NAPOLÉON ET SA FAMILLE – 1769-1821

LIVRE QUATRIÈME. — L'EMPEREUR - 1804-1815

 

CHAPITRE III. — WAGRAM. - MOSCOU. - LA BÉRÉZINA. - VITTORIA. - LEIPZIG. - WATERLOO. - SAINTE-HÉLÈNE - 1809-1821.

 

 

Bataille d'Abensberg. — Bataille d'Eckmühl. — Échecs en Italie : bataille de Sacile. — Marche sur Vienne. — Combat d'Ebersberg. — Entrée des Français à Vienne. — Bataille d'Essling, — Mort de Lannes. — Héroïsme de Masséna. — Victoire de Raab. — Bataille de Wagram. — Combat de Znaïm. — Bataille d'Oporto. — Victoires de Médellin et de Ciudad-Real. — Échecs et fautes ; retraite de Soult. — Bataille de Talavera. — Descente des Anglais dans l'île de Walcheren. — Échec d'Anvers. — Paix avec l'Autriche. — Le fanatique de Schœnbrunn. — Conflit avec le Saint-Siège. — Occupation des États romains. — Pie VII à Savone. — Divorce avec Joséphine. — Mariage avec Marie-Louise. — Blocus continental. — Dissentiments de Louis, roi de Hollande, avec son frère. — Son abdication. — Siège et prise de Girone. — Succès du général Suchet. — Bataille d'Ocana. — Siège de Cadix. — Campagne de sièges. — Masséna en Portugal. — Bataille de Busaco. — Wellington à Torrès-Vèdras. — Vèdras. — Mésintelligence et conflits avec la Russie. — Retraite de Masséna. — Combat de Redinba. — Bataille de Fuentès-d'Onoro. — Bataille d'Albuera. — Disgrâce de Masséna. — Le roi de Rome. — Bernadotte prince de Suède. — Le Concile de Paris. — Rupture avec la Russie et la Suède. — Tarragone. — Les Anglais en Espagne. — Traité avec la Prusse et l'Autriche. - Politique avec l'Amérique. — Napoléon à Dresde. — Passage du Niémen. — Politique avec la Pologne. — Mohilew. — Smolensk. — Bataille de la Moskowa. — Incendie de Moscou. — Retraite de Russie. — Bataille de Malo-Jaroslawez. — La Bérézina. — Grandeurs et désastres de la campagne de Russie. — Guerre entre l'Amérique et l'Angleterre. — Bataille de Salamanque. — Les Anglais à Madrid. — Napoléon à Paris. — Efforts gigantesques. — Défection des Prussiens. — Départ de Murat. — Conspiration de Mallet. — Concordat de Fontainebleau. — Alexandre en Allemagne. — Rupture avec la Prusse. — Négociations avec l'Autriche. — Marie-Louise régente. — Médiation de l'Autriche. — Première campagne de Saxe. — Lutzen et Bautzen. — Vittoria. — Disgrâce de Joseph. — Ouvertures de Prague. — Accession de l'Autriche à la coalition. - Bataille de Dresde. — Désastre de Kulm. — Seconde campagne de 1813. — Bataille de Leipzig. — Défection de la Bavière. — Abandon de la Saxe. — Bataille de Hanau. — Retraite du prince Eugène sur l'Adige. — Propositions de Francfort. — Traité de Valençay. — Défection de Murat. — L'invasion. — État de l'opinion — Opposition du Corps législatif. — Dernier effort de la France et de Napoléon. — Napoléon à Châlons. — Combat de Brienne. — Bataille de la Rotière. — Congrès de Châtillon. — Champaubert, Montmirail, Château-Thierry, Vauchamp. — Montereau. — Renvoi de Ferdinand VII en Espagne et du Pape à Rome. — Mission de M. de Flahault. — Traité de Chaumont. — Bataille de Craonne. — Bataille de Laon. — Bataille d'Orthez. — Entrée des Anglais à Bordeaux. — Bataille d'Arcis-sur-Aube, — Dernier plan de Napoléon. — Capitulation de Paris. — Combat de Saint-Dizier. — Rôle de M. de Talleyrand. — Trahison d'Essonne. — Défection de Marmont. — Première et seconde abdication. — Napoléon essaye, sans succès, de s'empoisonner. — Adieux de Fontainebleau. — Napoléon à l'île d'Elbe. — Retour de l'île d'Elbe. — Seconde défection de Murat. — Les Cent jours. - L'Acte additionnel. — Le Champ de mai. — Napoléon à la Malmaison. — Ligny. — Waterloo. — Cambronne.- Abdication de Napoléon. — Fouché. - Hudson-Lowe. — Sainte-Hélène. — Le duc de Reichstadt.

 

Le 10 avril, l'armée autrichienne, sous les ordres du généralissime archiduc Charles, s'ébranlait tout entière pour franchir la ligne de l'Inn, limite bavaroise de l'influence, sinon de la puissance française. Le 19, l'armée française inaugurait sa rencontre avec l'ennemi par la série de combats heureux et simultanés, connus sous le nom général de Tengen. Parti de Paris dans la nuit du 12 avril 1809, Napoléon était arrivé le 16 à Donauwer, à temps pour réparer les fautes déjà commises et les faire servir au succès de son plan aussitôt arrêté. Ce plan se composait d'une suite de coups dont la bataille d'Abensberg fut le second (20 avril). Le 21, double coup de massue à Landshut et à Leuchling. Le 22, bataille d'Eckmühl, où le maréchal Davoust se taille dans la victoire un manteau de prince. Le 25 enfin, Napoléon terminait cette lutte de cinq jours en prenant Ratisbonne, et en refoulant en Bohême l'archiduc Charles, réuni à l'armée de Bellegarde, mais séparé de celle de Hiller et de l'archiduc Louis.

Ces cinq jours de revers, qui ouvraient à l'armée française la route décisive de Vienne, coûtaient aux Autrichiens soixante mille hommes, dont quarante mille tués ou blessés. A mesure que les combats se renouvellent, ils deviennent plus longs, plus disputés, plus sanglants. Nous sommes loin des parties d'échec stratégiques de la campagne d'Italie. Aujourd'hui, ce sont des chocs où la fureur du désespoir, où le délire de la guerre entre-heurtent trois cent mille hommes ; en un mot, des boucheries héroïques. Le hasard des batailles, devenu aveugle, semble ne plus épargner Napoléon lui-même, longtemps invulnérable, et la victoire blesse au pied, devant Ratisbonne, ce favori conquérant, à la marche si rapide qu'elle s'essouffle déjà à le suivre.

Cette belle médaille a un revers de contrastes. Pendant que Napoléon, profitant de la victoire, prenait et exécutait le parti de suivre le Danube et de marcher droit sur Vienne, le prince Eugène préludait, en reculant jusqu'à l'Adige, à la suite des échecs de Pordenone et de Sacile, fâcheux tributs payés à l'inexpérience, à la marche qu'il devait bientôt s'ouvrir par la victoire et couronner par la plus opportune jonction ; et le prince Poniatowski capitulait honorablement à Varsovie.

Le 5 mai, l'audace impatiente et sans scrupules de Masséna, prodigue du sang de ses soldats comme du sien propre, marque du jalon sanglant et fumant d'Ebersberg la marche irrésistible des colonnes françaises. Le 8, par une nouvelle militante étape, l'armée précédait, sur le rendez-vous d'une jonction, désormais impossible, les archiducs dispersés, et Vienne apparaissait pour la seconde fois aux yeux de notre avant-garde, prix d'une seconde marche offensive digne de celle de 1805. Le 12 au matin, l'archiduc Maximilien sortit avec douze mille hommes de la capitale qu'une défense maladroite n'avait réussi qu'à compromettre, et s'échappa par le Danube. Le 15 mai, les Français entrèrent dans Vienne, où leur séjour ne rappelle que des souvenirs de modération et de discipline, et où ils ne laissèrent après eux que l'inévitable grief du patriotisme humilié. A peine établi solidement dans Vienne, Napoléon consacra exclusivement ses soins à dominer la fatalité menaçante de son triomphe. Car s'il avait évité, en les devançant, la bataille défensive que l'archiduc Charles el ses frères ne pouvaient plus lui présenter sous les murs de Vienne, avec leur formidable point d'appui, il se trouvait lui-même accule, par la disposition des lieux, au danger qui eût pu, mieux exploité, devenir fatal, d'une action offensive, compliquée d'un passage de fleuve sous le feu de l'ennemi, et aggravée par la terrible situation de ce fleuve à dos. En un mot, emprisonné en quelque sorte entre Vienne et le Danube, Napoléon ne pouvait sortir de cette impasse que par la plus difficile des victoires ou la plus désastreuse des défaites. Cette double nécessité de franchir un fleuve large de cinq cents toises sous le feu d'une armée de cent cinquante mille hommes, et de résister à ce gigantesque effort sur le bord d'un abîme capable d'engloutir en un moment l'armée et l'Empire lui-même, préoccupa Napoléon sans l'effrayer. C'est là le problème qui fait des deux batailles d'Essling et de Wagram les plus dramatiques de l'histoire militaire de Napoléon. Car il lui fallut deux grands coups de sa victorieuse épée pour trancher le nœud gordien de sa fortune. Et ce n'est qu'au prix d'un double chef-d'œuvre d'héroïsme et de prévoyance, que l'armée française, se battant ainsi sur le bord de l'humide et immense linceul prêt à l'ensevelir tout entière, dut ce salut unique, fait à la fois de la défaite des hommes et de celle des éléments.

Un des premiers avantages de la marche triomphante de Napoléon sur Vienne fut de ménager au prince Eugène une occasion de prendre sa revanche. Il en profita pour changer en poursuite sa retraite devant l'archiduc Jean, que le désir de fournir à son frère une diversion ou un appui faisait rétrograder on plein succès. Dans cette reculade désastreuse, le général autrichien perdit en quelques jours le tiers de son effectif, et se retira avec trente mille hommes, de quarante-huit mille avec lesquels il était entre en Italie. Le général Marmont opérait avec un égal succès, de l'Illyrie où il stationnait depuis Austerlitz, vers la Styrie, le même effort de concentration. Ces divers mouvements fixaient sous Vienne, pour l'empereur Napoléon et pour l'archiduc Charles, le point nécessaire du passage du Danube, et faisaient de l'île de Lobau, si célèbre depuis, la coulisse, pour ainsi dire, de cette pièce dont la rive opposée à Vienne allait former le sanglant théâtre. Les deux villages d'Aspern à gauche, d'Essling a droite, bornaient la scène. C'est là que, les 21 et 22 mai, se déroula, au bruit du canon, le drame en deux journées, où Napoléon commença avec vingt-deux ou vingt-trois mille hommes ce duel inégal et pourtant victorieux contre quatre-vingt-dix mille Autrichiens, qui dura trente heures, et à la fin duquel soixante mille français au plus, réduits à l'arme blanche ou à l'inaction par le manque de munitions, se trouvaient en présence d'un ennemi supérieur encore d'un quart. On n'analyse pas une semblable lutte, contrariée encore par une crue subite du Danube et la rupture du pont de passage et de retour. Malgré toutes ces adversités, le 22, dans la nuit, Napoléon rentrait, après avoir bivouaqué sur un champ de bataille où étaient tombés morts ou blessés vingt-sept mille Autrichiens et dix-sept mille Français, dans le refuge de l'île de Lobau. Jamais il n'avait vu de plus près une catastrophe auprès de laquelle la mort de Lannes, frappé d'un boulet, tombé à jamais, mais tombé en plein triomphe, regrettant la gloire mais non la vie, lui eut été douce. La perte de ce fidèle compagnon arracha de douloureux regrets à l'empereur, et rouvrit dans son cœur cette source de larmes, tarie depuis Marengo, et que la fin prématurée de Duroc devait bientôt réveiller.

Combien les temps étaient changés depuis 1800, et quel prophétique avertissement, pour ln folie de l'épée, que ces immenses mêlées, dont un carnage de deux jours n'assouvissait plus la furie, que ces batailles acharnées, que ces victoires stériles, dont le triste laurier avait besoin pour naître du sang d'un Lannes et d'un Saint-Hilaire et se plantait sur leur tombe !

Déjà Lannes lui-même avait dit que la guerre d'Espagne lui faisait horreur, et il n'était allé qu'avec un sombre pressentiment à ce premier rang où l'entraînaient à la fois son courage et son devoir. Déjà Napoléon lui-même avait dit à M. de Cambacérès : Il est temps d'être sage. Que ne le fut-il, et que ne profita-t-il, pour en éviter une plus terrible, de cette leçon de sa destinée, de cette nécessité nouvelle pour lui de faire violence à la fortune et d'épuiser la victoire ?

Pour compenser l'effet fâcheux, exploité par la malveillance, de cette victoire douteuse, achetée par deux jours de combat, et terminée par une retraite, pour procéder, avec son activité et sa confiance habituel les, aux préparatifs d'une nouvelle journée d'Essling, plus courte, sur un meilleur théâtre, et avec des ressources qui défiaient le hasard, Napoléon avait besoin de l'encouragement et de la diversion heureuse de l'apparition d'Eugène, qui vint, en effet, l'embrasser, suivi de son maître, Macdonald, par cette route hardie dont les combats de Malborghetto, de Prédel, de Prévald, de Laybach, de Saint-Michel sont les glorieuses étapes (25 mai). La jonction opérée, le prince Eugène réhabilite sa réputation compromise par la victoire de Raab (14 juin), qui consomme la concentration des forces françaises et leur livre, complètement dégagée, la rive droite du Danube. En même temps, en Pologne, les succès du prince Poniatowski, malheureusement contrariés par la mauvaise foi et la mauvaise volonté des Russes, alliés déjà ennemis, avaient forcé de reculer l'archiduc Ferdinand, qui, sans la connivence du prince Galitzin, ne fût pas rentré en Gallicie. La construction des retranchements de Presbourg, la prise de Raab, l'échelonnement, à portée des corps d'Eugène, des généraux Marmont, Macdonald et Boursier, nous garantissant de toute entreprise, sinon de toute tentative du côté de la Hongrie, Napoléon acheva le chef-d'œuvre des prodigieux préparatifs qui font de la victoire de Wagram comme le tableau accompli des combinaisons dont Essling fut l'ébauche. Le 6 juillet 1809 est la date de cette admirable victoire, due à des miracles de prévoyance, et dont Berthier, digne interprète des ordres de son chef, devait prendre le nom, comme Masséna avait pris celui d'une plus héroïque et moins heureuse devancière. Sur le théâtre de cette lutte décisive, commencée à quatre heures du matin, vingt-quatre mille Autrichiens tués ou blessés, dont douze généraux, attestaient la vigueur de l'attaque et l'acharnement de la résistance, qui nous coûtait quinze à dix-huit mille hommes. Le combat de Znaïm (11 juillet) acheva la poursuite et la déroute, arrêtées par une demande d'armistice, accordé par Napoléon autant par satiété du sang versé que par politique sagesse. Il portait la date du 12 et le nom de Znaïm. Tandis qu'il se transformait en traité dans de laborieuses conférences, Napoléon, après avoir pris les dispositions nécessaires pour s'assurer, en cas de rupture, des moyens décisifs, procéda aux récompenses et châtiments que méritaient tant de services et quelques fautes. Il fit maréchaux Oudinot, Macdonald, Marmont, et réprima, par un ordre du jour célèbre, la jactance intempestive de Bernadotte, qui flattait les Saxons en attendant qu'il flattât les Suédois, et compromettait son bienfaiteur avant de le trahir.

Sur une autre scène, la seule nouvelle de la guerre avec l'Autriche donnait à l'Espagne et au Portugal le signal favorable d'une nouvelle insurrection, et fournissait à l'Angleterre l'occasion d'une intervention définitive. La prise de Chaves, de Braga, d'Oporto, par Soult ; la victoire de Médellin (28 mars 1809), de Ciudad-Real, dues à Sébastiani (27 mars), ouvrirent avantageusement la campagne et remplirent Joseph d'espérances trop tôt déçues. Le maréchal Soult, au lieu de marcher sur Lisbonne, s'attarda à Oporto, où une tentative ambitieuse jusqu'à l'insanité, et qui témoigne de ce vertige vaniteux qui s'emparait, sous ce ciel corrupteur où Junot devait devenir fou, des têtes les plus solides, rendit le trop pressé Nicolas Ier, roi in petto de la Lusitanie, odieux a une partie de son armée et ridicule pour l'autre. Le résultat de ces erreurs et de ces fautes, dont profita habilement le vainqueur de Vimeiro, lord Wellington, un moment suspect à son pays et déjà son idole, fut la surprise inouïe et la retraite désastreuse connue sous le nom d'Oporto, son point de départ (12 mai), encore aggravée dans ces conséquences et son funeste effet moral par les dissensions de Soult et de Ney. C'était là un premier symptôme de cette maladie fatale à nos succès, devenue bientôt générale par suite des perpétuels malentendus issus de l'absence de Napoléon et du manque d'unité dans la direction, qu'on peut appeler l'anarchie des maréchaux.

La bataille douteuse, et par cela même pire qu'une défaite, de Talavera (28 juillet 1809), clôt la première phase de cette campagne funeste et marque la recrudescence du fanatisme espagnol, encouragé, plus encore que servi, par le secours de la jonction des forces anglaises avec celles des insurgés. Partout, à ce moment, les troupes françaises étaient en retraite ou en arrêt, et le succès d'Almonacid ne put point conjurer la fatalité désormais attachée à nos armes. L'incendie de plusieurs de nos vaisseaux à Rochefort, l'expédition de Walcheren et son insuccès, l'échec du siège d'Anvers, enfin l'avortement de cette expédition téméraire, qui souleva à la fois le patriotisme et l'inquiétude de la France, exploités par l'intrigant Fouché et l'ambitieux Bernadotte, tels furent les épisodes intermédiaires de la lutte maritime. L'Angleterre y témoigna de convoitises et de confiances prématurées, mais aussi de cette haine implacable et de cet infatigable acharnement dont les feux s'approchaient de tout foyer propice et essayaient d'alimenter une conflagration universelle. Un pareil élan de fureur, pour lequel l'humanité et l'honnêteté n'étaient que de vains obstacles, ne devait plus s'arrêter que devant l'impossible (juillet, août, septembre 1809).

Le 14 octobre 1809 au matin, le prince Jean de Lichtenstein signa, avec M. de Champagny, le traité de paix, qualifié traité de Vienne, le quatrième depuis 1792, et destiné, pour notre malheur, à ne pas durer plus que les autres. La paix était commune à tous les alliés de la France. L'Autriche cédait : en Italie, le cercle de Villach, la Carniole, la rive droite de la Save jusqu'à la frontière turque ; en Bavière, l'Innwiertel, avec une ligne d'Esserding au pays de Salzbourg ; en Pologne, la nouvelle Gallicie, avec le cercle de Zamosc pour le grand-duché, plus, les deux cercles de Solkiew et de Zloczow pour la Russie. Les articles secrets contenaient l'engagement de ne pas porter l'armée autrichienne au delà de cent cinquante mille hommes, jusqu'à la paix maritime, et l'obligation de verser 85 millions pour solde de ce que devaient les provinces autrichiennes, dont 50 millions comptant le jour de l'évacuation de Vienne. Il n'était accordé que six jours pour les ratifications[1].

 

A peine cette question vidée, car Napoléon ne descendait pas à supposer qu'on pût refuser de ratifier une paix qu'il avait dictée et qu'il avait, par une habile anticipation, déjà annoncée au peuple de Vienne ; à peine cette question vidée, Napoléon s'occupa, dès Schœnbrunn, des autres affaires qui sollicitaient à la fois son attention ; car, par suite de l'extension de l'empire et de l'activité d'un génie qui soulevait tous les problèmes, une affaire n'attendait pas l'autre, et il devait regarder en même temps à tous les points de son horizon. L'Espagne à dompter enfin ; l'île de Walcheren à reprendre ; la querelle entre l'empire et le pontificat, devenue un conflit scandaleux, à arrêter sur cette double pente de l'odieux et du ridicule où elle glissait insensiblement, tant par la faute du caractère militaire que par celle du caractère sacerdotal ; la paix définitive et générale à assurer, pour jouir de cette sécurité sans laquelle il n'est pas de pouvoir complet ni d'obéissance durable ; la dynastie enfin à asseoir sur les certitudes de l'hérédité légitime au lieu des hasards de l'hérédité adoptive ou élective : telles étaient les graves pensées et les tristes images qui occupaient le cerveau de Napoléon, non sans agiter son cœur, durant les méditatives après-midi ou les veilles nocturnes de cette saison d'automne 1809.

Il ne manquait à la plus impérieuse de ces sollicitudes, pour devenir absorbante, que l'aiguillonnement du premier poignard caché sous ses habits par le fanatisme du patriotisme allemand. Car la communauté de l'intérêt et du malheur commençait déjà l'unité de l'Allemagne, embryon que fécondera le sang généreux de 1813. La tentative déjouée de Staaps rappela à Napoléon, que l'assassinat menaçait ainsi avant de frapper, qu'il était homme comme les autres, par la fragilité de la vie et l'incertitude de la destinée, et que plus que tout autre celui qui soulevait en même temps contre lui l'exaltation germanique, la cupidité anglaise, la rancune italienne et la férocité espagnole, devait songer qu'un coup résolu, au lieu de la velléité homicide de Staaps, peut tuer à la fois un empereur et un empire. Dès ce jour, le divorce fut résolu à la fois dans l'esprit et le cœur de Napoléon, et Joséphine, épargnée après Tilsitt par la générosité du bonheur, fut condamnée après Wagram par cet implacable sentiment dû la nécessité auquel Napoléon devait sacrifier tant de choses. Le fait est qu'il n'y avait plus à hésiter. Celui que la Révolution avait mis sur le trône avait perdu un à un tous les caractères préservateurs d'un parvenu de la liberté. Il était devenu, en s'élevant aussi haut que peut porter un marchepied de victoires, l'empereur d'Occident, le nouveau Charlemagne, le nouveau César, comme eux maître du monde et esclave de cette haine qui, dans la personne de Staaps, venait de le déclarer tuable, après Pie VII lui-même qui, dans un moment d'excès, fait pour justifier bien des représailles, venait, lançant d'une main débile une foudre éventée, d'excommunier celui qu'il avait sacré et de maudire celui qu'il avait béni. Le pape, faisant ainsi servir les armes spirituelles à la défense ou à la vengeance des intérêts temporels, n'avait pas trouvé de meilleure réponse — mal inspiré en cela — au décret du 11 juin, déclarant les États du Saint-Siège réunis à l'empire, sous réserve, pour le souverain déchu, de toutes les immunités du pontife, les palais de Rome, une cour, une liste civile de deux millions, etc. Tel n'était point le dernier état de la question, qui, contenue dans ces termes, eût encore été simple. Elle s'était compliquée et envenimée des mille griefs d'une résistance souvent mesquine qui abusait de sa faiblesse pour donner à tout l'apparence d'une persécution et se donner en tout les bénéfices du martyre. Le bon Pie VII ne s'apercevait pas qu'en se disant prisonnier, en refusant les hommages du brave et digne chef des troupes françaises, en protestant auprès des cours étrangères, surtout des ennemies, en refusant toute correspondance même aux intérêts spirituels français, en persistant dans cette inertie funeste à la religion, qui laissait jusqu'à vingt-sept sièges vacants, en refusant l'or de sa liste civile pour mettre ironiquement en gage la tiare, présent de Napoléon lors du couronnement, c'était lui qui était le persécuteur plus encore que la victime. De son côté, Napoléon, peu fait pour la lenteur des querelles théologiques, peu disposé à subir les subtilités de cet ergotisme de la diplomatie romaine qui a fait de l'art de reculer une escrime si compliquée, Napoléon, que la douceur eût désarmé et qu'irritait cette résistance des petit moyens, cette résistance toute féminine de l'opiniâtreté sénile du Quirinal ; Napoléon, qui n'avait pas l'ubiquité nécessaire pour présider à l'exécution d'ordres donnés en bref et laissant une trop grande marge à l'interprétation, Napoléon fut mal ou trop obéi. Et le zèle fâcheux du général Radet, enlevant le pape au milieu de ses quelques fidèles, et l'expédiant, à côté d'un officier de gendarmerie, à Florence, où la grande-duchesse Elisa recule devant la responsabilité d'un tel dépôt ; puis à Alexandrie où les mêmes scrupules arrêtent le prince Borghèse ; enfin à Grenoble, mit certainement en contradiction avec eux-mêmes l'auteur du Concordat et le restaurateur du culte. Jamais, si Napoléon eût pu veiller de près sur cette querelle, elle n'eût dégénéré en un échange de violences, dont la postérité trop indulgente a pardonné la faute à Pie VII désarmé, pour en faire un crime à Napoléon tout-puissant. La stabilité de ses institutions, toujours grandiosement provisoires et superbement précaires, tant que durait cette guerre qui devait durer tout l'Empire, et la popularité de son nom déjà odieux à l'égoïsme et a l'ingratitude, n'avaient pas besoin de ces griefs et de ces obstacles, qu'il eût tous prévenus en laissant au Saint-Père cette frêle et nécessaire enveloppe d'une souveraineté temporelle restreinte, nécessaire à la dignité, à l'égalité et à la sécurité du prince spirituel, dont il eût ail moins évité les plus graves en n'autorisant pas par son attitude une arrestation dont l'ordre ne fut jamais donné par lui, mais dont il dut accepter et subir la responsabilité, comme celle de l'exécution de Vincennes. Avec un homme qui Be reculait jamais, cette querelle pouvait s'envenimer jusqu'au schisme, et elle allait donner à la papauté et à son parti, malgré leurs fautes, une popularité funeste, au moment où malgré ses victoires et ses grandeurs l'Empire, ce colosse d'airain dont les pieds étaient encore d'argile, eût eu le plus besoin de cette base inébranlable de l'approbation universelle.

Telle était la situation dont Napoléon, à peine arrivé à Fontainebleau (26 octobre), allait avec sa décision habituelle dénouer ou trancher les nœuds. Son premier soin fut le plus pénible. Il s'agissait d'une séparation qui ne pouvait, ni d'une part ni de l'autre, s'accomplir sans déchirement ni sans douleur. Il s'agissait d'apporter à Joséphine une conséquence de la prospérité, pire pour elle que toutes celles de l'adversité. Il s'agissait de mettre de son vivant une autre femme à sa place, de la punir, comme d'un crime, du tort innocent de sa stérilité. Il s'agissait enfin d'obtenir le consentement de la victime à ce sacrifice à la raison d'Etat que la violence eût déshonorée. Napoléon devait trouver dans son cœur le tact nécessaire pour rendre douce cette blessure d'une séparation qui n'était pas un abandon, et pour faire un douloureux hommage de son adieu à la compagne qu'il regrettait ; et c'est son cœur aussi qui devait fournir à Joséphine les moyens de sortir à son honneur d'une si difficile épreuve et de boire jusqu'à la lie ce calice de l'immolation. Le 15 décembre 1809, après des scènes touchantes que nous aimons mieux passer sous silence que les profaner en les déflorant d'un récit incomplet, eut lieu devant le conseil de la famille impériale, la déclaration préliminaire solennelle, par Napoléon et Joséphine, de leur mutuelle intention de rompre, par les voies de la juridiction ecclésiastique, l'union chère à tous deux, mais incompatible avec l'intérêt du trône, et dont leurs deux mains, mêlées pour la dernière fois, formaient au moment même la douloureuse image. Rien ne peut rendre l'effet, plein d'une pathétique éloquence, de ce renoncement mutuel de Napoléon, digne et attendri, et de Joséphine, mêlant à ses larmes la grâce héroïque de son sourire.

Le lendemain 16 décembre, un sénatus-consulte, dont le vote devait inaugurer l'usage, par le prince Eugène, de ses prérogatives de sénateur, prononça, après quelques belles paroles dignes de cette situation, la dissolution du mariage contracté entre Napoléon et Joséphine, lui maintenant le rang d'impératrice couronnée, lui attribuant un revenu de deux millions sur le trésor de l'Etat, une pension d'un million sur la liste civile, l'abandon en toute propriété des châteaux de Navarre, de la Malmaison et d'une foule d'objets précieux, La juridiction ecclésiastique confirma cette sentence civile d'un arrêt spirituel, fait pour ennoblir, par toutes les formes du droit canonique et toutes les satisfactions données aux scrupules de la conscience, une séparation dont le divorce eût été la rupture par trop brutale.

Dans l'intervalle, Napoléon avait fait à Paris (le 4 novembre) sa rentrée à cheval, et y avait tenu une cour des rois qu'il avait créés, où le roi et la reine de Bavière, le roi de Saxe, le roi de Wurtemberg, se mêlaient à ses frères couronnés, Jérôme, Joseph, Louis, Murat. De ces princes de sa famille, tous avaient mérité des reproches qu'il n'épargna point à Louis, dont la dure alternative de choisir entre les intérêts de son peuple et les ordres de son frère justifiait, jointe à d'autres chagrins plus domestiques, le sombre découragement, prêt au scandale d'un double éclat. Il ne les épargna pas davantage à Joseph, dont l'incapacité apparente, faite surtout du malheur d'une situation fausse et joignant les difficultés de la guerre aux fatalités qui pesaient sur le roi de Hollande, avait tant ajouté pour Napoléon aux déceptions inévitables par suite desquelles il en était venu à regretter Ferdinand. Pour Murat et Jérôme, dont Napoléon n'était pas plus content, il se borna à les gourmander avec la nuance d'indulgence que méritaient à ses yeux des souverains inexpérimentés, mais capables au moins d'être généraux.

Il était temps de donner un autre cours à ses préoccupations, de fournir à l'insatiable curiosité de l'opinion française l'aliment d'un spectacle d'une nouveauté hardie, de rassurer l'Europe et de se rassurer lui-même, par le choix, devenu plus que jamais nécessaire, au moment du premier déclin de son prestige, du premier trouble de sa santé, de la princesse chargée de faire son bonheur et celui de la France, en lui donnant un héritier du trône et un élève dans l'art de régner. Trois princesses pouvaient seules prétendre à la candidature, la fille du roi de Saxe, la seconde sœur de l'empereur de Russie, enfin, l'archiduchesse d'Autriche, Marie-Louise. La première union offrait peut-être le parti le plus modeste, le plus sage et le plus sûr. La seconde favorisait, tout en l'exposant à de bien dangereuses exigences et à de bien délicates compétitions, l'ambition de Napoléon. La troisième, la plus hardie de toutes par les souvenirs que Napoléon ne craignait point de défier, avait quelque chose de chevaleresque et de grandiose qui flattait surtout l'orgueil de Napoléon. Il se décida brusquement, sans attendre la fin de pourparlers méticuleux avec la Russie, à épouser la fille du prince qu'il avait tant de fois vaincu, et il mit dans l'achèvement des préparatifs et l'accomplissement de cet hymen une sorte d'ardeur fébrile et une rapidité impatiente, que la susceptibilité russe ne devait pas trouver sans quelque ironie.

Le 25 mars 1810, l'impératrice Marie-Louise, épousée le 11 par procureur, entra en France par Strasbourg, au milieu d'acclamations qui rappelaient et de fêtes qui copiaient un voyage déjà accompli par cette même décevante route. C'est par là qu'était arrivée, en 1770, une princesse dont le dernier trône avait été l'échafaud. Marie-Louise, sa petite-nièce, n'était que son image très-affaiblie, et ne devait hériter que de la moitié de ses infortunes, comme de la moitié de son charme. Mais cette nouvelle union, moins malheureuse pour elle, ne devait pas être plus heureuse pour la France que la précédente.

Les affaires du blocus continental et du concile absorbent l'attention et l'activité de Napoléon pendant cette courte période de laborieux repos, que la naissance du roi de Rome et la recrudescence de la lutte, mère d'une nouvelle coalition, ferment au bruit triomphal et menaçant des cloches et des canons. Nous ne pouvons insister longuement sur ces deux grandes négociations intermédiaires, et comme Napoléon lui-même, négligeant les moyens, que nous ne saurions toujours approuver, nous courons aux résultats. Nous nous bornerons donc à montrer Napoléon ménageant à la fois d'abord l'Autriche et la Russie, puis, peu à peu abandonnant cette dernière, qui l'accuse de la sacrifier et trouvera, dans la déception de son ambition, l'humiliation de son orgueil et les dommages causés à son intérêt par la tyrannie du blocus continental, des causes d'hostilité auxquelles ne manqueront pas les prétextes.

Il y avait, en effet, une source perpétuelle d'irritation dans les arrangements pris par Napoléon en Allemagne pour favoriser, au profit de Jérôme ; le plus dévoué, le plus soumis, le seul militaire de sa famille, et en dépit de fautes qu'expliquait sa jeunesse et qu'excusait sa franchise, son frère préféré, l'établissement de ce nouveau royaume de Westphalie, que l'adjonction du Hanovre et de Magdebourg faisaient presque l'égal de la Prusse. Ajoutez à ces griefs, les mesures quelque peu vexatoires que lui imposait la surveillance de l'exécution d'obligations volontiers éludées, surtout le fâcheux parti, de plus en plus accusé, d'affaiblir tout le monde en Allemagne sans favoriser personne, pas plus l'Autriche amie et négligée que la Prusse ennemie et écrasée, que la Russie enfin, encore douteuse alliée. Ces levains réciproques et ces funestes amertumes allaient s'aigrir encore en 1810, année consacrée par Napoléon à préparer en Espagne un coup décisif qui jetât les Anglais à la mer, et à poursuivre partout l'impitoyable réalisation de ce plan de ruine méthodique et progressive du commerce britannique : filet trop vaste, à travers la rigueur duquel l'Amérique avait fini par passer, moitié de gré, moitié de force, que la Suède bravait impunément et dont la Russie, qui en supportait impatiemment la contrainte, tendait à dénouer violemment les plombs. Les amis de Napoléon, son propre frère Louis, ne lui épargnaient pas, à ce sujet, l'ennui de la contradiction ou l'affront de la résistance. Son conflit avec Louis, qui s'envenima d'un côté jusqu'à l'abdication, de l'autre jusqu'à la réunion de la Hollande à la France (3-9 juillet 1810), n'eut pas d'autre cause que cette lutte, dont Napoléon ne tenait pas assez de compte, à laquelle il soumettait tous ses frères, comme si le choix était facile entre les devoirs du souverain et ceux de l'allié. Les fautes et les malheurs de Joseph et de Louis tiennent à ce malentendu fatal de leur situation, que Lucien avait prévu et évité, fier par sagesse ou sage par fierté.

Tandis que la modification habile et fâcheuse à la fois du décret du 5 août 1810, allégement dégénérant bien vite en aggravation des décrets de Berlin et Milan, exposait l'auteur du blocus continental, pour défendre son système, à des immixtions dangereuses et à des saisies vexatoires, Napoléon, à l'intérieur, punissait, par la disgrâce de Fouché, les impatiences de l'opinion avide de paix et l'indiscrétion d'un ardélionisme ambitieux. Puis, avec le mélange de violence et de légalité qui préside à tous ses rapports avec le Saint-Siège, il précipitait la paix de l'Église, passagèrement assurée par la réunion d'un concile. Ses membres devaient trouver dans un de ces compromis qui ne font jamais défaut à la finesse ecclésiastique, le moyen d'obéir au Pontife sans désobéir à l'Empereur. La disgrâce des treize cardinaux, dépouillés, arrêtés, séquestrés pour avoir affiché, par une absence inconvenante à la cérémonie du mariage de Napoléon, une protestation mesquine ; la nomination du cardinal Maury au siège de Paris, la consommation de la transformation des États romains en départements français furent les préliminaires, en 1810, de la lutte qui, en 1811, devait se transporter sur le terrain théologique par la grande hardiesse de cette réunion du concile, chapitre important de notre histoire religieuse, dont nous ne pourrons qu'indiquer la place.

L'ordre chronologique des événements nous oblige d'ajourner ce cadre, pour le tableau de la campagne d'Espagne de 1810, vaste champ de déceptions, où quelques dates glorieuses, rares et rouges comme des coquelicots, interrompent seules la monotonie d'une stérile moisson d'ivraie. La guerre d'Espagne, de la fin de 1809 au commencement de 1811, mobile comme le pays accidenté qui lui sert de théâtre, prend, comme le peuple passionné qui l'alimente de sa fureur et de son courage une physionomie nouvelle. C'est de la guerre pied à pied, pouce de terrain par pouce de terrain. L'armée française court après une bataille décisive qu'on lui refuse systématiquement, et perd devant des villes, qu'elle prend non sans peine, le plus vigoureux de son élan et le plus pur de son sang. L'Espagne agile et farouche, à la main prompte, à l'œil sûr, se venge par des sièges où elle a tous les avantages de l'embuscade, du coup de feu irrégulier, de la lutte souterraine et corps à corps, des inégalités et des déceptions de la lutte stratégique, avec des maréchaux qui perdront tous, dans cette guerre fatale, quelque chose de leur réputation, et qui, incapables de suppléer à l'absence du maître, la font payer cher à la France. Mais malgré leurs efforts, rien ne sort de grand, de vraiment glorieux, de définitif de cette entreprise maudite, déjà, condamnée par Napoléon lui-même, et qu'il abandonnerait déjà, sans la nécessité implacable de chasser de l'Espagne les Anglais qu'il y a attirés, et sans l'obstination d'un génie qui ne peut s'accoutumer à l'affront de ce premier obstacle. C'est en vain : ce premier obstacle est invincible. Il naît de fautes irréparables. Il se nomme la fatalité ; cette fatalité, hostile à Napoléon, est favorable à ce peuple, qui fait chez lui cette guerre du buisson qu'il connaît et qu'il aime, qui combat à son gré, recule à son aise, échappe à la victoire et se dérobe à la poursuite. Les maréchaux de Napoléon font les premiers l'expérience de cette vérité, dont la Russie réservait à Napoléon lui-même une si écrasante confirmation. On ne bat pas un peuple qui ne veut pas être battu. Les batailles gagnées sur un empereur ou un roi sont fécondes. On n'a en face de soi qu'une armée, qui fait plus ou moins son devoir. Mais un peuple est immortel et invincible, puisque la mort des martyrs y fait des héros, et qu'au contraire pour l'oppresseur la victoire est stérile. Que ne laissait-on à l'Espagne son Ferdinand ? La punition d'un Joseph était trop douce pour ces sombres gueux, amoureux de leur guenilles et affligés, comme d'une gale, de l'amour dépravé d'un roi qu'ils délesteront aussitôt qu'ils le posséderont, et à qui ils feront cruellement expier l'aveugle dévouement de 1808. Mais non, Napoléon, qui ne veut pas reculer devant des bandits, sublimes quelquefois, et à qui le défi de l'Angleterre ferme d'ailleurs une retraite honorable, Napoléon s'obstine, et il fatiguera la France à courir après cette proie chimérique de son ambition, à travers les sentiers de la chèvre et les sommets chers au soleil, avant de l'épuiser à travers les lacs, les neiges et les bises de cette Russie qui va s'enfler, comme dirait Brantôme, de tombes françaises. Voyons les faits.

A la fin de 1809, sièges laborieux, assauts meurtriers, succès décevants en Catalogne et en Aragon. Prise de Girone par Gouvion Saint-Cyr (11 décembre 1809), victoires de Moria et de Belchite sur l'insurrection réduite à la guérilla et tombant de Blake à Mina, par Suchet, le seul général sage, habile et heureux de la guerre d'Espagne ; mais presque aussitôt échec du général Marchand à Tamamès, réparé à Alba de Tormès. La bataille gagnée par Mortier à Ocana désorganise l'armée régulière de l'insurrection, mais ne détruit pas l'obstacle des sièges, la fécondité des bandes, la ténacité d'une résistance sûre de l'appui discret mais opportun des troupes anglaises. A la junte découragée succéderont les cortes. L'Espagne, qui n'était que peuple, va, pour vaincre ou mourir, se faire nation.

Le rideau de l'année 1810 se lève tristement sur les querelles de Joseph découragé et de Napoléon indigné. Celui-ci ordonne que la guerre, négligeant l'Espagne, aille droit au véritable, à l'unique ennemi : l'Anglais. Le Portugal sera donc cette année la scène de ce troisième acte de la tragédie. Aucun contraste ne manquera à notre douloureuse émotion, puisque les déceptions de la campagne de Portugal vont maintenant contrarier les premiers succès et les premières espérances réelles de la campagne d'Espagne. Suchet au moins, prendra des villes ; Masséna, Masséna lui-même, après Soult, ne pourra que faire une retraite qui humiliera sa gloire ! Veut-on plus en détail les faits principaux de cette double expédition, accordée en Andalousie à la vanité du roi Joseph, et inspirée en Portugal par l'habileté du grand capitaine ? Joseph entre dans Séville (17 février 1810) ; Sébastiani, dans Jaen, Grenade, Malaga. Victor est arrêté devant Cadix ; Mortier, devant Badajoz ; Ney, devant Ciudad-Rodrigo ; Suchet lui-même, devant Valence. Malgré le succès relatif de sa promenade d'Andalousie, Joseph ne tarde pas à être obligé de rentrer à Madrid, où désormais il ne fera plus que disputer à l'ambition de Napoléon, à l'orgueil de ses généraux, les restes de sa royauté, humiliée par de perpétuels conflits d'administration et de stériles expédients de finances.

Les retards causés à ses projets par ce décousu d'opérations et cette anarchie d'ordres, obligent Napoléon à ajourner l'expédition de Portugal à l'automne et à lui donner le prélude d'une campagne méthodique, de sièges réguliers et d'occupation étroite, marchant plus lentement, mais plus sûrement, et destinée à absorber utilement au printemps l'activité de ses lieutenants. C'est à ce moment que la guerre d'Espagne prend ce caractère de guerre stratégique, d'artillerie et de génie, qu'elle ne perdra plus. Le 14 mai 1810, le général Suchet, après un mois d'investissement, quinze jours de tranchée ouverte, entre dans Lerida et y ravive sa gloire à celle de César et de Condé. Le 2 janvier 1811, il complète sa renommée par la prise de Tortose, tandis que Victor pousse à fond le siège de Cadix, dont il veut faire son chef-d'œuvre, et que Soult prélude par la prise d'Olivença (23 janvier 1811) et le combat heureux de Santa-Engracia à ce siège obstiné de Badajoz. Il n'entre dans cette place, le 11 mars 1811, avec Mortier, que pour y expier, en voyant sa conquête passer aux Anglais délivrés de Masséna, la faute de n'avoir pas secouru son collègue, obligé à une retraite désespérée.

Car, c'est le désespoir dans l'âme que Masséna, accablé de fatigues, abreuvé d'amertumes par l'insubordination de ses lieutenants, dont un Ney ne craignait pas de donner l'exemple, par l'abandon de Napoléon, que l'attitude menaçante de la Russie détournait de l'exécution des promesses dont le général Foy avait rapporté l'espérance à son chef, enfin par les murmures d'une armée mécontente de l'inutilité de ses efforts et de la stérilité de son héroïsme ; c'est le désespoir dans l'âme que Masséna opérait du Tage sur le Mondégo, le 22 mars, une retraite qui le rapprochait de ces frontières d'Espagne d'où, six mois auparavant, il était parti en vainqueur.

Tout d'abord, en effet, avait souri au chef de l'armée de Portugal, que la fortune traitait en favori avant de le traiter en ennemi, comme pour l'attirer plus facilement sur les bords du Tage devant ces fameuses lignes de Torrès Vèdras, dernier, mais inaccessible asile de l'intervention anglaise, en vain menacé et convoité par une armée intrépide mais affamée, et incapable, sans secours, de tenter un passage compliqué d'un assaut.

C'est dans les premiers jours de mai 1811, que Masséna, séduit par les caresses de Napoléon, avait dominé ses pressentiments et obéi à un ordre adouci par la plus flatteuse confiance. Il avait trouvé à Salamanque ses trois lieutenants, Ney, Junot et Reynier, dont le dernier seul s'était résigné à cette direction d'un homme, dans lequel Ney ne voyait qu'un égal et dans lequel Junot, qui s'était cru un moment roi de Portugal, n'était pas disposé à souffrir un maître. Or, Masséna, général de la vieille école, n'avait rien perdu de son inflexible énergie, et était capable de briser, devant l'armée, le bâton d'un maréchal lui-même, rebelle à ses ordres. De là des froissements et des conflits qui s'envenimèrent pendant le succès, mais que les revers devaient exaspérer. On fut d'abord heureux. On prit Ciudad-Rodrigo (9 juillet 1810) et Alméida (28 août 1810) et l'on eut ainsi entre les mains les deux clefs du Portugal par la vieille Castille. Alors commença, entre Masséna et Wellington, ce duel décevant, où le génie des batailles devait être vaincu par le génie des retraites, et où tandis que le général français se lassait à courir après un insaisissable ennemi et s'épuisait à vivre dans un pays stérile, le général anglais, laissant au soleil, à la fatigue, à la faim, la peine de cette victoire sans coup férir, dont il avait le mérite, attirait son adversaire à l'impasse dont la double ligne du Tage et des redoutes de Torrès Vèdras formaient le redoutable fond. Et tandis que l'armée française, au bas de ce double échelon, que sa courageuse et impatiente faiblesse ne pouvait franchir sans secours, le demandait en vain à Napoléon, qui ne renvoyait par le général Foy que l'ordre de patienter, et à Soult, qui s'obstinait par vanité et par crainte à l'alibi de Badajoz, Wellington n'avait à attendre que l'heure propice, pour un adversaire reposé et dispos, de la retraite d'un ennemi affaibli. Malgré les désavantages d'une telle situation, Masséna ne céda qu'à la faim, et tout affamée et épuisée qu'elle fût, son armée fit une contenance aussi fière en se retirant qu'en s'avançant. Aux succès de l'aller, au victorieux combat de Busaco (29 septembre 1810), répondent les succès du retour et le victorieux combat de Redinha (12 mai 1811).

Après cette retraite de Portugal, première leçon des fautes et première image des désastres qui devaient rendre irréparable - la retraite de Russie, Masséna était prêt à recommencer et capable de réussir, à la condition d'être secouru et secondé. Il ne fut ni l'un ni l'autre, et Napoléon, un moment arraché aux préoccupations et aux projets d'une rupture imminente avec la Russie, dont notre alliance, également imminente, avec l'Autriche, aigrissait les griefs et ne contrebalançait pas l'hostilité ; puis bientôt replongé dans des sollicitudes étrangères à cette guerre d'Espagne dont il était dégoûté et avait abandonné les rênes à Berthier, Napoléon ne profita d'un intermède de sécurité, de loisir et de prévoyance, que pour mettre le maréchal Bessières à la tête des troupes dispersées dans le nord de l'Espagne. Enfin il répondit aux demandes de secours indispensable que lui apportait de nouveau le général Foy, et à l'énergique tableau, tracé par cet éloquent interprète, de la situation de nos affaires, — du maréchal Victor toujours arrêté devant Cadix, du maréchal Mortier obligé de quitter Badajoz assiégé, du maréchal Soult passant son temps à demander des renforts et à se plaindre de tout le monde qui avait à se plaindre de lui, du maréchal Masséna prêt à recommencer la campagne mais attendant des ordres, des provisions, des munitions, — par des critiques injustes, des reproches passionnés, le rappel de Ney, l'envoi de Marmont, la concentration des forces, partagées entre l'armée de Portugal et celle d'Andalousie, et Cadix donné pour objectif à la seconde, Lisbonne à la première. Mais donner des ordres ne suffisait pas, et rien ne pouvait désormais suppléer que sa présence à la démoralisation de l'armée, au découragement de Joseph, à la mésintelligence des généraux, et changer en déception les espérances de l'Angleterre, un moment près d'être jetée à la mer et acculée à la paix, aujourd'hui libre, confiante, insolente comme son général et son armée.

L'héroïque défense d'Alméida, l'évasion prodigieuse de sa garnison, qui échappe tout entière à l'ennemi, ne lui laissant qu'une place détruite, et la bataille en quatre actes dont un seul est bon et sans dénouement décisif, de Fuentès d'Onoro (3-6 mai 1811), inaugurent le retour offensif de Masséna en Portugal, et le maréchal Soult, par les fautes ou l'insuccès de la bataille d'Albuéra (16 mai), qui n'empêchera pas la prise de Badajoz par les Anglais, ne relève pas notre fortune, toujours militante, jamais triomphante.

Le roi de Rome naît le 20 mars 1811, au milieu de la joie universelle et des espérances encore victorieuses de Napoléon, que l'Allemagne, l'Italie et la Hollande consolent de l'Espagne. Et c'est avec un visage moitié souriant, moitié menaçant, que l'empereur, devenu père, présente, le 11 juin 1811, à la France et au monde l'héritier de sa dynastie, baptisé roi de Rome, et destiné à laisser seulement au monde, selon Chateaubriand, le souvenir d'une valse mélancolique.

Cependant, le premier moment d'orgueil et d'illusion passé, Napoléon, rendu par le sentiment nouveau qui devait remplir le cœur de cet homme, absorbé par l'esprit, à toute la clairvoyance de ses sollicitudes, faisait face à une situation grosse d'orages et déjà illuminée d'éclairs. Il armait vigoureusement pour répondre aux préparatifs de la Russie, sans s'apercevoir que l'excès de ce qu'il prenait pour une précaution provoquait une alliée déjà défiante, mais non encore ennemie, et précipitait le conflit que la modération eût prévenu. En même temps il joignait à tant de causes anciennes de malentendus la jalousie causée par des avances d'abord trop économisées, enfin trop prodiguées à l'Autriche, dont l'alliance devenait la rivale de l'alliance russe. Cette évolution dans les dispositions et les relations de Napoléon quant aux affaires extérieures se personnifiait et s'incarnait, en quelque sorte, dans la faveur de l'ambassadeur d'Autriche, le prince de Schwartzenberg, le remplacement au ministère de M. de Champagny par M. de Bassano, dont le dévouement absolu écartait de ce poste l'indépendance et la modération qui y avaient jusque-là honoré la contradiction et ennobli l'obéissance ; enfin, par le rappel de Saint-Pétersbourg de M. de Caulaincourt, qui se retirait, sous prétexte d'un mariage, d'une situation délicate, d'où il emportait tous les regrets d'Alexandre, laissant à son successeur, le général de Lauriston, les premiers reproches de cet empereur, froissé dans ses susceptibilités et déçu dans ses espérances.

Si l'horizon était assombri de complications imminentes, à l'intérieur les inquiétudes de l'opinion, devenue remuante ; les premières velléités d'indépendance du Corps législatif, manifestées par quelques contradictions sur les conséquences du blocus continental, dont on recueillait en priva Lions et en faillites les désastreuses conséquences, après en avoir escompté les bénéfices ; l'impopularité croissante de la guerre d'Espagne, que le succès eût seul pu excuser ; enfin l'attitude équivoque du concile, ses scrupules subits, ses transactions décevantes, son concours dérisoire, dont il avait fallu arracher par un coup d'autorité et le double exemple de l'emprisonnement à Vincennes de trois prélats, succédant à la disgrâce imméritée de M. Portalis, un résultat utile ; toutes ces causes de trouble, dont la plupart tenaient à des perturbations organiques et résistaient à de passagers remèdes, préoccupaient justement Napoléon sans l'effrayer. Il espérait contraindre aux délais nécessaires et à une explosion isolée les inquiétudes russes, devenues menaçantes, et l'impatience belliqueuse des conciliabules, prêts à devenir des légions, du patriotisme allemand. Pendant ce temps, il comptait encore dompter l'Espagne, et, en chassant les Anglais du Portugal, les contraindre à la paix qui, alors, deviendrait fatalement universelle. Le symptôme significatif de l'élection de Bernadotte, comme prince royal, héritier présomptif de la couronne de l'insensé Gustave IV, passée au débile Charles XIII, choix imposé d'abord par le désir de lui plaire, puis réalisé malgré la certitude, tardivement manifestée, il est vrai, du contraire, n'ébranla point une confiance en lui-même que Napoléon puisait encore dans la conscience de sa force, et que les déceptions de l'ingratitude effleuraient sans l'émousser. Il se borna à garantir le Danemark des conséquences de l'élévation de Bernadotte, avide de payer, par l'accession de la Norvège, la perte de la Finlande, et de payer ainsi la dette de son adoption.

Telle était la situation au 15 août 1811, jour de sa fête, assez malencontreusement choisi par Napoléon pour continuer, par une explication avec le prince Kourakin, la série de ces scènes fameuses dont l'éclair, en 1805, en 1809, avait annoncé à lord Witworth et à M. de Metternich un coup de tonnerre, auquel, dès ce jour, dut s'attendre Alexandre. Mais le coup frappé au midi devait précéder celui, si laborieusement préparé au nord, par la fermentation d'une année. La décision du concile, acceptée par Pie VII, en attendant qu'il provoquât, en protestant contre son acceptation, de nouvelles complications, Napoléon se hâta de fermer cette convention de dévots, et, après avoir intimidé la Suède par le renvoi de son ambassadeur, il concentra une dernière fois son attention sur l'Espagne, afin de recouvrer la liberté de la reporter tout entière contre la Russie. La prise de Tarragone, succès meurtrier de Suchet (28 juin 1811) ; de Sagonte (25 octobre), dont le siège se compliqua d'une bataille ; de Valence (12 janvier 1812), par laquelle Suchet acheva de gagner le bâton de maréchal, reçu après Tarragone, encouragèrent d'abord les espérances de Napoléon. Elles furent bientôt successivement déçues par la perte de Ciudad-Rodrigo (18 janvier 1812) et de Badajoz (6 avril 1812).

Napoléon, à ce moment, bien loin d'être éclairé par tant d'avertissements prophétiques, allait s'enfoncer, entraîné par son fougueux génie, dans cet autre abîme du Nord, et s'y engloutir avec sa fortune et malheureusement avec celle de la France ; et les désastres de 1812, rendus irréparables par son aveuglement et son obstination, allaient être le signal de cette décadence encore grandiose qui le conduisit, par un chemin de victoires et de défaites, de trahisons cruelles et d'héroïsmes inutiles, à la chute suprême, désormais inévitable.

La fin de 1811 et la première moitié de 1812 s'étaient passées, entre Napoléon et Alexandre, en un échange de protestations qui ne trompaient plus ni l'un ni l'autre. Tous deux, en se couvrant du prétexte de leur respect de la paix, n'avaient d'autre but que de s'attribuer réciproquement, suivant les circonstances, le tort de l'agression ou les bénéfices de l'initiative, et de préparer ; diplomatiquement et militairement, une guerre que, des deux côtés, on pressentait décisive et fatale ; Napoléon, qui ne veut se décider qu'au bon moment, élude la mission à Paris de M. de Nesselrode, tout en laissant continuer à M. de Lauriston, à Saint-Pétersbourg, le rôle pénible et même humiliant de chaperon de ses démarches et de plastron des reproches d'Alexandre. On comprend les malentendus inévitables de cette dissimulation mutuelle, érigée en système. On continue toutefois de s'observer et de temporiser, la Russie ayant besoin d'en finir avec la Porte, de nouer avec l'Angleterre et la Suède une alliance nécessaire, de s'arrêter à un plan de défensive trompeuse et de décevante retraite ; Napoléon ayant également besoin du temps de parer à l'intérieur aux inquiétudes de l'opinion, aux malheurs de la-disette, aux difficultés du recrutement, aux dangers de son absence, et à l'extérieur, d'assurer l'inviolabilité du théâtre choisi de la Pologne, dont il fait le rendez-vous de la concentration de ses armées, de raffermir le prestige de son autorité sur la confédération hésitante, de susciter à l'Angleterre la diversion d'une querelle avec l'Amérique, enfin de conclure avec l'Autriche séduite, la Prusse entraînée, une alliance de protection plus que de secours. Le 24 février 1812, traité de Napoléon avec la Prusse, qui devient notre alliée par l'impossibilité de demeurer neutre et par l'appât des espérances dont la leurre Napoléon. Le 14 mars 1812, traité d'alliance de Napoléon avec l'Autriche.

En même temps qu'il négocie, il procède à la distribution définitive de la nouvelle grande armée, composée, dans son ensemble, Français et alliés, de près de six cent mille hommes, avec Davoust (premier corps), Oudinot (deuxième corps), Ney (troisième corps), prince Eugène (quatrième corps), Poniatowski (cinquième corps), Gouvion Saint-Cyr (sixième corps), Reynier (septième corps), Jérôme (huitième corps), enfin la garde, sous Mortier et Lefebvre. Les quatre cent vingt-trois mille hommes de cette armée active s'appuyaient sur une armée de réserve de cent trente mille hommes, commandée par Augereau et Victor. Le chiffre énorme indiqué plus haut se complétait par les détachements et les malades en guérison.

Tandis que ces masses se groupaient successivement et furtivement, si de pareils mouvements peuvent être dissimulés ; malgré tout le génie de la ruse, derrière le corps principal de Davoust, et le suivaient de l'Oder à la Vistule et de la Vistule au Niémen, et que Napoléon, insensible à de suprêmes conseils et à de fâcheux symptômes, n'attendait plus que l'occasion favorable de surprendre les Russes, en ayant l'air de les devancer, Alexandre s'alliait avec la Suède (5 avril 1812) et se ménageait, par des concessions et des avances habiles, la paix avec la Turquie et l'union avec l'Angleterre. Le 21 avril, il quittait sa capitale, avec la juste émotion, partagée par un peuple fidèle, d'une démarche décisive. Napoléon, confiant ses pouvoirs à l'archi-chancelier Cambacérès, l'imitait le 9 mai 1812, arrivait le 11 à Mayence, et le 16 s'arrêtait à Dresde, après avoir reçu, à son passage, les hommages du roi de Wurtemberg.

A cette magnifique audience de l'Empereur, encore tout-puissant, se pressaient, comme de simples courtisans au lever du roi, l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse lui-même, au milieu d'une foule de souverains clients et de princes vassaux. Cette présence de ses alliés, qui flattait Napoléon, n'était pas sans l'embarrasser aussi, car elle le gênait dans l'accomplissement de ses vues premières sur la Pologne, bientôt réduites aux promesses stériles de l'ambassade de M. de Pradt, et enfin à un abandon, fruit de méfiances et de déceptions réciproques, non moins amer pour la France que pour la Pologne. Le 29 mai 1812, Napoléon partait pour Posen, et de là pour Thorn (2 juin), puis Dantzig (7 juin), et le 17 juin, il passait la revue suprême des corps d'invasion qui, le 24 au matin, franchissaient avec lui, à Kowno, le Niémen, Rubicon de sa prospérité[2].

Désormais, tout se précipite vers le dénouement déjà prévu. Le fait suit le fait comme le flot succède au flot. Entraîné par la fatalité, tout en essayant de la maîtriser, Napoléon va lui céder peu à peu, et, pour ainsi dire, pied à pied, arriver à l'extrémité de sa grandeur et de sa gloire, réduit, en reculant, à défendre sa conquête, avant de défendre sa patrie, et de lutter pour son pouvoir, avant de lutter pour son salut. Ce n'est que par étapes, et sous un ciel entremêlé d'azur et de ténèbres, que s'accomplira cette évolution de la plus grande fortune des temps modernes. Ce n'est que par degrés, et comme à regret, que le bonheur se séparera de son favori. La Providence, avant de reprendre sur le monde ses droits usurpés par le plus sublime de ses instruments, se ménagera une vengeance digne d'elle et une leçon digne de lui. Il faut, pour que le châtiment soit complet et l'exemple salutaire, les longues alternatives au milieu desquelles Napoléon, tout en résistant jusqu'au bout à l'irrésistible, paraît jusqu'au dernier moment avoir pu éviter l'inévitable, et semble tomber de lui-même et par sa faute à cette triple expiation de la défaite pour le capitaine, de l'abdication pour le souverain, de la trahison pour le bienfaiteur !

C'est à Kowno que commence celte voie douloureuse, interrompue par les plus éclatants et les plus stériles succès, et qui va faire à la retraite prochaine une ironique décoration d'arcs de triomphe. Tandis qu'Alexandre, surpris, au milieu d'un bal chez le général Benningsen, par la nouvelle de l'invasion française, cherche éperdu, un plan de défense à lui opposer, et demande en vain à ses conseillers divisés le moyen de vengeance et de salut dont l'inspiration ne s'allumera qu'aux flammes tardives de Moscou, Napoléon commence et poursuit l'application de ce plan jusque-là décisif, dans lequel sa confiance, justifiée cependant par tant de victorieuses expériences, se trouvera la pire des témérités. Il s'agit, comme toujours, de séparer en deux l'armée de résistance, d'emporter d'un même assaut une capitale et la paix ; puis, remettant l'épée au fourreau, d'imposer à l'ennemi le sacrifice de ce qu'il a conquis, compensé par la joie inespérée de garder le reste, ajoutant chaque fois à son empire la part qu'il s'est taillée dans les autres. Napoléon veut donc isoler Barclay de Tolly de Bagration, et faire, pour ses canons, deux bouchées des deux tronçons palpitants de l'armée russe. Une fois ouverte, cette route sanglante le conduit rapidement au but, c'est-à-dire à la paix dictée à Moscou, peut-être à Smolensk, peut-être avant. L'hiver, le véritable défenseur de l'armée russe, le seul adversaire avec lequel Napoléon ait à compter, sans le craindre, car il l'a déjà défié et dompté dans ses cantonnements de Pologne, est encore loin, et l'ordre des saisons ne s'intervertit point, même à l'appel d'un roi, même à l'appel d'un peuple en danger. Les ardeurs de l'été, les tiédeurs de l'automne favorisent ses projets, et nos soldats, qui souffriront bientôt si cruellement du froid, se plaindraient de la chaleur, s'ils savaient se plaindre. Malheureusement, Napoléon n'a pu prévoir que ce qui se prévoit, de même qu'il pourra tout éviter, excepté l'inévitable. L'inévitable, c'est la mésintelligence de généraux fatigués et jaloux, la confusion d'un état-major polyglotte comme son armée l'inexpérience d'une partie de ces troupes, où le danger peut improviser des héros, mais où le temps a manqué pour créer des soldats ; la difficulté des approvisionnements, l'absence ou la fausse interprétation des ordres, la lenteur des manœuvres, l'isolement ou l'éparpillement qui en résultent tour à tour, la surprise d'un pays inconnu, la fatigue de marches excessives ; enfin l'irritation et le découragement que va causer à cette aventureuse agglomération de troupes, perdue dans l'immensité des steppes, la perpétuelle déception de cette bataille décisive toujours offerte, toujours évitée, dont le refus systématique équivaudra pour l'ennemi à l'avantage d'une victoire. Ainsi va-t-on, perdant du temps, perdant des hommes, par la dissolvante action qui commence, de la lassitude, de l'ennui, de la discorde, de Kowno à Wilna, où Napoléon s'attarde à fonder un État lithuanien et à éluder ironiquement les dernières propositions de paix d'Alexandre, transmises par M. de Balachoff ; et de Wilna à Minsk.

Tandis que Napoléon cherche à envelopper Barclay de Tolly, Davoust poursuit Bagration, et le manque, faute d'accord avec le roi Jérôme, le seul des frères de Napoléon capable d'être un général, que le maréchal traite trop comme un prince et dont il froisse les susceptibilités. Ici apparaît déjà la première faute de Napoléon, qui, après avoir tant perdu en Espagne à subordonner des maréchaux à des maréchaux, perdra encore davantage à sacrifier non plus des égaux l'un à l'autre, mais un supérieur à un inférieur. Jérôme pouvait se considérer comme tel vis-à-vis de Davoust, par son titre et sa parenté, du moment que le danger ne lui imposait pas l'oubli d'un juste grief, et que ce brave et savant, mais rude et froid Davoust, chef inflexible au point de paraître implacable, dont l'âpre caractère mettait un reproche dans chaque ordre et de la vengeance dans chaque châtiment, semblait le provoquer, en exagérant le commandement, à la désobéissance. Jérôme ne désobéit point ; mais, justement froissé de la rigueur du maréchal et de l'injustice de Napoléon, il se retira, renonçant à regret, par dignité de souverain, à l'ambition d'une gloire qu'il méritait d'atteindre et dont il ne jouit que trop tard. C'est ainsi que, par la faute du roi Jérôme, si l'on veut, à la condition d'associer à une responsabilité, fort exagérée par M. Thiers, Davoust et Napoléon lui-même, et plus encore les circonstances qu'on oublie trop pour tout rejeter sur les hommes, l'opération projetée sur Bobruisk fut reportée sur Mohilew, où le succès donnait de moindres résultats. La manœuvre, douteuse d'ailleurs, comme toutes les manœuvres dont l'exécution permet seule l'appréciation, contre Bagration, ayant avorté, Napoléon se rejette sur celle qui tendait à déborder, tourner et couper Barclay de Tolly, en le précédant sur la Dwina, comme on avait voulu devancer son collègue sur le Dniéper. Le 16 juillet 1812, Napoléon quitte Wilna, après y avoir déçu, sans la décourager, l'impatience des espérances polonaises, qu'il entretient par sympathie, sans pouvoir les satisfaire par méfiance. Obligé de respecter les susceptibilités de ses alliés prussiens et autrichiens, et de préserver la paix future d'un obstacle peut-être insurmontable, il ajourne la reconstitution d'un peuple dont il veut d'abord éprouver le dévouement, et il se borne à laisser à Varsovie M. de Pradt, et à Wilna M. de Bassano, faisant d'une fédération inoffensive le gage, qu'il ne devait point lui être permis de réaliser, d'une indépendance et d'une unité encore prématurées.

Le 23 juillet, le maréchal Davoust illustre, sans pouvoir la réaliser, par le beau combat de Mohilew, la combinaison destinée à isoler Bagration et qui ne parvient qu'à retarder sa jonction avec Barclay. A la même date Napoléon était devant la Dwina, avec 180.000 hommes, menaçant dans son camp de Drissa, copié sur les fameuses lignes de Torrès Vèdras, Barclay, plagiaire de Wellington. Le plan de cette résistance retranchée, désapprouvé par la majorité des généraux et impopulaire dans l'armée russe est abandonné, et Alexandre, qui l'a appuyé est obligé de le désavouer, de disgracier son auteur et de quitter son camp pour se rendre au milieu de son peuple, qu'il semble plus apte à soulever qu'à diriger des soldats. Le système, encore hésitant, de la retraite à outrance, que Kutusof rendra si décisif, prévaut à partir de ce jour mémorable. On n'y renoncera plus : les Russes se feront battre, quand ils ne pourront plus faire autrement, mais ils neutraliseront sans cesse la victoire en échappant au vainqueur et en l'attirant, sous un climat progressivement meurtrier, à une impasse de flammes, d'où il faudra sortir en butte à la poursuite vengeresse qui succédera à la reculade humiliante, et changera notre défensive en déroute et notre retour en désastre.

C'est là l'histoire de cette marche décevante à la suite de Barclay de Tolly, dont le double combat d'Ostrowno (25 et 26 juillet), et celui de Witebsk (27) marquent, par une chaleur de 28° Réaumur, la première phase ; l'inutile succès de ces rencontres n'empêche pas la réunion de Barclay et de Bagration, et l'échec de la première combinaison de Napoléon. Il s'arrête quinze jours à Witebsk pour donner à une armée essoufflée, harassée, dégoûtée, le temps de reprendre haleine et courage, et pour arrêter les ravages de cette diminution par la désertion ou la débandade, symptôme déjà effrayant de la dissolution prochaine, qui coûte déjà à son effectif, le chiffre énorme de 150.000 absents depuis le Niémen. De Witebsk, entraîné par la fatalité de son génie avide de l'imprévu et surtout de son caractère impatient de l'obstacle, Napoléon, malgré les murmures instinctifs et les pressentiments de ses soldats, rebutés par les fatigues inutiles et les combats sans résultats, franchit la limite qui sépare l'ancienne Pologne de la Moscovie, qu'il n'aurait jamais dû dépasser. Mais il eût rougi en s'arrêtant de paraître reculer et de voir l'ennemi calomnier sa prudence. Il lui fallait une victoire au prestige inattaquable, défiant, comme le soleil, d'obscurs blasphémateurs. Le 15 août avec 175.000 hommes, Napoléon passe le Dniéper et après avoir découragé une timide tentative d'offensive de la part de Barclay et Bagration réunis, marche sur Smolensk. Le combat de Krasnoë (14 août) nous livre l'abord de Smolensk, où notre armée se précipite, croyant y trouver enfin la bataille décisive tant poursuivie. Nous n'y trouvons que l'occasion d'une sanglante et stérile victoire. L'opiniâtreté Busse, déjà fanatique, se dérobe, ne nous abandonnant, par une farouche ironie qui eut dû nous servir de leçon, que le cadavre calciné de cette grande ville à laquelle l'ennemi a mis le feu en parlant. Notre armée fait, sous une voûte de flamme, au milieu des cris des blessés une sinistre entrée triomphale.

Napoléon hésita devant ce second avertissement de la destinée. Il était temps encore de s'arrêter, ou mieux de retourner à l'abri de la ligne du Niémen. Après une courte halle, il tourna la bride de son cheval et de son armée du côté de Moscou, où se préparait un nouvel incendie, le feu, en attendant le froid, étant devenue l'arme d'un peuple barbarement héroïque. Valoutina (19 août), où meurt Gudin, et à notre droite la bataille de Gorodeczna (12 août), qui fait Schwartzenberg maréchal, pendant que sur notre gauche, la bataille de Polotsk (18 août) vaut le bâton à Gouvion-Saint-Cyr ; Dorogobouge, où Davoust et Murat, qui se contredisent si volontiers sur tout le reste, s'accordent à promettre à l'Empereur l'occasion de cette rencontre espérée que Barclay lui refuse., malgré les reproches de ses officiers, faute d'un théâtre qui lui convienne, sont les étapes nouvelles de ce chemin victorieux et fatal, qui conduit triomphalement l'armée à sa perte. Napoléon, qui croit toujours saisir sa proie, s'obstine à la poursuite et ne compte plus les distances. Berthier essaye d'un conseil. Il est vertement tancé. Davoust, à qui Napoléon a injustement sacrifié Jérôme, est à son tour injustement sacrifié à Murat. Et toujours en avant ! toujours en avant ! Un aiguillon invisible semble précipiter cette course obstinée, aveugle, implacable. Voici Wiasma. Voici Ghjat. Enfin nous allons avoir une bataille ; Barclay de Tolly est disgracié et congédié, bouc émissaire de ce plan de retraite quand même, dont son successeur Kutusof sera le héros. Mais il donnera à son avènement la satisfaction d'une défaite à l'armée Russe impatiente, et cette leçon fondera enfin sa popularité.

Adversaire impuissant de Napoléon à Austerlitz, le septuagénaire, le borgne, le madré Kutusof, élève de Souwarov, et vrai génie à la russe, c'est-à-dire mélange de Grec et de Tartare, allait être le sauveur de l'empire. Il consentit à acheter ce titre d'une bataille, qu'il pouvait perdre impunément, puisqu'elle lui permettait de continuer cette retraite, plus utile à la Russie qu'une victoire. Le combat de Schwardino (5 septembre), prélude à Borodino, plus connu sous le nom de la rivière de la Moscowa, dont l'eau ensanglantée devait baptiser le nouveau titre de l'héroïque Ney. A Borodino, 127.000 Français, pourvus de 580 bouches à feu, luttent à découvert contre 140.000 Russes, retranchés sur les hauteurs. La veille de ce duel gigantesque, la gaieté du Français, dont le bivouac s'anime déjà de contes fantastiques sur la fabuleuse Moscou, Babylone russe, qui payera la victoire du nouvel Alexandre, contraste avec l'attente farouche et les dévotes processions du patriotisme russe. Le 6 septembre au matin, Napoléon embrassait le portrait du roi de Rome peint par Gérard, que venait de lui apporter M. de Bausset. Et Mural, en tunique de velours vert, en toque à plumes, en bottes jaunes, chamarré de broderies et étincelant d'or, électrisait ses cavaliers et émerveillait les Cosaques par cette jactance théâtrale, ennoblie par l'héroïsme. A cinq heures et demie, le glorieux et funèbre signal fut donné par un coup de canon.

Le 7 septembre au matin — jamais encore plus meurtrière bataille et plus sinistre victoire —, les Français et les Russes relèvent leurs blessés et enlèvent leurs morts, après avoir couché sur le théâtre de cette sombre boucherie arrivant au chiffre inouï de 90.000 hommes ! Nous figurions pour 30.000 dans cette addition sanglante ; les Russes avaient perdu 60.000 hommes, dont Bagration, leur Murat. Nous, nous avions à pleurer Plauzonne, Montbrun, Caulaincourt, Romeuf, Chastel, Lanabère, Compère, Bessières, Dumas, Canouville, tués ; le maréchal Davoust, les généraux Morand, Friant, Compans, Rapp, Belliard, Nansouty, Grouchy, Saint-Germain, Bruyère, Pajol, Defrance, Bonamy, Teste, Guilleminot étaient blessés. Pendant que Kutusof mentait en se prétendant vainqueur, Napoléon atténuait, par une sorte de pudeur, le chiffre des morts de cette bataille à mort, sans prisonniers, et il donnait au généreux Larrey, qui mit trois jours à les panser, 40.000 blessés russes ou français à sauver.

Le 13 septembre, l'armée russe, mettant le feu partout où la poursuite de Murat et d'Eugène n'arrachait pas la torche des mains aux paysans affolés et aux soldats furieux, arriva devant Moscou, encore épuisée de 2.000 hommes par le combat de Krimskoïé. A Moscou, capitale devant laquelle il ne pouvait combattre et qu'il ne voulait pas défendre à la façon de Saragosse, Kutusof assembla ses généraux, recueillit leurs avis, en profita et s'arrêta, sans le révéler à ce plan fatal et vengeur de la retraite sur la droite de Moscou, dissimulé, pendant quelque temps encore, sous des mouvements équivoques, qui devaient placer l'armée russe sur les communications des Français et la mettre en relations avec les provinces du Midi et l'armée revenant de Turquie. Dans la nuit du 13 au 14, l'évacuation sur Riazan, qui masquait le vrai but, Kalouga, s'opéra résolument, malgré les cris du peuple et les murmures de l'armée. Kutusof, qui venait de communiquer sa résolution au gouverneur Rostopschine et savait en bonnes mains la vengeance dont il ne voulait pas accepter la responsabilité, ne s'émut point de ces regrets et de ces reproches qu'allait justifier un bien autre sacrifice.

Rostopschine méditait, en effet, le plus lâche et le plus intrépide, le plus funeste et le plus heureux, le plus sublime et le plus odieux holocauste qu'aient jamais inspiré la rage désespérée du patriotisme et du fanatisme réunis. Les désastres espagnols ne devaient être qu'un feu de paille, en présence de cette vengeance vraiment diabolique, de la torche mise aux mains de 2.000 forçats, payant leur salut par l'incendie d'une capitale, qui devait coûter un milliard à la Russie et la vie à 15.000 victimes. Dans cet incendie, Rostopschine, qui avait commencé par vouer tous ses biens à la destruction et sortait ruiné de Moscou, espérait envelopper la grande armée tout entière au moment où, ivre d'orgueil, gorgée de butin, elle dormirait dans la sécurité de sa conquête, au milieu des dépouilles que le feu allait lui reprendre avec la vie. Tel était l'infernal guet-apens, le monstrueux et sublime attentat, qui attendait à Moscou nos troupes victorieuses, par les soins de cet Érostrate de la haine nationale, dont le complot gigantesque dépasse tellement les proportions humaines, que la Russie n'a pu s'empêcher de flétrir le vandalisme qui la sauva, et que le sinistre héros de l'incendie de Moscou n'a pu se garder de l'horreur qu'en désavouant son œuvre et en l'attribuant aux Français à Saint-Pétersbourg et aux Russes à Paris. Le 14 septembre au matin, le comte de Rostopschine ayant donné ses ordres aux forçats incendiaires, conduits par des sbires dans les repaires qui leur servaient de postes, quitta Moscou, n'emportant d'autre fortune que sa vengeance et d'autre bonheur que son secret, et emmenant pour tout butin (horrible prévoyance !) toutes les pompes à incendie de la ville !

Le 15 septembre au matin, Napoléon lit à cheval, à la tête de ses troupes étonnées, son entrée dans cette ville silencieuse et farouche, si différente de celle dont, la veille, l'armée avait salué de ses acclamations la splendide vision. Les vétérans avaient comparé avec orgueil à Alexandrie, au Caire, à Damas, à Jérusalem, à Rome, à Milan, à Madrid, à Berlin, cette puissante métropole de l'Orient, - au caractère à la fois asiatique et européen, à la physionomie étrange et pittoresque, gothique et byzantine, iératique et mercantile, avec son panorama de bois, de lacs, de monastères flanqués de tours, de palais crénelés, d'églises à minarets couverts de brillantes coupoles, et dominant le tout, son légendaire Kremlin, le Capitole russe, surmonté de la croix plantée sur un croissant renversé.

Le lendemain de cette halte pleine d'illusion, au lieu de la bienvenue, triste peut-être mais confiante, et de l'hospitalité docile qu'elle attendait, l'armée française ne trouva à Moscou qu'une solitude morne, une paix sinistre, je ne sais quoi de sourd, de menaçant, de fatal dans l'air, quelques hordes de pillards ivres devançant le signal et se vengeant à coups de fusil d'avoir été dérangés dans l'orgie ou surpris dans le pillage, et quelques habitants venant requérir protection contre des agressions mystérieuses, et indiquant les hôpitaux où gisaient quinze mille blessés abandonnés par les Russes. Dès le 16, on vit les premiers effets de ce dont nul encore n'eût osé deviner les causes. Le feu prit au magasin des spiritueux comme par hasard, et fut bientôt éteint. Presque au même instant, le Bazar est en flammes. Le vent se fait complice et se déchaîne. On arrête, on fusille et l'on pend quelques maraudeurs farouches pris la torche à la main. Le Kremlin, où l'on a réuni le parc d'artillerie, chauffe, crépite et va éclater. On entraîne Napoléon. L'armée s'échappe de cette immense mine, de ce volcan subitement révélé sur lequel elle a dormi une nuit. La garde reste pour sauver le Kremlin. L'incendie se propage et dure quatre jours. Malgré tous les efforts, il ne s'éteint que rassasié et comme assouvi. La pluie achève d'étouffer ce gigantesque brasier. On évalue les pertes, on compte les victimes. Le Kremlin et un cinquième de la ville restent debout, parmi tant de ruines fumantes. Soldats et habitants se ruent aux épaves comme à une curée. Napoléon rentre le 19 à Moscou et son génie étonné frémit devant ces ruines, œuvre du génie de Rostopschine, où la guerre et la mort étalent une horreur inconnue. De Moscou, il ne reste que quelques habitants réduits à l'aumône et aux abris de l'armée, le Kremlin et l'hospice des Enfants-Trouvés. Napoléon visite ce dernier établissement, et, par humanité, reculant devant une lutte qui provoque de telles représailles, il songe à la paix et prend l'initiative d'ouvertures officieuses à Alexandre.

Le 22 septembre, le mouvement de Kutusof sur Kalouga est démasqué. Notre flanc est menacé. Alexandre ne répond pas. Il ne s'agit plus de la victoire, mais du salut. Il ne s'agit plus d'avancer, mais de savoir comment on reculera utilement et décemment. Kutusof s'est dérobé au général Sébastiani, avec une armée impatiente de carnage, à qui on a présenté comme notre œuvre les flammes de Moscou. Murat et Bessière, envoyés à la piste de l'ennemi, le trouvent enfin, sanglier farouche, aiguisant ses défenses aux palissades du camp retranché de Taroutino. Que faire ? L'hiver s'avance, l'infanterie est épuisée, la cavalerie ruinée. La situation matérielle est précaire ; l'état moral pire. Que faire ? Hiverner à Moscou, rentrer en Pologne ? Se retirer ? La prudence dit oui ; l'orgueil dit non. Napoléon hésite, puis s'obstine. Si l'on négociait ? Il envoie M. de Caulaincourt à Saint-Pétersbourg. Mais M. de Caulaincourt n'est plus destiné à être que l'ambassadeur dévoué des causes perdues. Il échouerait. Il refuse. Napoléon veut, du moins, se retirer sans en avoir l'air et menacer en fuyant, pendant qu'il envoie M. de Lauriston, non plus à Saint-Pétersbourg, mais à Kutusof, qui flaire la proie prochaine et se borne à transmettre à qui de droit les dispositions pacifiques subites de celui qui a si lestement reçu, en juillet, M. de Balachoff. Les temps sont changés. Mais qui eût jamais pu prévoir jusqu'à quel point ? Napoléon calme une attente fiévreuse en évacuant les blessés, en fortifiant le Kremlin, et, au milieu des restes de l'incendie qui n'a pas encore rendu le dernier soupir et agonise lentement sous la cendre, il fait jouer la comédie à des acteurs français affamés, qui ont égaré au milieu de cette tragédie leur roman comique, et date de Moscou le Code de la maison de Molière.

Tandis que Napoléon cherchait les moyens de combattre non plus les Russes, mais la fortune, et pesait longuement, dans d'anxieuses délibérations, les motifs et les moyens d'un parti décisif, Alexandre gagnait à négocier tout le temps perdu à lutter, et il rendait à son tour, par la ruse opposée à la force, la partie inégale. Il traitait avec l'Angleterre (18 juillet), avec le nouveau prince royal de Suède, parvenu de la Révolution, avide de se faire accepter par les rois (28 août), et paralysait au moins par la paix les Turcs, ennemis nés, dont il avait un moment espéré se faire des alliés. D'ailleurs, il prenait ses précautions pour la continuation à outrance d'une guerre qui faisait désormais partie de l'honneur du patriotisme russe et du sien. On évacuait sur Archangel et Abo les trésors de Saint-Pétersbourg, incapable de résister à un siège ; on confiait aux Anglais le dépôt de la flotte de Kronstadt. Enfin et surtout il préparait, par la concentration des corps de l'amiral Tchitchakoff et du comte de Wittgenstein sur la haute Bérézina, la manœuvre fatale qui devait placer entre eux et Kutusof la retraite de Napoléon.

Le 19 octobre 1812 est le premier jour de cette retraite, bientôt si lamentable, qui se donne d'ailleurs au départ des airs menaçants, qu'elle ne perdra que trop tôt. Tiré de ses hésitations par le combat de Winkowo, entre Kutusof impatient et Murat surpris, Napoléon quitte Moscou avec 100.000 hommes — des 420.000 du départ —, 600 bouches à feu, quelque cavalerie et excessivement de bagages, vivandières, traînards, goujats d'armée, la file interminable et inévitable des invasions lointaines. Il se dirigeait sur Kalouga, avec le projet d'attaquer d'abord le camp de Taroulino. Puis, renonçant à vaincre pour éviter l'ennemi et s'interposer entre Kutusof et ses auxiliaires, il se résigne à abandonner Moscou, en faisant sauter le Kremlin pour adieu. Mais pour une telle manœuvre il eût fallu les armées ailées d'Italie, et non ce grand corps gauche et embarrassé de bagages, qui ne volait plus et ne marchait guère, déjà engourdi par le froid. Kutusof devine le dessein qu'on n'a pu lui dissimuler. Il essaye de nous arrêter à Malojaroslawetz. Journée désespérée, de bouc, de feu, de sang, où l'on se bat dans les flammes et où tombent l'un sur l'autre les deux Delzons ! Bataille inutile, car les Russes n'ont reculé que d'une lieue, et il faudra la recommencer chaque jour ; douloureuse, car on est réduit à abandonner, dans cette marche implacable, les gros blessés, et à s'embarrasser des autres. Ce jour-là, Napoléon et son état-major furent chargés par un tourbillon de cosaques. Murat, Bessières, Rapp durent faire le coup de sabre pour le dégager. Fâcheux pronostic. Le cosaque apparaît comme l'oiseau de proie attiré par les occasions funèbres.

Napoléon tient conseil dans une grange, et recule devant une nouvelle bataille, de peur des blessés. L'avis moyen de Davoust est écarté. Le 26 octobre commence le mouvement de retraite définitive et fatale par la route de Smolensk, la garde et le quartier-général en tête, Davoust en arrière-garde. Chacun était morne. L'hiver s'annonçait rude ; les provisions devenaient rares. La tristesse fit à notre armée son masque définitif, quand elle fut conduite, par ce funèbre retour en arrière, à traverser Mojaïsk brûlé et le champ de la bataille de Borodino, jonché de ses 50.000 cadavres, non ensevelis. Horreur ! Et tout cela pourquoi ? pour traverser Moscou en flammes ! Ne pourrait-on se venger, du moins, et mourir dignement au milieu d'une victoire ? Kutusof se dérobe à ce noble désespoir, Il laisse agir l'hiver, son allié, et la famine, son amie. A quoi bon se battre ? Le froid, la fatigue et la disette ne suffiront-ils pas ? Kutusof se borne donc à peloter avec sa proie, esquivant, avec une féline férocité, tout engagement décisif. Il nous suit, nous poussant, la lance aux reins, sur les lances de Tchitchakoff !

A partir de cette arrivée à Ghjat (31 octobre) et de ce départ du 1er novembre, commence le désastre, grossissant chaque jour, avec ses hideux épisodes : le désordre, le découragement, les débandades, les pillages, l'abandon des blessés, l'encombrement des ponts. Après le combat de Wiasma, où Kutusof essaye en vain de nous cou per, nos soldats victorieux et affamés commencent à manger du cheval rôti. Ney prend la direction et la protection de l'arrière-garde, devenue le poste d'honneur, de danger et de dévouement.

Nous n'en dirons pas davantage. Nous n'avons pas le goût des pamphlétaires pour ces horreurs où ils voient une vengeance et où nous ne voyons qu'une leçon. Les erreurs de Napoléon et ses malheurs sont ceux de la France, comme sa gloire, et profiter des unes pour blâmer ou insulter les autres, n'est ni logique, ni patriotique. Chacun de nous sait d'ailleurs par cœur, pour les avoir entendus raconter au grand-père, chauffant ses rhumatismes et ses cicatrices au grand feu des veillées d'hiver, ces épisodes, cauchemar des nuits enfantines, où plus d'une fois est passé, à cheval sur sa lance, le Kalmouk, frère de l'Ogre, mangeant du soldat français. Chacun de nous a frissonné, frémi au récit de cette retraite, devenue déroute, de cette armée réduite en troupeau, de ses héroïsmes et de ses misères, depuis Dorogobouge, où ces débris martyrs sont encore 50.000 mille, jusqu'à Smolensk, où il n'entrera que 36.000 hommes, qu'achève de désespérer la déception de prochains désastres, devenus inévitables, ajoutés aux désastres passés.

C'est à Dorogobouge que Napoléon apprend à la fois la situation de Gouvion Saint-Cyr, en retraite sur l'Oula, après avoir échoué, malgré la seconde victoire de Polotz, à prévenir le mouvement de jonction à notre rencontre de 80.000 Russes, le défaut d'approvisionnements qui partout nous menace, et enfin l'incroyable conspiration de Mallet et son court mais humiliant succès, vengé par les ministres de la guerre et de la police par des exécutions tardives et aveugles, qui rendent la répression odieuse sans rendre moins ridicule la faute de leur imprévoyance et de leur crédulité. Napoléon sent, plus profondément que tous les autres, l'aiguillon de cette leçon donnée dans sa personne par l'ingratitude des serviteurs à l'égoïsme d'un maître toujours absent, plus préoccupé de vaincre que de durer, et qui a trop oublié qu'abandonner le gouvernement, c'est s'exposer à en être abandonné. Dès ce moment couve dans la pensée de l'Empereur l'ardent désir du retour. Son impatience d'arriver à Borisow lui fait hâter le pas, le place toujours en avant, marchant avec la garde, et n'attendant pas les divers corps, qu'une retraite ainsi désarticulée expose à tous les dangers de l'isolement.

Le prince Eugène, à Krasnoë, ne se sauve avec son corps qu'en sacrifiant la division Broussier. Il faudra livrer la bataille de Krasnoë (17 novembre) pour avoir le temps d'attendre Davoust, et Ney, qu'on a été forcé de laisser en arrière, n'échappera qu'avec quelques centaines d'hommes, en haillons et en sang comme lui, à la honte d'être pris. A Orscha, la grande armée était réduite à 24.000 hommes armés et à 25.000 traînards ; la moitié de ce qui était sorti de Moscou, le huitième de ce qui avait passé le Niemen, et ce débris blessé, assommé, gelé, démoralisé ! A Orscha, Napoléon apprit les infructueux efforts d'Oudinot et de Victor pour prévenir le mouvement combiné de Tchitchakoff et de Wittgenstein ; un peu plus loin, l'abandon, par Dombrowski et Bronikowski, après une défense héroïque, du pont de la Bérézina. De là l'émouvante alternative de- ce tragique passage accompli cependant, grâce au génie de Napoléon et au dévouement immortel du général Eblé, entre Tchitchakoff à gauche, Wittgenstein à droite, et Kutusof en arrière, sur deux ponts de chevalets improvisés en quelques heures. Les désastres résultant de leur encombrement ou de leur rupture n'empêchent pas la retraite de Russie de finir, à cette journée de la Bérézina, — et où elle échappe au triangle de fer, de feu qui va se fermer sur elle, en en écartant les branches à la baïonnette, — tragiquement, mais héroïquement, par le prodige aussi grand que notre malheur, de 28.000 hommes à cheval sur une rivière, résistant pendant deux jours et échappant à 72.000 Russes placés en écharpe, en tête et en queue (27 et 28 novembre 1812). Le 4 décembre, dernier et rude combat de Molodeczno, où Ney et Maison font la clôture sanglante du drame, en immolant les masses russes exposées à l'adieu de leurs derniers canons.

Le 5 décembre 1812, Napoléon, ayant ramené aux environs de Wilna les 12.000 hommes, suivis de 40.000 traînards, qui restaient de son armée, et n'ayant plus rien à faire auprès d'eux, qu'à souffrir inutilement de leurs misères, prend le parti de s'occuper plutôt de les réparer et de les venger. Après avoir embrassé ses maréchaux et délégué le commandement à Murat, il sort de Smorgoni par un froid de 50 degrés, et traverse la Pologne en traîneau, l'Allemagne en poste, accompagné de Caulaincourt, Lobau, Duroc, Lefebvre-Desnouettes. Le 11 et le 12 décembre, de Wilna évacué en désordre, avec une perte de 18 à 20.000 hommes, les débris de l'armée arrivèrent à Kowno, évacué encore désastreusement sous la lance des cosaques. A Kœnigsberg, où Eblé et Lariboisière moururent, victimes de leur zèle et de leur dévouement, il ne demeurait plus d'armée. La garde comptait, le 1er décembre, 1471 hommes debout, dont 500 seulement capables de tirer un coup de fusil. La Russie, de Moscou à Vilna, garde sous la neige la tombe de 300.000 soldats français !

Malheureux au nord, Napoléon ne l'était guère moins au midi, par suite de la faute qu'il avait commise, en cherchant à battre l'Angleterre en Russie, au lieu de persévérer à l'épuiser en Espagne, et de la faire achever sur mer par l'Amérique, devenue en 1812, par des combinaisons dont toute l'habileté fut perdue, l'ennemie de l'Angleterre et notre alliée (19 juin 1812). Le fatal éclat de l'impatience de Napoléon avait désarmé notre autorité en Espagne, rendu le courage à l'Angleterre effrayée, et bien loin de voir ses amis profiter de nos succès, Napoléon voyait, au contraire, nos ennemis puiser dans l'unanimité de nos désastres la haine, l'espérance et l'énergie de nouveaux et suprêmes efforts. En Espagne, l'anarchie des généraux et la démoralisation des soldats étaient à leur comble. Et Joseph, roi nominal, chef sans autorité, se trouvait à la tête de cinq armées qui ne voulaient pas lui obéir. Wellington, marchant sur la Vieille-Castille (mai 1812), par la route de Ciudad-Rodrigo, avec Salamanque pour objectif, ne menaçait que l'armée de Portugal, et soutenu par la concentration de nos forces divergentes, le maréchal Marmont pouvait espérer chasser les Anglais, non-seulement de l'Espagne, mais du Portugal. Mais c'était à qui ne le secourrait point, et désobéirait à Joseph et à son chef d état-major Jourdan. Marmont, à peu près abandonné à lui-même, fait bonne contenance. Le 28 juin, les Anglais entrent dans Salamanque, mince avantage ; mais le 22 juillet, le maréchal Marmont, qui a voulu manœuvrer à la Napoléon, perd, puisqu'il ne la gagne pas, la bataille de Salamanque ou des Arapiles, où il est grièvement blessé. Clausel lui succède, et l'armée rétrograde, tandis que l'Anglais enhardi avance : grand succès, puisqu'il oblige Joseph de sortir de Madrid (10 août 1812). Wellington l'y remplace le 12 pour en sortir bientôt, échoue au siège de Burgos, et se retire devant Joseph qui rentre dans sa capitale le 2 novembre. C'est un chassé-croisé. Le 14 novembre, par la faute de Soult, Wellington et son armée échappent à la destruction ou à la captivité, et l'unique belle et décisive occasion de la guerre d'Espagne se trouve perdue, au moment où la défaite et la prise de 40.000 Anglais par 85.000 Français eussent été un contraste si opportun aux désastres de Russie !

Le 18 décembre 1812, Napoléon rentre aux Tuileries. Il porte fièrement le spectre de sa gloire, accuse l'hiver seul de nos malheurs, et n'aspire qu'à les réparer et à les venger. Ce qu'il lui faut, ce ne sont ni les éloges, ni les conseils, ni surtout les reproches. C'est de l'argent et des hommes !

La conscription de 1815 et de 1814 anticipées, les premiers bans de la garde nationale ou cohortes actives lui promettent 500.000 nouveaux soldats, pour lui en fournir 350.000. La France, dans son patriotisme désespéré, équipe et monte par dons volontaires 22.000 chevaux et 16.000 cavaliers, s'ouvre les entrailles et donne les enfants après les hommes, le plus pur et le plus tendre de sa chair et de son sang. Napoléon, n'osant pas ajouter à un tel impôt des charges financières trop lourdes, commence à toucher à ses économies de la liste civile, à ce reliquat du trésor extraordinaire, 60 millions disponibles d'un côté, et 160 millions de l'autre. C'est là cette fameuse caisse souterraine des caves des Tuileries, que sa prétendue avarice n'a thésaurisée que pour la France, et dont il n'emportera que les 2 millions et quelque 100.000 francs de l'île d'Elbe !

Pendant que la France donne son sang, que Napoléon vide sa bourse, les événements se précipitent et les négociations s'animent et s'aigrissent. L'Allemagne jeune et patriote voit dans Alexandre son Messie libérateur et le tente d'un rôle qui l'attire du Niémen à la Vistule, et de la Vistule à l'Oder. Le général d'York, commandant du contingent prussien, passe à l'ennemi (30 décembre) et commence la boule de neige de défections qui formera peu à peu l'avalanche du Nord. Murat abandonne Kœnigsberg avec 10.000 hommes et se retire sur Posen. Pillau se rend aux Anglais, qui font là une trouée fort dangereuse à la digue du blocus continental. Le prince Schwartzenberg devient inerte et douteux. Murat, sentant trembler sa couronne, se sauve dans ses États, laissant le commandement au prince Eugène. Pendant ce temps la Prusse et l'Autriche, avec une jalousie qu'excitent l'intérêt et l'amour-propre, se disputent diplomatiquement le rôle de médiatrices, dont elles espèrent tirer profit. La politique de transition de Frédéric-Guillaume, bientôt débordée et enfin entraînée à l'hostilité par l'effervescence du patriotisme allemand, cède la première, et son aigreur progressive aboutit à l'explosion, pendant quelque temps secrète, d'un traité avec la Russie (28 février 1815).

Cependant, Napoléon se prépare, temporise, élude les avances de l'Autriche de plus en plus mécontente, se décide à des ouvertures directes vis-à-vis d'Alexandre, les voit éludées à son tour, frappe sur l'opinion de la France et de l'Europe le coup, plus fort que juste, du Concordat de Fontainebleau, traité qui n'est qu'une trêve, arrachée par séduction à Pie VII, qui, à peine signé, le regrette et proteste ; enfin se décide à secourir Eugène. Celui-ci, rompant pied à pied devant Alexandre, évacue Berlin et termine sur l'Elbe la retraite de Moscou, commencée le 20 octobre 1812 pour finir le 5 mars 1815 à Wittemberg, Magdebourg, Dresde.

Le 17 mars, la Prusse jette le masque et Alexandre, et Frédéric se donnent la main à Breslau. Hambourg découvert se soulève. Le roi de Saxe, menacé, effrayé, se réfugie en Bavière, et les Russes paraissent devant Dresde que le rude Davoust mutile pour la défendre. M. de Metternich, sincèrement épris d'une paix nécessaire à la fois à l'Autriche et à la France, offre à Napoléon des conditions avantageuses qui n'enlèvent à l'Empire que le superflu de sa grandeur et le débarrassent de la pléthore qui doit l'étouffer. Napoléon, résolu à la guerre et confiant dans sa fortune, achève de s'y préparer tout en négociant, et accule peu à peu l'Autriche, du rôle médiatif au rôle défensif, et enfin au rôle offensif. Il forme trois armées de réserve sur l'Elbe, le Rhin, en Italie ; rappelle de l'Espagne, dont il se résigne à ne garder que la moitié, Soult et Marmont ; confère solennellement la régence à Marie-Louise, essaye en vain de convertir en une attitude franchement dévouée l'Autriche résolue à une attente inerte, et s'arrache presque joyeux, le 15 avril, des bras de sa femme éplorée et de ceux de la France inquiète. L'Autriche, de son côté, ne perd pas son temps recrute en Saxe, en Bavière, un parti de la médiation qui passera bientôt à la coalition, et s'assure, par une convention secrète, les bénéfices de la neutralité vis-à-vis de la Russie. Le 17 avril 1815, Napoléon est à Mayence. Le 28, décidé à trancher avec l'épée les complications dont on cherche à l'enlacer, il est à Eckartsberg, essaye bientôt à Weissenfelds la solidité de ces conscrits novices mais déjà intrépides auxquels le courage sort par tous les pores, et avec une armée de 212.000 hommes, heureusement concentrée, se trouve le 2 mai dans les champs de Lutzen, théâtre de la mort victorieuse de Gustave-Adolphe, prêt à venger sur les Russes qui pleurent Kutusof, la mort de Bessières emporté le 1er mai d'un boulet de canon.

Le 2 mai 1815, victoire de Lutzen, qui coûte 20.000 hommes aux Russes et aux Prussiens, et près de 18.000 à nous-mêmes. Mais Leipzig est pris, les coalisés sont en retraite sur l'Elbe ; Napoléon, avec 140.000 hommes, marche sur Dresde, dont il reçoit les clefs à cheval (8 mai). L'Autriche intimidée par de telles nouvelles, lâche le roi de Saxe qu'elle avait pris en laisse, ménage les Polonais qu'elle voulait désarmer, et, négociant toujours, caresse tour à tour Napoléon et Alexandre, attendant d'un nouvel événement le signal d'une évolution définitive, et accentuant imperceptiblement ses conseils et ses offres de médiatrice armée, prête à tourner à l'alliance française qu'elle redoute ou à la coalition qu'elle préfère. La bataille de Bautzen ne parviendra pas à triompher de ses scrupules et de ses rancunes. Les victoires de Napoléon, en effet, n'ont plus rien de décisif et ses succès rien de durable. La force, peu à peu, tend à l'emporter sur l'habileté et le courage. Bautzen est une bataille en deux journées avec un double combat pour prologue (19, 20, 21 mai). Nous perdons 15.000 hommes là où l'ennemi n'en perd que 15.000. La fatalité s'annonce par ces stérilités de la victoire et ces égalités de pertes. La mort passe autour de Napoléon, Le 12 mai, elle lui a pris Bessières. Le 22 mai, elle enlève Duroc, le dernier ami de Napoléon, — qui n'a plus qu'un grand serviteur, M. de Caulaincourt, et des compagnons d'armes, - au spectacle prochain des malheurs qu'il a pressentis. Le 25 mai, les négociations d'un armistice, où Napoléon ne voit plus qu'un délai, arrêtent l'armée française sur l'Oder. L'armistice est signé à Pleswik le 4 juin. Il fut fatal, car si Napoléon ne voulait pas traiter sur les bases de l'Autriche, il était imprudent de donner à la coalition le temps de reprendre haleine et de se présenter compacte devant lui, le jour de la reprise des hostilités, fortifiée de l'accession de l'Autriche. Ces bases autrichiennes, que chaque jour rognera désormais, laissaient à Napoléon la Belgique et les provinces rhénanes, la Hollande, le Piémont, la Toscane, les États romains, maintenus en départements français, la Westphalie, la Lombardie, Naples, constitués en royaumes vassaux ; elles ne rendaient à la Prusse que la moitié de son ancienne étendue, à l'Allemagne que les villes libres, à l'Autriche que l'Illyrie et sa part du grand-duché de Varsovie dissous. Napoléon repoussa ces conditions des coalisés qui, un an plus tard, devaient refuser à la France jusqu'à ses limites de 1790 et la reculer jusqu'à Louis XV.

Le 10 juin 1813, Napoléon, rentré à Dresde, s'établit au palais Marcolini, a ses levers de rois, ses dîners de princes comme autrefois, travaille, décrète, négocie, gouverne de loin la France, et, le soir, se délasse aux chefs-d'œuvre de Racine, Corneille, Molière, joués par les principaux acteurs de la Comédie-Française, mandés à Dresde. Pendant que l'Autriche, poussée à bout par la tentative humiliante d'un arrangement direct avec la Russie, se jette dans les bras de la coalition pour échapper à l'isolement et à la surprise dont la menace une politique aussi ambiguë que la sienne, Napoléon, résolu il faire de la ligne de l'Elbe la base de ses opérations, fortifie Dresde, Hambourg, et approvisionne ses corps, augmentés par d'incessantes recrues, et divisés de façon à fournir à Victor, Augereau, Saint-Cyr, Vandamme, de nouveaux commandements. Il va disposer de 700.000 hommes actifs et de 500.000 effectifs. Les coalisés, de leur côté, profitent du répit qu'on leur laisse, et Napoléon, par ses violences, fait trop bien leurs affaires.

Le 28 juin, il a à Dresde, avec M. de Metternich, l'entrevue orageuse et célèbre où il jette à l'Autriche un défi que celle-ci ramasse dans son cœur. Et la prolongation systématique de délais illusoires dont Napoléon a besoin pour achever de s'armer, permet aux funestes événements d'Espagne d'arriver à la connaissance de la coalition, de renouveler son énergie et d'encourager ses espérances.

Tandis que le choix des Cortès de Cadix investissait lord Wellington de la direction de toutes les forces de la résistance, concentrées dans ses mains, Joseph ne parvenait à lui opposer que des corps dispersés, commandés par des généraux désunis. On ne les concentra enfin que pour les mettre successivement en retraite sur Valladolid, Burgos, Vittoria. Le 20-21 juin 1813, la défaite de Vittoria décidait du sort de la guerre d'Espagne, convertissant en une déroute de Moscou au petit pied, la retraite qui obligeait les violateurs des pays du soleil, après les envahisseurs du royaume de l'hiver, à se réfugier à l'abri des Pyrénées. Napoléon, d'autant plus furieux contre son frère Joseph qu'il devait s'attribuer la responsabilité d'une partie de ses fautes, le disgracia, le rappela, l'exila à Morfontaine et le remplaça par le maréchal Soult, auteur de la plupart de ses malheurs.

Il recevait cet avertissement de la fortune assez tôt pour pouvoir en profiter. La paix pouvait sortir des conférences de Prague, où, justement lassés de ses faux-fuyants, les plénipotentiaires russe et prussien et M. de Metternich déclarèrent que le 17 août, à minuit, expirerait la patience de la coalition. Comment Napoléon ne se rendit-il pas aux nécessités de sa situation, lorsqu'il vit tour à tour gagnés, par des sentiments si divers, à l'unité de langage, des hommes aussi différents que M. de Caulaincourt, le duc de Rovigo, Fouché, lui conseillant d'accéder aux propositions de Prague, qui respectaient l'intégrité nationale et même les conquêtes de l'empire ? En attendant l'expiration du délai fatal, il allait visiter l'impératrice à Mayence, et fixait au 10 avril la célébration de sa fête ; le 15, dans sa pensée, devant être réservé à des solennités plus sanglantes. Les souverains coalisés, de leur côté, réunis à Trachenberg et désespérant de la paix, tenaient conseil de guerre, et Bernadotte et Moreau courriers de trahison, alliés de mauvais augure, y montraient leur visage, pâle de jalousie ou rouge d'ambition. Le 4 août au soir, Napoléon est de retour à Dresde. Le 9, il y reçoit l'ultimatum pacifique de l'Autriche, déjà débordée par la haine et l'espérance des coalisés, qui redoutaient un succès autant que Napoléon l'évitait. Le 11 août, l'Autriche, à bout de patience, déclare la guerre à la France. Le 15 août, Napoléon est à Bautzen, accompagné de Murat, qu'attire un secret remords, ou plutôt l'irrésistible tentation d'une occasion de gloire. En même temps, les coalisés commencent, en ouvrant le feu sur une ligne de cent cinquante lieues, de Kœnigstein à Hambourg, l'exécution de ce plan dont l'habitude de la défaite, en leur révélant quelques-uns des secrets de la tactique napoléonienne, leur a donné l'inspiration, que Bernadotte a osé s'attribuer.

Trois armées principales devaient marcher contre Napoléon, offensives à la fois et prudentes ; celle qu'il menacerait devait s'arrêter pendant que les deux autres tâcheraient de se jeter sur ses flancs et ses derrières, en accablant ses lieutenants chargés de les garder. 575.000 hommes de troupes actives, 150.000 hommes de réserve, 1.500 bouches à feu du côté de la coalition ; et du côté de la France, ou plutôt de Napoléon, 550.000 hommes présents sous les drapeaux, et 50.000 hommes seulement de réserve : telles étaient les forces respectives qui allaient s'entrechoquer sur le sein de l'Allemagne, à jamais sauvée ou vaincue. Jamais le monde n'avait entendu un tel bruit d'armes.

Si les coalisés avaient pressenti le plan de Napoléon, il n'avait pas moins bien deviné le leur, et pris d'admirables dispositions, que pouvaient seules déjouer l'infériorité numérique ou la trahison de la fortune. Après une leçon donnée à l'impatience et à la mauvaise foi prussienne, qui n'a pu attendre le 17 août, Napoléon se rejette sur Dresde, dont la grande armée coalisée menace les derrières, inspirée par un transfuge et par un traître, Jomini et Moreau. Napoléon, de son côté, manœuvre de façon à passer l'Elbe à Kœnigstein, à pousser l'ennemi sur Dresde avec 140.000 hommes, à le saisir par derrière, et à l'étouffer ainsi entre l'Elbe et l'armée française. A ce plan, qui lui semble hasardeux, il en substitue un autre, qui consiste à déboucher directement de Dresde avec 100.000 hommes, tandis que Vandamme tournera l'ennemi avec 40.000. Le 26 août, Napoléon est à Dresde, et gagne la première manche de la bataille de deux jours qui y salue son arrivée. Le lendemain, la seconde manche se joue sur l'échiquier sanglant, entre 200.000 alliés et 120.000 Français. Le 27 au soir, la bataille de Dresde était définitivement gagnée. Les coalisés perdaient 27.000 hommes, dont 16.000 prisonniers ; et Napoléon, auquel aucun succès n'avait manqué ce jour-là, puisqu'un coup de canon pointé sous ses yeux avait renversé Moreau mourant dans les bras d'Alexandre ensanglanté, rentrait à Dresde au milieu des acclamations de ses habitants, trempé et souillé d'une pluie de douze heures, mais le visage rayonnant d'une joie qu'augmentait encore l'attente du succès de la combinaison de Vandamme, embusqué avec 40.000 hommes sur les derrières des Autrichiens.

Hélas ! ce jour du 27 août était le dernier de son bonheur, sinon de sa gloire ; la fortune allait enfin se venger de sa longue prédilection, et faire épuiser ses trahisons à celui auquel elle avait prodigué ses faveurs ! Le 29, Vandamme, retardé ou déjoué, ne pouvait plus arrêter les Russes, et se bornait à les poursuivre en Bohême jusqu'à Kulm. Saint-Cyr, Marmont, Victor, Murat, leur couraient sus également et faisaient 6.000 prisonniers. Mais Vandamme, trop engagé par son ardeur, se trouvait à son tour inquiété. Arrêté et cerné à Kulm par un retour offensif de l'armée coalisée, secondé par l'intervention du corps prussien de Kleist qui, en se sauvant, intercepte la route entre Vandamme et Mortier, Vandamme se trouve ainsi 100.000 hommes sur les bras et 50.000 dans le dos. De là, malgré des efforts héroïques, le désastre du 30 août 1815, précurseur de tant d'autres, qui nous coûte 15.000 hommes, dont 7.000 prisonniers — et parmi eux Vandamme lui-même et Haxo.

Dès lors tout se précipite, le désastre de Macdonald répond à celui de Vandamme, et il revient le 30 août sur le Boder, avec une perte de 20.000 hommes tués, blessés ou débandés, et de 100 canons abandonnés dans les fanges de la pluie torrentielle de la fin d'août. Oudinot perd le combat de Gross-Beeren. 10.000 Saxons et Bavarois quittent nos rangs, et, la trahison attirant la trahison, passent à Bernadotte. Napoléon quitte Dresde pour faire de Berlin son objectif (3 septembre). Le 5, il est à Gorlitz. Le 7, un mouvement des Russes et des Prussiens le rappelle à Dresde. Le 6 septembre, Ney perd la bataille de Dennewitz, compromise par la désertion d'une partie des Bavarois et des Saxons. Napoléon, dont la désertion et les échecs fondent l'armée, tandis que les coalisés augmentent (600.000 contre 220.000 !), est contrarié dans son projet d'hiverner à Dresde et lassé par les manœuvres qui l'acculent à une bataille décisive, seul contre tous les coalisés.

Napoléon, fatigué d'un va-et-vient continuel, qui épuisait ses forces en alertes stériles, en était venu à désirer l'exécution de ce plan qu'il soupçonnait et qui consistait, renonçant à l'aborder de front dans sa position de Dresde, à essayer de le détourner ou par sa droite en débouchant de la Bohême, ou par sa gauche en passant l'Elbe inférieur, et peut-être des deux côtés à la fois. Bien loin de rien faire pour contrarier ce dessein, il en attendait la réalisation avec cette confiance en lui-même qui survivait à la ruine progressive de sa confiance dans les autres. Menacé déjà par la fortune, si longtemps son alliée, d'une désertion, il la bravait d'une espérance qui semblait dire : On n'oserait. On osa, malgré le fâcheux augure pour nos ennemis de notre brillant, presque épique succès de Wartembourg (5 octobre 1813).

Le 7, Napoléon quitte Dresde où il laisse Saint-Cyr, avec l'intention de battre alternativement, ne pouvant les battre à la fois, les deux grandes armées coalisées cherchant à se joindre. Le 10, premier éclair, à Wittgenstein, de ces deux électricités qui se tâtent et vont s'entrechoquer. Le 12, combinaison nouvelle et définitive — le jeu n'est déjà plus sûr comme autrefois et on hésite entre les cartes — sur Leipzig, pour y empêcher la jonction immédiate des armées coalisées. Le 12, beau combat de Ney à Dessau. Le 13, beau combat d'Augereau à Weissenfelds, déjà plus d'une fois mouillé de sang. Le 14, Napoléon arrive à Leipzig. Le dilemme est celui-ci : battre, avec 190.000 hommes, 520.000 hommes, 550.000 peut-être, commandés par Bernadotte et Blücher : Situation aggravée encore par une double et fâcheuse nouvelle : celle du départ de Jérôme, obligé de quitter Cassel, après avoir intrépidement cherché à défendre sa capitale ; et celle de la défection de la Bavière ; 50.000 alliés devenus ennemis ; sur nos derrières, prêts à nous fermer la retraite pour expier le crime de nous avoir suivis un moment !

Durant la nuit du 14 au 15, Napoléon, que ces présages assombrissent sans l'abattre, cause de la guerre avec ses lieutenants, et en homme qui a gagné cinquante batailles rangées parle en maître d'un art où il s'est habitué à tromper le hasard. Il a déjà cette mélancolique douceur que lui donnait jadis le bonheur, et qui lui revient avec l'adversité prochaine. Il joue avec les rudesses d'Augereau, il pardonne à Murat. Le 16 octobre, première journée de cette lutte de trois jours d'où dépend l'empire du monde, et qu'inaugure le trio sanglant de trois batailles simultanées. Le soir à Wachau, à Lindenau, à Mœckern, 70.000 hommes morts ou blessés, dont 27.000 Français, jonchent la terre meurtrie. Napoléon se décide à essayer à la fois d'un armistice et de la retraite. C'est là le combat du 17, qui se livre seulement en lui-même, entre l'orgueil et la nécessité. Trop tard ! Napoléon ne veut s'arrêter que sur la Saale, et l'ennemi à moitié vainqueur, puisqu'il n'est pas vaincu, ne veut s'arrêter qu'au Rhin. Le 18 octobre, nouveau choc désespéré entre 130.000 Français et 300.000 coalisés. La défection des Saxons commence la malédiction et entraîne la débâcle. Une entre-canonnade de 2.000 bouches à feu termine cette bataille, dite des Géants. 50.000 hommes encore, dont 20.000 Français, restent sur le carreau. Napoléon, le cœur déchiré, le visage impassible, préside, du 18 au 19, au défilé de l'armée en retraite par l'unique pont de Lindenau, où un demi-désastre d'encombrement et d'impatience a pour pendant un combat exaspéré aux faubourgs. Au pont de Leipzig, nouveau choc d'avalanches humaines. Le pont saute en l'air avant le passage de vingt mille hommes demeurés sur les bords. Poniatowski, maréchal de la veille, s'élance à cheval dans l'Elsler, où il trouve la mort. Macdonald l'imite et se sauve. Reynier el Lauriston sont pris. Ainsi finit, par un désastre pire que la Bérézina, puisqu'il ne fut pas consolé par la victoire, la campagne de Saxe, triomphalement inaugurée à Lutzen et Bautzen.

Napoléon ramène de 360.000 hommes, dont 50.000 dorment à Dresde et autant sur la route de Dresde à Leipzig, 70.000 enfin sous cette dernière ville, 100.000 soldats exténués et découragés. Le 23, halte de trois jours à Erfurt — ô contraste du passé et du présent ! —, pour rallier une retraite marquée de plus d'un des caractères de celle de Moscou. Napoléon, que Murat vient de quitter de nouveau pour ne plus le revoir, écrit à Paris pour demander 500 millions en argent et des hommes et non pas des enfants. Que pouvaient cependant faire de plus les héros imberbes sortis de ces levées prématurées qui anticipaient déjà de 160.000 adolescents sur la conscription de 1815 ? Le 30 octobre, à Hanau, avec 17.000 hommes, Napoléon rend à la Bavière, qui veut nous fermer le chemin de Mayence, son coup de pied de l'âne en coup de griffe de lion. La majesté de l'armée française insultée est vengée par le sacrifice expiatoire et victorieux de 11.000 traîtres. Nos troupes rentrent en France par la route de Mayence, rouverte dans une boue de chair humaine, a dit Gérard. Le 4 novembre 1815, rentrée à Mayence, au milieu d'un deuil triomphal. Victor, Marmont, Macdonald, demeurent chargés de garder le Rhin, avec ces superbes débris que le typhus va décimer, et qui attendent en vain le ralliement des 190.000 Français abandonnés dans les places du Rhin à la Vistule, toutes battues des flots ennemis.

Saint-Cyr capitule à Dresde avec 50.000 hommes, qu'il conduisait en France, en vertu d'une capitulation qu'Alexandre désavoue pour les arrêter et retenir prisonniers. La bonne foi était déjà considérée, vis-à-vis de Napoléon, comme un luxe inutile. Torgau bombardé va céder, plus qu'aux boulets, au typhus, qui emporte M. Narbonne. Davoust résiste seul à Hambourg à des armées, et prolongera assez longtemps sa défense immortelle, pour être le dernier général de Napoléon à remettre son épée à la coalition triomphante. Dantzig tient également sous Rapp contre le feu des canons et celui de l'incendie, attendant de Napoléon seul l'ordre de mourir ou la permission de sortir.

Quand Napoléon, parti le 7 novembre, arriva à Paris, au milieu des anxiétés de l'opinion et du découragement du patriotisme lui-même, mis deux années de suite à l'épreuve d'une double retraite, il y apprit le retour du prince Eugène sur l'Adige, après une vigoureuse défense, premier témoignage d'un dévouement et d'une fidélité qui ne devait pas se démentir et grandir avec les obstacles ; la résistance héroïque, mais inutile, de la garnison de Saint-Sébastien, suivie de la reculade définitive de l'armée du maréchal Soult sur la Bidassoa. A la fin d'octobre, après l'échec d'Andaye, Wellington, maître de Pampelune, était sur notre frontière, y attendant, sans la franchir, le signal de guerre ou de paix.

La paix, elle pouvait encore naître de la fatigue universelle, de la dernière crainte inspirée par le génie de Napoléon à la tête du désespoir de la France, de la modération intéressée de l'Autriche, et le sang de tant de soldats pouvait ne pas avoir été versé en vain. Napoléon trouva trop amer le fruit sorti d'une défaite et refusa de mordre à un traité signé sur la tombe de 100.000 des siens. Tout ou rien ! Fatale devise du joueur poussé à bout. Ce-fut la sienne ; et faisant, sans le savoir, le jeu de ses adversaires, il refusa les propositions de Francfort, comme il avait refusé celles de Prague. Il refusa ce que nous n'avons pas encore : la France avec le Rhin, les Alpes, les Pyrénées ; frontières naturelles, qui, en se rétrécissant chaque jour pour lui, allaient, dans quelques mois, l'emprisonner dans l'ironique royaume de l'île d'Elbe ! Ce ne fut pas faute de conseils qu'il se laissa aller à son irritation et à ses encore imperturbables espérances. Peut-être, au contraire, trouva-t-il qu'on le conseillait trop. Était-il donc déjà si bas ? Forfanterie de malade sublime, mais qui nous coûta cher. Imposant silence à Cambacérès, à Caulaincourt, à Ney, à Marmont, à Macdonald, il s'obstina. Il dit : Je veux. Et la France courba la tête, et Marie-Louise, qui songeait de plus en plus à Marie-Antoinette, et à son union menacée par les mêmes présages — incendie Schwartzenberg — pleura.

Pour amuser l'opinion, il est vrai, Napoléon choisit quelques boucs émissaires. Il remplaça M. de Bassano par M. de Caulaincourt, M. de Cessac par Daru, et Regnier par le comte Molé. Puis, au moyen de l'anticipation sur la conscription de 1815, et d'une dernière rafle du reliquat des levées jusqu'à 1805, il appela 600.000 hommes. En même temps, le budget était porté à 1.420 millions, avec un déficit de 442 millions. De son épargne même, Napoléon n'avait plus que 65 millions. De là ce double joug simultané pesant sur la France : l'impôt du sang, poussé jusqu'à ses dernières limites, et les centimes additionnels, fatalité des gouvernements en détresse. On évita de réunir le Corps législatif. Le Sénat vota ces mesures en silence. Il ne devait plus parler que pour montrer une ingratitude égale à sa docilité. Dans ce vaste ensemble de préparatifs à la fois grandioses et précaires, car on avait tout épuisé, les hommes, l'argent et jusqu'aux fusils, Napoléon ne comprenait pas seulement les mesures administratives et militaires. Depuis deux ans il aspirait à se débarrasser décemment du fardeau de l'Espagne, et des négociations, qui aboutirent au traité de Valençay, devaient payer de la délivrance de Ferdinand, rendu enfin à un peuple plus opiniâtre encore que fidèle, la liberté de notre frontière, cernée par les Espagnols, avides de se venger, et par les Anglais, impatients d'entrer en France. Le 11 décembre fut signé ce traité décevant, où tout le monde se trompait et qui trompa tout le monde.

Tandis qu'on négocie avec les Cortès, qui chicanent la signature de ce Ferdinand, au nom de qui elles gouvernent, mais dont elles ont pris l'habitude de se passer, et que Joseph refuse d'abdiquer, Murat, gagné par la contagion d'ambition et d'inconstance qui ravage déjà l'entourage de Napoléon, oublie peu à peu l'empereur, pour ne se souvenir que d'un titre de roi qu'il veut ennoblir et surtout conserver, en se réservant l'excuse vis-à-vis des uns, la force vis-à-vis des autres, de son initiative hardie de restaurateur de l'indépendance italienne. Il négocie à la fois avec l'Autriche et avec Napoléon, cherchant les meilleures conditions pour choisir le parti pour lequel optera cette défection fatale, dont il a payé si cher la faute, qu'on le plaint au lieu de le blâmer, comme Napoléon lui-même. Soudain la Hollande, saisie du même vertige aveugle qui s'emparait alors des peuples et des rois, brise sa corde, attirée par l'Angleterre, et renverse son pieu. La Belgique va l'imiter. La modération devient jeu de dupe, en présence de cette désagrégation de l'empire. L'Angleterre promet de l'argent, l'Autriche se ravise et se refroidit ; le baron de Stein enflamme le roi de Prusse de tous les griefs et de tous les rêves du patriotisme allemand ; et le Corse Pozzo di Borgo, jadis rival de Bonaparte, qui d'intrigant veut devenir ministre, communique à Alexandre la fièvre de cette ambition jalouse, impitoyable comme une vengeance. On rogne les concessions de Francfort avec l'insolence d'un juif de l'école flamande rognant ses ducats. On pèse avec des balances pipées et l'on offre à la France les limites de 1790. Dérision ! Il faut se battre. Et la coalition, mettant au vent le glaive de ses armées, devenues spadassines, envahit la France par deux côtés. L'Autriche prend cette route de Suisse qui avoisine l'Italie, et dont la neutralité est violée avec cette excuse du plus fort. : Nous sommes un peu pressés ; on n'y reviendra plus. Pendant que Schwartzenberg passe le Rhin à Baie, Blücher le passe entre Coblentz et Mayence. Le 21 décembre 1813, nos frontières sont franchies par l'étranger, qui cherche à démontrer à la France qu'il l'envahit pour le bon motif et pour son bien, pareil au bouvier qui, ayant peur de la corne du bœuf rebelle au joug, le caresse et l'aveugle, et lui coule aux jambes l'insidieuse entrave.

Mais la France se démène et se débat contre le licou. Elle rue, elle mord ; le feu sort de ses naseaux, comme jadis à la vache espagnole, et Schwartzenberg ou ses lieutenants en Franche-Comté et en Alsace, Blücher ou ses lieutenants en Lorraine, passent, passent-vite, de peur de malencontre ; car en touchant le sol .sacré de la patrie, Napoléon a retrouvé son droit en même temps que son génie. Aujourd'hui, vaincre on mourir pour lui, c'est vaincre ou mourir pour la France, et dans les régions frontières, habituées au premier élan du sacrifice, le premier coup du drapeau national frappant la terre, entre les mains d'un prince comme Napoléon, en fait sortir ces légions de volontaires qui demain seront des héros. A Paris, les partis se réveillent : la tête de la France ne vaut pas son cœur. Il faut proroger le Corps législatif, à peine réuni. L'ennemi est à nos portes, et on discute des rapports, et l'on profite du moment où Napoléon demande les moyens de sauver la France pour lui faire un sermon sur les erreurs de son gouvernement et les fautes de sa politique. Toujours les mêmes ! Ils veulent être libres et ils ne savent pas être justes ! Napoléon convoque les gardes nationales, enrégimente les conscrits, réorganise la garde, grâce à Drouot, avec les derniers écus de sa tirelire de millions ; échelonne, d'Épinal à Langres, Marmont, Ney, Victor, Mortier, avec 60.000 hommes ; en place 50.000 en formation en avant de Paris, et s'avance vers Châlons-sur-Marne, au-devant des 15.000 hommes, qui se retirent, avec Macdonald, de Cologne à Namur. Ainsi, pour défendre son territoire, celui qui, l'année précédente, envahissait la Russie avec 650.000 combattants, en en laissant 100.000 en Italie et 500.000 en Espagne, n'avait plus le dixième de ce million de soldats prodigués ; mais il avait l'amour de la France, réveillé par le malheur et encore confiant dans le génie ; et il se préparait à rendre difficile la route que suivaient les deux armées d'invasion, mais surtout à rendre fatal pour elles le rendez-vous qu'elles s'étaient données sur la haute Marne, entre Chaumont et Langres, pour se porter ensuite en masse dans l'angle formé par la Marne et la Seine, triangle dont ces rivières sont les deux branches et dont la pointe est Paris.

Le 24 janvier 1814, Napoléon, après avoir épuisé avec la coalition, désormais implacable, en tentant l'intérêt particulier tantôt de l'Autriche, tantôt de la Prusse, des avances tardives de rapprochement ; après s'être réconcilié avec Joseph, qui profite noblement, ainsi que Jérôme, ce dernier surtout, pour revenir se placer aux côtés de son frère, de l'occasion du malheur et du dévouement ; après s'être débarrassé de Fouché, en l'envoyant à Murat, et cru paralyser, en l'intimidant, l'ambition et le crédit de Talleyrand, double erreur d'un prince trop absorbé par les soucis du capitaine ; enfin, après s'être préparé à neutraliser Murat, par la diversion du retour du pape, provisoirement renvoyé de Savone à Rome même, et à rendre aux Espagnols, moyennant la liberté de sa frontière, leur roi, toujours prisonnier à Valençay ; le 24 janvier 1814, Napoléon présentait solennellement aux Tuileries, aux officiers de la garde nationale, sa femme et son fils, et confiait ce précieux dépôt à leur honneur et à leur fidélité. II goûtait une dernière fois l'illusion d'adieux enthousiastes et attendris, et, le lendemain, arraché à tant de tristesses par ce triple sentiment du danger, du devoir et du droit, dont il n'avait pas éprouvé depuis longtemps les émotions vivifiantes, il volait à Châlons, avec un reste de cette alacrité des beaux jours de sa pure et victorieuse jeunesse. Et son armée de conscrits, électrisée mais novice, suivait en chantant le dernier essor de l'aigle !

Napoléon arriva à Châlons le 25 janvier 1814 au soir, au milieu des cris de : Vive l'empereur ! et de : A bas les droits réunis ! qui peignent si bien les Français du temps et de tous les temps. Berthier, Kellermann, Ney, Marmont, qui l'avaient précédé à ce rendez-vous, l'attendaient soucieux. Il arriva presque seul. Ses lieutenants cherchaient derrière lui une armée. Moi seul, leur dit le sourire de Napoléon, moi seul, et c'est assez. C'était assez, en effet, pour imprimer au désespoir de la France un héroïsme encore victorieux. Napoléon ne fut pas trompé dans cette confiance en lui-même, justifiée par sa confiance dans ses soldats. Tout au plus pouvait-il réunir 50.000 hommes contre les 230.000 qui s'avançaient sur la capitale ; mais ils étaient Français, se battaient pour la France, et il était avec eux.

C'est avec cette poignée de braves, luttant contre une supériorité numérique paralysée par l'appréhension — une armée étrangère marche en pays envahi sur un volcan — et le fractionnement, que Napoléon fera sa campagne la plus légitime, la plus habile, et, en dépit du résultat final, la plus glorieuse.

Le plan de Napoléon consistait à se tenir entre Schwartzenberg et Blücher, dans l'angle des deux rivières, la Marne et la Seine, qui confluent sous Paris, à passer successivement d'une route à l'autre, et à couvrir la capitale en écrasant successivement ses agresseurs séparés. Tandis que les souverains coalisés, arrivés à Langres, fixaient à Châtillon-sur-Seine la continuation des négociations toujours pendantes, Blücher, dont l'impatience jalouse tremblait à la seule pensée des compromis de la modération autrichienne, convergeait vers le corps de Schwartzenberg, pour prendre part aux délibérations, et jeter dans la balance son épée vengeresse. Napoléon, résolu à le poursuivre sur l'Aube au moment où il quittait provisoirement la Marne, le rencontre sous Brienne, et fait des lieux familiers à sa jeunesse le théâtre de sa première victoire (29 janvier) : victoire disputée, où il n'hésita pas à payer de sa personne au risque, qu'il courut deux fois, d'être pris.

Le combat de Brienne assure à -Napoléon la position intermédiaire de l'Aube, nécessaire au succès de sa combinaison, que les deux armées coalisées, forcément réduites à suivre, l'une le cours de la Marne, l'autre celui de la Seine, ne peuvent plus éluder.  Tandis qu'il préparait l'exécution de son plan, on délibérait au camp des alliés, et dans l'espoir d'amener Napoléon à traiter à tout prix, on lui offrait les conditions indécentes qui réduisaient la France aux limites de 1790. Ce fut là le protocole stérile ouvert à Châtillon. En attendant que ces négociations reçussent des événements une impulsion dans le sens le plus favorable ou le plus funeste, la lutte continuait et se précipitait par la jonction de Schwartzenberg et de Blücher, compromis par sa témérité.

Le 1er février, bataille de la Rothière, où Napoléon bat 170.000 hommes avec 32.000. Mais avec une telle disproportion, le bénéfice de la victoire se réduisait à une retraite respectée, et le salut d'une armée faite de débris, menacée d'une rencontre décisive par une agglomération de forces quadruples, devait encore plus tenir aux fautes de l'ennemi qu'à ses succès. Napoléon n'avait pas compté en vain sur l'erreur, fatale à Blücher, de sa séparation d'avec Schwartzenberg, trop circonspect à son gré. Il repousse les ouvertures insidieuses de l'Autriche, et pour rendre à la fois la confiance à ceux qui doutent de lui, et la méfiance à ceux qui lui offrent les conditions d'une défaite, il écrase à Champaubert le corps isolé d'Olsouwieff (10 février). C'est le premier tronçon de l'armée de Blücher, qui s'est enfin décidé pour la route de la Marne, sûr de retrouver sous Paris son confédéré autrichien, qui a préféré côtoyer la Seine et l'Yonne. Napoléon s'occupe d'abord de prendre les dernières mesures politiques et diplomatiques commandées par la situation, rassure à Paris Joseph, Cambacérès, l'impératrice, leur donnant pour instructions de lui envoyer le plus d'hommes possible, de maintenir à Paris l'énergique défensive qui lui permettrait d'arriver, et, en cas désespéré seulement, de prévenir l'entrée des alliés en dirigeant sur la Loire Marie-Louise et son fils, dont il ne voulait faire à aucun prix l'ornement et l'otage du triomphe des souverains alliés. Puis il accorde à M. de Caulaincourt, en cas également, une carte blanche dont ce digne confident de ses plus secrètes pensées était incapable d'abuser ; enfin, il ménage décidément à la défection désormais irrévocable de Murat la première punition du retour de Pie VII dans ses États, et à l'impatience de l'armée anglo-espagnole la diversion de la mise en liberté de Ferdinand VII. Alors affranchi pour un moment de toute autre sollicitude que de celle de vaincre, il se hâte de profiter de l'occasion de frapper un coup capable peut-être de désarmer dans Blücher le bras droit de la coalition.

Le 11 février, Napoléon tuait, blessait ou prenait au général Sacken, à Montmirail, 8.000 de ses 20.000 soldats. Après Sacken, York est à son tour battu à Château-Thierry (12 février). Enfin, les combats de Vauchamps (14 février) entament, mais entament seulement Blücher lui-même. Ainsi, du 9 au 14 février, Napoléon avait affaibli de 28.000 hommes, dont 18.000 prisonniers, la plus ardente et la plus vivace armée de la coalition. La Marne libre, restait à dégager la Seine. Le corps de Schwartzenberg, avec une confiance aiguillonnée par l'impatience des souverains, réunis à Troyes, mais en même temps refroidie par les revers de Blücher, s'avançait vers Paris sur divers points, suivant la ligne de Nogent à Fontainebleau. Le 15, Napoléon est à Meaux et fait ses dispositions pour transporter ses opérations du côté de la Seine. Le 17, combat de Mormant et marche rapide sur les ponts de Nogent, Bray et Montereau, qui dominent le fleuve.

Tandis que l'empereur fixe à Montereau le point décisif et y fait converger toutes ses forces, il reçoit du prince Schwartzenberg une ouverture d'armistice. Il répond diplomatiquement, en retirant à Caulaincourt sa carte blanche, en demandant, pour bases de négociation, non les préliminaires de Châtillon, mais ceux de Francfort, et militairement à Montereau, où il essaye, l'épée à la main, de regagner les préliminaires de Prague. Le 18 février, boucherie héroïque et victorieuse du pont de Montereau. Napoléon cherche le défaut de la cuirasse de son adversaire et le trouve au-dessus de Troyes, où il va le frapper, à la fois, sur sa ligne de retraite et sa ligne de communication avec Blücher. Il rappelle, pour ce coup décisif, Maison, qui arrive de Belgique, laissant à Anvers Carnot, dont le danger de la France a fait un serviteur de Napoléon, et qui garde la ville sous la pluie de feu d'un inutile bombardement. Il gourmande Augereau qui s'endort à Lyon. Il faut reprendre ses bottes et sa résolution de 95. Mais, d'un autre côté, il révoque l'ordre donné à Eugène d'évacuer l'Italie, sacrifice qui lui coûte trop le lendemain de la victoire de Roverbella. Dans le Midi, Soult a assez à faire à garder Bayonne, et, appuyé à la ligne de l'Adour, à contenir Wellington.

En même temps, d'une plume presque victorieuse, Napoléon dicte à Caulaincourt le refus indigné des dernières propositions de Châtillon. Ce rapide coup d'œil jeté successivement partout où le danger et l'honneur de sa cause appellent le bienfait de son attention, Napoléon marche sur Troyes. Combat de Méry (22 février). La subite apparition de Blücher, trait d'audace et d'inspiration de ce général trop heureux, interrompt un moment ce feu d'artifice commencé de dates éclatantes. Blücher, qui n'a rien gagné à l'isolement, songe à se joindre à Schwartzenberg, pour se fortifier de sa force, et au besoin lui escamoter son succès. Delà son mouvement, contrarié à son tour par une seconde tentative de Schwartzenberg auprès de Napoléon, en vue d'un armistice (23 février). Pendant que 25.000 prisonniers prussiens, autrichiens et russes, défilent sur nos boulevards, et rassérènent Paris de leur vue, tandis que les princes s'agitent, que M. de Talleyrand, l'abbé de Pradt, le baron Louis, le duc de Dalberg, forment le premier conciliabule de la trahison prochaine, et que M. de Vitrolles part, chargé des pouvoirs de la première intrigue royaliste, ambassadeur marron d'un roi encore sans royaume, et d'un parti encore sans partisans, Napoléon accueille la proposition d'un armistice où il voit surtout le moyen de gagner du temps et d'en faire perdre à l'ennemi. Il dépêche à Lusigny un de ses aides de camp de faveur et de confiance, un des héros de Wagram, de Mohilew et de Leipzig, parti simple dragon volontaire en 1800, et, en 1814, à vingt-neuf ans, général de division, le brillant, l'aimable, le chevaleresque Flahault, sur le vénérable visage duquel notre génération peut voir encore l'ineffaçable reflet de tant de souvenirs, charmants et glorieux[3]. Habile autant qu'intrépide, le jeune général, futur ambassadeur, parlemente avec les commissaires coalisés, sur la question délicate de démarcation des lignes belligérantes pendant l'armistice, et plaide, avec plus de talent que de succès, une cause qu'il a surtout pour mission de perdre le plus longtemps possible.

M. de Schwartzenberg, qui incline à l'espoir de la paix, se retire sur Chaumont et attend. Blücher, impatient d'une revanche, Blücher, que la faim de la proie parisienne enivre d'une sorte de farouche délire, proteste contre ces atermoiements, en profite pour se faire renforcer des deux corps de Bülow et de Wintzingerode, et trouve, dans lord Castlereagh, un appui décisif contre les prétentions jalouses de Bernadotte. Enfin, le fougueux Prussien obtient carte blanche et le droit de combattre à sa guise. Et, peu à peu, la coalition elle-même en venant à partager, sous les irritantes suggestions du ministre anglais, l'ardeur implacable de son brutal favori, le traité de Chaumont (12 mars), base future de la Sainte-Alliance, consomme pour quarante ans et consacre la solidarité, ou pour mieux dire la complicité irrévocable de l'Europe, subventionnée par l'or anglais contre la France.

En même temps, la menace d'un délai fatal pour la clôture des opérations du congrès de Châtillon, est suspendue sur la tête de Napoléon. Blücher s'empresse de jouir de sa liberté récente et de donner à ces diverses mesures, par un succès offensif, un caractère impitoyable comme lui. Il repasse sur la Marne, non sans avoir le soin d'en prévenir Schwartzenberg, afin d'être secouru au besoin, si cette diversion venait à échouer, au lieu de le conduire, comme il l'espère, le premier à Paris. Marmont et Mortier, avec 14.000 hommes, échappent à 50.000, et Napoléon accourt de Troyes à leur appel, pour châtier l'ogre de la coalition, avide de chair fraîche. Prenant Blücher par derrière, il compte le saisir et le précipiter, comme sur une fourche gigantesque, sur le triangle de baïonnettes des deux corps de Marmont et Mortier. Le 27, Troyes et l'Aube restant couverts par Oudinot, Macdonald et Gérard contre toute tentative de Schwartzenberg, Napoléon est au presbytère d'Herbisse. Le 28, frais et dispos, après un souper au lard et aux légumes et une nuit sur la paille, il court sur la Ferté-sous-Jouarre, où il arrive le 2 mars.

Blücher se trouve placé entre les deux maréchaux et Napoléon. Il se dérobe sur l'Aisne. Napoléon passe la Marne et le poursuit, le front rayonnant de la combinaison de victoire et de salut que la situation vient de lui suggérer. Il s'agit, Blücher battu, de se porter sur la frontière, d'y rallier toutes les garnisons, et avec ces forces mortes, redevenues vivantes, de tomber sur les derrières des armées coalisées, maître des clefs de leur ligne de retraite, et de les acculer sur Paris assez tôt, il y compte, pour les jeter sur une résistance encore invaincue, et non sur une capitale violée et vomissant ses maîtres d'un jour.

Paris n'a pas de remparts, mais le patriotisme peut lui en faire un de la poitrine de cent mille citoyens, improvisés soldats et héros en même temps. Tout en songeant à ce grand dessein, dont il ne devait interrompre l'exécution que devant un découragement et une ingratitude qui lui en enlevèrent non la confiance, mais les moyens, Napoléon poussait, l'épée aux reins, Blücher pris entre l'Aisne et lui, et enfin sans issue. Sa perte était assurée. La reddition de Soissons (3 mars), le plus grand désastre de cette période avant Waterloo, le sauva, et renversant les avantages de notre situation pour en faire des inconvénients, nous mit aux prises avec Blücher délivré, rejoint par Bülow et Wintzingerode, et fort de 100.000 hommes, posant peu à peu le fer sur la gorge de l'armée qui tenait déjà le genou sur la poitrine de la sienne éperdue. Napoléon rugit, donne l'ordre de faire juger et exécuter dans les vingt-quatre heures le médiocre et malheureux général Moreau, auteur involontaire d'un revirement de fortune inouï, et se précipite sur l'Aisne, pour en forcer les passages.

Le 5 mars, de Fismes, Napoléon lance Corbineau sur Reims et Nansouty au Bac-sur-Berry ; puis flanqué à droite et à gauche de ce double succès, passe impunément la rivière.

Le 7, il prend le taureau par les cornes, à Craonne, plateau défendu par 50.000 Russes et une nombreuse artillerie, et conquis par 30.000 Français, presque sans canons. Encore une victoire dont tout le bénéfice est une retraite paisible ! La fatalité du nombre l'emportera forcément dans cette lutte inégale de deux, de trois, de près de dix contre un. Mais quelle sublime défense et quel glorieux désespoir !

Désormais pas un champ, pas un coteau, pas un bois de cette Champagne qui ne soient marqués de quelque souvenir sanglant, qui ne portent la trace rouge du sang généreux des héros, devenus les martyrs de la France. Toute l'histoire du printemps de 1814, résumée désormais dans les faits éclatants de cette décadence glorieuse de l'empire, ressemble à une plaine semée de rouges coquelicots. Bataille de Laon (9 mars). Dans la nuit du 8 au 9, surprise et déroute, à Athis, de Marmont, endormi dans la sécurité du triomphe. Le 10, seconde bataille de Laon et retraite de Napoléon sur Soissons. Le 12, hardi coup de main du combat de Reims et désastre du corps russe, commandé par M. de Saint-Priest — Saint-Priest, Langeron, des noms français parmi les généraux ennemis !

Au même moment, sur la ligne de la Seine, héroïque combat à Dolancourt (27 février) de 9.000 Français contre 40.000 hommes de l'armée de Schwartzenberg. Dans le Midi, commencement des hostilités et des trahisons.

Le 27 février, bataille d'Orthez et retraite de Soult sur Toulouse, où il immortalisera par une autre bataille sa résistance contre les Anglais, qui, le 12 mars, entrent sans coup férir dans Bordeaux. Le 20 mars, jour destiné à plus d'une célébrité différente dans la vie de Napoléon, il quitte Plancy, où il a essayé de tâter le flanc de l'armée du prince Schwartzenberg, avant de se livrer tout entier, — comptant pour lui donner le temps de revenir à point, sur la sagesse du conseil de régence et le courage de Paris, — à son opération vers les frontières, objet favori de ses méditations.

Napoléon donne les ordres de concentration nécessaires pour se diriger, avec 70.000 hommes, sur les places, et reparaître sur les derrières des armées coalisées, peut-être avant leur jonction devenue inévitable. Il parvient à Arcis-sur-Aube, à la suite d'une reconnaissance un peu téméraire, en présence, avec 20.000 hommes, de 90.000 soldats de Schwartzenberg. La bataille d'Arcis-sur-Aube, la dernière livrée, sur le territoire de son empire envahi, par Napoléon en personne, est le suprême et sublime effort de son génie militaire et de l'incorruptible patriotisme de l'armée.

Désormais, la rupture successive des conférences de Lusigny et du congrès de Châtillon, la jonction, accomplie sous Paris, des forces irrésistibles de Schwartzenberg et de Blücher, la faiblesse éperdue de Marie-Louise, qui ne sait que pleurer, prier ou partir, les hésitations de Joseph devant une responsabilité qui exigerait l'héroïsme de l'esprit, les manœuvres de Talleyrand, qui se croit délié des dernières pudeurs et des derniers scrupules par les fautes de la défense et l'insuccès de la résistance, l'impossibilité de lutter, dans une ville ouverte, avec 25.000 hommes contre 220.000, la fatale dépravation de curiosité, qui permet à la France de trouver du goût à tout ce qui est nouveau, la corruption d'une opinion qui de l'habitude est passée à la religion du succès ; enfin et surtout la capitulation d'Essonne et la défection de Marmont : telles sont les causes morales et matérielles qui précipitent la décadence du pouvoir impérial avec la rapidité d'une décomposition. Napoléon va se trouver devancé à ce point par la pusillanimité, la servilité, l'ambition, l'ingratitude, et aussi l'absence de direction et de moyens dont son programme, tout militaire, n'a pas tenu assez de compte, qu'il ne reviendra d'un bond à Fontainebleau, que pour y trouver les messagers de la révolution, sous laquelle tombera celui à qui la fortune réservait une autre leçon et qui ne devait devoir qu'à une défaite sa seconde chute.

Ainsi que nous l'avons dit, Napoléon, arrivé le 15 à Reims, y avait séjourné jusqu'au 17, jour de son mouvement de reconnaissance arrêté un moment à Arcis, et le 21 mars dirigé définitivement sur Vitry. De là, en trois jours, il pouvait se trouver à Metz à la tête de 120.000 hommes, et suivre sur Paris, pour les y écraser, les armées coalisées qu'il renonçait à y précéder. Le 23 mars, il était à Saint-Dizier, attendant la concentration vers lui, ordonnée à toutes ses troupes, Vous êtes venu à temps, disait-il à Caulaincourt, revenu du congrès avorté de Châtillon, pour assister à de grandes choses. Et Caulaincourt baissait la tête, et Berthier soupirait.

Au moment même où Napoléon se décidait, contrairement à l'intérêt politique, à abandonner quelques jours la route de Paris pour y revenir bientôt, avec l'armée sortie à son appel des garnisons des places et des rassemblements de gardes nationaux, ses alliés se décidaient à opter, au préjudice de leur sécurité militaire, pour un parti qui, en dépit des apparences, n'était pas le plus téméraire. Sans doute Napoléon pouvait se trouver bientôt sur leurs derrières, et leur faire expier cruellement un succès passager. Mais il ne pouvait plus leur fermer la route de Paris désarmé, où les attendaient le prestige d'un facile triomphe, la popularité du plus fort et les préparatifs d'une révolution. Appuyés sur la défection d'une population mobile où l'impossibilité de la résistance devait dompter tous ceux qui d'avance n'appelaient pas le joug, sur le découragement chez ceux-ci, le mécontentement chez ceux-là, habilement exploités, sur la double faute de l'absence de Napoléon et de ce départ de Marie-Louise, également calomniés du nom d'abandon, ils étaient invincibles. Et Napoléon lui-même n'allait arriver avec une armée que pour se trouver sans gouvernement, seul avec quelques fidèles au milieu de la nation, et vaincu plus sûrement par une déchéance que dans une bataille.

Le 24 mars, à Sommepuis, fut prise une résolution définitive, inspirée par les avances de M. de Vitrolles et de M. de Dalberg, l'invitation de M. de Talleyrand, au silence plus éloquent que ses paroles, et les énergiques conseils de l'implacable Pozzo di Borgo, qui jouait d'Alexandre en virtuose politique, maître enfin du double et secret ressort qui le faisait agir, la vanité et la vengeance. L'empereur d'Autriche, par discrétion, était demeuré à Dijon, d'où il ne voulait assister que de loin à la fuite de sa fille et au détrônement de son gendre.

Le 25 mars, Blücher sur la droite, Schwartzenberg sur la gauche, se dirigent vers Paris par la Fère-Champenoise, entre la Seine et la Marne. Marmont et Mortier, coupés de Napoléon, qu'ils voulaient rejoindre, cherchent en vain, avec 15.000 hommes, à arrêter le torrent de la cavalerie ennemie formant l'avant-garde.

Le torrent passe sur eux à Fère-Champenoise (25 mars 1814). Ils lui échappent à la Ferté-Gaucher, et, miraculeusement sauvés, ils arrivent le 29 mars, en débris, au pont de Charenton. Le 28-mars, Joseph avait réuni une dernière fois le conseil de régence aux Tuileries. La résistance, à moins de faire appel à l'élément patriotique et populaire qu'il était difficile et dangereux de mettre en mouvement, manquait à la fois de fortifications, d'hommes et de chevaux.

Napoléon n'avait jamais songé que Paris pût être en danger. Il y avait des soldats, de l'artillerie, des citadelles, des remparts à Dantzig, à Hambourg, à Flessingue, à Alexandrie, à Venise. A Paris, rien que quelques troupes, quelques conscrits, quelques volontaires, quelques palissades, quelques canons. A Paris, on manquait de fusils !

Le 29, le lendemain de ce conseil funeste où tout le monde avait opiné tout haut pour rester, et tout bas conseillé de partir, Marie-Louise partait en effet pour Rambouillet et de là pour Blois, suivie malgré lui du roi de Rome frémissant, qui voulait rester, avec une opiniâtreté d'enfant dont l'instinct n'était que trop prophétique 1 Ce même jour, les souverains alliés étaient au château de Bondy, et Mortier, Marmont, Moncey, organisaient une défense précaire, trop courte, mais héroïque, qui est demeurée le principal titre de gloire du dernier, la modestie du premier ayant effacé ses services, et la trahison du second les ayant flétris. Paris ne se rendra pas au moins sans une bataille, bataille de vieilles ; moustaches, de conscrits de la veille, de vétérans et de pupilles, d'hommes du peuple et d'étudiants, de jeune garde et de jeune France, où 24.000 soldats et citoyens, dont plus d'un enfant, vengent une inévitable défaite en mêlant à leur propre sang celui de 12.000 de leurs 170.000 agresseurs.

La capitulation de Paris, honorable et nécessaire, termine une lutte impossible, dans les conditions où elle était engagée, de 24.000 hommes contre 170.000.

Quand Napoléon avait compté sur la résistance de Paris, il avait espéré surtout une arrivée moins prompte des alliés. Il avait trop oublié qu'il n'y laissait qu'une femme et un enfant, assistés de conseillers comme Cambacérès, faisant dire pour toute mesure les prières des quarante heures, ou, comme Talleyrand, uniquement occupés de se ménager des alibis et des prétextes, et donnant de bons avis à l'heure où on ne peut suivre que les mauvais ; enfin, comme Joseph, trop habitué par le passé à ne rien prendre sur lui, et blasé sur la courte humiliation de quitter une capitale. De tels hommes, mal secondés par Clarke, ministre au zèle douteux, pouvaient-ils remplir une population du feu sacré qui leur manquait ? Il y avait là un peuple qui n'eût pas mieux demandé que de se soulever et de courir sus à l'ennemi, comme le rustre qui fond, l'épieu à la main, sur le sanglier devant lequel le maître hésite ; mais pour se battre un contre dix, ce n'est pas assez d'avoir du cœur, il faut des fusils, et quand on a des fusils, il faut un Napoléon à la tête des défenseurs des Thermopyles parisiennes.

Pendant que les maréchaux Mortier et Marmont se retiraient, le premier dans l'ombre qui convient aux mérites modestes et aux patriotiques douleurs, le second dans ce coquet isolement de veuve inconsolable — qui sera vite consolée par un homme comme Talleyrand — ; pendant que de ces deux lieutenants de Napoléon, l'un, en un mot, restait fidèle et l'autre se négociait, l'Empereur, poussé par le cri de l'armée et par sa propre impatience, inquiet de Paris, de son peuple, de sa femme, de son enfant, rebroussait chemin à Vitry, arrivait, accourait au galop, porteur des trophées de bon augure du brillant combat de Saint-Dizier. Le 30 au matin, aiguillonné encore par un message de M. de Lavallette, il avait, à Villeneuve-l'Archevêque, pris la poste, et, tantôt à cheval, tantôt sur un mauvais chariot, il approchait de Paris, accompagné de Berthier et de Caulaincourt, envoyant en courrier le général Dejean, qui tombait au milieu de l'agonie de la défense pour en recueillir, pour ainsi dire, le dernier soupir. Vers minuit, Napoléon, qui avait couru toute la journée, soit à cheval, soit en voiture, parvenait à Fontainebleau et se heurtait à l'avant-garde d'une nombreuse cavalerie. Il hélait l'état-major.

— Qui est là ?

— Général Belliard.

Napoléon sautait en bas de sa voiture,

— Où est l'armée ?

— Derrière moi.

— Où est l'ennemi ?

— A Paris.

— Et mon fils, ma femme, mon gouvernement, où sont-ils ?

— Sur la Loire.

Nous ne connaissons pas de scène plus pathétique que ce dialogue du soldat du devoir et de l'homme du destin, qui continua longtemps, chaque demande et chaque réponse faisant jaillir une exclamation, un éclair, un soupir étouffé chez Napoléon, une larme furtive chez son interlocuteur. Ô fortune ! Rien qu'à raconter de tels coups, en ayant le courage de rester simple, un Thiers touche à Shakespeare[4].

Le jeudi 31 mars 1814, Alexandre et Guillaume — François était demeuré à Dijon — firent à Paris, à cheval, au milieu d'un brillant état-major, suivis d'une escorte de 50.000 hommes, leur entrée triomphale, au milieu du silence farouche du peuple, de la satisfaction timide de la bourgeoisie, de la joie scandaleuse, insensée, de quelques hommes et de quelques femmes, émigrés de l'intérieur, plus royalistes que Français. Le faubourg Saint-Martin est sombre et morne. Dans la foule on pourrait distinguer plus d'une tête ursine de vétéran. Au boulevard, réception plus confiante, sourire plus hospitalier. Aux Champs-Elysées, saluts et vivats de bienvenue, prodigués par un groupe qui tourbillonne, toujours le même, et, à force de s'agiter, veut se faire prendre pour la nation. En somme il n'y aura eu, grâce à Dieu, que quelques comparses pour faire les honneurs de cette entrée théâtrale aux acteurs favorisés de la fortune qui se nomment Alexandre, empereur de toutes les Russies, et Guillaume, roi de Prusse, en attendant toutes les Prusses.

Alexandre va loger chez M. de Talleyrand !... Mais abrégeons, car si la jeunesse ne doit pas ignorer qu'il y eut là de grandes fautes, de grandes lâchetés qu'elle connaîtra plus tard en détail, nous répugnerions à insister sur ce tableau navrant, devant lequel rougissent l'orgueil national et la pudeur humaine, des crimes qui se mêlèrent à nos malheurs. Tirons le voile sur cette émulation de bassesse, sur ces assauts de servilité, sur ces ingratitudes, sur ces prostitutions, qui commencent par la déclaration de déchéance prononcée par le Sénat, et finissent par la capitulation d'Essonne et la trahison de Marmont, qui désarment Napoléon. Jeunes gens, jeunes gens, que Dieu vous garde des révolutions et des restaurations, et de ce triste revers de la médaille des règnes inaugurés par l'étranger, médailles frappées sur la tête d'un peuple, et où la ruine et l'humiliation de la France font pendant à l'effigie d'un Louis que la Vendée n'a pas connu !

Voici Fontainebleau. Voilà un homme qui écrit, assis devant une table, non loin du loyal Macdonald, de l'honnête Caulaincourt, du rude Ney. Berthier n'est déjà plus là. Première abdication (4 avril). Seconde abdication (6 avril). Napoléon s'immole au salut de la France, dont il est, dit-on, le seul obstacle. Lui, c'est peu de chose. Il aura beau donner sa démission, il sera toujours l'Empereur, il règnera sur les cœurs, sinon sur le reste. Mais sacrifier son fils ? En a-t-il le droit ? Est-il maître de cette jeune destinée qui fleurissait sur le trône et va se flétrir dans l'obscurité ? Napoléon signe, mais il ne survivra pas à cette dernière douleur, à ce dernier affront, à ce dernier dégoût. En signant la seconde abdication, il a signé en même temps son arrêt dans son cœur. Napoléon déchu, sans pouvoir, sans armée, sans famille, n'a plus rien à faire en ce monde. Il va rentrer dans l'histoire, en se voilant les yeux. Par quelle porte ? Le suicide ! Le suicide stoïque et césarien, auquel il a tant pensé jadis, et qui tenta, avant l'empereur, le sous-lieutenant d'artillerie, dans sa chambre d'Auxonne et de Valence ; le suicide, qui lui donnera le repos, l'oubli ; le suicide, qui mettra dans le plateau le seul événement capable de contrebalancer l'effet de l'invasion de la France et de la prise de Paris !

Napoléon veut placer la France et sa famille sous la protection de l'autorité sacrée du mourant. Dans la nuit du 11 au 12 avril, après une conversation avec M. de Caulaincourt, quia la gravité enjouée, la douceur pénétrante, l'éloquence mélancolique des entretiens testamentaires, Napoléon, incapable de supporter le poids du traité du 11 avril, qui fait si petite cette France qu'il a laissée si grande, et impatient de se dérober à l'affront du sceptre ironique que lui a laissé la coalition, se décide à se réfugier par la mort dans l'immortalité. Il a vu la postérité en face ; il sait qu'elle l'absoudra, parce que, s'il a beaucoup péché, il a beaucoup souffert et beaucoup aimé la France. France ! Marie-Louise ! mon fils !... adieu !

L'Empereur, après un adieu serein à M. de Caulaincourt, est rentré dans sa chambre. Puis, allant à son nécessaire de voyage, il y prend la potion d'opium qu'il a demandée au docteur Yvan, le lendemain de la sanglante bataille de Malo-Jaroslawetz, pour être sûr de ne jamais devenir prisonnier des Russes. L'opium sauveur, l'opium libérateur avalé, il se couche, et fait rappeler à trois heures du matin M. de Caulaincourt. Sans lui révéler le fatal secret qui déjà lui déchire les entrailles, il lui fait, d'une voix altérée, des recommandations et des adieux qui le lui laissent deviner. M. de Caulaincourt, tremblant qu'il ne soit trop tard, appelle ; on se précipite, malgré l'ordre de Napoléon, qui, près d'une lampe mourante comme lui, s'agite dans les convulsions de l'agonie. Il comptait sans la force de sa nature, qui se révolte, et, frémissante encore d'orgueil et de vie, se refuse à devoir le repos au poison. Qu'il est difficile de mourir ! dit Napoléon, qui consent à vivre.

Après un assoupissement de plusieurs heures, succédant aux spasmes qui ont en vain essayé de l'étouffer et n'ont fait que provoquer les vomissements libérateurs, Napoléon se réveille, résigné à n'être plus que le roi de l'île d'Elbe. Ce même jour 12 avril, le comte d' Artois, après avoir traversé la France, étonnée de le revoir, mais non de le revoir avec des étrangers, faisait son entrée à Paris, au milieu de la passagère popularité qu'assurent à un prince gracieux, cordial, prodigue de sourires, l'habit de garde national, le désir de plaire — qui réussit presque toujours — et la bienveillance sceptique d'une bourgeoisie avide de spectacles et lasse de gloire.

Le 20 avril, Napoléon, dont l'entourage se dégarnissait rapidement, et qui perdait, comme un arbre perd les feuilles d'automne, ses derniers serviteurs, voulut partir pour le royaume dérisoire qu'on lui donnait pour prison. Entouré des imperturbables fidèles, des sublimes têtus, Caulaincourt, Bassano, Drouot, Bertrand, il embrasse à la fois l'armée tout entière dans la personne du général Petit, digne de la représenter et qu'il serre sur son cœur, avec ses drapeaux de la vieille garde. Puis il part, les yeux humides, au milieu des sanglots de ses rudes compagnons, qui n'avaient jamais pleuré.

A partir d'Avignon, à Orgon surtout, Napoléon traversa (dure épreuve !) les injures d'une hostilité féroce, où éclataient les électricités longtemps contenues du Midi, et les impatiences de cette nouvelle Terreur, aussi aveugle et aussi coupable que l'autre.

Le 28 avril, Napoléon s'embarqua pour l'ile d'Elbe, et, le 4 mai, il débarquait à Porto-Ferrajo, au milieu de ses nouveaux sujets endimanchés, et ivres de la joie d'avoir pour roi de leurs quelques lieues carrées celui qui avait gouverné le monde. Celui-ci se laissa faire de bonne grâce, assista à leur Te Deum, quelque peu puéril, puis s'occupa de son installation, de son administration, de ses finances, de son armée, avec un soin et un succès qui témoignent que rien n'est trop petit pour un homme assez grand, et que le sort de quelques milliers de sujets peut occuper dignement celui qui en a dirigé cent millions.

Napoléon se donna, pour résumer, en quelques lignes et en quelques chiffres, ce règne humble et glorieux, précaire et sublime, maison de ville à Porto-Ferrajo, maison de campagne à San-Marti no, embellies par un heureux climat, illustrées par sa présence, gouvernées par sa mère, la Romaine Letizia, qui était venue demeurer auprès de son fils déchu, et par sa sœur, la Grecque Pauline, qui n'eût rien d'héroïque que son dévouement.

L'armée de Napoléon se composait de 724 hommes d'élite, grenadiers, chasseurs à pied, cavaliers, marins, choisis de l'œil et de la main de Drouot dans la vieille garde, d'une soixantaine de Polonais, de 500 Corses, Provençaux, Liguriens, Toscans, du 55e léger, garnison de l'île d'Elbe, licenciés, et qu'il avait gardés à son service ; en tout, 1.100 hommes ; enfin, de 400 hommes de milice locale.

Pour payer cette armée de 1.500 soldats et sa marine composée d'un brick, l'Inconstant, d'une goélette, la Caroline, d'une felouque, l'Étoile, et de deux avisos, la Mouche et l'Étoile, en partie achetée à ses frais, Napoléon disposait de 2 millions de rente stipulés par le traité du 11 avril, mais qu'on ne lui payait pas. Les revenus de l'île, en grande partie affectés à sa dépense, étaient de 520.000 francs. C'est en ajoutant ses ressources personnelles aux 100.000 écus demeurés disponibles, et en pratiquant sur les 3,400.000 francs, unique reste des 18 millions de son trésor personnel — pillé par le commissaire du gouvernement provisoire, M. Dudon, dans la voiture et les fourgons de Marie-Louise fugitive —, l'art d'économies qui avait pu lui procurer un moment jusqu'à ces 160 millions de reliquat de sa liste civile, avec lesquels il avait payé les frais de la dernière lutte, que Napoléon était sûr de vivre au moins deux ans, sans rien devoir à personne. Deux ans, c'est-à-dire le temps d'écrire son histoire, -avec la sérénité impartiale dont sa réconciliation avec Murat, négociée par Pauline, était le témoignage, à moins que d'ici là il ne s'offrît une occasion de la recommencer. On sait qu'elle ne tarda point.

Le 26 février 1815, tandis que les souverains coalisés et leurs ministres achevaient de se partager l'Europe autour d'un tapis vert, l'homme dont ils tiraient au sort la dépouille, après avoir embrassé la mère héroïque qui n'aurait pu blâmer un tel dessein sans être infidèle à elle-même, et qui aimait mieux la gloire d'un tel fils que tout le reste, après avoir embrassé la sœur dévouée, compagne de son exil, partait avec 11.000 hommes et 1.800.000 francs, pour reconquérir son royaume. Entreprise hasardeuse, téméraire même, surtout dans ses débuts, si les souvenirs de sa gloire et les fautes des Bourbons ne lui eussent donné la France entière pour complice de son retour. Une témérité ainsi appuyée du vœu secret d'une armée avide de se rendre, encouragée par une nation impatiente de rentrer sous un sceptre victorieux et sage, d'obéir à un grand homme dompté par l'expérience, corrigé par la fortune, et de recevoir la liberté, jusque là différée, en échange de la fidélité éprouvée, une telle témérité devait réussir. Elle réussit, en effet, et l'étoile du vaincu brille de nouveau au ciel, bientôt victorieuse.

Le 7 mars, à la Mure, près de Vizille, aux premiers pas sur cette terre du Dauphiné, où fut poussé le premier cri de la Révolution encore enfant, Napoléon s'avance seul, dépassant ses fantassins l'arme sous le bras gauche, la pointe en bas, et ses cavaliers le sabre au fourreau, au-devant de l'avant-garde envoyée pour lui résister. Il reconnaît dans ces soldats, auxquels un reste d'obéissance passive a fait croiser la baïonnette, et qui le menacent malgré eux, prêts à tomber à ses genoux, les héritiers de ce drapeau du 5me qui a fait .avec lui le tour de l'Italie.

S'arrêtant aussitôt : Soldats du 5e, s'écrie-t-il, me reconnaissez-vous ? — Oui, oui, répondent plusieurs centaines de voix. — Ouvrant alors sa redingote et découvrant sa poitrine : Quel est celui de vous, ajoute-t-il, qui voudrait tirer sur son empereur ? — Transportés à ces derniers mots, artilleurs et fantassins mettant leurs shakos au bout de leurs sabres et de leurs baïonnettes, en criant : Vive l'Empereur ! Puis, rompant leurs rangs, ils entourent Napoléon et baisent ses mains, en l'appelant leur général, leur empereur, leur père ![5]

 

Napoléon reçoit, en le félicitant, l'épée du commandant, abandonné de ses hommes, mais esclave du devoir, qui a donné jusqu'au bout l'inutile exemple d'une honorable fidélité, et à la tête de ses adversaires devenu ses serviteurs, qui ont tous retrouvé, comme par enchantement, leur cocarde tricolore, il marche sur Grenoble. Il lui suffit de frapper les portes de sa tabatière pour se faire ouvrir, et il poursuit sur Paris cette marche unique de quatre-vingts lieues en six jours dans un pays de montagnes, devenue, à partir de Grenoble, une marche triomphale. Napoléon l'a noblement consacrée par cette modération irrésistible, qui a rendu à la liberté le duc d'Angoulême et le baron de Vitrolles, prisonniers, n'a voulu ni victimes, ni otages, et s'avance, précédé à la fois de la gloire et du pardon.

Les villes fermées ouvrent leurs portes, les troupes envoyées contre l'usurpateur lui souhaitent la bienvenue, les maréchaux qui ont, dit la camarilla, promis de ramener le lion dans une cage de fer, se jettent dans les bras qui leur sont ouverts. La France met les chapeaux à la main, devant l'exemple de l'armée qui met les shakos au bout du fusil. Tout le monde s'embrasse, les uns disant bonjour aux revenants, les autres bonsoir aux partants. L'aigle aux couleurs nationales vole de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame. Le 19 mars 1815, Louis XYIII part pour Lille d'où il reviendra en exil. Le 20 mars, à neuf heures du soir, Napoléon rentre aux Tuileries, enlevé sur les rudes bras d'une foule idolâtre qui manque d'étouffer le héros qu'elle porte en triomphe. Ainsi, comme Napoléon l'avait répondu au prince de Monaco qui lui demandait à Cannes où il allait, il rentrait à Paris comme on rentre chez soi.

Et il y fut demeuré de même, sans la fatalité d'une guerre inévitable et prématurée. Contre les craintes de l'ingratitude il avait eu le pardon ; contre les susceptibilités et les impatiences de l'opinion, qui ne voulait plus des révolutions, fatale conséquence des régimes militarisés et concentrés à l'excès, il avait celle concession de l'Acte additionnel, par lequel l'empereur donnait la liberté et promettait la paix, se garantissant ainsi lui-même,, par une soupape dé sûreté, de l'explosion de la machine surmenée pendant dix ans. Mais pour tenir les promesses du Champ de mai, il fallait encore traverser un dernier champ de Mars.

Par une image frappante de la situation, c'est au Champ de Mars en effet, au milieu des préparatifs et des pompes de la guerre qu'aura lieu cette fête de la paix et de la liberté, encore incertaines, et livrées aux hasards de la force.

Il fallait essuyer le choc implacable de l'Europe, geôlière indignée de l'évasion de Napoléon son prisonnier, de la délivrance de la France, sa prisonnière. Il fallait combattre, vaincre ou périr.

Napoléon, pour organiser un gouvernement capable de résister, il le croyait du moins, à l'ébranlement de la guerre et aux secousses des partis, et pour préparer cette guerre elle-même, a deux mois et quelques jours de répit. Chaque jour est un acte, chaque jour fait sortir une légion des entrailles du pays. L'Acte additionnel aux constitutions de l'Empire inaugure les bienfaits mais aussi les dangers de la vie constitutionnelle, qui précédent ses bienfaits. La France semble le comprendre du reste, et proteste, par une sorte d'indifférence, contre des concessions prématurées en face de l'ennemi et du pire de tous, l'ennemi intérieur. Le pays donne le pas aux préoccupations patriotiques sur les politiques, et pensant qu'avant d'être citoyen il faut être soldat, quand l'étranger est aux portes, il n'accorde que 1.504.206 voix, dont 1.500.000 affirmatives, aux réformes par lesquelles Napoléon a devancé peut-être le vœu du pays, et fourni aux corps délibérants mécontents, comme l'Assemblée constituante, après la déclaration de Louis XVI du 25 juin, de voir la révolution opérée sans eux par un homme de génie, des moyens de se venger, par des agitations passionnées, de n'avoir rien à faire.

Tel est, à n'en pas douter, l'origine du malentendu de susceptibilité et de méfiance entre les corps législatifs et le pouvoir ; et la cause principale, envenimée par beaucoup d'autres accessoires, du conflit qui devait retirer à Napoléon vaincu l'appui du pays et réduire l'empereur à la guerre civile ou à l'abdication. En attendant., Napoléon, à la solennité du Champ de mai (1er juin 1815), au Louvre (4 juin) à la séance impériale d'ouverture des travaux des deux Chambres, reçut, avec le serment de fidélité du corps électoral, de la garde nationale et de l'armée, enfin des représentants de la nation, l'hommage d'un dernier enthousiasme, attristé par cette absence de Marie-Louise et du roi de Rome, où lui-même, qui avait, non les superstitions de l'esprit, mais celles du cœur, voyait une sorte de mauvais présage.

Résolu, en tout cas, à ne pas suivre sans résistance la fatalité — il n'était pas de ceux qu'elle entraîne —, et peut-être par l'admiration que de tels adversaires lui inspirent parfois, à reconquérir la fortune, Napoléon ne négligea rien pour rendre moins inégale la lutte qu'il allait engager contre l'Europe. Car, il n'en fallait plus douter, les déclarations du congrès, en date du 15 et du 25 mars, attestaient la permanence d'une haine que la chute de Napoléon ou sa mort pouvaient seules satisfaire, et que l'Angleterre, libre depuis février, grâce à la paix avec l'Amérique, de l'importune diversion d'un allié trop négligé par Napoléon, attisait infatigablement, donnant en compensation à la coalition, non plus l'aumône de son or, mais le secours de son armée. Ces actes inouïs, par lesquels la guerre, au mépris du traité de Paris, que Napoléon promettait de respecter, était déclarée à la France, coupable de fidélité à Napoléon, et à celui-ci, coupable d'avoir renversé, du premier souffle de sa popularité, le fragile édifice du gouvernement de Louis XVIII, par lesquels la guerre était déclarée ainsi en haine d'un seul homme et sans autre grief qu'une sorte d'amour-propre d'auteur, ne permettaient guère d'espérer un retour de sagesse, de raison et de modération dans les conseils des souverains. Ils étaient effrayés de l'instabilité d'institutions fondées sur le droit du plus fort ; humiliés du peu de temps nécessaire, à celui qu'ils avaient eu tant de peine à vaincre, pour revenir triomphant d'un exil dont aucun d'eux n'eût pu affronter impunément le retour ; enfin, décidés à ne plus s'arrêter qu'après avoir à jamais cimenté leur ouvrage, fût-ce avec le sang de 100.000 Français. Du sang de leurs sujets, ils ne s'inquiétaient pas.

Napoléon, réduit à la guerre par le refus de recevoir ses communications, par l'arrestation systématique de ses courriers diplomatiques qu'on ne veut pas reconnaître plus inviolables que lui, par l'insuccès de la mission de M. de Flahault lui-même, intrépide messager de paix et de dévouement, qui échoue auprès du cabinet de Vienne, et, chose plus triste à dire, auprès de Marie-Louise elle-même, plus fidèle à son père qu'à son mari et plus tentée par la perspective de la liberté avec un duché à sa taille, que par celle d'un trône où l'attend un époux dans lequel elle a surtout aimé la fortune et la victoire ; Napoléon, réduit à la guerre, s'y prépare avec toutes les ressources d'un génie que tant de déceptions n'ont pas découragé. Il supporte, sans fléchir, le double affront du soulèvement déjà Vendée, qui l'oblige à faire face à la fois à l'ennemi à l'intérieur et sur la frontière, et à briser, par un détachement de 20.000 hommes, l'unité d'action et la concentration de forces si nécessaires à son succès et même à son salut, et, celui-là — pénible à la fois à son esprit et à son cœur, douloureux pour ses affections, funeste à ses desseins —, de l'impatiente, imprudente et ambitieuse défection de Murat.

Incapable d'une trahison vulgaire à la Bernadotte, Murat, enivré par l'occasion, par les conseils d'une femme spirituelle, passionnée, qui se flattait de l'excuse du succès, et, en tout cas, du pardon de son frère, avait gagné, en 1814, les bonnes grâces de la coalition, non en marchant contre l'armée française d'Italie, mais en lui refusant son décisif concours. En 1815, il allait les perdre, contrairement, cette fois, aux pressentiments et aux supplications d'une épouse que la crainte rendait sage, et tjui trouvait la sécurité dans la fidélité ou du moins dans l'attente, par cette déclaration d'indépendance de l'Italie. L'invasion des États pontificaux el de la Toscane, provocation prématurée, stérile, ne valut à Murat ni l'enthousiasme espéré, ni le royaume attendu, mais fournit à l'Autriche un prétexte pour le battre et le détrôner (22 mars-12 mai). Ainsi devait manquer deux fois, par sa faute, l'appui de Murat à Napoléon.

Deux fois en proie aux plus étranges vertiges, le roi de Naples lut deux fois la cause de nos malheurs : en 1814, en se déclarant contre la France ; et en 1815, en se déclarant contre l'Autriche[6].

 

Le 1er juin, il parvint, grâce à Davoust, secondé, quelquefois malgré lui, par le zèle indépendant des comtes de Lobau, de Labédoyère et de Flahault — toujours au poste de l'honneur —, à arracher encore 414.000 hommes à l'héroïque épuisement du pays. Il les partagea en sept corps actifs, commandés par Drouet, comte d'Erlon, le comte Reille, le comte Vandamme, le comte Gérard, le comte Rapp, le comte de Lobau, le maréchal Suchet ; quatre corps d'observation, dirigés par le général Lecourbe, le maréchal Brune, les généraux Decaen et Clausel, une armée de Vendée, commandée par le général Lamarque ; quatre corps de cavalerie de réserve, commandés par les comtes Pajol, Exelmans, Michaud, Kellermann, sous le récent bâton du maréchal Grouchy ; enfin la garde, confiée au brave et solide Mortier : les 217.000 hommes immédiatement dispensables.

Pendant le même temps, les généraux Haxo et Lery procédaient hâtivement, et sous la forme, seule possible à ce moment, d'ouvrages de campagne au lieu d'ouvrages de maçonnerie, à l'investissement de Paris et de Lyon par une ligne de fortifications, reconnue nécessaire en 1805, encore plus en 1814, et dont Napoléon a défendu la nécessité et déploré l'oubli en termes qui tranchent à jamais la question et qui ont fourni à M. Thiers ses meilleurs arguments[7].

Le 12 juin, au matin, Napoléon part pour l'armée, où l'appelle la reprise imminente des hostilités, après avoir répondu à l'Adresse des pairs en leur signalant le danger d'un tout autre entraînement que celui de la prospérité, et à l'Adresse des représentants, en leur rappelant l'exemple des Grecs du Bas-Empire, sophistiquant pendant que le bélier brisait les portes de la ville, comme un écueil à éviter. Il laissait le gouvernement à un conseil de régence, présidé par Joseph et composé de ses frères. C'étaient Louis, qui, déjà en 1814, lui avait offert de défendre Paris, et l'eût mieux fait que Joseph, et Lucien, rebelle à la prospérité, mais fidèle au malheur, et avec eux des ministres tous choisis dans la confiance publique ; Davoust à la guerre, Carnot à l'intérieur, Cambacérès à la justice, Caulaincourt aux affaires étrangères, Mollien aux finances, et Fouché lui-même, qui avait ses partisans et pouvait compter sur une portion, la plus malsaine, il est vrai, de l'opinion. Quatre ministres d'État : Regnault de Saint-Jean-d'Angély, Boulay de la Meurthe, Merlin, Defermon, assistés de six conseillers, étaient les intermédiaires oratoires et parlementaires du gouvernement avec les Chambres. Il emmenait avec Soult, second Berthier, qui ne valait pas le premier, son frère Jérôme, enchanté de n'être plus roi pour être général, et d'avoir, au lieu de sujets étrangers, des soldats français à commander ; — de même que sa digne et noble femme se consolait de ce qu'il était malheureux par la pensée qu'elle l'aimerait davantage et immolait joyeusement les regrets de la princesse aux devoirs de l'épouse, — Jérôme enfin, un des futurs lions de Waterloo. Napoléon partait triste mais ranimé, en homme qui va jouer sa dernière partie, mais qui espère la gagner. Il faut espérer, dit-il à madame Bertrand sur le marchepied de la voiture, en lui serrant la main, que nous n'aurons pas bientôt à regretter l'ile d'Elbe.

Il venait de recevoir, dans le baiser d'adieu de sa cornélienne mère, et de Pauline, sa sœur, les embrassements de sa famille el de la France elle-même. Il avait payé toutes ses dettes, réparé toutes ses fautes, il s'était réconcilié avec tous ses souvenirs. Quelques jours auparavant, rappelé par la déception de l'indifférence de sa seconde femme, au regret de la première, la seule qui l'eût véritablement aimé, il avait achevé de mettre sa conscience eu état de grâce, en payant à Joséphine, tuée en 1814 par la blessure de 1809, et morte au milieu des fleurs, le pieux et expiatoire tribut d'une visite à la Malmaison. Suivi d'Hortense, image vivante de sa mère, il était allé aux lieux témoins des commencements de sa fortune et de sa gloire, embrasser, à travers la mort, l'ombre inconsolable, enfin apaisée. Nous avons raconté ailleurs[8], avec une émotion qui a été partagée, ce pèlerinage de Napoléon aux lieux fastes de sa vie, pèlerinage terminé par l'ordre de préparer dans un portrait, destiné à le suivre, le talisman de sa carrière nouvelle.

Il voulut, avant de partir pour sa dernière campagne, aller se recueillir à la Malmaison, au milieu des souvenirs inspirateurs des jours de bonheur, d'amour et de gloire, dans les lieux qui en avaient été témoins, dans ces lieux encore pleins de la présence de Joséphine, et où l'on respirait en quelque sorte, avec le parfum de ces fleurs qui avaient été élevées par ses soins, quelque chose du parfum de Joséphine elle-même. En l'absence du prince Eugène, retenu de force en Allemagne, c'est la reine Hortense, toujours fidèle à la fortune impériale, qui vint recevoir cette visite commémorative et presque expiatoire, et animer d'une vivante image ce pieux hommage rendu à sa mère. L'empereur arriva, accompagné de MM. Molé et Denon, et du colonel Labédoyère. A son entrée dans le vestibule, assailli à la fois par mille souvenirs, il manifesta une vive émotion. La domptant avec son énergie habituelle, il voulut tout revoir dans cette maison, ce parc, ce jardin où il n'avait pas reparu depuis 1810. Il se promena pendant une heure avec Hortense, suivant d'allée en allée la trace de celle dont l'ombre semblait errer, encore éplorée, sous ces ombrages préférés, et appeler tout bas dans la brise l'hôte tardif à un dernier rendez-vous. Le déjeuner qui suivit cette promenade expansive, où Napoléon avait pris un triste plaisir à parler de Joséphine, fut court et silencieux. L'empereur, au sortir de table, passa dans la galerie, parcourut chacun de ces chers tableaux d'un regard doux comme une caresse. Puis il voulut entrer dans la chambre où elle était morte en pensant à lui. La reine s'apprêtait à le suivre ; mais, d'un geste, il l'arrêta, et s'achemina seul vers cette entrevue solitaire où l'appelait son cœur. Il voulait être seul pour pleurer. Que se passa-t-il durant cette halte attendrie, dans ce lieu consacré par un dernier soupir qui murmurait son nom ; dans ce lieu plein de la présence de l'absente, et où, invisible aux yeux, elle se laissait sentir au cœur ? Qui pourrait essayer de pénétrer le mystère et d'être plus éloquent que ce silence, plus éloquent que les larmes dont l'Empereur portait, en sortant, la trace sur son visage ?

Quelques jours après cette réconciliation posthume et cet embrassement à travers la tombe, Napoléon partait plein d'audaces, et d'espérances nouvelles, comme si ce retour aux lieux fastes de sa vie, cette visite à celle qui avait été le bonheur de sa gloire, avaient renoué le lien entre lui et la fortune, conjuré la destinée, redoré son étoile. Mais le pacte était à jamais rompu, le lien à jamais brisé entre la victoire et son génie.

 

Dans les premiers jours de juin, sur la Tamise, le Danube, la Sprée, la Néva, le Tage, tout retentit de guerre[9]. — L'empereur partit de Paris le 12 au matin, coucha à Laon, donna ses derniers ordres pour l'armement de cette place, arriva le 15 à Avesnes. — Le 14 au soir, les appels constataient que la force de l'armée était de 125.404 hommes, et de 550 bouches à feu[10].

Pour tout Français qui a du cœur, dit Napoléon dans sa proclamation du 14, le moment est venu de vaincre ou de périr.

Le 15, Napoléon marche d'abord sur Blücher, dont les habitudes de hussard, l'activité et le caractère hasardeux, contrastant avec le caractère très-circonspect et les marches lentes du duc de Wellington[11], faisaient supposer qu'on rencontrerait d'abord l'impatient défi.

Dès le 15 au matin, aube sanglante et glorieuse ! combat d'avant-garde, au pont de Marchiennes, entre la division de Jérôme et le corps de Zieten. L'empereur entre à midi dans Charleroi.

Le 15 au soir, aux bois de Fleury, charge épique des quatre escadrons de service, où le général Letort tombe mort sur les cadavres du 28e régiment prussien, premier immolé.

Le 16, bataille de Ligny, où le comte Gérard se couvre de gloire, où le général Girard est tué, et où Blücher n'échappe que froissé et estropié, à la faveur de l'obscurité, à une charge de cuirassiers qui l'a foulé aux pieds de ses chevaux.

Le même jour, combat des Quatre-Bras, où Ney, malgré ses fautes, que les ordres de l'empereur, portés par Flahault, ne préviennent pas, entame l'armée anglo-hollandaise, qu'il eût dû écraser.

A ce moment, Blücher et Wellington, au rapport des officiers prisonniers anglais, que Napoléon interroge par l'intermédiaire de M. de Flahault, sont en retraite sur Bruxelles. Grouchy est chargé d'empêcher leur jonction.

Le 17, en un jour, Grouchy fait deux lieues, remettant, par suite de la pluie et de la fatigue, la poursuite au lendemain, funeste résolution, qui est la cause principale de la perte de la bataille de Waterloo[12].

Le 18 juin, bataille de Waterloo. Les dispositions en sont prises par un soleil encore incertain, mais qui, succédant à quatre jours de pluie, promet un midi d'Austerlitz. La façon superbe dont l'armée française entre en ligne devant l'armée anglaise intimidée en double le nombre. Chaque homme semble en valoir deux. La terre paraissait orgueilleuse de porter tant de braves[13].

L'empereur parcourut les rangs ; il serait difficile d'exprimer l'enthousiasme qui animait tous les soldats ; l'infanterie élevait ses shakos au bout des baïonnettes ; les cuirassiers, dragons et cavalerie légère, leurs casques ou shakos au bout de leurs sabres. La victoire paraissait certaine ; les vieux soldats qui avaient assisté à tant de combats, admirèrent le nouvel ordre de bataille ; ils cherchaient à pénétrer les vues ultérieures de leur général ; ils discutaient le point et la manière dont devait avoir lieu l'attaque. Pendant ce temps, l'empereur donna ses derniers ordres et se porta à la tète de sa garde au sommet des six V, sur les hauteurs de Rossomme où il mit pied à terre ; de là, il découvrait les deux armées, la vue s'étendant fort au loin à droite et à gauche du champ de bataille[14].

 

A midi, malgré l'arrivée imprévue du corps de Bülow, que Grouchy, chargé de l'intercepter, avait laissé passer ; malgré la disproportion de 69.000 hommes contre 120.000, il y avait encore soixante chances contre quarante pour que le dénouement prochain de cette bataille, si ingénieusement et si exactement comparée par Napoléon à une action dramatique, traversât impunément la crise qui en forme le nœud et aboutît à un dénouement victorieux.

A sept heures, au bruit du canon tardif de Grouchy, qui répond enfin à l'appel du canon de Waterloo, la joie est sur toutes les figures et l'espoir dans tous les cœurs[15]. — L'ennemi, pour la seconde fois, crut la bataille perdue.

La charge épique des 12.000 hommes de la réserve de cavalerie a brisé, sous le tournoiement de son ouragan de fer et de feu, les dernières résistances des carrés anglais, pareils à la moisson où la grêle a passé. 60 bouches à feu, 6 drapeaux, trophées de cet impétueux assaut, sont présentés à l'empereur.

Soudain, la retraite de l'ennemi s'arrête. Blücher vient d'arriver avec 50.000 hommes de troupes fraîches, devançant Grouchy. Wellington, qui était au désespoir et n'avait devant lui que la perspective d'une défaite assurée, vit son salut[16]. Grouchy n'attaque qu'à six heures : il n'était plus temps !

Le soleil de Waterloo et de l'Empire s'était couché. La victoire sous cette nuit, complice des vaincus, se change en défaite, la retraite en déroute, la déroute en désastre.

L'empereur, à onze heures du soir, descend dans le carré du 1er régiment de grenadiers, — pour marcher au milieu de la fuite et conduire décemment, la main dans celle de Jérôme qui ne l'avait pas quitté, les funérailles de sa gloire, — du haut de ce mamelon d'où on l'a empêché de se précipiter pour chercher la mort. Elle n'eût pas sans doute voulu de lui plus que de l'héroïque Ney, qui ne devait pas montrer à Waterloo, suivant son désir, comment meurt un maréchal de France[17].

Jamais l'armée française ne s'était mieux battue que dans cette journée, où elle a fait des prodiges de valeur, où la perte de l'ennemi, double de la sienne[18], a maintenu sa supériorité, et où, par suite d'un irrésistible sauve qui peut — maudit à jamais soit le lâche ou le traître qui a crié le premier ! — a fondu subitement, comme un torrent qui rompt sa digue, entraînant 6.000 prisonniers, étonnés de suivre des vaincus.

Si la journée de Waterloo finit malheureusement, elle finit du moins héroïquement, grâce à Cambronne, général de l'avant-garde du retour de l'île d'Elbe, général de l'arrière-garde à Waterloo. Les vieilles moustaches, commandées par un tel homme, meurent et ne se rendent pas. Cambronne, après avoir brûlé la dernière amorce, rompu la dernière épée, ne cède à la fortune qu'en l'insultant, et n'est fait prisonnier qu'à terre. Mais ce n'est pas sans avoir souffleté l'adversaire trop heureux qui le somme en l'admirant et recule devant l'horreur, qui n'arrête pas les Prussiens, du meurtre de ces héros, pareil à un sacrilège, d'un mot de grognard en furie, injure de la canaille à jamais ennoblie par un sublime désespoir !

Napoléon ne semble pas avoir connu dans ses derniers détails et dans sa suprême agonie cette résistance justement populaire et légendaire, et ce dernier soupir dans un dernier juron, purifié par le sang et le feu, devant lequel les Anglais eux-mêmes, foulant aux pieds leur habituelle pudeur, ont ôté leur chapeau. Cambronne, modeste comme le vrai courage, désavouait, de peur de paraître s'en vanter, cette populacière bravade, attribuée aussi au colonel Michel, que le moment où elle fut dite rend sublime comme un vers de Corneille. Napoléon l'ignora donc peut-être, car ni ses Commentaires, ni le Mémorial n'en font mention. Malgré l'ubiquité de son génie et de son courage, il n'avait pu tout voir, à travers la tempête nocturne qui l'emporta lui-même. Mais les 100.000 francs du testament de Sainte-Hélène prouvent qu'il n'a pas oublié Cambronne. Toute bataille a des épisodes obscurs ignorés même du général ; les voisins de Cambronne, témoins moribonds, ont pu seuls entendre, comme ceux de d'Assas, le mot qui, s'il n'a pas sauvé l'armée, a sauvé son honneur et protesté, au nom de l'héroïsme du plus grand nombre, contre la lâcheté de quelques-uns.

Napoléon arriva à Laon le 20, à quatre heures après midi ; il y fixa son quartier général et le rendez-vous de ralliement, et partit pour Paris, voulant, par sa présence, réchauffer le dévouement et intimider la trahison.

La position de la France était critique après la bataille de Waterloo, mais von désespérée. Tout pouvait se réparer, mais il fallait du caractère, de l'énergie, de la fermeté de la part des officiers, du gouvernement, des Chambres, de la nation toute entière. Il fallait qu'elle fût animée par le sentiment de l'honneur, de la gloire, de l'indépendance nationale ; qu'elle fixât les yeux sur Rome après la bataille de Cannes, et non sur Carthage après Zama[19].

 

Le 22 juin 1815, Napoléon, cédant à des circonstances et à des motifs qu'il se réservait d'exposer et de développer dans le livre X, non publié et perdu sans doute, de son récit de la campagne de 1815, abdiquait librement, volontairement, spontanément, refusant le nouveau 18 brumaire que lui proposait Lucien. Il terminait ainsi, par le plus douloureux et le plus sublime des sacrifices, par la victoire la plus difficile de toutes, la victoire sur lui-même, un règne qui, grâce à lui, ne finit pas par la défaite de Waterloo, défaite étroite, aveugle, honteuse, impie, du courage par le nombre, du génie par le hasard, triomphe pipé, biseauté, qui ne laisse à Wellington d'autre gloire que celle d'avoir su attendre, et à Blücher, d'autre gloire que celle d'avoir pu, à la faveur des retards de Grouchy, arriver à temps.

Nous ne raconterons pas les honteux escamotages, les perfides menées par lesquelles fut arrachée à Napoléon II la couronne que Napoléon Ier, immolant l'empereur au père, avait espéré lui léguer. De tels récits exigeraient trop et de trop pénibles détails, et enlèveraient au sacrifice quelque chose de son héroïque et patriotique grandeur. Deux hommes ont fait, outre ses malheurs et ses fautes, la chute de Napoléon, et ceux-là ne méritent pas le voile de pudeur et de mépris sous lequel nous ensevelissons les autres. Talleyrand a fait 1814, Fouché 1815, tristes chefs-d'œuvre qui ressemblent à leurs auteurs. L'un est l'attentat d'une ingratitude spirituelle, d'une trahison ingénieuse, un crime de grand seigneur de décadence, qui désarme l'opprobre avec un sourire, esquive la boue avec un bon mot, qui ne s'encanaille pas dans la corruption, et veut des fils de croisés pour complices. Indulgent d'ailleurs par scepticisme, et plus machiavélique encore dans le bien que dans le mal, il trouvera moyen d'être modéré au milieu des excès, et de faire préférer au crucifiement brutal qu'on complote autour de lui, la couronne d'épines et le sceptre ironique de l'île d'Elbe.

Si Napoléon victorieux eût pu réaliser le décret de Lyon, et le punir d'une fourberie si raffinée, il se flattait d'éviter le châtiment en invoquant les circonstances atténuantes de sa modération, et peut-être eût-il échappé, avec ces raisons de Pilate et ces plongeons de Scapin, au tonnerre vengeur désarmé par le mépris d'une telle victime, et eût-il été quitte de la foudre par un de ces châtiments qui ne modifiaient pas son visage.

Fouché, ce n'est plus Machiavel, c'est Méphistophélès, servi par les haines de l'enfer et le génie de la police. Sa conspiration est une conspiration de sbire mercenaire, implacable, cherchant à déshonorer la victime, à la désarmer de sa gloire, à diffamer son génie. Il s'évertuerait volontiers à faire croire que Napoléon a eu peur comme lui. Il lui arrache doucereusement l'épée dont il pourrait bien se servir pour vaincre encore une fois les Prussiens. Il refuse à la France cette dernière chance d'un coup de génie et de gloire, qui eût profité à Napoléon. Il ne sauverait pas la France au prix d'un tel salut. Il l'éloigné au milieu des attendrissements et des amollissements de la Malmaison. Il l'y fait garder à vue. Il l'y retarde systématiquement. Il faut que l'escadre anglaise prévenue ait eu le temps de fermer les issues du port de la Rochelle. Il faut que Napoléon, qui croit voguer vers la libre Amérique, ou tout au moins vers la loyale Angleterre, ne trouve en fin de compte que l'hospitalité dérisoire de Sainte-Hélène. Il faut que l'aigle meure dans une cage. Il faut aussi, car tous ces hommes d'Etat delà honte ne sont, sans qu'ils s'en doutent, que les instruments diffamés de la Providence, il faut que Napoléon donne au monde le spectacle et l'exemple de malheurs aussi grands que sa gloire, et que dans le mépris vengeur de la postérité, le supplice d'une mémoire maudite réunisse Fouché à Hudson Lowe, son compère, et fasse expier, à l'un en dépit de ses Mémoires, à l'autre en dépit de son silence, le crime de la chute et le crime de la mort de l'Empereur.

Car il ne faut pas s'y tromper, en dépit de ces plaidoyers intéressés de la malignité paradoxale d'un temps où quelques écrivains n'ont pas craint de défendre Fouché ou de plaindre Hudson Lowe, de faire du premier la véritable victime de Napoléon et du second le véritable prisonnier de Sainte-Hélène, il ne faut pas s'y tromper plus qu'il ne s'y trompait lui-même. Napoléon, condamné à l'affront de ce séjour, gardé à vue par un garde-chiourme déguisé en général, dans une île insalubre et lointaine ; Napoléon, séparé par 2.000 lieues de son pays, de sa famille, de son fils ; Napoléon, obligé de douter de la foi d'un pays où le souvenir des Fox et des Cornwallis — qu'a dit leur ombre de cette trahison ? — l'avait attiré et dont le renom proverbial de loyauté, tel, même pendant l'Empire, que le héros de tout roman devait être anglais — Corinne — souffrirait éternellement du crime de Sainte-Hélène, si une nation pouvait être complice ou responsable de quelques-uns ; Napoléon réduit à regretter la liberté et la souveraineté dérisoires de l'île d'Elbe ; Napoléon enfin, soumis à des privations qui ne lui laissaient de trop que le temps, et, réduit à l'avare pistole britannique, obligé de vendre son argenterie pour vivre décemment ; Napoléon était condamné à mort. Ils me tueront ! disait-il à Las Cases, dès les premiers jours de cette longue agonie, dont le récit, devoir de fidèle ou plaisir de bourreau, déborderait les limites de notre cadre. Cette tâche, d'ailleurs, a été remplie dans des livres populaires qu'on n'analyse pas plus qu'on ne les égale. Là, les douleurs de cette agonie de six années, durant laquelle Napoléon, sans autre plaisir que le travail, sans autre consolation que celle, qui ne descendra jamais à la vengeance, d'écrire son histoire, s'ensevelit, pour ainsi dire, peu à peu tout vivant dans la postérité, sont dignement et délicatement contées par ceux qui eurent l'immortel honneur d'en être les témoins, les consolateurs et les vengeurs.

Nous ne profanerons pas, en les effleurant, les émotions sacrées et les pathétiques confidences du Mémorial et des Récits de la captivité. Nous ne toucherons point, après ces mains fidèles, à ces héroïques misères, à ces sublimes douleurs, à ces immortelles colères de Prométhée sur son rocher. Nous ne suivrons pas, d'un œil mouillé de larmes, avec O'Meara, chaque heure marquée à ce réveille-matin de Frédéric, qui réveillera Napoléon pour la dernière fois. Nous ne montrerons pas, avec Antommarchi, le héros cachant à ses serviteurs comme à son bourreau, sous l'impassibilité d'un visage auquel le malheur a fait une nouvelle majesté, les morsures de ce double cancer physique et moral qui lui ronge en même temps le foie et le cœur. Plus d'une fois cependant, obligé de jeter malgré lui, la douleur étant plus forte que la pudeur, son masque Spartiate, nous le voyons pleurant comme un enfant devant le portrait de son enfant, ou interrompant, en se cachant le visage, l'épreuve trop forte pour lui des beaux vers d'Andromaque, cette tragédie des pères malheureux :

Je passais jusqu'aux lieux où l'on garde mon fils.

Puisqu'une fois le jour vous souffrez que je voie

Le seul bien qui me reste et d'Hector et de Troie,

J'allais, seigneur, pleurer un moment avec lui,

Je ne l'ai point encore embrassé d'aujourd'hui !

 

Enfin, avec ce même sagace et fidèle serviteur, nous ne compterons pas les dernières heures de la résistance de la nature, la main sur ce pouls de plus en plus affaibli que va arrêter tout à fait, après une longue lutte, la jonction de tous ces ennemis mortels : la nostalgie de la patrie, le spleen de la famille, le défaut d'équilibre entre la puissance de la vie et la privation de son exercice, la lente mais sûre corrosion d'une constitution réduite à l'unique mouvement des fonctions alimentaires et des facultés intellectuelles, et envahie peu à peu par ce froid fatal que ne combat pas suffisamment la chaleur intense du cerveau.

Tout cela acheva son œuvre le 5 mai 1821, à six heures moins onze minutes du matin, après celte longue agonie de six mois dont le Journal est d'un si poignant intérêt, agonie mêlée d'assoupissements et de délires, de souvenirs d'enfance et de projets d'avenir, d'aspirations vers la patrie terrestre, dont Napoléon croit respirer l'enivrante odeur, et d'élans vers l'autre patrie, où l'attendent Desaix, Lannes, Bessières, Duroc, tous ces fidèles compagnons morts pour lui avant la défaite et la trahison, et qui l'ont quitté dans sa gloire. Tel Antommarchi l'a peint, tel nous avons pu le voir presque revivre dans l'œuvre émouvante de cet artiste italien dont le ciseau, conduit par un grand cœur, a réalisé le chef-d'œuvre, admiré et récompensé à l'Exposition de 1867, d'un Napoléon mourant qui n'est pas indigne de son sujet.

Nous ne finirons point cependant sans donner, d'après Napoléon lui-même, la moralité de ce récit funèbre dont nous avons, par respect, évité les douleurs, et sans rappeler à nos lecteurs, dont aucun ne l'ignore, le sort fait aux derniers vœux de cette agonie sacrée. Napoléon, à cette heure où tout se voit, à la lueur de l'éternité qui s'approche, sous le jour définitif et suprême, se félicitait presque pour sa mémoire de ce supplice dont il avait vidé le calice jusqu'à la lie et dont le fiel l'étouffait. Bien avant et dès les premiers jours, il avait lui-même fourni à Las Cases cette moralité du dernier épisode de son histoire consolatrice.

Notre situation peut même avoir des attraits. L'univers nous contemple !... Nous demeurons les martyrs d'une cause immortelle. Des millions d'hommes nous pleurent. La patrie soupire et la gloire est en deuil ! Nous luttons ici contre l'oppression des dieux et les vœux des nations sont pour nous.

 

Il insistait sur cette idée, passant tour à tour des pensées héroïques d'où venait son courage, aux douleurs et aux regrets, source amère de ses douleurs, et des sentiments qui devaient achever de le rendre immortel, à ceux qui devaient le tuer :

Et après une pause de quelques secondes, il reprit : Mes véritables souffrances ne sont point ici !... Si je ne considérais que moi, peut-être aurais-je à me réjouir. Les malheurs ont aussi leur héroïsme et leur gloire ! L'adversité manquait à ma carrière. Si je fusse mort sur le trône, dans les nuages de ma toute-puissance, je serais demeuré un problème pour bien des gens ; aujourd'hui, grâce au malheur, on pourra me juger à nu !...[20]

 

C'est ainsi que Napoléon mourant se consolait de la rigueur du destin, et confiait avec une mélancolique résignation à l'avenir le sort de sa mémoire éclairée par l'exil et réhabilitée par la douleur. Il n'a fait un vain appel ni à la justice de la postérité, ni à la piété des siens.

Aujourd'hui, grâce à l'hommage rendu au passé et à la puissance de l'opinion par un gouvernement étranger à la famille de Napoléon, mais non indifférent à sa gloire, les cendres de Napoléon reposent, suivant son vœu testamentaire, sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple qu'il a tant aimé. Autour de lui, aux Invalides, où repose à ses pieds le fidèle Jérôme, à Rueil, à Saint-Leu, les cercueils domestiques attendent le moment de leur réunion à Saint-Denis, prochain rendez-vous de toutes ces ombres consolées. Rien ne manque aux vœux de Napoléon et à ceux du pays, et il sera vraiment revenu parmi nous tout entier, quand les restes du duc de Reichstadt, séparé de lui pendant la vie, lui seront rendus dans la mort, et quand le père et le fils dormiront à côté l'un de l'autre, grâce aux soins et sous la garde de leur digne et auguste héritier.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Thiers.

[2] Thiers.

[3] M. de Flahault n'est pas le seul survivant caractéristique de cette grande époque. En même temps qu'il rappelle, avec plus de finesse que l'un, avec plus de charme que l'autre, Narbonne et Caulaincourt, qui ne s'est pris à penser que Caffarelli du Falga, le général philosophe, l'intrépide et jovial directeur de l'Institut d'Égypte, revivait dans l'illustre maréchal Vaillant, savant et spirituel comme lui, doué du même bon sens socratique, avec des finesses gauloises et de bourguignonnes malices ?

[4] Thiers, tome XVII, p. 622-625.

[5] Thiers, t. XIX, p. 101. — Commentaires de Napoléon, t. V, p. 70 et 425.

[6] Commentaires de Napoléon, t. V, p. 79.

[7] Commentaires de Napoléon, t. V, p. 104-110.

[8] Le Château de la Malmaison, etc., Paris, Plon, 1807, p. 136, 137.

[9] Commentaires de Napoléon, t. V, p. 78.

[10] Commentaires de Napoléon, t. V, p. 124.

[11] Commentaires de Napoléon, t. V, p. 130.

[12] Commentaires de Napoléon, t. V, p. 153.

[13] Commentaires de Napoléon, t. V, p. 163.

[14] Commentaires de Napoléon, t. V, p. 166.

[15] Commentaires de Napoléon, t. V, p. 178.

[16] Commentaires de Napoléon, t. V, p. 182.

[17] Thiers, t. XX, p. 248, 252.

[18] La dernière campagne de Napoléon se solde par 65.000 ennemis tués, blessés ou pris, et 41.000 Français idem.

[19] Commentaires de Napoléon, t. V, p. 195.

[20] Mémorial, édition de 1842, t. I, p. 212.