des Annales des Voyages, dans son zèle constant pour les progrès de la géographie, a désiré reproduire tous ces articles. De mon côté, j'ai cru que ce recueil aurait surtout de l'intérêt, au moment où la question prend une extension inattendue par suite des observations de plusieurs voyageurs, principalement de M. Jules de Bertou, qui a constaté que la Mer Morte et tout le bassin du Jourdain présentent une dépression considérable.

On trouvera donc ici rassemblés :

1° L'article du Journal des Savants (oct. 1835), où j'ai soulevé la question ;

2° La lettre de M. Callier qui confirme mes doutes, tirée du même journal (janv. 1836) :

3° La réfutation qu'a faite de mon opinion M. l'abbé Caneto, tirée des Archives de philosophie chrétienne (juin 1836) ;

4° Ma réponse à cette réfutation, tirée du même recueil (septembre 1836) ;

5° Le résumé que j'ai donné des notes de M. Callier ainsi que de toutes ses recherches, tiré du Journal des Savants (août 1838) ;

6° Un extrait de la partie d'un mémoire de M. Jules de Bertou (lu à l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres), où ce voyageur reconnaît qu'il a trouvé sur les lieux mêmes tout ce que j'avais indiqué d'avance.

 

I

Cette coïncidence entre les prévisions puisées dans l'étude du cabinet, et les observations positives faites par des voyageurs en parcourant le pays, est à noter, ne fût-ce que comme un encouragement pour les géographes et les physiciens à produire les vues de leur esprit, lorsqu'elles leur paraissent se fonder sur quelque fait capital. Quand même elles ne devraient pas se confirmer, il est toujours utile de les mettre en avant, parce qu'elles excitent à des recherches auxquelles on n'aurait peut-être pas songé, et qui, en tout état de cause, peuvent rarement manquer d'être utiles à la science.

Si l'on jette les yeux sur les cartes de Syrie et d'Arabie antérieures au voyage de Burckhardt, on verra que la région qui sépare le bassin de la Mer Morte de celui de la Mer Rouge, dans un espace de 5o lieues environ, est coupé par des chaînes transversales qui ne permettent pas de concevoir même la possibilité d'une communication entre les deux mers. Mais les voyages de Seetzen en 1805, et surtout celui de Burckhardt, dans l'été de 1812, et de M. Bankes en 1817, constatèrent l'existence d'une vallée longitudinale courant du N. au S. entre les deux mers, et dans la direction du prolongement de l'une et de l'autre. Burckhardt ne fit que traverser cette grande vallée, dans laquelle il entra du côté de l'orient, par le Ouadi-Garandel ; mais en gravissant les hauteurs, il la vit courir d'un côté au N. N. E. et de l'autre au S. S. O. ; les Arabes lui dirent qu'elle s'étendait jusqu'aux deux mers, et il ne douta pas qu'elle ne fût un prolongement de la vallée du Jourdain. La partie septentrionale de cette vallée se nomme el-Ghor, dit ce voyageur. A la hauteur de Beszeyra (placé sur la carte à 13 lieues au sud de la Mer Morte et à 35 de la Mer Rouge), la vallée est coupée pendant un court espace par des rochers ; à partir de là jusqu'à la Mer Rouge, elle prend le nom d'el-Araba, et elle n'offre qu'un sol sablonneux, interrompu par de légères ondulations. Burckhardt termine ce qu'il en dit par ces observations remarquables : L'existence de la vallée el-Araba, peut-être la Kadesh-Barnea de l'Ecriture, paraît avoir été inconnue aux géographes, tant anciens que modernes, quoique cette vallée forme un trait saillant dans la topographie de la Syrie et de l'Arabie Pétrée. Cela mérite d'être examiné à fond, et il est à désirer que des voyageurs puissent parcourir la vallée dans sa longueur, en hiver, accompagnés de deux ou trois guides bédouins qu'ils pourraient se procurer à Hébron. Akabah peut être atteint en huit jours par cette même route par laquelle la communication était établie autrefois entre Jérusalem et ses dépendances sur la Mer Rouge ; car c'est à la fois la route la plus courte et la plus commode ; et c'est par cette vallée que les trésors d'Ophir furent probablement transportés dans les magasins de Salomon[1].

Ce trait si marquant dans la constitution physique de cette région parut à tous les géographes, attester qu'autrefois le Jourdain, sortant de la vallée où ses eaux s'arrêtent maintenant, continuait son cours jusqu'à la Mer Rouge, dans laquelle il avait son embouchure : il s'ensuivrait ou que la Mer Morte n'existait pas alors, ou qu'elle ne formait qu'un lac de peu d'étendue, comme celui de Tibériade que le Jourdain a traversé auparavant. Cette opinion, énoncée d'abord par M. Karl Ritter[2], ensuite par M. W. M. M. Leake, dans la préface du Voyage de Burckhardt en Syrie[3], et développée par M. de Hoff, dans son savant ouvrage sur les changements arrivés à la surface de la terre[4], présente en effet tous les caractères de la probabilité ; et de Laborde, remarquant la direction de la vallée, son encaisse. ment au milieu des montagnes de granit et de porphyre, ne conserve aucun doute à l'égard de son ancien état ; et, sur sa carte, il n'hésite pas à qualifier cette vallée d'ancien cours du Jourdain.

Cette hypothèse admise, on pourrait expliquer naturellement la cause qui a forcé le fleuve de rester dans la vallée qu'occupe maintenant la Mer Morte, en disant qu'une commotion volcanique. aura enfoncé le sol de la vallée et formé un large et profond réceptacle qui n'existait point ; ou bien, si la mer existait déjà, que la commotion aura pu relever le terrain à l'endroit où le fleuve sortait de la vallée ; dans ce dernier cas, on conçoit qu'il suffisait d'un léger soulèvement à l'extrémité sud de la Mer Morte pour barrer l'issue des eaux, lesquelles, s'étendant alors librement dans la vallée, durent former une masse qui s'éleva jusqu'à ce que sa surface fût assez grande pour que l'évaporation enlevât une quantité de liquide égale en terme moyen à celle que le fleuve apportait. Cet effet serait ici d'autant plus admissible que le sol (et les anciens l'avaient remarqué aussi bien que les modernes) est entièrement volcanique, et a dû être souvent remué par les tremblements de terre. Si donc il existait des villes dans la plaine, ou à une faible hauteur sur le penchant des coteaux qui la bordent, elles ont dû être successivement submergées et détruites.

On est allé plus loin ; on a cru pouvoir trouver l'époque où ce phénomène a eu lieu, et le rapporter à un fait de l'histoire biblique. On a dit qu'il confirme le récit de la Genèse sur la destruction des villes de Sodome, Gomorrhe, Adama, Seboïm et Segor, renversées par le feu ciel ; et ce feu du ciel, a-t-on dit, peut bien n'être qu'une éruption volcanique[5]. Cette explication, admise par les savants déjà cités, l'est aussi par M. de Laborde, qui cite à l'appui les passages où il est dit que Loth levant les yeux considéra toute la plaine du Jourdain, qui avant que le Seigneur eût détruit Sodome et Gomorrhe, était partout arrosée comme un jardin magnifique, comme le pays d'Egypte[6].... Alors le Seigneur fit descendre du ciel une pluie de soufre et de feu... et il détruisit ces villes et toute la plaine... et Abraham... regardant vers Sodome et Gomorrhe, et vers tout le pars de la plaine, vit s'élever de terre une fumée semblable à une fournaise, etc. Ce récit simple et concis, dit M. de Laborde, donne une idée suffisante d'une éruption volcanique ; je n'en doutai plus, lorsque j'en eus les effets sous les yeux... Sans discuter les différentes opinions des auteurs qui ont cherché à établir, les uns que la nature dans son cours, les autres que la volonté du Seigneur dans son indignation, enflammèrent les puits de bitume, il reste évident qu'ils furent l'origine du volcan qui détruisit les villes de Sodome et de Gomorrhe, et la plaine qui s'étendait auprès d'elles, et qu'ils formèrent par l'irruption des matières volcaniques un large bassin où le Jourdain, en se précipitant, cessa son cours vers la Mer Rouge. Ce bassin, qui prit depuis les noms de Mer Morte et de lac Asphaltite, devait en effet dans les premiers temps, en recevant les eaux du fleuve, exhaler une fumée semblable à celle d'une fournaise.

On ne peut nier que ces conjectures ne soient très plausibles ; mais on peut trouver qu'elles ne sont pas aussi évidentes que le croit M. de Laborde. Quand on accorderait que le feu du ciel était l'effet d'une éruption volcanique, il ne s'ensuivrait pas qu'il ait dû produire la Mer Morte. La plaine a pu être ravagée par cette éruption, couverte de cendres et de scories qui remplacèrent la fertilité par une stérilité empiète, sans que pour cela le cours du Jourdain fût changé ; en un mot, le phénomène raconté par l'auteur de la Genèse est tout-à-fait compatible avec l'existence antérieure de la Mer Morte.

Mais il existe un autre texte, dont M. de Hoff fait usage et qui lierait d'une manière plus nette la formation de la Mer Morte avec la destruction des villes, si le sens en était incontestable. C'est celui que S. Jérôme a traduit en ces termes : et omnes hi (reges) convenerunt in vallem silvestrem, quæ nunc est mare salis. Ici, il y a clairement l'énoncé de l'état de la plaine à l'époque de l'événement, comparé à ce qu'elle était devenue lorsque l'auteur du récit écrivait. L'événement dont il s'agit a dû précéder de quinze à vingt ans la destruction des villes de la Pentapole ; et comme il n'est pas fait mention d'un autre miracle ou d'un autre phénomène qui aurait pu changer la face du pays, il en résulte que celui qui a converti en une mer salée ce qui était une vallée boisée ne peut être que l'événement raconté dans la Genèse. C'est donc à cette époque que la Mer Morte s'est formée et que le Jourdain a cessé de couler dans la Mer Rouge.

La seconde partie de cette conclusion serait encore un peu précipitée, dans le cas même où la version de S. Jérôme n'aurait rien de douteux. Ni l'hébreu ni les Septante ne parlent de cette vallée boisée ; le premier porte vallée de Siddim ou Sittim qui se présente comme un nom propre, et n'est pas autre chose ; les Septante ont traduit τήν φάραγγα τήν άλυκήν, la vallée salée ; Onkelos[7] traduit la Plaine des champs. Ils ne font pas mention davantage de la circonstance importante exprimée par le mot nunc. L'hébreu dit simplement : qui est la mer de sel, comme les Septante : ...qui est la mer des sels, άύτη ή θάλασσα τών άλών. Mais en admettant que l'idée de nunc soit implicitement comprise dans l'expression de Moïse, il ne s'ensuivrait pas encore que la Mer Morte n'eût été formée qu'à cette époque. Qu'elle ait été agrandie et rendue plus profonde ; c'est tout ce qui peut ressortir des textes bibliques ; et la notion du cours ultérieur du Jourdain n'y est nullement comprise.

Au reste, laissant à part la question historique, et ne considérant que le fait géographique ou géologique, je dirai qu'il y a des raisons de douter que le Ouadi-el-Araba ait jamais été le lit du Jourdain. L'opinion contraire est si naturelle et si généralement adoptée, que cette proposition va paraître un paradoxe. Je puis cependant alléguer en sa faveur plusieurs faits qui n'ont point été remarqués, et auxquels je crois pouvoir attribuer quelque valeur. C'est la carte même de M. de Laborde qui me les fournit.

J'ai déjà dit que notre voyageur a remonté l'Ouadi-Araba jusqu'à environ 23 lieues au nord de la Mer Rouge ; c'est un peu plus de la moitié de la longueur de cette vallée. En passant, il a relevé avec soin le lit de tous les embranchements des vallées latérales, au moins du côté de l'est : le côté occidental est resté en blanc sur sa carte, et je le regrette, parce que l'observation que je vais faire en aurait acquis plus de consistance. En examinant donc la direction de ces vallées latérales, on remarque que, jusqu'à environ 15 lieues de la mer, elles débouchent uniformément dans la direction S. O., c'est-à-dire dans celle du bassin de la Mer Rouge ; mais qu'à partir de ce point, elles se dirigent au N. O., c'est-à-dire vers la Mer Morte. Ce fait est conforme à ce qu'a observé Burckhardt qui, en traversant le désert, à l'est de l'Ouadi-el-Araba, a vu également tous les courants au nord du point que j'indique, suivre la direction N. O.

Je n'ignore point qu'il peut arriver qu'un courant descende dans le bassin principal, en suivant une direction un peu contraire à celle des eaux qui le parcourent. Mais je ne crois pas que le fait que je signale puisse s'expliquer autrement que dans l'hypothèse où l'Ouadi-el-Araba serait divisé en deux versants dont le point de partage se trouverait à l'endroit où la direction change. Cette vallée doit donc, dans sa longueur, avoir deux pentes différentes ; et ses eaux doivent se diviser entre les bassins des deux mers ; mais, dans ce cas, il est évident que le bassin de la Mer Morte n'a point l'origine qu'on lui suppose : le changement de direction des vallées latérales, et le double versant de l'Ouadi-Araba, ne peuvent être dus au simple soulèvement d'un bourrelet montagneux dans une partie quelconque de la vallée ; ils doivent tenir à la constitution même du système de montagnes dont les eaux se déversent dans chacune des deux parties de la vallée. Evidemment, aussitôt que les hauteurs qui le forment furent soulevées, les eaux qui descendent dans la partie nord coulèrent vers la Mer Morte, et y formèrent l'amas d'eaux dont la masse subsiste depuis une époque géologique dont il est impossible d'assigner la date absolue, mais qui se reporte nécessairement au-delà des limites de l'histoire.

Telle est la considération de géographie physique qui me semble s'opposer à l'opinion commune, à laquelle on a déjà vu que les textes bibliques sont plutôt contraires que favorables. Je regrette bien vivement que MM. de Laborde et Linant se soient arrêtés en chemin, et n'aient pas, selon le conseil de Burckhardt, exploré la vallée dans toute sa longueur : nous aurions le relevé complet des vallons latéraux, au moins du côté de l'E. ; nous saurions encore si, à partir d'un certain point, le versant de la vallée change, et si la pente se dirige vers la Mer Morte. C'est une recherche tout-à-fait digne d'un voyageur, et je m'estimerais heureux si le doute que j'émets ici avait pour résultat de donner à quelque explorateur instruit se désir de résoudre définitivement cette question intéressante.

En attendant cette solution, je dirai encore que l'ancienneté du bassin de la Mer Morte me parait résulter d'autres circonstances qui confirment celles que j'ai indiquées ; à l'extrémité méridionale de la Mer Morte, à l'ouverture de l'El-Ghor, des courants considérables y descendent dans le sens du N. O., comme ceux qui tombent dans l'Ouadi, et encore plus au S. des torrents y descendent en suivant cette même direction. D'autres courants tombent à l'extrémité de la Mer Morte venant du S.

Seetzen les a vus, et M. de Laborde les a marqués sur sa carte ; preuve que la pente, dans la partie septentrionale de l'Ouadi-el-Araba appelée El-Ghor, se dirige au N.

Les circonstances diverses de géographie physique qu'offre cette région semblent donc se réunir pour prouver que le réceptacle de la Mer Morte est le centre d'un grand bassin qui reçoit toutes les eaux du système montagneux qui s'étend à vingt-cinq ou trente lieues plus au S. ; qu'il tient par conséquent à la constitution même du pays, qu'il est contemporain du soulèvement des montagnes qui l'environnent, et qu'il ne saurait dépendre d'un mouvement volcanique locale tel que celui qu'on suppose avoir eu lieu lors de la destruction des villes de la Pentapole.

Je soumets ces observations à M. Léon de Laborde, qui doit discuter de nouveau toutes ces questions dans un ouvrage spécial ; et je l'engage à peser les faits que j'expose : je les crois dignes d'un examen approfondi.

 

II

Lettre de M. Callier à M. Letronne, sur son opinion relative à la séparation des deux bassins de la Mer Morte et de la Mer Bouge.

Monsieur, la fin du deuxième article que vous venez de publier dans le Journal des Savants du mois d'octobre 1835, sur le Voyage de l'Arabie Pétrée de MM. Léon de Laborde et Linant, soulève une question des plus importantes concernant la géographie physique de cette contrée. Déjà lorsque je traversai le désert pour explorer le pays compris entre les limites de la Judée et le golfe Elanitique, cette question s'offrit à moi et ce que je pus observer dans le cours de ce voyage commença, dès cette époque, à me faire douter de l'exactitude de l'opinion généralement admise sur la formation de la Mer Morte et sur l'ancien cours du Jourdain. Vos ingénieux commentaires des divers textes appelés à l'appui de cette opinion et les résultats de votre examen critique sur la carte de M. Léon de Laborde, viennent aujourd'hui confirmer tous mes doutes. Les observations que j'ai faites moi-même sur les lieux me semblent tellement d'accord avec les vôtres, qu'il ne sera peut-être pas sans intérêt de les faire connaître ; elles peuvent d'ailleurs ajouter quelque importance à la nouvelle opinion que vous avez émise.

J'aurais désiré pouvoir traiter cette question avec tout le développement qu'elle mérite, mais comme je ne me suis pas encore occupé, depuis mon retour en France, de la rédaction de cette partie de mon voyage, je dois me contenter ici d'indiquer succinctement la route que j'ai suivie, en résumant les diverses observations relatives au partage et à l'écoulement des eaux.

Un des objets principaux de mon exploration dans l'Arabie Pétrée, était d'étudier le pays qui s'étend le long de Ouadi-êl-ghor du côté de l'ouest, partie qu'aucun Européen, je crois, n'avait pu aborder jusqu'alors. Cette circonstance me laissait entrevoir quelque résultat utile pour la géographie si peu connue de cette contrée ; il me suffisait de cet espoir pour ne pas tenir compte des chances aventureuses d'une semblable excursion. J'organisai donc ma caravane à Qhalil, l'ancienne Hébron, sans me préoccuper des dangers que l'on me signalait, et je partis avec des guides intelligents qui connaissaient parfaitement le pays que j'allais visiter.

La ville d'Hébron est située dans le bassin de la Mer Morte ; une petite journée de marche conduit au village de Dariyé, au-delà duquel on ne rencontre plus d'habitations. A partir de ce lieu, le sol est légèrement ondulé, la culture disparaît, les cours d'eau ne sont plus que des lits de sable desséchés, les arbres ne se montrent plus nulle part ; c'est une nature d'un nouvel aspect, c'est le désert qui commence. En se dirigeant au S. S. O. on traverse plusieurs ouadis dont les eaux, pendant la saison des pluies, s'écoulent toutes dans la Méditerranée du côté d'êl-Arisch. Une longue chaîne de montagnes s'étendait à ma gauche dans une direction parallèle à celle que je suivais : le troisième jour après mon départ d'Hébron je me suis approché des montagnes, au pied desquelles j'ai campé dans Ouadi-Kalassa dont la direction est N. O. Le lit desséché de ce torrent m'a servi de chemin pour franchir cette chaîne, et au-delà des sommets je suis descendu dans Ouadi-Traybé qui m'a conduit à peu de distance de Ouadi-êl-ghor dont il est un affluent. Les bédouins de ce canton m'ont appris que les eaux de leurs ouadis s'écoulaient toutes dans Ouadi-êl-ghor où elles trouvaient une rivière qui les portait dans la Mer Morte, Barh-êl-Mayèt. La guerre qui régnait alors entre les tribus de cette province m'empêcha d'aller moi-même vérifier ce fait. Je fus obligé de reprendre ma route vers le S. S. O., direction que je suivis pendant le cinquième jour, cheminant toujours au milieu des montagnes ; je passai Ouadi-Morra, dont la grande profondeur me parut une chose étrange dans un pays où l'on a souvent de la peine à reconnaître les lits des cours d'eau. Ce torrent appartient encore au bassin de la Mer Morte. Je suis allé visiter à peu de distance les ruines d'Abdé, situées au milieu d'un canton habité par des tribus ennemies. Mes bédouins refusèrent de continuer l'exploration de ces montagnes ; je dus céder à leurs instances et m'éloigner des tribus qui leur étaient hostiles. Ils me conduisirent d'abord vers l'ouest, et lorsque nous eûmes descendu le versant occidental de la chaîne, nous reprîmes la direction S. S. O., ne rencontrant plus que les ouadis appartenant au bassin de la Méditerranée. Le neuvième jour, sans avoir regagné les montagnes qui me séparaient de Ouadi-êl-ghor, je me trouvai à mon grand étonnement dans un autre bassin que je dus prendre d'abord pour celui de la Mer Rouge, à cause de la direction orientale des premiers ouadis que je rencontrai ; mais ces affluents ne furent bientôt pour moi que ceux d'un vallon principal nommé Ouadi-Djarafi, dont la direction générale est N. N. E. Je ne pouvais guère supposer alors qu'un pareil cours d'eau fût un des tributaires de Ouadi-êl-Araba dont le cours se dirige au S. S. O. Je questionnai les bédouins et ils m'assurèrent que les eaux de ce vallon se rendaient dans Ouadi-êl-ghor, qui, d'après leur opinion est un affluent de la Mer Morte. J'ai remonté le lit de cet ouadi pendant plus d'une journée de marche et toujours dans la même direction. Son origine est au pied d'une chaîne transversale qui m'a paru former la ligne de partage entre les eaux de Ouadi-êl-ghor et celles de Ouadi-êl-Araba. Un large plateau s'étend au sud de cette chaîne jusqu'aux pentes rapides qui conduisent, par des sentiers sinueux, sur les bords du golfe Elanitique. Sept heures de marche m'ont suffi pour me rendre de là à Kalaat-êl-Akaba.

Après une suite de pareilles observations, il m'était bien permis d'avoir quelques doutes sur l'ancien écoulement du Jourdain dans la Mer Rouge. Lorsqu'après ma quatrième journée de marche j'appris qu'il existait dans Ouadi-êl-ghor une rivière qui portait ses eaux dans la Mer Morte, il me parut déjà bien difficile d'expliquer comment le Jourdain aurait pu couler autrefois dans un sens tout-à-fait opposé ; mais lorsque je trouvai, à cinq journées de marche plus au sud, Ouadi-Djarafi dont la direction est N. N. E., et que les bédouins m'assurèrent que ce cours d'eau se rendait dans la Mer Morte, il me sembla presque impossible d'admettre l'hypothèse de cet ancien écoulement du Jourdain dans la Mer Rouge, à moins de supposer que le phénomène auquel on rapporte la formation de la Mer Morte eût en même temps changé la géographie physique jusqu'à une distance aussi considérable, ce qui paraît peu probable. Ce sont là, monsieur, les considérations par lesquelles je suis arrivé à concevoir des doutes sur l'exactitude de l'opinion que vous avez si ingénieusement combattue. Ces nouveaux faits rentrent complètement dans l'hypothèse que vous avez émise, et permettent aussi de supposer que la Mer Morte a un bassin particulier dont la formation est indépendante du phénomène local auquel on attribue la destruction des villes de la Pentapole, et que ce bassin est antérieur aux époques historiques.

Je serais heureux, monsieur, si les observations préliminaires que je viens de présenter vous paraissent dignes d'être publiées comme un supplément à votre savante et ingénieuse discussion. Je me réserve de leur donner plus de développement et de les fixer par un tracé géographique, dans l'ouvrage dont la rédaction m'occupe en ce moment.

Paris, le 12 décembre 1835.

CAMILLE CALLIER.

 

III

Réfutation de l'opinion de M. Letronne sur le cours du Jourdain et la formation de la Mer Morte.

Auch, le 25 juin 1836.

J'ai lu dans l'Echo du monde savant, n° 104, l'extrait d'une assertion de M. Letronne, sur laquelle je vous soumettrai quelques observations.

Le savant professeur a prétendu que : La Mer Morte ne peut avoir l'origine qu'on lui suppose, et que la masse de ses eaux remonte nécessairement au-delà des limites de l'histoire.

Ou ne raisonne pas ordinairement contre des faits dont la certitude peut être considérée comme établie par les monuments de la tradition et même de l'histoire. Or, personne n'ignore qu'à ce double titre, il en est peu qui méritent plus de confiance que celui dont il s'agit[8]. Les deux races d'Abraham, par Isaac et Ismaël, racontent encore, après quarante siècles, les circonstances de la catastrophe qui changea en lac empesté une vallée fertile et délicieuse. Tacite, Solin, Strabon, Josèphe[9], etc., et un grand nombre d'autres écrivains, tant anciens que modernes, out ajouté à ce témoignage tout le poids de leur autorité, en consignant dans leurs écrits les traditions d'un peuple chez lequel l'erreur n'aurait jamais été possible sur un fait d'une si haute importance, ayant presque toujours vécu non loin de ce théâtre des vengeances divines.

Quand on n'envisagerait Moïse que comme un historien ordinaire, dit à ce propos M. de Genoude[10], on ne pourrait s'empêcher d'être surpris en voyant attaquer sa narration. Il en tenait les détails de Caath, son aïeul, qui les avait appris de Jacob ; celui-ci les savait d'Abraham et de ses contemporains, témoins du désastreux phénomène. Les cinq rois ligués contre la Pentapole, dit-il au XIVe chapitre de la Genèse[11], réunirent leurs forces sur les lieux mêmes où se forma depuis la mer salée. Elle n'existait donc pas[12] avant cette bataille : Vallée des Bois à cette époque, et mer Salée lorsque Moise écrivait, presque sur les lieux, les circonstances d'un changement dont la mémoire était encore vivante.

Sur quelles données M. Letronne, après l'examen du texte de la Genèse, a-t-il donc pu dire, comme je le vois dans l'article en question, que le récit de Moïse est tout-à-fait compatible avec l'existence antérieure de la Mer Morte ? Je n'ignore pas que certains commentateurs, en très-petit nombre, admettent, pour tout concilier, qu'un lac de peu d'étendue aurait pu se trouver anciennement au nord de la vallée, vers le point où le Jourdain a aujourd'hui son embouchure. Mais tous s'accordent à regarder le vaste bassin du lac Asphaltite comme creusé par le feu du ciel qui consuma cette terre coupable. J'avoue, monsieur le directeur, que cet accord imposant d'autorités si respectables a plus de valeur à mes yeux que tout le commentaire de M. Letronne.

Mais laissons de côté la question historique, et suivons un instant les considérations sur le fait géographique et géologique, discuté avec le plus grand soin dans la dissertation qui nous occupe.

Avant la conflagration et la ruine de la Pentapole — bornée au nord par la plaine de Jéricho, au sud par l'Ouadi-el-Araba, à l'est et à l'ouest par la double chaîne des monts d'Arabie et de Judée —, que devenaient les eaux qui vont se perdre aujourd'hui dans la Mer Morte ? — Tel est, en peu de mots, le véritable point de la difficulté ; telle est aussi la question que M. Letronne se propose.

Les observations faites depuis quelques années, par Seetzen, en 1805, par Burckhardt, en 1812, par Bankes, en 1817, avaient constaté l'existence d'une vallée longitudinale, qui s'étend à peu près du nord au sud, entre le lac Asphaltite et la Mer Rouge. De ce fait bien établi, Burckhardt conclut sans hésiter que les eaux du Jourdain et des torrents qui l'avoisinent, quittant la vallée où elles s'arrêtent maintenant, suivaient autrefois leur cours jusqu'à la Mer Rouge, où ce fleuve aurait eu son embouchure avant la destruction de la Pentapole. Mais à cette époque désastreuse, le terrain calciné dans une immense étendue[13] dut s'affaisser ; et les eaux remplissant ce vaste bassin oh s'étaient englouties les couches supérieures, s'étendirent librement dans la vallée, jusqu'à ce que la surface fut assez grande pour que l'évaporation égalât le tribut moyen des courants qui se jettent dans le lac Asphaltite.

Cette opinion si naturelle avait obtenu l'assentiment de tous les géographes. Elle était nouvellement confirmée par le voyage de M. de Laborde[14], dont les recherches bien circonstanciées sur la constitution physique et géographique de cette région, ne laissait plus de doute à l'égard de son état primitif. Car, ce n'est qu'après avoir parcouru l'Ouadi-el-Araba jusqu'à environ vingt-cinq lieues au nord de la Mer Rouge que ce dernier voyageur a cru devoir placer sur sa carte l'ancien cours du Jourdain dans l'encaissement des montagnes qui bordent cette vallée.

Malgré ce concert unanime d'observateurs aussi judicieux que désintéressés, M. Letronne ne saurait croire que le lit du fleuve ait jamais été tel qu'on le suppose. Et même, chose fort étrange, il puise les motifs de sa nouvelle conviction jusque dans la carte de M. de Laborde. Il y distingue avec une merveilleuse précision, et les nuances de niveau, et les diversités de direction des embranchements secondaires, qui doivent établir sou opinion contradictoire. L'Ouadi, vers le tiers de sa longueur, serait divisé en deux versants par un soulèvement que l'illustre professeur dit être contemporain du système montagneux qui l'environne. Il en conclut que les eaux se partageant pour déboucher dans les deux mers, les courants de la partie nord ne purent jamais se diriger vers la Mer Rouge, et que, par conséquent, le lac Asphaltite n'a pas évidemment l'origine qu'on lui suppose.

Il est fâcheux, pour le succès d'une si heureuse découverte, que le côté occidental dé l'Ouadi soit resté en blanc par l'inadvertance de M. de l'aborde ; encore quelques traits, et M. Letronne nous assure que son observation en aurait acquis un degré de consistance qui, j'en conviens, serait loin d'être inutile. En effet, monsieur le directeur, n'est-il pas bien étonnant que notre voyageur ait relevé du côté de l'est, avec une exactitude si favorable aux nouveaux aperçus de M. Letronne, le lit de tous les embranchements des vallées secondaires sur plus de la moitié de l'Ouadi-el-Araba, sans remarquer sur les lieux mêmes les difficultés insurmontables que ce dernier découvre sur la carte avec tant d'évidence ? Et si M. de Laborde les avait reconnus aussi clairement que son travail le suppose, comment a-t-il oublié la part des lois hydrostatiques, au point de tracer l'ancien cours du Jourdain dans tout le prolongement de la vallée principale ?

Ce n'est pas tout encore : Burckhardt, lui-même, en traversant le désert à l'est de l'Ouadi, a vu, dit M. Letronne, tous les courants au nord, du point qui sépare les deux versants se diriger vers la Mer Morte ! S'ensuit-il, comme on le dit dans la dissertation, que : La masse des eaux y subsiste depuis une époque géologique dont il est impossible d'assigner la date absolue ? Burckhardt était loin de le penser, puisque la constitution physique de cette région ne l'a pas empêché d'émettre, sur les lieux, une opinion confirmée par les voyages postérieurs, et adoptée de tous les géographes. Le soulèvement de l'Ouadi paraît donc, lorsqu'on en juge d'assez près, n'avoir été qu'un obstacle insuffisant au cours du fleuve, avant l'affaissement du sol de la Pentapole, ou bien encore une conséquence naturelle du mouvement volcanique qui changea la face de cette contrée.

De bonne foi, deux témoignages, d'ailleurs si bien accrédités, ne suffiraient-ils pas au besoin pour infirmer les conclusions que le savant professeur aire, avec assez de défiance, il est vrai, pour craindre qu'elles ne paraissent paradoxales. On pourrait dire, ce me semble, sans les traiter aussi sévèrement, que, bien considérées en elles-mêmes, elles ne sont pas inattaquables.

Les changements survenus dans la vallée de Siddim, si nous les rapportons conformément à l'opinion générale, au terrible désastre décrit dans la Genèse[15], ces changements, dis-je, n'ont pu s'opérer sans bouleverser le sol, et même avec une évidence qui n'a rien de comparable dans l'histoire des mouvements volcaniques. En effet, il est question au chapitre XIVe[16], de plusieurs puits de bitume qu'on voyait du temps de Loth dans cette vallée ; les masses d'asphalte qui s'élèvent sans cesse du fond du lac et sont ballotées à la surface attestent[17], avec le soufre qu'on trouve sur les grèves, que ces substances inflammables sont mêlées en proportions plus ou moins grandes aux terrains qui forment les couches intérieures. Les villes de la Pentapole étaient donc vraisemblablement construites sur des carrières de bitume, suivant l'idée de quelques voyageurs modernes[18]. Or, le feu du ciel qui dévora cette terre coupable, s'étant propagé au loin dans la région[19], comment se représenter les secousses, les ruptures et les dislocations violentes occasionnées dans les couches supérieures par l'action des produits élastiques développés dans l'incendie souterrain et comprimés par la résistance de la croûte solide ?... Est-il donc si évident que l'état actuel de la vallée ne saurait dépendre d'un mouvement volcanique local tel que celui qu'on suppose avoir eu lieu lors de la destruction des villes de la Pentapole[20]. Des causes, à coup sûr moins énergiques, ont tourmenté la surface du globe par des changements tout aussi considérables[21], dans l'archipel grec, en 1707, dans le Mexique, en 1759, dans le Chili, en 1820 etc.[22]

Au reste, que la direction actuelle des embranchements secondaires de l'Ouadi-el-Araba, qui débouchent au nord, ne tiennent pas, si l'on veut, à des soulèvements d'époque géologique postdiluvienne ; mais le double versant ne pourrait-il pas se rapporter à la catastrophe qui bouleversa au loin le sol de la vallée ? Subversit civitates has, et omnem circa regionem[23]. Strabon lui-même décrit les agitations effroyables et les tremblements de terre occasionnés par les feux souterrains, dont le souvenir, après tant de siècles, était encore vivant dans les contrées voisines : Quod illa regio ignita est per multa signa afferunt..... quæ ab indigenis prœdicantur..... et quod ex terræ motibus, et ignis efflatu, et ex aquis calidis et bituminosis lacus erupuevit..... Il en fallut bien moins pour élever de 500 pieds en Amérique, le terrain d'une assez grande étendue dont parle M. de Humboldt[24].

Or, si le double versant a pu tenir à des causes plus récentes que la formation de la vallée, qu'importe la direction nord-ouest des embranchements secondaires ? On voit facilement que le Jourdain recevant dans sa marche les différents cours d'eau qui se jettent aujourd'hui dans le lac Asphaltite, aurait pu suivre, sans obstacle, sa pente naturelle jusqu'au bassin de la Mer Rouge.

Mais supposons encore, ce qui est bien loin d'être certain, que tous les soulèvements de l'Ouadi-el-Araba, soient contemporains du système entier des montagnes qui le bordent : supposons que MM. Bankes, de Laborde et autres voyageurs, n'aient adopté qu'une erreur, en suivant, avec tous les géographes, l'idée si naturelle de Burckhardt, faudra-t-il dire pour cela, avec M. Letronne, que la masse des eaux réunies dans la Mer Morte se rapporte nécessairement au-delà des limites de l'histoire ?

Toutefois, il faut en convenir, en supposant la vallée sans issue dans la direction de la Mer Rouge, un amas d'eau sur quelque point aurait pu être absolument, même avant la destruction des couches supérieures, une conséquence naturelle de la constitution géographique du terrain. Mais qu'une pareille concession est éloignée des conclusions de M. Letronne !.....

Et encore, dans cette supposition je dirai que les eaux de la contrée n'ont pas dû former nécessairement un lac, même de peu d'étendue, tel que celui de Tibériade, par exemple. En effet, différentes substances minéralogiques de la Pentapole, telles que le soufre, le sel, le pétrole, l'asphalte, etc., etc., indiquent suffisamment qu'on doit rapporter cette vallée à la deuxième ou troisième époque géologique[25]. Or, dans les terrains de ce caractère, on rencontre de grands vides, et même de vastes cavernes intérieures[26], où il n'est pas rare que des rivières s'engouffrent. Elles vont se joindre à ces nappes d'eau souterraines[27], dont l'existence n'est plus un problème, depuis les nombreux et éclatants succès qu'ont obtenus les fontainiers-sondeurs, presque partout où dominent les formations secondaires ou tertiaires[28]. Ainsi, par exemple, Pline[29] citait de son temps, parmi les rivières qui disparaissent sous terre, l'Alphée dans le Péloponnèse, le Tigre dans la Mésopotamie, le Timavus dans le territoire d'Aquilée, etc., etc. Des faits plus voisins de nous ont été mieux étudiés et plus constatés que ceux dont parle ce naturaliste. La Guadiana, en Estramadure, se perd au milieu d'une immense prairie. La Meuse disparaît à Bazoilles. La Rille, l'Iton, l'Aure, etc., etc., se perdent aussi petit à petit. Et il serait facile, dit M. Arago, de multiplier les citations, même en se bornant aux rivières qui disparaissent complètement[30].

Mais pourquoi le sol de la Pentapole aurait-il dû nécessairement se refuser à de semblables phénomènes ? Les puits de bitume, qui s'y trouvaient en si grand nombre[31], auraient bien pu faire l'office de ces bétoirs qui, dans plusieurs contrées de la France, absorbent les eaux de la surface, au point de réduire des rivières considérables à de simples filets, et même de les faire disparaître tout entières.

Pour toutes ces raisons et beaucoup d'autres, que les bornes d'une lettre ne permettent point de développer ici, ne suis-je pas en droit de conclure :

1° Que si l'on considère l'origine de la Mer Morte sous le rapport historique, il n'est nullement impossible d'en indiquer la date absolue, attendu que peu de faits réunissent au même degré que celui-ci autant de documents qui tous se rapportent à la ruine de la Pentapole.

2° Que pour le fait historique et géologique, il est bien plus raisonnable de s'en tenir, avec tous les géographes, au témoignage de voyageurs judicieux et désintéressés, qui parlent de ce qu'ils ont vu, qu'aux conceptions d'un écrivain dont je respecte le mérite, mais qui ne saurait inspirer, loin des lieux, la même confiance.

3° Que le mouvement volcanique local, qui a changé la face de la Pentapole, fut assez énergique pour opposer à l'ancien cours du Jourdain des obstacles dont la connaissance ne contredit pas l'opinion si naturelle des voyageurs modernes.

4° Que, même en supposant le double versant de l'Ouadi contemporain du système entier des montagnes qui l'environnent, la Pentapole réunissait, avant la destruction des couches supérieures, des considérations au moins aussi favorables que celles qui suffisent, en cent lieux divers, pour faire disparaître les eaux de la surface.

5° Et par conséquent, que la masse des eaux de la Mer Morte ne remonte pas nécessairement au-delà des limites de l'histoire.

Recevez, monsieur le directeur, etc.

CANÉTO

Prof. de physiq. au sémin. d'Auch.

 

IV

Sur l'ancien cours du Jourdain et la formation de la Mer Morte.

J'ai lu, dans le cahier 72 des Annales de philosophie chrétienne[32], un mémoire de M. Canéto, intitulé : Réfutation de l'opinion de M. Letronne sur le cours du Jourdain. Le titre seul annonce que l'auteur ne m'a pas lu, puisque je n'ai pas émis d'opinion formelle sur ce point. J'ai relevé simplement l'observation d'un fait, dont j'ai demandé la vérification aux voyageurs à venir, me contentant d'en indiquer les conséquences probables, dans le cas où il viendrait à se vérifier. M. Canéto m'attribue en outre des choses que je n'ai pas dites ; il répond à des objections que je n'ai pas faites, et m'en fait d'autres auxquelles j'ai répondu d'avance. Je cesse de m'en étonner quand je vois que l'auteur de la Réfutation connaît mon opinion, seulement par l'extrait fort abrégé donné dans le n° 104 de l'Echo du monde savant, et qu'il n'a pas eu recours à l'article même que j'ai publié dans le Journal des Savants, d'octobre 1835. Si M. Canéto, dont je me plais à reconnaître le savoir et la bonne foi, avait pris cette peine, il aurait sans doute rédigé autrement sa Réfutation, ou peut-être ne l'aurait-il pas écrite.

La question dont il s'agit est bien simple ; la voici : Avant la destruction des villes de la Pentapole, racontée dans la Bible, la Mer Morte existait-elle déjà en tout ou en partie ? Le Jourdain sortant du bassin où il se renferme maintenant, se rendait-il dans la Mer Rouge ? Cette destruction a-t-elle eu pour effet d'arrêter son cours ultérieur ?

M. Canéto assure que la Bible est formelle sur ce point, et qu'on ne peut le mettre en question sans attaquer son autorité. Il est dans l'erreur, et cette erreur, qu'il n'aurait pas commise s'il m'avait lu, est, je pense, ce qui l'a déterminé à me réfuter. Il m'oppose le passage de la Genèse où il est dit..... que les rois se réunirent sur les lieux mêmes où se forma depuis la mer salée (ce qui n'est pas précisément le sens du texte) et il se demande sur quelles données j'ai pu admettre l'existence antérieure de la Mer Morte ; s'il m'avait lu, il n'aurait pas fait cette demande ; car c'est un point que j'ai discuté.

Il résulte de mes paroles que ni l'authenticité ni l'exactitude du récit de Moise ne sont intéressées dans la question de géographie physique relative à la formation de la Mer Morte. Que cette mer ait existé à une époque antérieure, comme quelques commentateurs l'ont pensé, de l'aveu de M. Canéto, ou qu'elle date de la catastrophe des villes de la Pentapole, peu importe à l'intégrité de ce récit. Dans le reste de sa dissertation, M. Canéto raisonne toujours en homme instruit et conséquent, mais qui n'a pas lu ce qu'il réfute. Il insiste sur ce que les changements dans la vallée de la Pentapole n'ont pu avoir lieu sans bouleverser le sol, sur ce qu'il a dû s'opérer des commotions analogues à celles du Mexique et du Chili, etc., etc. Il cite à ce sujet Malte-Brun, MM. de Hoff, Châteaubriant, Arago, etc. C'est là certainement de l'érudition perdue, car je n'ai pas dit le contraire. Dans la supposition que le bassin de la mer ait été agrandi et creusé, je n'ai pu concevoir un tel effet sans admettre que de violentes commotions et de grands changements dans le sol de la vallée ont dû ravager la plaine et la couvrir de cendres et de scories qui détruisirent la végétation, comme dit l'Ecriture.

Il me paraît inutile de discuter plus au long les diverses objections de M. Canéto ; car elles pèchent toutes par le même défaut. J'aime mieux rappeler l'état exact de la discussion.

Sur la carte de M. de Laborde, j'ai remarqué que, du seul côté où ce voyageur a observé les courants qui descendent dans la vallée, les versants n'ont pas la même direction ; à partir d'environ 15 lieues de la Mer Rouge, les vallées débouchent dans la direction du S. O., c'est-à-dire de cette mer ; mais qu'à partir de ce point, elles se dirigent au N. O., c'est-à-dire vers la Mer Morte, ce qui est conforme à la carte de Burkhardt.

Si le fait est exact, il en faudra conclure qu'il y a dans cette vallée longitudinale deux versants différents dont le point de partage se trouverait à l'endroit où la direction change ; par conséquent, que le bassin de la Mer Morte a bien pu être agrandi et creusé, mais non formé, lors de la catastrophe qui a détruit les villes de la Pentapole, en d'autres termes, que l'existence de cette mer est antérieure à la catastrophe dont il s'agit.

M. Canéto nie cette conséquence dans le cas même où l'observation serait exacte. Il pense que ce double versant pourrait lui-même avoir été formé lors de cette catastrophe ; car le texte sacré dit qu'elle bouleversa au loin le sol de la vallée, subversit civitates has, et omnem circa regionem. Il force évidemment le sens de ce texte ; le omnem circa regionem, ou καί πόισαν τήν περίχωρον n'a jamais été entendu, et ne peut s'entendre que des environs de ces villes, de toute la plaine où elles étaient situées, et non du pays qui s'étend au S. de la Mer Morte jusqu'à 20 ou 30 lieues de chaque côté, pays qui n'a rien de commun avec celui qui avait mérité la colère céleste. Le passage de Strabon qu'il cite (liv. 17 ; lisez liv. 16, p. 763, 764), est contre lui, puisque ce texte se rapporte uniquement à la vallée du lac Asphaltite. On concevra bien que des tremblements de terre soulèvent ou abaissent telle montagne, mais non qu'ils changent la direction des vallées et les versants de toute une région montagneuse. Et si les recherches des voyageurs confirment plus tard que les eaux d'une grande partie de ce système de montagnes se rendent dans la Mer Morte, il en faudra conclure, je le répète, que le bassin de cette mer est antérieur à la catastrophe rapportée dans la Bible.

Pour tout homme qui n'est pas absolument étranger à la géographie physique, la conclusion est inévitable ; mais elle dépend de la réalité du fait, à savoir de la direction des versants ; or, c'est sur cette réalité que j'ai appelé l'attention des voyageurs. Après avoir fait ressortir les indications qui l'appuient, je les ai invités à la vérifier autant qu'ils le pourront, d'abord en parcourant la vallée dans toute son étendue, pour s'assurer qu'elle ferme deux versants ; ensuite, en examinant la direction des vallées transversales ; car toute la question est là. Je me suis contenté de la poser, sans avoir la prétention de la résoudre ; on jugera de ma réserve par le passage suivant : Telle est la considération de géographie, physique qui me semble s'opposer à l'opinion commune, à laquelle j'ai déjà montré que les textes bibliques sont plutôt contraires que favorables. Je regrette que MM. Linant et Laborde se soient arrêtés en chemin, et n'aient pas, selon le conseil de Burckhardt, exploré la vallée dans toute sa longueur ; nous aurions le relevé complet de tous les vallons latéraux. Nous saurions encore si, à partir d'un certain point, le versant de la vallée change, et si la pente se dirige vers la Mer Morte. C'est une recherche tout-à-fait digne d'un voyageur, et je m'estimerais heureux, si le doute que j'émets ici avait pour résultat de donner à quelque explorateur instruit le désir de résoudre définitivement cette question intéressante.

Ou voit que ce que M. Canéto appelle mon opinion n'est pas une opinion. C'est un doute que j'émets, dans l'espoir qu'on lèvera une difficulté qui m'embarrasse. Personne ne contestera l'utilité qu'il y a toujours à signaler les desiderata de la science, puisque déjà mon article a fait naître la lettre de M. Callier, lettre où l'on voit que cet habile explorateur avait conçu les mêmes doutes que moi en voyageant sur les lieux, et cela, d'après des indices très-frappants, qui donnent beaucoup de poids à ma propre observation. J'engage M. Canéto à lire cette lettre, qui lui est restée inconnue aussi bien que mon article ; et puisqu'il tient, avec toute raison, aux témoignages des voyageurs judicieux et désintéressés, il ne pourra manquer d'être frappé d'une confirmation qui est venue si à propos, et surtout des faits intéressants dont M. Callier nous a donné connaissance.

Au reste, je suis loin de me contenter de cette confirmation, toute satisfaisante qu'elle puisse paraître à d'autres. Elle ne fait qu'exciter en moi davantage le désir de voir d'autres voyageurs, marchant sur les traces de M. Callier, étudier, sur les lieux mêmes, ce point intéressant de géographie physique dont j'ai demandé la solution à leur zèle et à leurs lumières.

Je suis convaincu que M. Canéto, qui aime la science et la vérité, s'associera à mon vœu, et qu'il est aussi disposé que je le suis moi-même à recevoir et à admettre le résultat quelconque qui sera le fruit de leurs recherches, pourvu que ce résultat se présente avec les caractères d'une certitude suffisante.

Paris, 8 septembre 1836.

LETRONNE.

 

V

Sur la prétendue communication de la Mer Morte et de la Mer Rouge.

Une importante question de géographie physique a été soulevée pour la première fois dans le Journal des Savants (octobre 1835, p. 596-602), et recommandée aux recherches ultérieures des voyageurs en Orient. Des observations récentes ont fait faire à cette question des progrès qui en avancent beaucoup, si même ils n'en décident pas tout-à-fait la solution.

La discussion s'est élevée à l'occasion de l'intéressant et beau voyage de MM. Léon de Laborde et Linant dans l'Arabie Pétrée. C'est la carte jointe à ce voyage qui en a-fourni les éléments.

Cette carte donne avec de grands détails la vallée qui court presque du nord au sud, de l'extrémité de la Mer Morte jusqu'à la Mer Rouge, au golfe de l'Akaba. Cette vallée, dont on n'avait aucun indice avant le voyage de Seetzen en '808, fut depuis reconnue par Burckhardt en 1812, et successivement par MM. Bankes, Mangles et Irby, Léon de Laborde, Linant et Callier.

Aucun de ces voyageurs n'a parcouru cette vallée dans toute son étendue : les uns n'en ont vu que la partie septentrionale, à l'endroit où elle débouche dans la Mer Morte ; les autres seulement la partie méridionale, du côté de la Mer Rouge. Burckhardt n'avait fait que la traverser vers le milieu.

Néanmoins, d'après la direction de cette vallée, qui semble n'être que le prolongement de la Mer Morte et l'ancien lit d'un fleuve, on n'hésita point à la considérer comme ayant jadis servi d'écoulement au Jourdain, qui, selon cette hypothèse, aurait seulement traversé la Mer Morte pour terminer son cours dans la Mer Rouge.

Cette conjecture est si naturelle et si vraisemblable qu'elle fut adoptée par le savant éditeur de ses voyages, M. W. M. Leake, par M. Carl Ritter, M. de Hoff, MM. Léon de Laborde et Linant, etc. Elle était devenue une opinion à peu près générale parmi les géographes ; aussi, sur la plupart des cartes récentes, le fond de la vallée est qualifié d'ancien cours du Jourdain. C'est qu'en effet, outre son extrême probabilité sous le point de vue géographique, cette opinion avait encore l'avantage de paraître se lier assez naturellement avec le récit de Moïse, sur la destruction des villes de la Pentapole, considérée comme l'effet d'éruptions volcaniques et de tremblements de terre survenus dans le bassin de la Mer Morte. Rien ne pouvait être plus séduisant que de ramener ainsi dans une époque historique un de ces phénomènes de géologie qu'on est habitué à placer avant toute histoire.

Tenter de s'éloigner d'une opinion devenue si générale, c'était s'exposer à être taxé de paradoxe, et c'est ce qui m'est arrivé lorsqu'en rendant compte de la discussion de M. Léon de Laborde, j'ai cru pouvoir élever quelques doutes sur cette opinion, à laquelle ce voyageur venait d'ajouter le poids de ses observations et de ses raisonnements judicieux. Mais je suis d'avis qu'il ne faut pas craindre d'encourir un tel reproche, lorsqu'on s'appuie sur quelque fait capital que la théorie convenue et adoptée généralement ne peut expliquer ; car c'est un signe évident qu'il y a là quelque difficulté grave, quelque lacune à remplir, qu'il importe au moins de signaler. En pareil cas, le scepticisme, quand même il serait outré, est plus utile qu'un assentiment aveugle ; car il appelle l'attention, il éveille la critique ; il fait chercher, et tôt ou tard la difficulté est résolue....

Dans cette circonstance, on a combattu mes scrupules, sans trop les comprendre ; j'ai répondu, pour montrer qu'ils n'étaient pas chimériques : les faits viennent de me donner raison sur tous les points.

La carte de MM. de Laborde et Linant me parut offrir un trait important, tout-à-fait contradictoire avec l'opinion généralement admise. Il résulte en effet de l'examen attentif de cette carte que les versants qui débouchent dans la vallée du côté de l'est, le seul dont elle donne le relevé, présente deux directions différentes. Depuis l'extrémité de la Mer Morte, et dans la partie septentrionale de la vallée, ils se dirigent du S. E : au N. O. vers le bassin de cette mer, dont ils paraissent être des affluents ; tandis que dans la partie méridionale de la vallée ils vont du N. E. au S. O. se dirigeant vers la Mer Rouge.

De cette simple observation, qui me parut décisive pour un géographe, je crus pouvoir conclure : 1° que la grande vallée longitudinale ne formait pas un plan continu ; 2° qu'elle était séparée en deux versants, l'un tourné au nord, vers la Mer Morte, l'autre au midi, vers la Mer Rouge ; 3° que le bassin de la Mer Morte a reçu les eaux d'une partie des montagnes situées au midi, dès l'époque où ce système montagneux a été formé ; 4° que la formation de ce bassin ne peut être due au bouleversement partiel auquel on attribue la destruction des villes de la Pentapole ; 5° que le Jourdain n'était jamais sorti de ce bassin, et n'a jamais coulé dans la Mer Rouge.

Telles sont les conséquences que je tirai, non-seulement de la carte même du voyage de l'Arabie Pétrée, mais encore de la direction des courants considérables qui descendent à la Mer Morte, en venant du S.E.

Un courageux et savant explorateur, M. Callier, qui venait de parcourir les mêmes contrées, et auquel je communiquai mes doutes, me fit voir que lui aussi, de son côté, avait tiré la même conclusion d'autres faits qu'il avait observés sur-les lieux, et qui m'étaient restés inconnus. Il en publia l'exposé sommaire dans une lettre qu'il me 6t l'honneur de m'adresser.

Cette coïncidence fortuite d'opinion résultant, pour chacun de nous, de considérations d'un ordre-différent, me donna quelque confiance dans l'hypothèse que je soumis aux lecteurs du Journal des Savants ne fût-ce, comme je le disais, que pour donner à quelque voyageur, muni des moyens nécessaires, le désir de résoudre définitivement cette question intéressante. J'indiquai que le moyen d'y parvenir était de parcourir la vallée dans toute sa longueur pour s'assurer si elle est, comme je le pense, partagée en deux versants.

M. Callier fut chargé par la Société de géographie de rédiger quelques instructions pour M. de Berton, qui, dans une lettre écrite de Jérusalem, le 29 avril 1837, annonçait l'intention de parcourir les bords de la Mer Morte. M. Cailler, non moins désireux que moi-même de voir nos doutes s'éclaircir dans un sens ou dans l'autre, indiqua au voyageur les recherches à faire pour la solution de la question importante qui nous avait occupés. Il lui exposa nettement en quoi consistait la difficulté. Je dois avouer que M. de Berton était d'autant plus apte à cette exploration, qu'il partageait l'opinion commune ; il devait donc se montrer plus difficile sur les preuves de l'opinion contraire. Son témoignage, s'il nous était favorable, n'en pouvait avoir que plus de poids.

Ce voyageur vient de transmettre le résultat de ses recherches ; M. Callier en a fait un exposé très-intéressant dans le Bulletin de la Société de géographie (août 1838), et dans les Nouvelles Annales des Voyages[33]. En voici un extrait sommaire.

Deux faits principaux ressortent de ces observations ; tous deux concourent à démontrer que le Jourdain n'a jamais pu couler dans la Mer Rouge.

Le premier est l'existence bien constatée d'un point de partage dans la vallée, qui la divise eu deux versants, comme je l'avais présumé, situé à environ 23h 25' de la Mer Morte, et 15h 35' de la Mer Rouge, beaucoup plus près de là première que de la deuxième.

Je cite les paroles du rapporteur : Après avoir marché durant trois heures le long des montagnes de l'ouest, d'où s'écoulent un grand nombre de torrents qui se rendent dans la Mer Morte, notre voyageur arrive à des collines transversales, au milieu desquelles il rencontre un canal de 250 à 300 mètres de largeur. Cette coupure a l'apparence du lit d'un grand fleuve, dont la pente est visiblement vers le Jourdain. On l'appelle Ouadi-el-Araba à son entrée dans le Ghor. A mesure qu'on s'avance au sud, la vallée s'élargit, et le lit des eaux n'occupe plus toute sa largeur ; il se réduit à une sorte de canal creusé dans le sol, et dont la pente est toujours visiblement dirigée vers le nord ; c'est à 23h 25' de la Mer Morte que notre voyageur arrive à l'origine de cette pente. C'est là que s'opère le point de partage des eaux pour se rendre d'un côté dans le lac Asphaltite, de l'autre dans le golfe d'Elana. Les Arabes ont appelé ce lieu es Saté, le toit, pour désigner les deux versants.

Après avoir ainsi reconnu l'existence d'un point de partage dans la vallée, M. de Berton a lui-même renoncé à l'opinion qu'il adoptait comme tous les géographes.

Ainsi, l'extrémité de la Mer Morte n'est point une vallée ouverte par où le Jourdain aurait pu prendre librement son cours du nord au sud. C'est au contraire une vallée fermée, dont l'inclinaison est en sens inverse du cours du Jourdain.

Ce fait positif résout, à ce qu'il semble, la question que j'ai soulevée, et confirme tout ce que M. Callier et moi avions conclu, lui, d'observations recueillies sur les lieux, moi, de la carte de MM. Léon de Laborde et Linant, combinée avec les remarques de Seetzen sur la direction de tous les cours d'eau qui tombent dans la Mer Morte à son extrémité méridionale.

Un autre trait bien remarquable, récemment observé, est une dépression considérable dans le bassin de la Mer Morte, constatée par les observations barométriques de MM. Moore et Beke, suivies de celles de M. de Berton. M. Callier, en calculant ces observations, démontre qu'elles sont incohérentes, difficilement comparables, et certainement entachées d'erreurs, puisqu'il y a environ 100 mètres de différence entre elles. On ne peut donc compter sur l'exactitude de la mesure ; elle exige d'autres observations faites avec de meilleurs instruments. Mais le fait même de la dépression résulte de trois observations indépendantes l'une de l'autre, on peut donc le considérer comme prouvé ; la quantité seule est incertaine. C'est un fait entièrement analogue à celui qui est constaté par la mer Caspienne. Un premier nivellement avait donné 51 toises au-dessous de la Mer Noire ; le nivellement qu'on vient d'exécuter, par des moyens qui ne permettent pas d'admettre une erreur de plus d'un mètre, réduit la dépression à 15 toises 9 dixièmes.

Il en sera de même de la différence du niveau de la Mer Morte ; cette différence sera très-probablement fort inférieure aux 607 mètres qu'ont trouvés MM. Moore et Beke, d'après le degré d'ébullition de l'eau, et même aux 419 mètres qui résultent de l'observation barométrique de M. de Bertou. M. Cal-lier pense qu'une dépression de 200 mètres n'est peut-être pas fort loin de la vérité. Quand elle n'aurait pas plus de 100 mètres, et elle ne peut guère être moindre, elle serait encore le triple de celle de la mer Caspienne.

D'après cette nouvelle considération, l'écoulement du Jourdain dans la Mer Rouge est rendu encore moins probable ; elle résout la question dans le sens que nous avons annoncé ; on voit maintenant que, si l'une des deux mers a jamais coulé dans l'autre, ce sera plutôt la Mer Rouge. Mais tout indique que les deux bassins sont séparés depuis la constitution définitive de toute cette région, et j'ai montré que le texte de la Bible, bien examiné, est plutôt favorable que contraire à la solution.

Je n'ai pas un mot à changer aux expressions dont je me suis servi dans l'article du mois d'octobre 1835.

Ces expressions rendent encore exactement tout ce qu'il est possible de conclure des nouvelles observations de M. de Bertou, analysées par M. Callier. Il faut espérer que quelque voyageur pourra enfin, par des observations barométriques comparées, sinon par des mesures trigonométriques, constater exactement la différence du niveau du lac Asphaltite et du golfe d'Elana. C'est une opération dont le résultat n'aurait pas moins d'intérêt pour la géographie physique que celui de la mesure qui vient d'être exécutée entre la Mer Noire et la mer Caspienne.

LETRONNE.

 

VI

Extrait du mémoire de M. J. de Bertou, sur le relief des trois vallées successives.

Dans une lettre écrite de Beirout par M. J. de Bertou (oct. 1838), se trouve le passage suivant :

Je n'avais pas encore eu l'avantage de l'intéressant article que vous fîtes insérer dans le numéro du Journal des Savants du mois d'octobre 1835, sur la constitution physique du bassin de la Mer Morte, lorsque je résolus de chercher sur les lieux la solution du problème soulevé par la découverte de Burckhardt, et ce ne fut qu'après avoir accompli cette exploration et tout dernièrement qu'il m'a été donné d'admirer avec quelle sagacité vous étiez seul arrivé à la vérité, longtemps avant qu'elle ne fut entrevue par aucun autre.

Dans le mémoire détaillé que le même voyageur publie dans le Bulletin de la Société de géographie, il dit : En lisant, à Beirout (après mon voyage dans l'El-Ghor), l'article de M. Letronne, j'ai eu peine à me persuader que celui qui l'avait écrit n'avait pas visité les lieux, et que c'était par une simple prévision qu'il avait deviné l'existence des faits que je venais de découvrir.

A l'appui de ce jugement de M. J. de Bertou, je vais présenter un court exposé de l'état des lieux, tel qu'il résulte de sa carte et de son propre récit.

A l'extrémité sud de la Mer Morte, s'ouvre Ouadi-êl-Ghor, vallée de 2 ou 3 milles de large ; à 20 milles plus loin, on traverse Ouadi-êl-Fukret, courant qui vient des montagnes à l'O. et se rend dans la Mer Morte, ainsi qu'un grand nombre d'autres courants. A 22 milles, on atteint la chaîne de montagnes peu élevées qui termine au S. l'êl-Ghor et le séparent de la vallée suivante, dite êl-Arabah. Celle-ci s'ouvre à l'endroit appelé Ain êl Arus (fontaine du fiancé).

Le Ouadi-Arabah a d'abord l'apparence du lit d'un grand fleuve, et l'on serait tout disposé d'abord à le considérer comme ayant été réellement celui du Jourdain, si sa pente très-sensible n'était évidemment tournée en sens inverse, c'est-à-dire vers la Mer Morte. C'est en effet le lit d'un torrent qui va se rendre dans cette mer en traversant l'êl-Ghor. Sa largeur est de 250 à 300 toises, et il est rempli de tamarisks dont les chameaux sont fort avides. Jusqu'au Ouadi Afdel, cette largeur moyenne se continue ; dans l'intervalle, la vallée reçoit une multitude d'autres courants qui débouchent constamment dans la direction N.

Au-delà du Ouadi Afdel la vallée s'élargit, les courants suivent la même direction et l'on monte toujours jusqu'à Ouadi Talh (vallée des acacias), qui vient de l'ouest et que suivit Burckhardt, lorsqu'en 1812 il se rendit de Pétra au Caire.

C'est là que se trouve le point de partage des deux versants ; on commence alors à descendre dans le Ouadi-el-Akabah, qui se termine à la pointe de la Mer Rouge et tous les courants sont tournés vers le bassin de cette mer. La séparation est faite par une ligne de coteaux qui, à son extrémité orientale, prend le nom d'êl-Sathé (le toit), expression qui rend bien l'idée du double versant. Tout près de cet endroit, sont les deux derniers ouadis (Abou-Kaseibabeh et Maaferah), dont la direction est dans le sens de la Mer Morte.

A l'ouest de l'Ouadi-el-Akabah, on voit sur la carte les divers embranchements qui forment le Ouadi-Djarafi, traversé par MM. Robinson et Smith et par M. Callier. La direction de cet ouadi qui, prenant son origine à plus de 30 lieues au S. O. de la Mer Morte, coule vers cette mer et débouche dans l'êl-Arabah, est un des faits qui ont porté ce savant voyageur à douter que le Jourdain ait jamais pu couler dans la Mer Rouge, et l'ont déterminé à penser que la Mer Morte était un bassin primitif qui a reçu, dès l'origine, toutes les eaux d'une grande partie du système montagneux situé plus au sud.

Le profil général du terrain entre les deux mers, d'après les observations de M. J. de Bertou, est marqué sur notre carte. Le calcul définitif de ces observations a donné, pour la dépression de la Mer Morte, par rapport à la Méditerranée, 41''.

Ce calcul se rapproche beaucoup de celui qui résulte des observations barométriques faites depuis par M. Russegger, naturaliste autrichien ; ces observations constatent une dépression de 1.400 pieds anglais ou 426,712[34] ; ce qui n'est que 7 à 8 mètres de plus que la mesure de M. J. de Bertou. Il paraît donc difficile qu'il puisse y avoir une erreur importante sur cette détermination ; et l'on peut admettre que la dépression de la Mer Morte n'est pas beaucoup moins de 400 mètres.

La hauteur d'êl-Sathé, vue du point de partage, entre Ouadi Arabah et Ouadi Akabah, est estimée à environ 160 mètres au-dessus de la Mer Rouge ; conséquemment à environ 570 mètres au-dessus de la Mer Morte.

Il est donc démontré clairement que la Mer Morte n'a jamais coulé dans la Mer Rouge ; que le relief du terrain entre les deux remonte à la formation de tout le système montagneux qui sépare leurs bassins.

Je n'ai rien à changer aux considérations présentées dans l'article du mois d'octobre 1835.

12 Septembre 1839.

LETRONNE.

 

FIN DE L'ARTICLE

 

 

 



[1] Travels in Syria, p. 442, 443.

[2] Erdkunde, Thl. II, S. 217, 218, ff.

[3] P. V et VI.

[4] Geschichte der natürlichen Veränderungen der Erdaberfläche, Thl. II. S, 118-130.

[5] Leake, Preface to Burckardt's Travels, p. VI.

[6] Genèse, XIII, 10 ; XIV, 10.

[7] Rosenmüller, Schol. in Genes., XIV, 3.

[8] Voir la savante dissertation de Michaelis, Mém. de la Soc. de Gottingue, 1760.

[9] Tacite, l. 5. Hist. — Solin, c. 37. — Strabon, l. 17. — Josèphe, l. 4, Bell. Jud.

[10] Notes sur la Genèse, tome I, c. 19.

[11] Genèse, c. 19, v. 28.

[12] V. 3.

[13] Genèse, c. 19, v. 25. — Strabon, c. 17. — Josèphe — Pline, et hist.

[14] Voir l'extrait de ce voyage qui a rapport au cours du Jourdain dans l'article que les Annales ont publié dans le n° 48, t. VIII, p. 453.

[15] Chap. 19, v. 24 et suivants.

[16] Vers 10-3.

[17] Voir les voyageurs qui ont écrit sur la Mer Morte.

[18] Chateaubriand. — Malte-Brun, etc.

[19] Genèse, 19, v. 25. — Strabon — Diodore — Pline, etc.

[20] Voir la dissertation.

[21] Géologie, P. de M. Nérée Boubée, p. 20.

[22] Voir de Hoff, Des changements survenus, etc.

[23] Genèse, 19, v. 25. — Strabon, l. 17.

[24] Géologie, P. de M. Nérée Boubée, p. 20.

[25] Géologie, P. de M. Nérée Boubée, p. 113-122-139.

[26] Ann. du B. des long., 1835, p. 2o6 et suivantes.

[27] Ann. du B. des long., 1835, p. 217.

[28] M. Arago, not. sc., 1835, p. 182 et suivantes.

[29] Histoires naturelles.

[30] Annuaire, 1835, p. 215.

[31] Genèse, c. XIV, v. 10.

[32] Tome XII, p. 422.

[33] T. 81, p. 5.

[34] Journal of the Royal Geogr. Society of London, t. IX, dart. II, p. LXIV.