L'AMOUR SOUS LA TERREUR

LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE PENDANT LA RÉVOLUTION

 

IV. — LES AMOURS DE PRISON.

 

 

Intérêt moral de l'histoire des fléaux et catastrophes. — La peste de Florence. — Philosophie du Décaméron. — La Terreur a ses drames tout faits. — La cité dolente. — Contrastes moraux et sociaux. — Les femmes. — Toutes meurent bien, sauf madame Du Barry. — Il suffit pour cela du courage. — Autres traits caractéristiques. — La population des prisons est loin d'être exclusivement aristocratique. — La Terreur a tué autant de républicains que de royalistes. — Étranges promiscuités. — Physionomies successives de la prison sous la Terreur. — Les prisons muscadines. — Revue à vol d'oiseau des cages révolutionnaires. — Port-Libre. — Bénignité exceptionnelle de son régime. — Administration de la captivité par un fermier général. — Achat obligé d'un chien de garde. — Cercle du soir. — Vie de château. — Poètes attitrés. — Vigée. — Coittant. — Bouts-rimés et concerts. — L'appel de neuf heures. — Inégalités dans l'égalité. — La promenade de l'Acacia. — Réticences du journal de Coittant. — Les grandes et honnestes dames. — Les secrets de la cour du Cloître. — Tendres mystères. — Un mot de Fiévée. — Le Luxembourg. — Deux phases dans le régime de la captivité. — Phase préventive ; phase répressive. — Souvenirs d'Héléna Williams. — Relation anonyme. — Témoignage de Beaulieu. — Fronde suprême. — Industrieux stratagèmes. — La société du Luxembourg. — Le maréchal et la maréchale de Mouchy. — Souvenirs et regrets. — Camille et Lucile Desmoulins. — Cas de psychologie morale et immorale. — Miracles de prison. — La captivité refait et défait la famille. — Folie de la vie aux prises avec l'idée de la mort. — Le cri de la chair et le cri du cœur. — Les sursis pour cause de grossesse. — Olympe de Gouges. — La comtesse de Kolly. — La marquise de Charry. — Mademoiselle de Croiseille. — Vers de Beauvoir inscrits sur le mur de la prison des Carmes. — Récit de Beaulieu. — Vogue des portraits. — Madame de Condorcet. — La dame peintre. — Boyenval. — Iambes d'André Chénier. — Un mot de Marino. — Aventures galantes d'une présidente. — La maîtresse de Sombreuil. — Une histoire du temps des Valois... en 1793. — Révélations de Beugnot. — La Conciergerie même a ses romans. — Le chien Ravage. — Les mystères de la Conciergerie. — Le quartier des femmes. — Coquetteries et galanteries suprêmes. — Les dernières amours. — Moralité. — Supériorité de la femme sur l'homme durant la Terreur. — Dévouements héroïques. — La femme de Beaulieu. — Ruses ingénieuses. — Le chien messager. — Madame Beugnot. — Madame Roucher. — Madame de Lamartine. — La courtisane Eglé. — Madame de Custine. — Le château d'Anisy. — Madame de Sabran. — Les Noces de Gamache. — Les deux Custine. — Madame de Custine à la Force. — Louise Le Beau. — Imbroglio libérateur. — La dernière entrevue. Détail shakespearien. — Le rire des larmes. — Lettre d'adieu. — La veuve Custine. — Le couvent des Carmes. — La société de la prison des Carmes. — Madame de Beauharnais. — Récit de miss Elliott. — La bague arabe. — Madame de Custine et Chateaubriand.

 

I

Ce n'est pas dans les temps calmes et doux, quand la vie des nations s'écoule sans incidents, au milieu de la monotonie d'une sorte de bonheur domestique, et qu'elles n'ont pas d'histoire, qu'il faut étudier le cœur humain. Le modèle est alors au repos, et c'est dans le mouvement seul qu'il offre une prise intéressante à l'observateur. Qui n'a pas vu la mer pendant la tempête, quand le vent soulève ses profondeurs, quand l'éclair illumine ses obscurités, quand la foudre viole ses mystères, ne connaît pas la mer. De même celui qui n'a pas vu l'homme aux prises avec la passion, ses orages, ses éclairs, sa foudre, ne peut se flatter de le connaître comme individu ; et il ne peut se flatter davantage de le connaître comme nation, comme société, celui qui ne l'a point vu sous le coup des commotions et des catastrophes d'une guerre, d'une invasion, d'une famine, d'une peste, d'une révolution, de l'un de ces malheurs publics, de ces crimes qu'expient les plaies d'Égypte, que punissent les fléaux de Dieu.

De là vient l'intérêt de curiosité passionnée, souvent justifiée par des inspirations heureuses et de précieuses observations, qui de tout temps a attiré la prédilection du moraliste et du romancier vers ces récits où l'histoire prend le caractère d'un drame et montre en action les passions qui s'y agitent, sous l'œil de Dieu qui le mène. De là, par exemple, l'attrait particulier, captivant, poignant, qui fait lire et relire l'histoire de la peste d'Athènes, par Thucydide ; de la peste de Florence, par Villani ; de la peste de Marseille, par Lemontey. Sans la peste de Florence on n'eût peut-être pas eu le Décaméron de Boccace. Vous savez comme il y a vivement rendu ce contraste, qui l'avait frappé et qu'on retrouve ailleurs dans toutes les catastrophes semblables, de l'égoïsme et de l'héroïsme, des instincts les plus bas et les plus hauts de la nature humaine, suscités, surexcités tour à tour et parfois dans la même personne, de façon à produire toutes les variétés et tous les excès du courage et de la peur.

Cette langueur des âmes saturées d'horreur et de pitié, cet attendrissement nerveux ou cette exaspération cérébrale de tout un peuple, cette contagion des plus généreux ou des plus grossiers sentiments, cette mélancolie farouche des uns, cette gracieuse insouciance des autres, ce mélange étonnant de pusillanimité et de fanfaronnade, de mépris et d'amour de la vie, ces hommes qui s'efféminent dans la volupté, ces femmes qui se virilisent par le sacrifice, ces misérables cris de la chair et ces sublimes cris du cœur : tout cela avait frappé l'observateur dans Boccace. On le sent à travers le voluptueux scepticisme de ses récits galants où une société corrompue, qui vient de passer par le fer et le feu de la médecine divine, quand, lasse des palliatifs, elle recourt aux caustiques, se relève avec grâce de sa déchéance, se console avec esprit de son humiliation, se dédommage de la crainte par l'espérance, et, comme la nature secoue son linceul d'hiver à l'approche du printemps, s'ouvre aux influences régénératrices, aux vents de renaissance qui y feront s'épanouir de nouveau les imaginations et les cœurs.

Après Boccace, qui a fait de la peste de Florence le cadre funèbre de ses riants récits, Manzoni a emprunte à la peste de 1630 le plus intéressant épisode de ses Fiancés. La peste de Marseille, en 1720, et les curieuses relations qui nous l'ont montrée sous ses divers aspects : le populaire, l'intime, le moral, le social, l'économique, le scientifique, n'ont pas encore, que nous le sachions, suscité de chefs-d'œuvre. Mais le chef-d'œuvre peut venir. Pour l'histoire de la Révolution, et dans l'histoire de la Révolution, l'histoire de la Terreur, le drame y est si bien fait, on sent si bien la main du maître dans la réalité, que la fiction n'a pas encore osé lutter contre lui, et toute tentative de mettre la Révolution au théâtre a semblé jusqu'ici frappée d'une sorte de fatale stérilité.

La Charlotte Corday de Ponsard n'est pas une exception suffisante pour constituer argument à l'encontre. En fait de romans, sans compter le Chevalier de Maison-Rouge, de Dumas, et le Stello de Vigny, ne peut-on pas citer les Girondins de Lamartine, qui, s'ils ne visaient pas à n'être que de l'histoire, seraient un de nos meilleurs romans historiques ? Et la mille est toujours ouverte, avec ses filons d'une richesse inouïe. Le lecteur en jugera par celui que nous explorons : l'histoire de l'amour sous la Terreur, et où nous ne voulons en ce moment suivre qu'une simple veine : les amours de prison.

 

II

Qu'on se figure Paris, comme la France, mais avec le degré d'acuité que prête la vie forcément commune aux levains d'incompatibilité d'humeur, partagé en deux moitiés fort inégales : une majorité grossière, turbulente, oppressive, de parvenus populaires qui, ne pouvant obtenir la complicité, la tolérance, le silence, pas même la peur de la minorité, persécute ses adversaires, étouffe ses contradicteurs, met aux yeux indiscrets le bandeau de la captivité, scelle les lèvres moqueuses du verrou de ses geôles ; qui, enfin, impatientée du rire obstiné, exaspérée par le sang-froid imperturbable de ses victimes, se résout à assassiner ceux qu'elle a emprisonnés et coupe court à la contradiction par le tranchant de la guillotine. Dans la réprobation de tous les partis honnêtes, ce régime s'appelle la Terreur, du nom de son unique moyen d'action.

Prenons la fin de l'année 1793 pour type de cette situation étrange, inouïe, de la coexistence de deux sociétés : l'ancienne, qui n'a encore rien oublié ; la nouvelle, qui n'a encore rien appris ; de deux Frances ennemies intimes, sœurs brouillées qui se déchirent sur le sein maternel de la capitale ensanglantée, et dont le duel est arrivé à cette heure d'acharnement implacable, fatal, où le salut de l'une dépend de la perte de l'autre, et où la mort seule de la vaincue peut assurer la vie de la victorieuse.

Pour parler en faits et en chiffres plus saisissants, plus éloquents peut-être que toutes ces images, rappelons que le peuple a pris d'assaut les Tuileries, que la royauté a été abolie et le roi supprimé ; que Louis XVI, dit Louis Capet, est allé au supplice, regagnant en majesté morale, depuis sa déchéance, tout ce qu'il avait perdu en prestige matériel : bonhomme à Versailles, bourgeois à Paris, sans énergie au palais, sans dignité à l'Assemblée, un héros au Temple, un martyr sur l'échafaud. La veuve Capet l'a suivi, non sans avoir épuisé ce que les yeux d'une femme, d'une mère, d'une reine, peuvent contenir de larmes ; après quelques billets, quelques cris dignes de Corneille, elle est morte dans un silence plus sublime encore. L'ange qui porta sur la terre le nom d'Élisabeth est allée la rejoindre au rendez-vous du ciel. Il ne demeure au Temple qu'une jeune fille qui s'épanouit et se flétrit à la fois dans l'ombre et le deuil où pleurent ses quinze ans ; et un enfant qu'on a essayé en vain de corrompre, à qui on a fait balbutier, inconscient, le mensonge du crime de sa mère, qu'on abrutit, n'ayant pu le déshonorer, qu'on tue au jour le jour, à petits coups, n'ayant pas osé le tuer d'un seul coup.

Ces quelques détails caractéristiques permettent de ne pas insister sur les autres. L'énumération suffit. La Convention règne ; les comités gouvernent ; c'est-à-dire que la Convention met en lois les motions des Jacobins et leurs proscriptions en décrets, que les comités gouvernent à la condition de ne pas contrarier la Commune, de ne pas mécontenter les sections, de sacrifier les généraux aux soldats, de leur imposer à la fois l'obéissance dans le commandement et la victoire avec l'indiscipline ; de remplir les prisons, de pourvoir le tribunal révolutionnaire, de rassasier l'échafaud. La Fayette, dépopularisé, est en fuite. Dumouriez a trahi sa fortune et souillé ses lauriers ; l'étranger a reculé, mais pour reprendre cet élan qui l'a porté un moment jusqu'en Champagne.

La province est en feu. Lyon résiste ; Toulon menace ; la contre-révolution intrigue, l'émigration s'agite, la Vendée se bat. La Révolution, ivre de démagogie, folle de patriotisme, voyant partout des ennemis, s'exaspère jusqu'à ce délire aveugle pendant lequel elle égorge ses propres enfants. Mirabeau ne lui a échappé que par la mort. Danton lui-même ne trouve pas grâce devant elle, et l'échafaud des Girondins se teint de son propre sang, qu'y effacera celui de Robespierre lui-marne.

La légendaire Bastille a disparu, et le peuple a dansé sur ses ruines en août 8g ; le bon plaisir royal et la tyrannie ministérielle ne peuplent plus Saint-Lazare de fils de famille en correction ; Bicêtre, de fous supposés ; For-Lévêque, de comédiens rebelles ; Vincennes, de philosophes ; mais la lettre de délation a remplacé la lettre de cachet, et il suffit d'une carte civique perdue ou refusée, d'une rancune de domestique, d'un calcul de débiteur, d'une vengeance de mari ou de maîtresse, d'une dénonciation même anonyme, de l'excès de zèle après boire d'un membre quelconque d'un comité révolutionnaire quelconque qui vous soupçonne d'être suspect, pour être jeté dans une de ces vingt-quatre prisons, peuplées de dix-mille accusés coupables par ce seul fait, que les massacres de septembre ont vidées une première fois, que la hache révolutionnaire met en coupe réglée et où le comble du bonheur, la meilleure chance de salut, consiste à être oublié.

La foule des détenus qui languit ou s'étourdit, maudit ou défie, pleure ou rit, espère ou se désespère, appelle la mort ou regrette la vie, dans cette cité dolente dont les vingt-quatre geôles cernent la cité triomphante de leur bruit incessant de sanglots et de chansons, de verres et de verrous, de grilles qui grincent et de charrettes qui roulent, appartient à l'élite de l'ancienne société politiquement condamnée et moralement coupable, que l'ironique et pathétique récit de La Harpe nous a montrée riant de la prophétie de Cazotte dans le dernier festin de son dernier salon.

Et les voilà, surpris dans leurs suprêmes illusions ou leurs suprêmes fanfaronnades, jetés, sans avoir eu le temps de se reconnaître, avec quelques hardes hâtives pour toute garde-robe, quelques louis furtifs pour toute fortune, du palais à la rue, de la voiture à la charrette, de la soie à la bure, du duvet à la paille, de la satiété à la faim, des commerces élégants aux plus rebutants voisinages, des intimités choisies à la brutale promiscuité, de la liberté à la servitude, de l'espérance au désespoir, de la vie à la mort.

L'ancienne cour, l'ancienne noblesse, l'ancienne magistrature, l'ancienne bourgeoisie, l'ancien clergé, l'ancienne finance, l'ancienne littérature, tout cela n'est plus à Versailles, ou aux Tuileries, ou au Louvre, ou au Palais, ou à l'hôtel des Fermes ; tout cela est à Port-Libre, au Luxembourg, à Saint-Lazare, aux Madelonnettes, à la Conciergerie ; tout cela est au régime de la geôle et de la pistole, en vertu d'écrous dont le registre mêle les noms des Mouchy, des Noailles, des Montmorency, des Gramont, des la Trémoille, des Broglie, des Brienne, des Biron, des Nicolaï, des Malesherbes, des Rosambo, des Trudaine, des Montalembert, des Florian, des Roucher, des Chénier, des Buffon, des Lavoisier, des Bailly.

Et les femmes ! Passe encore pour les hommes, que les rudes hasards de' la vie militaire, parlementaire, littéraire, ou même de la simple vie de cour, ont façonnés à l'épreuve du danger, du devoir, du sacrifice, de l'affront. Mais les femmes ! pourquoi les femmes, sexe jusque-là respecté, sacré, inviolable faiblesse, vertu ornée de grâce, vice paré de beauté, quel crime ont-elles pu commettre qui les destitue du pardon et permette de les guillotiner comme les hommes ?

Mourir ! elles qui, pour la plupart, n'étaient préparées qu'à la vie et n'ont pensé qu'à la rendre douce à elles et aux autres ! En prison ! y songez-vous ? Sans fard, sans rouge, sans mouches, sans poudre, sans coiffeur, sans soubrette, sans abbé, sans poète, sans sigisbé ? Mais comment peut-on donc faire pour vivre en prison ? Et mourir en pleine jeunesse, en pleine beauté, en plein bonheur, en plein amour ! Sur l'échafaud, en place publique, sous l'impudique soleil, de la main brutale du bourreau, au risque de faiblir, de pleurer peut-être, de paraître lâche ou de paraître laide ! Mais c'est impossible et vous n'y pensez pas ! Ce fut possible, et cela fut, et toutes moururent à merveille, mieux que des hommes et la plupart mieux qu'elles n'avaient vécu : toutes, excepté la royale courtisane madame Du Barry, qui pâlit, pleura, se pâma, eut la chair de poule devant le couteau et se jeta en vain aux genoux de Sanson : Grâce ! monsieur le bourreau !

Des autres, frivoles ou sérieuses, innocentes ou dépravées, honnêtes femmes, épouses modèles, même exemplaires (il y en eut), ou épouses légères, mères égoïstes, héroïnes pieuses ou profanes, pas une ne faiblit, pas une ne trembla, ne trébucha du guichet à la charrette et de la charrette à l'échafaud. Ce secret, où l'avaient-elles appris ? Ce courage, qui le leur avait donné ? Certes, ce n'était pas la foi, car le plus grand nombre ne l'avait pas.

Beaucoup avaient songé à emporter leur Plutarque ou leur Rousseau pour consoler les ennuis de la captivité, se faire une âme à la romaine, un visage à la Julie ; quelques-unes peut-être avaient mis dans leur sac ou dans leur poche, pour nourrir d'idées de triomphe et d'images de volupté les rêves du sommeil ou de l'insomnie, les classiques de la littérature de boudoir, les chefs-d'œuvre familiers de la toilette, confidents et tentateurs du chevet, fruit défendu savouré en contrebande du mari, en fraude de l'amant : le Sopha, ou les Bijoux indiscrets, ou la Religieuse, ou le Chevalier de Faublas et les Liaisons dangereuses, deux succès plus récents de roués de lettres devenus des roués politiques, les Louvet et les Laclos.

Bien peu avaient songé aux Heures, à l'Évangile, à l'Imitation. Beaucoup avaient oublié jusqu'à ces prières élémentaires de l'enfance apprises entre deux baisers. L'Être suprême était le Dieu abstrait de celles qui ne voulaient pas s'en passer ni s'en occuper. Dieu commode, culte peu gênant, puisqu'il se composait de l'absence de tout culte. Oui, parmi ces dames bercées moralement sur les genoux de Voltaire et de Rousseau, la plupart étaient de véritables païennes, épicuriennes, adorant la Nature, exaltant l'Humanité, croyant au progrès indéfini de M. de Condorcet, voyant dans le bonheur le but de la vie, le devoir dans la bienséance, la vertu dans le sentiment et ne comprenant pas qu'on s'agenouille ailleurs que dans le boudoir.

De ces belles et nobles philosophes, qui ne croyaient pas aux miracles de Jésus et avaient cru à ceux de Mesmer ou de Cagliostro, les plus sages, les plus honnêtes, comme une duchesse de Choiseul, une maréchale de Beauvau, n'admettaient d'autre religion que la morale et d'autre guide que la conscience ; les autres, en fait de dévotion, n'allaient pas au delà de la franc-maçonnerie, et si elles eussent pris un directeur par curiosité, eussent choisi Lamourette, Gobel ou l'abbé Fauchet.

Voilà la société, celle-là même qui applaudissait, en loges découvertes, aux impertinentes saillies de Figaro, ou qui assistait, en loges grillées, aux spectacles de mademoiselle Guimard ou aux parades de Collé, que la Terreur, devenue non un moyen de gouvernement, mais un système de gouvernement, jeta brusquement sous les grilles et mit aux prises avec une persécution qui eût exigé la foi ardente, la pureté farouche, le stoïcisme enthousiaste des premiers chrétiens sacrifiant, dans les catacombes, sur un autel fait d'un tombeau. Pourtant, nous l'avons dit et nous le montrerons, nul n'y faiblit, n'y défaillit devant le bourreau. C'est que s'il faut de la vertu pour bien vivre, il suffit du courage pour bien mourir, et que ce courage a ses sources humaines comme il a ses sources divines, et peut être inspiré, à certains moments, par l'honneur, la vanité ou même l'ennui.

A ces contrastes, qui rendent si intéressante, si curieuse, l'étude des mœurs de la prison sous la Terreur, il convient de joindre d'autres traits caractéristiques.

Il faudrait se garder de croire, par exemple, que la population des prisons sous la Terreur Kit exclusivement aristocratique ou ecclésiastique. De tout temps, il y eut très peu de prêtres. Les massacres de septembre à l'Abbaye, à la Force, aux Carmes, avaient décimé le clergé, et cette hécatombe avait bu le plus pur de son sang. La population des prisons se renouvelle incessamment, recrutée par la loi des suspects et fauchée par le bourreau, suivant un ordre de proscription qui, selon la progression même des événements, ira des Constituants aux Girondins, des Girondins aux Dantonistes, et des Dantonistes aux Hébertistes. De telle sorte que se coudoieront dans la prison et dans le supplice des hommes que tout semblait devoir séparer, et que réunira ironiquement, jusqu'au dénouement fatal, la plus étrange des communautés de sort.

Après d'Esprémesnil et Chapelier, étonnés de se trouver sur la même charrette, dont l'un demande à l'autre, en écoutant les huées populaires : A qui s'adressent-elles ? et reçoit cette morne réponse : A tous deux ! on verra de bien autres promiscuités, de bien autres accouplements. La veuve de Philippe-Égalité s'asseoira dans le préau sur la même pierre, portera le même deuil, versera les mêmes larmes que la veuve Desmoulins, la veuve Hébert et la veuve Momoro.

A peine le groupe des aristocrates frondeurs, des sceptiques incorrigibles, qui ont chanté contre l'Autrichienne les couplets de Champcenetz et qui ont fait une galerie plus curieuse qu'émue, le 6 octobre, au sinistre retour de Louis XVI et de la Camille royale, ramenés en triomphe de Versailles par la populace victorieuse, dont les trophées sont des tètes de gardes du corps, a-t-il été moissonné par le talion révolutionnaire, que lui succèdent sur les gradins du tribunal et sur les planches rouges de l'échafaud des proscrits qui n'ont rien de royaliste, des victimes dont tout le crime consiste à avoir résisté à la licence au nom de la liberté, et à l'arbitraire au nom de la loi.

La Terreur, on ne l'a pas assez remarqué, depuis la mort des Girondins, a immolé beaucoup plus de modérés que de ci-devant, de républicains que de royalistes. De cette superposition constante de couches sociales et politiques différentes, naissent pour l'observateur et le moraliste une inépuisable fécondité, une perpétuelle variété d'aperçus.

Enfin, deux autres traits qui expliqueront bien des choses en apparence inexplicables, c'est que la Terreur, plus pressée de frapper fort que de frapper juste, non seulement emprisonne parfois sous les mêmes verrous des familles entières, associant dans la suspicion de leur chef jusqu'aux femmes, jusqu'aux enfants, jusqu'aux membres les plus évidemment innocents et inoffensifs, mais encore n'a pas le temps d'organiser dans ses prisons la séparation des catégories, ni même celle des sexes. De sorte que longtemps, dans certaines prisons, toujours dans certaines autres, objet d'une faveur du hasard ou d'une ironie du maître, on peut voir ce double et étonnant spectacle : des salons où se perpétue le défi de l'ancienne politesse, de l'ancienne urbanité, de l'ancienne galanterie, gardés par des guichetiers en carmagnole et servis par des maîtres d'hôtel en bonnet rouge ; des jardins à la promenade en commun, des réfectoires aux repas fraternels, où se rencontrent parfois le dénonciateur et le dénoncé, le tyran de la veille et celui du jour, que remplacera peut-être celui du lendemain.

Tels sont les principaux traits, qu'il était indispensable de faire ressortir d'abord, de cette physionomie générale du régime des prisons sous la Terreur, dont nous allons maintenant étudier un à un les détails.

 

III

Et d'abord, le cadre avant les figures, le tableau avant les portraits, l'histoire avant la chronique. La prison révolutionnaire sous la Terreur, surtout au début, n'est pas, ce qu'on pourrait croire au premier abord, sinistre, rébarbative, sombre, humide, l'abîme claustral de la légende. Si Sainte-Pélagie, la Conciergerie, par exemple, sont de véritables prisons, dont le séjour ne justifie que trop le frisson qu'on éprouve en y entrant et où l'attente de l'échafaud est si triste, si morne, si privée d'air, de jour, qu'elle en donne l'impatience et que la mort elle-même y semble libératrice, il n'en est pas de même de certaines résidences privilégiées, enviées, de certains Edens de captivité où s'émousse et s'endort dans des délices relatives le besoin de la liberté.

Rien ne manque presque que le droit d'en sortir à cette catégorie de prisons appelées muscadines, par opposition aux prisons jacobines, qu'on souhaite bientôt quitter, fût-ce par la porte de la mort. Les maisons d'arrêt, dit un écrit du temps, nouvellement instituées, le Luxembourg, Port-Libre, les Carmes, les Bénédictins anglais, Saint-Lazare, le couvent des Anglaises du faubourg Saint-Antoine, où d'heureux détenus n'ont longtemps connu de chaînes que celles de l'amour, où ils coulaient des jours délicieux dans les bras des belles prisonnières leurs compagnes, au milieu des jardins, des vergers, des berceaux et des présents de la nature : toutes ces maisons ne sont que des prisons muscadines ; les guichetiers y sont polis, ils parlent un langage intelligible, et quand on y est transféré de Pélagie, de la Conciergerie, des Madelonnettes ou de la Force, on serait tenté de les prendre pour des académiciens. Ô vous qui n'avez vécu que dans ces maisons, si vous voulez savoir ce que c'est que d'être en prison, tâchez de vous faire mettre à la Conciergerie.

On verra que, même à la Conciergerie, il y avait avec le sort des accommodements, et que même cet enfer ne fut pas pour quelques-uns et pour quelques-unes sans consolation et sans espérance. Mais continuons notre revue sommaire, à vol d'oiseau, si le mot ne jure pas trop avec cette inspection des cages, par Port-Libre.

C'est le chansonnier et vaudevilliste Coittant — il n'y perdit rien de sa belle humeur —, qui nous en fera les honneurs.

Port-Libre, traduction révolutionnaire de Port-. Royal, et ceci nous indique sa situation, vulgairement appelée aussi la Bourbe, de la rue de ce nom, était agréablement placé et en bon air. A la date du 26 frimaire an II (16 décembre 1793), cette maison servait d'asile à deux cents et quelques détenus, dont vingt-sept fermiers généraux et vingt-sept receveurs généraux des finances, qui y avaient été envoyés par décret et réunis, soit afin d'être plus à portée de se concerter pour la reddition de leurs comptes, soit pour y recevoir en commun la leçon de philosophie d'un si brusque changement de condition.

Parmi les autres prisonniers remarquables par leur qualité ou leur fortune, on distinguait M. de Périgny, ancien administrateur des domaines ; son gendre, M. de la Millière, ex-intendant des ponts et chaussées, M. Angran, ex-président au Parlement ; le ci-devant comte de Bar, avec sa mère et sa femme ; un groupe féminin notable se composant, avec ces dames, de mesdames d'Aguay, de Crosne avec son fils, âgé de quatorze ans ; des Minières, avec son fils et sa fille ; de Chabot et Du Plessis, avec chacune sa fille.

Hâtons-nous d'ajouter que ce groupe devait échapper à la faux révolutionnaire.

Les hommes habitaient ce qu'on appelle le grand bâtiment, composé de deux étages ayant chacun un grand corridor et trente-deux cellules, les unes n'ayant vue que sur l'Observatoire et sur la rue d'Enfer et les autres sur le cloître, qui servait autrefois de cimetière.

Au bout de chaque corridor, il y avait deux grands poêles chauffés.

Il y avait en outre un autre bâtiment, faisant face à la rue d'Enfer et ayant vue sur la campagne. jl était élevé de trois étages, à chacun desquels il y avait trois grandes salles communes où, dans les premiers jours de la translation, on coucha jusqu'à vingt et vingt-deux. Celle du rez-de-chaussée portait le nom de l'Unité, celle du premier, celui de salle du Républicain, et celle du second, celui de salle des Sans-culottes. La troisième était divisée en quatre chambres à feu et à trois ou quatre lits. Les femmes occupaient un bâtiment séparé par un guichet. La décence et les mœurs exigeaient cette séparation. Les riches étaient au corridor du premier, dans des cellules à deux lits, et les sans-culottes au deuxième... Les deux corridors ne communiquaient pas ensemble. Un factionnaire placé au pied de l'escalier qui y conduisait ne laissait passer que pour aller aux latrines.

 

La maison était sous la direction du concierge Haly, petit despote, sombre de visage et d'humeur, esprit brouillon qui perdait facilement la tête dans les mille détails d'un gouvernement compliqué, et s'en vengeait alors sur le premier venu, mais qui, tout compte fait, et surtout comparé à d'autres, n'était pas un trop méchant homme.

Si nous passons au régime de la maison, — de décembre 1793 à prairial de l'année suivante, époque où la Commune, après une visite générale des prisons, en prit l'administration intérieure et où la population de Port-Libre, accrue presque au chiffre de six cents détenus, fut incessamment renouvelée par les transferts et les envois au tribunal révolutionnaire, d'où peu revenaient, — nous sommes agréablement étonnés de sa bénignité vraiment exceptionnelle.

Les détenus étaient divisés en trois classes, dont la première, composée des opulents, se nourrissait à ses frais et subvenait aux frais de la nourriture et de l'entretien des deux autres ; c'était, comme on voit, le privilège renversé.

Il y avait au fond du corridor du premier un grand foyer, qu'on appelait le salon, dans lequel on dressait six tables de seize couverts chacune, où dînaient les riches. Une subvention de trente sous par jour, fournie par les dîneurs, servait à l'ordinaire des pauvres, qui se contentaient de la desserte et des reliefs de la table. Les indigents avaient droit au pain payé par les mêmes libéralités, plus ou moins volontaires.

Pour subvenir aux dépenses de la maison, on avait établi une administration intérieure qui était parfaitement organisée. Le fermier général de Bagneux la dirigeait. Un trésorier faisait la recette, alimentée exclusivement par la contribution volontaire des riches, et ordonnançait toutes les dépenses : bois, eau, lumière, poêle, tablettes dans les cellules, chaises et autres menus meubles. Et ce n'était pas un petit budget : les frais de la garde montaient chaque jour à cent cinquante livres. Parmi les dépenses extraordinaires, dans tous les sens du mot, il faut comprendre l'achat d'un chien de garde, qui coûta 240 livres. Faire payer aux prisonniers les frais de garde, c'est un des plus beaux traits de cette jovialité dont la Terreur, comme le remarque Rivarol, assaisonnait volontiers sa férocité.

Le soir était le meilleur moment de la journée, et il offrait à l'ennui des distractions, au chagrin des consolations qui parfois le faisaient oublier. On se réunissait au salon, autour d'une grande table, sur laquelle chaque arrivant, homme ou femme, déposait en entrant sa lumière. Les hommes lisaient, écrivaient sur la grande table. Ceux qui se bornaient à se chauffer, avaient l'attention de parler bas. C'était l'aspect d'un cabinet de lecture bien tenu et, grâce à la profusion des lumières, illuminé à giorno.

Pour les femmes, rangées autour d'une petite table voisine de la grande, elles y travaillaient, non sans chuchoter (exiger le silence eût été trop rigoureux), à des ouvrages de leur sexe, tricot et broderie.

L'heure du souper levait toutes les consignes, tous les interdits ; le mouvement, le bavardage et la gaieté qui s'échappe du choc des pensées et des sentiments dans les conversations animées reprenaient leurs droits. Chacun s'empressait de mettre son couvert et l'ambigu ne comptait guère que des convives riants.

C'était tout à fait la vie de château. Rien n'y indiquait la prison : point de grilles, point de verrous, un simple loquet aux portes. Bonne compagnie, excellent ton, égards entre hommes, galanterie raffinée vis-à-vis des femmes. C'était à se croire en famille et entre amis, dans un vaste et patriarcal manoir de province. Pour compléter l'illusion et varier le divertissement un peu uniforme de l'ambigu, on avait tantôt concert, tantôt jeux d'esprit et récréations académiques. Vigée, l'auteur de la Fausse Coquette et de l'Entrevue, le spirituel et aimable frère d'une non moins aimable et spirituelle sœur, grande artiste par-dessus le marché, madame Le Brun, Coittant et quelques amateurs bien doués, tels que M. de Laval-Montmorency, se disputaient dans des bouts-rimés parfois très galamment remplis les suffrages de l'assistance.

D'autres fois on se bornait à la lecture de menus ouvrages nés de l'inspiration de la veille ou du jour. Plus souvent encore, le ci-devant baron de Wirbach, la meilleure viole que des auditeurs fort compétents eussent jamais entendue, charmait l'auditoire en jouant de l'instrument qu'il maniait avec tant de maestria, ou accompagnait quelque romance langoureuse ou quelque chanson badine, faisant passer les cœurs et les visages des diverses nuances de la mélancolie aux diverses expressions de la gaieté.

Quand la sonnette de l'appel de neuf heures avait dispersé l'assemblée et vidé le salon, il restait les conversations en groupes plus restreints et moins éclairés du foyer, où on lisait en commun le journal du soir, et celles des chambres, où on commentait les nouvelles en particulier. Puis comme, pour être geôlier, on n'en est pas moins homme, et que l'incarcération préventive, à titre de suspect présumé innocent, permettait l'interprétation indulgente d'une règle non encore fixée, des cartes de faveur, payées au concierge, dont ces revenus irréguliers grossissaient singulièrement le casuel, assuraient à leurs titulaires le droit exceptionnel d'achever la soirée chez leurs connaissances logées dans les bâtiments extérieurs de la maison, ou de recevoir la visite de leurs parents et de leurs amis dans une chambre à feu, plus commode et plus claire. Les sans-culottes murmuraient de ces atteintes à l'égalité ; mais l'argent triomphait de tout et établissait même alors que jusque dans la captivité et la mort, où semble triompher l'égalité humaine, les abus et les privilèges trouvent moyen de se glisser.

Le nécessaire exercice, la salutaire diversion de la promenade ne faisaient pas défaut non plus, à la saison, aux détenus de Port-Libre.

Cette mention des promenades nous servira de transition pour expliquer que, lorsque l'adoucissement de la saison en permit l'usage, il coïncida avec un certain resserrement dans les autres avantages et tolérances du lieu, une certaine aggravation des servitudes de régime et de surveillance. L'accroissement du nombre des détenus de deux cents à six cents ne permettait plus l'intimité, et la prise de possession de l'administration des prisons par la Commune, en prairial, avait été précisément la conséquence d'une recrudescence dans la fièvre terroriste, passée de la' crise de prévention à la crise de répression, et réalisant désormais ses menaces par des convois quotidiens entre la prison et le tribunal, le tribunal et l'échafaud.

Pourtant, si le régime du réfectoire et de la ration, taxée à cinquante sous par tête, succéda bientôt, trop tôt, à cette période d'attente insoucieuse, enjouée, où l'on ne protestait contre la rigueur d'un sort encore clément que par une certaine langueur de cœur, une certaine ombre sur le visage, jusqu'au dernier moment, le journal de Coittant l'atteste, l'urbanité et la gaieté gardèrent leurs droits aux réunions du salon. Les agréments de l'esprit, les charmes du sentiment continuèrent de présider aux entretiens en commun ou aux rencontres plus solitaires de ces cours plantées en jardins, qui offraient aux causeurs et aux rêveurs, aux amis et aux amants la promenade des palissades dont on n'eut la jouissance qu'en prairial ; la promenade du cloître, ci-devant cimetière des religieuses, avec la fraîcheur de ses arceaux, l'ombre de ses quatre grands ifs et de sa vingtaine de tilleuls ; enfin, la promenade de l'Acacia.

Quand celle des palissades fut prête et que les communications furent établies, il s'y rendait peu de monde, et on n'y voyait guère que les veuves, enfants et parents de ceux qui avaient été suppliciés. C'était là qu'ils se livraient à leur douleur. Ils se réunissaient, se consolaient mutuellement de leurs pertes, et la terre fut souvent imbibée de leurs pleurs.

La promenade de l'Acacia tirait son nom d'un grand et bel acacia autour duquel on avait fait un banc de gazon. C'était le rendez-vous de la gaieté. On s'y retirait après l'appel et on y prenait le frais jusqu'à onze heures du soir. Ceux qui occupaient les logements environnants pouvaient y passer la nuit, car on ne la fermait pas...

 

Ici le lecteur devient songeur et il est permis de deviner, au sourire qui s'épanouit sur ses lèvres et au malicieux scintillement de ses yeux, la nature des tableaux qui passent dans son imagination. Aussi, par une précaution toute naturelle, Coittant s'est-il empressé de le mettre en garde contre de peu charitables suppositions. On peut comprendre la nécessité de cet honni soit qui mal y pense, hommage à la discrétion plus qu'à la pudeur et à la galanterie plus qu'à la vérité, quand on songe que les auteurs de ces Relations sur les prisons de la Terreur, publiées au lendemain de thermidor, pouvaient rencontrer dans les salons ou dans la rue leurs compagnons et leurs compagnes d'infortune.

Ce qu'on aurait pu dire à l'oreille, ou en petit comité de gens se consolant, à force de rire, d'avoir failli tant pleurer, et empressés à réparer le temps perdu en cultivant les espérances qui naissaient pour beaucoup d'agréables souvenirs, ne pouvait supporter le grand jour de la publicité. Mais Coittant dépasse la mesure et, de crainte d'aller trop loin dans l'indiscrétion, recule vraiment trop en arrière de la vérité quand il écrit gravement, sans pouvoir se flatter de faire illusion à personne, surtout à lui-même : Cependant tout se passait avec la plus grande décence et jamais aucune anecdote scandaleuse n'a exercé la critique ni flatté la méchanceté. Notre vaudevilliste dit cela sans rire, mais ce n'est pas l'envie qui lui en manque.

Il y a des témoignages qui s'enlèvent toute autorité par l'excès de prudence ou de zèle, et il y a des témoins qui n'en sont pas fâchés. Coittant se dédommageait dans l'intimité de ces réticences de sa déposition publique. Il en savait et il en contait de bonnes sur les grandes et honnestes dames des prisons de la Terreur, comme le père de M. d'Haussonville, au dire de son fils, le spirituel auteur des Souvenirs, en savait et en disait de bonnes sur les grandes et honnestes dames de l'émigration, les hasards de leur vie nomade, les piquantes rencontres d'hôtellerie, leurs malignes revanches de l'invasion, leur art de corriger les rigueurs du sort à la faveur du complaisant incognito de la vie à l'étranger.

Le comte d'Haussonville d'ailleurs s'est bien gardé d'écrire ses souvenirs, de peur que quelque jour ils ne fussent imprimés. Coittant a imprimé les siens, parce qu'il y avait des avantages, au lendemain de la Terreur, à avoir figuré parmi ses victimes. C'était un brevet de bonne compagnie et plus d'un s'en fit un sort.

La fortune politique de Riouffe, mort préfet, baron et favori de l'Empire, commença par le succès de ses curieux et émouvants récits, et le même motif ne nuisit point, tant s'en faut, à celle, encore plus grande, du comte Beugnot. Coittant visait à moins haut dans ses ambitions plus modestes.

Mais les avantages du succès de ses Relations, si minces qu'ils fussent, valaient encore la peine d'être ménagés, et le plaisir de médisance que lui eussent procuré certaines révélations sur les moyens de tromper les ennuis de la captivité, qui firent regretter à d'autres autant d'avoir reconquis la liberté que de l'avoir perdue, n'était pas à mettre en balance avec la perspective de duels et de procès qui s'ouvrait devant le violateur des secrets des nuits de l'Acacia, le profanateur des tendres mystères de la Cour du Cloître. Il faudra donc demander à d'autres moins circonspects ce qu'il n'a pas voulu ou osé divulguer, et quand il a parlé, il faudra deviner ce qu'il ne dit pas à travers ce qu'il dira. La politique, a dit Fiévée, c'est ce qu'on ne dit pas. Il en est un peu de même de l'histoire.

Il faut savoir comprendre à demi-mot et même savoir interpréter le silence des chroniqueurs et deviner ce qu'ils retiennent à travers ce qui leur échappe.

Coittant n'était pas homme à se contenir à l'excès, à se modérer jusqu'à la sécheresse, et ses récits n'ont rien de janséniste. Mais s'il lui eût été permis de dire tout ce qu'il savait et tout ce qu'il n'avait pas oublié, on trouverait fade ce qu'on trouve piquant.

Quel carnaval de joyeuses médisances, au lieu de ce journal de carême où à peine de temps en temps on trouve un os croustillant à ronger ! On en peut juger par les révélations de Riouffe et de Beugnot sur les accommodements qui tempéraient, même à la Conciergerie, à la condition de les payer, la rigueur des règlements ; sur les relâchements d'une vigilance prétendue incorruptible, les complaisances secrètes des grilles inexorables, et les bonheurs furtifs qui, pour plus d'un, y poussèrent et y fleurirent au milieu des larmes.

Ces révélations confirment singulièrement la valeur du témoignage de Coittant ; car elles donnent la mesure de ce qui était possible sous le régime de la plus dure prison de Paris, de celle qui était consacrée aux désespérés, aux irréconciliables, et qu'on pouvait considérer comme l'antichambre de l'échafaud. Si de ce qui se passait impunément là où on était vraiment le plus surveillé, le plus gêné, le plus en prison, on conclut à ce qui devait se passer là où on l'était le moins, là où, hormis la faculté de sortir, on jouissait de presque tous les avantages de la liberté, on arrive à une belle marge de conjectures qui ne sont pas plus calomnieuses qu'absurdes.

Nous nous sommes quelque peu étendu sur les détails qui concernent Port-Libre, parce que le régime qui le régissait, et que nous avons décrit, fut, avec des variations et des vicissitudes diverses, le régime type des prisons dites muscadines. Nous passerons sous silence Saint-Lazare, qui forme le sujet d'une étude spéciale que domine la figure d'André Chénier.

Mais il est facile de se convaincre, par exemple, en examinant de près ce qui se passait au Luxembourg, que Coittant, dans ce qu'il a dit de Port-Libre, n'a rien exagéré. Il y eut d'ailleurs en général, il ne faut pas l'oublier, deux périodes, deux phrases bien distinctes, mais qui firent plus ou moins sentir leurs différences selon les lieux, dans le régime des prisons. Dans la première, les détenus sont incarcérés seulement à titre de suspects et jouissent des immunités accordées au prévenu présumé innocent, C'est le temps des installations improvisées, de la vie en commun, du gouvernement de famille, du régime préventif.

A ce régime succède le régime répressif. La Révolution est passée de la crainte à la haine, de la présomption à l'accusation ; on commence la répression dès la prison. L'encombrement irrite les rapports, aigrit les inimitiés, précipite les jugements, si on peut donner ce nom à de simples constatations d'identité. Les anciennes prisons, d'abord évitées par la pitié des autorités, sont employées de préférence, par le sentiment contraire.

La Conciergerie, les Madelonnettes sont le type de la prison pendant la seconde phase de la Terreur. Port-Libre et le Luxembourg sont le type de la première, et une certaine bénignité de régime y survit, jusqu'au dernier moment, à l'uniformité de rigueurs étendant son réseau de deuil sur toutes les autres prisons.

Le Luxembourg, où l'on renferma d'abord les députés prévenus de fédéralisme (2 juin 1793), ne devint prison pour les autres citoyens qu'au 20 vendémiaire (le 11 octobre). Une Relation du temps nous a donné des détails piquants sur cette hâtive inauguration. Les premiers détenus forent des étrangers, Anglais et Anglaises pour la plupart, parmi lesquels figurait miss Héléna Williams, amie des Girondins, qui a raconté sa captivité au Luxembourg dans ses Souvenirs sur la Révolution.

C'est par ces étrangers que fut reçu le brillant contingent des suspects de la section de Grenelle. Des enfants, des adolescents ; quelques ci-devant dames de haut parage, traînant à leur suite de fringantes femmes de chambre ; des nobles avec leurs domestiques et quelques plébéiens honnêtes et pauvres — le ton de la Relation indique que l'auteur n'est pas aristocrate, ce qui n'en donne que plus de prix à la franchise de ses révélations — arrivèrent au nombre de près de cinquante, sur les dix heures du soir, à la lueur d'une quantité prodigieuse de flambeaux, escortés par un bataillon entier, après avoir traversé à pied les rues de Paris processionnellement.

Le concierge, nommé Benoît, septuagénaire, plus respectable encore par ses vertus que par son âge — ce concierge respectable par ses vertus fera sourire ceux qui ne se reportent point par la pensée au temps de l'influence de Diderot et de Rousseau et de leurs exagérations de sentiment — les reçut avec humanité ; il n'avait pas de lits à leur offrir, mais on voyait qu'il souffrait plus encore que ceux auxquels il ne pouvait présenter que les quatre murailles.

Chacun se prête un mutuel secours ; les blouses, les redingotes et les manteaux servent de matelas pour reposer la chair délicate des dames, et le gentilhomme se trouve fort heureux de bivouaquer sur une chaise à côté du sans-culotte.

Dès le lendemain, chacun reçut son lit de sangles, son matelas, de l'épaisseur d'une omelette soufflée, et le traversin économique.

A mesure qu'il arrivait de nouveaux pensionnaires, le sensible Benoît les conduisait vers ceux qui, par leur profession, leur pays, leur caractère, leur section ou leur tige, semblaient promettre au détenu une société plus agréable. Déjà les petits comités se resserraient dans un cercle plus étroit ; l'amour avait le plus de part dans le choix des sociétés.

Les Anglaises, moins vives, mais aussi tendres que les Françaises, se rangèrent à leur tour sous les drapeaux de la galanterie ; les petits vers, les petits couplets, le jeu, la médisance et la musique remplissaient les journées...

 

Au témoignage anonyme que nous venons de citer, Beaulieu ajoute l'autorité du sien en le confirmant par plusieurs détails caractéristiques de la liberté relative dont on jouissait au Luxembourg jusqu'en prairial 94, et de la gaieté tempérée par la politesse qui y régnait.

Il s'y sentit un peu dépaysé et y fut même suspect pendant quelque temps, à cause de son étonnement, en trouvant au Luxembourg, au sortir de la sombre atmosphère des brutalités diogéniques, des gaietés farouches de la Conciergerie, le langage et les façons de la meilleure compagnie. C'était passer de la taverne au salon. La comparaison n'est pas trop forte pour donner l'idée de la différence des milieux.

La société du Luxembourg, dit-il, y avait transporté une partie de ses usages ; on s'y tenait sur la réserve, on s'y traitait avec les égards habituels entre gens qui se fréquentent sans se connaître ; souvent même on les affectait. M. de Nicolaï, président de la Chambre des comptes, ne passait jamais le seuil d'une porte où il rencontrait quelqu'un qu'après un combat de politesse pour savoir qui passerait le premier...

 

Cette société raffinée, qui n'avait pu se résoudre au sacrifice civique de la politesse, n'avait pas davantage renoncé à sa frivolité, à son insouciance.

On tâchait d'oublier la tyrannie et les tyrans pour chercher le plaisir jusque dans les guichets des prisons révolutionnaires. On jouait à toutes sortes de jeux, on faisait de la musique et bonne' chère autant qu'il était possible ; chacun s'arrangeait de manière enfin qu'il lui restât le moins possible le temps de réfléchir à la triste situation où il était réduit. Les prisons étaient devenues le rendez-vous de la bonne compagnie. Tous les honnêtes gens qui n'étaient pas encore détenus y accouraient en foule ; c'était là où l'urbanité française s'était réfugiée.

 

Comme nous l'avons expliqué, les ombrages croissants de la tyrannie des comités, les déclamations des clubs, l'exaspération progressive, sous l'aiguillon d'un patriotisme exalté, des passions révolutionnaires provoquèrent le resserrement graduel des mailles d'abord relâchées du réseau sous lequel s'ébattait encore joyeusement, dans une sorte de Fronde suprême, la société ancienne, narguant la nouvelle du rire de son insoucieuse impénitence. Jusqu'au bout les détenus du Luxembourg, dont le nombre, accru jusqu'à près de mille, exigeait des mesures de surveillance plus vigilantes et plus étroites, gardèrent le privilège du salon commun, du café ouvert à tous, des bruyantes parties de barres ou de galoche dans les cours et les allées du jardin intérieur ou réservé.

Mais le régime devint uniforme, la frugalité de la table réglementaire, taxée à cinquante sous par jour, transforma les épicuriens en spartiates malgré eux ; les communications avec le dehors furent réduites à la lettre hebdomadaire. La promenade dans le jardin, dont on avait longtemps laissé au public l'entière jouissance, et qui permettait le langage des yeux, des signes même, échangeant entre les détenus et les passants amis ses éloquences muettes, fut interdite aux abords de la zone contiguë au château, étroite frontière marquée par un cordeau et gardée par des sentinelles impitoyables. On n'avait pu du moins borner aussi l'horizon et mettre des barrières jusque dans les airs.

Alors l'industrie des prisonniers se procura, au moyen de lorgnettes d'abord tolérées, bientôt confisquées, mais jamais en totalité, les dédommagements et les consolations de la vue lointaine des maisons dont les hauts étages se peuplaient d'êtres chéris, agitant les signaux de la fidélité et de l'espérance.

Si l'on veut avoir, pour en garder l'impression finale et la moralité, une idée exacte de ce brusque renversement des conditions, de ces préjugés survivant à la ruine, de ces élégances de salon ou de ces frivolités de boudoir résistant aux déchéances et aux promiscuités de la prison, de ce bizarre et caractéristique mélange des opinions et des fortunes politiques les plus diverses, précipitées dans la personne de leurs représentants, victimes de l'instabilité révolutionnaire, en pâture à l'impopularité, en proie au bourreau ; si on veut enfin, avant de passer à des histoires plus légères et à des types plus romanesques, faire connaissance avec un couple vénérable dont la dignité, l'affection conjugale, le tranquille héroïsme firent l'admiration des détenus du Luxembourg, il faut lire les quelques lignes suivantes, d'une vivacité si pittoresque, d'une philosophie si humoristique, empruntées à une relation anonyme, publiée par l'Almanach et par l'Histoire des prisons :

C'est un spectacle assez divertissant de voir arriver dans un misérable fiacre deux marquis, une duchesse, une marquise, un comte, un abbé et deux comtesses, qui s'évanouissent en descendant et qui ont la migraine en montant. Il n'y a pas encore longtemps que je vis arriver la femme de Philippe le guillotiné ; elle loge à côté de Bazire et de Chabot, qui sont toujours au secret et se morfondent en entendant la voix aigre d'un colporteur qui crie : La grande colère du Père Duchesne contre le frocard Chabot. Dans le même corridor logent M. de la Borde de Méréville, M. le président de Nicolaï, Mélin, ci-devant commis de la guerre sous Ségur. Dans l'autre corridor, à main gauche, habitent M. de la Ferté, M. le duc de Lévis, M. le marquis de Fleury, M. le comte de Mirepoix ; tous les matins en se levant ils braquent leurs lunettes d'approche, et ils ont l'agrément de voir que leurs hôtels ne sont pas changés de place dans la rue de l'Université. Au bout du corridor, dans la bibliothèque, repose un groupe de généraux qui se racontent les uns aux autres leurs victoires.

Les prisonniers sont au nombre de dix à douze dans une chambre : chacun fait ses dispositions, comme Robinson lorsqu'il n'espéra plus voir rentrer dans la baie aucun vaisseau du continent ; chacun a son lit de sangle et le petit matelas. Les uns font leur cuisine, pendant le gigot à la fenêtre pour l'attendrir ; les autres ont recours à la marmite perpétuelle du traiteur Coste...

 

Le narrateur philosophe nous montre, comme dans toutes les prisons, les riches au Luxembourg payant pour les pauvres et s'essayant de bonne grâce à la pratique de la fraternité ; mais un trait caractéristique de cette prison qu'il se garde bien d'omettre, c'est qu'elle est celle qui fournit les plus curieux échantillons, les plus étranges exemples de l'instabilité de la fortune révolutionnaire et des ingratitudes populaires, puisqu'on y vit figurer à la fois les chefs de tous les partis : Constituants, puis Girondins, puis Dantonistes, puis Hébertistes, et que ce ne fut que sur le refus du savetier-administrateur de police Witcheritz que Robespierre n'y fut pas incarcéré, en compagnie des ombres de toutes ses victimes, depuis Chapelier jusqu'à Camille Desmoulins.

C'est là, dit notre auteur, qu'on voit les hommes de tous les partis et de toutes les fractions qui aimaient la liberté pour leur compte. L'aristocrate le plus encroûté est auprès du monarchien, qui se querelle avec le modeste Feuillant. Le fédéraliste peste contre tous les trois et leur prouve qu'ils n'ont rien entendu à la contre-révolution, et que tout se serait arrangé pour le mieux sans la révolution du 31 mai.

 

Parmi les hôtes les plus typiques du Luxembourg, figuraient, comme nous l'avons dit, le maréchal et la maréchale- de Mouchy, dont nous devons rectifier l'image, tournant à la caricature, que trace la plume irrévérencieuse de notre chroniqueur :

Dans un cabinet, à droite, vivent conjugalement et paisiblement M. le maréchal et madame la maréchale de Mouchy, qui trouvent que les comités révolutionnaires n'ont pas le sens commun d'enfermer des gens de leur qualité, qui ont donné leurs chevaux pour les charrois et cinq cents livres pour les veuves de la section.

Le maréchal a l'habit marron la veste descendue sur les genoux, les cheveux blancs et ressemble méthodiquement à un ministre protestant. Quant à la maréchale, elle a pris le costume aimable de nos sans-culottes femelles, en conservant cependant la forme du caraco de 1777, les deux falbalas qui ombragent le derrière. Il n'est point rare de rencontrer la ci-devant maréchale en pet-en-l'air, un bougeoir dans la main gauche, une canne dans la droite, grimpant l'escalier avec la précipitation d'une bergère de Suresnes qui gravit le Mont-Valérien.

 

La réalité est plus belle et plus noble que ce malin croquis. D'autres relations nous montrent le maréchal et la maréchale, touchant exemple de l'amour conjugal en cheveux blancs, entourés de la vénération générale de leurs compagnons de captivité. Cette vénération devint une contagion de pieux attendrissements lorsqu'on apprit, au Luxembourg, que le maréchal et sa femme venaient d'être transférés à la Conciergerie. On sait ce que cette formule, anodine en apparence, cachait en réalité de terrible.

La sinistre nouvelle émut tout le monde, dans un lieu cependant où on était blasé sur les spectacles tristes et où la douleur chez les uns, l'égoïsme et la peur chez les autres tarissaient les larmes. C'est au milieu d'une haie de leurs compagnons d'infortune, transformés par le respect et la pitié en courtisans du suprême adieu, que le maréchal, donnant le bras à la maréchale, comme jadis aux jours de fête, la conduisit à la charrette de la Conciergerie, recevant avec un calme modeste l'hommage de cette protestation muette des visages en deuil.

Lorsque l'huissier du tribunal révolutionnaire était venu le requérir brusquement de descendre au greffe, le maréchal, mettant le doigt sur ses lèvres, lui avait fait signe de parler bas, afin de ne pas éveiller la maréchale, qui dormait. Le farouche messager ayant objecté qu'elle était aussi requise : Puisqu'il faut qu'elle vienne, avait répondu douloureusement le maréchal, c'est moi qui l'avertirai. Et c'est avec ces fières et tendres paroles qu'il avait rempli le triste devoir qu'il n'avait voulu, céder à personne : Madame, il faut descendre ; Dieu le veut, adorons ses décrets : vous êtes chrétienne ; je pars avec vous, je ne vous quitterai point.

Et au seuil du guichet une voix ayant murmuré : Courage, monsieur le maréchal !, le vieux soldat se retourna sur un geste plein d'une intrépide résignation et s'écria : A quinze ans, j'ai monté à l'assaut pour mon roi ; à près de quatre-vingts ans, je monterai à l'échafaud pour mon Dieu.

Tous deux, en effet, moururent ensemble, comme ils avaient vécu ensemble, fièrement et tendrement. Et si l'on veut mesurer ce qu'il leur avait fallu de courage et de foi pour supporter sans faiblir l'épreuve suprême, il faut savoir que l'épreuve quotidienne de leur captivité s'envenimait de souvenirs particuliers, d'un si poignant et si ironique contraste avec le présent, qu'il leur fut impossible de ne pas sentir combien il est plus dur d'être malheureux aux lieux mêmes où l'on fut heureux.

Or, nous lisons dans les Souvenirs de la famille de madame de Montagu que, lorsque les dames de Noailles, la maréchale, sa fille la duchesse d'Ayen et sa petite-fille la vicomtesse de Noailles, destinées à un holocauste commun, arrivèrent au Luxembourg, en avril 1794, elles y trouvèrent le maréchal et la maréchale de Mouchy, qui y étaient déjà détenus depuis cinq mois, et le chroniqueur domestique ajoute :

On les logea dans un petit entresol très étroit, au-dessus de la chambre qu'occupaient leurs parents. Cette chambre était elle-même au-dessus de celle où était née la maréchale de Mouchy, qui avait été également mariée au palais du Luxembourg. Tristes rapprochements ! Et quels entretiens ils devaient avoir ensemble !

Ce n'est pas seulement pour le toujours tendre couple octogénaire des Mouchy que le séjour au Luxembourg fut aggravé par ces souvenirs du passé, qui empoisonnent le cœur lorsqu'aucune douceur d'espérance ne se mêle à leur amertume. Parmi les prisonniers qui attendirent au Luxembourg l'heure de la mort, figurèrent Camille Desmoulins et, après lui, sa femme, Lucile Duplessis. Or, c'est dans les allées du jardin du Luxembourg que, dans l'été de 1784, Camille, alors avocat au Parlement, avait vu pour la première fois, accompagnée de sa mère, celle qui devait être en 1790, après l'épreuve de cinq ans de vicissitudes et d'obstacles franchis un à un, sa femme.

C'est au Luxembourg que, durant ces cinq ans de cour assidue, il cherchait à la rencontrer, à s'asseoir un instant auprès d'elle, à recevoir une réponse verbale, entrecoupée de rougeurs et de rires, aux messages dont l'abbé de Landreville, collaborateur de Camille pour un opéra de Daphnis et Chloé, qui ne fut jamais joué, était le complaisant porteur. C'est au Luxembourg qu'il demeurait rêveur sur son banc, quand madame Duplessis, qu'il caressait, qu'il enjôlait, à laquelle il murmurait tout ce qu'il n'osait dire à sa fille et qui se prêtait en souriant à ce rôle d'intermédiaire, était partie avec Lucile ; après s'être mis à la place qu'elles avaient occupée, il se levait et suivait dans les allées la trace de leurs pas, avec ces gestes bizarres et ces lambeaux de monologue qui faisaient se retourner vers lui les passants intrigués, et fuir effrayés les oiseaux perchés sur les branches de la verdoyante voûte.

Enfin, le 29 décembre 1790, à Saint-Sulpice, avec Pétion, Brulart, Brissot et Robespierre pour témoins, Camille recevait, à côté de Lucile, la bénédiction nuptiale des mains de son ancien maître au collège Louis-le-Grand, cet abbé Bérardier qu'il devait arracher aux massacres de septembre.

Et moins de quatre ans après, la mère de Camille, Lucile et Camille étaient morts, les deux derniers sur l'échafaud, malgré les supplications et les objurgations adressées à Robespierre, témoin de leur mariage et auteur de leur mort, comme de celle de Brulart, de Brissot, de Pétion, ses co-témoins.

Et de tout ce bonheur il ne demeurait qu'un berceau voilé de deuil, et dans ce berceau un enfant, le petit Horace, voué lui-même à une mort précoce.

Et avant de mourir, c'est au Luxembourg que Camille, puis Lucile, sa veuve, avaient été enfermés, et c'est du Luxembourg que Camille lui écrivait ces lettres déchirantes qu'il est impossible de lire sans pleurer.

Quelle meilleure transition que ces souvenirs, que ces rapprochements pour passer de la description du théâtre à l'analyse de quelques-uns des drames ou des comédies d'amour qui s'y jouèrent, qui y ébauchèrent leur intrigue ou y reçurent leur dénouement à travers ces rires ou ces larmes, qui se mêlent dans toutes les vicissitudes de la passion humaine, mais dont le comique intense et le tragique féroce ne se rencontrent nulle part au même degré shakespearien que dans l'histoire intime de la Terreur.

 

IV

La plupart des prisons de la Terreur dont nous avons essayé d'esquisser la physionomie ressemblaient, on l'a vu, fort peu à des prisons, mais plutôt à des maisons de retraite, à des châteaux d'internat, à des couvents laïques et très profanes, à des collèges où des écoliers des deux sexes, de tous les âges, et surtout de celui des premières rides et des premiers cheveux blancs, recevaient gaiement, à l'école du malheur, les suprêmes leçons de l'expérience.

De tels prisonniers, appartenant à toutes les classes de la société, mais surtout à celles dont le nouvel ordre de choses avait proclamé la déchéance, ne ressemblaient pas non plus au type ordinaire du prisonnier, et les oiseaux n'étaient pas moins curieux que la cage. Rien chez les détenus appartenant à l'aristocratie, et même chez les compagnons d'infortune bourgeois et populaires que leur donnait le quotidien tour de roue de la fortune révolutionnaire, la plus aveugle de toutes, et que gagnaient la contagion du bien vivre, l'émulation du bien mourir, ne répondait au type hâve, hagard, sordide, famélique du captif vulgaire.

Jetés dans le premier cercle de l'abîme par une sorte de coup de bascule subit, de chance d'un jeu de hasard où la tête était l'enjeu, tous ou presque tous se montraient beaux joueurs, faisant la part naturelle au désir et à l'espérance du gain, mais sans faiblesse et sans inutiles regrets s'il leur arrivait de perdre. Ils traitaient la vie comme une maîtresse aimable, mais infidèle, dont il faut s'attendre à être quitté, parfois au meilleur moment, et avec une philosophie tout épicurienne ils savouraient ses faveurs, consolés d'avance de sa disgrâce.

Avec de tels sentiments, que quelques-uns affectaient jusqu'à la fanfaronnade, mais que la majorité ressentait plus ou moins, des hommes et des femmes disposés à faire si bon marché de la vie et n'estimant pas que sa perte valût une larme, ne l'étaient pas moins à faire bon marché de tout le reste. Chacun prodiguait donc à l'envi aux rares heureux hasards de l'heure présente les restes de sa fortune, de son esprit, de son cœur.

On peut aller loin en un jour, quand on se fait une loi d'oublier le passé et de ne pas songer à l'avenir : Soyons heureux aujourd'hui, car nous mourrons peut-être demain est une maxime de conduite qui abrège beaucoup les préliminaires des relations, simplifie beaucoup les procédés de la tactique galante, épargne beaucoup de scrupules dans l'attaque, encore plus dans la résistance, et ne laisse guère de place à une belle défense. Le temps est passé des sièges en règle, avec approches successives, lignes de circonvallation, mines, contre-mines et camouflets. Le temps est passé des voyages romanesques à l'aventure, sans savoir où, où le plaisir de chercher le but le fait parfois oublier. On n'a plus le temps de rêver ; on voyage pour arriver.

L'heure de l'occasion unique est brutale ; le triomphe est aux impatients. Le ciel se prend d'assaut.

L'amour est si pressé sous les grilles, que c'est à peine si, dans son intérêt même, il laisse à la volupté les derniers voiles de la pudeur. Le premier baiser est si près du dernier ! Quel argument décisif, irrésistible pour la capitulation qu'un simple regard humide, jeté sur ce sort commun, fatal, inévitable, et bientôt détourné langoureusement sur le présent, tendant d'un air mystérieux et doux, comme un esclave fidèle, la coupe d'ivresse des dernières amours !

Bien peu n'osèrent point, bien peu résistèrent ! Ce fut une contagion de tendresse, une émulation d'immolation mutuelle, de réciproque sacrifice. Qu'on tienne compte de l'exaltation de l'esprit des hommes, de l'exaltation du cœur des femmes aux prises avec cette situation neuve et terrible, aux rares mais charmantes compensations : la vie en commun dans une prison antichambre du tribunal révolutionnaire, vestibule lui-même de l'échafaud ; on comprendra l'enthousiasme sentimental des hommes, la généreuse folie des femmes, dont plus d'une, rouée jadis, se sentit redevenir naïve par la pitié, et dont mainte autre, naïve jusque-là, se jeta tête baissée dans la dépravation.

Aussi quels cas curieux pour l'observateur de casuistique morale, ou si l'on veut, immorale ! quelles étranges et parfois monstrueuses aberrations du sentiment ! quels revirements inattendus ! on vit des condamnés aller à la mort en chantant, en riant, l'œil triomphant de la récente victoire, la lèvre rassasiée de volupté, avec un air de matin nuptial. On vit des acquittés protester contre l'arrêt sauveur et maudire la liberté reconquise, après avoir gémi de la liberté perdue.

Le régime de la prison fit de bien autres miracles profanes : on vit des maris, qui jusque-là avaient professé qu'il était ridicule d'aimer sa femme, faire la cour à la leur et se trouver très bien de la nouveauté ; et on vit des femmes se résigner sans trop se plaindre, faute de mieux, à aimer leur mari. La philosophie avait amélioré les lois, mais corrompu les mœurs ; elle avait fondé la nation, mais dissous la famille ; la Révolution, sans s'en douter, répara le mal ; la prison refit la famille, l'attente de l'échafaud renoua les nœuds du mariage.

L'histoire intime de la Terreur, si elle contient plus d'un épisode qui ne peut appartenir qu'à la liste des faiblesses de la nature, des curiosités de la galanterie irrégulière, compte des traits absolument stoïques, absolument romains de dévouement conjugal. On vit des femmes comme l'héroïque Lavergne, femme du commandant de Longwy, crier : Vive le roi ! pour accompagner leur mari à la mort.

C'était là la sublime et terrible folie de la mort. D'autres eurent la folie de la vie. Le cri de la chair l'emporta sur le cri du cœur. Sont-elles à blâmer ? Qui pourrait ne pas les plaindre ? Plus d'une, et c'est ici que nous revenons à notre sujet par un de ses côtés les plus délicats, se déclara enceinte, après avoir fait tout ce qu'il faut pour l'être et obtenir un sursis que le tribunal, sur avis des médecins, n'osait pas toujours refuser.

Il faut donc bien le dire, parmi les causes qui multiplièrent, pendant la captivité, les fautes et les chutes, ce ne serait pas assez de mentionner les facilités des relations, les tentations de l'occasion, les entraînements de la sympathie, les égarements de la pitié ; il ne faut pas oublier les suggestions de la peur. Les femmes grosses n'allaient pas à l'échafaud, sauvées par ce fruit innocent que recélaient leurs entrailles, et que rendait inviolable avec elles un dernier reste de respect de la nature et de l'humanité. Mais il fallait avouer sa faute, reconnaître sa honte, que dis-je ! la proclamer. Et peut-être y avait-il dans ce moyen de sursis un calcul raffiné de barbarie plus encore qu'un scrupule d'humanité : mettre la vie au prix du déshonneur, offrir le salut en prime à l'impudeur.

Quelques-unes acceptèrent. Michelet nous a montré dans cette défaillance la malheureuse Olympe de Gouges : Par une triste réaction de la nature dont les plus intrépides ne sont pas toujours exempts, amollie et trempée de larmes, elle se remit à être femme, faible, tremblante, à avoir peur de la mort. On lui dit que des femmes enceintes avaient obtenu un ajournement du supplice. Elle voulut, dit-on, l'être aussi. Un ami lui aurait rendu, en pleurant, dit Michelet sans rire, le triste office dont il prévoyait l'inutilité.

Les matrones et les chirurgiens consultés par le tribunal furent assez cruels pour dire que s'il y avait grossesse, elle était trop récente pour qu'on pût la constater. Elle reprit tout son courage devant l'échafaud. M. Wallon, dans sa récente Histoire du tribunal révolutionnaire, nous a initiés aux plus secrets mystères du dossier de la comtesse de Kolly ; on y trouve la trace de trois déclarations successives de grossesse aboutissant à une visite, à un sursis, trois déclarations de, honte inutiles, car le tribunal révolutionnaire, impatienté, finit par passer outre et l'envoya telle quelle à la mort.

La marquise de Charry, elle aussi, eut vainement recours au même moyen, traité de subterfuge. Le 5 thermidor (jeudi 23 juillet 1795), quatre des compagnes d'André Chénier à Saint-Lazare, mesdames de Saint-Aignan, de Meursin, Joly de Fleury et d'Hinnisdal, se déclarèrent enceintes pour éviter l'échafaud. La déclaration ayant été reconnue fausse par les officiers de santé commis à cet effet, sauf pour madame de Saint-Aignan — qui habitait en prison avec son mari —, le sursis ne fut maintenu que pour elle, et ses trois amies ne réussirent qu'à retarder d'un jour le dénouement fatal.

Toutes ces femmes étaient jeunes ; mais combien l'était plus encore cette demoiselle de Croiseille, qu'une Relation sur la prison des Carmes nous montre enceinte — elle était figée de quatorze ou quinze ans — et lisant avec des larmes les vers composés et gravés par son amant Beauvoir — guillotiné le 5 thermidor — sur les murs de la prison des Carmes, qu'ils avaient habitée ensemble, où ils avaient cherché et trouvé ensemble le bonheur dans l'amour :

Amour, viens recevoir ma dernière prière,

Accorde à Désirée un avenir heureux ;

Daigne ajouter surtout à sa belle carrière

Les jours que me ravit un destin rigoureux.

Si de l'excès des malheurs qu'on essuie

Naît quelquefois notre félicité,

Bientôt sera répandu sur ma vie

Le charme heureux qui suit la volupté.

Mon cœur brûlant adore Désirée.

Quand Atropos viendra trancher mes jours, Le dernier des soupirs sera pour les amours

Qui lui diront combien elle fut adorée.

Les vers sont mauvais. Ce sont des vers de sous-lieutenant — l'auteur l'était —. Mais quand on songe aux circonstances dans lesquelles ils furent — la veille de la mort — composés et gravés sur le mur d'une prison, on retrouve dans les sentiments la poésie qui n'est pas dans les mots, et on est ému par leur intensité et leur éloquence.

L'amour de la vie, la crainte de la mort n'étaient pas, en prison, le seul mobile de ces défaillances de l'humanité, de ces retours à la nature, effrontés ou naïfs, de ces fautes contre le devoir et la pudeur. Il y eut d'autres causes à des sacrifices plus tristes, erreurs non de l'égoïsme, mais du dévouement.

Deux Relations sur la prison du Luxembourg, celle du réactionnaire Beaulieu et celle d'Un autre chroniqueur resté anonyme, mais qui ne fait pas mystère de ses sentiments républicains, racontent la cruelle déception d'une jeune femme digne d'un meilleur sort et qui immola inutilement à l'amour conjugal la fidélité conjugale elle-même.

Le récit de Beaulieu nous révèle encore un trait singulier des mœurs de la prison : le culte des reliques profanes, la religion des images, la vogue incroyable de l'art et du commerce des portraits. Par un pressentiment trop justifié le plus souvent, par une prévoyance toujours raisonnable et touchante, les détenus employaient volontiers leur temps et consacraient leurs dernières ressources à se faire peindre. Suvée, Le Roy, Hubert Robert, Boze et les quelques autres artistes de talent emprisonnés avaient renoncé à l'idéal pour la réalité, à l'art pour le métier, et c'est à l'industrie frivole et pieuse à la fois qu'ils exerçaient en captivité que nous devons les dernières images d'André Chénier et de Roucher, par exemple, fixées pour la postérité et ennoblies comme d'une anticipation d'immortalité par le rayon de la lampe de la suprême veille.

Madame de Condorcet, on le sait, vivait avec sa sœur malade, son enfant et une gouvernante, et entretenait son mari dans la retraite, d'où il sortit pour mourir, avec le produit d'une petite boutique de lingerie, tenue par un serviteur, et celui, plus lucratif, de son talent pour les portraits, qu'elle exerçait dans l'entresol au-dessus, rue Saint-Honoré, numéro 352.

Plusieurs des puissants du moment, dit Michelet, venaient se faire peindre. Nulle industrie ne prospéra davantage sous la Terreur; on se liguait de fixer sur la toile une ombre de cette vie si peu sûre.

L'attrait singulier de pureté, de dignité, qui était en cette jeune femme amenait là les violents, les ennemis de son mari. Que ne dut-elle pas entendre! Quelles dures et cruelles paroles! Elle en est restée atteinte, languissante, maladive pour toujours. Le soir, parfois, quand elle osait, tremblante et le cœur brisé, elle se glissait dans l'ombre jusqu'à la rue Servandoni, sombre, humide ruelle cachée sous les tours de Saint-Suit:4m Frémissant d'être rencontrée, elle montait d'un pas léger au pauvre réduit du grand homme; l'amour conjugal et l'amour filial 'donnaient à Condorcet quelques heures de joie, de bonheur...

C'était en effet encore le bonheur, le bonheur dans le travail, le dévouement, la fidélité, la mutuelle tendresse s'augmentant de la mutuelle estime ; et Condorcet eût pu attendre ainsi la fin de l'orage en écrivant son Tableau des progrès de l'esprit humain, dernier livre dont des pensées testamentaires attendrissent en plus d'une page la gravité, sans le double scrupule qui empoisonnait la joie mélancolique du 'philosophe : la crainte de voir sa femme, free de corps autant que forte d'aine, succomber au fardeau, la crainte de perdre son hôtesse, la bonne madame Vernet; car l'hospitalité donnée aux proscrits était punie de mort. C'est là ce qui poussa Condorcet à la résolution magnanime et fatale de quitter sa retraite et, en cas de malencontre, de recourir au remède catonien et de retrouvez la liberté dans la mort.

Mais revenons au récit de Beaulieu, et nous comprendrons mieux pourquoi Condorcet renonça volontiers au supplice d'une vie dont celle qu'il aimait pouvait être réduite à payer trop cher la rançon.

Une jeune femme assez gentille, qui avait du talent pour la peinture, avait obtenu d'accompagner son mari au Luxembourg pour le consoler et tirer en même temps parti de son art dans la prison, où cet art était très recherché. Il fut un temps où chacun de nous regardait sa mort comme certaine ; dans cette triste persuasion, c'était encore une jouissance de couper une portion de nos cheveux, d'en entourer des médaillons, des portraits, et de les faire passer à nos femmes, à nos mères, à nos enfants, aux personnes chères enfin, que nous ne devions plus revoir ; encore fallait-il les plus grandes précautions pour faire sortir ces tristes présents. Les guichetiers ne voulaient s'en charger qu'à des conditions très dures ; plusieurs même ne le voulaient pas.

La dame peintre faisait au surplus fort bien ses affaires, et elle avait lieu de croire que son mari, qui n'avait été emprisonné que pour quelques misérables rixes de section qui ne valaient pas la peine d'être remarquées, obtiendrait facilement sa liberté ; elle ne paraissait pas même la désirer. L'avantage qu'elle retirait de sa détention lui en faisait facilement oublier les désagréments. Quelle fut sa douleur lorsqu'elle apprit que Boyenval, à l'instigation d'un autre mouton moins apparent que lui, mais qui en voulait à son mari, l'avait mis sur sa liste ! Elle va trouver Boyenval, le sollicite, le supplie, lui fait observer que son mari est un homme simple, sans fortune, qui n'avait ni la volonté ni le pouvoir de servir les contre-révolutionnaires. Boyenval l'écoute, la considère et lui promet de sauver son mari, mais à une condition... La malheureuse femme rougit, pâlit, hésite et finit par se livrer aux embrassements du monstre, qui maintient le mari sur l'infernale liste et le fait traîner le lendemain sur l'échafaud.

Il y a quelque consolation à apprendre que le misérable périt à son tour sur l'échafaud, parmi les complices de Fouquier-Tinville.

La plupart des aventures galantes qui remplissent la chronique scandaleuse des prisons sous la Terreur, et que nous n'avons qu'à effleurer, parce qu'à travers la vulgaire uniformité des faits nous recherchons la curiosité morale, le trait caractéristique d'une époque dans l'histoire et d'une crise dans l'humanité, n'avaient rien de ces mobiles héroïques et de ces tragiques dénouements ; si la nature y affichait ses droits, ce n'étaient pas les plus nobles ni les plus innocents.

Aussi comprend-on l'indignation et le dégoût qui s'emparent d'André Chénier contemplant, solitaire et farouche, le train du monde à Saint-Lazare et voyant les hommes et les femmes s'y agiter dans de frivoles intrigues, si au-dessous des mâles soucis de son désespoir. C'est à ce mépris du moraliste, alternant chez lui avec la colère du politique, que sont dus ces iambes publiés pour la première fois par son neveu et dernier éditeur, où respire un si amer désenchantement de l'humanité et où son stoïcisme parle parfois, par un écart inattendu, la langue du cynisme.

On vit, on vit infâme. Eh bien ! il fallait l'être ;

L'infâme après tout mange et dort.

Ici même, en ces parcs où la mort nous fait paître,

Où la hache nous tire au sort,

Beaux poulets sont écrits : maris, amants sont dupes,

Caquetage, intrigues de sots.

On y chante, on y joue, on y lève des jupes ;

On y fait chansons et bons mots.

L'un pousse et fait bondir sur les toits, sur les vitres

Un ballon tout gonflé de vent,

Comme sont les discours des plats... bélîtres

Dont Barère est le plus savant.

L'autre court, l'autre saute ; et braillent, boivent, rient,

Politiqueurs et raisonneurs ;

Et sur les gonds de fer soudain les portes crient.

Des juges-tigres nos seigneurs

Le pourvoyeur paraît. Quelle sera la proie

Que la hache appelle aujourd'hui...

Chacun frissonne, écoute ; et chacun avec joie

Voit que ce n'est pas encor lui.

Ce sera toi demain, insensible imbécile...

La traduction libre, trop libre, en langue vulgaire, brutale, soldatesque, jacobine, de ce tableau de mœurs tracé par un poète, c'est la fameuse invective de Marino, l'ancien marchand de porcelaine de la rue Saint-Honoré, l'ancien juge à Commune-Affranchie, le membre de la Commune chargé de la police des filles et de l'inspection de la prison du Luxembourg.

Les aventures galantes dont la prison était le théâtre, grâce à la promiscuité des sexes et à la complicité des ombrages du jardin, le scandalisèrent un jour à ce point (lui-même) qu'il déclara, en pestant, que ce n'était pas là une prison, mais une... petite maison — nous traduisons à notre tour pudibondement la traduction libre du citoyen censeur —, qu'il se crut obligé de mettre bon ordre à la tolérance, en resserrant le cordon de sentinelles, gardiennes du cordeau tricolore indicateur des limites du jardin réservé, et qu'il mit à l'intérieur les détenus au régime spartiate de la chambrée et de la gamelle. Le diable n'y perdit rien, parce qu'il est impossible de surveiller en détail un personnel de près de mille détenus répandus dans des bâtiments immenses, que la ruse est fille d'Ève et que le fruit défendu est meilleur que les autres.

C'est au Luxembourg qu'une aventure et mésaventure de la citoyenne d'Orme... qui, dit le chroniqueur, se payait avec usure de quelques années d'une abstinence forcée, et quelques autres du même genre firent tardivement prendre à l'administration de police le parti de séparer la nuit les deux sexes. Car le jour il y avait dans les cours, au jardin, au réfectoire, mille moyens de se rencontrer, et les ombres de la nuit et le sommeil des gardiens ne sont pas seulement complices des larcins d'or et d'argent. Un jeune homme du dehors s'était, à prix d'argent, ouvert les portes de la prison et, caché derrière un paravent, seule barrière à la curiosité indiscrète... — le reste se devine facilement. La dame surprise en flagrant délit feint se fâcher, jette les hauts cris, se dit frappée, crie au viol et s'évanouit. Pendant cette scène l'Adonis s'échappe avec la légèreté d'un trait et se fait ouvrir le guichet à la faveur d'arguments que le bon Basile appelait jadis irrésistibles.

C'est à la Force qu'arriva cette autre histoire, qui donne une idée des scènes non plus de galanterie vulgaire, mais de passion héroïque qui avaient parfois pour théâtre le cachot transformé non en boudoir, mais en infirmerie, par un intrépide dévouement. Écoutez le chroniqueur :

Le fils Sombreuil arriva, escorté de trente gendarmes. Vingt ans, des maîtresses, le goût des plaisirs que la jeunesse entraîne et l'éloignement politique des affaires que nécessitent la dissipation et la chasse, n'ont pu le garantir du sort des conspirateurs. Une femme adorable et tendrement adorée venait le voir quelquefois elle le trouva un jour dans un accès de fièvre affreuse : à la hâte, elle dépouille les habits de son sexe, se couvre de ceux de son amant, s'attache au chevet de son lit et lui prodigue ses soins. Elle y resta trois jours et trois nuits.

C'est le même chroniqueur qui nous cite un trait d'exaltation dans la passion, d'amour plus fort que la mort et couvrant de baisers de sanglantes reliques, digne des romanesques légendes du temps des Valois :

J'ai vu une femme suivre à l'échafaud l'amant le plus tendrement aimé. Elle accompagna ses tristes dépouilles jusqu'au lieu où l'on devait les ensevelir. Là, elle flatte la cupidité du fossoyeur, si on veut lui remettre la tête qu'elle réclame : — Des yeux bleus où régnait l'amour et que la mort vient d'éteindre, la plus belle chevelure blonde, les grâces de la jeunesse flétries par le malheur ! voilà l'image de celui que je viens chercher : cent louis sont la récompense. C'est le prix que je mets à votre service. — La tête est promise.

On vient en tremblant la prendre dans le suaire le plus beau. L'amour ne veut confier qu'à lui ses transports et ses projets ; mais la nature ne peut partager son délire. Cette infortunée ne peut résister aux combats qu'elle éprouve ; elle tombe au coin de la rue Saint-Florentin, et son dépôt et son secret paraissent aux yeux effrayés des voisins et des passants. Elle fut conduite au comité révolutionnaire de la section des Champs-Élysées.

Enfin, c'est à la Conciergerie elle-même, en dépit de tous les obstacles, dans l'inexorable prison d'où on ne sortait que pour aller au tribunal révolutionnaire, c'est-à-dire à l'échafaud, que des amants trouvèrent la force et les moyens d'un suprême rendez-vous, changèrent l'enfer en paradis et en nuit nuptiale la veille du supplice, glissant ainsi de l'amour à la mort. C'est Beugnot, curieux observateur et révélateur indiscret de moins nobles mystères, qui a levé le voile sur un de ces étranges et touchants tableaux d'embrassement suprême, dont la tragique poésie des circonstances empêche la nudité d'être cynique.

Il n'est pas de prison assez humide, assez sombre, assez triste pour qu'un rayon de soleil ne trouve pas moyen de s'y glisser, pour que, dans quelque creux de muraille, piquant sa vrille vivace dans un peu de poussière mouillée d'une goutte de suintement, quelque pâle fleur ne trouve à s'épanouir ; il n'est pas de Terreur assez puissante pour fermer le cœur de l'homme, pour y tarir complètement la source de tendresse, de captivité assez étroite, de réalité assez écrasante, pàur. supprimer le rêve, pour étouffer l'idéal. La Conciergerie même, nous venons de le dire, et nous allons le prouver, eut ses romans ; et c'est aux curieux récits de Riouffe, de Beaulieu, du comte Beugnot que nous emprunterons nos derniers tableaux et nos derniers portraits.

Combien peu de personnes, — s'écrie le chroniqueur anonyme de l'Almanach des prisons (1795) et de l'Histoire des prisons, de Nougaret (1797)en parcourant ces superbes galeries, ces salles, immenses du Palais, songent qu'elles foulent aux pieds des hommes, leurs semblables, entassés dans des cachots ; surtout depuis que les convulsions révolutionnaires avaient fait refluer les victimes jusque dans les dégoûtants corridors qui conduisent à ces habitations de la misère, du désespoir et de la mort ! Quel contraste ! Au-dessus, de jolies boutiques remplies de parfums, de ce que les modes offrent à la coquetterie de plus élégant ; d'aimables marchandes qui, d'un œil agaçant et d'une bouche mignonne, appellent l'attention des curieux ; des bibliothèques chargées de livres où il n'est question que de philosophie et d'humanité : au-dessous, à la distance de l'épaisseur d'une voûte, des verrous, des grilles, des gémissements, des haillons, une puanteur insupportable, un air infect, des guichetiers ivres parlant un langage extraordinaire, chargés d'énormes clefs et suivis de chiens faits comme eux pour répandre l'épouvante.

Tout cela fait très bien dans une déclamation humanitaire et sentimentale fort justifiée d'ailleurs, moins l'hyperbole, par la réalité d'un sort assez rigoureux pour qu'il soit nécessaire d'en exagérer l'âpreté. Le témoignage de prisonniers célèbres, déposant avec l'autorité du souvenir de leurs souffrances et du regret des consolations et des dédommagements qui les allégèrent parfois au point de les leur rendre chères, va rétablir, sous ce masque rébarbatif, la vérité des traits parfois souriants, parfois aimables, de la Conciergerie elle-même.

Et d'abord écartons l'épouvantail, plus dérisoire qu'effrayant, de ces chiens de garde, soi-disant féroces, qui n'étaient pas plus incorruptibles que leurs maîtres, et aux dépens desquels s'égaya plus d'une fois la malice des prisonniers, plus ennuyés qu'effrayés de leurs aboiements.

Parmi ces chiens, dit notre relation, il en est un distingué par sa taille, sa force et son intelligence. Ce cerbère se nomme Ravage. Il était chargé la nuit de la garde de la cour du préau... Des prisonniers avaient, pour s'échapper, fait un trou — en argot un housard ; rien ne s'opposait alors à leur dessein, sinon la vigilance de Ravage, et le bruit qu'il pouvait faire. Ravage se tait : mais le lendemain matin, on s'aperçoit qu'on lui avait attaché à la queue un assignat de cent sous avec un petit billet où étaient écrits ces mots : on peut corrompre Ravage avec un assignat de cent sous et un paquet de pieds de mouton. Ravage promenant et publiant ainsi son infamie, fut un peu décontenancé par les attroupements qui se formèrent autour de lui et les éclats de rire qui partaient de tous côtés. Il en fut quitte, dit-on, pour cette petite humiliation et quelques heures de cachot.

Le lecteur voit qu'on pouvait et qu'on savait encore rire de tout à la Conciergerie, pour n'en pas pleurer, et que le Français y demeurait encore spirituel. Il y devenait aussi plus tendre que jamais, l'incertitude du lendemain amollissant forcément les âmes et l'approche de la fin de la vie faisant à la plupart u n impérieux besoin du désir de jouir dignement de ses restes. Désir profane, épicurien, si l'on veut, mais qui ne rencontrait guère, dans cette génération élevée par les philosophes, de contradicteurs ou de rebelles. Et cela à ce point que ce besoin d'oubli, cette soif de l'ivresse de volupté triomphèrent de toutes les répugnances, de toutes les incompatibilités et produisirent les rapprochements les plus bizarres, les réconciliations les plus inattendues. Ecoutez là-dessus le chroniqueur, dont il faudra à temps gazer pudiquement les naïves révélations.

Après avoir franchi la première grille — j'ai déjà dit qu'il y en a quatre — vous vous trouvez dans une enceinte formée toute de barreaux de fer. Lorsque les communications avec l'extérieur subsistaient, c'est là que les prisonniers de ce côté voyaient leurs connaissances. Les femmes dont la sensibilité est plus grande, le courage plus résolu, l'âme plus compatissante, plus portée à secourir, à partager le malheur, les femmes étaient presque les seules qui osassent y pénétrer, et il faut le dire, c'était surtout elles qu'on aimait à y recevoir. Là, les maris redevenaient amants et les amants redoublaient de tendresse ; il semblait qu'on fût convenu de se dépouiller de cette pudeur grimacière, très bonne quand on peut attendre des moments plus favorables et des lieux plus commodes. Les plus tendres baisers étaient sans cesse pris et rendus sans résistance comme sans scrupule, etc.

 

L'auteur ne se fait pas faute d'insister à plusieurs reprises sur des détails dont la nudité est loin d'être innocente et à besoin de la feuille de vigne.

Revenons au côté des Douze. Ce côté a aussi une cour qu'occupent les femmes. La partie occupée par les hommes n'a d'autre promenade qu'un corridor obscur, dans lequel il faut tenir le jour un réverbère allumé, et un petit vestibule, séparé de la cour des femmes par une grille. Les hommes peuvent parler aux femmes, même les embrasser à travers cette grille, et plus d'une fois les tendres épanchements de l'amour ont fait oublier aux malheureux l'horreur de leur demeure.

 

Ces récits cythéréens, qui contrastent si fort avec leur cadre, paraîtraient incroyables s'ils n'étaient confirmés par le témoignage du comte Beugnot dont les souvenirs de 93 sont pleins de tableaux semblables, peints d'une touche vive et fine, qui atteste le spectacle vu, vécu, l'observation d'après nature.

Au milieu de ces tableaux lugubres qui se renouvelaient chaque jour, les femmes françaises ne perdaient rien de leur caractère ; elles sacrifiaient avec assiduité au besoin de plaire. La partie de la prison que nous habitions donnait sur la cour des femmes. Le seul local où nous pouvions respirer un peu moins mal à notre aise était un local de dix à douze pieds de long sur sept de large, formé de deux cintres de voûte, qui servait de repos à l'escalier et de passage de la cour des femmes au guichet. Cette espèce de corridor était fermé, du côté de la cour, par des grilles de fer, mais dont les barreaux n'étaient pas tellement resserrés qu'un Français n'eût jamais qu'à se désespérer.

Le corridor était notre promenade favorite ; c'était la seule ; nous y descendions dès qu'on nous avait extraits de nos cachots. Les femmes sortaient à la même heure, mais pas aussitôt que nous. La toilette revendiquait ses imprescriptibles droits. On paraissait le matin dans un négligé coquet, dont les parties étaient assorties avec tant de fraîcheur et de grâce, que l'ensemble n'indiquait pas du tout qu'on eût passé la nuit sur un grabat, et le plus souvent sur une paille fétide. En général, les femmes du monde qu'on conduisait à la Conciergerie y conservaient jusqu'au bout le feu sacré du bon ton et du goût. Quand elles avaient paru le matin en négligé, elles remontaient dans leurs chambres, et sur le midi, on les voyait descendre habillées avec recherche, coiffées avec élégance. Les manières n'étaient pas celles du matin ; elles avaient quelque chose de plus prononcé et une sorte de dignité ; sur le soir, on paraissait en déshabillé. J'ai remarqué que presque toutes les femmes qui le pouvaient étaient fidèles aux trois costumes de la journée ; les autres suppléaient à l'élégance par la propreté compatible avec le local. La cour des femmes possédait un trésor, une fontaine qui leur donnait de l'eau à volonté ; et je considérais chaque matin ces pauvres malheureuses qui n'avaient apporté avec elles, qui ne possédaient peut-être qu'un seul ' vêtement, occupées autour de cette fontaine à laver, à blanchir, à sécher avec une émulation turbulente. La première heure du jour était consacrée par elles à ces soins, dont rien ne les aurait distraites, pas même un acte d'accusation. Richardson a observé que le soin des hardes et la fureur de faire des paquets balançaient s'ils ne dépassaient, dans l'esprit des femmes, les plus hauts intérêts.

Je suis persuadé que, à cette époque, aucune promenade de Paris n'offrait de réunions de femmes mises avec autant d'élégance que la cour de la Conciergerie, à midi ; elle ressemblait à un parterre orné de fleurs, mais encadré dans du fer. La France est probablement le seul pays et les Françaises les seules femmes du monde capables d'offrir des rapprochements aussi bizarres, et de porter sans effort ce qu'il y a de plus attrayant, da plus voluptueux, au sein de ce que l'univers peut offrir de plus repoussant et de plus horrible. J'aimais à considérer les femmes à midi ; mais je préférais leur parler le matin, et je prenais ma part des entretiens plus intimes du soir, quand je ne courais risque de troubler le bonheur de personne ; car le soir, tout était mis à profit, les ombres croissantes, la fatigue des guichetiers, la retraite du plus grand nombre des prisonniers, la discrétion des autres, et dans ce moment de paix qui prélude à la nuit, on a béni plus d'une fois l'imprévoyance de l'artiste qui a dessiné la grille. Cependant les êtres capables de cet inexplicable abandon avaient leurs arrêts de mort dans la poche...

J'ai été à peu près témoin de quelque chose de plus fort en ce genre. Une femme âgée de quarante ans, mais fraîche encore et qui conservait de beaux traits et une taille élégante, fut condamnée à mort dans la première décade de frimaire, avec son amant, officier dans l'armée du Nord, jeune homme qui paraissait réunir un esprit élevé à une charmante figure. Ils descendirent du tribunal vers les six heures du soir. On les sépara pour la nuit.

La femme sut mettre en œuvre des moyens de séduction dont elle usa avec succès. Elle obtint qu'on la réunirait à son amant. Ils donnèrent cette dernière nuit aux amours, épuisèrent encore une fois la coupe de la volupté, et ne s'arrachèrent en quelque sorte des bras l'un de l'autre que pour monter sur la fatale charrette.

Je n'ai jamais pu que m'étonner de cet héroïsme, pour lequel je ne me sentais pas fait du tout. Il n'est pas encore décidé dans mon esprit s'il dégradait ou s'il rehaussait le peuple qui en a fourni des exemples ; mais du moins est-il vrai qu'il lui donne une physionomie qui n'est qu'à lui. Le voisinage des femmes nous procurait des dissipations moins sérieuses et dont j'étais plus jaloux. Il nous arrivait souvent de déjeuner avec elles. Des bancs à peu près à hauteur d'appui étaient adaptés de part et d'autre à la grille ; on y posait pêle-mêle et avec toute la confusion du local et du moment, non pas les apprêts mais les services du déjeuner, et s'il restait quelque espace du côté des femmes, les grâces ne manquaient pas de s'en emparer. A la vérité ce n'était pas de celles qui se déploient avec abandon sur une chaise longue, et qui s'arrondissent autour d'un thé élégant ; elles étaient moins empruntées et bien plus piquantes. Là, tout en dépêchant des mets que l'appétit assaisonnait un dépit du fournisseur, les propos délicats, les allusions fines, les reparties brillantes étaient échangés d'un côté de la grille à l'autre. On y parlait agréablement de tout sans s'appesantir sur rien. Là, le malheur était traité comme un enfant méchant dont il ne fallait que rire, et dans le fait on y riait très franchement de la divinité de Marat, du sacerdoce de Robespierre, de la magistrature de Fouquier, et on semblait dire à toute cette valetaille ensanglantée : Vous nous tuerez quand il vous plaira, mais vous ne nous empêcherez pas d'être aimables[1].

 

Nous pourrions citer plus d'un autre exemple du même genre. Il nous a suffi de donner une idée de l'exaltation d'imagination et de sensibilité développée chez les hommes et surtout chez les femmes par les épreuves de la Terreur et le régime des prisons, des comédies et des drames d'amour qui s'y nouèrent ou s'y dénouèrent au milieu de rires intrépides ou de larmes sublimes, des idylles imprévues qui s'épanouirent au pâle rayon des préaux, des romans hâtifs dont l'appel du pourvoyeur du tribunal révolutionnaire força de précipiter les dernières pages, des fleurs de poésie et de sentiment qui y poussèrent dans la mélancolie et dans la solitude, et que le bourreau étouffa dans le sang. Il nous a suffi d'indiquer surtout le trait caractéristique, la note dominante de cette étude.

La leçon qui en découle, la moralité qui s'en dégage, c'est l'incontestable supériorité morale de la femme sur l'homme, durant cette épreuve de la Terreur, au point de vue du courage et du dévouement, de la pitié et de l'amour. Il n'y' a qu'un cri là-dessus parmi les nombreux annalistes des prisons. Tous s'inclinent devant la femme, la glorifient et la bénissent, pour les consolations qu'ils lui ont dues, pour les exemples qu'ils en ont reçus d'abnégation toujours et souvent de vertu. Tous, dans des hommages empreints de la sentimentalité déclamatoire du temps, mais émus et sincères, tombent à tour de rôle aux pieds de ce sexe auquel les prisonniers de la Terreur ont dû, en dépit des geôliers et des sentinelles, des murailles et des verrous, la mère dévouée, l'épouse fidèle, la fille intrépide, la sœur tendre, la maîtresse parfois héroïque, pourvoyeuses infatigables, solliciteuses sans découragement, messagères des espérances du salut ou des suprêmes adieux, que ne rebutaient pas les plus répugnants moyens de communication, et qu'on entendit plus d'une fois porter jusqu'à travers les fétidités d'un canal d'égout, au père, au mari, à l'amant, les nouvelles où ils puisaient le courage de vivre ou celui de mourir.

Il y a lieu d'insister là-dessus, ne fût-ce que pour ennoblir notre sujet et corriger la vulgarité inévitable du tableau de certaines défaillances, par la touchante poésie des épisodes, plus nombreux encore, de courage et de dévouement dont abonde l'histoire des prisons.

Beaulieu rappelle avec émotion que le dévouement de sa femme et de bien d'autres était parvenu à apprivoiser un geôlier suisse, nommé Straale, et à dompter cet ours des prisons jusqu'à en faire le complice et le complaisant de toutes les petites fraudes imaginées par une ingénieuse tendresse pour adoucir le sort de ceux qui leur étaient chers.

Ma femme venait tous les jours, avec un enfant de quelques mois qu'elle allaitait, passer deux ou trois heures à la porte de la prison, ou rôder dans le jardin avec cette innocente créature, sous les fenêtres du terrible château. Straale avait l'air de la repousser avec rudesse, et cependant il était rare qu'il ne lui accordât pas tout ce qu'elle demandait. Les complaisances de cet honnête homme étaient pour moi du plus grand prix. Séparé de ce qui m'était le plus cher au monde et n'osant espérer que ce ne serait pas pour jamais, un mot qui m'était transmis de la part de cette femme infortunée, que sa conduite rendait si intéressante, que rien ne fatiguait, quoiqu'elle fût de la complexion la plus délicate, me causait un ravissement inexprimable.

Et après un mélancolique retour sur le passé, sur cette femme dont le dévouement avait été à la hauteur de toutes les épreuves et lui avait fait bénir jusqu'à cette captivité qui lui avait permis de la mieux connaître et de l'admirer autant qu'il l'aimait, sur cette femme que de nouvelles vicissitudes, que de nouvelles angoisses, supérieures non à son courage, mais à sa force, moissonnèrent prématurément, ainsi que son enfant, Beaulieu paye en ces termes émus un juste tribut d'éloges au sexe tout entier que la Terreur ne put terrifier, et qui y développa, mêlées aux délicatesses féminines, des énergies viriles si inattendues :

L'hommage que je rends ici à l'infortunée qui m'a appartenu est commun à la généralité des femmes françaises pendant la Révolution ; il serait difficile de montrer plus de constance, plus de courage, plus de perspicacité à consoler, à préserver les objets de leur tendresse et même ceux à qui elles n'étaient attachées que par les convenances et les liens du devoir ; elles se sont élevées au-dessus des hommes dans cette dangereuse circonstance. Les amis, les frères ont fui leurs amis, leurs frères ; ils osaient à peine approcher des lieux de leur détention ; ils osaient à peine élever la vue sur les tours qui les renfermaient... Les femmes seules ont tout bravé.

Un autre chroniqueur, celui auquel nous devons la Relation de la captivité à la Mairie, à la Force et au Plessis, s'écrie à son tour :

La Révolution a mis à découvert le côté faible des hommes : égoïstes, craintifs ou dissimulés, ils ont toujours marché de profil, recherchant les hommes en place, les sacrifiant à leur chute. Les femmes, au contraire, ont retrempé leurs âmes dans le désordre commun ; elles ont tout bravé pour donner consolation à l'infortune et asile à la proscription...

Que de ruses ingénieuses, s'écrie à son tour l'auteur de la Relation sur le Luxembourg, que d'artifices innocents la tendresse inventait pour tromper la vigilance des cerbères et essuyer les larmes de l'amitié ! Dans une botte d'asperges bien serrées les unes contre les autres, on trouvait un petit mot d'écrit ; dans un ourlet, une main habile cousait une lettre consolante ; dans le corps d'un poulet, le détenu trouvait des aliments pour son cœur ; on enveloppait du beurre, du fromage, des œufs ou du fruit dans différents morceaux de papier qui, rapprochés les uns des autres, offraient un journal intéressant ou des lignes tracées par l'amour.

Tendres écrits, dit encore le chroniqueur de la Force, serments d'être fidèles, de secourir le malheur, de n'abandonner jamais la nature et l'innocence, vous surpreniez la vigilance de nos féroces gardiens dans le pli d'un mouchoir, dans le bec d'un pigeon, dans l'ourlet d'une cravate ; vous nous portiez des paroles, d'amour, de tranquillité et d'espérance !

A cette même prison du Luxembourg, un petit chien, digne messager de la fidélité, servait de courrier entre un détenu et sa femme, portant autour de son cou sa boîte à lettres sous la forme d'un collier.

Beugnot, dans ses Mémoires, a raconté avec quelle intrépidité industrieuse sa femme s'attacha à son sort, en adoucit l'amertume, en corrigea la rigueur, lui porta sans se rebuter des habits et des vivres sous le déguisement d'une des pourvoyeuses de la geôle, et obtint de haute lutte avec l'administrateur de police Danger son transfert à la Force, c'est-à-dire pour lui l'oubli et le salut. C'est lui qui nous l'a montrée, dans une scène cornélienne, lui faisant promettre de ne recourir au poison libérateur, qu'après lui avoir fait des adieux, durant lesquels sans doute elle espérait obtenir de le partager avec lui ; et plus tard, malade, un moment mourante des fatigues et des émotions de son dévouement, ne croyant pas avoir acheté trop cher le salut de son mari au prix de sa santé et de sa beauté, dont les fièvres de la Terreur dévorèrent la fleur.

Car si les exemples du dévouement, de l'héroïsme de l'amour libre, romanesque, sensuel, ne manquent pas dans l'histoire intime des prisons, les exemples du dévouement, de l'héroïsme de l'amour conjugal ne leur cèdent en rien, et y sont encore plus nombreux. On peut dire que la famille sortit épurée, régénérée, revivifiée de ces épreuves terribles d'une société qui en avait si fort miné la base, le mariage, dont les étais furent de nouveau cimentés par les larmes de la pitié, de l'admiration, de la gratitude, comme la persécution rendait au clergé étonné de compter des martyrs, un prestige nouveau, et restaurait et solidifiait, en mêlant à leurs poussières le sang des Carmes et de l'Abbaye, les autels profanés et diffamés. Nous insistons avec plaisir sur ces détails, qui nous en feront pardonner d'autres moins édifiants ; ils sont tous à l'honneur de ce sexe qui compta encore plus de femmes fortes que de femmes faibles dans les prisons de la Terreur. L'œil s'arrête avec respect et attendrissement sur des figures comme celles de madame Beugnot, de madame Roucher, de madame de Lamartine et de tant d'autres, célèbres ou inconnues, dont l'admiration a inspiré à M. de Ségur sa Galerie morale des femmes, et à Legouvé son poème du Mérite des femmes.

Il est doux, au sortir de ces relations souvent trop indiscrètes, malgré leurs réticences, et qu'anime le sourire malin d'une philosophie ironique et sceptique, de rentrer dans la connaissance du régime et de la vie des prisons par une autre porte que celle des témoignages médisants et de la chronique scandaleuse. Ce dédommagement compensateur, réparateur de tant de révélations scandaleuses, nous le devons à ces confidences de Beugnot, de Boucher, qui nous montrent la captivité sous un aspect beaucoup plus édifiant, et nous racontent par quels miracles d'industrie et de courage, le dévouement conjugal ou filial permit à certains détenus de goûter jusqu'au bout le bonheur domestique en prison, d'y continuer pour ainsi dire, grâce à de fréquentes visites et à de plus fréquentes lettres, les travaux, les devoirs, les plaisirs, de la vie de famille.

Les deux volumes publiés par le gendre de Boucher, M. Guillois, après la réaction thermidorienne, et qui contiennent sous ce titre heureux de Consolations de ma captivité, que le poète prisonnier leur avait donné lui mime, le Recueil des lettres qu'il échangea presque quotidiennement durant une année avec sa femme, sa fille et ses amis sont, en ce genre, un monument unique, d'un intérêt historique, d'un charme littéraire et d'un attrait moral que nous ne pourrions trop signaler et louer. Le cœur y double le talent de Roucher en lui prêtant de ces pensées et de ces mots qui ne viennent pas de l'esprit.

Il gagne à la lecture de ces épanchements d'une âme douce et honnête, dont l'épreuve de la 'captivité, qui en abattit tant d'autres, avait au contraire tendu les ressorts jusqu'à la vertu, de mériter encore plus notre estime comme homme que comme poète ; et nous ne pouvons refuser à ses lettres un hommage d'admiration attendrie que n'obtiennent pas souvent ses vers.

Nous y gagnons, nous, de terminer sur une impression salutaire, sympathique, à l'honneur d'une société parfois calomniée, où le feu sacré des anciennes mœurs ne s'était point partout éteint, à l'honneur de la nature humaine qui se réhabilite à nos yeux par quelques graves et pures figures, par quelques beaux caractères que la décadence et la corruption universelle ont respectés et font ressortir ; nous y gagnons de terminer, sur quelques rafraîchissants, rassérénants exemples de fidélité conjugale et de vertu domestique, cette histoire intime de la prison révolutionnaire, qui nous en offre tant de contraires.

Roucher fut d'abord enfermé à Sainte-Pélagie, où il passa quatre mois en bonne compagnie, car il avait pour compagnons de disgrâce et de captivité le ci-devant comte d'Estaing, le vainqueur de la Grenade, le ci-devant duc de Lauzun, et le peintre Robert, qui n'avait que la noblesse du talent et de la réputation, dont les révolutions ne dégradent pas. Hormis que sa chambre était triste et que le soleil n'y entrait pas, Roucher, il le reconnaît lui-même, sans un élan de reconnaissance, vécut à Sainte-Pélagie, où il était couché sur ses matelas, où il écrivait sur son bureau, où il étudiait dans ses livres, où il mangeait une nourriture apprêtée au foyer domestique, où il recevait la visite de sa fille Eulalie, où on lui permettait de garder des journées entières son fils Emile aussi bien qu'il soit permis de l'être lorsque, ne l'ayant pas mérité, on regrette la présence journalière de sa femme, de ses enfants et de ses amis.

Quand il fut transféré à Saint-Lazare, Roucher ne perdit pas au change. Il dit adieu sans regret à la chambre morne et froide, au corridor bruyant, au poêle commun où, comme dans une tabagie anglaise après dîner, son odorat de poète botaniste, habitué au parfum des fleurs, se révoltait contre la fumée nauséabonde des pipes, et où sa verve patriotique s'éteignait au milieu du bruit grossier des verres et des chansons de corps de garde et d'estaminet, célébrant, à la façon populaire, la prise de Toulon.

Roucher écrivait le 24 pluviôse an II à Mme L..., une de ses amies :

Si j'étais ici, ma bonne amie, aussi près de vous et des miens que je l'étais à Sainte-Pélagie, loin de me plaindre de ma translation, je m'en louerais hautement. Une situation aussi avantageuse que celle de Saint-Lazare, et pour l'étendue, et pour l'air, et pour la perspective, n'est nullement comparable à celle d'une prison obscure, étroite, privée d'air et entourée de toutes parts de hautes murailles. J'avais, à la vérité, une cellule où je ne dépendais que de moi seul, pour mon sommeil et mon travail, et ce motif, joint à celui de la proximité, m'avait accoutumé aux grilles, aux verrous et au peu d'air respirable... A Saint-Lazare, au contraire, on ne rencontre rien de ce qui importune ou fatigue les yeux et les poumons. Ma chambre, placée au troisième, donne, par une très grande fenêtre, juste sur le milieu d'une bien belle cour intérieure, au delà de laquelle s'étend un immense parc, auquel s'associe la vue des faubourgs et de la campagne que termine au bout de l'horizon le mont Valérien.

Quant aux jouissances intérieures, ce sont, à chaque étage, quatre larges et longs corridors qui communiquent librement entre eux, et la faculté pleine et entière de se promener au grand air dans la vaste cour dont je vous ai parlé.

La petite poste se charge de nos lettres cachetées après que nous les avons fait viser chez le concierge. Elle nous apporte les réponses cachetées de même, et nous les recevons à l'instant de leur arrivée, quand elles ont passé par le même examen. Dans tout cela il y a, vous le voyez, de très bons motifs pour se retrouver mieux ici que dans la rue de la Clé. La subsistance journalière ne peut pas m'arriver, il est vrai, aussi commodément ; mais ce n'est pas là un grand inconvénient, quand, d'un autre côté, on n'est pas assez sybarite pour vouloir chaque jour des provisions fraîches ; et qu'importe la nouveauté pourvu qu'elles soient saines ! Je vous assure qu'avec de l'appétit — et le grand air ici l'augmente — on trouverait notre nourriture excellente, quand même elle serait Moins 'bonne que celle qui m'arrive.

 

Nous avons cité deux longs fragments de cette lettre, parce qu'ils contiennent des détails précieux sur le régime intérieur, pendant la phase de bénignité que nous avons trouvée à peu près partout, de cette prison de Saint-Lazare, à laquelle nous avons tant de raisons de nous intéresser littérairement puisqu'elle compta sur le livre d'écrou des noms aussi chers aux lettres que ceux de Roucher et d'André Chénier.

Cette intéressante et touchante correspondance de Roucher avec sa fille, sa femme et ses amis, est d'ailleurs d'une saveur d'honnêteté, d'un parfum de vertu et de piété domestique qui pénètre et attendrit le lecteur. Il est impossible de lire sans émotion, les lettres où Roucher réconforte le courage de sa femme[2], pourvoyeuse infatigable, nouvelliste industrieuse, providence vigilante de son foyer de captivité comme de son foyer de liberté, que les soucis et les craintes de sa tâche multiple abattent physiquement et moralement, qui a ses crises de doute et de défaillance pendant lesquelles, minée par une .si longue absence du chef de famille, elle se sent achevée par la pensée d'une séparation plus cruelle encore et pleure d'avance des larmes de veuve.

Roucher, qui a pour résister à la captivité, — bien qu'au printemps le souvenir de ses promenades champêtres le remplisse de mélancoliques regrets, — le travail, une société choisie, des compagnons d'infortune instruits et aimables comme Chabroud et Robert, qui peut lire et dédier tour à tour ses vers à de gracieuses pécheresses réhabilitées par la charité, comme Mademoiselle Dervieux, ou à d'honnêtes et charmantes femmes comme la mère du jeune de Maillet, Roucher, qui a toutes les ressources contre l'ennui et en plus la paix de la conscience et les illusions d'un candide optimisme politique, Boucher qui peut, par une double faveur prolongée jusqu'aux derniers temps de sa détention, achever tour à tour épistolairement l'éducation littéraire et morale de sa fille Eulalie, et commencer verbalement celle de son fils Emile, poétique Joas qui dort dans la chambre de son père, à si peu de distance du coup qui le fera orphelin, Roucher est moins à plaindre que sa femme.

Aussi c'est lui qui la console, qui la distrait, qui la récompense par les plus justes éloges et les plus tendres hommages d'un dévouement conjugal et maternel dont elle a mérité de demeurer une des plus sympathiques images, une des personnifications les plus caractéristiques.

Parmi ces illustrations, ces héroïnes de l'amour conjugal et maternel, il faut encore citer madame de Lamartine, la mère du grand poète, qui a dû à son influence le meilleur de son cœur et de son talent. Son fils lui a rendu maintes fois hommage, nulle part avec plus d'éloquence et de charme que dans le livre qu'il a consacré entièrement à la mémoire maternelle, qui est comme son monument littéraire, et qu'il a intitulé : le Manuscrit de ma mère. C'est à ce livre, où madame de Lamartine se peint et se loue elle-même, sans le savoir, dans ses propres confidences à Dieu, qui n'étaient point destinées aux hommes. et auxquelles le public a été initié dans une respectable intention d'hommage et d'exemple, c'est à ce livre que nous emprunterons les curieux et touchants détails qui suivent.

Le père de Lamartine eut le courage de refuser à ses amis d'émigrer, il eut aussi celui de refuser le serment à des ennemis et il donna sa démission d'officier, mais non de serviteur fidèle et de courtisan du malheur. Il fut du nombre des hommes de cœur qui, sans illusion sur la durée de l'intermède de sécurité relative due à l'acceptation de la Constitution de 1791, se rangèrent autour du roi menacé, et après avoir perdu le droit de lui servir de gardes, le reprirent au jour du danger. Blessé au 10 août en défendant les Tuileries contre l'assaut populaire, arrêté, puis délivré par un hasard miraculeux, M. de Lamartine ne revint dans ses foyers que pour être de nouveau signalé, arraché aux bras de sa femme, qui nourrissait alors son fils Alphonse, et enfermé dans la prison de Mâcon, pendant qu'elle demeurait seule dans l'hôtel de son beau-père, sous la surveillance de quelques soldats de l'armée révolutionnaire.

Séparés par les murs d'une prison, M. et madame de Lamartine ne cessèrent. point pour cela de se voir ni même de s'entendre. La haine ne saurait songer à tout, au contraire de l'amour, qui profite aussitôt du moindre oubli de la haine. L'amour, qui est plus fort que la mort, est aussi plus fort que la captivité. Il lui suffit d'une occasion, d'une facilité, si petite qu'elle soit, d'une maille relâchée, et aussitôt le réseau est ouvert et, à défaut de la délivrance, la consolation y passe.

Sur les derrières de l'hôtel de mon grand-père, qui s'étendait d'une rue à l'autre, il y avait une petite maison basse et sombre, qui communiquait avec la grande maison par un couloir obscur et par des petites cours étroites et humides comme des puits. Cette maison servait à loger d'anciens domestiques retirés du service de mon grand-père, mais qui tenaient encore à la famille par de petites pensions qu'ils continuaient de recevoir et par quelques services d'obligeance qu'ils rendaient de temps en temps à leurs anciens mettes; des espèces d'affranchis romains comme chaque famille a le bonheur d'en conserver. Quand le grand hôtel fut mis sous le séquestre, ma mère se retira seule avec une femme ou deux dans cette maison ; un autre aurait l'attirait encore.

Précisément en face de sa fenêtre, de l'autre côté de cette ruelle obscure, silencieuse et étroite comme une rue de Gênes, s'élevaient et s'élèvent encore aujourd'hui les murailles hautes et percées de rares fenêtres, d'un ancien couvent d'Ursulines..... Comme les prisons ordinaires de la ville regorgeaient de détenus, le tribunal révolutionnaire de Mâcon fit disposer ce couvent en prison supplémentaire. Le hasard ou la Providence voulut que mon père y fut enfermé. Il n'y avait ainsi entre le bonheur et lui, qu'un mur et la largeur d'une rue...

 

Par un autre hasard heureux le geôlier avait été, quinze ans auparavant, cuirassier dans la compagnie de celui qu'il avait maintenant mission de garder, grâce à un renversement de conditions qui ne fit rien perdre à ce brave homme de son respect et l'excita au dévouement. Pour unique faveur le prisonnier sollicita celle, très peu disputée, d'être logé seul dans un coin du grenier. Une lucarne haute, ouvrant sur la rue, lui laisserait du moins la consolation de voir quelquefois, à travers les grilles, le toit de sa propre demeure. Ce logement solitaire lui fut accordé. Il s'installa sous les tuiles à l'aide de quelques planches et d'un misérable grabat.

Par une coïncidence qui n'a rien que de naturel, le même sentiment, le même désir, le même espoir qui avaient inspiré au prisonnier la demande d'une cellule ayant vue sur la rue, avaient poussé sa femme à monter plusieurs fois par jour au grenier de sa maison. Il arriva bien vite que les deux observateurs, les deux rêveurs plongeant, chacun de leur côté, des regards avides sur les toits qui leur faisaient face se virent, se reconnurent et se parlèrent avec ce langage des yeux que rien ne saurait intercepter.

Leurs âmes s'émurent, leurs pensées se comprirent, leurs signes suppléèrent à leurs paroles, de peur que leur voix ne révélât aux sentinelles dans la rue leurs communications. Ils restaient ainsi plusieurs heures de la journée assis l'un en face de l'autre. Toute leur âme avait passé dans leurs yeux. Ma mère imagina d'écrire en gros caractères des lignes concises, contenant en peu de mots ce qu'elle voulait faire connaître au prisonnier. Celui-ci répondait par un signe. Dès lors les rapports furent établis. Ils ne tardèrent pas à se compléter. Mon père, en qualité de chevalier de l'arquebuse, avait chez lui un arc et des flèches, avec lesquels j'ai bien souvent joué dans mon enfance. Ma mère imagina de s'en servir pour communiquer plus complètement avec le prisonnier. Elle s'exerça quelques jours dans sa chambre tirer de l'arc, et quand elle eut acquis assez d'adresse pour être dire de ne pas manquer son but à quelques pieds de distance, elle attacha un fil à une flèche et lança la flèche et le fil dans la fenêtre de la prison. Mon père cacha la flèche et tirant le fil à lui, il amena une lettre. On lui fit passer par ce moyen, à la faveur de la nuit, du papier, des plumes, et de l'encre même. Il répondait à loisir. Ma mère avant le jour venait retirer, de son côté, les longues lettres dans lesquelles le captif épanchait sa tendresse et sa tristesse, interrogeait, conseillait sa femme et parlait de son enfant. Ma pauvre mère m'apportait tous les jours dans ses bras au grenier, me montrait à mon père, m'allaitait devant lui, me faisait tendre mes petites mains vers les grilles de la prison, puis me pressant le front contre sa poitrine, elle me dévorait de baisers, adressant ainsi au prisonnier toutes les caresses dont elle me couvrait à son intention.

 

Ce bonheur de se voir de loin et de s'entretenir par signes ou par lettres ne fut pas le seul. Rien n'est impossible à deux êtres qui s'aiment. Ils finissent toujours par se rejoindre.

De temps en temps, quand la nuit était bien sombre, la lune absente et les réverbères éteints par le vent d'hiver, la corde à nœuds glissait d'une fenêtre à l'autre, et mon père venait passer des heures inquiètes et délicieuses auprès de tout ce qu'il aimait.

 

Dix-huit mois se passèrent ainsi, amers et doux à la fois. Puis vint le 9 thermidor et cette révolution de la terreur et de la pitié, faite par des gens las de trembler, et qui tuaient pour ne pas être tués. Leur délivrance devint la délivrance universelle. Les prisons se rouvrirent, les tribunaux révolutionnaires lâchèrent leur proie. La famille de Lamartine épargnée, et à qui la révolution n'avait coûté que des larmes, se reconstitua autour des al eux, pleins de jours, étonnés de mourir dans leur lit, sous le toit héréditaire reconquis. Toujours fier et droit, le père de Lamartine refusa de profiter, au mépris des traditions, des lois nouvelles, et abandonna à son frère aîné la fortune dont il eût pu revendiquer sa part égale. Il renonça aux bénéfices d'un partage et s'en tint à la modique légitime que son contrat de mariage lui avait assurée. Jusqu'au jour où la mort rétablit les choses et lui rendit progressivement par droit de succession l'opulence qu'il avait sacrifiée au scrupule d'honneur et d'obéissance, il alla vivre pauvre, libre et heureux dans la petite terre de Milly, gentilhomme à 3.000 livres de rentes, agriculteur et chasseur, trouvant que pour la santé de l'âme et la joie du cœur un foyer modeste gardé par une femme sage et pieuse, au besoin intrépidement dévouée, et une table frugale, couronnée de beaux enfants, sont encore ce qu'il y a de meilleur et de plus sûr en ce monde.

Les honnêtes femmes n'étaient pas les seules à avoir et à montrer du courage.

C'est Beugnot aussi qui nous a montré une femme, et une femme de la dernière lie populaire et galante, une fille, ennoblie depuis par son courage et rachetée par sa charité, reprochant au duc du Châtelet éperdu, un accès de faiblesse honteux et le faisant remonter de sa déchéance à l'honneur de son nom et à la dignité de son rang par la plus inattendue des mercuriales sur ces lèvres souillées par la prostitution :

Je n'ai vu qu'un seul homme donner des marques de pusillanimité, ce fut M. du Châtelet. Il arriva des Madelonnettes dans un pitoyable état d'ivresse.

On le jeta sur un grabat, où il passa la nuit. Le lendemain, il avait retrouvé sa raison et n'y gagnait guère. Il colportait çà et là ses plaintes, ses larmes, ses regrets, et paraissait stupéfait de ne rencontrer personne disposé à se mettre à l'unisson avec lui. Il se présenta à la grille des femmes, et là comme ailleurs il pleurait et marmottait des lamentations. Une fille, plus qu'une fille, le regarde comme un objet nouveau et se fait expliquer ce qu'il est. Mieux instruite, elle s'approche et lui dit : Fi donc ! vous pleurez ? sachez, monsieur le duc, que ceux qui n'ont pas de nom en acquièrent un ici, et que ceux qui en ont un doivent savoir le porter. On devine que le personnage de qui partait cette verte leçon était un aristocrate, et rien de si vrai. On demandera où diable l'aristocratie allait se nicher ? Elle s'est nichée là, chez une malheureuse fille des rues, qui, soutint jusqu'au bout son rôle avec un genre d'héroïsme dont n'aurait été susceptible aucune des virtuoses des salons de Coblentz.

Celle qui parlait ainsi et qui agit encore mieux, trouvant une mort de martyre pour finir et purifier une vie de courtisane, c'était cette Eglé dont il faut emprunter à Beugnot le curieux et intéressant portrait.

Elle s'appelait Eglé, et était âgée de dix-sept à vingt ans ; elle logeait depuis deux ans, rue Fromenteau, où elle était descendue d'un galetas du faubourg Saint-Antoine. La malheureuse avait été victime, comme tant d'autres, de la corruption de nos mœurs, et en était devenue ensuite un agent très actif. Une âme s'était conservée forte dans ce corps flétri par mille souillures ; Eglé détestait le nouvel ordre de choses et ne s'en cachait pas. Elle publiait ses opinions au coin des rues, et en accompagnait le développement de propos et de cris séditieux. La police l'avait fait arrêter et conduire à la Conciergerie avec une de ses compagnes à qui elle avait inculqué son poison aristocratique et la rage de le répandre. Chaumette avait eu le projet de faire traduire ces deux malheureuses au tribunal, en même temps que la reine, et de les envoyer toutes trois à la mort sur la même charrette.... Les comités du gouvernement d'alors trouvèrent quelque inconvénient à cette gaieté ; il fut décidé que Marie-Antoinette d'Autriche irait seule à la mort, et on réserva la pauvre Eglé pour une meilleure occasion.

Trois mois s'étaient écoulés depuis la mort de la reine, et il est probable qu'Eglé et sa compagne auraient pu se faire oublier, si la première avait gardé la retenue la plus ordinaire, mais elle aurait trouvé de la honte à dissimuler ou seulement à retenir sa pensée, et elle y donnait un essor tellement séditieux au milieu de la Conciergerie, que Fouquier voulut en finir avec elle.

On ne se donna pas la peine de dresser un nouvel acte d'accusation contre ces deux filles ; on retrouva celui qui avait été préparé lors du projet de Chaumette, et il fut signifié dans sa simplicité première, en sorte qu'Eglé et sa compagne se trouvaient, textuellement et précisément, accusées d'avoir été d'intelligence avec la veuve Capet, et d'avoir conspiré avec elle contre la souveraineté et la liberté du peuple. Je l'ai vu et je l'atteste.

Eglé était fière de son acte d'accusation, mais indignée des motifs qu'il renfermait. Elle ne pouvait pas concevoir qu'on pût mentir d'une manière aussi bête, et lançait contre le tribunal, de ces sarcasmes grivois, qui avaient bien leur mérite, mais dans sa bouche seulement. Je l'interrompais au milieu d'une de ces philippiques, et je lui disais : Malgré tout cela, ma chère Eglé, si on t'eût conduite à l'échafaud avec la reine, il n'y aurait pas eu de différence entre elle et toi, et tu aurais paru son égale. — Oui, me répondit-elle, mais j'aurais bien attrapé nos coquins. — Et comment cela ?Comment ? Au beau milieu de la route je me serais jetée à ses pieds, et ni le bourreau ni le diable ne m'en auraient pas fait relever.

Devant le tribunal, Eglé avoua le propos et les exclamations royalistes qu'on lui imputait ; mais quand on arriva à l'article de ses relations avec la reine : Pour cela, dit-elle, en levant les épaules, voilà qui est beau, et vous avez, par ma foi, de l'esprit ; moi, complice de celle que vous appelez la veuve Capet, et qui était bien la reine malgré vos dents ; moi, pauvre fille, qui gagnais ma vie au coin des rues, et qui n'aurais pas approché un marmiton de sa cuisine ! Voilà qui est digne d'un tas de vauriens et d'imbéciles tels que vous.

Malgré cette sortie, Eglé obtint de la faveur au tribunal. Un juré observa que probablement l'accusée était ivre, lorsqu'elle avait tenu les propos qu'on lui imputait, puisque, dans le moment même, elle n'était pas de sang-froid, et quelques autres jurés, anciennes connaissances de l'accusée, appuyaient l'observation. Eglé repoussa avec le même front et les protecteurs et les motifs de la protection ; elle soutint que, s'il y avait quelqu'un d'ivre dans l'honorable assistance, ce n'était point elle, et pour prouver qu'elle avait tenu à dessein et de sang-froid les propos qu'on lui imputait, elle se mit en devoir de les reproduire dans toute leur vérité, et il fallut prendre des précautions sérieuses pour lui imposer silence. On la força de s'asseoir, et le tribunal passa à sa compagne.

Celle-ci trouva dans les jurés la même sensibilité, sans doute à cause de la même connaissance. Moins décidée qu'Eglé, elle hésitait et acceptait le brevet d'ivresse qui devait la sauver de la mort. Eglé indignée, rompit le silence et cria à sa compagne que sa faiblesse était un crime et qu'elle se déshonorait — le mot est précieux. Elle la rappela au courage et à la vérité ! Celle-ci, confuse et tremblante en face d'Eglé, plus encore que devant ses juges, abjura un moment d'erreur, confessa qu'elle aussi s'était rendue coupable de sang-froid.

Le tribunal mit une juste différence dans sa décision ; il envoya Eglé à l'échafaud comme une aristocrate incorrigible, et se contenta d'enfermer pour quelque vingtaine d'années sa compagne à la Salpêtrière.

A la lecture du jugement, Eglé entendit en souriant les dispositions qui la déclaraient convaincue du crime de contre-révolution et la condamnaient à la mort ; mais quand on vint à l'article de la confiscation de ses biens : Ah ! voleur, dit-elle au président, c'est là que je t'attendais ! Je t'en souhaite de mes biens ! je te réponds que ce que tu en mangeras ne te donnera pas d'indigestion. Eglé, en descendant du tribunal, plaignait sa compagne de sa conduite, et était assez satisfaite dé la sienne ; elle craignait seulement d'aller coucher avec le diable ; je rends ses termes. L'ange de cette prison, le bon M. Emery, la rassura sur cette frayeur et elle sauta sur la charrette avec la légèreté d'un oiseau[3]....

Et maintenant trêve d'anecdotes et de traits isolés. La physionomie de la Terreur en prison est suffisamment indiquée dans ses originalités. Il s'agit d'achever de la caractériser, en ajoutant au tableau l'attrait décisif et touchant de quelques figures choisies, types de pécheresses ou d'héroïnes profanes qu'auréolise dans l'histoire un éternel rayon d'amour ou de pitié, depuis une Amélie de Sainte-Amaranthe ou une marquise de Charry jusqu'à la comtesse de Custine, une veuve aux traits raciniens, et à la cornélienne madame Roland.

 

V

Le 31 juillet 1787, était célébré, dans la chapelle du château d'Anisy, manoir de plaisance de l'évêque de Laon, le mariage de François de Custine et de Delphine de Sabran. L'évêque, monseigneur de Sabran, donnait à sa petite-nièce et à celui qui devenait son petit neveu la bénédiction nuptiale, et prononçait un discours plein de raison et de sentiment, qui attendrissait tout le monde.

Les jeunes époux, dont aucun n'avait vingt ans — la mariée en avait à peine seize — étaient tous deux charmants, tous deux riches, tous deux l'espérance en fleur de deux grands noms. Ils s'unissaient sous les auspices les plus heureux, attrait mutuel, accord de toutes, les convenances, et entraient dans la vie par la porte d'or. François de Custine, fils du gentilhomme accompli, futur héros de la confiance enthousiaste de la Révolution, future victime de son incurable et aveugle méfiance, entrait en ménage avec la jouissance de 30.000 livres de rentes. Sa femme lui apportait deux cent mille livres de dot et une pension de six mille livres, faite par son grand-oncle l'évêque. Tous deux allaient demeurer sous le toit de leur mère et belle-mère, l'excellente et charmante amie du spirituel chevalier, puis marquis, de Boufflers, devenue sa femme aux jours troublés de l'émigration.

C'est elle qui, dans cette exquise Correspondance récemment publiée, nous a tracé les tableaux divers de ces jours de fêtes à la Florian, le déjeuner gala au jardin, les députations enrubannées de bergers et de bergères conduites par le bailli, les compliments naïfs, les chansons badines aux couplets sans fin, le bal champêtre, les parties de pharaon, et la fête allégorique de Philémon et Baucis organisée à l'Elysée de Bartais par le galant chanoine Leclerc, le maître de cérémonies de Monseigneur, et le divertissement des Noces de Gamache, prétexte trouvé par le bon évêque pour donner à dîner à tous ses paysans.

Jetons le voile sur les doux mystères de ces années heureuses qui n'ont pas d'histoire, et arrivons à l'année 1793, où la publicité fait irruption avec la populace dans cette vie tranquille et où Delphine de Sabran, belle-fille et femme de ceux que poursuit, sous le nom des traîtres Custine, la furie révolutionnaire, éprouve, à vingt-deux ans, les plus cruelles douleurs qui puissent mettre en deuil pour jamais le cœur d'une épouse et d'une mère. Comme le tableau a changé, en cinq ans, d'un acte à l'autre de cette vie dramatique !

Nous sommes au milieu du mois d'août 93, aux jours les plus chauds de cet ardent été, le plus chaud du siècle, où un soleil tropical brûlant les cerveaux ajoutait encore à l'exaltation de la fièvre démagogique et patriotique. Le général Custine, accusé de trahison, se défend devant ses juges avec l'énergie de l'honnête homme et du soldat. A l'éloquence de ses colères, de ses plaintes, de ses reproches, une femme frêle comme une jeune fille, gracieuse et charmante en dépit des flétrissures du malheur précoce qui n'a pu éteindre sa beauté, ajoute l'éloquence muette de ses regards, de ses larmes. La constance de son dévouement filial, sa présence continuelle sur les marches du Palais ou sur les bancs du prétoire émeuvent les jurés, attendrissent les tricoteuses, inquiètent Fouquier-Tinville. Elle ne parvient pas à sauver son beau-père, mais lui a rendu doux le passage des dernières espérances aux derniers adieux ; il meurt en chrétien, en soldat, et dans son suprême billet la recommande à son fils en la bénissant (28 août 1793).

Ce fils, qui s'est signalé aussi par son courageux dévouement, qui a fait placarder sur les murs de Paris la défense de son père, ce fils, malgré sa double campagne de volontaire, malgré le service rendu à la Révolution par cette curieuse et étrange mission secrète à Berlin, où Narbonne l'a envoyé pour essayer de débaucher le duc de Brunswick et d'enlever à la coalition future son meilleur général, malgré la hardiesse de ses opinions politiques et philosophiques et les gages donnés aux idées du jour, ce fils est bientôt arrêté, enfermé à la Force et, dès le mois de janvier 1794, il aura payé à l'implacable tyrannie qui peuple les prisons et fatigue l'échafaud la dette du nom qui le condamne.

Admirablement dévouée à son beau-père, Delphine de Custine se montre héroïquement dévouée à son époux. Abandonnant aux soins d'une servante dévouée l'enfant, unique fruit d'une union heureuse ; sorti récemment de son sein, et que son âge met à l'abri de fureurs qui n'épargnent pas les tombeaux, mais pour qui les berceaux sont encore inviolables, madame de Custine ne quitte plus les marches du Palais. Les habits bleus — les gendarmes — de service la connaissent et pour elle adoucissent la rigueur de leurs consignes ; les guichetiers en bonnet rouge la saluent ; les chiens eux-mêmes, farouches pour tout étranger, la regardent comme de la maison, flairent doucement sa robe et, cachant leurs crocs, lèchent ses mains. Et pourtant on sait si ces dogues assermentés sont tendres, eux qu'on voit tous les soirs, chargés de la police des corridors, y faire le vide en quelques sinistres aboiements, eux qui, au besoin, ramènent à l'ordre, en lui prenant le poignet dans la gueule, le prisonnier retardataire ou récalcitrant.

C'est là que pendant plusieurs mois Delphine de Custine vint chaque jour, gagnant peu à peu tout le monde à son charme, au point de se ménager, jusque dans la fille du concierge Le Beau, la complice et l'instrument d'une conspiration de salut qui n'échoua que devant l'héroïque refus de celui qui en était l'objet. Nous trouvons dans la Russie en 1839, l'ouvrage le plus connu de son fils, le marquis Astolphe de Custine, héritier de l'esprit paternel, mais avec une pointe de singularité qui a parfois rendu son personnage équivoque, un récit un peu romancé par sa fantaisie, qui n'en est pas moins aussi touchant que curieux, de cet épisode si honorable de la vie de sa mère, et bien digne de celle dont il trace le portrait suivant :

Il a fallu des combinaisons uniques dans l'histoire pour former une femme telle que ma mère ; on ne retrouvera jamais le mélange de grandeur d'aine et de sociabilité produit en elle par l'élégance et le bon goût des conversations qu'on entendait dans le salon de sa mère, dans celui de madame de Polignac, à Versailles, et par les vertus surnaturelles qu'on acquérait sur les marches de l'échafaud de Robespierre, quand on avait du cœur. Tout le charme de l'esprit français du bon temps, tout le sublime des caractères antiques se retrouvaient en ma mère, qui avait la physionomie et le teint des blondes têtes de Greuze avec un profil grec.

Madame de Custine, selon le récit de son fils, avait comploté, d'accord avec la propre fille du concierge de la Force, Louise Le Beau, qu'elle avait entièrement gagnée à sa cause, de faire sortir son mari de la Force sous des habits de femme. Le succès, favorisé par une fille dévouée, au courant des êtres de la maison, et par une femme résolue, n'avait rien d'invraisemblable.

L'histoire des prisons sous la Terreur est pleine de romans de ce genre, qui n'ont pas tous avorté. M. de Custine n'était pas de haute taille ; il avait une figure assez délicate pour faire illusion ; les factionnaires et les guichetiers étaient habitués à voir presque chaque jour la femme du prisonnier traverser les guichets et gagner la rue accompagnée par la fille du concierge. Il avait donc été convenu, à l'insu du captif, qu'il revêtirait les vêtements de sa femme et s'affublerait du chapeau, du voile et de la robe noire dont elle avait impunément, depuis la mort de son beau-père, affiché le deuil, qu'on n'avait pas, osé lui interdire. Tandis que la fille du concierge gagnerait la rue par un escalier dérobé et une issue secrète gardée par des geôliers sans défiance, madame de Custine, vêtue des habits de Louise, et qui devaient la faire prendre pour Louise, grâce à une assez grande ressemblance physique, accompagnerait jusqu'à la rue son mari, qui, à la faveur de son déguisement, passerait pour madame de Custine.

Malheureusement pour ce petit imbroglio libérateur, M. de Custine refusa obstinément de se prêter à la métamorphose et d'acheter son salut au prix d'un expédient qui lui sembla, malgré tout, hasardeux et indigne de lui. Rien ne put triompher — ni l'image de son enfant évoquée devant lui, ni les prières de sa femme, ni celles de sa complice, qui se jetèrent toutes deux en larmes à ses pieds — de sa fierté de soldat, de ses scrupules de mari et de père. Ne craignant rien pour lui, il craignait tout pour les deux femmes qui se vouaient si aveuglément à sa délivrance.

Il refusa ce sacrifice de leur vie qu'elles faisaient à la sienne. Il ne voulut pas voir le succès ; il ne songea qu'à un échec qui eût été à la fois ridicule, car un homme arrêté sous des habits de femme l'est toujours, et odieux, car l'échec du complot c'était la mort certaine, implacable, à brève échéance, pour les complices de son évasion. Après un admirable et pathétique combat du dévouement qui s'obstinait à sauver Custine contre son dévouement à lui, qui refusait le salut au prix du danger de ses libératrices, il fallut renoncer à la lutte, et Louise, découragée dut entraîner madame de Custine désespérée.

L'ami fidèle qui l'attendait dans la rue, M. Guy de Chaumont-Quitry, ne put que la ramener en voiture chez elle, rue de Lille, avec les trente mille livres en or et le contrat de deux mille livres de rentes qui devaient être le prix de la rançon du prisonnier et assurer, dans sa fuite et dans son exil, le sort de Louise Le Beau.

— Tout est perdu ! s'écria en pleurant madame de Custine, qui se sentait déjà veuve, quand elle put parler librement avec son ami : il ne veut pas se sauver.

— J'en étais sûr, répondit simplement M. de Chaumont-Quitry, qui connaissait bien son ami.

Quelques jours après cette scène cornélienne eut lieu la suprême entrevue dont un incident tout à fait shakespearien changea brusquement les pleurs en un accès de ce rire nerveux, spasmodique, irrésistible, inextinguible, qui est aussi un des éléments et un des résultats de l'émotion tragique.

François de Custine, dans l'intervalle, avait été transféré à la Conciergerie et devait comparaître 'le lendemain devant le tribunal révolutionnaire, embarrasser et irriter ses juges par la précision et la fermeté de ses réponses, et ne se taire que devant l'arrêt de mort qui lui fermait la bouche. Pendant la suprême veille, car il ne pouvait se faire et ne se faisait pas illusion sur le succès de la défense qu'il préparait, il ne manqua pas du moins de la consolation de revoir celle qui avait su, à prix d'or, obtenir la faveur de ses derniers adieux.

Ma mère, dit le marquis de Custine, s'approcha de mon père avec calme, l'embrassa en silence et s'assit pendant trois heures auprès de lui. Durant ce temps, pas un reproche ne fut exprimé : la mort était là. Le sentiment, trop généreux peut-être, qui avait amené cette catastrophe était pardonné, pas un regret ne fut avoué : le malheureux avait besoin de toutes ses forces pour couronner son sacrifice. Peu de paroles furent échangées entre le condamné et sa femme ; mon nom seul fut prononcé plusieurs fois, et ce nom leur brisa le cœur... Mon père demanda grâce... ma mère ne parla plus de moi ; minuit approchait. Craignant de se trouver mal, elle allait se lever et se retirer.

Le condamné l'avait reçue dans une salle qui servait d'entrée à plusieurs chambres de la prison. Cette salle commune était assez grande, basse et obscure ; tous deux s'étaient assis près d'une table sur laquelle brûlait une chandelle ; un côté de la salle était vitré, et derrière les vitres on entrevoyait la figure des gardiens.

Tout à coup on entend ouvrir une petite porte jusqu'à-lors inaperçue ; un homme sort, une lanterne sourde à la main ; cet homme, bizarrement costumé, était un prison. nier qui allait en visiter un autre. Il avait pour vêtement une petite robe de chambre, ou plutôt une sorte de camisole un peu longue bordée de peau de cygne, et dont le nom même était ridicule ; des caleçons blancs, des bas e ; un grand bonnet de coton en pointe, orné d'une énorme fontange couleur de feu, complétaient son ajustement : il s'avançait dans la chambre lentement, à petits pas, glissant comme les courtisans de Louis XV glissaient, sans lever les pieds, lorsqu'ils traversaient la galerie de Versailles.

Quand la figure fut arrivée tout près des deux époux, elle les regarda un instant sans dire mot et continua son chemin ; ils virent alors que ce vieillard avait du rouge.

Cette apparition contemplée en silence par les deux jeunes gens les surprit au milieu de leur désespoir féroce, et sans songer que le rouge n'était pas mis là pour farder un visage flétri, mais qu'il était peut-être destiné à empêcher un homme de cœur de pâlir devant l'échafaud du lendemain, ils partent ensemble d'un éclat de rire terrible ; l'électricité nerveuse triompha un moment de la douleur de l'âme.

L'effort qu'ils faisaient depuis longtemps pour se cacher leurs pensées avait irrité les fibres de leur cerveau ; ils furent surpris sans défense par le sentiment du ridicule, la seule émotion sans doute à laquelle ils ne s'étaient point préparés ; aussi, malgré leurs efforts, ou plutôt à cause de leurs efforts pour rester calmes, ils s'abandonnaient à des rires désordonnés et qui dégénérèrent bientôt en des spasmes effrayants. Les gardiens, que leur expérience révolutionnaire éclairait sur ce phénomène du rire sardonique, eurent pitié de ma mère plus que, dans une autre occasion, quatre ans avant cette époque, la populace de Paris, moins expérimentée, n'avait eu pitié de la fille de Berthier.

Ces hommes entrèrent dans la salle et emportèrent ma mère, pendant une crise nerveuse qui se manifestait par des éclats de rire toujours renouvelés, tandis que mon père resta seul livré aux mêmes convulsions.

Telle fut la dernière entrevue des deux époux et tels furent les premiers récits dont on berça mon enfance.

 

Madame de Custine ne demeura pas sur ces adieux si étrangement interrompus par un double paroxysme nerveux. Elle reçut, le soir même du jour où elle était devenue veuve, une lettre testamentaire, confidente des suprêmes pensées de son malheureux mari et dans laquelle il semblait encore l'embrasser à travers la mort. Nous ne citerons de cette lettre, publiée dans tous les recueils sur les prisons, que quelques fragments caractéristiques de l'homme et du temps. La lettre est écrite au moment de partir pour l'échafaud, le 14 nivôse an II (3 janvier 1794).

Je ne puis mieux commencer ma dernière journée qu'en te parlant des douloureux et tendres sentiments que tu me fais éprouver. Je les repousse quelquefois et quelquefois ils ne peuvent être éloignés. Que vas-tu devenir ? Te laissera-t-on du moins ton habitation, du moins ta chambre ? Tristes pensées, tristes images !

J'ai dormi neuf heures. Pourquoi ta nuit n'a-t-elle pas été aussi calme ? Car c'est ta tendresse, non ta peine, qu'il me faut. Tu sais déjà le sacrifice que j'ai fait : j'ai un pauvre compagnon d'infortune qui t'a vue petite et qui a l'air d'un bon homme ; on est trop heureux en finissant ses maux de soulager ceux des autres ; fais savoir cela à Philoctète ; j'ai oublié de te dire que je m'étais défendu à peu près seul et seulement pour les gens qui m'aiment. Il faut se quitter... je t'envoie mes cheveux dans cette lettre. La citoyenne... promet de te remettre l'un et l'autre ; témoigne-lui-en ma reconnaissance.

C'en est fait, ma pauvre Delphine, je t'embrasse pour la dernière fois ! Je ne puis pas te voir, et si même je le pouvais, je ne le voudrais pas. La séparation serait trop difficile et ce n'est pas le moment de s'attendrir.

La veuve Custine, comme l'appelle l'arrêté du Comité de sûreté générale du 21 ventôse an II, signé Dubarran, David, Lavicomterie, Élie Lacoste, Vadier, Amar, Louis (du Bas-Rhin), qui change la mise en arrestation chez elle, rue de Lille, en ordre d'incarcération à Sainte-Pélagie, et à défaut de place dans toute autre maison d'arrêt, était destinée à épuiser la coupe amère et à éprouver pour son compte les angoisses de la captivité dans l'attente de la mort, après les avoir éprouvées en communion avec son beau-père et son mari.

En vertu de l'ordre précité, elle fut conduite à ce couvent des Carmes, rue de Vaugirard, dont voici l'histoire en raccourci. Ensanglanté par les massacres de septembre, abandonné par les derniers religieux en novembre 92, loué le 4 mars 93 pour trois, six, neuf, moyennant 4.280 livres, aux sieurs Dufrancastel et Langlois, jardinier et traiteur associés, pour l'exploitation des lieux en bal public, dit bal des Tilleuls, il fut enfin converti, par éviction de ces locataires, en suite d'un arrêté du Comité de salut public, en maison de détention (novembre 93), dont le sieur Roblàtre, menuisier, eut la direction en qualité de concierge (21 décembre 1793).

Madame de Custine fut jetée là en mars 1794 et ut à subir tous les inconvénients d'un régime d'installation hâtive et de surveillance rigoureuse, plus sévère que celui de Port-Libre, du Luxembourg et de Saint-Lazare, mais qui n'était pas non plus sans être tempéré par quelques accommodements et quelques compensations. La compagnie, du moins, y était excellente, et le ton généralement digne de cette société, fleur des salons et des boudoirs, que devait moissonner la faux révolutionnaire.

Coittant, qui y fut transféré à la fin de juillet 1794 et qui y regretta amèrement Port-Libre, fait de la prison des Carmes un tableau qui doit avoir été un peu noirci par sa mélancolie, car il ne répond pas tout à fait à celui qu'en a tracé miss Elliott. Il est vrai que depuis mars jusqu'à juillet la Terreur avait redoublé de fureur, à ce point que si les choses avaient duré, le bourreau eût fini par n'avoir plus, comme le montre une estampe ironique du lendemain de thermidor, qu'à se guillotiner lui-même. Ici, dit Coittant, les corridors ne sont point éclairés, on n'a pas toujours la jouissance du jardin ; l'on n'a pu longtemps entrevoir que par leurs fenêtres les femmes qui sont détenues au nombre de vingt, et ne mangent au réfectoire qu'après les hommes.

Les corridors sont vernis ; quoique spacieux, ils sont peu aérés... Les détenus ne soignent point leur personne, comme à la Bourbe : ils sont décolletés, pour la plupart sans cravate ; en chemise, en pantalon, malpropres, les jambes nues, un mouchoir autour de la tête, point peignés, la barbe longue. Les femmes, nos tristes compagnes d'infortune, sombres, rêveuses, sont vêtues d'une petite robe ou d'un pierrot, tantôt d'une couleur, tantôt d'une autre. Du reste, on est assez bien nourri...

Parmi les huit cents personnes qui, du 16 décembre 93 à la fin d'octobre 94, habitèrent la prison des Carmes, et qui y furent, hommes où femmes, contemporains de séjour avec madame de Custine, il faut citer le vicomte Alexandre de Beauharnais, ancien président de l'Assemblée nationale pendant la fuite de Varennes, ancien général en chef de l'armée du Rhin, et sa femme, future impératrice des Français ; le marquis de Kercado, Boucher d'Argis, conseiller au Châtelet ; le prince de Salm-Kirbourg, l'amiral de Montbazon-Rohan, Champrenetz, le clair de lune de Rivarol, le rédacteur des Actes des Apôtres ; Deschamps -Destournelles, ancien ministre ; le maréchal de camp de Gouy d'Arcy, le-général Hoche, le comte de Soyecourt, le duc de Béthune-Charost, M. de Hérault-Caumont, beau-frère de La Roche Jacquelein ; Claude Santerre, ancien commandant de la garde nationale de Paris, Guillaume Vernon, valet de chambre du roi, que l'ordre d'arrestation qualifie facétieusement de Louis le Raccourci, et le poète Vigée. Parmi les femmes, nommons, outre madame de Beauharnais, la duchesse d'Aiguillon, née de Noailles ; madame Charles de Lameth, madame de Bragelonne, supérieure des Ursulines, et sa sœur, la marquise de Paris-Montbrun ; la veuve de Lescot-Fleuriot, ancien maire de Paris...

Madame de Custine fut encore mise là à de rudes épreuves, moins par les rigueurs d'un séjour et d'un régime qu'adoucirent pour elle d'aimables relations, et ces prévenances exceptionnelles qu'attiraient le charme de son visage et le renom de ses infortunes, que par la pensée de son fils, confié aux soins d'une servante alsacienne, Nanette Malriat, qui n'allait trouver personne à ce rendez-vous de Pyrmont, en Westphalie, — où sa maîtresse s'apprêtait à la rejoindre avec un faux passeport quand elle fut arrêtée, sur la dénonciation de sa femme de chambre, — et par la pensée de sa mère, madame de Sabran, qui courait à Berlin, en société avec son fils et le marquis de Boufflers, son futur mari, les bonnes et les mauvaises fortunes de l'émigration.

Elle trouva du moins dans les égards dont l'entouraient la sympathie et l'admiration de ses compagnes et de ses compagnons d'infortune la seule consolation dont fût susceptible sa douleur. Elle était logée dans le même cabinet que madame de Beauharnais, et elles se rendaient réciproquement les services de femme de chambre. Que de confidences curieuses et touchantes durent échanger ces deux femmes si sensibles et si éprouvées ! et quelles conversations intéressantes ce devaient être que celles qui mettaient aux prises l'esprit vif et hardi d'Alexandre de Beauharnais, l'enjouement langoureux de sa femme et les grâces, plus héroïques encore que romanesques, de ces femmes viriles, madame d'Aiguillon, madame de Lameth, madame de Custine, qui n'avaient aucun des préjugés de leur caste et avaient applaudi à la pacifique aurore de cette révolution dont le midi orageux se teignait de sang.

S'il faut en croire cette médisante caillette de miss Elliott, dont les doucereux commérages ne sont pas toujours sans malice, un sentiment plus tendre que l'amitié aurait adouci sur ses derniers jours les regrets d'Alexandre de Beauharnais et troublé la sécurité précaire de sa femme, qui se flattait d'avoir reconquis l'infidèle et se désolait d'avoir à le céder à la mort. S'il eût été épargné, il semble que la rivale de madame de Beauharnais, rivale malgré elle sans doute, eût été madame de Custine. C'est-là un de ces romans comme en ébauchait tant l'oisiveté mélancolique de la prison et dont beaucoup n'eurent point de dénouement ! Écoutez là-dessus miss Elliott :

Elle était jeune, pleine d'imagination ; elle était Française, et au bout de six semaines elle avait repris courage ; si bien que cette pauvre madame de Beauharnais, qui paraissait vraiment trop attachée à son mari, en devint très malheureuse. J'étais sa confidente et j'employai tous les moyens possibles pour persuader Beauharnais de ménager les sentiments de sa femme, qui jusque-là avait voué une amitié sincère à madame de Custine. Je suis loin de supposer que les choses aient dépassé la limite des convenances, mais certainement Beauharnais était plus amoureux que je ne saurais le dire, et la petite femme paraissait répondre assez volontiers à toutes ses attentions.

Toujours est-il que les adieux de Beauharnais à sa femme et à madame de Custine furent doublement déchirants et que, selon miss Elliott, l'une des deux, qui n'était pas sa femme, n'aurait jamais souri depuis la mort de M. de Beauharnais. Le marquis de Custine est naturellement plus réservé ; il se borne à raconter qu'en passant devant sa mère pour aller à l'échafaud M. de Beauharnais lui donna un talisman arabe, monté en bague, qu'elle a toujours conservé comme une relique particulièrement chère à son souvenir.

Madame de Custine, délivrée quelque temps après thermidor, demeura à Paris pour y reconquérir sur la spoliation, avec le même courage opiniâtre qu'elle avait en vain consacré à y défendre la vie de son beau-père et de son mari, les débris de leur fortune. Elle y parvint, vécut sous le Consulat et l'Empire à l'écart des pompes officielles, réfugiée, avec des souvenirs peut-être sans espérance, dans un des fauteuils dirigeants de cette Fronde des salons dont Chateaubriand était le dieu et madame de Staël la prophétesse. Elle illumina un moment sa tête rêveuse du reflet des pruniers rayons de la gloire de l'auteur du Génie du christianisme ; comme madame de Beaumont et après elle, en même temps que madame de Mouchy, madame de Duras et bien d'autres, elle réchauffa son esprit et consuma son cœur au soleil de cet égoïste et décevant génie.

Il demeure de ces intimités romanesques quelques lettres de passion et de jalousie dont Sainte-Beuve a soulevé les voiles, et une page des Mémoires d'Outre-tombe, oraison funèbre insuffisante, hommage distrait payé en menue monnaie d'argent — madame Récamier s'étant réservé tout l'or —, à cette poétique et mélancolique châtelaine de Fervacques, qui, ayant ramassé le sceptre léger tombé de la main de madame de Beaumont, se para, de 1803 à 1806, d'une influence plus apparente que réelle sur le plus mobile et le plus impérieux des hommes. Elle mourut le 23 juillet 1826, toujours belle, à cinquante-six ans, quand elle n'eut plus rien ni personne à aimer et que s'éteignit dans son cœur, entièrement désenchanté, cette flamme de dévouement qui était celle même de sa vie.

 

 

 



[1] Mémoires du comte Beugnot, etc., t. I, p. 200-203.

[2] Madame Roucher, née Hachette, de la famille de l'héroïne, est morte à Paris en 182.2. — On trouvera la Correspondance de Roucher, dégagée de longueurs ou de répétitions inutiles, dans le volume de notre nouvelle série de la Bibliothèque des Mémoires relatifs à l'histoire de France pendant le XVIIIe siècle, intitulée : Mémoires sur les comités du salut public, de sûreté générale et sur les prisons. Librairie Firmin-Didot. 1878.

[3] Mémoires du comte Beugnot, t. I, p. 204-207.