NAPOLÉON ET SA FAMILLE – 1769-1821

LIVRE TROISIÈME. — LE PREMIER CONSEIL - 1799-1804

 

CHAPITRE III. — LE CONSULAT À VIE - 1802-1804.

 

 

Caractère politique et civil de cette période. — Proclamation de la paix générale et programme du gouvernement. — Préliminaires de Londres. — Concordat du 15 juillet 1801. — Caractère et moyens de cette grande mesure. — Contraste de l'attitude de l'Église et de la France en présence du rétablissement du culte. — Prestige de Bonaparte. — Charme de Joséphine. — M. Fox et M. de Calonne à Paris. — Voyage triomphal de Lyon. — Le Premier consul accepte la présidence de la république italienne. — Revue des vétérans d'Italie et d'Égypte. — Accueil fait par le Corps législatif au traité d'Amiens et au Concordat. — Votes caractéristiques. — Réorganisation du clergé. — Choix heureux de Bonaparte. — Inauguration à Notre-Dame du rétablissement du culte. — Double résurrection fêtée par les Pâques de 1802. — Bonaparte et Joséphine entraînent les récalcitrants à l'autel. — Le Génie du christianisme. — Sa dédicace à Bonaparte. — Rappel des émigrés. — Institution de la Légion d'honneur. — Mouvement universel et spontané d'admiration et de reconnaissance dont Bonaparte est l'objet. — Plébiscite et sénatus-consulte décernant au Premier consul le pouvoir à vie. — Modifications constitutionnelles et gouvernementales. — Saint-Cloud succède à la Malmaison. — Renaissance du goût de la nature. — Tableaux de villégiature et de famille. — Affaire des sécularisations allemandes et de la médiation suisse. — Politique coloniale de Bonaparte. — Expédition de Saint-Domingue. — Ombrages jaloux de l'Angleterre. — Rupture de la paix d'Amiens. — Préparatifs gigantesques de Bonaparte. — Cession de la Louisiane. — Camp de Boulogne. — Conspiration de Cadoudal, Pichegru et Moreau. — Jugement et exécution du duc d'Enghien. — La vérité historique et morale sur cette affaire.

 

La période toute politique et civile dont nous allons esquisser l'image ne ressemble en rien à celle qui la précède, ni à celle qui la suivra. De 1802 à 1804, la figure de la France est heureusement modifiée. De menaçante devenue souriante, elle jette l'épée pour le flambeau, et ne pousse plus le canon, mais la charrue, dans les champs fertilisés. La couronne militaire se change sur son front en couronne civique, et le chêne y succède au laurier. Tout à l'heure, au cri non plus de la patrie en danger, mais de la blessure de l'orgueil national à venger, il faudra abandonner les travaux de la paix pour ceux de la guerre, et reparaître le casque en tête et le glaive au poing dans la lice européenne où nous défie l'Angleterre. Raison de plus pour profiter de l'éclaircie de ces deux ans de paix, modeste et féconde oasis entre les aridités de la guerre et les stérilités de la victoire, pour nous abandonner un moment au charme de ce doux bruit de la civilisation en travail, préférable au farouche fracas des armes, et pour dire la pastorale et l'idylle de ce Consulat réorganisateur, trop vite corrompu par l'ode et emporté par l'épopée. La période administrative, politique, civile du Consulat, s'ouvre à ce second anniversaire du 18 brumaire an X (9 novembre 1801), salué par Bonaparte lui-même de cette proclamation :

Français ! vous l'avez enfin tout entière, cette paix que vous avez méritée par de si longs et de si généreux efforts ! Le monde ne vous offre plus que des nations amies, et sur toutes les mers s'ouvrent pour vos vaisseaux des ports hospitaliers. Fidèle à vos vœux et à ses promesses, le gouvernement n'a cédé ni à l'ambition des conquêtes, ni à l'attrait des entreprises hardies et extraordinaires. Son devoir était de rendre le repos à l'humanité, et de rapprocher, par des liens solides et durables, cette grande famille européenne, dont la destinée est de faire les destinées de l'univers. A la gloire des combats, faisons succéder une gloire plus douce pour les citoyens, moins redoutable pour nos voisins. Perfectionnons, mais surtout apprenons aux générations naissantes à chérir nos institutions et nos lois. Qu'elles croissent pour l'égalité civile, pour la liberté publique, pour la prospérité nationale.

 

La réalisation de ce magnifique programme, inauguré sous de si heureux auspices par la signature des préliminaires du Concordat (15 juillet 1801) et des préliminaires de Londres (1er octobre), fut consommée par la proclamation de la paix définitive et le rétablissement solennel du culte. C'est en mars et en avril 1802 que devaient être réalisées complètement ces deux grandes espérances qui tiennent toute la fin de l'année 1801 le cœur de la nation frémissant : la restauration de la paix et la restauration de Dieu. La première, ne touchant qu'aux intérêts matériels, ne donna pas à ses auteurs le quart du mal que leur causa la seconde, qui soulevait tant de passions dans un pays brouillé depuis dix ans avec les cieux fermés, où l'idolâtrie matérialiste avait fait perdre aux uns le noble souci des destinées de l'âme, mais où le goût de l'infini et la terreur de l'inconnu, qu'apaisent seules les sécurités catholiques, ne s'étaient, chez les autres, qu'irrités davantage d'un long jeûne de prière et de consolation.

Laissant son frère Joseph, dont la douceur sympathisait à merveille avec la loyauté chevaleresque de Cornwallis, achever ce traité, devenu par le mutuel attrait des qualités des deux négociateurs une affaire de transaction et un contrat entre gentlemen, le Premier consul prit en main les rênes de cette difficile négociation qui avait à traverser impunément tant d'abîmes, à donner à la fois le vertige aux scrupules de l'Eglise et aux impatiences de la Révolution, avant d'aboutir à ce pont sauveur du Concordat. Le 15 juillet 1801, cet immense résultat avait été obtenu d'un acte signé par les plénipotentiaires des deux puissances sur ces bases qui nous semblent si simples, aujourd'hui qu'elles font partie des fondements de notre société, mais dont chacune alors dut être extraite péniblement et douloureusement du rocher de Saint-Pierre, et constitua pour la suprématie spirituelle un sacrifice en même temps qu'une conquête pour l'indépendance temporelle. Ces bases étaient : démission imposée à tous les évêques anciens titulaires ; nouvelle circonscription diocésaine ; soixante sièges au lieu de cent cinquante-huit ; composition d'un clergé nouveau, formé d'ecclésiastiques de tous les partis ; nomination de ce clergé par le Premier consul ; institution par le pape ; promesse de soumission au gouvernement établi ; salaire sur le budget de l'État ; renonciation aux biens de l'Eglise, et reconnaissance complète de la vente de ces biens ; police des cultes déférée à l'autorité civile, représentée par le conseil d'Etat ; enfin, pardon de l'Église aux prêtres mariés et leur réunion à la communion catholique.

Dans les négociations qui aboutirent au Concordat du 15 juillet 1801, mais surtout dans les mutuelles concessions qui le suivirent, Bonaparte et Pie VII, qui exerçaient l'un sur l'autre un sympathique attrait, déployèrent un zèle, une persévérance, un assaut de générosité, une émulation de bons procédés qui les honore et efface, par la grandeur du résultat, quelques violences peut-être nécessaires du premier, quelques résistances inévitables du second. En somme, très-supérieurs à leurs intermédiaires de toute la hauteur de la sainteté et du génie, le Pape et le Consul se conduisirent, l'un en vrai pasteur d'âmes, l'autre en vrai pasteur d'hommes ; celui-ci défendant le droit du ciel vis-à-vis d'un général victorieux, avec la même déférence que s'il eût eu affaire à un vaincu ; celui-là, ordonnant à son ambassadeur, M. de Cacault, de traiter le pontife appauvri et désarmé comme s'il était à la tête de deux cent mille hommes. Tandis que Bonaparte attendait avec une impatience un peu impérieuse la ratification de Pie VII, Pie VII la précipitait avec la plus touchante loyauté, et triomphait, avec son énergique douceur, des scrupules théologiques de ses cardinaux et des intrigues politiques de la faction royaliste réfugiée à Rome. Celle-ci se vengeait par d'irrévérencieux et ingrats placards de la condescendance du souverain pontife, et c'est Cacault, un envoyé républicain, qui donnait l'exemple du respect pour Pie VII et ne parlait qu'avec une admiration émue de cette agitation, de cette inquiétude, de cette crainte et de ce désir du pape pareil à la fiancée qui n'ose se réjouir du grand jour de son mariage. Enfin était consommé cet ouvrage d'un héros et d'un saint et éclatait ce succès obtenu sans violence ni sans corruption.

Chose étrange et qui peint bien le temps, c'est à ce moment qu'une coalition de mauvaise volonté laïque, d'opposition civile, arrêta l'essor de la colombe envolée du Vatican, le rameau d'olivier au bec, et que les esprits forts du Tribunat, les jansénistes du Corps législatif et les légistes philosophes du conseil d'Etat, la menacèrent à la fois de leurs flèches et de leurs filets. L'exemple de la modération, de la résignation, du sacrifice, devait donc partir de ces sphères et de ce siège inébranlable de la papauté, dont le devoir et l'honneur semblent être de ne rien céder au progrès ; et c'est au contraire la Révolution qui, par les ombrages et les manèges de quelques-uns de ses représentants, afficha l'intolérance et le mécontentement. Là où les cardinaux cédaient, les anciens conventionnels se rebiffèrent, et, impatiente de tout frein, l'impiété, se criant violée, essaya de se dérober au joug qu'acceptait la vertu. Pour triompher de ces effarouchements qu'envenimaient tous les mauvais levains de la jalousie républicaine, de la susceptibilité législative, de l'opposition quand même, Bonaparte lui-même fut obligé d'attendre et de confier au subtil génie de Cambacérès les moyens d'éviter une collision inévitable entre un pouvoir qui refusait à l'autre le droit de faire le bien à son gré, et une autorité incapable de supporter longtemps la tyrannie des discours. Tandis que profitant de l'article 38 de la constitution de l'an VIII, qui fixait à l'an X le renouvellement du premier quart du Corps législatif et du Tribunat, Cambacérès, d'accord avec Tronchet, éliminait par le scrutin du Sénat, plus sûr que le sort ou l'élection, soixante députés et vingt tribuns, et prévenait un conflit plus dangereux, avec le caractère du Consul et l'état de l'opinion, que tout abus, Bonaparte recueillait dans les témoignages de l'admiration universelle la récompense de ses efforts. Paris, où renaissait le luxe et où les salons s'étaient rouverts sous la sympathique influence de Joséphine, dont le sourire, astre de sociabilité et de conciliation, fondait les glaces aristocratiques et dissipait peu à peu les nuages républicains, recevait des visites qui étaient à elles seules le plus imprévu et le plus éloquent des hommages. La vieille Angleterre et la vieille France, dans la personne de l'illustre Fox et du célèbre Calonne, se coudoyaient parmi les premiers courtisans du Premier consul, et abjuraient leurs haines ou leurs préjugés devant les grandes choses qu'il avait faites.

Le 31 janvier (11 pluviôse 1802), le Premier consul, revenu de ce voyage triomphal de Lyon où il avait reçu de l'acclamation des représentants de la République italienne, sortie toute armée des combinaisons de son puissant cerveau, et accepté le Litre de son président, débarrassé des soins et des soucis des préparatifs de l'expédition de Saint- Domingue, confiée à son beau-frère Leclerc, et qui emportait avec lui sa sœur la plus chère (14 décembre 1801), reparut à Paris pour présenter au Corps législatif, qu'on avait épuré en son absence, faute de pouvoir le dissoudre, les grands desseins qu'à ce moment il avait le plus à cœur : la restauration du culte catholique, l'organisation de l'instruction publique, le rappel des émigrés et l'institution de la Légion d'honneur.

Le premier surtout de ces projets excitait en lui l'impatience d'une sollicitude reconnaissante. Il revenait de Lyon, où la Consulte italienne, composée des notabilités politiques, militaires et ecclésiastiques d'un pays demeuré fidèle à la foi de nos pères et au culte du catholicisme, lui avait spontanément donné cette grande marque de confiance et de reconnaissance, de lui sacrifier l'indépendance de la république fondée par lui, pour obtenir le bienfait de son gouvernement. Il venait de Lyon, une des villes les plus éprouvées par les crimes et les malheurs révolutionnaires, encore en deuil de son siège mémorable, et portant sur ses murailles les cicatrices des vengeances de la liberté et des martyres de la fidélité. Cette ville héroïque avait la première deviné, aimé, salué, à ses retours d'Italie ou d'Égypte, Bonaparte, qui lui rendait cette prédilection. Il y était accompagné de la pieuse Joséphine, aux mélancoliques regrets, aux pressentiments superstitieux, que tourmentait une sorte de nostalgie de l'autel. Au milieu de ces émotions de son triomphe politique et militaire, des acclamations de ces citoyens d'Italie heureux de se dire ses sujets, des vivats, des larmes, des embrassements de ses généraux d'Égypte, lui présentant, de retour, les phalanges bronzées avec lesquelles il avaient traversé les déserts bibliques, bu de l'eau du Jourdain et cueilli les palmes de Jérusalem, Bonaparte, il n'en faut pas douter, sentit lui-même l'empire de ces grandes pensées qui viennent si souvent du cœur. Il éprouva quelque chose de cette impatience de prière, de ce besoin d'actions de grâces, de ce soupir vers le ciel qui troublait le bonheur de la France, empoisonnait sa joie et l'empêchait de se donner tout entière, comme Joséphine elle-même, à son amour pour un héros brouillé avec son Dieu. Bonaparte, qui n'avait aucune des illusions et des faiblesses qui font la dévotion et surtout le fanatisme, n'avait non plus aucun de ces mépris de la sottise et de ces fanfaronnades de la peur dont se compose l'athéisme. Il croyait en Dieu comme tout homme grand qui sent là-haut plus grand que lui, et il se souvenait parfois avec attendrissement de ses prières d'enfant, de ces fêtes pleines de couleur et d'harmonie, de musique, de fleurs et d'encens, de la rêverie émue que soulevaient toujours en lui le bruit de l'orgue ou le son des cloches, de la foi naïve des paysans vendéens, consolés de tout par un signe de croix, et de la pauvreté souriante des prêtres émigrés des Etats romains, oubliant la misère et l'exil avec les délices de l'hostie. Le moment était venu d'exaucer cette immense aspiration vers le bienfait d'une religion capable de tels miracles, et dont partout il avait trouvé le regret caché jusque dans les éloges donnés à sa gloire.

Le Premier consul revint donc à Paris, décidé à vaincre tous les obstacles qui s'opposeraient à la réalisation de ce double vœu de la nation, que la gloire même n'avait pu lui faire oublier : la paix des intérêts et la paix des consciences.

L'approbation encore disputée, mais certaine, du Corps législatif, convoqué en session extraordinaire, du 5 avril au 20 mai 1802, devait le dédommager des taquineries mesquines, des contradictions étroites et de la systématique opposition de ces rodomonts de liberté, de ces fanfarons d'athéisme, de ces matérialistes endurcis, de ces formalistes exaspérés, qui avaient chicané le traité de paix avec la Russie sous prétexte d'une susceptibilité grammaticale, et qui avaient essayé de diffamer de leur critique et de ridiculiser de leur satire les trois premiers titres du Code civil, chef-d'œuvre des Tronchet, des Bigot de Préameneu, des Malleville et des Portalis, en vain défendus par l'éloquence de ce dernier, contre les épigrammes des Benjamin Constant, des Chénier, des Ginguené et des Andrieux.

L'équilibre du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, désormais assuré par le silence de ces ardélions de médiocrité, de ces procureurs de tribune, harcelant de leur piqûre importune le lion au repos, et prenant leur bourdonnement de mouche du coche pour le bruit du progrès, promettait une plus équitable appréciation et une solution plus favorable au réorganisateur armé de ce double titre à la justice des contemporains et de la postérité : le traité d'Amiens (25 mars 1802) de la main droite et le Concordat de la main gauche.

La sanction législative était la seule formalité qui arrêtât encore la promulgation de ce dernier grand acte, combattu par ceux qu'il favorisait le plus, contredit par les derniers efforts de ce rationalisme gallican dont il con sacrait l'indépendance et réparait les griefs, de ce grand acte que le passeport des articles organiques, formulant en loi constitutionnelle la déclaration de 1682, ne dispensa pas d'un délai humiliant et d'une suprême discussion, qu'il fut plus difficile enfin de faire accepter de ceux qu'il sacrifiait que de ceux qu'il vengeait. La consolation des témoignages de soumission, de concorde et de charité que donnèrent à l'envi les deux Églises rivales issues de la Révolution, ne manqua pas du moins au Premier consul, de même que leur leçon et leur exemple au Corps législatif. Tandis que l'adoption du Concordat, charte de la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, et de l'émancipation de la raison victorieuse des antiques tyrannies de la foi, rencontrait au Tribunat une minorité de sept et au Corps législatif une minorité de vingt et une voix, elle était préparée et saluée d'avance par l'unanimité de soumission et de sacrifice des prélats constitutionnels et des prélats orthodoxes, abjurant à l'envi leurs droits et leurs préjugés, avec l'émulation d'enthousiasme d'une nouvelle nuit du 4 août des privilèges ecclésiastiques, et immolant les rancunes de l'autel sur l'autel de la patrie. Il suffit de l'appel du Consul et de l'appel du souverain pontife pour ramener à la mesure douloureuse et nécessaire de l'oubli de leurs injures réciproques et de la démission de leurs sièges les évêques insermentés, qui avaient payé de l'exil la fidélité aux traditions, et des évêques assermentés, qui expiaient par le mépris des populations et les rigueurs du Saint-Siège leur prétendue apostasie et leur apparente rébellion. Les prélats constitutionnels, qui pouvaient se considérer surtout comme sacrifiés par la politique du Premier consul, et qui étaient au nombre de cinquante, résignèrent tous leur siège, avec la même soumission qu'ils avaient déjà témoignée en fermant leur intempestif concile de Notre-Dame. Quinze anciens prélats rentrés en France, et qui représentaient l'élite d'un haut clergé, distingué également par les lumières et la naissance, M. de Belloy, digne successeur de Belzunce, M. de Bausset, digne historien de Fénelon et de Bossuet, les Bohan, les la Tour d'Auvergne, les la Tour du Pin, les Castellane, les Polignac, les Clermont-Tonnerre, les imitèrent, et donnèrent le branle à cet héroïque mouvement qui, propagé à travers l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne, ne trouva qu'en Angleterre l'incorrigible obstination et l'implacable refus des dix-huit évêques de l'émigration et de la conspiration, dont se détachèrent noblement MM. de Cicé, de Boisgelin, d'Osmond, de Noë et du Plessis-d'Argentré.

C'est le jour de Pâques de 1802 que le Premier consul avait habilement et délicatement choisi pour inaugurer à la fois la renaissance de la paix et la résurrection du culte.

Il avait pensé avec raison que la proclamation de la paix définitive était le moment où l'on pourrait, à la faveur de la joie publique, donner pour la première fois le spectacle du gouvernement républicain prosterné au pied des autels, et remerciant la Providence des bienfaits qu'il en avait reçus[1].

 

Les choix, concertés avec le sage Portalis et l'habile Bernier, qui préludèrent à cette grande réconciliation de la France consulaire avec le Dieu éternel, furent inspirés par l'éclectisme le plus discret et les plus larges vues de réparation. Le vénérable et prudent M. de Belloy reçut l'archevêché de Paris, où de tout temps il a fallu, mais où il fallait, alors plus que jamais, l'autorité du caractère fondée sur sa modération même, l'exemple de la vertu et l'inspiration d'un patriotique dévouement et d'une indépendante raison. M. de Boisgelin, jadis archevêque d'Aix, devint archevêque de Tours. M. de la Tour du Pin, ancien archevêque d'Auch, descendit sans déchoir à l'évêché de Troyes. M. de Roquelaure honora de ses lumières et de ses mœurs l'archevêché de Malines. Le siège archiépiscopal de Rouen et le siège primatial de Lyon récompensèrent, dans MM. de Cambacérès et Fesch, les services du second consul et ceux de l'oncle du premier. M. de Pancemont, l'insinuant curé de Saint-Sulpice, fut chargé d'adoucir du miel évangélique les âpretés de la piété bretonne et d'apprivoiser ses rudesses devenues sauvages ; l'abbé Bernier, destiné au cardinalat, trouva dans l'évêché d'Orléans le premier prix de son décisif concours. Deux seuls prélats constitutionnels tranchaient, sans la troubler, en l'animant de leur libéral et plébéien visage, sur cette unanimité orthodoxe : MM. Lecoz, archevêque de Besançon, et Primat, archevêque Toulouse.

Les difficultés de principes et de personnes ayant été ainsi successivement et laborieusement aplanies, le Premier consul inaugura à la fois la réconciliation avec le Saint-Siège par une audience solennelle accordée au cardinal-légat Caprara, devant la croix d'or duquel s'inclinèrent, pour la première fois, les drapeaux de la République et les épées de sa garde, et le rétablissement du culte par la cérémonie de l'institution épiscopale et du sacre des quatre nouveaux pasteurs, les premiers agréés par le représentant du pape. Le 11 germinal an X (9 avril 1802), l'église Notre-Dame, souillée des pompes païennes de la Révolution, et évacuée, non sans peine, par les gardiens du culte assermenté, était purifiée et réjouie par la cérémonie de ce sacre, accomplie au milieu d'une simplicité et d'une pauvreté dignes des premiers temps évangéliques, mais parée de l'encombrement d'une foule émue. C'était le dimanche des Rameaux, dont les rues, veuves de leurs tentures et de leurs guirlandes, et les maisons privées du buis bénit, avaient, depuis dix ans, attendu le retour.

Le dimanche suivant, jour de Pâques, retentit enfin le Te Deum solennel delà France réconciliée, entonné par le cardinal Caprara d'une voix étouffée par des sanglots de joie, et répété dans les cœurs d'une brillante et nombreuse assistance, précédée des trois consuls en habit rouge brodé d'or et de Joséphine et de sa cour, composée surtout de sa famille. Lui, de son ordre, de son exemple et du froncement de son sourcil olympien, avait entraîné à sa suite les généraux frondeurs, les conseillers d'État boudeurs, et les tribuns réfractaires qui, Lannes et Augereau en tête, durent, bon gré mal gré, mettre la main au bénitier, et courber devant l'hostie ce front qui ne se baissait pas devant le canon. Elle, de son sourire, de son gracieux mouvement de tête auquel on ne résistait pas, de sa démarche de déesse familière, et de cette belle main qui dirigeait la mode et donnait le signal des pardons, elle avait entraîné toutes les femmes à cette visite printanière au Dieu ressuscité, au Dieu libérateur qui les avait tirées, elle et tant d'autres, de l'enfer des prisons, et avait, de son pied étincelant, renversé l'échafaud (18 avril 1802, 28 germinal an X).

Le lendemain de ce grand jour de l'inauguration du culte et de l'échange des ratifications de la paix générale, paraissait, dans le Moniteur, le compte rendu favorable, par M. de Fontanes, futur grand-maître de l'Université, d'un ouvrage plein d'actualité par son sujet, et assuré par le style de l'immortalité de la religion dont il célébrait les grandeurs et les poésies. C'était le Génie du Christianisme, œuvre d'un émigré breton d'un grand nom, rentré depuis peu, après les rudes épreuves d'une campagne sur le Rhin et de la misère à Londres, M. de Chateaubriand, allié de Malesherbes, futur secrétaire du cardinal Fesch, futur chef de l'opposition académique, futur auteur de ce pamphlet Buonaparte et les Bourbons, pire contre Napoléon qu'une armée, mais qui, en attendant, allait dédier respectueusement à Bonaparte sa seconde édition, par une lettre qu'il a oubliée de citer dans ses Mémoires d'outre-tombe[2].

Le sénatus-consulte du 26 avril 1802 (6 floréal an X), qui rouvrait les portes de la patrie à tous les émigrés qui n'étaient pas incorrigibles, et réparait, des spoliations révolutionnaires, tout ce qui n'était pas irréparable, compléta l'œuvre de la pacification générale par un pardon plus efficace que toutes les rigueurs.

Peu de temps après, par suite de ce système de pondération et d'équilibre qui devait, à l'intérieur, diriger la politique consulaire, les services rendus à la patrie recevaient, sous la forme d'une récompense graduée selon les mérites, mais accessible à tous, et qui faisait de l'honneur un patrimoine commun, leur hommage et leur tribut dans l'institution de la Légion d'honneur fondation de la République, que la monarchie a conservée, dont l'étoile, depuis cinquante ans, a lui sur tant de nobles poitrines, et dont le ruban rouge s'est teint du sang de tant d'héroïsmes.

Le projet de loi de la Légion d'honneur, au milieu de 1802, et celui de l'organisation de l'instruction publique, double et glorieux objet de cette sollicitude infatigable d'un génie créateur appliqué à mettre l'ordre, le mouvement et l'harmonie delà mécanique céleste, qu'expliquait en ce moment la Place, dans la machine gouvernementale, furent d'abord portés au conseil d'Etat et alimentèrent une discussion qui pourrait encore fournir, à un réformateur napoléonien retrempant à ces sources fécondes des institutions dégénérées, plus d'un motif et plus d'un progrès. La même résistance incrédule qui avait été opposée au rétablissement du culte, le Premier consul la rencontra dans cette assemblée, pourtant illustre et éclairée, mais qui regardait dans le passé au lieu de voir dans l'avenir, redoutait dans toute distinction le réveil du privilège et combattait dans cette noblesse du mérite, aristocratie de l'égalité, une sorte de fantôme qui lui semblait féodal. A force d'éloquence et d'énergie, le Premier consul, défenseur de ces projets mal compris qu'on lui conseillait d'ajourner, triompha des objections du conseil d'État. Au Corps législatif — ces chiffres sont instructifs et caractéristiques —, la loi sur l'instruction publique, germe toujours fécond de celles qui se sont succédé depuis, fut votée par 251 voix contre 27, et au Tribunat par 80 contre 9. La loi sur la Légion d'honneur, plus vivement controversée, et qui soulevait des répugnances ou des préventions plus nombreuses et plus vives, n'obtint au Tribunat que 56 boules blanches contre 58 noires. Au Corps législatif, 110 suffrages contraires balancèrent presque 166 suffrages favorables.

La présentation au Corps législatif du traité d'Amiens termina dignement cette courte et mémorable session. Elle donna lieu à une manifestation spontanée à l'origine, habilement dirigée dans ses moyens par des amis prévoyants, et qui ne manqua, tout en s'en rapprochant autant que possible, que par la faute de la discrétion et de la dissimulation du Premier consul, le but auquel sa légitime ambition avait espéré peut-être amener, par son silence même, la reconnaissance et l'admiration de la nation. Bonaparte se trompait. Non que les esprits ne fussent pas déjà mûrs pour la perpétuité d'un pouvoir qui marquait chaque jour par des bienfaits et répondait aux besoins et aux vœux du plus grand nombre. Mais, indifférente, par confiance et par admiration, aux scrupules fondés sur la durée du régime nouveau, l'opinion, habilement exploitée d'ailleurs par les partis qui cherchent toujours à diminuer ce qu'ils ne peuvent se dispenser d'offrir et aiment à reculer leur obéissance et à marchander leur faveur, avait encore gardé de son éducation républicaine les susceptibilités delà forme et la superstition des apparences. Bonaparte eût été roi dès 1802, s'il l'eût voulu. Et il n'a jamais plus mérité la couronne qu'à ce moment d'autorité sans abus, de victoire sans excès, d'énergie équilibrée, de fécondité mesurée, de réaction sans représailles, de réorganisation sans bouleversement, de répression sans victimes. Soit discrétion, soit pudeur, soit crainte, soit espérance, Bonaparte refusa, même à ses plus intimes, de découvrir le fond de sa pensée, et de livrer le secret de son ambition et le mystère de sa réserve. De sorte que ceux qui voulaient faire le plus s'arrêtèrent à mi-chemin, dans la crainte de faire trop, et que ceux qui voulaient accorder le moins possible furent enchantés du silence qui autorisait leur parcimonie. De là cette récompense nationale, peu digne de la générosité d'un peuple, qui doit se refuser ou se donner sans réserve, d'une simple prolongation de magistrature pour dix ans, qui portait à dix-sept ans le compte du Premier consul. C'est le 8 mai (18 floréal) que fut consommée cette solennelle maladresse du Sénat, à laquelle le Tribunat échappa par l'absence du pouvoir de la commettre. La déception fut pour Bonaparte d'autant plus vive qu'elle était plus imprévue, et que cette limitation mesquine de la récompense ressemblait à une ironie de l'ingratitude. La sagesse et la modération de Cambacérès, pleines de ressources que n'a pas toujours le dévouement, évitèrent, au dépit du Premier consul, l'égal danger et l'égal embarras, d'accepter ou de refuser. En l'absence de Bonaparte, qui était allé promener son désappointement et sa colère sous les ombrages rafraîchissants de la Malmaison, le conseil d'État, sous l'impulsion de Rœderer, habilement dirigé par Cambacérès et usurpant pour le bon motif des attributions réservées au pouvoir inamovible et constituant, c'est-à-dire au Sénat, profita, pour se mettre à sa place, de l'empressement malencontreux qui ne permettait plus de parler sans se contredire à un corps qui, le 8, avait voté seulement une prolongation décennale. Par une initiative dont le suffrage populaire effacera l'irrégularité, le conseil d'Etat arrêta un projet de délibération à soumettre au peuple français, de qui seul Bonaparte pouvait tenir légalement et dignement cette récompense nationale, si malencontreusement atténuée par des gens qui s'étaient trompés, disait malicieusement Cambacérès, pour avoir trop voulu deviner. Ce projet de plébiscite soumis au Premier consul, dont on ne voulait plus encourir le mécontentement dans une chose faite pour le satisfaire, contenait deux questions, dont la première seule fut maintenue par lui : Napoléon Bonaparte sera-t-il consul à vie ? — Il supprima, avec une prévoyante raison, le second point d'interrogation, qui l'exposait à une aliénation prématurée de sa liberté et à l'embarras d'un choix difficile : Aura-t-il la faculté de désigner son successeur ? Dans les registres ouverts à cet effet, durant un délai de trois semaines, dans toutes les mairies, aux greffes des tribunaux, chez les notaires et officiers publics, le peuple français, consulté pour la seconde fois par le gouvernement que son assentiment avait fondé, répondit affirmativement par 5.568.885 votes écrits contre l'imperceptible minorité de huit mille et quelques cents refusants.

Le 5 août 1802 (13 thermidor an X), le Sénat tout entier, conduit par son président Barthélémy, vint apporter au Premier consul, entouré du corps diplomatique, des officiers de sa maison et de tous les hauts fonctionnaires, le sénatus-consulte rendu par lui, en conformité de cette presque unanimité du suffrage populaire, par lequel il proclamait PREMIER CONSUL À VIE Napoléon Bonaparte, nommé à cette magistrature perpétuelle par le peuple français.

Le lendemain 4 août, le conseil d'État délibéra, et le Sénat adopta le sénatus-consulte dit organique, modificatif et interprétatif delà Constitution, qui complétait et consommait l'organisation définitive du gouvernement consulaire, promulguée le surlendemain 5 août, aux applaudissements de la nation, dont une imperceptible contradiction ne faisait qu'accentuer davantage la satisfaction triomphante, justifiée d'un mot par cette appréciation d'un historien illustre :

Le Tribunat et le Corps législatif se séparèrent le 20 mai (30 floréal), laissant la France dans un état dans lequel elle n'avait pas été encore et ne sera peut-être jamais.

 

Le maître d'une telle situation pouvait tout se permettre, et il faut savoir gré à Napoléon de la direction relative et de la juste réserve qu'il apporta dans les modifications à la machine constitutionnelle et gouvernementale, que comportait et qu'exigeait son nouveau titre. Il changea les ressorts et modifia les rouages de cette mécanique compliquée, dont Sieyès avait combiné l'harmonie plus abstraite que réelle, en inventeur original et en restaurateur pratique, c'est-à-dire avec bonheur et avec tact, et conserva surtout religieusement cet équilibre, encore cher aux illusions de quelques Français, entre les pièces d'origine républicaine et les adjonctions de provenance monarchique. Les principaux changements dus à cette initiative furent : l'extension du consulat viager à ses deux collègues, dont il était sûr, et qu'il associait ainsi, sans le diminuer, à la récompense de son mérite ; la suppression des listes de notabilité, remplacés par des collèges électoraux à vie, de département et d'arrondissement, élus au premier degré par les collèges de canton, composés eux-mêmes de tous les habitants ayant l'âge et la qualité de citoyen ; le maintien au Sénat du droit de choisir, sur les candidats présentés par les collèges électoraux d'arrondissement et de département, les membres du Corps législatif et du Tribunat, renouvelables chaque année par cinquième, et de l'inamovible Sénat lui-même ; la faculté donnée au Sénat d'interpréter et de modifier la Constitution, de dissoudre le Corps législatif, le Tribunat, et même de casser les jugements des tribunaux attentatoires à la sûreté de l'Etat ; disposition extraordinaire et heureusement passagère, atténuée dans ses effets par une hiérarchie des tribunaux, qui assurait leur discipline et améliorait leur recrutement.

Il faut ajouter à ces réformes l'augmentation des membres du Sénat, portés de soixante à cent vingt, dont quatorze à nommer sur-le-champ par le Sénat et quarante au choix du Premier consul ; l'augmentation du conseil d'Etat, porté à cinquante, et la diminution du Tribunat réduit au même chiffre, délibérant par sections et à huis clos ; l'institution d'un Conseil privé, investi du droit de rédiger les sénatus-consultes organiques et du droit d'avis sur la ratification des traités. Le droit de désigner son successeur de son vivant, d'abord refusé puis repris par Bonaparte, le droit de faire grâce, la jouissance d'une liste civile de six millions, complétaient, par des prérogatives d'un caractère tout monarchique et d'une latitude discrétionnaire, sinon arbitraire, ce système de gouvernement, ou le concours des pouvoirs législatif et constituant, sortis l'un et l'autre de l'élection, le Sénat par son origine, les Corps législatifs par leur source permanente, attestaient seuls l'influence démocratique et le lien révolutionnaire.

L'élévation du Premier consul, qui fit tant d'heureux, ne laissa pas aussi que de faire quelques malheureux. Parmi ceux-ci, il faut nommer Moreau, qui se trouva méconnu de toute la justice rendue à celui qu'il considérait à tort comme un rival, et duquel il s'éloigna progressivement de tout le chemin qu'on peut faire en tournant le dos à sa propre gloire, quand d'envieux on devient fâcheux et de fâcheux traître ; Fouché, devenu également suspect et désagréable à tous les partis, dont la disgrâce avait quelque chose d'expiatoire pour tout le monde, et que Bonaparte ensevelit honorablement dans une place au Sénat. Ses fonctions, réhabilitées par la suppression des moyens suspects d'un mystérieux despotisme, furent honorées des talents et de la probité du conseiller d'État Réal, administrateur vigilant, sur la mémoire duquel pèsera toujours cependant la faute de s'être, un soir de veille politique, endormi trop tôt ou réveillé trop tard, et dont l'involontaire négligence a rendu inévitable la mort du duc d'Enghien et suspecte celle de Pichegru. Citons enfin Abrial, remplacé par le grand-juge Régnier, et dédommagé par le Sénat.

Le 15 août (27 thermidor) fut célébrée, pour la première fois, avec des hommages déjà monarchiques et des acclamations encore républicaines, la fête nationale de l'anniversaire de la naissance du Premier consul. A. la fin d'août, abandonnant à la famille et à l'intimité la résidence modeste et domestique de la Malmaison, devenue trop étroite pour sa grandeur, mais où le rappelèrent plus d'une fois, jusqu'en 1809, l'attrait irrésistible et indélébile de ce petit château à jamais sacré à ses yeux par la première fortune, la première gloire et le premier amour, le Premier consul alla habiter Saint-Cloud. Ce fut là désormais le séjour habituel des villégiatures consulaires, triste lui aussi bientôt comme la grandeur. Joséphine, lasse de représentation et de parade, devait fuir plus d'une fois son gênant décorum et son solennel ennui, pour ses jardins favoris de la Malmaison, dont la célébrité la flattait tant, les allées pleines de nids et de souvenirs, les bois et les fontaines, chers aux rêveries de sa promenade, et témoins des bonnes fortunes de sa charité ; enfin, pour cet asile bourgeois, ce palais rustique, refuge des jours militants de brumaire et de Marengo, ce salon à manger à la table commune, cordiale et patriarcale, où la sympathie seule assignait les places, et où il n'y avait pas de rangs ; ce salon aux gais et familiers décamérons de belles brodeuses, rieuses, conteuses, au choc des billes, au bruit des cartes ou des dominos. La Malmaison, où elle pouvait se promener en robe de percale blanche et en chapeau de paille, la Malmaison, encore pleine des folâtres ébats d'Hortense et de ses compagnes, et où l'écho répétait encore les accents de cette tendre voix un jour inspirée ; la Malmaison, où elle fut si heureuse et si malheureuse, fut, comme Trianon pour Marie-Antoinette, la résidence de prédilection de Joséphine, et est demeurée le cadre verdoyant et fleuri de cette figure si populaire.

Toute la famille du Premier consul, du reste, et la France entière, au sortir de ces dernières épreuves de la guerre, se réfugient, se plaisent, se recueillent dans cette vie de séjours champêtres, de plaisirs rustiques, dont la mode et l'engouement succèdent aux épopées du Consulat, après avoir succédé aux drames de la Révolution. Élisa Bacciocchi est au Plessis-Chamant où, dans une retraite animée par la présence d'éloquents causeurs et de spirituels convives, elle préside à l'éducation des deux filles de son frère Lucien, devenu veuf de Christine Boyer, et remplissant par des caprices littéraires et des passions romanesques l'interrègne conjugal, que va clore cette belle et bonne Alexandrine de Bleschamp, qu'il courtise déjà, mais qui est de celles qui ne se donnent qu'à un mari : Française au cœur romain, qui demeurera le bon génie de cette vie inquiétée, l'ange gardien de cette vieillesse foudroyée, l'honneur et le charme de ce foyer errant. A Morfontaine, c'est Joseph et sa société de chasseurs, de pêcheurs, de joueurs, de diplomates, de politiques et d'hommes aimables dans tous les pays, dans tous les genres et dans tous les rangs, attirés par la cordialité sympathique et le gracieux sourire du maître et de la maîtresse de ce château magnifique et hospitalier.

Mais on a beau faire, pour l'imagination de l'historien épris de son sujet et au courant du temps, malgré les pompes de Saint-Cloud, où Bonaparte essaye à la majesté l'empire naissant, où Joséphine passe, à la sortie de la messe, la revue de ses amis, qui lui ramène toujours quelque ennemi, et où elle tient ses audiences de pardon à côté de ce cabinet d'où sort parfois la foudre ; malgré les charmes du Plessis-Chamant et son atmosphère d'éclectisme serein où la future Académie, le Tribunat en train de finir sa vie d'enfant prodigue et le romantisme encore naissant vivent aussi fraternellement qu'il est possible à des gens d'esprit ; malgré les attraits plus graves de Morfontaine, interdit pourtant aux ennuyeux et aux pédants, la vraie demeure typique des mœurs et des modes consulaires, c'est ce château de la Malmaison, cher à la botanique et aux beaux-arts, dont Le Noir, Fontaine, Thibauld, Berthauld furent les architectes et les décorateurs, Isabey et Redouté les peintres, Ventenat et Mirbel les savants, et dont le souvenir fait repasser devant nous, en épisodes comiques ou en scènes touchantes, toutes les figures importantes du Consulat et de l'Empire, tous les visages, surtout de la famille Bonaparte, qu'on ne trouve réunis que dans ces serres fameuses, cette galerie célèbre, ce parc enchanteur auxquels La Borde a justement donné la place d'honneur dans son Livre d'or des résidences princières, rustiques et historiques en 1807.

C'est là qu'en 1802 nous voyons passer successivement la belle, fière, bientôt ambitieuse Caroline Bonaparte, devenue la féconde épouse de ce hardi, étourdi, chevaleresque et soldatesque compagnon de Bonaparte, qui mêle aux épopées antiques d'Italie et d'Égypte je ne sais quelles sublimes gasconnades et quelles superbes rodomontades à l'espagnole ; Hortense, hier charmante du charme de la fleur entr'ouverte, aujourd'hui de celui de la fleur épanouie, car aujourd'hui elle est l'épouse tour à tour rieuse et mélancolique, mais encore heureuse de l'humoriste généreux et malheureux qui s'appelle Louis, devenu, malgré lui, le 5 janvier 1802, par l'inspiration alliée de Joséphine et de Napoléon et la bénédiction du cardinal Caprera, le mari d'une femme charmante, qu'il eût adorée si elle n'eût pas été sa femme. Cet ensemble de famille est complété par madame Bonaparte, encore belle en 1802, dont la gravité enjouée est assombrie d'un triple nuage, l'absence de Jérôme, de Leclerc et de Pauline, tous les trois partis pour ce funeste voyage de Saint-Domingue. Jérôme en reviendra marié malgré les siens, à la suite d'un roman trop rapidement conduit au port par le pratique puritanisme américain. Pauline en reviendra, pâle de mystérieuses tristesses et de fatigues héroïques, rapportant de ce pays fatal où la fièvre jaune a tué à ses côtés son mari, Fréron qui a failli l'être, et Jouberthon, mari de sa future belle-sœur, dans un cercueil et dans un berceau bientôt vide, tout ce qui lui reste de tant d'affections et d'espérances.

Tel est le tableau domestique dont la Malmaison fait le fond, et qu'un historien exact du Consulat doit placer à côté de celui des grands actes et des grands événements auxquels nous revenons pour descendre avec eux de la paix à la guerre, de la gloire sans faute à la gloire qui en est mêlée, de la prospérité sans nuage à la progressive adversité. Nous y arrivons rapidement, car la grande affaire diplomatique des sécularisations allemandes, ou discussion des indemnités et compensations à accorder pour la dépossession des princes tant héréditaires qu'ecclésiastiques de la rive gauche du Rhin, attribuée à la France ; et celle de l'intervention énergique et rapide qui impose à la Suisse une constitution médiatrice, ne forment que des incidents de l'action et des accessoires de notre sujet. Dans ces deux affaires, le Premier consul déploya ce contraste de souplesse et de force, de sagesse et d'audace qui fait jusqu'à ce jour un chef-d'œuvre de chacune de ses négociations, force à l'admiration ceux qu'il a vaincus, et lui donne l'autorité du génie sur ces monarques orgueilleux qui regardent désormais comme une sorte de supérieur celui qu'ils refusaient naguère de reconnaître comme un égal, et ont félicité du Consulat à vie ce même Bonaparte auquel, deux ans auparavant, on dédaignait de répondre. Mais elles ne touchent point au drame qui va se nouer à l'intérieur par la conspiration de Georges, Moreau et Pichegru, à l'extérieur par la rupture de la paix d'Amiens. A. ce moment se lève, comme un magnifique tableau de troisième acte, ce décor du camp de Boulogne où le Premier consul à vie, devenu l'Empereur, distribue à ses compagnons, à la vue de ces côtes de l'Angleterre que menace une flotte de deux mille bateaux d'invasion, les premiers titres de maréchaux et les premières croix de la Légion d'honneur.

Négligeant donc ces deux épisodes parasites, dans une histoire bornée à l'essentiel, de la négociation diplomatique et de la conclusion diétale (25 février 1805, 6 ventôse an XI) de l'affaire des sécularisations allemandes, dont Joseph Bonaparte eut encore l'honneur de signer l'acte principal (26 décembre 1802, 5 nivôse an XI), et de l'intervention française en Suisse, où l'énergie menaçante de Bonaparte impose à l'anarchie ce bel ouvrage qui, a sous le titre d'Acte de médiation, a procuré à la Suisse la plus longue période de repos et de bon gouvernement dont elle ait joui depuis cinquante ans[3], nous arrivons au moment décisif où se lève, sur l'azur et les rayons du Consulat triomphant, ce nuage plein de tempêtes : la rupture de la paix d'Amiens.

Tandis que le Premier consul réglait en arbitre suprême les affaires du continent européen, son ardente activité, embrassant les deux mondes, s'étendait jusque dans l'Amérique et les Indes, pour y rétablir l'ancienne grandeur coloniale de la France[4].

 

A ce moment en paix avec l'Angleterre, Bonaparte n'en était plus aux ambitions épiques et aux rêves conquérants qui avaient inspiré à son ardent génie, que l'expérience du gouvernement n'avait pas encore dompté, l'expédition d'Égypte. Son système de prospérité commerciale, d'influence maritime et de grandeur coloniale, d'offensif qu'il était, était devenu défensif, et il se pliait au partage après avoir aspiré à l'empire. Mais si l'ambition de Bonaparte avait accepté des bornes, son activité et sa sollicitude n'en admettaient pas, et il avait naturellement porté vers les Antilles, obligé de renoncer à l'Égypte, une attention toute spéciale, aiguillonnée, ce semble, par des pressentiments ou des espérances dont l'Inde était encore l'objet. Il avait envoyé à Saint-Domingue une armée d'élite, commandée par son propre beau-frère, pour remettre le joug, allégé et doré, de la suprématie métropolitaine sur le front de la race noire. Ce peuple d'esclaves, soulevé, délivré, organisé, tyrannisé par Toussaint-Louverture, d'abord ami, puis ennemi de la France, plagiaire, puis grotesque rival du Premier consul, qu'il copiait avec le stupide orgueil du singe qui imite son maître, se composait de travailleurs forcés, enchaînés à la culture des plantations de leurs anciens maîtres par des nouveaux, plus implacables qu'eux, et d'une armée de prétoriens au nez épaté et aux lèvres pendantes, qui exploitaient leurs sueurs, et faisaient, par la corde et le fusil, la police de cette indépendance, non plus servile, mais mercenaire, de la glèbe affranchie. Tout cela avait un semblant d'ordre, de régularité, de prospérité, qui a fait prendre pour l'œuvre d'un génie organisateur et réformateur le despotisme astucieux et brutal d'un nègre plus intelligent, plus hardi, plus heureux, mais aussi plus féroce, plus gourmand, plus vain et plus avare que tous les autres.

Le Premier consul ne pouvait abandonner au gouvernement d'un esclave triomphant et à l'influence jalouse de l'Angleterre la plus belle des Antilles, siège principal de l'ancienne puissance coloniale de la France, étouffée sans vengeance dans le sang de massacres demeurés légendaires. Il voulait rendre au commerce français la plus belle de nos possessions d'outre-mer, celle qui entrait pour les trois cinquièmes au moins dans les deux cent cinquante millions de denrées que la France retirait autrefois de ses colonies. L'expédition du général Leclerc était l'instrument principal de cette grandiose tentative de notre restauration coloniale, qui devait continuer l'immense révolution industrielle et commerciale commencée sous Louis XVI par la guerre d'Amérique, et achevée sous Napoléon avec le blocus continental. Mais il n'était pas le seul. Le général Decaen, gouverneur de nos comptoirs de Pondichéry et de Chandernagor, avait reçu des instructions qu'il exécutait en habile et sagace observateur des moindres mouvements de la puissance anglo-indienne. Le colonel Sébastiani ne devait pas tarder à recevoir une mission en Orient, inspirée par les mêmes desseins, au levier desquels le succès de l'expédition du général Leclerc devait assurer le point d'appui des Antilles reconquises, de la Louisiane échangée contre l'Étrurie avec l'Espagne, et des Florides, dont on essayait d'acheter la cession par l'abandon du duché de Parme. Le général Leclerc avait pour instruction de ménager Toussaint, de lui offrir le rôle de lieutenant de la France, la confirmation des grades et des biens acquis par ses officiers, la garantie de la liberté des noirs, mais avec l'autorité positive de la métropole, représentée par le capitaine général[5]. Il trouva la résistance qu'il avait prévue, la dompta et reconquit à l'autorité de la France toute l'île, dont l'arrestation de Toussaint-Louverture, envoyé en France au fort de Joux, assurait et consommait la soumission, quand la fièvre jaune fit pour Saint-Domingue ce que la peste avait fait pour la Syrie, et força la France à renoncer à des desseins et à des droits qui lui coûtaient quinze mille hommes et vingt généraux, parmi lesquels le judicieux et doux Leclerc et le brave Richepanse, victimes, selon la sinistre malédiction que Toussaint leur avait laissée pour adieu, de ce climat meurtrier, vengeur de l'indépendance nègre.

On comprend, en présence de ces manifestations d'initiative maritime et de rivalité commerciale, l'effarouchement des susceptibilités nationales anglaises, les ombrages jaloux des uns, la mauvaise humeur intéressée des autres, et l'ardeur de Pitt contre les conséquences d'une paix plus funeste, disait l'opposition au ministre qui l'avait conclue, que toutes les guerres. L'orgueil britannique n'avait pas été dédommagé suffisamment par l'évacuation de l'Égypte et la prise de Malte, qu'il fallait rendre, de l'atteinte portée à sa prépondérance partout où elle avait régné jusque-là sans partage, par la contradiction de notre influence dominante à son tour, à Lisbonne, à Madrid, à Livourne, à Gênes, à Naples, à Amsterdam, à Anvers. Le succès de l'intervention française en Suisse, approuvée par l'Europe, combattue seulement par l'Angleterre, avait été un dernier échec, considéré comme un affront par ce patriotisme positif et égoïste, dont les concessions et les bénéfices d'un traité de commerce eussent seuls cicatrisé les blessures. Mais Bonaparte ne voulait pas sacrifier dans la lutte inégale de la concurrence le commerce français qui renaissait à peine, et il avait opposé un refus inflexible aux prévoyantes insinuations de Cambacérès et aux ouvertures désespérées de ce ministère Addington, qui avait eu tant de peine à faire avaler. à la nation ce traité d'Amiens, qu'elle avait tant de peine à digérer.

Qu'on imagine un envieux assistant aux succès d'un rival redouté, et on aura une idée à peu près exacte des sentiments qu'éprouvait l'Angleterre au spectacle des prospérités de la France. Cette puissante et illustre nation avait cependant dans sa propre grandeur de quoi se consoler de la grandeur d'autrui ! Mais une singulière jalousie la dévorait. Tant que les succès du général Bonaparte avaient été un argument contre le ministère de M. Pitt, ils avaient été accueillis en Angleterre avec une sorte d'applaudissement. Mais depuis que ces succès, continués et accrus, étaient ceux de la France elle-même ; depuis qu'on l'avait vue grandir par la paix autant que par la guerre ; par la politique autant que par les armes ; depuis qu'on avait vu, en dix-huit mois, la république italienne devenir, sous la présidence du général Bonaparte, une province française, le Piémont ajouté à notre territoire avec l'agrément du continent, Parme, la Louisiane accroissant nos possessions par la simple exécution des traités, l'Allemagne enfin reconstituée par notre seule influence ; depuis qu'on avait vu tout cela s'accomplir paisiblement, naturellement, comme chose découlant d'une situation universellement acceptée, un dépit manifeste s'était emparé de tous les cœurs anglais, et ce dépit ne se dissimulait pas plus que les sentiments ne se dissimulent d'ordinaire chez un peuple passionné, fier et libre[6].

 

Tous ces levains de discorde et de rancune, aigris encore, malgré les efforts du ministère Addington et l'éloquence de M. Fox, par les discussions passionnées auxquelles donna lieu, dans la Chambre des communes, l'intervention française en Suisse, s'envenimèrent de plus en plus, d'un côté par la tendance de l'Angleterre à éluder, bientôt à braver ouvertement, par le défi de son occupation, une des stipulations essentielles du traité d'Amiens, l'évacuation de Malte, et de l'autre par l'indignation et le ressentiment que causaient au Premier consul les menées de l'émigration, les insultes des pamphlétaires, les intrigues des évêques réfractaires au Consulat, l'acrimonie des journaux anglais, en polémique réglée avec le Moniteur, où Bonaparte se défendait lui-même, non sans attaquer, enfin, la conspiration permanente des prétendants et des chouans réfugiés, Cadoudal en tête, non-seulement protégée par une hospitalité aveugle, mais encore soudoyée par des subsides qui, plus d'une fois, mirent la mauvaise foi britannique en flagrant délit de complicité. Une fermentation ainsi soutenue et excitée de part et d'autre ne pouvait aboutir qu'à ce coup de tonnerre dont parlait parfois Bonaparte, et dont sa scène dramatique avec l'ambassadeur anglais, lord Withworth, en pleine réception des Tuileries, véhémente réponse à l'imprudent défi du manifeste de Georges III du 8 mars, fut, le 15 mars 1805, l'éclair avant-coureur. Dès ce moment, la mésintelligence réciproque des deux cours devenait un conflit. Les traités furent couverts d'un crêpe noir, et, de part et d'autre, on se prépara aux conséquences prochaines d'une inévitable rupture, dont la responsabilité doit demeurer à l'Angleterre. L'histoire la reconnaît coupable incontestablement des manœuvres hostiles et des exigences provocatrices qui rallumèrent de nouveau le flambeau d'une conflagration européenne, arrêtèrent dans son essor la grandeur pacifique de la France, et faillirent la perdre elle-même. Mais son plus grand crime, aux yeux de la postérité, sera d'avoir changé la direction des efforts de Napoléon, corrompu en quelque sorte son génie et changé le législateur victorieux, auquel suffisaient les gloires de la paix, en un conquérant irrité, que la vengeance d'une double injure, personnelle et patriotique, jettera à travers tous les hasards de la fortune et toutes les tentations de la guerre.

Un intermède d'attente fiévreuse et de négociations suprêmes succède aux premiers emportements d'une juste colère, et la main sur son épée, Bonaparte, habilement modéré par Talleyrand, diffère, dans l'espoir d'une satisfaction, l'éclat foudroyant qui menaçait déjà l'éternelle adversaire. Il s'arrête au milieu de ses premiers préparatifs, et tout en jetant par-dessus le bord du navire de la France, comme un capitaine dans la tempête, la Louisiane à l'Amérique, qui paye cette épave 80 millions, tout en ménageant à la vanité flattée de la Russie l'occasion d'une médiation, Bonaparte attend l'effet de ses dispositions significatives en vue de l'occupation du Portugal, de Naples, du Hanovre.

Ces précautions une fois prises, il suivit avec plus de patience le dénouement de la négociation. L'involontaire emportement dont il n'avait pu se défendre en recevant le message du roi d'Angleterre étant passé, il se promit et tint parole d'être d'une modération inaltérable, de se laisser même pousser à bout si visiblement que la France et l'Europe ne pussent se tromper sur les véritables auteurs de la guerre[7].

 

Le 12 mai, tout espoir d'un arrangement pacifique était perdu, malgré les sacrifices que le Premier consul consentait à accepter dans l'intérêt d'une solution amiable, dont il confiait à la Russie l'arbitrage suprême. Désormais, le procès entrait fatalement dans la phase des plaidoyers à coups de canon et des jugements exécutés par des armées. Le 17 mai, lord Withworth et le général Andréossy, ambassadeurs désavoués ou inutiles, se rencontraient à Calais, emportant avec eux sous leur manteau, comme un cercueil d'enfant, la solution pacifique mort-née qu'avait en vain enfantée la diplomatie aux abois.

La France répondit par l'expression et les témoignages d'une approbation sans réserve et d'un dévouement sans limites à l'appel du chef chargé de son honneur et lui rendant compte de sa cause. Le Sénat, le Corps législatif, le Tribunat, convoqués, rendirent sur pièces un verdict affirmatif sur la culpabilité de l'Angleterre. L'opinion approuva la représaille d'une arrestation et d'une incarcération de tous les sujets anglais résidant en France, mesure violente, bientôt adoucie, qui vengeait la prise de bâtiments marchands inoffensifs par la marine anglaise, impatiente des bonnes fortunes du corsaire, jusque dans l'inviolable asile de la mer française. Napoléon s'était arrêté, dans ses projets de châtiment, au moyen traditionnel, cette fois préparé par le génie et tenté avec des ressources immenses et un instrument gigantesque, d'une descente en Angleterre par le détroit de Calais à Douvres, avec une flotte de deux mille bateaux plats portant cent cinquante mille hommes, dix mille chevaux, quatre cents bouches à feu. Le patriotisme delà nation paya immédiatement à cette entreprise vengeresse le tribut spontané de 40 millions de dons volontaires. Avec les 60 millions, prix de la Louisiane, déduction faite des indemnités de dommages de guerre payés à des sujets américains, Napoléon, sans emprunt, sans impôt, avait en main de quoi subvenir aux premiers frais de la lutte, de même qu'une simple anticipation sur le contingent des deux années XI et XII lui permettait, sans levée en masse, de réunir une armée portée à trois cent mille hommes par les contingents alliés. Car, dans cette lutte à outrance pour la paix définitive du continent et la vengeance d'un despotisme maritime séculaire, Napoléon était décidé à entraîner dans son orbite, satellites plus ou moins fidèles, plus ou moins dévoués, la Hollande et l'Espagne, et à obtenir ou à imposer à l'Autriche, à la Prusse et à la Russie une neutralité bien difficile. En effet, l'Angleterre, de son côté, prenait les mêmes mesures, appuyées par son omnipotence comminatoire, pour n'avoir devant elle que des ennemis, et à côté d'elle que des alliés. Ainsi devait fatalement dégénérer en guerre européenne cette lutte où deux puissances de premier ordre entraînaient avec elles tous les clients de la force, de l'intérêt, delà peur, et, acharnées à généraliser leur duel, obligeaient leurs témoins à se battre comme elles.

Les premières mesures prises, Ancône occupé et Naples menacé par Saint-Cyr, Augereau prêt à entrer en Espagne, Mortier déjà maître du Hanovre, le Premier consul se livra tout entier aux préparatifs gigantesques de cette concentration, dans le port de Boulogne, de la flotte et de l'armée d'invasion. Ces préparatifs, où éclate la souveraine grandeur de son génie aux prises avec les obstacles, se prolongèrent pendant toute la fin de l'an 1805 et la première moitié de 1804, à l'étonnement de l'Europe et à l'admiration de ses propres ennemis. Il ne doutait pas du succès et il en était arrivé, dans l'exaltation d'un légitime orgueil, à regarder la Manche comme un fossé qui sera franchi quand on aura l'audace de le tenter (18 novembre 1803). L'Angleterre, qui avait d'abord souri, à l'abri de sa tradition séculaire d'inviolabilité, de la réunion de cette nouvelle invincible Armada, proie destinée comme l'autre, pensait-elle, à la tempête et au naufrage, finit par ne plus rire et par répondre par les préparatifs d'une formidable défense, qui mit en mouvement ses cent vingt vaisseaux de ligne et ses cent vingt mille matelots, et son état-major de grands hommes de mer, les Nelson, les Cornwallis, les Keith, les Sydney Smith. Elle préparait aussi une armée d'élite, prise aux entrailles de la nation, du diamant, disait Windham, pour couper du diamant.

Tous ces moyens étaient de bonne guerre et de lutte loyale. Ce qui l'était moins, mais peu importait à l'Angleterre, aveuglée par la haine au point de ne plus distinguer entre les moyens et de ne choisir entre les succès, c'étaient l'appui donné à d'indignes auxiliaires, le signal donné à de fanatiques alliés. Dès la fin de 1805 et le commencement de 1804, le Premier consul, revenu de ses voyages triomphants de Bruxelles, d'Anvers, de Normandie, de Boulogne, se trouva de nouveau réduit à l'humiliation de défendre, non son pouvoir, mais sa vie contre cette armée ténébreuse de sicaires, dont la permanente conspiration avait été son principal grief contre l'hospitalité anglaise souillée et la liberté anglaise déshonorée, et qu'un machiavélisme sans scrupules, servant les dernières illusions de prétendants exaspérés, vomissait maintenant sur Paris, après l'avoir entretenue et couvée dans les fanges de Londres. Le chef de cette troupe de fanatiques mercenaires, dont pas un n'emportait, dans cette expédition honteuse, une étincelle de cet héroïsme à jamais éteint à Quiberon, c'était un partisan, Georges Cadoudal, tombé de chute en chute à la déchéance de l'assassinat. L'état-major d'aventuriers qui accompagnait ce triste missionnaire d'une restauration, dont le drapeau blanc ne reculait pas devant la tache d'un sang sacré, comptait se redorer et se réhabiliter, en arrivant à mettre à sa tête un Pichegru, un Moreau, punis par cette confiance déshonorante, l'un de la trahison passée, l'autre de la trahison prochaine. Mais Fouché veillait, à défaut de Réal, et bientôt le Premier consul, qui, dès les premiers jours, voulut réunir en ses mains les fils de la trame découverte et prendre les conjurés à leur propre filet, le Premier consul, maître de cette conspiration sans grandeur, entrée en France par le chemin des contrebandiers de Biville, et qui, depuis six mois, mangeait l'or anglais sans pouvoir obtenir l'appui de Moreau, l'estime de Pichegru, et même le concours de soixante drôles déterminés, arrêtait, interrompait soudain cette misérable pièce par le coup de théâtre de l'arrestation de Moreau (15 février 1804), de Pichegru (28 février), de Cadoudal (9 mars), et la publication des lettres de M. Drake, offrant le scandaleux et unique exemple d'un ministre diplomatique abusant de son inviolabilité pour correspondre avec des assassins.

Car si Moreau et Pichegru étaient des ambitieux et des factieux, incapables, cependant, de connivence avec un autre crime, Georges Cadoudal et ses affidés, prêts à devenir ses complices, n'étaient pas autre chose que des assassins, puisque tout homme qui met le poignard à la main, fût-ce en vertu d'une haine politique, ne mérite pas un autre nom. Cette caractérisation et ces détails sont nécessaires pour faire comprendre l'indignation du Premier consul à la découverte d'un complot qui lui montrait, à peine cachée dans l'ombre du second plan, la main de M. Windham, ministre anglais, garnissant la bourse de Cadoudal, la main d'un évêque bénissant ce héros de la guerre civile, prêt à devenir un héros du crime, et peut-être la main d'un prince serrant celle d'un sicaire. Il fallait un exemple décisif à ces attentats obstinés, il fallait une victime expiatoire à ces passions incorrigibles. Elle fut innocente, comme toutes les victimes expiatoires, car si le duc d'Enghien, descendant de celui qui avait combattu Louis XIV, avait porté les armes contre la Révolution, en affectant de ne pas voir la France derrière elle, et l'avouait avec une franchise qu'excusaient sa jeunesse, son éducation, ses malheurs, il était incapable, du moins, et par suite innocent, de toutes ces manœuvres d'insurrection, devenues bientôt des complots d'assassinat, à l'écart desquels se tenait fièrement une famille qui ne croyait devoir à sa cause que le sang du champ de bataille.

La fatalité du sort du malheureux prince voulut qu'il se trouvât, malgré les avis prophétiques de l'anxiété paternelle, à Ettenheim, près de Strasbourg, uniquement occupé de chasse et d'amour, au moment où des rapports et des renseignements erronés permettaient au Premier consul de le croire mêlé à la conspiration de Cadoudal, en conduisant de loin l'abominable intrigue, et prêt à entrer en France par l'Alsace avec Dumouriez, tandis que Pichegru conduirait le comte d'Artois par la Normandie. Enlevé, arrêté, emprisonné, au mépris de la neutralité du territoire badois, trop souvent violée par l'émigration, pour ne l'être pas à son tour impunément par le droit de légitime défense, le duc d'Enghien est conduit le 18 mars à Paris. De là, il est transporté à Vincennes, et en vertu d'ordres signés de Bonaparte lui- même, qui a arraché la plume des mains de Murat, hésitant et coupable, à ses yeux, de pitié pour un ennemi sans pitié, il comparaît devant une commission militaire qui, liée par une loi implacable et des aveux sans réserve et sans repentir, ne peut que condamner ce malheureux prince, dont la jeunesse, la loyauté et l'innocence évidente, au point de vue spécial de la conspiration, inspirèrent à ses juges eux-mêmes, le désir et l'espoir du pardon. Le Premier consul n'était-il pas aussi généreux que sévère, aussi clément que juste, et ne réparerait-il pas l'injure de son erreur en usant de ce droit royal de grâce dont la Révolution et la gloire l'avaient fait' l'héritier ? Tout le monde y comptait, l'opinion émue, suspendue aux nouvelles, Joséphine en larmes, Joseph rappelant à son frère attendri, qu'émouvaient toujours ces souvenirs d'enfance et de jeunesse, la visite du prince de Condé au collège d'Autun, en 1785, sa bienveillance et le renom militaire de cette race chevaleresque.

La paupière de Napoléon se mouilla ; il me dit, avec un mouvement nerveux qui accompagnait toujours chez lui une généreuse pensée : Sa grâce est dans mon cœur, puisque je puis faire grâce. Mais ce n'est pas assez pour moi ; je veux que le petit-fils du grand Condé serve dans nos armées ; je me sens assez fort pour cela[8].

 

Voilà l'exemple, plus salutaire et plus éloquent qu'un supplice qui change le coupable lui-même en victime, dont Napoléon rêvait de faire sa vengeance. Mais cette grâce qu'il désirait accorder, il ne pouvait l'offrir. Il comptait, pour cela, sur une initiative du prince lui-même, qui en effet, à peine condamné, demanda plusieurs fois et avec force à voir le Premier consul. Il comptait sur l'intermédiaire naturel de Réal, qui, en effet, avait reçu le soir même, par Maret, l'injonction de se transporter à Vincennes et d'interroger le prisonnier. C'est Réal, messager de clémence, que Bonaparte attendait en répétant à demi-voix ces beaux vers que Corneille et Voltaire ont mis avec le pardon dans la bouche d'Auguste et d'Alzire, et dont il voulait faire une nouvelle et sublime application. Réal ne vint pas, Réal n'était point allé à Vincennes. Réal, fatigué de plusieurs nuits de veille, avait défendu qu'on troublât son sommeil. Et le fatal papier par lequel le conseil de guerre l'informait de son jugement, attendit jusqu'au matin sur sa cheminée. Le lendemain — quel réveil pour un honnête homme ! — il n'était plus temps ! La nuit écoulée sans le contre-ordre espéré, sans le sursis attendu, le jugement dut être exécuté, et l'obéissance passive, justifiée par la loi, exécuta tristement, à l'aube, cet arrêt militaire, auquel les circonstances, cette célérité implacable, cette heure matinale, ce supplice solitaire, cette tombe hâtive, surtout la jeunesse et le nom de la victime, ont donné une apparence équivoque exploitée par la calomnie. Il n'y a là, cependant, qu'un tragique malentendu. Le Premier consul voulait pardonner. Il eût certainement pardonné. Quand il vit qu'il était trop tard, il prit stoïquement sur lui la faute de ce tragique malentendu, de ce retard fatal, qui fit de Réal, destiné à être l'intermédiaire du pardon, le messager de l'exécution précipitée d'un arrêt rigoureux, mais légal. Qu'on se reporte au temps, aux circonstances, qu'on songe aux provocations incessantes de ces chouans amnistiés, de ces émigrés épargnés, de ces prétendants respectés, conspirant à la faveur de l'impunité et de l'hostilité anglaise, à l'horreur indignée produite chez le Premier consul par la découverte récente de ces ingratitudes qui se berçaient de l'espoir de l'usurpation, de ces haines que n'épouvantaient pas la pensée de l'assassinat, à l'erreur, enfin, qui lui fit trouver dans le due d'Enghien le complice d'élite fait pour un exemple nécessaire, et l'on ne verra dans sa mort qu'un malheur, et non un crime, fait pour inspirer à Napoléon des regrets, mais pas un remords. L'histoire ne saurait, sur ce point, penser autrement que la nation, qui, pour dédommager Napoléon des injustices et des angoisses de cette funèbre année, répondit par une nouvelle marque de sa confiance aux conspirations de l'intérieur et aux hostilités du dehors, couronna[9] de la couronne de Charlemagne celui qui fut clément envers Moreau, comme Auguste l'avait été envers Cinna, el mit un sceptre d'empereur dans la main sans tache qui, en signant l'ordre de juger le duc d'Enghien, avait en même temps, implicitement signé sa grâce.

 

 

 



[1] Thiers.

[2] On la trouve dans Bégin, t. III.

[3] Thiers.

[4] Thiers.

[5] Thiers. — Commentaires de Napoléon, t. IV.

[6] Thiers.

[7] Thiers.

[8] Mémoires de Joseph, t. I, p. 97 à 102. Toute la vérité est là en quelques pages irréfutables.

[9] Sans consulter M. de Chateaubriand, qui s'en est bien vengé depuis. V. Mémoires d'outre-tombe, t. I, p. 527-548. Nous indiquons le pamphlet sans le craindre.