NAPOLÉON ET SA FAMILLE – 1769-1821

LIVRE QUATRIÈME. — L'EMPEREUR - 1804-1815

 

CHAPITRE PREMIER. — ULM. - AUSTERLITZ. - IÉNA. - EYLAU. - FRIEDLAND. - TILSITT - 1805-1807.

 

 

Fatales conséquences de la mort du duc d'Enghien. — Attitude de protestation et de menace des cours de Saint-Pétersbourg, Londres, Berlin. — Énergiques représailles de Bonaparte. — La France le venge de l'Europe et fait un empereur pour punir les rois. — Motion du tribun Corée. — Proclamation de l'empire. — Constitution et institutions du nouveau régime. — Procès de Cadoudal, Pichegru et Moreau. — Châtiments et pardons. — Distribution des premières croix de la Légion d'honneur. — Napoléon au camp de Boulogne. — Napoléon à Aix-la-Chapelle. — Négociations avec le pape Pie VII. — Voyage du Saint-Père en France. — Sacre et couronnement de Napoléon et de Joséphine. — Napoléon offre la paix à l'Angleterre et prépare la guerre. — Il ceint à Milan la couronne de fer. — Troisième coalition. — Derniers préparatifs à Boulogne, de la descente en Angleterre. — Funestes contre-temps qui obligent Napoléon à l'ajourner. — Campagne d'Allemagne. — Capitulation d'Ulm. — Désastre de Trafalgar. — Victoire de Caldiero. — Napoléon à Schœnbrunn. — Austerlitz. — Entrevue d'Urschiz. — Traité d'alliance avec la Prusse. — Convention de Presbourg. — Mariage du prince Eugène. — Retour de Napoléon à Paris. — Joseph roi de Naples, et Louis roi de Hollande. — Réalisation du système impérial. — Confédération du Rhin. — Tableau des travaux civils de Napoléon pendant l'année 1806. — Mort de Fox. — Quatrième coalition. — Campagne contre la Prusse. — Batailles d'Iéna et d'Auerstædt. — Napoléon à Potsdam, à Berlin. — Dissolution de l'armée et de la monarchie autrichiennes. — Décrets de Berlin. — Blocus continental. — Campagne de Pologne. — Bataille d'Eylau. — Siège de Dantzig. — Bataille de Friedland. — Entrevue de Tilsitt. — Traités de Tilsitt. — Apogée de la grandeur et de la gloire de Napoléon.

 

Les événements secondaires prennent parfois une importance principale, par suite de circonstances qui élèvent le fait accessoire à la dignité de cause déterminante. La mort du duc d'Enghien, interprétée à la fois à l'intérieur comme un signal de ralliement autour d'un homme menacé, en qui s'incarnaient les institutions de la France et qui personnifiait sa grandeur et son cœur, et au dehors comme le sanglant défi d'un despote révolutionnaire, décidé à noyer dans le sang le mépris des anciennes religions et des anciennes monarchies, produisit un double contre-coup d'union et de discorde d'où devaient sortir successivement l'Empire et la guerre, la quatrième dynastie et la troisième coalition. A cette funèbre nouvelle, la Prusse retira la main qu'elle tendait à un parvenu victorieux, hier son allié prochain, demain son adversaire implacable, dont la rapprochait une communauté d'intérêts et d'ambitions, mais dont l'éloignait un reste des fausses pudeurs traditionnelles ; l'Angleterre, habile à profiter des passions pour ses affaires, respira sous lé joug de terreur devant lequel elle courbait la tête, et osa remettre M. Pitt à la tête de son vaisseau hésitant ; l'Autriche couva dans son silence, en apparence indifférent, le levain de ses colères et l'espoir de sa vengeance ; enfin, l'empereur Alexandre s'abandonna de nouveau à ses rêves de médiation conquérante et de panslavisme triomphant.

Tandis que la connivence de la Prusse, qui tenait en échec les hostilités continentales, échappait au Premier consul, et que l'éclat d'indignation soulevé à Saint-Pétersbourg et à Berlin par des scrupules ou des ambitions intéressés, rapprochait la Prusse et la Russie de l'Angleterre aux abois et rendait une rupture imminente, la France vengeait son héros par son affection et sa reconnaissance de la calomnie d'un deuil insolent, et le dédommageait de la perte de la paix par tout ce que la popularité et la fidélité ont de plus flatteur. Elle augmentait le pouvoir de celui dont on voulait ternir la gloire et elle se livrait tout entière à celui dont l'Europe affectait de s'éloigner.

L'accession éventuelle de la Prusse à la coalition qui se prépare et qui abrite son orage sous l'arc-en-ciel trompeur d'une médiation est du 24 mai 1804. Bonaparte répond à ce qu'il ignore encore, mais à ce qu'il devine, en étalant au Moniteur le scandale de la complicité, dans un complot d'usurpation et d'assassinat, des trois ministres de l'Angleterre à Cassel, à Stuttgart et à Munich, MM. Drake, Spencer-Smith et Taylor. Il punit l'imprudente boutade d'Alexandre et l'insulte de ses crêpes par une lettre où il rappelle à l'imprévoyant censeur du meurtre légal de Vincennes, les défaites de Souvarow et l'assassinat de Paul Ier, également invengés. Enfin, il s'abandonne à l'influence de son prestige et il offre aux princes qui gouvernent l'Europe en vertu de l'aveugle droit divin, le spectacle et la leçon d'un rival parvenu au trône par la victoire et couronné par son peuple.

L'audace incorrigible, les misérables illusions et les incessants attentats de l'émigration et de la contre-révolution, avaient provoqué en France, dans toutes les classes honnêtes et conservatrices, surtout dans le peuple et l'armée, une réaction décisive de colère contre les conspirateurs et d'admiration pour l'homme que la gloire et l'affection nationale ne préservaient pas de l'humiliation d'avoir à défendre sans cesse, comme un vulgaire usurpateur, son honneur et sa vie. L'instinct national, qui ne se trompe pas, comprenait que le seul moyen de prévenir le retour de semblables affronts et de semblables dangers était de lier la destinée du pays à celle de Napoléon, de le placer dans la sphère des pouvoirs inviolables aux yeux mêmes du droit divin, de mettre sur ses épaules le manteau de la royauté, et le bouclier de l'hérédité sur sa poitrine. Empereur par la volonté nationale, sacré par la grâce de Dieu, Napoléon devenait un monarque comme les autres, avec le génie et la gloire de plus. Le fossé rempli de sang royal, par lequel on se flattait d'avoir à jamais séparé Bonaparte du pouvoir suprême, se trouva donc l'en avoir rapproché. Nouvelle et éclatante preuve de la stérilité de la conspiration et de la stupidité du poignard !

Napoléon, incapable de la modestie intéressée d'un Monk et du puritanisme égoïste d'un Washington, qui n'avait pas d'ailleurs à redouter des circonstances les obstacles dont la crainte inspira peut-être des abnégations trop vantées, Napoléon n'était pas homme à se dérober au vœu d'une nation qui ne pouvait pas trouver de récompenses au-dessus de sa légitime ambition. La hardiesse d'une acceptation, qui semble simple aujourd'hui, où toute difficulté est effacée à nos yeux par le travail d'un demi-siècle, et où la route semble unie, mais qui n'était pas alors sans danger, avait de quoi tenter un courage également incapable de reculer devant les faveurs ou les injures de la fortune. Le dimanche 4 germinal (25 mars 1804), l'étincelle fut solennellement mise au feu sacré du dévouement national, qu'avaient habilement sondé et dirigé Fouché, Soult et bien d'autres de ces auxiliaires nécessaires aux meilleurs succès, et que la Fortune trouve toujours prêts à pousser sa roue, surtout quand elle est en marche, par une députation solennelle du Corps législatif, précédée de M. de Fontanes, son président, et chargée, par sa bouche académique, de féliciter le Premier consul de l'achèvement du Code civil.

Napoléon ne s'abandonna à ce mouvement de protestation, de réparation, de conciliation, d'organisation qui poussait la France à assurer ses destinées et à compléter son ouvrage, que lorsque l'encouragement de sa famille, justement avide des sécurités de la stabilité et des faveurs de l'hérédité, l'approbation de ses deux collègues, immédiatement résignée chez Le Brun, plus disputée par Cambacérès, les adresses des collèges électoraux et de l'armée impatiente, enfin l'adhésion et la promesse d'une reconnaissance par l'Autriche et la Prusse, habilement pressenties, promirent à son avènement au trône un succès sans contradiction sérieuse.

Le 5 floréal (25 avril 1804), il se décida à provoquer par sa réponse, un mois suspendue, au message du Sénat du 6 germinal (27 mars), une démarche définitive. Elle partit du Tribunat, seul organe législatif qui eût gardé, dans le système restrictif de la constitution du Consulat à vie, le droit d'ouvrir la bouche, sous forme de vœu, dans les occasions solennelles, au milieu du silence d'un Corps législatif sans tribune et des délibérations d'un conseil d'État à huis clos.

Le samedi 8 floréal (28 avril 1804), la motion du tribun Curée, obscur promoteur d'un nouveau monde, provoqua sur ce grave sujet la discussion du lundi 10 floréal, où l'opposition modérée et loyale de Carnot ne fit qu'accentuer et qu'honorer l'unanimité d'une adhésion enthousiaste. Le vœu ainsi adopté fut en quelque sorte triomphalement porté au Sénat le 14 floréal (4 mai 1804), et présenté avec sa ratification au Premier consul, le même jour. Ce germe si modeste, d'où devait sortir l'Empire, fut fécondé pendant un mois par la commission chargée d'élaborer à la Malmaison, sous l'œil du Premier consul, le plan de la nouvelle constitution, nécessaire pour servir d'appui et de limite au pouvoir nouveau. Les questions de personnes mêlées aux questions de principe furent toutes résolues, à l'honneur de tous les services, sinon au gré de toutes les ambitions ; les intérêts soulevés par ce mouvement national, seul désintéressé, furent réglés, et, le 26 floréal (16 mai 1804), M. de Lacépède commença le rapport, terminé en quarante-huit heures, qui devait précéder et justifier le vote unanime du sénatus-consulte du 28 floréal (18 mai 1804), présenté à Saint-Cloud le même jour à Bonaparte, entouré de sn famille et de la plupart des grands officiers de la future couronne et des grands dignitaires de la nouvelle cour.

Au discours de Cambacérès, passant naturellement de l'égalité du collègue à l'humilité du serviteur, et saluant le premier Sa Majesté Napoléon Ier, Empereur des Français, Bonaparte — c'est pour la dernière fois qu'il s'appelait ainsi — répondit par ces belles paroles :

Tout ce qui peut contribuer au bien de la patrie est essentiellement lié à mon bonheur.

 J'accepte le titre que vous croyez utile à la gloire de la nation.

 Je soumets à la sanction du peuple la loi de l'hérédité. J'espère que la France ne se repentira jamais des honneurs dont elle environnera ma famille.

Dans tous les cas, mon esprit ne serait plus avec ma postérité le jour où elle cesserait de mériter l'amour et la confiance de la grande nation.

 

Le vœu de la nation, tellement certain qu'il y avait quelque chose de puéril à le constater, devait confirmer par 3.500.000 oui contre 2.700 non la légitimité des Bonaparte, au triomphe de laquelle rien ne devait manquer, pas même la protestation du comte de Lille — Louis XVIII —, datée de Varsovie, le 6 juin, et, pour toute réponse, insérée au Moniteur. Dès le soir de cette manifestation du Sénat constituant, dernier pas de la France vers son sauveur, abdication formelle de la Révolution, avide, après tant de tempêtes, du port de la stabilité et de l'hérédité monarchiques, entre les mains du prétendant de la victoire et de l'élu de la nation, parurent le décret d'institution des membres du conseil suprême de l'Etat et de nomination des grands officiers et des grands dignitaires, illustres figurants du cortège du sacre et du couronnement.

L'hérédité directe, suivant les principes de la loi salique, c'est-à-dire de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, n'étant pas possible par suite de la stérilité de Joséphine, il fut pourvu aux besoins de la succession par la faculté d'adoption accordée à l'empereur, et à défaut, par le droit de transmission de la couronne, en ligne collatérale, sur les têtes désignées de Joseph et de Louis. Les mariages improuvés de Lucien, retiré à Rome, et de Jérôme, les antécédents et l'indépendance disgraciée du premier, la pétulante jeunesse du second, les écartaient, par une sorte de déchéance provisoire, de toute candidature au rang suprême, peu accessible d'ailleurs à des frères placés à leur degré.

Les frères et sœurs de l'empereur reçurent le titre et les honneurs de princes français et la part d'un million sur le revenu annuel de vingt-cinq millions de la liste civile. Eugène, fils de Joséphine, adopté par son époux, était élevé au même rang que ses frères, avec la prérogative successorale de moi ns. Cambacérès et Le Brun devenaient archi-chancelier et archi-trésorier, placés sur le second degré du trône avec le titre archaïque et carlovingien d'un système dont l'habile inspiration revenait à Talleyrand, qui espérait y trouver sa place. Il se trompait ; et, demeuré ministre avec Berthier, à côté de Fouché qui le redevenait, il dut se contenter d'être grand-chambellan, comme Berthier d'être grand-veneur. Joseph Bona parte fut nommé grand-électeur ; Louis, grand-connétable, en attendant la part réservée à Murat et à Eugène.

Quatre maréchalats honoraires récompensèrent la glorieuse vétérance de Kellermann, de Lefebvre, de Pérignon et de Sérurier, sénateurs. Et quatorze des seize bâtons du maréchalat actif servirent de signe de commandement à Jourdan, Berthier, Masséna, Lannes, Ney, Augereau, Brune, Murat, Bessières, Moncey, Mortier, Soult, Davoust, Bernadotte, noms inséparables des anciennes et des prochaines victoires. Gouvion Saint-Cyr, Junot, Marmont, Baraguey-d'Hilliers furent faits colonels-généraux des cuirassiers, des chasseurs, des hussards et des dragons. Bruix et Decrès, Marescot et Songis reçurent les grades les plus élevés de la marine, de l'artillerie et du génie.

Parmi les personnages investis de charges de cour, on remarquait le cardinal Fesch, grand-aumônier ; M. de Caulaincourt, grand-écuyer ; M. de Ségur, grand-maître des cérémonies ; Duroc, grand-maréchal du palais.

La maison de l'impératrice Joséphine fut inaugurée par le choix de madame de la Rochefoucauld comme dame d'honneur.

En attendant l'accomplissement de deux grandes pensées de Napoléon : son sacre et son couronnement par le pape Pie VII, dont les prédécesseurs n'étaient jamais, pendant dix-huit siècles, même pour Charlemagne, sacré à Rome, descendus du trône de Saint-Pierre pour porter l'onction à un empereur ; et son avènement à la couronne d'Italie, un moment suspendue sur la tête de Joseph, mais qu'il réserva vite à son front ; en attendant ces deux grandioses solennités, dont le souvenir fait encore partager à l'histoire l'étonnement des contemporains, le procès de Cadoudal et de Moreau, à l'humiliation duquel Pichegru désespéré avait échappé par la mort volontaire, s'achevait et mêlait ses dernières ombres aux rayons de ce soleil, bientôt sans nuage.

Les débats de cette cause fameuse, ouverts le 28 mai (8 prairial an XIII), furent clos, le 21 prairial (10 juin), par la juste condamnation à mort prononcée contre Georges et dix-neuf de ses complices ; par celle de Moreau, de Jules de Polignac et de cinq de ses compagnons à deux ans de prison. Vingt-deux accusés furent acquittés. Le pardon de Napoléon acheva la punition de Moreau, que les débats avaient, malgré les efforts de ses défenseurs et de ses amis, déshonoré. Et ce Pompée, plus heureux que l'autre, d'un Auguste plus grand que l'autre, alla porter dans l'exil, dont une main clémente lui ouvrait la route, le repentir sans remords d'une existence inquiète, que le boulet de Dresde devait trancher au milieu des rangs ennemis. Georges Cadoudal, dont l'intrépide mort devait ennoblir et racheter jusqu'à un certain point la coupable vie, marcha au supplice, digne terme de ses aventures, avec quatre de ses complices. Madame Armand de Polignac, tombée aux genoux de Napoléon, obtint de lui, secondée par les larmes de Joséphine, la grâce de l'ancien camarade de Bonaparte, et le généreux Murat lui arracha, en faveur de M. de Rivière, ce pardon qu'il ne devait pas, onze ans plus tard, rencontrer lui-même. Ainsi finit cette tragique échauffourée, d'un résultat si contraire à ses criminelles espérances, qui lit un empereur triomphant du consul menacé, qui poussa au trône celui qu'elle voulait renverser du pouvoir, mit un sceptre aux mains qui lui arrachèrent son poignard, et fournit à celui dont elle convoitait la vie les moyens de devenir immortel.

Le 20 juillet 1804, Napoléon, après avoir réglé la situation financière, où chaque coup d'œil de lui faisait éclore un progrès ; reçu, le dimanche 8 juillet (19 messidor an XIII), dans la personne du nonce du Pape, des ambassadeurs d'Espagne et de Naples, des ministres de Prusse, de Hollande, de Danemark, de Bavière, de Saxe, de Bade, de Wurtemberg, de Hesse, de Suisse, les hommages de l'Europe amie en attendant ceux de l'Europe vaincue ; après avoir enfin distribué aux Invalides (14 juillet) les premières croix de la Légion d'honneur, dont le cardinal Caprara reçut le premier grand cordon, partit pour Boulogne. Il voulait faire des derniers préparatifs et peut-être du premier succès de sa gigantesque combinaison la préface du sacre, et s'enivrait de l'espoir d'entrer à Notre-Dame au milieu des trophées de sa plus grande victoire, en offrant à Paris, pour présent de joyeux avènement, les dépouilles de Londres.

La mort imprévue des amiraux Bruix et la Touche-Tréville, dignes interprètes de la plus grande pensée militaire et nationale du siècle, les lenteurs pusillanimes et les maladresses fatales de Villeneuve, effrayé seulement par une coopération qui eût dû l'exalter, devaient arrêter cette expédition gigantesque à son premier essor, noyer dans l'immense désastre de Trafalgar la prépondérance naissante de notre marine, opposer notre déchéance navale à notre supériorité militaire, couvrir du deuil de notre .pavillon la gloire de notre drapeau, et empêcher Napoléon de joindre l'empire de la mer à celui de la terre. C'est sous des auspices bien différents de cette réalité prochaine et au milieu de présages bien peu conformes à cette immense déception, que Napoléon fit à la prodigieuse création où le génie de l'homme avait vaincu tous les obstacles de la nature, à l'immense flottille aux ailes prêtes à s'ouvrir, au camp peuplé de légions prêtes à s'élancer, une visite pleine des ivresses de l'espérance et de l'orgueil, et solennisée par la dramatique distribution, aux plus méritants de ses soldats et de ses capitaines, de ces signes de l' honneur qui, tout en récompensant le passé, semblaient devancer et saluer la victoire prochaine.

Les Mémoires de Joseph, qui se préparait à Boulogne, en sa qualité de candidat à la royauté, à un rang où plus que jamais le talent militaire, qui lui était peu familier, devait être uni aux qualités politiques dont il avait fait preuve ; les Souvenirs de la reine Hortense, ou elle exprime avec une si heureuse émotion l'éloquence de ces spectacles auxquels elle assista, respirent, au point de la communiquer, l'allégresse enthousiaste des témoins de ces fêtes triomphales. Ils nous permettent de nous figurer l'indescriptible effet de cette cérémonie du 16 août, dont la plus simple image, grâce à la grandeur du cadre et à la poésie des lignes, palpite, vit, étincelle, retentit, émeut comme le tableau même que ces spectateurs-privilégiés eurent sous les yeux.

Le 16 août, lendemain de la Saint-Napoléon, l'Empereur descend, accompagné de ses maréchaux, de ce palais de bois, dit la tour d'Ordre, élevé sur ce lieu d'où l'on présume que César s'embarqua pour la conquête des îles Britanniques, et d'ou le nouveau César peut assister, en regardant les côtes d'Angleterre, aux manœuvres se développant à ses .pieds des quatre-vingt mille hommes destinés à les escalader et à prendre Londres d'assaut.

A droite de Boulogne, le long de la mer, non loin de la colonne commémorative achevée cri 1841[1], s'étend un vaste emplacement en forme circulaire, dont l'amphithéâtre semble avoir été disposé par la nature pour une des plus belles représentations de l'histoire, la distribution par la main de Napoléon, au midi de sa victorieuse journée, des récompenses dues aux ouvriers de sa gloire. Cent mille hommes et cent mille spectateurs s'étagent successivement en vingt colonnes profondes, étalées en rayons diaprés de toutes les couleurs de l'uniforme français, immense bouquet frémissant de couleur et de vie, formé par l'infanterie d'abord, puis la cavalerie, puis le peuple. Au centre de cette circonférence bigarrée, au milieu de la platée réservée à l'état-major ; général, aux drapeaux des régiments et aux légionnaires, s'élève, sur une scène de trente mètres d'ouverture, le trône de l'Empereur, adossé à la mer et faisant face à la terre.

A droite et à gauche du trône sont deux estrades pour les grands dignitaires, les ministres, les maréchaux, les invités d'élite, devant lesquels se déploient, de chaque côté, deux colonnes de garde impériale allant rejoindre l'armée et compléter cette figure de cirque et cette physionomie antique si ressemblante. Bien ne manque, en effet, au rapprochement, et le tertre impérial, de trois mètres de hauteur sur cinq mètres carrés, avec son dais de trophées, formé des étendards pris de Montenotte aux Pyramides et d'Aboukir à Marengo, l'immense couronne de lauriers d'or qui le surmonte, l'armure en pied des électeurs de Hanovre qui en forme le fond, et le siège carlovingien qui attend l'Empereur, reproduit, avec des couleurs plus modernes, l'aspect de ces allocations ou tribunes des camps, où, au milieu des insignes du pouvoir et des souvenirs de leurs conquêtes, montaient les Césars pour haranguer les prétoriens.

A midi, aux coups tonitruants de quatre cents canons, au roulement de deux mille tambours, au bruit éclatant de quatre mille trompettes, dont un immense orchestre accompagne et porte jusqu'aux cieux le retentissement adouci, Napoléon, salué par les acclamations de deux cent mille poitrines, sort de sa tente et monte sur son trône, entouré de ses frères Joseph et Louis, de son beau-frère Murat, des grands officiers de la couronne et des dignitaires de l'Etat. Il s'assied, et Lacépède, grand chancelier de la Légion d'honneur, se lève et lit un discours conforme à ses devoirs et aux circonstances. Les tambours et les canons, qui marquent chaque péripétie de cette dramatique cérémonie, donnent enfin le signal de la scène grandiose, objet principal de la réunion. Napoléon, debout, prononce d'une voix sonore la magnifique formule du serment spécial de la Légion d'honneur, répétée par tous les récipiendaires le bras dressé et par l'armée qui élève ses armes, et accompagnée par le peuple, qui agile ses chapeaux, du cri de : Vive l'Empereur ! dont l'air est ébranlé.

Chaque légionnaire vient recevoir, à l'appel de son nom, les insignes de l'ordre, ouvert à tous les courages et à tous les services, le capitaine avec le grenadier, le gentilhomme avec le plébéien, et un aide de camp, prenant ce symbole de l'honneur, unique aristocratie de l'égalité, dans le casque de Du Guesclin et le bouclier de Bayard, le fixe sur le cœur des nouveaux chevaliers.

Au moment du défilé, par une coïncidence imprévue qui mêle à ce triomphe jusqu'aux flatteries du hasard, une division de cinquante voiles, avant-garde de la flotte du Havre, qu'on attendait depuis plusieurs mois, entre à Boulogne, en échangeant avec la croisière anglaise une canonnade sérieuse, et en donnant un combat naval pour décor final au tableau de cette fête de la victoire et de la conquête.

Pendant que l'Angleterre, pour répondre à cette démonstration menaçante et parer à cet immense danger, réunit toutes ses forces et toutes ses ruses, remet M. Pitt à la tête de ses affaires, et, excitant les levains russes et autrichiens, prépare autour de la France la ceinture de feux de la coalition, Napoléon revient à Paris (12 octobre 1804), après un voyage superbe sur les bords du Rhin, terminé à Aix-la-Chapelle, où il reçoit les hommages de l'Autriche, du Portugal, de l'ordre de Malte, à Aix-la-Chapelle, plein des souvenirs de Charlemagne, et où il invite le prince archi-chancelier, les princes de Bade, de Bavière, de liesse, qui sont venus le complimenter, à venir assister au couronnement .du nouveau Charlemagne. Car la fête du triomphe religieux allait succéder, aux yeux de la France enorgueillie et de l'Europe jalouse, à celle du triomphe militaire, et le pape Pie VII, dans l'intérêt de la religion et de l'Église, pressé par le cardinal Caprara, pressé par le cardinal Fesch, pressé par l'attrait impérieux qu'exerçait sur son Ame l'homme providentiel qui venait de relever le trône et l'autel, ne s'était pas dérobé plus longtemps que le retard d'une hésitation et d'une réflexion fort naturelle, à des prières devenues impatientes. Une lettre de Napoléon lui-même, portée par le général Caffarelli, ajouta un effet décisif aux dépêches de Caprara et de Bernier, et triompha des derniers scrupules de celui que la malignité envieuse des beaux esprits de l'émigration, payant d'ingratitude son hospitalité, appelait le chapelain de Bonaparte. Pie VII était au-dessus de ces épigrammes, et après avoir imploré Dieu, consulté sa conscience, et relu la lettre que nous allons citer, il décida qu'il partirait le 2 novembre, lendemain de la Toussaint, et arriverait à Fontainebleau le 27.

Très-Saint-Père. — L'heureux effet qu'éprouvent la morale et le caractère de mon peuple par le rétablissement de la religion chrétienne, me porte à prier Votre Sainteté de me donner une nouvelle preuve de l'intérêt qu'elle prend à ma destinée et à celle de cette grande nation, dans une des circonstances les plus importantes qu'offrent les annales du monde. Je la prie de venir donner, au plus éminent degré, le caractère de la religion à la cérémonie du sacre et du couronnement du premier empereur des Français. Cette cérémonie acquerra un nouveau lustre lorsqu'elle sera faite par Votre Sainteté elle-même. Elle attirera, sur nous et sur nos peuples, la bénédiction de Dieu, dont les décrets règlent à sa volonté le sort des empires et des fait milles.

Votre Sainteté connaît les sentiments affectueux que je lui porte depuis longtemps, et parla elle doit juger du plaisir que m'offrira cette circonstance de lui en donner de nouvelles preuves.

Sur ce, nous prions Dieu qu'il vous conserve, Très-Saint-Père, longues aimées au régime et gouvernement de notre mère la sainte Église.

Votre dévot fils,

NAPOLÉON.

 

Pie VII, le 3 novembre, laissant à Rome le cardinal Consalvi, muni de précautions qui attestent une appréhension secrète, et par lesquelles le Pontife, qui avait le courage d'une hardiesse si imprévue, payait un dernier tribut aux infirmités de la tradition, partit, accompagné de six cardinaux et du cardinal Fesch, pour venir consacrer l'élu de la Révolution. Il ne pouvait faire attendre davantage à Napoléon une bénédiction dont sa légitimité pouvait se passer, mais dont il était bien aise de se parer aux yeux de l'Europe, et de s'armer contre les partis, auxquels il ne voulait laisser aucun grief ni aucun prétexte.

Le souverain pontife comprit combien était dû, au lendemain d'un cataclysme qui avait tout renversé, cet hommage à une élévation qui relevait tout, quand, au sortir de l'Italie agenouillée, il traversa la France, courbée, avec une émotion respectueuse, sous sa main bénissante.

Le 25 novembre, Pie VII et Napoléon s'embrassaient à Fontainebleau. Et dès la première conversation, dès même la première rencontre, le pape était conquis par l'empereur, et le gagnait lui-même par sa douceur vénérable, la grâce de son sourire, le charme de sa voix et son fin visage, rehaussé de la poésie des cheveux blancs. Joséphine acheva l'intimité de ce rapprochement par le respect attendri de sa bienvenue, la modestie de sa contenance et sa piété expansive à l'italienne. La magnificence de cette cour nouvelle, à la majesté martiale et a la magnificence victorieuse, le spectacle de la France heureuse, unie et dévouée, enchantèrent Pie VII, et c'est avec une sorte d'admiration et d'allégresse qu'il se prépara à mettre la couronne de Charlemagne sur la tête de celui qui, la tenant du peuple, se réservait seulement de la ceindre devant lui. Le 30 novembre, l'empereur présenta au pontife le Sénat, le conseil d'État, le Tribunat et le Corps législatif, dont le président, M. de Fontanes, le harangua en termes supérieurs a la circonstance et dignes de l'histoire.

Le 2 décembre 1804, Notre-Dame ouvrit sa nef restaurée aux pompes d'une cérémonie plus grande encore par son caractère moral que par ses splendeurs extérieures, et Paris vit un spectacle tel que la mémoire des siècles, qui en compte peu de pareils, n'en rappelle point de plus beaux.

Dans la vieille basilique de saint Louis, revêtue, de la voûte au sol, de tentures de velours semées d'abeilles d'or, le Pape, en habits pontificaux, ceint de la tiare à la triple couronne, vient d'entrer, précédé de la croix et des insignes du successeur de saint Pierre, et au chant consacré de : Tu es Petrus, entonné sur un air solennel par cinq cents musiciens, une assistance magnifique, composée des députés des villes, des représentants de la magistrature et de l'armée, des soixante évêques de France avec leur clergé, du Sénat, du Conseil d'État, du Corps législatif, du Tribunat, des princes de Nassau, de Hesse, de Baden, de l'archi-chancelier de l'empire germanique, du corps diplomatique, se lève à grand bruit pour le saluer.

Napoléon, vêtu du costume dessiné par David, tunique de satin brodé d'or, manteau court, et toque à plumes, traîné dans la légendaire voilure aux panneaux en glaces, surmontée par des génies soulevant une couronne, précédé par ses grands dignitaires en carrosse de gala et escorté par ses maréchaux à cheval, arrive, pendant ce temps, à l'archevêché, sous ce radieux soleil du 2 décembre, qui sera, l'an prochain, le soleil d'Austerlitz, au milieu des acclamations délirantes d'un peuple ivre de sa grandeur devant ce fils de ses œuvres qui la personnifie si bien.

Puis il entre dans la cathédrale, en costume impérial, le manteau sur les épaules, le sceptre en main, sa tête de médaille antique ceinte du laurier d'or, en attendant qu'elle se couronne du diadème de Charlemagne, porté à ses côtés. Joséphine suit lentement, comme la Grâce suit la Force, les yeux baissés devant cet éblouissement, le cœur inondé d'une joie qui n'a pas été sans alarmes, belle de cette beauté que donne le bonheur disputé, l'époux qui, la veille encore, a parlé en maître, mais qui aujourd'hui, associant généreusement à l'honneur celle qui a été avec lui à la peine, vient faire triompher publiquement l'impératrice, que la nuit même, agenouillée devant le cardinal Caprara, il a une seconde fois reconnue pour femme, et qu'il va présenter à la France après l'avoir présentée à l'Église. Joséphine est accompagnée des princesses de la famille impériale, dont deux portent son manteau, humiliant, non sans quelque impatience, les droits du sang aux droits du cœur. Dans le groupe, on distingue Hortense, dont la fécondité rachète la stérilité de Joséphine, dont une maternité récente a encore embelli la grâce rayonnante, et dont l'œil rêveur voit peut-être dans l'avenir, achevant le triomphe des Beauharnais, un de ses fils empereur.

Le cardinal-archevêque de Paris a souhaité au portail, avec l'eau bénite et l'encens, la bienvenue au couple auguste qui vient d'entrer dans l'église, et de s'agenouiller sur le prie-Dieu du milieu du chœur, tandis que le Saint-Père, descendu de son trône, monte, en entonnant le Veni Creator, les degrés de l'autel. Après le dépôt processionnel sur l'autel, par les grands officiers de la couronne, des insignes et des honneurs, c'est-à-dire de la couronne, de la main de justice, du sceptre, de l'épée, du manteau, de l'anneau, après les questions préliminaires et les onctions sacramentelles, commence cette admirable messe du sacre, la plus sublime conception du génie théocratique, qu'il n'est plus permis aujourd'hui de voir avec les yeux de la foi, mais qui garde aux yeux de l'art son prestige perdu et sa grandeur détruite.

Au Graduel, moment le plus solennel du drame, toutes les respirations sont suspendues, tous les regards redoublent d'acuité, quand le Pape, après avoir ceint les reins de Napoléon du glaive qu'il vient de bénir, après lui avoir placé le sceptre dans la main, se retourne vers l'autel pour y prendre le signe symbolique par excellence de la souveraineté, la couronne. Le héros récipiendaire va-t-il garder jusqu'au bout cette attitude dont la docilité étonne, et humilier sous la main du dépositaire de la suzeraineté de Grégoire VII, la dignité de la nation et la fierté révolutionnaire ? Napoléon, qui n'est pas un roi comme les autres, a tout prévu, et l'incertitude ne dure pas longtemps. En effet, tranchant la question qu'il a laissée en suspens, il prend sans brusquerie, mais avec fermeté, la couronne des mains tremblantes du pape étonné, et la place lui-même sur sa tête, par une nuance dont l'éloquente hardiesse est comprise par tous les assistants, produit sur eux un effet inexprimable, et soulève dans les cœurs un frémissement d'admiration et de joie, que le respect du lieu empêche seul d'éclater en un tonnerre d'applaudissements.

Tout le reste de cette grande solennité n'est plus qu'épisodique. Deux incidents seulement provoquent encore, l'un une émotion et un attendrissement que le pontife et l'empereur, devenu pontife à son tour, partagent visiblement ; l'autre une longue explosion d'enthousiasme gaulois, provoquée par la formule qui suit le baiser de paix du Pape au roi et la bénédiction finale du sacre.

Le premier de ces mouvements éclate avec les larmes de Joséphine, quand agenouillée devant son époux triomphant, elle reçoit de sa main, dans le diadème de l'impératrice, la moitié de la couronne de l'empereur ; le second, au signal du pontife s'écriant comme Léon III devant Charlemagne : Virat in æternum semper Augustus ! vœu qui, répété sur un air de Cherubini par cinq cents musiciens, salue la différence des temps, des pontifes et des empereurs, et la revanche de la Gaule, qui aujourd'hui fait les Augustes, sur Rome qui les reçoit. Cette différence était éloquemment exprimée par le serment constitutionnel prêté par Napoléon sur l'Évangile, et qui contenait la garantie de toutes les conquêtes légitimes de la Révolution française.

Le soir, au milieu de l'enivrement et du bruit de Paris en fête, deux hommes se glissaient, en modeste habit bourgeois, dans la foule endimanchée et éblouie. C'étaient Duroc et Napoléon qui voulaient jouir incognito de l'allégresse de la capitale. A ce moment il ne manqua plus rien au bonheur de Napoléon, qui avait goûté le matin dans les larmes de joie de sa mère et, tout le jour, dans les acclamations publiques et dans les témoignages plusintimes de l'affection populaire, ce que le pouvoir a de plus grand et ce que la gloire a de plus doux.

Les fêtes du couronnement durèrent trois jours, et vingt mille députés reportèrent dans leurs départements, le propageant jusqu'à la moindre commune, le patriotique enchantement de ces solennités où battit en eux, à Paris, comme aux beaux jours de la fédération, le cœur de la France tout entière.

Le 5 décembre 1804, le Champ de Mars fut le théâtre d'une autre fête, à la fois militaire et civique : la distribution solennelle à la garde nationale et à l'armée des aigles, successeurs de ce coq de la république qui a chanté la victoire, mais dont la crête est rouge du sang de la Terreur.

Le même jour, il y eut un banquet aux Tuileries, où l'on vit l'empereur et le pape assis à table à côté l'un de l'autre, revêtus des ornements impériaux et pontificaux, et servis par les grands officiers de la couronne.

Napoléon sortit vite des joies du pouvoir pour se livrer aux soins du gouvernement. Après avoir payé à la paix, par une lettre directe au roi d'Angleterre, un tribut un peu platonique, qui manqua son effet parce qu'il semblait en avoir deux ou plutôt n'être guère qu'une notification d'avènement et une provocation à la reconnaissance, Napoléon, tout en préparant la guerre plus que jamais, et en couvant d'un œil impatient ces nids maritimes de Brest, de Toulon, de Rochefort, où se réunissaient ses vaisseaux d'invasion, pareils à des oiseaux de proie, s'occupa de régler le sort de la république italienne et de répondre à la confiance qui lui avait livré ses destinées, en lui appliquant les rudes bienfaits d'une tutelle régénératrice. Les Italiens comprenaient la logique inflexible qui exigeait l'assimilation au modèle typique français de leur constitution nouvelle, et ne trouvaient pas mauvais d'être gouvernés par un roi. Ils auraient voulu seulement que ce roi fût à eux, bien à eux, tout à eux, Louis et Lucien par exemple, avec obligation de résidence à Milan et serment de maintenir l'intégrité o et l'indépendance de l'Italie, garanties par une séparation formelle d'intérêts, d'armée, d'administration. Ce vœu des Italiens semblait à Napoléon quelque peu impatient de l'avenir, et Joseph, sondé a cet égard, pas plus que Louis, qu'on ne jugea même pas nécessaire de consulter, ne se montrèrent point disposés à seconder, au prix d'un pouvoir apparent et d'un titre illusoire, les vues impérieuses d'un frère obligé de diviser en deux étapes ce chemin de l'indépendance et de l'unité que l'Italie eût voulu faire d'un seul pas, et de ne relâcher que progressivement le lien d'une solidarité nécessaire à ses projets. L'Italie devait être, dans la phase militante du système de restauration de l'empire d'Occident, dont le rêve, sublime el funeste, avait germé dans le cerveau de Napoléon avec la contagion de la couronne de Charlemagne ; le satellite de la France, entraîné dans un orbite qui semble tyrannique encore, mais qui devait le paraître bien davantage aux contemporains, de gravitation stricte et à certains égards presque servile autour du soleil central. Napoléon, grand par la nation, allait se heurter aux susceptibilités nationales avant d'avoir le temps de changer en un lien d'honneur et de force ce nœud coulant tour à tour jeté à l'Italie, à la Hollande, à l'Espagne, fatalement resserré par une fatale résistance, et qui semblait en effet destiné à étrangler une indépendance qu'il avait seulement pour but de discipliner et de diriger. Avec l'Empire va commencer la grande faute ou plutôt le grand malheur de l'Empire, le mutuel malentendu qui calomnie encore le génie de Napoléon, et fait ressembler à un chimérique dessein de domination universelle un plan fécond, mais contrarié par les entraînements de la guerre, que la paix seule pouvait réaliser, que la victoire elle-même compromit, de nationalités légitimes régularisées, de frontières naturelles redressées, d'Europe fédérée. L'Europe, qui a tant crié contre ce système de grandes agglomérations de peuples, de grandes unités de race et de langue, d'empires fédérés contenus dans leur lit légitime et naturel, nécessité d'une époque de progrès, de civilisation et de communication, que fait-elle autre chose, depuis soixante ans, que réaliser ces prétendues utopies, dont la prétendue stérilité a engendré, dans le cadre agrandi de la république italienne et de la confédération du Rhin, cette Italie prochaine et cette Allemagne future, sorties d'un moule napoléonien ?

La conception gigantesque, supérieure sans doute aux idées ci aux moyens du temps, de l'empire d'Occident, première incarnation faisant échec à l'empire d'Allemagne, à l'empire d'Angleterre et à l'empire de Russie, n'a donc rien en elle-même de blâmable ou de ridicule. Ce qui fut la risée d'hier peut faire l'admiration de demain. Elle était seulement prématurée au moment où le volcan de la Révolution fumait encore au milieu de ruines récentes, et où les rancunes et les méfiances de l'Europe pouvaient voir un calcul égoïste dans cette généreuse ambition, et un rêve de conquérant dans cette impatience d'organisation, taillant à coups d'épée l'Europe telle qu'elle devait être, et telle qu'elle sera. Pour l'instant, il n'y avait à trancher que la question d'Italie. Joseph ayant refusé d'être roi d'Italie, pour accepter plus tard d'être roi de Naples et roi d'Espagne, tâches bien plus ardues et que devaient compromettre les apparences de l'usurpation et les levains de la conquête, Napoléon prit le parti de ceindre lui-même la couronne de fer et de se qualifier empereur des Français, roi d'Italie, en attendant que la paix permît une séparation et un gouvernement indépendant, dont Eugène, adopté à cette occasion et chargé de la vice-royauté, semblait devoir hériter.

Le 18 mars 1805 (27 ventôse an XIII), l'empereur tint séance au Sénat, pour y prendre l'investiture constitutionnelle de son nouveau titre, et, le 8 mai 1805, il entrait à Milan, après avoir visité Turin, Alexandrie, et s'être donné le royal plaisir, sur le champ de Marengo, d'une représentation, sous forme de manœuvres, de la bataille où il avait conquis l'empire.

A Turin, le pape (parti le 4 avril 1805) et l'empereur s'étaient rencontrés et embrassés une dernière fois, le pape déçu, l'empereur déjà méfiant. Et, il faut le dire, le pape avait plus de raisons de se plaindre que l'empereur. Il ne recueillait aucun bénéfice d'une démarche qui, si désintéressée qu'elle fût et dictée par l'unique bien de la religion, avait pu être encouragée légitimement, chez un souverain à la fois spirituel et temporel, par d'autres espérances. Pie VII espérait emporter de son voyage la remise des Légations, conquête de sa douceur. Les rendre à ce moment, Napoléon ne le pouvait. C'eût été renier ses antécédents, ses promesses, offenser la liberté et la confiance italienne, dont il allait être le héros couronné, et briser le noyau de la future indépendance, dont l'espoir enchaînait l'opposition des patriotes.

Mais il avait à sa disposition le duché de Parme, qu'il ne voulait accorder ni à la maison de Sardaigne en indemnité du Piémont, ni à l'Espagne comme agrandissement du royaume d'Étrurie, et qu'il réservait en ce moment pour une dotation de famille. Il eût été prudent, sans doute, d'en faire l'indemnité de la maison de Sardaigne ou bien de l'ajouter à l'Étrurie, en obligeant celle-ci à indemniser avec le Piémont la maison de Sardaigne. On aurait, du même coup, acheté la paix avec la Russie et fourni à l'Espagne un grand sujet de joie. Mais si l'on renonçait à ménager la Russie, qui venait de retirer son chargé d'affaires, et à satisfaire l'Espagne, dont l'inertie n'était guère réveillée par les bons procédés, c'eût été une destination digne de la hauteur des desseins de Napoléon que de donner le duché de Parme au pape. En le cédant au Saint-Siège, Napoléon faisait tomber bien des propos sur ses projets en Italie, il détruisait le principal argument dont on se servait auprès de l'Autriche pour nouer une nouvelle coalition européenne ; et ce qui n'importait pas moins, il s'attachait à jamais le pape, et prévenait cette triste rupture avec le Saint-Siège qui, plus tard, lui causa un tort moral considérable, rupture qui n'eut d'autre origine, en réalité, que le mécontentement mal dissimulé de la cour de Rome en cette occasion. Tout cela valait mieux que de réserver Parme, comme le voulait alors Napoléon, pour une dotation de fait mille. Avoir laissé échapper en 1804 l'alliance de la Prusse, et renvoyé, en 1805, le pape comblé d'honneurs, mais finalement lésé dans ses intérêts constituent, à notre avis, les premières fautes essentielles de cette politique puissante dont l'erreur a été de ne compter qu'avec elle-même et jamais avec les autres[2].

 

Tandis que Napoléon, dans l'épisode essentiel de ce voyage triomphal et réorganisateur d'Italie, commencé le 3 avril, mettait le 26 mai sur sa tête, en présence des ministres de l'Europe et des députés de toute l'Italie et au milieu d'une pompe dont le programme était dû à Appiani, ce David italien, l'antique couronne des rois lombards, tirée du trésor de Monza, avec ces mots d'une énergie significative : Dieu me la donne, malheur à qui la touche ! L'Angleterre alarmée pour son existence, la Russie blessée dans son orgueil, l'Autriche vivement contrariée de ce qui se préparait en Italie, la Prusse hésitant sans cesse entre des craintes contraires, nouaient ou souffraient qu'on nouât une nouvelle ligue européenne, qui loin d'être plus heureuse que les précédentes, devait procurer à Napoléon une grandeur colossale, malheureusement trop disproportionnée pour être durable[3].

Napoléon dédaigna cette conspiration européenne dont la fermentation se trahissait à ses yeux par le rapprochement progressif de la Prusse et de la Russie, la suspension des relations diplomatiques consommée par le rappel du chargé d'affaires de cette dernière puissance, la déclaration de guerre faite par l'Angleterre à l'Espagne, notre alliée, et inaugurée à point par la rafle de ses galions du Mexique et un butin de soixante millions. Tous ces symptômes précurseurs de l'orage n'avaient pu intimider sa pensée et attiédir le feu de ses espérances. Continuant sans façon une organisation à laquelle il supposait la Prusse et la Russie trop indifférentes, et qui fut la goutte d'eau qui lit déborder le vase de l'hostilité autrichienne, il ajoutait à son pouvoir, agrafe d'or à son manteau de pourpre, l'incorporation de Gênes, acceptée par le Sénat, confirmée par un plébiscite presque unanime. En même temps, il faisait présent à Elisa, déjà duchesse de Piombino, de la petite principauté de Lucques, dont elle devait être la Sémiramis, et où elle devait déployer, féminisées, quelques-unes des qualités de son frère.

La réponse de l'Autriche à ces divers actes fut la convention, encore secrète, du 6 novembre 1804, qui achevait de constituer le réseau de la troisième coalition, bientôt noué définitivement à Saint-Pétersbourg sur le plan d'un obscur aventurier italien, l'abbé Piatoli, élevé par hasard de la position précaire de comparse à celle d'inspirateur mystérieux de ce système de résistance défensive, bientôt transformée en pacte agressif, dont la Sainte-Alliance sera un jour le résultat et les traités de 1815 le chef-d'œuvre. Le plan militaire de cette congrégation de souverains, unis par des terreurs, des jalousies et des ambitions communes, longtemps stérilisées par l'égoïsme, était d'attaquer avec trois masses ; par le midi avec les Russes de Corfou, les Napolitains, les Anglais, remontant la Péninsule italienne et se joignant cent mille Autrichiens en Lombardie ; par l'est avec la grande armée autrichienne el russe, agissant sur le Danube ; par le nord, enfin, avec les Suédois, les Hanovriens et les Russes, descendant sur le Rhin. Quant au plan diplomatique, il consistait dans l'intervention, au nom d'une alliance de médiation, qui ménageait des délais nécessaires et une apparence pacifique à une hostilité déjà concertée et armée (16 juillet). Ainsi se présentait, en comptant depuis le commencement de la Révolution, la troisième coalition, qui ne devait pas être plus heureuse que celles qui l'avaient précédée, et que l'empereur devait écraser comme le général Bonaparte avait dompté à Campo-Formio (1797) celle de 1792, et comme le Premier consul avait dissous (1801) celle de 1798.

Le 3 août 1805, Napoléon revint à Boulogne donner le dernier coup-d'œil à ses préparatifs achevés, et profiter, au moment décisif du succès, de sa combinaison de diversion, qui devait fournir à la flottille d'invasion et à l'armée de débarquement le cortège d'une flotte de 50 vaisseaux de ligne. Ces vaisseaux étaient revenus à point d'une expédition triomphante dans les Indes, destinée à la reprise des Antilles, à la délivrance de Surinam, et surtout à surprendre, par un retour foudroyant, l'Océan et la Manche, libres des forces mari times anglaises attirées et occupées sur un théâtre lointain. Au retour d'une revue de ses cent mille hommes d'infanterie, impatients du signal du départ, et de la flottille accompagnée de l'escadre hollandaise de l'amiral Verhuel, Napoléon n'avait pu se défendre d'un mouvement de légitime orgueil qui semble aujourd'hui de la présomption, et le 4 août il écrivait à M. Decrès : Les Anglais ne savent pas ce qui leur pend à l'oreille. Si nous sommes maîtres douze heures de la traversée, l'Angleterre a vécu.

Mais l'Angleterre est vivace, et elle allait démentir ce pronostic qui marquait le terme de son existence, par le plus imprévu et le plus décisif des triomphes.

Le grand malheur des hommes de génie comme Napoléon, c'est de ne rencontrer souvent comme auxiliaires de grands desseins que des hommes qui leur sont inférieurs et les compromettent en essayant de les servir. La médiocrité des amiraux, l'infériorité de notre marine, car on n'improvise pas, même avec le génie, une marine, il faut du temps, telle est la double fatalité de la lutte de Napoléon contre l'Angleterre, sur son théâtre en quelque sorte privilégié. La déception du combat naval du Ferrol (22 juillet 1804), qui ne fut qu'un demi-succès, n'était pas cicatrisée, dans l'âme impressionnable de l'empereur, que le désastre irréparable de Trafalgar la rouvrait par une profonde et cruelle blessure.

Malgré les retards, les faux mouvements, l'insuffisance du concours de la flotte espagnole, alliée plus embarrassante qu'utile, Napoléon, qui était parvenu à tout concilier, à tout réparer, espérait encore, et le 22 août, prêt à frapper avec ses escadres, enfin réunies dans la Manche, le coup gigantesque qu'il préparait depuis deux ans, il envoyait Duroc à Berlin, avec mission d'obtenir l'alliance de la Prusse et par suite la neutralité du continent, moyennant-ce prix, objet des ambitions d'un ami qui fit toujours payer ses services, le Hanovre. En même temps, il écrivait à l'amiral Villeneuve, dont il attendait l'arrivée devant Brest : L'Angleterre est à nous ! Pendant ce temps, Villeneuve, troublé de justes reproches, en redoutant de plus grands encore, hésitant, éperdu, entrait dans le port de Cadix, y apprenait le changement de combinaisons dont la fatalité de ses retards avait imposé la déception et l'épreuve à Napoléon irrité, et décidé à venger au moins l'injure faite à son courage par d'injustes soupçons, quittait désespéré son asile calomnié et marchait à la recherche de la victoire ou de la mort. La fortune devait lui refuser impitoyablement l'une et l'autre. La mort devait le fuir comme la victoire devait lui échapper. Prisonnier de l'Angleterre, il devait y assister au spectacle, si humiliant pour un Français, des transports de joie et d'orgueil excités par la délivrance que consommait sa défaite, et envier la mort de Nelson, tombé sur notre pavillon vaincu, enseveli dans un dernier triomphe et pleuré de toute une nation.

Heureusement pour la France, Napoléon, prompt à modifier ses plans au gré des circonstances, ne l'avait pas attendu, et portant en quelques jours la guerre sur un autre théâtre, résolu à battre en Allemagne l'Angleterre, invulnérable sur mer, il venait de l'atteindre dans la personne de ses alliés, et de venger d'avance à Ulm le désastre de Trafalgar. Dès le 25 août, Napoléon, renonçant héroïquement aux espérances triomphantes que nous lui avons vu exprimer le 22, acceptait, avec cette philosophie sublime qui succédait à ses premiers emportements, le sacrifice d'un ajournement de la descente en Angleterre, et avec cette décision féconde qui faisait servir à ses desseins jusqu'aux trahisons de la fortune, il esquissait et préparait d'un trait le plan d'une diversion continentale dont l'hostilité autrichienne, sortant de ses voiles hypocrites, rendait l'urgence implacable.

L'alternative était celle-ci :

Les Autrichiens ne se cachaient presque plus ; ils bordaient l'Adige en force considérable, et menaçaient l'Inn et la Bavière. Or, s'il ne frappait à Londres un coup de foudre qui fit trembler et reculer l'Europe, il fallait qu'il se dirigeât à marches forcées sur le Rhin, pour prévenir l'outrage qu'on lui préparait, celui d'être à la frontière avant lui. Après de nombreuses perplexités, il donna les ordres nécessaires pour une double hypothèse. Ma résolution est fixée, écrivit-il à M. de Talleyrand. Mes flottes ont été perdues de vue des hauteurs du cap Ortégat, le 14 août. Si elles viennent dans la Manche, il en est temps encore, je m'embarque et je fais la descente ; je vais couper court à Londres le nœud de toutes les coalitions. Si au contraire mes vaisseaux manquent de caractère, ou manœuvrent mal, je lève mes camps de l'Océan, j'entre avec deux cent mille hommes en Allemagne, et je ne m'arrête pas que je n'aie touché barre à Vienne, ôté Venise et tout ce qu'elle garde encore de l'Italie à l'Autriche, et chassé les Bourbons de Naples. Je ne laisserai pas les Autrichiens, les Russes se réunir. Je les frapperai avant leur jonction. Le continent pacifié, je reviendrai sur l'Océan travailler de nouveau à la paix maritime[4].

 

Le 2 septembre 1805, quand Napoléon partit de Boulogne pour arriver le 5 à la Malmaison, et faire à Paris les préparatifs nécessaires afin d'assurer financièrement le succès de ses opérations et suppléer à son absence, son plan était déjà définitivement et irrésistiblement en exécution, secondé à la fois militairement en Italie par le prince Eugène et Masséna, dans le Hanovre par Bernadotte, par le général Marchant au Texel, et diplomatiquement par M. Otto en Savoie et Duroc à Berlin. Quatre attaques se préparèrent simultanément contre lui ; la première, au nord, par la Poméranie, sur le Hanovre et la Hollande, était confiée à des corps suédois, russes, anglais ; la seconde, à l'est, par la vallée du Danube, était réservée aux Russes et aux Autrichiens combinés ; la troisième, en Lombardie, regardait les Autrichiens seuls ; on se reposait de la quatrième, au midi de l'Italie, sur une réunion de Russes, d'Anglais, de Napolitains. Résolu à porter le gros de ses forces dans la vallée du Danube et à faire tomber les attaques secondaires par la chute même de la principale, Napoléon partit le 24 septembre de Paris, au milieu de l'attente émue de grands événements, et arriva à Strasbourg, accompagné de Joséphine, le 26. Déjà ses têtes de colonnes se montraient partout sur ses pas, enthousiastes, et le tour de force de cet immense changement de front d'une armée de cent quarante mille hommes était consommé, jetant le défi d'une célérité sans exemple à la lenteur proverbiale des armées autrichienne et russe. Le 1er octobre, Napoléon passait le Rhin avec sa garde, après avoir fait ses adieux à l'impératrice, et, sûr de la neutralité de Bade, de l'alliance de la Bavière et du Wurtemberg, bientôt si généreusement récompensée, il donnait le signal des dernières opérations de diversion et de concentration destinées à cerner les Autrichiens retranchés dans le camp traditionnel d'Ulm, avant l'arrivée des Russes marchant à leur secours.

Le 8 octobre, Murat inaugurait, par le combat victorieux de Wertingen, le duel gigantesque, avec l'Allemagne et l'Italie pour théâtre, des cinq cent mille hommes de la coalition, que l'accession de la Prusse, encore indécise, pouvait porter à sept cent mille, contre deux cent cinquante mille Français. Mais ces Français étaient les soldats de la grande armée, et les cent quatre-vingt-six mille hommes, divisés en sept corps, qui la composaient en Allemagne, étaient commandés, outre Napoléon, par Bernadette, Marmont, Soult, Davoust, Lannes, Ney, Augereau.

Le 14 octobre, la position d'Ulm, où le général en chef autrichien Mack se croyait inaccessible, était investie par Lannes et Murat, sur la rive droite du Danube, et par Ney, sur la rive gauche ; et, coupé de sa retraite sur la Bohême, le digne émule de Mélas était acculé à la fatalité d'une nouvelle bataille de Marengo, plus favorable encore pour le vainqueur que la première.

La journée du 14, d'abord destinée par Napoléon à cette action décisive, en prépara seulement le succès par les combats d'Elchingen et d'Albeck, le premier, gloire de Ney, le second, honneur du brave et malheureux général Dupont, déjà illustré le 11 par l'héroïque lutte d'Haslach. Le 15 consomma l'investissement d'Ulm par l'occupation des hauteurs du Michelsberg et du Frauenberg, opérée par Ney et Lannes. Le 16, Mack était réduit à capituler, et les prévisions de Napoléon étaient si complètement réalisées qu'il ne refusait pas à ce général malheureux, toujours l'œil à l'horizon pour y découvrir l'approche du secours en vain attendu et diminuer l'infamie d'un si complet désastre, un délai de huit jours, que son inutilité faisait abréger.

Le 20 octobre 1805, Napoléon, placé au pied du Michelsberg, en face d'Ulm, vit défiler sous ses yeux, en vertu d'une convention qui peut être considérée comme le chef-d'œuvre de la combinaison déjà victorieuse à Marengo, l'armée autrichienne et son chef prisonniers. En vingt jours, sans livrer bataille, par une suite de marches et quelques combats, une armée de quatre-vingt mille hommes était détruite. La capitulation d'Ulm, les prises de Wertingen, de Güntzbourg, de Haslach, de Munich, d'Elchingen, de Memmingen, et l'immense coup de filet de la poursuite de Murat, opérée sur une pleine déroute, portaient, à ce bilan victorieux, le chiffre des prisonniers à soixante mille hommes. Qu'était-ce, en présence d'un tel chiffre, qu'une perte de deux mille hommes hors de combat et de quelques mille éclopés par suite de marches forcées ? Aussi les soldats disaient-ils malicieusement, en comparant l'actif et le passif : Notre empereur a trouvé une nouvelle manière de faire la guerre ; il ne la fait plus avec nos bras, mais avec nos jambes.

Il n'est pas inutile d'ajouter, pour achever de justifier leur joie, que le butin se complétait de deux cents bouches à feu, quinze mille chevaux et quatre-vingts drapeaux. La victoire d'Ulm n'enlevait pas seulement à l'Autriche le goût, mais les moyens matériels de continuer la guerre.

La proclamation triomphale, datée du quartier général d'Elchingen, le 29 vendémiaire an XV (21 octobre 1805), semblait prévoir, de ce côté, le résultat favorable d'une paix prochaine ; car, dédaignant désormais les derniers efforts d'un désespoir impuissant, il ne désignait plus au courage de ses soldats que les Russes, adversaires redoutables, surtout en ce qu'ils n'avaient pas été battus souvent, qu'il s'agissait de précéder sur l'Inn, en marchant à leur rencontre, de Vienne conquise.

C'est à ce moment, comme ironique pendant à ce triomphe suprême, que se place le grand désastre de Trafalgar, dans la responsabilité duquel l'histoire a fait leur part de torts, à Napoléon, pour sa colère, à Decrès, pour ses réticences, à Villeneuve, pour son désespoir[5]. C'est le désespoir, en effet, qui changeant en témérité la pusillanimité habituelle de Villeneuve, lui lit rechercher ce combat, qu'un sentiment excessif de sa responsabilité lui avait trop souvent fait éviter.

Le 20 octobre 1805, l'amiral Villeneuve, que Napoléon, dans l'excès d'une juste colère, avait accusé de lâcheté, sortait de Cadix, à la tête de trente-trois vaisseaux, cinq frégates et deux bricks, espagnols et français, à la rencontre de Nelson et à la recherche d'une bataille dont il avait déterminé le plan dans ces laconiques et belles paroles : Tout capitaine est à son poste, s'il est au feu.

Nelson attendait son adversaire avec une confiance justement fondée sur le succès, déjà signalé à Aboukir, de sa manœuvre favorite, dont le triomphe ne pouvait être compromis par une flotte plus gênée que servie par la supériorité du nombre, et inférieure par cette force réelle qui se compose de l'expérience, de l'audace, de l'unité. Cette manœuvre, dont l'originalité résidait surtout dans son application à la mer, car elle n'est pas autre chose que la formule napoléonienne d'Italie : Couper, tourner, envelopper, empruntait presque une chance de plus à l'infériorité numérique. Seulement, Napoléon n'employait qu'un coin pour l'enfoncer dans les masses autrichiennes, et il ne s'en servait guère qu'après les avoir divisées par ses manœuvres, de façon à racheter par un combat isolé le désavantage de sa disproportion. Nelson, au contraire, se servit de deux colonnes pour couper à la fois la double ligne des vaisseaux français au centre et à la queue, envelopper les tronçons dispersés et les détruire séparément. La stratégie maritime, avec la vapeur, a bien changé depuis, a été très-modifiée par le rôle attribué à l'artillerie, et nos officiers de marine sont des manœuvriers auprès desquels les meilleurs capitaines de la République et de l'Empire seraient de médiocres aspirants. Mais en 1805, d'un homme comme Nelson à un homme comme Villeneuve, le plan de la bataille de Trafalgar, qui mit constamment aux prises les Anglais contre les Français dans la proportion de trois contre un, était destiné à un inévitable succès. Les vingt-sept vaisseaux de Nelson, divisés en deux colonnes, devaient nécessairement rompre une ligne de trente-trois vaisseaux, envelopper ses fragments épars d'un tourbillon de feux, et les détruire successivement par la double supériorité de l'habileté et de la force.

Nous ne décrirons pas, par un sentiment de réserve patriotique qui trouve à propos son excuse dans la nécessité d'être bref, les diverses péripéties de ce glorieux et tragique combat où notre marine, étouffée dans sa force naissante par un adversaire aguerri, ne soutint pas sans honneur une lutte inégale, n'amena point son pavillon sans le défendre, et avant de sombrer fit payer à l'Angleterre sa victoire de la mort de son auteur. La lutte du Redoutable contre le Victory coûta la mort à Nelson et immortalisa le capitaine Lucas, tandis que les efforts du contre-amiral Magon, arrêtés par sa lin prématurée, illustrent à jamais la résistance de l'Algésiras. Les Espagnols, de leur côté, firent une belle défense ; de leurs deux chefs, l'un, le vice-amiral Alava, fut blessé grièvement, l'autre, l'amiral Gravina, mortellement blessé.

A cinq heures, dix-sept vaisseaux français et espagnols étaient devenus prisonniers des Anglais, un avait sauté. L'escadre combinée avait perdu six à sept mille hommes, tués, blessés, noyés ou prisonniers. Les Anglais payaient une victoire aussi douloureuse qu'une défaite de la perte de Nelson et de trois mille hommes mis hors de combat, et la tempête, semblant prendre parti pour nous, allait leur arracher, non sans avaries et sans pertes nouvelles, treize sur dix-sept des navires capturés qu'ils traînaient à leur remorque. La gloire de la capitulation d'Ulm et de la défaite de l'Autriche consolèrent la France et Napoléon d'un désastre compensé par plus d'un avantage. Le plus grand était peut-être de décider Napoléon à ne plus confier à la marine, évidemment inférieure à un tel rôle, le soin de sa vengeance et le poids de sa fortune, et de demander à la grande armée, excitée par des nouvelles si différentes de celles qu'elle envoyait à Paris, un nouveau triomphe. Le soleil d'Austerlitz allait effacer Trafalgar.

Napoléon continua donc sur Vienne une marche victorieuse, espérant obtenir, plus encore par l'éloquence de ses succès que par celle de ses raisons, l'alliance ou tout au moins la neutralité de la Prusse, qui se marchandait à nos propositions, et allait finir, par la plus étrange des aberrations du patriotisme allemand, qui en a commis tant d'autres, à se prostituer aux caresses de la Russie sous le prétexte puéril de la violation, par le passage de Bernadotte sur le territoire d'Anspach, de sa problématique virginité.

Tandis que, reculant, malgré elle, devant le cynisme d'une attitude si équivoque, la Prusse chargeait M. d'Haugwitz de ménager à sa pudeur le prétexte d'une médiation refusée, et qu'entraînée par un roi honnête et médiocre et une reine ambitieuse et passionnée à de belliqueuses illusions, elle jurait sur le tombeau profané de Frédéric une alliance avec la Russie, toujours payée du salaire du Hanovre — traité secret de Potsdam, 5 novembre 1805 —, Napoléon, encouragé par les succès de nos armes en Italie, où Masséna répondait à la victoire d'Ulm par celle de Caldiero (30 octobre 1805) ; s'avançait sur Vienne, sur la route de laquelle ne devaient pas l'arrêter longtemps l'armée russe de Kutusof et quinze mille hommes des débris autrichiens de Kienmayer et de Merfeld. Il fallait passer l'Inn, battre les Russes, les rejeter sur la Bohême et la Moravie, et de Vienne prise avant toute diversion de l'archiduc Charles et de l'archiduc Jean par la Bavière et le Tyrol, les rejoindre pour les écraser, en empêchant leur jonction avec l'armée de réserve, conduite par l'empereur Alexandre lui-même. L'armée française, dès le 26 octobre, était tout entière en marche sur l'Inn, et le 50, la Traun franchie comme l'Inn, Napoléon portait, le 5 novembre, son quartier général à Lintz, et le 7 traversait l'Ens.

La première rencontre des Français et des Russes ne fut pas favorable à ces derniers, et le succès du combat d'Amstetten (5 novembre) acheva d'intimider les Russes, déjà fatigués par la poursuite serrée de l'infanterie de Lannes et de la cavalerie de Murat. Ils prirent donc, le 8 octobre, le parti de repasser le Danube, à Krems, craignant de trouver coupée sur la rive gauche leur voie de retraite sur la Bohême et la Moravie. Leur départ laissa ouverte à l'armée française la route de Vienne, dont les Autrichiens allaient essayer de défendre les ponts. Pendant que Murat, tenté par la perspective d'entrer le premier dans cette capitale, à la tête du premier corps d'armée venu d'Occident qui y eût jamais pénétré, s'approchait de trop près avec une imprudence et une forfanterie d'amoureux, de cette belle conquête, le maréchal Mortier, surpris à Dorslein par la rencontre de trente mille Russes, les battait et se faisait jour au travers avec cinq mille hommes, emportant son drapeau victorieux (11 novembre 1805).

L'empereur François avait décidé de ne pas défendre Vienne, exposée, par une inutile résistance, aux horreurs d'un siège, mais avait ordonné de disputer le passage du Danube, et de le faire sauter, faute de mieux, à l'approche des Français. Le 12 novembre, Napoléon était à Schœnbrunn, lorsqu'il y apprit l'heureuse nouvelle de l'occupation des ponts du Danube, miraculeusement préservés et conquis sans coup férir par un subterfuge de Lannes et de Murat, dont le succès, en présence d'un corps de huit mille hommes, ne peut s'expliquer d'un côté que par la fascination de l'audace, et de l'autre, que par la crédulité aveugle du découragement. L'Empereur s'empressa de complimenter nos deux héros de cette triomphante gasconnade d'un prétendu armistice qui leur avait assuré par ruse une reddition qui eût été disputée à la force, et après avoir donné le commandement de Vienne, où il ne voulut pas entrer, pour ménager les susceptibilités de l'Autriche, au général Clarke, qui trouva dans ses arsenaux des richesses immenses, que peut seul abandonner un empereur éperdu, il lança d'un côté Murat, réprimandé d'abord de son étourderie, félicité ensuite du succès du stratagème qui l'avait réparée, sur la route de Stockerau et d'Hollabrunn, pour couper, de concert avec le corps de Lannes et celui du maréchal Soult, la retraite au général Kutusof.

Pendant ce temps, Ney et Marmont, l'un en occupant le Tyrol, l'autre en gardant les défilés des Alpes, réduisaient les archiducs à l'inutile recherche d'un passage pour se joindre, sur le théâtre de l'action imminente, aux Russes qui les attendaient, et dont ils étaient séparés par toute l'étendue de la Hongrie, c'est-à-dire cent cinquante lieues.

Napoléon, de Schœnbrunn, dirigeait tous les mouvements dont l'ensemble était l'éloquente application de sa maxime favorite : Se diviser pour vivre et se concentrer pour combattre. C'est grâce à ce double art, dans lequel il était maître, que, le 16 novembre, une attaque-imprévue de Lannes et de Murat, qui faillit, ce jour-là, être dupe de la revanche de son subterfuge des ponts de Vienne, coûta à l'arrière-garde de l'armée russe, que la ruse, heureusement éventée à temps de son chef allait sauver, la moitié de son effectif.

Le 19, on entrait dans Brunn, capitale de la Moravie, et Napoléon y accourait aussitôt pour préparer, au milieu d'un repos bien dû à des soldats exténués par la fatigue de cinq cents lieues parcourues en trois mois, les manœuvres nécessaires au succès du piège où il voulait attirer l'armée russe.

Le général Kutusof venait de rejoindre à Olmutz les deux empereurs de Russie et d'Allemagne, avec les trente et quelques mille hommes qui lui restaient, après une série de défaites d'arrière-garde, peu faites pour lui conserver les illusions et les préjugés d'un quartier général où la tactique allemande, abusant de l'inexpérience d'un prince sensible à la flatterie, préparait la bataille future comme on prépare une victoire certaine. L'empereur Alexandre, entouré de jeunes gens, jeune lui-même, ne pouvait croire à d'autres pronostics qu'à ceux qui prédisaient un triomphe assuré aux quatre-vingt-dix mille hommes que l'arrivée de Kutusof, celle du corps de Buxhœwden, la garde impériale russe et quinze mille hommes de débris autrichiens mettaient à la disposition du chef-d'œuvre stratégique du général Weirother, conseiller heureusement inspiré, en effet, de l'archiduc Jean à Hohenlinden. L'empereur d'Autriche venait d'essuyer une trop longue série de leçons pour partager cette confiance, mais il demeurait enchaîné par un reste d'espérance, et surtout par la nécessité, à la fortune d'une armée vierge encore de défaites comme les siennes.

Entraîné par une impatience de gloire, qu'il prenait pour une avance de la fortune, et surtout par un faux point d'honneur, l'empereur Alexandre, au lieu d'écouter les sages conseils qui l'exhortaient à une défensive prudente, en attendant des renforts destinés à lui assurer au moins la supériorité du nombre, se précipita, avec le premier élan d'une nature chevaleresque, que l'expérience devait vite machiavéliser, dans les beaux hasards d'une offensive téméraire. Napoléon, aussi habile dans l'art de deviner les fautes de ses adversaires que dans celui d'en profiter, favorisa les illusions dont Alexandre, complètement gagné à l'espoir par la jeune Russie, allait être si cruellement la dupe, par une mission confiée au général Savary auprès du monarque russe, dans le but apparent de le complimenter, mais dans le but réel de sonder ses desseins et de mesurer ses forces. Alexandre riposta à cette courtoise démarche par l'envoi auprès de Napoléon du prince Dolgorouki, dont les maladresses fanfaronnes l'irritèrent profondément et firent disparaître jusqu'à la dernière chance d'une paix volontaire et honorable aux deux parties. Le duel que l'attitude de la Prusse, devenue menaçante, avait engagé un moment Napoléon à ajourner ou même à écarter tout à fait, devenait, au contraire, inévitable. Napoléon, qui avait pris entre Brunn et Austerlitz une position défensive inaccessible, devina que le plan sorti du cerveau du général Weirother et adopté d'enthousiasme, consistait, négligeant sa gauche appuyée à de hautes collines boisées, à tourner sa droite, moins défendue par des étangs qui ne la joignaient pas exactement, de lui couper la route de Vienne et de le rejeter sur la Bohême, laissant le reste de ses forces, aventuré du côté de la capitale de l'Autriche, exposé à tous les dangers de l'isolement. Il prit, en conséquence, des dispositions captieuses, dont le résultat devait être d'attirer l'ennemi sur le point objet de leur prédilection, de concentrer son armée sur la gauche et sur les hauteurs, de gravir le plateau de Pratzen, pendant que les Russes l'abandonneraient, et de les couper en deux, les rejetant à la fois à gauche dans la plaine traversée par la route d'Olmutz, de l'autre à droite dans les étangs. Tel est, réduit à ses lignes essentielles, le plan de cette célèbre bataille d'Austerlitz, à la fois défensive et offensive, chef-d'œuvre d'héroïsme et de combinaison, où le triomphe du fait s'ennoblit de celui de l'idée et où la défaite de la force est la victoire de l'habileté. Napoléon était si sur du résultat de la journée du 2 décembre 1805, que, s'abandonnant sans réserve à sa confiance de célébrer, par une date glorieuse, l'anniversaire de son couronnement, il congédia assez sèchement M. d'Haugwitz, envoyé tardif de la duplicité prussienne, et le renvoya à Vienne, comme le général Giulay, porteur des ouvertures autrichiennes, à M. de Talleyrand, ne voulant pas escompter d'avance les bénéfices d'un triomphe dont sa proclamation du 17 décembre, lue au bivouac, semblait donner la nouvelle aux soldats chargés de la réaliser. Ceux-ci accueillirent cette proclamation, si conforme à leurs désirs, par des acclamations dont Napoléon, qui passa la soirée à visiter le front de l'armée, put être témoin, et aussitôt reconnu, par une illumination spontanée, formée de torches de paille allumées au feu du bivouac et placées au bout des fusils. Il ne douta plus du succès, tandis que les Russes, étonnés de ces feux de joie anticipés, commençaient à n'être plus si sûrs d'eux-mêmes. Ils avaient raison.

Le lendemain, 12 frimaire au soir, Napoléon, triomphant, datait du château d'Austerlitz, appartenant à la famille de Kaunitz, la proclamation suivante, où il baptisait définitivement la journée, que les soldats appelaient la bataille des trois empereurs.

Soldats ! je suis content de vous. Vous avez, à la journée d'Austerlitz, justifié tout ce que j'attendais de votre intrépidité. Vous avez décoré vos aigles d'une immortelle gloire. Une armée de cent mille hommes, commandée par les empereurs de Russie et d'Allemagne, a été, en moins de quatre heures, ou coupée ou dispersée. Ce qui a échappé à votre fer s'est noyé dans les lacs.

Quarante drapeaux, les étendards de la garde impériale de Russie, cent vingt pièces de canon, vingt généraux, plus de trente mille prisonniers, sont le résultat de cette journée à jamais célèbre. Cette infanterie tant vantée, et en nombre supérieur, n'a pu résister à votre choc, et désormais vous n'avez plus de rivaux à redouter. Ainsi, en deux mois, cette troisième coalition a été vaincue et dissoute. La paix ne peut plus être éloignée, mais comme je l'ai promis à mon peuple avant de passer le Rhin, je ne ferai qu'une paix qui nous donne des garanties et assure des récompenses à nos alliés.

Soldats ! lorsque tout ce qui est nécessaire pour assurer le bonheur et la prospérité de notre patrie sera accompli, je vous ramènerai en France ; là vous serez l'objet de mes plus tendres sollicitudes. Mon peuple vous reverra avec joie, et il vous suffira de dire : J'étais à la bataille d'Austerlitz, pour que l'on vous réponde : Voilà un brave.

 

Des batailles qui changeaient si prodigieusement le sort des armées ne devaient pas avoir une moindre influence sur celui des empires. Le tableau des conséquences politiques de la victoire d'Austerlitz, dont la plupart durent encore, est encore plus éloquent que celui de ses résultats matériels.

La paix avec l'Autriche fut ébauchée entre les deux empereurs Napoléon et François à cette fameuse entrevue du 4 décembre, à Urschiz, sollicitée, par le successeur des Césars vaincu, de la générosité du soldat couronné, sublime parvenu de la Révolution.

Napoléon, qui avait eu la politesse d'arriver le premier, fit avec une grâce piquante les honneurs de ce rendez-vous de bivouac, entre les avant-postes des deux armées, à la chaleur d'un tison de sapin. Ce sont là, dit-il en souriant à son hôte frissonnant, les palais que Votre Majesté me force d'habiter depuis trois mois. — Ce séjour vous réussit assez, lui répliqua heureusement le monarque autrichien, pour que n'ayez pas le droit de m'en vouloir. Ce dialogue courtois finit par un armistice, aux termes duquel l'armée russe devait se retirer par journées d'étape, et qui stipulait que le cabinet autrichien enverrait aussitôt à Brunn, auprès de M. de Talleyrand, des plénipotentiaires chargés de négocier une paix séparée, Napoléon ne voulant pas faire à la coalition qui s'était formée pour le combattre l'honneur d'une paix commune, qui eût semblé la reconnaître. En diplomatie, comme en guerre, il tenait à isoler et à diviser des adversaires dont l'union seule faisait la force.

Tandis que MM. de Giulay et de Lichtenstein cherchaient tour à tour, pour adoucir des conditions que les nécessités de la guerre, l'enivrement du succès rendaient implacables, à modérer le vainqueur, et à encourager M. de Talleyrand, sympathiques à leurs doléances, Napoléon se donnait à Vienne le matin plaisir de conférer avec M. d'Haugwitz, de jouir de sa surprise, dissimulée sous l'admiration, et de punir, en l'obligeant à une nouvelle trahison, la Prusse de ces compliments, dont la fortune avait changé l'adresse. Ainsi, la perfidie que la Prusse avait commise en s'alliant, secrètement il est vrai, — mais est-il des secrets en politique ? — avec la coalition, elle allait être obligée de la renouveler, mais dans un sens contraire, en abandonnant la coalition vaincue et en affichant sa cynique religion du succès. Il n'y avait pas moyen de s'en dédire et de ménager une transition, dont l'absence était la vengeance, encore généreuse, de Napoléon. Le châtiment était d'ailleurs adouci par le prix du Hanovre, dont la convoitise devait être si fatale à la Prusse.

Le 15 décembre 1805 fut conclu et signé, sauf ratifications ultérieures, le traité d'alliance offensive et défensive entre la France et la Prusse, dont Napoléon avait besoin, et auquel il immolait un juste ressentiment et un légitime mépris pour la mauvaise foi d'une cour ambitieuse et intrigante. Le 26 décembre, le traité de Presbourg mit fin à la guerre entre la France et l'Autriche, qu'il dépouillait des restes de l'antique grandeur, tout en lui laissant un imposant État en Allemagne, plus solide pour elle et tout aussi honorable que l'anarchique monarchie et la prépondérance impuissante dont tombaient à la fois le mensonge et le danger.

Par ces divers arrangements, examinés en bloc, la cession de Neufchâtel, Clèves et Anspasch, abandonnés par la Prusse, permettait à Napoléon de constituer le grand-duché de Berg, donné en échange par la Bavière au profit de Murat.

La Bavière obtenait encore le Tyrol, objet de ses vœux traditionnels.

Le royaume d'Italie s'arrondissait des États de Venise, le Frioul, l'Istrie, la Dalmatie, Trieste, jusqu'aux bouches du Cattaro.

L'Autriche reconnaissait la royauté de fait, sinon de titre de l'électeur de Bade, dont la modestie refusait le nom de roi, mais qui consentait volontiers à agrandir son domaine de l'Ortenau, une partie du Brisgau, plusieurs villes au bord du lac de Constance. Quant aux électeurs de Wurtemberg, dont la principauté était augmentée d'un quart par le reste du Brisgau et de notables portions de la Souabe, et de Bavière, dont des accessions égales aux deux tiers de l'ancien État inauguraient le sceptre, ils étaient investis non-seulement du titre, mais de toutes les prérogatives de la souveraineté. Un triple traité d'alliance offensive et défensive, dont les liens allaient être successivement resserrés par les nœuds conjugaux, était le prix de ces bienfaits de Napoléon. Il lui assurait, dans le concours dévoué des futurs beaux-pères de Stéphanie de Beauharnais, du prince Eugène et de Jérôme Bonaparte, affranchi d'un mariage irrégulièrement contracté et incompatible avec son nouveau rang et les desseins de son frère, le point d'appui politique ou militaire nécessaire à son influence diétale ou à sa marche vers le Danube.

Ces traités, signés, non sans regret du côté de l'Autriche, qui employa en vain, pour en adoucir la rigueur, l'influence sur Napoléon d'un prince qu'il estimait justement, l'archiduc Charles, l'Empereur donna le signal du départ à son armée, qui devait rentrer en France en traversant lentement une réparatrice abondance, et, que commandaient des officiers munis de l'à-compte, sur les récompenses impériales, d'une gratification de deux millions. Lui-même, après avoir donné les ordres nécessaires à l'évacuation et expédié en lieu sûr les dépouilles de l'arsenal de Vienne, qui allaient encombrer les nôtres (cent mille fusils, deux mille canons), il partit pour Munich, où il assistait, le 14 janvier 1806, au mariage du prince Eugène, uni avec la princesse Auguste de Bavière, qui devait mériter aussi son affection. Le 26 janvier 1806, l'Empereur rentra dans sa capitale, encore toute émue des étrennes qu'il lui avait envoyées le 1er janvier : cent vingt drapeaux pris sur l'ennemi, et distribués, après promenade triomphale dans les rues, au Sénat, au Tribunat, à l'Hôtel de Ville et à l'église de Notre-Dame.

A peine de retour, et vingt-quatre heures données à l'hommage de ce patriotique enthousiasme et de cette reconnaissante admiration, dont l'élan emportait toutes les classes et communiquait sa fièvre au grave Cambacérès lui-même, Napoléon, déposant l'épée du grand capitaine, redevient le génie créateur, organisateur et centralisateur, ambitieux de laisser une France à son image, à la fois reine et modèle des nations. Les finances obtiennent justement les premiers soins de sa sollicitude. Fort d'un crédit fondé sur la victoire, il procède souverainement à une nouvelle organisation de la trésorerie et de la Banque de France, donnant à M. Gaudin, dans M. Mollien, un auxiliaire éprouvé. Ce premier et impérieux devoir accompli, il reporte ses regards à l'extérieur, et songe à donner à la cour de Naples, toujours compromise dans des intrigues hostiles, mais cette fois surprise, après Trafalgar, en flagrant délit de violation de sa neutralité, une leçon définitive, vengeance de justes griefs, et qui a, à ses yeux, le triple et salutaire avantage de punir à la fois l'Angleterre, la Russie et l'Autriche, dans la personne d'un allié, de chasser du trône un des irréconciliables Bourbons, et de le remplacer par un Bonaparte. Napoléon devait apprendre plus tard cruellement combien les meilleures occasions peuvent contenir de déceptions, combien la politique à outrance est dangereuse, enfin combien un Bonaparte sur le trône de Naples, de Hollande ou d'Espagne peut devenir, avec les meilleures intentions du monde, et par suite de l'incompatibilité des caractères, de la fatalité des circonstances, de l'inévitable corruption du souverain pouvoir, un ami plus incommode et plus funeste qu'un Bourbon. L'expédition, confiée à Masséna et à Joseph, se présenta d'ailleurs, dès le début, sous les meilleurs auspices, et ne tarda pas à ajouter à tant de conquêtes une conquête de plus.

Se détournant de l'Italie, Napoléon est bientôt absorbé par le Nord, où couve contre la France le plus imprévu des orages. C'est de la Prusse, en effet, qu'il partira ; de la Prusse, dont le roi mécontent, la reine indignée, la nation humiliée, l'armée furieuse d'une alliance qui note la Prusse d'infamie, repoussent ce don du Hanovre, payé trop cher de la nécessité de se brouiller avec l'Angleterre et avec la Russie, et de suivre servilement l'impulsion de la France. De cette situation irritante, succédant à une situation équivoque, surviennent bientôt les malentendus, les froissements mutuels, les conflits réciproques. Le refus de ratification engendre le dépit, qui tourne l'Empereur vers d'autres combinaisons, et, fort de sa situation, aigri par de justes griefs, il diminue ce qu'il offre, à mesure que la Prusse, sous prétexte de se ménager une attitude plus favorable, demande davantage. Les plus grands effets sortent souvent de ces petites causes réunies, et il est bien rare que les excès de la ruse ne provoquent pas les excès de la force. La Prusse devait faire à ses dépens l'épreuve de cette double vérité ; elle allait être entraînée par l'entraînement aveugle de l'opinion, qui se venge souvent cruellement de n'avoir pas été consultée, à offenser celui qu'elle avait caressé, à essuyer les représailles de sa colère, après avoir accepté puis refusé ses faveurs, et les fautes de la présomption, mêlées à celles de l'ambition, allaient précipiter à terre le laborieux édifice de la monarchie de Frédéric. Le traité qui succéda à celui de Schœnbrunn, non ratifié à temps (15-24 février 1806), aggravait la situation de la Prusse, à ce point qu'elle ne put échapper aux conséquences de son avidité vis-à-vis de la Russie qu'en ourdissant de nouvelles et insidieuses trames, et vis-à-vis de l'Angleterre qu'en subissant une outrageante déclaration de guerre. En même temps, par un revirement qu'expliquent à la fois sa colère contre la Prusse, sa lassitude d'une longue lutte, dont elle n'avait détourné que pour un temps le fléau sur des alliés aujourd'hui vaincus, l'ascendant de la victoire, toujours puissant sur des âmes anglaises, et la mort imminente de M. Pitt, qui permettait un changement de système, l'Angleterre se rapprochait de Napoléon. Bientôt les pourparlers, inaugurés par l'échange de lettres flatteuses et de bons procédés entre Fox, successeur de celui que Marengo avait renversé et que tuait Austerlitz, et leur glorieux auteur, permirent d'espérer le fruit heureux de la paix. Napoléon voulut, à la faveur de ces bonnes dispositions, voyant l'Angleterre radoucie, la Prusse liée, l'Autriche et la Russie réduites à l'inaction ou à l'expectative, s'empresser d'achever la réalisation du vaste plan que la guerre générale lui avait inspiré et que ratifierait une paix générale. Profitant avec un empressement peut-être indiscret de cette occasion dangereuse du silence et du recueillement de ses adversaires, il compléta ce qu'il n'avait qu'ébauché, et plaça sur les marches de son trône impérial les deux souverains feudataires qui lui semblaient devoir en être à la fois la décoration et l'appui. Joseph, entré à Naples le 15 février, dut être roi de Naples, en attendant que la conquête des Deux-Siciles, précaire asile de la souveraineté destituée, complétât ce pendant de la vice-royauté d'Italie, confiée à Eugène de Beauharnais. Quant à la République batave, imitant le sacrifice de la République cisalpine, elle venait, elle aussi, de demander un roi, et Napoléon avait désigné Louis. Au-dessous de ce premier rang hiérarchique de la vassalité, le futur restaurateur de l'empire d'Occident, l'héritier de cette couronne de suzerainetés obéies dont l'empereur François, réduit au titre d'empereur d'Autriche, venait d'abdiquer le titre illusoire, rêvait et réalisait déjà un second ordre d'États, Massa ajouté à Luques pour Elisa ; Guastalla pour Pauline ; le grand-duché de Berg pour Murat ; Plaisance, Parme, Neufchâtel, Bénévent, Ponte-Corvo, destinés à d'autres parents ou serviteurs. Enfin une féodalité de titres non souverains, mais lucratifs, et perpétués par le majorat, devait faire aux deux premiers degrés de l'Empire triomphant le large piédestal de la nation civile et de la nation armée, récompensées par le récent et glorieux blason de ces barons fils de leurs œuvres, qui ennoblissaient leurs ancêtres.

Toutes ces mesures s'accomplirent avec cette fécondité de conception et cette rapidité d'exécution que Napoléon portait également dans les choses de la guerre et les choses de la paix, et furent, durant les mois de mars, d'avril et de juin, communiquées au Sénat pour être converties en articles des constitutions de l'Empire.

Le 15 mars 1806, Murat fut proclamé grand-duc de Clèves et de Berg. Le 50 mars, Joseph fut proclamé roi de Naples et de Sicile ; Pauline Borghèse, duchesse de Guastalla ; Berthier, prince de Neufchâtel. Le 5 juin, Louis fut proclamé roi de Hollande ; M. de Talleyrand prince de Bénévent ; Bernadotte, prince de Ponte-Corvo. En même temps Napoléon économisait, sur les profits de la victoire, une dîme destinée au trésor de l'armée, caisse de retraite pour tous ses vétérans (riche déjà de 70 millions en 1806), et il collectionnait dans les domaines royaux des Etats annexés, des châteaux et des parcs pour ses maréchaux qu'il voulait honnêtes, qu'il savait pauvres, qui s'étaient battus pour la gloire, et que la fortune devait récompenser. De là, ce plan de dotations en argent et en terres, commencé après Austerlitz, complété après Tilsitt, et qui compta déjà en 1806 vingt-deux duchés, 54 millions de biens nationaux, 2.400.000 francs de rentes.

La création de la confédération du Rhin, qui réunissait sous le protectorat avoué et la direction secrète de l'Empereur, chef de sa diplomatie par la nomination du prince archi-chancelier, et chef de son contingent allié de soixante-trois mille hommes, les rois de Bavière, de Wurtemberg, le prince archi-chancelier, archevêque de Ratisbonne, les grands-ducs de Baden, de Berg, de Hesse-Darmstadt, les ducs de Nassau-Ussingen et de Nassau-Weilbourg, les princes de Hohenzollern-Hechingen et de Hohenzollern-Sigmaringen, de Salm-Salm et Salm-Kibourg, d'Isembourg, d'Arenberg, de Lichtenstein et de La Leyen, complétait cette série d'actes extraordinaires, conçus par un génie à la fois prévoyant et aventureux, et qui avait besoin longtemps encore des faveurs de la fortune (12 juillet 1806). Napoléon supprimait à son profit l'ancien Empire germanique, après mille six ans d'existence, depuis Charlemagne, couronné en 800, jusqu'à François II, dépossédé en 1806.

Il créait en Allemagne une puissance intermédiaire, destinée à équilibrer, par une pondération plus apparente que réelle, le jeu de l'influence rivale de l'Autriche et de la Prusse, à user par un perpétuel frottement les angles séculaires, à profiter du choc des deux puissances, à préserver la France des dangers de leur réunion, à s'arrondir de leurs dépouilles successives et à les engloutir toutes les deux l'une après l'autre, à moins d'être engloutie (spectacle réservé à l'année 1867) par l'une des deux.

La grandeur de ces entreprises, plus ébauchées que finies, et plus superficielles que profondes, ne doit pas nous en dissimuler le caractère hâtif et la fondamentale caducité. Cet édifice prestigieux, fondé sur les sables mouvants de la conquête et de la guerre, devait s'écrouler, faute du ciment du temps, sous l'ébranlement imprimé à l'Europe par des querelles trop fécondes en querelles, et le canon devait tour à tour défendre et démolir ces frêles chefs-d'œuvre de papier.

L'idée de fédération devait conduire fatalement à l'idée d'unité, exploitée tour à tour, à la faveur des alarmes d'un patriotisme exalté, par les deux puissances, vengées par la complicité de nos malheurs du dédain de nos victoires, et il y a, à travers les erreurs de la haine et du préjugé, une critique sensée, trop justifiée par l'événement, dans les reproches et les regrets que l'auteur de Buonarparte et les Bourbons exprime dans ses Mémoires d'Outre-tombe. La confédération du Rhin dont Napoléon avait fait un levier pour soulever l'Allemagne, devait être aussi entre les mains d'ennemis heureux un levier pour le renverser. Et c'est à cela qu'il n'avait pas assez songé peut-être, se proposant de retoucher sans doute à loisir son ébauche[6].

Mais le loisir, c'était là le rêve immense irréalisable du grand travailleur qui employait si bien le temps mais s'était mis sur les bras l'ouvrage d'une éternité. A peine la guerre accorda-t-elle à son favori, devenu peu à peu son esclave, le temps de s'immortaliser en quelques jours par les bienfaits du génie civil et les gloires de la paix. A peine Napoléon eut-il signé les décrets célèbre dont chacun satisfaisait à un besoin, réalisait un progrès, créait un monument pour la France et pour Paris, qu'il lui fallut jeter la plume et le compas et reprendre l'épée. Dans ces pages rapides qui exagèrent encore à l'esprit l'emportement vertigineux de cette destinée frémissante, galopant à travers l'Europe pendant quinze années, traversant les capitales et, de champ de bataille en champ de bataille, tombant à Waterloo, nous ne pouvons montrer Napoléon législateur et administrateur qu'à la lueur pour ainsi dire de cet éclair de sa courte présence à Paris, où il signe, tout botté et le pied à l'étrier, les merveilles résumées dans le tableau suivant.

Tels furent les travaux civils de Napoléon dans cette mémorable année 1806, la plus belle de l'Empire comme celle de 1802 fut la plus belle du Consulat : années fécondes l'une et l'autre, dans lesquelles la France fut constituée pour être une république dictatoriale en 1802, et un vaste empire fédératif en 1806. Dans cette dernière année, Napoléon fonda à la fois des royautés vassales, sur la tète de ses frères, des duchés pour ses généraux et ses serviteurs, de riches dotations pour ses soldats, supprima l'empire germanique et laissa l'empire français remplir seul l'Occident. Il continua, en fait de routes, de ports, de canaux, les travaux déjà commencés et en entreprit de plus importants, tel ? que les canaux du Rhône au Rhin, du Rhin à l'Escaut, les routes de la Corniche, de Tarare, de Metz à Mayence. Il projeta les grands monuments de la capitale, la colonne de la place Vendôme, l'arc de l'Étoile, l'achèvement du Louvre, la rue qui devait s'appeler Impériale, les principales fontaines de Paris. Il commença la restauration de Saint-Denis ; il ordonna l'achèvement du Panthéon ; il promulgua le Code de procédure, perfectionna l'organisation du conseil d'État, créa l'Université, liquida définitivement les arriérés financiers, compléta le système des impôts, réorganisa la Banque de France et prépara le nouveau système de trésorerie française. Tout cela, entrepris en janvier 1806, était terminé en juillet de la même année. Quel esprit conçut jamais plus de choses, de plus vastes, de plus profondes, les réalisa en moins de temps ? Il est vrai que nous touchons au faîte de ce prodigieux règne, faîte d'une élévation sans égale, et dont on peut dire, en contemplant le tableau entier des grandeurs humaines, qu'aucune ne le dépasse s'il y en a qui l'atteignent[7].

 

Cette appréciation serait bien plus juste encore et ces éloges bien plus mérités, si Napoléon eût pu faire attendre plus longtemps sa fortune impatiente de nouveaux triomphes, et si, la gloire militaire épuisée par lui jusqu'à la satiété, il eût pu se rejeter sur les mérites pacifiques et les travaux civils. Mais le nœud de la coalition n'avait pas été tranché à Austerlitz, il n'avai t été qu'entamé et il fallait encore pour le rompre plus d'un coup victorieux. Napoléon le savait, et ne s'en alarmait pas. Aussi quand la mort de M. Fox, ami de la France et son ami, ranima dans le cabinet anglais, rendu aux traditions de M. Pitt, le sifflement des vipères de la jalousie nationale et de l'ambition maritime, et quand avortèrent ces négociations de lord Yarmouth qui semblaient grosses de la paix ; quand la Prusse mécontente du succès de la confédération du Rhin et de l'échec de son initiative pour lui constituer un contrepoids dirigé par elle fit à un faux patriotisme, à des préjugés funestes, à des susceptibilités aveugles, le sacrifice d'une alliance importune et abandonna cet œuf de l'entente cordiale, couvé dans l'amertume, aux risées de l'opinion et aux brutalités de l'armée qui le brisèrent ; quand enfin l'empereur Alexandre, non par dévouement à l'Angleterre qu'il haïssait, non par sympathie pour la Prusse dont il méprisait-la politique, en attendant qu'il en méprisât l'armée, refusa de ratifier le traité du 20 juillet signé en son nom par M. d'Oubril, et demanda à une nouvelle lutte les satisfactions qu'il ne donnait pas à son orgueil de médiateur offensé, Napoléon arrivé au terme des six mois de congé dont il avait besoin et que les temporisations de la diplomatie avaient fourni en lui à l'organisateur et au législateur, fondit sur l'Allemagne du vol hardi de son aigle reposée. Cette fois favorisé par les circonstances, il n'avait pas à craindre en 1806 la surprise d'un coup de Jarnac Prussien qui l'avait tant inquiété en 1805 ; l'armée d'Austerlitz était encore en Allemagne et ni la distance ni le temps n'opposaient leur obstacle à son désir d'une rencontre décisive avec ces troupes trop vantées, nourries dans les traditions et la discipline de Frédéric, mais qui n'avaient plus Frédéric à leur tête. D'un autre côté l'élan imprudent de l'opinion publique et de l'armée, entraînant le roi de Prusse à un conflit hâtif l'offraient seul et sans alliés aux premiers coups d'une épée volontiers sortie du fourreau à la pensée de Rosbach.

Napoléon, résolu à donner à la coalition une leçon définitive, et à mettre ses ennemis dans l'impuissance de remuer de dix ans, avait pris ses mesures pour suffire, non-seulement à un suprême effort de la Prusse, mais de l'Europe entière, et à vaincre successivement et isolément des armées, que la diplomatie manœuvrait ensemble sur le papier, mais que le champ de bataille ne lui présentait qu'une après l'autre. L'Empereur sut profiter de la faute d'un cabinet où les passions avaient usurpé la place des calculs, et qui, prenant les devants sur les autres, renonçant au bénéfice d'une situation où il eût pu être la cause de la nouvelle coalition, se réduisait à n'en plus faire que l'effet d'une agression intempestive. Il chargea à Paris le sage Cambacérès et le dévoué Junot de l'intérim d'une longue absence, se fortifiant de la prise de Gaëte (18 juillet) et de l'occupation de Raguse. Puis, entraînant dans son orbite, satellites encore obéissants, l'Italie avec Eugène, Naples avec Joseph, la Hollande avec Louis, Napoléon arriva à Mayence le 28 septembre 1806, maître des mouvements d'une armée de cent quatre-vingt-dix mille hommes à opposer a une armée de cent quatre-vingt-dix mille Prussiens et Saxons, ceux-ci impatients de renouveler les lauriers un peu fanés de 1765, ceux-là d'ajouter de nouveaux trophées à la fête de la Victoire, projetée pour septembre, et que l'hostilité imprévue de la Prusse n'avait reculée que pour l'embellir.

Le 8 octobre 1806, le vainqueur d'Austerlitz, futur vainqueur d'Iéna, autorisé à l'action par l'invasion de la Saxe, mettait en mouvement ses colonnes où Jérôme, son frère, remplaçant Bernadotte, allait recevoir au feu, à la tête du contingent de la confédération, le baptême de la royauté de Westphalie, et il exécutait le plan de cette campagne foudroyante, l'un des plus beaux et des plus grands qu'il ait jamais conçus[8].

L'Elbe, le premier grand fleuve qu'on rencontre dans l'immense plaine qui se prolonge de la Westphalie à l'Oural, lorsqu'on descend des montagnes du centre, de l'Allemagne, est le siège principal de la puissance prussienne, le boulevard qui la couvre, le véhicule qui transporte ses produits. Dans son cours supérieur, il arrose les campagnes de la Saxe, traverse Dresde, et baigne le pied de la forteresse, autrefois saxonne, de Torgau. Ensuite, il passe au milieu de la Prusse, entoure Magdebourg, sa principale forteresse, protège Berlin, sa capitale, laquelle est placée au delà, à égale distance de l'Elbe et de l'Oder, entre des lacs, des dunes et des canaux. Enfin, avant de se jeter dans la mer du Nord, il forme le port de la riche cité de Hambourg, qui introduit en Allemagne, par les eaux de ce fleuve, les productions de l'univers. On comprend à ce simple tracé de l'Elbe, l'ambition de la Prusse d'en posséder le cours tout entier et d'absorber d'un côté la Saxe, de l'autre les villes anséatiques et le Hanovre.

L'Elbe est donc le fleuve qu'il faut atteindre et franchir, quand on veut faire la guerre à la Prusse, comme le Danube est celui dont il faut descendre le cours quand on veut faire la guerre à l'Autriche. Dès qu'on a réussi à forcer l'Elbe, les défenses de la Prusse tombent, car on lui enlève la Saxe, on annule Magdebourg, et Berlin n'a plus de protection. Les voies mêmes du commerce sont occupées par l'assaillant, ce qui devient grave si la guerre se prolonge. Ainsi, tandis qu'on est obligé, à l'égard du Danube, après être arrivé vers les sources, d'en descendre le cours jusqu'à Vienne, à l'égard de l'Elbe, il suffit de l'avoir franchi pour avoir atteint le but principal ; et si on a conçu les vastes desseins de Napoléon, il devient alors nécessaire de courir à l'Oder pour s'interposer entre la Prusse et la Russie, pour intercepter les secours de l'une à l'autre. Il faut même s'avancer jusqu'à la Vistule, battre la Russie en Pologne, où tant de ressentiments couvent contre elle, et suivre l'exemple d'Annibal, qui vint établir la guerre an centre des provinces italiennes frémissant sous le joug mal affermi de l'antique Rome. Tels sont les échelons de cette marche immense vers le nord, qu'un seul homme a tentée jusqu'ici, Napoléon ! Cette marche sera-t-elle tentée encore une fois ? L'univers l'ignore. Si c'est l'intention de la Providence, que ce soit au moins une tentative sérieuse au profit de la liberté et de l'indépendance de l'Occident ![9]

 

Tel fut aussi le plan de Napoléon, auquel suffit un éloge qui suppose tous les autres : c'est qu'il était le meilleur, et qu'inspiré par le génie, conforme à la nature, toujours l'auxiliaire de la France avant de devenir son adversaire, il fut réalisé dans son idéale perfection, et, pour tout dire en un mot, exécuté comme il devait l'être. Tout plan stratégique débute par une route pour aboutir à un champ de bataille. Napoléon choisit la voie qui conduit des sources du Mein aux sources de la Saale, en traversant les défilés de la Franconie, laissant jusqu'au bout les ennemis dans l'incertitude de son choix, et ne leur permettant d'autre parti que celui qui lui convenait. Jouir de la liberté en acculant ses adversaires à une fatalité, tel fut le résultat de ce chef-d'œuvre de combinaison qui prélude à Iéna.

Contre un tel jouteur, le roi de Prusse, souverain médiocre, stratégiste nul, cavalier ridicule, au milieu d'une cour livrée à l'intrigue et d'un camp abandonné aux factions, avec sa femme pour Égérie et un Brunswick pour conseiller, ne pouvait déployer que cet art des bonnes intentions dont sont pavées toutes les défaites. Mais à défaut de génie il lui demeurait le bon sens, et, sourd aux inspirations de Dumouriez, il n'aurait pas dû demeurer aveugle au spectacle des lieux qui à lui seul valait un conseil. Ce spectacle des lieux, matériellement, brutalement, lui criait que l'unique barrière de]sa monarchie artificielle était l'Elbe, et qu'au lieu de le franchir pour y être acculé, il fallait le mettre entre les Français et lui, sauf à rompre, au besoin, de ligne en ligne, de l'Elbe à l'Oder et de l'Oder à la Vistule, où il trouverait ouverts les bras de la Russie prête à quitter, pour celui d'acteur, son rôle de témoin d'un duel prématuré.

Cette attitude défensive convenait au génie temporisateur du duc de Brunswick et au génie prussien lui-même, qui a besoin de temps pour s'échauffer et ne se livre qu'aux caresses de l'occasion. Mais un tel parti eût été injurieux à une armée infatuée, et humiliant pour la reine de Prusse, caracolant en amazone aux avant-postes, impatiente du spectacle du premier combat et de l'hommage des premiers prisonniers. Le prince de Hohenlohe, bon courtisan et médiocre général, l'emporta donc sur ce Brunswick aux avis surannés, qui avait ses raisons de se méfier de la furia francese. Napoléon se chargea de donner rapidement raison à ses répugnances et à ses prévisions, qualifiées de pusillanimes. Les combats de Schleitz (9 octobre) et celui de Saalfeld (10 octobre) où périt le prince Louis, l'un des instigateurs de la guerre, commencèrent la leçon qui finit à Iéna, où le prince de Hohenlohe, découragé de la guerre offensive, se décidait à repasser la Saale et à rejoindre le duc de Brunswick. Mais à ce moment même, le due de Brunswick à qui la crainte du sort du général Mack donnait le vertige, reculait précipitamment jusqu'à l'Elbe, laissant son collègue et son rival exposé seul sur les hauteurs d'Iéna au premier choc d'une armée a qui sa retraite ouvrait Leipzig, Dresde et toute la Saxe. Le 13 octobre 1806, Napoléon profitant de la négligence du prince de Hohenlohe, qui avait laissé presque sans défense Iéna et les hauteurs situées en arrière de la ville, croyant les Français en marche sur l'Elbe, passait la nuit avec Lannes sur le plateau du Landgrafenberg, qui a gardé son nom de cette nuit mémorable, et, une torche à la main, faisait creuser dans le roc un escalier pour son artillerie. Le lendemain matin, à l'aube nébuleuse d'une matinée de brouillard, il plaçait ses corps d'attaque, et, suivant son habitude, faite pour exalter la confiance et l'amour du soldat, il expliquait à ces intrépides acteurs le scénario sanglant et victorieux où il leur avait réservé un rôle, après la conquête du théâtre nécessaire au jeu de la cavalerie et au dialogue du canon.

Le 14 octobre au soir, Napoléon commençait à peine à jouir d'une victoire complète qui coûtait, sur le vaste champ de bataille, de déroute et de carnage, prolongé jusqu'à Weimar, douze mille hommes mis hors de combat, quinze mille prisonniers et, deux cents pièces de canon au corps d'armée du prince de Hohenlohe, que le canon, retentissant dans le lointain, à droite, vers Neubourg, l'avertissait d'une autre lutte, également victorieuse, par laquelle Davoust, malgré l'abandon de Bernadotte, donnait à la journée d'Iéna cette héroïque sœur jumelle : Auerstaedt. Avec vingt-six mille hommes, le maréchal, immortalisé par le souvenir glorieux que rappela son titre, venait d'en défaire soixante-six mille, et sous les yeux du roi et de la reine, la mort du duc de Brunswick et du maréchal de Mollendorf, venait de commencer les funérailles de la monarchie prussienne. Les morts vont vite, a dit Bürger. Le maréchal Davoust, dans cette lutte inégale, avait perdu sept mille hommes tués ou blessés, le quart de ses forces. Mais sur ce même champ de bataille où les vainqueurs bivouaquaient, grelottants, affamés, l'armée prussienne avait semé le verglas rougi, où gisaient dix mille morts ou blessés, du plus pur de ses entrailles déchirées.

La désertion par la Saxe de ce drapeau malheureux auquel elle avait fait malgré elle de si douloureux sacrifices et l'occupation de la Hesse, furent la double conséquence immédiate, politique et militaire, de la journée du 14. Le 18, le roi de Prusse abandonnant les débris de son armée, poursuivie à outrance par Ney, Soult et Murat, se retirait à Berlin, après avoir nommé généralissime de ces tristes restes le prince de Hohenlohe et expédié à Napoléon des ouvertures d'armistice. Napoléon, rendant cette fois à la Prusse surdité pour aveuglement, continuait sa marche victorieuse, félicitait Davoust à Auerstædt, expédiait en France le monument commémoratif de la défaite de Rossbach, désormais vengée, arrivait à Halle à point pour complimenter le général Dupont, futur maréchal, et l'intrépide 32e, du combat de Halle qui achevait la désorganisation de l'armée prussienne par la déroute de sa réserve, plaçait à Erfurt et à Wittemberg les jalons fortifiés de la route militaire qu'il projetait à travers l'Allemagne, et s'arrêtait à Potsdam le 24 octobre au soir, tandis que le maréchal Davoust entrait à Berlin (25 octobre) après avoir franchi avec Lannes et Bernadotte, à Dessau et Wittemberg, l'Elbe, passé le même jour (20 octobre) par les Prussiens à Magdebourg.

Napoléon arriva le 24 octobre au soir à Potsdam. Aussitôt il se mit à visiter la retraite du grand capitaine et du grand roi. Il parcourut le grand et le petit palais de Potsdam, se fit montrer les œuvres de Frédéric, toutes chargées de notes de Voltaire, chercha dans sa bibliothèque à reconnaître de quelles lectures se nourrissait ce grand esprit, puis alla voir dans l'église de Potsdam le modeste réduit où repose le fondateur de la Prusse. On conservait à Potsdam l'épée de Frédéric, sa ceinture, son cordon de l'Aigle-Noir. Napoléon les saisit en s'écriant : Voilà un beau présent pour les Invalides, surtout pour ceux qui ont fait partie de l'armée du Hanovre ! Ils seront heureux, sans doute, quand ils verront en notre pouvoir l'épée de celui qui les vainquit à Rossbach ![10]

 

Le Mémorial lui prête la même attitude avec d'autres paroles[11] :

La grosse montre ou espèce de réveille-matin de ce prince, emportée à Sainte-Hélène et placée à la cheminée de l'empereur, l'empressement avec lequel Napoléon, à Potsdam, s'élançant sur l'épée du grand Frédéric en s'écriant : Que d'autres saisissent d'autres dépouilles ; voici pour moi ce qui est supérieur à tous les millions ! enfin, la contemplation longue et silencieuse de Napoléon au tombeau de Frédéric, prouvent assez à quel haut rang ce prince était dans l'esprit de l'empereur, et combien il avait dû remuer son âme.

 

Le 27 octobre 1806, Napoléon fit à Berlin, dont la modestie de Davoust lui avait réservé les clefs, une entrée triomphale, au milieu de cette admiration involontaire que le prestige de ses grandes actions, son respect habile et sincère pour la mémoire de Frédéric, sa courtoisie pour les habitants, ses égards pour le due de Brunswick et pour les membres de là famille royale, enfin le généreux pardon de son mari, accordé aux larmes de la princesse de Hatzfeld, ne Lardèrent pas à inspirer, jusqu'à en faire une sorte de popularité, aux vaincus eux-mêmes envers un tel vainqueur.

Le 25 octobre, Lannes était entré à Spandau, dont il fit la garnison prisonnière. Le 28, jour anniversaire de cette reddition de Ulm dont les Prussiens s'étaient tant moqués, le prince de Holienlohe capitulait à son tour à Prenzlow et défilait devant Murat à la tête de seize mille hommes jetant leurs armes. Le général Lassalle sommait hardiment Stettin et prenait sans coup férir, avec des hussards et des chasseurs, une place défendue par six mille hommes et une nombreuse artillerie. Le 7 novembre, Soult et Bernadotte s'emparèrent de Lubeck et reçurent l'épée du général Blücher, se rendant avec vingt mille hommes. Quelques compagnies d'infanterie, commandées par le général Petit, occupaient Custrin, qui, avec Stettin, mettait aux mains des Français les deux clefs de l'Oder. Enfin, le 8 novembre, le général Kleist livrait au maréchal Ney les portes de Magdebourg et ses vingt-deux mille défenseurs. C'était une véritable dissolution de la monarchie et de l'armée prussiennes, un vertige de terreur, une émulation de lâchetés qu'explique seule la démoralisation de l'immense désespoir qui succède aux immenses présomptions.

Des cent soixante mille hommes qui avaient composé l'armée active des Prussiens, il ne restait donc pas un débris. En écartant les exagérations que, dans la surprise de tels succès, on répandit en Europe, il est certain que vingt-cinq mille hommes environ avaient été tués ou blessés et cent mille faits prisonniers. Des trente-cinq mille autres, pas un seul n'avait repassé l'Oder. Ceux qui étaient Saxons avaient regagné la Saxe, ceux qui étaient Prussiens avaient jeté leurs armes et fui à travers les campagnes. On pouvait dire avec une complète vérité qu'il n'existait plus d'armée prussienne. Napoléon était maître absolu de la monarchie du grand Frédéric ; il ne fallait en excepter que quelques places de la Silésie, incapables de résister, et la Prusse orientale, protégée par la distance et par le voisinage de la Russie. Napoléon avait enlevé tout le matériel de la Prusse en canons, fusils, munitions de guerre. Il avait acquis des vivres pour nourrir son armée pendant une campagne, vingt mille chevaux pour remonter sa cavalerie, et assez, de drapeaux pour en charger les édifices de la capitale. Tout cela s'était accompli en un mois[12].

 

On comprend, à l'enivrement inévitable d'un tel succès, ces décrets partis de Berlin, et marqués d'un caractère de sécurité souveraine et de toute-puissante majesté, par un homme qui venait de rayer du dictionnaire français les dernières lettres du mot impossible. C'est de Berlin qu'il dédie aux soldats de la grande armée ce temple de la Gloire — aujourd'hui la Madeleine —, destiné à célébrer, le 2 décembre de chaque année, la fête de leur héroïsme triomphant. C'est de cette hauteur de la victoire d'Iéna que les derniers efforts de ce roi, auquel il n'avait laissé qu'une province et vingt-cinq mille hommes, ne lui apparaissant plus que comme des jeux d'enfant dont il était le maître, il détournait ses regards vers l'Angleterre. C'est de cette hauteur aussi qu'il concevait et réalisait aussitôt ce plan gigantesque de domination de la mer par la terre qui fermait le continent à ceux qui voulaient lui interdire l'Océan, et armait à la fois contre l'ennemie de la France, devenue l'ennemie commune, la ligne de la neutralité maritime d'un côté, et de l'autre une immense coalition de la paix conquise par la victoire, où il se proposait d'enrôler successivement tous les membres de la coalition de la guerre elle-même. Ce décret fameux du 21 novembre, dit du blocus continental, répondait à la mesure extraordinaire et attentatoire au droit des gens prise par l'Angleterre du blocus sur le papier, c'est-à-dire de l'oppression des neutres, non plus par la force, mais par sa seule image conventionnelle, et de la tyrannie exercée sur la mer par un seul vaisseau. Napoléon répondit à ce défi insensé, à cette monstruosité désespérée, par des représailles excessives, mais légitimes, qui mettaient en état de blocus, dans tous les pays occupés par ses armées ou alliés, les îles Britanniques, proscrivaient comme un crime tout commerce avec elles, même par lettre, et confisquaient toute marchandise coupable d'une origine ou même d'un contact anglais. De telles mesures ne seraient pas excusables, si l'Angleterre ne les avait provoquées, si les rigueurs d'une telle lutte n'avaient pas été un puissant mobile d'encouragement, d'émulation et de prospérité pour le commerce et l'industrie français, et si elles n'avaient été un moyen de rendre plus prompte la solution d'un conflit poussé ainsi à ses plus extrêmes conséquences.

Pour terminer à son profit et à son honneur une lutte devenue un duel à outrance, où deux grands peuples prodiguaient à l'envi toutes leurs passions et toutes leurs forces, il fallait battre le seul allié qui demeurât à l'Angleterre, et recruter, pour cet arbitrage à main armée des puissances continentales, dernière ressource des amis de la paix, l'adhésion que la Russie n'accorderait à la persuasion qu'après l'avoir disputée à la force. Il fallait donc aller chercher le colosse aux bords de la Vistule et du Niémen, où il défiait, sur son trône de glaçons, l'assaut de ces héros du Midi qu'on croyait condamnés à ne vaincre qu'au soleil. Il fallait franchir ces ceintures de fleuves, fortifications naturelles d'armées plus fortes par le climat que par tout le reste, et dont le froid était le meilleur allié. Il fallait soulever la Pologne, toujours sensible au mot de liberté et docile à suivre le drapeau tricolore, établir à Varsovie un établissement solide, et, de steppe en steppe, pousser jusqu'en pleine barbarie tartare les colonnes de la civilisation victorieuse, que Napoléon était décidé a conduire avec lui jusqu'aux limites du monde, plutôt que d'épargner un adversaire invaincu. L'Orient pouvait servir, contre l'Angleterre et la Russie, les projets de l'Occident, et tout en préparant ce système de cantonnements dont le succès, triomphant de tous les obstacles de la nature, n'honore pas moins Napoléon que ses victoires — vaincre le froid et la faim, ne sont-ce pas là les plus difficiles de toutes ? —, il ne négligeait ni la diversion contre la Russie et l'Angleterre elle-même d'une alliance avec la Turquie, ni le maintien de la neutralité, ou plutôt de l'inaction autrichienne, encouragée par l'appât de la Silésie.

Dès le 1er novembre, après avoir, sans exposer la France et dégarnir l'Italie, renforcé de cinquante mille hommes la grande armée, Napoléon, laissant à Berlin le général Clarke comme gouverneur et M. Daru comme administrateur des finances, ébranla, de l'Oder à la Vistule, ses colonnes reposées et restaurées, tandis que l'armée russe, investie par la confiance désespérée du roi de Prusse du soin de la cause commune, s'avançait lentement, sous la protection d'un climat familier, et passait le Niémen, à la recherche de l'occasion favorable d'une revanche.

Napoléon n'était pas plus impatient qu'eux d'une rencontre, dans un pays tour à tour sablonneux et fangeux, boisé plus que cultivé, peu propice à la marche et à la lutte, où il ne voulait rien livrer au hasard et borner les préliminaires de la campagne à se ménager le concours de l'insurrection polonaise et à assurer les cantonnements et les subsistances d'une armée aguerrie à l'ennemi, mais qu'il fallait accoutumer à l'hiver slave, le plus humide, sinon le plus rude de tous. Le 11 novembre, Davoust était à Posen, menant le mouvement en avant que flanquaient Lannes et Augereau. Le 28 novembre, Murat entrait à cheval dans la capitale de ce peuple, dont il n'eut pas de peine à séduire par sa grâce de centaure et ses héroïques fanfaronnades la militante aristocratie. Les Russes se retranchaient dans le faubourg militaire et tartare, séparé du gros de la ville par la Vistule, Praga. Napoléon, mécontent de l'accueil fait au premier élan de sa générosité émancipatrice par les objections, les prétentions et les réserves de Kosciusko et de son parti, peu soucieux de favoriser les vues et les espérances de Murat, dont l'ambition de régner s'exaltait à la vue de ce peuple si bien fait pour lui, demeura à Posen, où l'attitude de l'opinion lui convenait davantage.

Ainsi commençait le funeste malentendu qui devait s'envenimer jusqu'à compromettre la liberté et le salut d'une nation qui ne tint pas assez de compte d'abord des exigences de la situation de Napoléon, placé sur leur conquête entre les feux des trois copartageants, et obligé à une prudence calomniée par une égoïste impatience ; qui ensuite refusa de se plier aux exigences de l'alliance nouée à Tilsitt, qui se montra trop tiède au début, trop ardente à la fin, et ne déploya qu'intempestivement ses grandes qualités. Napoléon, contrarié à la fois par les Polonais devenus idéologues à Paris et par les Polonais devenus Russes à Saint-Pétersbourg, ne trouva point leur nation entièrement mûre pour la liberté ni digne de sa confiance, voulant qu'elle commençât par mériter cette indépendance qu'on exigeait qu'il commençât par proclamer. La Pologne stérile et peu hospitalière, la Pologne traditionnellement anarchique, dont quelques escadrons seulement suivirent la fortune de Napoléon, lui fut donc d'un médiocre secours dans cette campagne où il dut lutter seul, avec ses ressources et ses provisions, contre l'effort suprême de la puissance russe, soutenue de l'or anglais et des débris prussiens, en attendant l'éclat que conspirait l'implacable Autriche. Napoléon, bientôt maître, par le zèle et la hardiesse de Murat, Davoust et Ney, du cours de la Vistule sur les deux points principaux de Thorn et de Varsovie, s'occupa de prendre ses quartiers d'hiver le long de la Vistule, et de les garantir des Russes, en les rejetant jusqu'au Niémen.

Le 16 décembre, il était à Varsovie, au milieu de l'empressement des chefs polonais et de l'enthousiasme de quelques-uns, l'héroïque Poniatowski, par exemple. Les combats de Czarnowo (23 décembre), honneur de Davoust, et de Pultusk, honneur de Lannes (26 décembre), séparèrent les Russes de la mer, les rejetèrent sur la Prégel avec une perte de vingt mille hommes, et assurèrent la sécurité de nos cantonnements au centre de la Pologne. La campagne de 1806, commencée sur le Rhin, finissait ainsi sur les bords lointains de la Vistule, vierges du pas d'une armée française. Pendant que Napoléon prévoyait, organisait, observait, créait la sécurité en plein danger et l'abondance en pleine stérilité, le général Vandamme, commandant, sous le prince Jérôme, ce 9e corps où le frère de Napoléon devait montrer l'intelligence d'un bon officier et le courage d'un brave soldat[13], prenait Glogau et Breslau, et occupait la Silésie ; en même temps le maréchal Lefèvre commençait le long et pénible siège de Dantzig.

Tandis que Napoléon employait le mois de janvier 1807, soit à consolider sa position sur la Vistule et sur l'Oder, soit à grossir son armée de renforts venus de France et d'Italie, soit enfin à soulever l'Orient contre la Russie, se tenant prêt à faire face a à toute attaque immédiate, mais n'y croyant guère, les Russes lui en préparaient une, et des plus redoutables, malgré les rigueurs de la saison[14]. Le combat de Mohrungen, où Ney faillit payer cher une initiative parfois téméraire, découvrit le mouvement offensif des Russes, en marche sous le commandement du général Benningsen. Napoléon, profitant d'une belle gelée et d'un beau temps, rare bonne fortune d'une saison peu propice, se trouvait, le 5 février 1807, sur le flanc gauche des Russes, décidé à leur faire expier, malgré le désavantage numérique de soixante-quinze mille hommes contre quatre-vingt-dix, la faute de leur provocation. Une dépêche interceptée les sauva d'une ruine certaine, en leur en découvrant le secret, et ils battirent en retraite vers Kœnigsberg. Malgré cette mésaventure, par laquelle le hasard le privait pour la seconde fois du succès de ses combinaisons, Napoléon s'obstina à la poursuite, ne voulant pas s'être dérangé pour rien, et, le 7 février, il rejoignit les Russes, établis à Eylau, après le combat de Landsberg, qui avait désorganisé leur arrière-garde. Ce même jour 7 février, la ville d'Eylau était le théâtre d'une première rencontre des deux armées, et son cimetière fournissait la scène funèbre, destinée à de plus sanglants holocaustes, de son épisode le plus meurtrier.

Le 8 février 1807 fut livrée entre 80.000 Russes ou Prussiens — armés de 500 bouches à feu —, et 65.000 Français réduits, en attendant Ney, à 54.000 et armés seulement de 200 pièces de canon cette longue, triste, sombre, sanglante bataille d'Eylau, ou l'héroïsme et le fanatisme se disputèrent, avec acharnement une victoire douloureuse, où l'aigle française sentit à fond la griffe des faucons du Nord, où la fortune de Napoléon sembla un moment éclipsée, où il dut ajouter l'exemple du courage et du danger personnel aux ressources de son génie, où il fallut enfoncer à coups de canon la muraille vivante de l'obstination barbare, où le cimetière, inondé du sang ennemi et du nôtre, demeura le digne théâtre d'une lutte aggravée par le froid, la fatigue et la faim, et de son triomphe funèbre. Ce n'était plus la brève, mathématique et décisive victoire d'Austerlitz ou d'Iéna, le joyeux soleil de l'une, la claire gelée de l'autre. On se battait dans l'aveuglement d'un jour nocturne, au milieu d'une neige épaisse, sur laquelle le sang frayait les sentiers. On se battit encore le soir, sans distinguer de ce jour crépusculaire une nuit blafarde à la lune voilée d'horreur. La cavalerie de Murat lit des prodiges et releva seule, par le spectacle de ses charges épiques, la prosaïque cruauté de cette boucherie d'artillerie. Les grenadiers à cheval de la garde, conduits par le général Lepic l'un des héros de l'armée[15] achevèrent la déroute de l'acharnement moscovite. Trois ou quatre mille grenadiers russes, qui avaient poussé jusqu'au cimetière, où se tenait Napoléon au milieu de son état-major, furent presque tous fauchés sous ses yeux, pris entre les baïonnettes de sa garde à pied et les sabres foudroyants des chasseurs du général Bruyère. Mais que de pertes en revanche, sensibles au cœur de l'armée et de son chef ! Le corps d'Augereau fut écrasé. Il fallut le dissoudre ; lui-même fut blessé et, découragé, troubla de ses injustes reproches la joie attristée de l'abri impérial. Le général Desjardins avait été tué ; Heudelet, blessé presque mortellement. Le général d'Hautpoul était tombé frappé par un biscaïen, au milieu de l'ouragan de ses centaures bardés de fer. Le soir les deux armées étaient épuisées. Les Russes ne commencèrent à se débander que lorsque la jonction imminente de Davoust et de Ney les menaça d'être enveloppés. Or, ils voulaient bien mourir, mais ils ne voulaient pas être prisonniers. Ils ne se rendaient point, répondant aux sommations par le dernier et aveugle élan sur le fer de l'ours acculé. Le champ de bataille d'Eylau était jonché de 12.000 morts ou mourants ennemis, et ils eu emportaient 15.000 dans leur retraite. Contre ce sanglant ouvrage, que sont 5.000 ou 4.000 prisonniers ? les Prussiens se fussent rendus par 20.000. Les Français avaient eu 10.000 hommes hors de combat, dont 7.000 blessés. Le carnage d'Eylau se solde donc par ce chiffre effrayant : 40.000 tués ou blessés. Horrible résultat ! La France eut un frémissement de joie et de douleur et pour la première fois se sentit atteinte aux moelles. Pour la première fois le cri des mères désolées se mêla à la joie plus stoïque des pères et des frères. Pour la première fois la guerre parut odieuse à Napoléon, et cette victoire désespérée, avec tant de sang sur un fond de neige, lui fit horreur. Il eut besoin de voir dans un prochain avenir la fin de ces tueries, et se dédommagea par le repos du législateur, plein de pacifiques images, de ce spectacle affreux. Il se sentait le désir de changer de gloire, de racheter un si grand sacrifice par d'égaux bienfaits, de goûter, après avoir tant détruit, à la joie innocente de construire. Une seconde rencontre était inévitable. Il fallait se préparer à une étreinte décisive avec le Scythe encore indompté. Eylau n'était point une partie gagnée, c'était seulement la première manche, et cette lutte à outrance avait engendré, comme tous les grands chocs d'armée, ces fléaux de la discipline, la débandade, la maraude. L'armée française elle-même, cette armée si solide, si compacte à Austerlitz et à Iéna, se désagrégeait après Eylau. Elle comptait le chiffre énorme, qu'expliquent la distance, le climat, les privations, le désordre inséparable de ces marches effrénées, de 60.000 maraudeurs, vieux soldats gâtés, recrues non encore matées, qui couraient à l'aventure et se nourrissaient au hasard, ne rentrant dans les rangs qu'au coup de canon des batailles. Napoléon employa le répit de cette guerre faite dans toute son énergie et toute son horreur, à serrer ses troupes, sans pouvoir, dans l'inévitable éparpillement dont il sentait pour la première fois la fatalité, concentrer jamais plus de 80.000 hommes sur un point — qui trop embrasse mal étreint —, à organiser, avec une sollicitude vraiment admirable, l'approvisionnement de ces héros nourris de pommes de terre et d'eau-de-vie, se battant souvent à jeun au milieu de la neige et de la boue, et commandés par un état-major dont les officiers ne s'étaient pas déshabillés depuis deux mois et quelques-uns depuis quatre.

Le 17 mars, quand il put s'asseoir enfin dans sa grange d'Osterode, et y commencer cette série de lettres et de décrets, continuée dans la maison de Finkestein, par lesquels il gouvernait du fond de la Pologne la France et le monde, Napoléon ne s'était pas débotté depuis quinze jours, et avait quelque droit de se moquer des doléances de Joseph. L'armée de Naples était une enfant gâtée en comparaison de cet héroïque enfant prodigue : l'armée qui allait trouver à Friedland le dénouement d'Eylau. Napoléon employa l'intermède de la fin de l'hiver à le rendre décisif, cherchant tour a tour dans un système avec l'Autriche ou un système avec la Russie la fin de la lutte et le commencement d'une paix durable, infligeant à la flotte anglaise l'affront de la résistance de Constantinople, organisée par Sébastiani, répondant à l'attitude équivoque et aux ouvertures de médiation laites par Vienne qui se rejetait, faute des gloires de la guerre, sur les bénéfices de la diplomatie, parle défi d'un décret qui appelait, en mars 1807, la conscription de 1808, ci augmentait les cadres de 100.000 hommes ; enfin inclinant peu à peu vers la seule puissance qui eût de la force et méritât des égards par sa contenance intrépide, la Russie, à mesure que celle-ci épuisait jusqu'à la lie les déceptions de l'égoïsme et de l'ingratitude britanniques. La paix entre la Russie et la France devait sortir de l'estime mutuelle et de la sympathie réciproque du dernier combat.

Au commencement de juin, Napoléon, à qui la prise de Dantzig, après le plus beau siège du siècle (26 mai 1807), ménageait une belle rentrée en ligne, et à qui l'intimidation de l'Autriche réduite à l'expectative, un armistice avec' la Suède et les ressources de .son industrie et de sa propagande assuraient la disposition de 560.000 Français et 80.000 alliés — confédération du Rhin, Italie, Espagne, Hollande —, reparaissait dans la lice déjà ensanglantée. Il n'y trouvait que les 200.000 Russes et les 30.000 Prussiens des deux souverains signataires de la convention de Bartenstein, réduits à leurs seules forces par suite de l'inaction de la Suède et de l'indifférence de l'Angleterre, résignée à subventionner ses alliés, mais non à les secourir. Toutes ces masses étaient loin d'être facilement centralisables sur un point donné. Et la bataille décisive au-devant de laquelle marchait Benningsen, avec la confiance que donne le culte du hasard, ne devait pas mettre aux prises plus de 100.000 Russes, affaiblis par la résistance inattendue qui avait changé à Altkirch, à Spanden, à Lomitten, leur téméraire offensive en retraite, contre 126.000 Français, devenus agressifs à leur tour. Le 10 juin eut lieu le prologue de cet engagement définitif que l'opiniâtreté russe ajournait toujours, obligeant l'impatience française à subir l'épreuve d'une victoire disputée jusqu'au bout, comme à Eylau, ou d'une bataille en deux chapitres, comme à Friedland.

Le premier chapitre de Friedland, c'est Heilsberg, où 30.000 Français combattirent à découvert contre 90.000 Russes, retranchés sur des hauteurs armées de redoutes. Les deux armées couchaient sur le champ de bataille, jonché de 3.000 morts et de 7 à 8.000 blessés russes, et de 2.000 morts et 5.000 blessés français. Le lendemain 11 juin, les Russes, avides de se joindre aux Prussiens et de préserver Kœnigsberg menacé, étaient en retraite et échappaient à leurs vainqueurs. Le 15 juin, par cette route sanglante des champs d'Eylau, recouverte par le printemps d'un tapis de verdure et de fleurs, Napoléon se trouva à portée du mouvement ennemi, encore inconnu, et fixa à Friedland le point où la bataille du lendemain, destinée à si glorieusement fêter l'anniversaire de Marengo (14 juin), devait arrêter les Russes marchant sur Kœnigsberg.

Ils avaient, le 14 juin, à l'aube précoce de ces cieux polaires, a trois heures du matin, 25.000 hommes en ligne à l'avant-garde, contre lesquels Lannes lutta seul avec 10.000 hommes jusqu'à sept heures du matin. A ce moment, par suite des arrivées successives de chaque côté, 26.000 Français disputaient le terrain à 75.000 Russes. A midi, il était temps que Napoléon arrivât. Il arriva en effet, rayonnant, heureux de traverser ce cadre verdoyant, si favorable au développement de la bravoure française, qui a besoin de la sérénité de la nature et de la gaieté du ciel. Jamais les Français ne se battent mieux qu'au printemps. Les Russes, acculés par la combinaison de Napoléon, si héroïquement exécutée par Lannes, Oudinot et Mortier dans la matinée, étaient repoussés de l'autre côté de l'Aile et obligés de la repasser devant lui pour secourir Kœnigsberg. L'effort du matin avait fatigué les troupes. Quelques généraux opinaient pour la remise au lendemain de la seconde partie de la bataille. Napoléon sourit. Ce n'est pas lui qui ajournera les faveurs d'une occasion unique. Il lance Ney qui part comme un lion, et il place successivement ses maréchaux et ses 90.000 hommes. Au premier ébranlement, au premier choc, 2.000 Russes sont d'un coup jetés dans l'Alle où ils se noient.

Le 14 juin, à dix heures et demie du soir, Napoléon était complètement victorieux sur la droite et sur la gauche, et, sur le champ de bataille de Friedland, évacué par l'ennemi en déroute ou en retraite, on criait avec enthousiasme : Vive l'empereur ! On n'avait pas crié à Eylau. 25.000 Russes tués, blessés ou noyés, couvraient de leurs corps les deux routes de l'Aile ; Friedland et les villages voisins en feu éclairaient cette scène de gloire et de mort d'une torche joyeuse. Napoléon, à qui son art de disposer et de mobiliser les masses avait permis de développer 80.000 hommes à Friedland en en poussant 60.000 sur Kœnigsberg, poursuivit, avec un élan que la victoire avait exalté, les masses russes en fuite vers le Niémen. Les généraux Lestocq et Kamenski, abandonnant Kœnigsberg au maréchal Soult, s'empressèrent d'essayer de les rejoindre, livrant aux Français les immenses approvisionnements en blés, en vins, en fusils, et hélas ! en blessés des deux nations, qu'ils ne pouvaient plus défendre.

Le 19, tandis que la cour de Prusse se réfugiait dans la petite ville frontière de Memel, la dernière du royaume fondé par le grand Frédéric, nos coureurs se trouvaient sur les bords du Niémen, derrière lequel, après avoir coupé les ponts, l'armée russe s'était retranchée, et recevaient en riant, sur cette limite de la civilisation, quelques flèches de Kalmouks.

Là devait se terminer la marche audacieuse de l'armée française, qui, partie du camp de Boulogne en 1805, avait parcouru la plus grande étendue du continent, et vaincu en vingt mois toutes les armées européennes. Le nouvel Alexandre allait s'arrêter enfin, non par la fatigue de ses soldats, prêts à le suivre partout où il aurait désiré les conduire, mais par l'épuisement de ses ennemis, incapables de lui résister plus longtemps et obligés de lui demander la paix dont ils avaient eu l'imprudence de ne pas vouloir quelques jours auparavant[16].

 

Le 19 juin, tandis que la reine de Prusse voilait sa beauté flétrie d'un mélancolique deuil et pleurait à Memel, solitaire, les premières larmes de ce désespoir qui devait l'emporter de la vie avant la vengeance, — spirituelle et ambitieuse femme, reine charmante et fatale, à l'influence funeste et à la mémoire adorée, trop frêle et hardie fauvette, tuée du seul vent que font en tournoyant les ailes des aigles aux prises, — Napoléon attendait l'ouverture des négociations fameuses de Tilsitt. Là devaient s'embrasser l'empereur victorieux et l'empereur oublieux, jetant comme une aumône les débris de ses États au roi de Prusse, — aigle triste et maigre, réduit aux restes de la gigantesque curée où s'assouvit l'appétit des aigles triomphants, qui se partagent la proie future du monde entier.

Le 22 juin, Napoléon félicitait ses soldats :

Des bords de la Vistule nous sommes arrivés sur ceux du Niémen avec la rapidité de l'aigle. Vous célébrâtes à Austerlitz l'anniversaire du couronnement ; vous avez cette année dignement célébré celui de la bataille de Marengo, qui mit fin à la guerre de la seconde coalition.

Français ! vous avez été digne de vous et de moi. Vous rentrerez en France couverts de lauriers et après avoir obtenu une paix glorieuse qui porte avec elle la garantie de sa durée. Il est temps que notre patrie vive en repos, à l'abri de la maligne influence de l'Angleterre. Mes bienfaits vous prouveront ma reconnaissance et toute l'étendue de l'amour que je vous porte.

 

Le 25 juin, un radeau sur le Niémen servait de théâtre à l'cn1 revue solennelle de Napoléon et d'Alexandre, qui s'abordaient en s'embrassant, aux applaudissements partis des deux rives. Le même jour commençait cet échange de sympathies, cette émulation de bons procédés, cet assaut de confiance et de courtoisie qui devait attacher pour un temps à la fortune de Napoléon, dont le génie était aussi aimable que puissant, un prince étonné, flatté, attiré, charmé, fasciné par l'homme extraordinaire qui l'honorait de sa confidence et l'associait à la gloire de ses desseins, plus grands pour l'ambition française que ceux de Charlemagne, plus grands pour l'ambition russe que ceux de Pierre le Grand.

Dès ce jour-là, Alexandre fut conquis aussi sûrement — pour un temps du moins, car les natures impressionnables ont de terribles revanches d'infidélité — qu'il avait été vaincu, à ce point de tout en oublier, jusqu'au roi, jusqu'à la reine de Prusse, dignes d'un plus long souvenir. Le 26 juin, une nouvelle entrevue fit paraître à côté d'Alexandre souriant le triste, gauche et roide Frédéric. Dès le 26 au soir, l'empereur de Russie et l'empereur des Français, écartant un tiers importun et morose, logent ensemble, mangent ensemble, vivent ensemble à Tilsitt, humble hameau à jamais illustré par ce séjour, ces conversations, ces actes, ces projets d'Alexandre et de Napoléon : groupe héroïque et majestueux, heureux et fraternel, où l'un déploie toute la grandeur de la simplicité et ajoute les triomphes de l'esprit à ceux des armes, et où l'autre cache encore sous l'insinuante douceur et la chevaleresque élégance d'un Français du Nord, toutes les finesses d'un Grec du Bas-Empire. La reine de Prusse, vaincue dans ses regrets et dans ses espérances, dans ses affections et dans ses charmes, essaye en vain de réparer la faute de ses conseils en mettant une héroïque coquetterie au service du salut d'un peuple. Elle n'arrache pas même à la courtoise réserve de Napoléon cette galanterie de la cession de Magdebourg, et se retire, la mort dans l'âme, de cette inutile visite, où la femme et la reine ont essuyé une double déception, une double défaite. La malicieuse clémence de Napoléon accordera plus à la tristesse d'un mari qui n'est pas bon cavalier, qu'à la grâce d'une épouse qui est trop bonne amazone, et c'est encore la dignité d'un honnête homme inspirant à son vainqueur la modération de la pitié, qui. sauvera la Prusse. Prodigue avec Alexandre, Napoléon, toutefois, sera parcimonieux pour Frédéric, et la paix de 1807 couvera les levains amers qui feront explosion en 1815.

Le 7 juillet fut conclu et le 8 juillet 1807 fut signé le traité de Tilsitt,

Il y eut trois genres de stipulations :

Un traité patent de la France avec la Russie, et un autre de la France avec la Prusse ;

Des articles secrets ajoutés à ce double traité ;

Enfin un traité occulte d'alliance offensive et défensive entre la France et la Russie, qu'on s'engageait à envelopper d'un secret absolu, tant que les deux parties ne seraient pas d'accord pour le publier.

Les deux traités patents entre la France, la Russie et la Prusse, contenaient les stipulations suivantes :

Restitution au roi de Prusse, en considération de l'empereur de Russie, de la vieille Prusse, de la Poméranie, du Brandebourg, de la haute et basse Silésie.

Abandon à la France de toutes les provinces à la gauche de l'Elbe, pour en composer, avec le grand-duché de liesse, un royaume de Westphalie au profit du plus jeune des frères de Napoléon, le prince Jérôme Bonaparte ;

Abandon des duchés de Posen et de Varsovie, pour en former un État polonais, qui, sous le titre de grand-duché de Varsovie, serait attribué au roi de Saxe, avec une route militaire à travers la Silésie, qui donnera passage d'Allemagne en Pologne.

Reconnaissance, par la Russie et par la Prusse, de Louis Bonaparte en qualité de roi de Hollande ; de Joseph Bonaparte, en qualité de roi de Naples, de Jérôme Bonaparte, en qualité de roi de Westphalie ; reconnaissance de la Confédération du Rhin, et, en général, de tous les États créés par Napoléon ;

Rétablissement dans leurs souverainetés des princes d'Oldenbourg et de Mecklembourg, mais occupation de leur territoire par les troupes françaises, pour l'exécution du blocus continental ;

Enfin, médiation de la Russie, pour rétablir la paix entre la France et l'Angleterre ;

Médiation de la France pour rétablir la paix entre la Porte et la Russie.

Les articles secrets contenaient les stipulations suivantes :

Restitution aux Français des bouches du Cattaro ;

Abandon des Sept-Iles, qui devaient désormais appartenir à la France en toute propriété ;

Promesse à l'égard de Joseph, déjà reconnu roi de Naples dans le traité patent, de le reconnaître aussi roi des Deux-Siciles, quand les Bourbons de Naples auraient été indemnisés au moyen des Baléares ou de Candie ;

Promesse, en cas de réunion du Hanovre au royaume de Westphalie, de restituer à la Prusse, sur la gauche de l'Elbe, un territoire peuplé de trois ou quatre cent mille habitants ;

Traitements viagers, enfin, assurés aux chefs dépossédés des maisons de Hesse, de Brunswick, de Nassau-Orange.

Le traité occulte, le plus important de tous ceux qui étaient signés dans le moment et qu'on se promettait d'envelopper d'un secret inviolable, contenait l'engagement, de la part de la Russie et de la France, de faire cause commune en toute circonstance, d'unir leurs forces de terre et de mer dans toute guerre qu'elles auraient à soutenir ; de prendre les armes contre l'Angleterre, si elle ne souscrivait pas aux conditions proposées ; contre la Porte, si celle-ci n'acceptait pas la médiation de la France, et, dans ce dernier cas, de soustraire, disait le texte, les provinces d'Europe aux vexations de la Porte, excepté Constantinople et la Roumélie. Les deux puissances s'engageaient à sommer en commun la Suède, le Danemark, le Portugal, l'Autriche elle-même, de concourir aux projets de la France el de la Russie, c'est-à-dire de fermer leurs ports à l'Angleterre et de lui déclarer la guerre[17].

 

Ce traité étrange et sublime, dont l'or n'était pas sans alliage et dont le sort devait être fatal comme celui de toute œuvre inspirée par les circonstances plus que par les principes, sortie d'un cerveau puissant plus que de la nature des choses, et qui dépasse et défie les limites de la prévoyance humaine, fut signé, dans ce qu'il avait d'impunément public, et non d'audacieusement mystérieux, et ratifié, le 9 juillet 1807, par Alexandre radieux, Napoléon satisfait, Frédéric résigné. Le même jour eurent lieu les adieux familiers à la fois et solennels des deux empereurs, l'un pressé de s'éloigner de la tristesse importune d'alliés sacrifiés, l'autre pressé d'aller gouverner après avoir tant combattu, et de rentrer en France au milieu du prestige de la conquête politique de la Russie et de ce triomphe sans précédents du colosse du Nord dompté et attelé docilement au char de la fortune napoléonienne et de la grandeur de la France. Après avoir réglé les conditions et les délais de l'évacuation progressive de l'armée française et de l'éloignement de ces flots armés, destinés désormais a inonder le Midi, où couvait la tempête ; après avoir distribué aux quatre maréchaux, Soult, Davoust, Masséna et Brune, le commandement des troupes ; après avoir, enfin, traversé à Dresde les hommages enorgueillis et reconnaissants du roi de Saxe, créé grand-duc de Varsovie, Napoléon repartit pour Paris, et la capitale, impatiente de recevoir la chaleur de cet astre glorieux, dont depuis un an elle ne percevait que la lumière, put le saluer enfin, le 27 juillet, de ses acclamations.

 

 

 



[1] La première pierre en fut posée le 9 novembre 1804 par le maréchal Soult.

[2] Thiers.

[3] Thiers.

[4] Thiers.

[5] Thiers.

[6] Mémoires d'Outre-tombe, éd. H. Deros, 1852, t. I, p. 456.

[7] Thiers.

[8] Thiers.

[9] Thiers.

[10] Thiers.

[11] Tome II, p. 165.

[12] Thiers.

[13] Thiers.

[14] Thiers.

[15] Thiers.

[16] Thiers.

[17] Thiers.