L'armée mère du siècle. — Bonaparte veut tout faire, sait tout faire, et peut tout faire. —Fouché et Talleyrand. — M. de la Place. — M. Gaudin. — Le général Moreau. — Paroles caractéristiques de Bonaparte à son frère Joseph. — L'administration de la guerre et celle des finances avant le 18 brumaire. — Travaux de Berthier. — Succès de Gaudin. — L'École polytechnique. — Mesures libératrices, conciliatrices, réparatrices. — La Fayette et Washington. — Mission d'Hyde de Neuville. — Bonaparte ne sera pas un Monk. — Pacification de la Vendée. — La constitution de l'an VIII. — Plébiscite qui la sanctionne. — La Révolution vogue vers le port. — Assentiment universel. — Joubert et Armand Carrel. — Installation au Luxembourg des consuls provisoires. — Lucien ministre de l'intérieur. — Joseph au conseil d'État. — La grande nation. — Bonaparte écrit à l'empereur d'Allemagne et au-roi d'Angleterre pour leur offrir la paix. — Accueil évasif fait à ses avances. — La lutte recommence en Italie. - Adieux mélancoliques de Bonaparte au Sénat. — Ulm, Gênes. — Masséna bloqué dans Gênes. — Héroïque défense. — Passage du mont Saint-Bernard. — Le guide du Premier consul. — Succès de Lannes. — Montebello. — Capitulation de Gênes. — Desaix. — Bataille de Marengo. — Mort de Desaix. — Convention d'Alexandrie. — Négociations avec l'Autriche et le Saint-Siège. — Jourdan. — Retour triomphal de Masséna à Gênes. — Retour triomphal de Bonaparte à Paris. — Succès de Moreau. — Avortement des négociations avec l'Autriche. — Elle recule d'armistice en armistice. — Fête du 1er vendémiaire. - Translation des cendres de Turenne aux Invalides. — Progrès de la prospérité publique. - Traité avec les États-Unis. — Reprise des hostilités. — Victoires de Hohenlinden et de Pozzolo. — Armistices de Steyer et de Trévise. — Traité de Florence. — Paix d'Amiens. — Attentat de nivôse. — Préliminaires du Concordat. — Tableau des deux premières années du Consulat par Rœderer.Chaque siècle a son année mère — qui n'est pas toujours la première —, l'année féconde, l'année créatrice, dont le robuste flanc, prodigue d'enfantements, semble avoir engendré tout ce qui suit, et donne une aînée à des sœurs éclipsées. Cette année, reine du siècle, c'est 1800, 1800 grand par la paix et par la guerre, par la diplomatie et, l'administration, 1800 dont chaque jour est une nouvelle et, heureuse surprise pour la France, devenue la grande nation, 1800 qui met pour la première fois au service du gouvernement les forces disciplinées de la Révolution, et la liberté française au service de la liberté du monde, 1800 enfin, année grosse de faits et chargée de résultats autant qu'une année peut en porter, et plus que n'en ont porté plusieurs siècles. Un peu de la gloire de cette année 1800, dont nous allons donner l'historique bilan, rejaillit d'ailleurs jusque sur l'avant-dernière année du siècle, marquée par les premières mesures d'un gouvernement réparateur et régénérateur. Napoléon se rendait d'avance la justice de la postérité, quand il s'écriait devant les Anciens, le 19 brumaire : Rien dans l'histoire ne ressemble à la fin du dix-huitième siècle ; rien dans la fin du dix-huitième siècle ne ressemble au moment actuel. Pour donner une idée au lecteur de ce moment unique et sublime de notre histoire, il suffit de citer les faits, plus éloquents que les mots et plus flatteurs que les éloges, puisque l'immensité de ce que fit Napoléon, en mettant l'ordre à la place du chaos et la prospérité à la place de la ruine, permet de mesurer l'immensité de ce qu'il avait à faire. Dès le premier jour, dès la première réunion des consuls, il fut facile de prévoir que la France allait avoir enfin un gouvernement. Sans discuter, sans trancher, sans remercier, en homme qui prend naturellement son rang, Bonaparte se plaça au fauteuil de la présidence que lui montrait Roger-Ducos, plus avisé que Sieyès, qui y aspirait. Avec la même sereine initiative, Bonaparte désigna pour secrétaire, à la place de La Garde, auquel il réservait la retraite honorable d'une préfecture, Maret, qu'il avait deviné, éprouvé, et dont les immenses et modestes services, l'activité infatigable et le fidèle dévouement devaient mériter son estime et justifier son choix. Au sortir de cette première délibération, où Napoléon avait parlé de tout en homme supérieur en tout, et révélé, dans ce génie dont Sieyès n'avait vu que les superficies militaires, et qu'il n'avait cru que militaire, d'étonnantes profondeurs civiles et politiques, Sieyès, relégué de l'action à l'abstraction, réduit aux conseils par des ordres qui n'attendaient pas les siens, Sieyès déçu, mais résigné, donnait, avec ce laconisme axiomatique qui lui était familier, le signal et l'exemple de la soumission à ceux qui eussent été tentés de partager plutôt son mécontentement d'avoir au delà de ce qu'on eût désiré. Messieurs, dit-il à Chazal, Talleyrand, Boulay, Rœderer, Cabanis, etc.[1], vous avez un maître. Napoléon veut tout faire, sait tout faire et peut tout faire. Dans la position déplorable où nous nous trouvons, il vaut mieux nous soumettre que d'exciter des divisions qui amèneraient une perte certaine. Tandis que rendu à son ancien rôle d'oracle, Sieyès, retranché dans la métaphysique, représentait le gouvernement spéculatif, Bonaparte, l'âme et le bras, le cerveau et la main de cette dictature courte, féconde, s'occupait, avec une activité sereine et un cou p d'œil infaillible, de satisfaire aux besoins et de résoudre les problèmes du gouvernement pratique. Il consacra les premiers jours à faire le choix de ses auxiliaires et à remettre en mouvement la machine administrative arrêtée. Fouché et Talleyrand, dont les noms et les services symbolisaient si énergiquement l'éclectisme impartial qui allait servir de base aux nouvelles institutions, et encourageait les fusions nécessaires d'hommes et de partis, d'opinions et d'idées d'où sortira l'Empire, furent, l'un maintenu à son poste ; l'autre ne tarda pas à remplacer Reinhart à la direction des relations extérieures, où il était plus apte que personne à faire accepter des anciens gouvernements d'Europe cette parvenue triomphante : la Révolution. M. de la Place, savant illustre, mais administrateur médiocre, succéda à l'intérieur à M. Quinette, après avoir posé le temps suffisant pour attester l'hommage rendu dans sa personne à l'Institut, et pour constater son incapacité. L'ingénieur Forfait remplaça M. Bourdon de Vatry à la marine. Le portefeuille de la guerre fut repris à Dubois-Crancé, dont la conduite, au 18 brumaire, n'avait pas différé de celle qu'il avait tenue pendant la Révolution, et qui s'était montré tour à tour, suivant les alternatives de succès ou de revers, jacobin implacable ou courtisan résigné, et son mandat fut confié à Berthier, le chef d'état-major typique de l'Empire. M. Gaudin, financier sage et probe, méthodique et exacte, dont l'honnêteté et la capacité offraient toutes garanties, assuma la tâche difficile de réorganisation du chaos de nos finances et, pendant quinze années, y contribua avec un succès qui devait honorer d'une gloire modeste, mais sûre, le nom du futur duc de Gaëte. Le général Lefebvre fut récompensé de ses services par le commandement de la 17e division militaire et le gouvernement de Paris. Enfin, Moreau, abaissé par un rôle secondaire et même humiliant au 18 brumaire, fut relevé et réhabilité par la concentration entre ses mains du commandement de l'armée d'Helvétie et du Rhin réunies ; ce choix, qui remettait à sa place un général éminent, avait encore l'avantage de neutraliser, à la tête d'une armée dévouée, sur un théâtre plein de la gloire de Bonaparte, les jaloux ombrages de Masséna. En quelques jours, par ces nominations qui indiquèrent sa marche et son but, répondirent de ses intentions, et permirent le ralliement à toutes les opinions et à tous les antécédents, sous l'unique réserve de la sagesse et de la fidélité, Bonaparte eut constitué non-seulement un gouvernement, mais, ce qui est bien plus difficile, c'est-à-dire un corps gouvernable et gouverné, une majorité d'opinion capable de lutter contre les vents et les courants contraires, de lui donner la force et de lui laisser le temps d'assurer la discipline à bord du vaisseau de l'Etat, de lui assurer les ressources de la paix et celles de la guerre, de réorganiser le crédit et l'armée. Cette majorité d'opinion, qui répondit aussitôt dans les départements aux députés et, dans les camps, aux aides de camp envoyés en mission, par la plus entière et la plus dévouée confiance, elle avait sa voie tracée dans cette grande route ouverte par Bonaparte à tous les fatigués du désordre, à tous les déserteurs des chemins de traverse de l'anarchie. Un gouvernement, dont Talleyrand et Fouché faisaient partie, devait être large, tolérant et hospitalier, et ne décourageait que les incurables ou les incorrigibles. C'est ce que Bonaparte avait voulu et avait prévu quand il disait à Joseph : Quel est le révolutionnaire qui n'aura pas confiance dans un ordre de choses où Fouché sera ministre ? Quel est le gentilhomme, s'il est resté Français, qui n'espérera pas trouver à vivre dans un pays ou un Périgord sera au pouvoir ? L'un garde ma gauche et l'autre garde ma droite. J'entends que mon gouvernement réunisse tous les Français. C'est une grande route où tous peuvent aboutir ; la fin de la Révolution ne peut résulter que du concours de tous, et ces divers partis ne peuvent être contenus et devenir inoffensifs les uns aux autres que par une clef de voûte assez forte pour ne céder à aucun effort. Je l'ai dit, il y a bien des années, avant 95. La Révolution ne finira que par le retour des émigrés, des prêtres, tous assujettis, contenus par un bras de fer, né dans la révolution, nourri dans les opinions du siècle et fort par l'assentiment national qu'il aura su deviner[2]. Il fallait de telles idées et de tels moyens, il fallait ce mélange de tolérance et de rigueur, de souplesse et d'énergie, pour arriver à réaliser en quelques jours le tour de force de la réorganisation des finances et de la victoire. Qu'on juge de l'état de l'administration militaire et du crédit par ces deux tableaux : Dubois-Crancé était un homme de parti, peu estimé, et qui n'avait aucune habitude du travail et de l'ordre. Ses bureaux étaient occupés par des gens de la faction, qui, au lieu de faire leur besogne, passaient le temps en délibérations ; c'était un vrai chaos. On aura peine à croire que Dubois-Crancé ne put fournir au consul un seul état de situation de l'armée. Berthier fut nommé ministre de la guerre. Il fut obligé d'envoyer aussitôt une douzaine d'officiers dans les divisions militaires et aux corps d'armée pour obtenir les états de situation des corps, leur emplacement, l'état de leur administration. Le bureau de l'artillerie était le seul où l'on eût des renseignements ; un grand nombre de corps avaient été créés, tant par les généraux que par les administrations départementales ; ils existaient sans qu'on le sut au ministère. On disait à Dubois-Crancé : Vous payez l'armée, vous pouvez du moins nous donner les états de la solde. — Nous ne la payons pas. — Vous nourrissez l'armée, donnez-nous les états du bureau des vivres ? — Nous ne la nourrissons pas. — Vous habillez l'armée, donnez-nous les états du bureau de l'habillement. — Nous ne l'habillons pas[3]. Qui faisait tout cela ? A l'intérieur, les violations de caisse et les réquisitions. A l'extérieur, les contributions de guerre, le pillage, la maraude, le butin. Voulez-vous avoir maintenant le tableau du Trésor ? Le trésor était vide, il ne s'y trouvait pas de quoi expédier un courrier. Toutes les rentrées se faisaient en bons de réquisitions, cédules, rescriptions, papiers de toute espèce, avec lesquels on avait dévoré d'avance toutes les recettes de l'année. Les fournisseurs, payés avec des délégations, puisaient eux-mêmes directement dans la caisse des receveurs, au fur et à mesure des rentrées ; et cependant ils ne faisaient aucun service. La rente était à 6 francs. Toutes les sources étaient taries, le crédit anéanti ; tout était désordre ; dilapidation ; gaspillage. Les payeurs, qui faisaient en même temps les fonctions de receveurs, s'enrichissaient par un agiotage d'autant plus difficile à réprimer que tous les papiers avaient des valeurs réelles différentes. Tandis que Berthier réorganisait l'administration de l'armée et assurait les ressources nécessaires pour raffermir la discipline, ébranlée par l'indigence en Hollande, sur les monts de l'Helvétie, les bords du Rhin et dans les plaines de la Rivière de Gênes, où le soldat se battait pour manger, Gaudin mettait un frein aux abus, rétablissait la confiance, recevait douze millions de prêt du commerce de Paris, gagné à ses efforts, tirait vingt-quatre millions de la vente des domaines de la maison d'Orange, créait pour cent cinquante millions de bons de rescription de rentes, supprimait l'emprunt forcé et progressif, fondait la Caisse d'amortissement, assurait la perception régulière des contributions directes par la confection des rôles, confiée à cent directeurs généraux, réorganisait le corps des receveurs généraux des finances, instituait l'administration des forêts, reconstituait le domaine, rendait enfin la vie et le mouvement à ce grand corps de la prospérité publique, longtemps paralysé. Pendant ce temps, Monge était chargé de rédiger l'organisation définitive, depuis sanctionnée par l'expérience, de l'Ecole polytechnique, qui n'était qu'ébauchée. Cette école est devenue la plus célèbre du monde. Elle a fourni une foule d'officiers, de mécaniciens, de chimistes, qui ont recruté les corps savants de l'armée ou qui, répandus dans les manufactures, ont porté si haut la perfection des arts, et donné à l'industrie française sa haute supériorité[4]. Mais ce n'était pas tout que de subvenir aux besoins du gouvernement, de réaliser partout des réformes et des progrès dans le mécanisme administratif. La sécurité de l'État, le maintien de l'ordre public, sans cesse menacé par les coalitions de mécontents et les attentats de rebelles, voués à l'anarchie ou vendus à l'étranger, exigeait des mesures où la rigueur et la faiblesse risquaient d'être également impolitiques et même également impopulaires. Pour tout concilier, un décret, dont l'effet comminatoire suffisait à une sévérité sans rancune, et qui n'était pas volontiers implacable, écarta les boutefeux de centres trop inflammables, et prononça la déportation de trente-sept meneurs d'intrigue et de sédition à la Guyane, de vingt-deux à l'île d'Oléron. En même temps que cette rigueur, plus apparente que réelle, frappait les esprits, convaincus d'une exécution qui ne fut jamais réalisée, et bientôt convertie en une simple surveillance, bientôt supprimée elle-même, d'une terreur salutaire, la pitié, la clémence, faisant violence aux derniers préjugés et entrant pour la première fois dans les moyens de gouvernement, inspiraient à Bonaparte l'abrogation de la loi inique des otages, le conduisaient en libérateur aux prisons du Temple, lui dictaient la décision qui rendit inviolables les émigrés naufragés de Calais, enfin, lui faisaient rouvrir à tous les exilés volontaires dignes de pardon, et à tous les déportés de fructidor dignes de retour, les portes de la patrie. Ainsi, la Révolution, légalisée et humanisée, ne prétendit plus à la domination du for intérieur et ne demanda que l'obéissance, et non plus la foi, à ses ennemis et à ses victimes. C'est grâce à ces mesures généreuses et prévoyantes que les prêtres déportés à l'île de Ré, à Oléron, à la Guyane, à Sinnamari, purent rentrer, sous l'unique condition de la fidélité au gouvernement, et que vingt mille vieillards, proscrits de la foi, vagabonds de l'autel, revirent leur clocher et leurs ouailles, bientôt poussées à l'église rouverte par ce sentiment de reconnaissance qui pousse, plus sûrement encore que la crainte, les peuples aux pieds de Dieu. Pour honorer, dans la personne de son chef, la religion elle-même, dont la philosophie et le gouvernement, cette philosophie en action, lui avaient démontre la nécessité politique et l'utilité sociale, Bonaparte éleva un tombeau aux restes humiliés de Pie VI, à Valence, et fit, aux douleurs et aux fidélités royalistes respectables, l'hommage de la suppression de la fête du 21 janvier, tandis qu'il flattait la garde nationale par le retour de la Fayette, les susceptibilités républicaines par l'éloge de Washington. Bonaparte montrait en toutes ses mesures un tel esprit de conciliation, de pacification, que le parti royaliste, séduit, encouragé, et dupe de ses illusions et de ses espérances, se berça un moment de l'idée d'une restauration de la monarchie par la Révolution et du plagiat de Monk par Bonaparte. Mais il dut bientôt reconnaître qu'il s'était trompé, et que le héros d'Italie, d'Égypte et de brumaire était incapable d'une abdication qui, dans les circonstances présentes, eût été une ingratitude envers la nation, une lâcheté vis-à-vis du devoir, une trahison vis-à-vis de la grande cause de liberté et d'égalité pour laquelle tant d'hommes étaient morts, tant d'armées avaient vaincu, tant de sang et de larmes avaient coulé, et contre laquelle avaient tout fait l'émigration et ses prétendants. Bonaparte se vengea noblement de cette injurieuse confiance de préjugés et d'illusions incorrigibles, en faisant tout pour rendre à la grande famille nationale ces populations égarées, mais intrépides, de la Vendée et du Midi, et pour rallier au drapeau de la gloire ces paysans soldats qui, eux du moins, s'étaient battus pour des princes qui ne se battaient pas. Tandis que la mission téméraire de Hyde de Neuville échouait dans le ridicule et le dédain, les négociations du général Hédouville aboutissaient heureusement au traité de Montluçon (17 janvier 1800), qui enlevait à l'insurrection Châtillon, Suzannet, d'Autichamp, l'abbé Bernier. Avant d'achever la pacification de la Vendée, consommée par l'exécution de Frotté, la fuite de Georges, et l'amnistie donnée aux Vendéens le 4 mars 1800, et aux Chouans le 21 avril, et de porter son attention aux affaires extérieures, qu'une habile mission de Du roc à Berlin préserva de toute complication par la neutralité sympathique de la Prusse, il demeurait à régler la grande question de l'organisation intérieure, de la future constitution, du gouvernement nouveau, et à précipiter sa solution pour l'arracher aux incertitudes d'un trop long délai, aux manœuvres des partis, à l'ambition du Corps législatif, impatient de reprendre ce rôle prépondérant, si funeste à l'autorité et à la liberté. Ce travail spéculatif, où des discussions animées et stériles, et des transactions irritantes compromettaient sans cesse le succès, mériterait une histoire et une sorte de journal, car il souleva les plus hautes questions de la science politique, et mit en lumière les tendances caractéristiques d'une époque initiale, et les principes et les talents d'hommes destinés, pour la plupart, à un rôle. Nous ne pouvons que renvoyer le lecteur avide de détails à des historiens moins pressés et à des sources plus abondantes. Il nous suffira de dire que Sieyès, naturellement investi de la mission, si conforme à ses antécédents, à son talent, à son caractère, de préparer, tandis que Bonaparte gouvernait réellement, le plan et les moyens d'un nouveau régime, avait cherché à prendre, dans le projet qu'il présenta, la revanche des justes dédains de la pratique pour la théorie, à en faire du moins la vengeance de sa supériorité méconnue et de son ambition effacée. Son système d'élection par la notabilité, qui créait des catégories, des degrés, des privilèges et des aristocraties dans l'exercice du droit essentiel de l'égalité, le droit de suffrage, et sa création ingénieuse, mais bizarre, mécanique, inerte du Grand-Electeur, sorte de Grand-Lama abstrait fantôme de pouvoir drapé dans une ombre d'autorité, ne résistèrent pas aux arguments pressés et aux coups de boutoir ironiques de Bonaparte. Bientôt l'auteur de cette œuvre sublime, avortée dans une sorte de ridicule, profita pour s'abstenir dans une retraite boudeuse, honorée du titre de président du Sénat conservateur et enrichie du don national de la terre de Crosne, de l'échec de ses combinaisons. La constitution de l'an VIII, rédigée par Daunou, délibérée par les commissions législatives de vacation, que présidèrent tour à tour Lucien, Boulay de la Meurthe, Jacqueminot, Lemercier, Le Brun, Regnier, fut un compromis entre les traditions républicaines et les nécessités nouvelles révélées par les circonstances, ou imposées par le double ascendant de la gloire et du génie. Le Sénat, le Corps législatif, le conseil d'État, le Tribunat, y partagèrent, dans un équilibre plus apparent que réel et plus idéal que pratique, les fonctions législatives ; le conseil d'État élaborateur intermédiaire, le Tribunat, héritier du rôle de l'opposition, tenant le marteau et le Sénat figurant l'enclume. Au-dessus de cette quadruplicité législative fâcheuse, où la pondération ne pouvait naître que de la stérilité, régnait l'unité exécutive, représentée par une Trinité gouvernementale où l'activité et la volonté résidaient, comme dans l'autre, dans le Père, Bonaparte décidant seul entre deux conseillers qui partageaient la délibération. Le nouveau pouvoir des trois Consuls définitifs, qui mit fin à l'interrègne de quarante-trois jours des Consuls provisoires, entra en fonctions, composé de Bonaparte, premier consul, Cambacérès, deuxième consul, Le Brun, troisième consul, en vertu de la sanction éclatante, par 3.011.007 oui contre 1.562 non, de l'acte connu sous le nom de constitution de l'an VIII, publié le 15 décembre 1799, et proclamé le 24 du même mois. La question du domicile et de la durée du nouveau gouvernement avait été éludée plutôt que résolue par la désignation des Tuileries et la fixation d'une durée de dix ans. On avait eu répugnance à toucher à des lieux, à des noms, à des souvenirs, à des dates, qui eussent précisé, tranché des problèmes qu'il fallait laisser aux circonstances le temps de dénouer. Cette part d'imprévu, d'inconnu, qui ajournait, par exemple, la solution de cette question vitale de l'hérédité, but fatal de tous les gouvernements qui ont l'unité et la popularité, ne déplaisait pas à Bonaparte. Il ne voulait demander tout à la fois ni à la nation, ni à son génie, et prétendait être mieux connu de tous et se mieux connaître lui-même, avant les nouveaux efforts et les nouveaux sacrifices. Ses idées étaient fixées, mais il lui fallait, pour les réaliser, la ressource du temps et des événements. L'organisation du consulat n'avait rien de contradictoire avec elles ; il accoutumait à l'unité, et c'était un premier pas. Ce pas fait, Napoléon demeurait assez indifférent aux formes et dénominations des différents corps constitués. Il était étranger à la Révolution. La volonté des hommes qui en avaient suivi toutes les phases dut prévaloir dans des questions aussi difficiles qu'abstraites. La sagesse était de marcher à la journée, sans s'écarter d'un point fixe, étoile polaire sur laquelle Napoléon va prendre sa direction pour conduire la Révolution au port où il veut la faire aborder[5]. Ce port encore lointain, c'était, à l'intérieur, l'accord progressif et fécond de l'autorité et de la liberté ; à l'extérieur, l'émancipation des peuples, groupés suivant la loi des affinités nationales et des frontières naturelles, et la fédération des divers États de l'Europe, assurée par la similitude des gouvernements, la communauté de leur origine révolutionnaire, l'unité du symbole politique, le progrès des communications et la fusion d'intérêts qui en résulte. Tel est le plan de la politique Napoléonienne dès ce début grandiose et modeste, cette aube souriante du matin du siècle qu'on appelle le Consulat. Tout ce monde nouveau peut contenir dans une phrase, et cette phrase, on la trouve dans la proclamation des consuls du 24 frimaire an VIII (15 décembre 1799). Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée ; elle est finie. Et la France, fatiguée des débauches de la liberté et des orgies du désordre, écoutait avec joie et applaudissait avec enthousiasme cette énergique assurance d'un gouvernement libérateur, régénérateur, pacificateur. Tous les historiens de bonne foi, à quelque parti qu'ils soient liés, ont constaté cet assentiment unanime, cet abandon de confiance, cette ivresse d'espérance, qu'Armand Carrel a défini, non la servitude, mais l'enchantement des esprits ; enchantement que Paul-Louis Courier a goguenardé, tout en le partageant, par coquetterie républicaine et scepticisme, savant ; auquel Chateaubriand, bientôt secrétaire d'ambassade à Rome du Premier consul, a dû l'inspiration et le succès du Génie du Christianisme, et auquel son ami, l'effarouché Joubert lui-même, n'a pu dérober son hommage[6]. Écoutons encore un témoin dévoué, mais honnête, de cette renaissance universelle succédant à tant de ruines : Tous les matins, l'abolition d'une loi détestée : aussi, quelle renaissance des affections civiques, quel mouvement, quelle activité dans les esprits, quelles espérances, quel sentiment de joie dans toutes les âmes ![7] Contre ce régime bienfaisant et indépendant du 18 brumaire, incapable de réaction, les hommes qui l'ont fait n'ayant emprunté ni les bras ni le crédit d'aucune faction, et n'ayant, par conséquent, de récompense à payer ni de prix à donner à personne3[8], il n'y eut qu'une seule velléité d'opposition. Elle honore à la fois ceux qui l'éprouvèrent et le gouvernement qui l'inspira, et atteste, plus éloquemment que toutes les paroles, la régénération de l'opinion et l'apaisement des passions révolutionnaires. Un arrêté des consuls provisoires, du 20 brumaire an VIII, condamnait cinquante-neuf individus, la plupart députés aux Cinq-Cents, à la déportation. Cette mesure, non de vengeance, mais de sûreté, fut mal accueillie par le public, dont elle empoisonna la joie jusqu'à ce que Bonaparte, heureux de céder à une telle protestation, l'eût rapportée, par l'arrêté du 5 nivôse (26 décembre), comme présent d'inauguration de ce gouvernement, qui justifiait ainsi la promesse de son chef avant le 18 brumaire : La révolution qui se prépare sera le contraire des autres ; elle n'entraînera aucune proscription et en fera cesser plusieurs. C'est le 3 nivôse an VIII (24 décembre 1799) que les trois consuls, nommés pour dix ans par la constitution de l'an VIII, procédèrent, au Luxembourg, à l'installation de leur gouvernement, et que Bonaparte, assisté du légiste Cambacérès et de l'administrateur Le Brun, reçut le serment des sénateurs choisis par Sieyès et Roger Ducos, et du conseil d'Etat, composé par lui. Les ministres en exercice furent confirmés dans leurs fonctions, à l'exception de Reinhart remplacé par Talleyrand, de Cambacérès remplacé par Abrial, et de la Place, dont Lucien Bonaparte accepta le portefeuille. Pour Joseph, il ne devait pas tarder à entrer dans ce conseil d'Etat, cénacle des notabilités de la guerre, des finances, de la politique, de la science, véritable et féconde officine de cette restauration générale, annoncée et réalisée parle gouvernement, sanctuaire de travail, académie d'administration, où délibéraient, discutaient des Brune, des Moreau, des Boulay, des Regnault de Saint-Jean-d'Angély, des Tronchet, des Bigot de Préameneu, des Portalis, des Fourcroy, des Chaptal, des Berlier, des Moreau Saint-Merry. Pour se faire une idée de ce grand corps à son origine, de son influence, de son activité, il faut lire les détails que Rœderer, l'un de ses membres les plus éminents, donne sur les travaux de la section de l'intérieur, qu'il présida, du25 décembre 1799 jusqu'au 14 septembre 1802. Époque vraiment admirable, qui décuplait les forces humaines par une émulation enthousiaste et un dévouement passionné, où le même homme attachait son nom à la fois à la loi sur l'émigration (22 ventôse an VIII), à la loi sur la division du territoire et son administration en préfectures et municipalités, à la loi sur la notabilité nationale, enfin, à la loi sur la Légion d'honneur, tout en consacrant ses loisirs à des missions importantes, notamment au traité du 7 mars 1800 avec les États-Unis ! Une année suffisait alors pour faire ce qui aujourd'hui suffirait à honorer une carrière, et les serviteurs, exaltés par l'exemple du maître, cherchaient à imiter ce génie à la perpétuelle activité, dont chaque pensée avait un but, dont chaque mot était un acte, qui, après avoir fondé en trois mois l'autorité, l'ordre et la prospérité à l'intérieur, et à jamais détrôné l'anarchie, allait, à l'extérieur, rétablir, par une campagne de trente jours, la prépondérance française, consommer l'abaissement de ses ennemis coalisés, et créer après la nation, la grande nation. Dès le 26 décembre 1799 (5 nivôse an VIII), c'est-à-dire dès le premier jour de la mise en activité du nouveau gouvernement, Bonaparte, ayant [montré à l'Europe qu'il pouvait marcher, inaugura noblement sa politique extérieure par une initiative qui l'engageait dans les voies pacifiques. Avec une modestie qui n'était pas sans fierté, il fit à l'Angleterre et à l'Autriche, par une démarche épistolaire, des avances, éludées par l'une et par l'autre avec la présomption que donnent la haine et l'espoir du succès. A la réception des dépêches évasives adressées par-dessus sa tête à son ministre par les ministres de ses royaux interlocuteurs, dont le silence semblait un refus de le reconnaître, Bonaparte se contint. Il lui fallait achever la pacification de la Vendée, et guérir à la fois par la douceur et l'énergie, par le miel et par le fer, cet ulcère intérieur qui paralysait l'élan du pays. Nous avons déjà vu comment il réussit à cautériser la plaie encore saignante de la Vendée et à faire la paix et la vie là où, depuis huit ans, la République promenait en vain la solitude et la mort. Aussitôt libre de cette préoccupation humiliante, pour un gouvernement nouveau, de la persistance d'un mal si ancien qu'il semblait incurable ; une fois la constitution ratifiée par 3.011.007 suffrages affirmatifs contre 1.562 votes contraires ; la machine administrative et financière mise en mouvement sur ces rouages dont soixante-sept ans d'exercice ont consacré l'excellence ; le conseil d'Etat appliqué à cette grande œuvre du Code civil, qui devait absorber quatre ans ses forces et ses lumières ; le Sénat conservateur, assis sur des bases solides, et le Tribunat et le Corps législatif, congédiés après une session courte, laborieuse, féconde, où l'opposition naissante du premier de ces corps n'avait fait encore que stimuler l'activité du Premier consul, Bonaparte, sûr de la neutralité sympathique de la Prusse, de l'inertie de la Russie découragée, de l'enthousiasme d'une armée que l'institution des armes d'honneur, prélude de la Légion d'honneur, avait enflammée du feu de l'émulation et de l'impatience de la lutte, songea à imposer glorieusement par la force aux deux ennemis acharnés de la France cette paix dont elle avait besoin, mais qu'elle ne voulait plus demander qu'à la victoire. Le 6 mai 1800, Bonaparte, après avoir pris solennellement congé du Sénat, du Corps législatif et du Tribunat, dit adieu aux sombres Tuileries, tristes comme la grandeur, où il s'était triomphalement installé le 19 février, plutôt pour attester que les souvenirs de ce tragique domicile royal ne lui faisaient pas peur, que pour se parer d'une résidence inutile à son prestige ; à sa chère Malmaison, modeste habitation de villégiature et de repos d'un chef d'État riche de 80,000 francs de rente ; à ce conseil d'État où il aimait à présider, avec des familiarités sublimes, à l'élaboration du chef-d'œuvre de notre législation ; à ce salon encore martial et sévère, devenu peu à peu une cour, que Joséphine remplissait des conquêtes de son dévouement et des conversions de sa grâce vouées à cette restauration sociale, à cette régénération des mœurs, à cette réconciliation des partis, dont elle avait fait sa tâche, dont le succès demeurera une de ses gloires ; Bonaparte dit adieu à tout cela et partit pour l'Italie. Il allait précipiter, par son intervention décisive, le dénouement de ce drame de la campagne de 1800, dont les alternatives de revers et de succès mêlaient les sombres augures aux heureux présages, autorisaient également l'espérance et la crainte, inspirant au Premier consul, incertain du sort réservé aux combinaisons qui devaient achever les succès de Moreau et de Masséna, et effacer leurs échecs, ces adieux mélancoliques et ces énergiques assurances remarqués des contemporains. Bonaparte, donnant audience aux sénateurs, leur a dit, en parlant de la guerre : A la première bataille perdue, j'irai gagner la seconde, et, si je la perds, je resterai sur le champ de bataille[9]. Au moment où nous sommes arrivés, négligeant les préliminaires de cette guerre à la fois la plus légitime et la plus glorieuse de ces temps héroïques[10], Masséna est, après deux mouvements victorieux mais inutiles pour dégager sa position de Gênes, bloqué dans cette ville, d'où il soutient d'un côté les assauts du général Mêlas, chef de l'armée autrichienne de Lombardie, et de l'autre garantit la ligne du Var, menacée par Nice, occupée par l'ennemi. Moreau, chef des deux armées du Rhin et de l'Helvétie réunies, a exécuté heureusement le plan plus sage qu'il a préféré aux instructions de Bonaparte, dont l'exécution exigeait son génie, et avec de moindres dangers, mais aussi de moindres avantages, il a passé le Rhin sur tous les points, gagné deux batailles, suivi impunément la ligne du Danube, et il se trouve à Ulm, en présence de l'armée du général de Kray, paralysée sous ses canons, attendant le signal d'une offensive décisive du premier succès .du général Bonaparte. Celui-ci enfin, profitant de la neutralité suisse, dont la barrière infranchissable sépare les deux armées ennemies, va se porter sur l'Italie par le mont Saint-Bernard, tandis que Moncey, de son côté, passe le Saint-Gothard avec une armée de renfort, tirée sans l'épuiser du sein de l'armée d'Allemagne. Quand le Premier consul quitta Paris, le 6 mai 1800, la position de Masséna devenait de plus en plus critique. Prolongeant, à force de courage et de victoires, l'agonie de Gênes affamée, il ne pouvait plus se faire illusion sur Inutilité prochaine de ces héroïques efforts, qui ne pouvaient que rendre une lutte inégale plus longue et plus désastreuse, sans prévenir ce résultat inévitable d'une armée entière faite prisonnière avec son chef dans une cité dévastée. Tel était le dénouement fatal qui allait s'accomplir, si Bonaparte, par un de ces coups de théâtre merveilleux dont il avait le secret, n'accourait à temps pour sauver son lieutenant et le ramener délivré à la vengeance de la victoire. Tout entier à des pressentiments favorables, Bonaparte ne fut pas trouble, dans la combinaison inspirée de ses mouvements et l'élan de ses derniers préparatifs, par cette urgence de la nécessité, qui, au lieu de les paralyser, décuplaient les forces d'un génie épris de l'impossible et amoureux des hasards. A la suite d'une inspection préliminaire de Dijon à Genève, et de Genève à Lausanne, où la vue de l'obstacle affermit son coup d'œil, il reçut du général Marescot, chargé de la reconnaissance des Alpes, le compte rendu de sa mission. Tous les passages comparés, c'était pour le Saint-Bernard que se prononçait cet officier du génie, mais il regardait l'opération comme très-difficile. — Difficile, soit, répondit le Premier consul ; mais est-elle possible ? — Je le crois, répliqua le général Marescot, mais avec des efforts extraordinaires. — Eh bien, partons, fut la seule réponse du Premier consul[11]. Ce passage avait été préféré au mont Cenis, plus frayé, mais qui débouchait sur Turin, en plein fourmillement autrichien ; au Simplon qui conduisait vers Milan, sur les derrières ennemis, mais par une distance trop longue. La route par le Saint-Bernard, plus difficile, plus périlleuse, mais plus courte, offrait surtout l'avantage de masquer une invasion dissimulée avec un soin si habile, que l'apparition de Bonaparte dans la vallée d'Aoste, entre les deux voies de Turin et de Milan, devait être pareille au coup de foudre du nuage qui crève dans un éclair, et sème tout d'un coup au-dessous de lui la surprise, la terreur, la ruine et la mort. Pour mieux entretenir l'illusion et la sécurité, sur lesquelles il comptait, deux corps détachés de son centre eurent ordre de descendre les Alpes par le petit Saint-Bernard et le mont Cenis, avec Ivrée et Turin pour objectif, tandis que le corps de Moncey gravissait le Saint-Gothard, vers le même rendez-vous. De cette façon, l'attention et les forces de l'ennemi surpris étaient divisées, et il perdait l'avantage précieux de l'unité de sa résistance. Le 15 mai, le Premier consul passa à Lausanne la revue de la véritable avant-garde de l'armée de réserve. C'était le général Lannes qui la commandait ; elle était composée de six vieux régiments d'élite, parfaitement habillés, équipés et munis de tout. Elle se dirigea aussitôt sur Saint-Pierre ; les divisions suivaient en échelons ; cela formait une armée de trente-six mille combattants, en qui l'on pouvait avoir confiance ; elle avait un parc de quarante bouches à feu. Les généraux Victor, Loison, Watrin, Boudet, Chambalhac, Murat, Monnier, commandaient dans cette armée. Suivant notre habitude de préférer à toutes les autres, pour le récit des grandes choses, la version de celui qui les a faites, c'est à Napoléon lui-même que nous demanderons les détails sur les précautions prises et les difficultés vaincues par ses soins, de façon à rendre simple, sereine et presque facile cette gigantesque entreprise du passage des Alpes, accomplie en chantant par une armée qui semble appartenir à l'épopée plus qu'à l'histoire. Le passage prompt de l'artillerie paraissait une chose impossible. On s'était pourvu d'un grand nombre de mulets ; on avait fabriqué une grande quantité de petites caisses pour contenir les cartouches d'infanterie et les munitions des pièces. Ces caisses devaient être portées par des mulets, ainsi que des forges de campagne ; de sorte que la difficulté réelle à vaincre était le transport des pièces. Mais on avait préparé à l'avance une centaine de troncs d'arbres, creusés de manière à pouvoir recevoir les pièces, qui y étaient fixées par le tourillon ; à chaque bouche à feu ainsi disposée cent soldats devaient s'atteler ; les affûts devaient être démontés et portés à dos de mulet. Toutes ces dispositions se firent avec tant d'intelligence, par les généraux d'artillerie Gassendi et Marmont, que la marche de l'artillerie ne causa aucun retard. Les troupes mêmes se piquèrent d'honneur de ne point laisser leur artillerie en arrière, et se chargèrent de la traîner. Pendant toute la durée du passage, la musique des régiments se faisait entendre ; ce n'était que dans les pas difficiles que le pas de charge donnait une nouvelle vigueur aux soldats. Une division entière aima mieux, pour attendre son artillerie, bivouaquer sur le sommet de la montagne, au milieu de la neige et d'un froid excessif, que de descendre dans la plaine, quoiqu'elle en eût le temps avant la nuit. Deux demi-compagnies d'ouvriers d'artillerie avaient été établies dans les villages de Saint-Pierre et de Saint-Remi, avec quelques forges de campagne, pour le démontage et le remontage de diverses voitures d'artillerie. On parvint à passer une centaine de caissons. Le 16 mai, le Premier consul alla coucher au couvent de Saint-Maurice, et toute l'armée passa le Saint-Bernard les 17, 18, 19 et 20 mai. Le Premier consul passa lui-même le 20 ; il montait, dans les plus mauvais pas, le mulet d'un habitant de Saint-Pierre, désigné, par le prieur du couvent, comme le mulet le plus sûr du pays. Le guide du Premier consul était un grand et vigoureux jeune homme de vingt-deux ans, qui s'entretint beaucoup avec lui, en s'abandonnant à cette confiance propre à son âge et à la simplicité des habitants des montagnes ; il confia au Premier consul toutes ses peines, ainsi que les rêves de bonheur qu'il faisait pour l'avenir. Arrivé au couvent, le Premier consul, qui jusque-là ne lui avait rien témoigné, écrivit un billet et le donna à ce paysan pour le remettre à son adresse ; ce billet était un ordre[12] qui prescrivait diverses dispositions, qui eurent lieu immédiatement après le passage et qui réalisaient toutes les espérances du jeune paysan, telles que la bâtisse d'une maison, l'achat d'un terrain, etc. Quelque temps après son retour, l'étonnement du jeune montagnard fut bien grand de voir tout le monde s'empresser de satisfaire ses désirs, et la fortune lui arriver de tous côtés. Le Premier consul s'arrêta une heure au couvent des Hospitaliers et opéra sa descente à la ramasse sur un glacier presque perpendiculaire. Le froid était encore vit. La descente du grand Saint-Bernard fut plus difficile pour les chevaux que ne l'avait été la montée ; néanmoins, on n'eut que peu d'accidents. Les moines du couvent étaient approvisionnés d'une grande quantité de vin, pain, fromage, et, en passant, chaque soldat recevait de ces bons religieux une forte ration[13]. Le 16 mai, l'avant-garde du général Lannes arriva à Aoste, elle 17 à Châtillon, d'où elle attaqua et culbuta le corps de quatre ou cinq mille Autrichiens préposés, par ce que leur chef regardait comme un surcroît d& précaution, à la surveillance de ces montagnes, considérées comme assez inaccessibles pour se garder elles-mêmes. L'armée croyait avoir franchi le dernier obstacle ; elle suivait avec joie une belle vallée où, au sortir de la neige, lui souriaient les maisons, la verdure et le printemps, quand elle se trouva arrêtée par le fort de Bard et saluée à coups de canon, entre Aoste et Ivrée, sans autre passage que la ville. Il y eut un moment de surprise, d'hésitation, presque de panique. Le Premier consul, arrivé heureusement à temps, précipita le retour en avant, lança sur la ville, du haut du rocher Albaredo, la 58e demi-brigade qui l'emporta d'escalade, et ouvrit à l'armée ce terrible passage à travers la mitraille et les boulets, où il fallait affronter la mort sans la rendre, et expirer silencieusement pour ne pas trahir le secret de l'invasion dissimulée avec un soin couronné de succès par le fumier, les matelas qui assourdissaient le bruit des roues, les branchages qui cachaient les canons traînés à la bricole. C'est ainsi que l'artillerie de l'armée franchit invisiblement ce dernier défilé de la ville d'Aoste sous le feu du fort, et que la cavalerie et l'infanterie opérèrent par-dessus les canons du fort une descente invulnérable à travers ce sentier d'Albaredo, connu seulement des chevriers, où jamais, avant le Premier consul, n'avait passé un cheval. Pendant que le gros de l'armée exécutait péniblement ce tour de force, l'avant-garde, conduite par Lannes, lui frayait un chemin de succès. Il enlevait, le 22 mai, la ville d'Ivrée, qu'un tardif pressentiment du danger faisait fortifier. Les mouvements du général Chabran qui, descendu par le petit Saint-Bernard, s'arrêtait au blocus du fort de Bard ; du général Thurreau, de l'armée de Ligurie, qui emportait le col de Suze, et du général Lechi qui dégageait le débouché du Simplon, coïncidaient et concordaient avec les opérations de Lannes, et en occupant l'ennemi par de nombreuses diversions, protégeaient la marche de la colonne principale que côtoyait le corps de Moncey, échelonné sur la pente du Saint-Gothard. Le 26 mai, Lannes n'hésita plus à sortir de la vallée d'Aoste et à découvrir une invasion, désormais certaine du succès ou tout au moins de la retraite. Après un combat dont le succès fut vivement disputé par le général Haddick, la division française occupa la plaine du Piémont et l'ennemi se retira derrière l'Orco, avec des pertes nombreuses en morts, en prisonniers, en munitions. Le 28 mai, poursuivant cette bonne fortune militaire, menée avec l'héroïque entrain d'un soldat qui sait que la fortune sourit aux hardis, Lannes se porta à Chivasso au bord du Pô. Il y intercepta le convoi de blé, de riz, de munitions et de blessés, que les Autrichiens, à la nouvelle d'une invasion si subite, évacuaient hâtivement sur Milan, offrant ainsi à l'armée, qui venait de rejoindre son avant-garde, les augures de la victoire et les prémices de l'abondance, et assez récompensé de cette glorieuse bienvenue par un éloge de Napoléon. Avec de tels hommes les miracles étaient presque faciles, et cependant celui que Napoléon venait d'accomplir effraye encore l'esprit par son audace et son succès. Treize jours s'étaient écoulés, et la prodigieuse entreprise du Premier consul avait complètement réussi. Une armée de quarante mille hommes, infanterie, cavalerie, artillerie, avait passé sans routes frayées, les plus grandes montagnes de l'Europe, traînant, à force de bras son matériel sur la neige, ou le poussant sous le feu meurtrier d'un fort qui tirait à bout portant. Une division de cinq mille hommes avait descendu le petit Saint-Bernard ; une autre de quatre mille avait débouché par le mont Cenis ; un détachement occupait le Simplon ; enfin, un corps de quinze mille Français, sous le général Moncey, était au sommet du Saint-Gothard. C'étaient soixante et quelque mille soldats qui allaient entrer en Italie, séparés encore, il est vrai, par d'assez grandes distances, mais certains de se rallier bientôt autour d'une masse principale de quarante mille hommes qui débouchait par Ivrée, au centre du demi-cercle des Alpes. Et cette marche extraordinaire n'était pas une folie d'un général qui, pour tourner son adversaire, s'exposait à être tourné lui-même ! Maître de la vallée d'Aoste, du Simplon et du Saint-Gothard, le général Bonaparte avait la certitude, s'il perdait une bataille, de pouvoir retourner au point d'où il était venu : tout au plus sacrifierait-il quelque artillerie s'il était pressé dans sa marche. N'ayant désormais plus rien à cacher, il vint à Chivasso de sa personne, harangua les troupes, les félicita de leur fermeté devant la cavalerie autrichienne, leur annonça les grands résultats qu'il prévoyait, se montra, non-seulement à ses soldats, mais aux Italiens, aux Autrichiens, pour effrayer maintenant, par sa redoutable présence, l'ennemi que naguère il voulait laisser endormi dans une profonde sécurité[14]. Pendant ce temps le général Mêlas, tiré par une suite de coups de foudre de sa confiante sécurité, allait de surprise en surprise avant de tomber d'échec en échec devant un vainqueur qui fascinait en quelque sorte ses adversaires avant de les frapper. Il s'était obstiné tout le mois de mai au siège de Gènes et à l'attaque du pont du Var, et les derniers rapports du commandant du fort de Bard venaient à peine de lui arriver, annonçant la descente d'une armée de trente mille hommes, mais sans artillerie et presque sans chevaux, qu'il se trouvait en face de cette armée déjà victorieuse, menaçant à la fois Mélas et faisant des barques de la retraite et du salut son premier butin. Telle était, en effet, à la fin de mai 1800, la situation critique de Mêlas, éperdu, incapable de renoncer, avec la décision du génie qui va au-devant d'un sacrifice en vue d'un résultat supérieur, à ses avantages du siège de Gênes et du pont du Var, et, des membres épars d'une armée de cent vingt mille hommes, parvenant à grand'peine à en rallier trente mille. Tandis qu'il s'évertuait ainsi, fondant une dernière espérance de résistance sur la dernière illusion d'une marche sur Turin qu'il couvrait en gardant le Pô, Bonaparte, résigné à retarder de huit jours la délivrance de Gènes, dont il croyait la situation moins urgente et déjà allégée par l'effet moral de son arrivée, se décidait à fausser compagnie à son adversaire, à manquer à son rendez-vous, à opérer non vers Turin et le général Thureau, mais vers Milan et le général Moncey, à frapper les Autrichiens en Lombardie, c'est-à-dire au cœur de leur puissance et de leur existence même, et à revenir sur Mélas, fermant toutes les routes par où il eût pu s'échapper. Le Premier consul se replia tout à coup vers Milan. Lannes, qui avait semblé devoir remonter le Pô, pour marcher de Chivasso sur Turin, le descendit subitement au contraire ; il s'avança, par Crescentino et Trino, sur Pavie, où se trouvaient les immenses magasins des Impériaux, en vivres, munitions, artillerie, et la plus importante des communications, puisqu'elle commande à la fois le passage du Pô et du Tessin. Murat marcha par Verceil sur le point de Bulfalora. L'armée suivit tout entière ce mouvement général sur Milan[15]. Le 31 mai, le passage du Tessin et du Naviglio-Grande était forcé par un simple combat d'avant-garde, qui refoula presque derrière l'Adda le corps de cavalerie de Wukassowich, et le 1er juin l'armée entière franchit par Turbigo et Buffalora cette double ligne dégagée et s'avança vers Milan. Rien ne l'empêchait désormais d'entrer dans cette ville retombée depuis un an sous la domination autrichienne, et de goûter dans un triomphe populaire, la revanche d'indignes brocards, et la vengeance de ces outrecuidants qui raillaient son impuissance ou niaient même son existence. Bonaparte ne s'endormit pas dans les délices de Milan, où il n'était pas venu pour jouir de la victoire, mais pour la préparer. A peine la République cisalpine réorganisée, et des colonnes d'exploration et d'émancipation lancées jusqu'aux lacs, jusqu'au Pô, jusqu'à l'Adda, pour propager dans toutes les directions le mouvement d'insurrection au profit des Français, occuper les routes, saisir les approvisionnements, affamer enfin le général Wukassowich, refoulé de la ligne de l'Adda jusque derrière le Mincio, sous le canon de Mantoue, Bonaparte songea à exécuter le plan auquel tenait le véritable honneur et le véritable succès d'une campagne qui n'avait pas débuté par un chef-d'œuvre de combinaison et d'audace pour aboutir à un résultat aussi vulgaire que la délivrance du Piémont. Il devait attendre toutefois, pour agir, sa réunion avec le corps du général Moncey qui débouchait lentement, mais sûrement, par cette voie d'accès et de salut aujourd'hui dégagée sur tous les débouchés du mont Cenis, du Simplon, du Saint-Gothard, et débarrassée par la reddition du fort de Bard, que le général Chabran occupa le 1 er juin, de l'unique obstacle qui s'opposât à la descente par le mont Saint-Bernard. Tout en préparant le théâtre de cette opération décisive qu'il méditait, maître à la fois des passages des Alpes, et des trois lignes du Pô, du Tessin, de l'Adda, Bonaparte était forcé de faire attendre Masséna, qui ne pouvait plus attendre. Quand le 6 juin le Premier consul, ayant complété avec Moncey une jonction nécessaire à la sûreté de ses combinaisons, songea enfin à délivrer son lieutenant, d'une angoisse cruelle, il n'était plus temps. Le 4 juin, une capitulation aussi honorable qu'une victoire, car elle laissait la liberté à la garnison et à son chef, avait rendu au général Ott, qui l'avait achetée par une perte de dix-huit mille hommes, une ville à jamais illustrée par une résistance héroïque, mais épuisée par la maladie et la faim, qu'irritait, sans la satisfaire, la soupe d'herbe devenue l'unique nourriture des assiégés. Ils n'abandonnaient Gênes qu'après avoir épuisé leurs deux dernières onces de pain d'amidon et de cacao, tellement affaiblis qu'ils ne montaient la garde qu'assis, et tellement diminués que de quinze mille combattants il n'en put sortir que huit mille, commandés par le quart survivant d'un état-major qui avait payé à l'exemple le tribut des trois quarts de ses officiers. Qu'eût pensé Masséna, dont la douleur aigrie reprochait au Premier consul d'avoir égoïstement sacrifié son lieutenant, s'il eût pu savoir que cette reddition, faute d'un jour de vivres, il l'accomplissait entre les mains d'un général qui venait de recevoir l'ordre de lever le siège de Gênes ? Heureusement qu'il ne put apprendre ce détail, qui l'eût désespéré, qu'à Gênes même, quand, suivant l'orgueilleuse prophétie qu'il laissa en partant comme une flèche de Parthe au cœur de ses vainqueurs, il y revint au bout de quinze jours, grâce à la victoire du Premier consul. Le général Mêlas s'était, en effet, toujours trop tard ! décidé au sacrifice de ses avantages de Gênes et de la ligne du Var, et pour opérer une concentration qui seule pouvait lui assurer désormais le salut sinon le succès, car il n'était plus temps peut-être de combattre pour la victoire, il avait rappelé le corps du général Ott, qui ne lui arriva que diminué par un siège meurtrier et des garnisons nécessaires, et celui du général Elsnitz, à la retraite duquel la vigoureuse poursuite du général Suchet coûtait dix mille hommes. Suchet et Masséna se retrouvèrent à Savone et formèrent ainsi un corps de vingt mille hommes, dont Masséna blessé, irrité, dégoûté, borna le rôle à une expectative boudeuse, mais qui se trouva fort utile, en avant d'Acqui, ne voulant pas aider davantage au succès de celui auquel il reprochait injustement de ne lui avoir pas épargné l'affront d'une défaite. La capitulation de Gênes et l'abandon du blocus de la ligne du Var., rendirent quelques milliers de soldats de plus au général Mêlas, mais la dispersion de ses troupes et leur diminution, le refoulement au delà du Mincio du corps de Wukassowich, séparé de son général en chef et paralysé pour le reste de la campagne, réduisaient à cinquante mille hommes tout au plus ses forces disponibles pour un jour de bataille, en supposant qu'il ne sacrifiât pas trop de monde à la défense des places du Piémont et que sa réunion avec les généraux Haddick et Kaim qui revenaient des vallées d'Aoste et de Suze, et les généraux Ott et Elsnitz qui s'avançaient de Gênes et du Var, s'opérât sans encombre. Ces renforts, d'ailleurs, n'amélioraient pas une position de plus en plus critique, et n'élargissaient pas cet investissement et ce resserrement dans cet étroit théâtre, dont le maître de Plaisance tenait la clef. C'était cette clef de Plaisance que convoitaient également le général Mêlas, cherchant une issue vers Mantoue et les routes libératrices du Tyrol ou du Frioul, et Bonaparte, qui voulait donner pour prison à son adversaire son inutile conquête du Piémont, et lui faire expier par une honteuse défaite la prise de Gênes. Le 6 juin, le Premier consul faisait occuper la ligne du Pô depuis Pavie jusqu'à Plaisance et Crémone, el conformément à cet ordre, Lannes passait le Pô entre Belgiojoso et San-Cipriano, et s'établissait un peu au delà, menaçant la grande route d'Alexandrie à Plaisance. Le même jour, Murat abordait Plaisance, éprouvait une résistance imprévue, et le lendemain l'occupait après avoir culbuté et dispersé les trois corps Autrichiens envoyés pour le prévenir ou le déloger ; il livrait le quatrième, celui du général Ott accouru de Tortone, à Lannes ; enfin, le 8, le général Duhesme enlevait Crémone et consommait ainsi l'occupation de la ligne du Pô, but de cette première opération stratégique qui fermait au généralissime autrichien la retraite sur Mantoue. A ce moment, se présenta au général Bonaparte ce triple problème à résoudre de fermer par une barrière de fer la route principale, celle qui va d'Alexandrie à Plaisance ; d'occuper, de manière à pouvoir y courir au besoin, celle qui, par le Pô supérieur, tombait sur le Tessin ; enfin de se tenir en mesure de descendre à temps sur le Pô inférieur, si les Autrichiens, cherchant à s'enfuir par le revers de l'Apennin, voulaient passer le fleuve au-dessous de Plaisance, vers Crémone ou Parme[16]. La position de la Stradella, centre d'une sorte de réseau stratégique formé par l'Apennin, le Pô, le Tessin, l'Adda, fixa le choix de Bonaparte, qu'on serait tenté de considérer comme inspiré, tant il respire une infaillibilité surhumaine, et cet équilibre de prudence et d'audace si rare dans les plans les mieux conçus. Trente-deux mille hommes, établis à ce point central de la Stradella, constituaient en quelque sorte le gros actif et militant des chasseurs, prêts à se porter, avec des moyens décisifs, sur le point signalé par les corps rabatteurs postés sur le Tessin, à Milan et Arona, sur le cours inférieur du Tessin et de l'Adda, tous placés de manière à se soutenir réciproquement avec une extrême promptitude. Il n'y a peut-être pas un exemple dans l'histoire de dispositions aussi solides, aussi profondément conçues[17]. Elles ne tardèrent pas à porter leur fruit, mûri au soleil de Marengo. Mais ce n'est pas sans vicissitudes que le Premier consul conquit ce succès décisif, qui précipitait la paix, et remplissait les promesses de cet éloquent programme de sa proclamation du 6 juin à ses soldats. Vous êtes dans la capitale de la Cisalpine. L'ennemi, épouvanté, n'aspire plus qu'à regagner les frontières. Vous lui avez enlevé ses hôpitaux, ses magasins, ses parcs de réserve. Le premier acte de la campagne est terminé. Mais aura-t-on donc impunément violé le sol français ? Laisserez-vous retourner dans ses foyers l'armée qui a porté l'alarme dans vos familles ? Vous courez aux armes !... Et bien, marchez à sa rencontre, opposez-vous à sa retraite ; arrachez-lui les lauriers dont elle s'est parée, et, par là, apprenez au monde que la malédiction du destin est sur les insensés qui osent insulter le territoire du grand peuple ! Le résultat de tous nos efforts sera : gloire sans nuage et paix solide. Les espérances du général Bonaparte, qui s'exprimaient ainsi avec une certitude superbe, ne devaient pas être tout à fait réalisées par la fortune à laquelle il en confiait l'accomplissement, préparé par son génie. La bravoure malheureuse des défenseurs de Gênes ne devait pas avoir constamment pour pendant et pour contraste la bravoure heureuse de leurs émules, arrêtés un moment et à demi vaincus par le général entre les mains de qui Masséna avait capitulé ; et le deuil de la perte irréparable de Desaix devait assombrir l'éclat de cette victoire tardive, fleur sanglante cueillie sur le champ de bataille d'une première défaite. Lorsque le Premier consul, parti le 9 juin de Pavie, pour se placer à la tête du gros de son armée concentré à la Stradella, arriva à son avant-garde, composée du corps de Lannes, qui avait passé le Pô à Belgiojoso le 6, il la trouva aux prises avec le corps du général autrichien Ott, revenu de Gênes, et achevant, par une pénible victoire, ce premier acte de la campagne dont il parlait dans sa proclamation. Tandis que Murat, maître de Plaisance, après avoir repoussé l'effort successif de trois tronçons de l'armée autrichienne, ralliés coup sur coup à ce point décisif, s'avançait sur la Stradella, rendez-vous commun des forces françaises, Lannes, en position sur la rive droite du Pô avec huit mille hommes seulement, s'était vu obligé de faire face à une attaque de cette élite autrichienne qu'enflammait un succès récent, et qui s'appuyait à Casteggio et Montebello. La bataille fut sanglante ; Lannes s'y couvrit de gloire ; ses troupes firent des prodiges d'intrépidité. Sur le midi, l'arrivée de la division Victor décida entièrement de la victoire. Les Autrichiens se battirent en désespérés ; ils étaient encore fiers des succès qu'ils avaient obtenus dans la campagne précédente ; ils sentaient que leur position les mettait dans la nécessité d'être vainqueurs. Le Premier consul, à la première nouvelle de l'attaque de l'ennemi contre l'avant-garde française, était accouru sur le champ de la bataille ; mais à son arrivée, la victoire était déjà décidée. Les ennemis avaient perdu trois mille hommes tués et six mille prisonniers ; le champ de bataille était tout jonché de morts. Le général Lannes était couvert de sang ; les troupes, qui avaient le sentiment de s'être bien comportées, étaient exténuées de fatigue, mais ivres de joie[18]. Le Premier consul passa les journées du 10, 11, 12, à la Stradella, occupé à réunir son armée, à assurer sa retraite par l'établissement de deux ponts sur le Pô, à réparer, en donnant au général Suchet l'ordre de marcher sur la Seri via par le débouché du col de Cadibone, la déception qu'il éprouvait de l'inaction de Masséna, qui semblait se venger de son abandon de Gênes en abandonnant à son tour Bonaparte à ses seules ressources, et en retardant la di version sur laquelle il avait le droit de compter. Le 11, Bonaparte reçut une visite qui valait un renfort. Desaix venait d'arriver au quartier général, accompagné de ses aides de camp Rapp et Savary, et y embrassait, avec l'attendrissement d'un cœur généreux, son ancien chef devenu son maître et demeuré son ami. La nuit entière s'écoula pour les deux généraux en récits animés et en mutuelles confidences. Desaix apprit au vainqueur d'Aboukir la victoire d'Héliopolis, comment Kléber, réveillant son génie endormi, avait enfin consolidé la conquête compromise par un de ces coups de maître dont, en s'éloignant, Bonaparte semblait avoir emporté le secret, et comment lui, Desaix, n'ayant plus rien à faire en Égypte, venait demander à celui qui ne la lui avait jamais refusée sa part de gloire et sa mission de dévouement. Bonaparte, à son tour, raconta son odyssée aventureuse, son arrivée triomphale, la défaite de l'anarchie et la conquête des Français, et le rêve à demi réalisé de cette société nouvelle et de ce nouveau gouvernement, dont une paix glorieuse allait couronner l'édifice. L'entretien finit à l'aube par l'investiture, donnée par Bonaparte à Desaix, qui brûlait de réparer sa faute d'El-Arych et de venger les affronts dont l'avait abreuvé l'amiral Keith, du commandement d'un corps de l'armée, et la promesse de l'occasion d'une revanche digne de lui. Le lendemain 12, quand Bonaparte, sur ce théâtre si habilement et laborieusement préparé par lui, chercha des yeux les avant-gardes avant-courrières de l'armée autrichienne courant à sa perte et venant pour ainsi dire s'offrir au vainqueur, sa surprise et bientôt son inquiétude furent grandes en ne voyant point paraître l'ennemi qu'il attendait. Le général Mélas avait-il pénétré ses desseins, éventé la mèche, flairé le piège, et, reculant devant le parti héroïque du duel espéré, renonçait-il à reprendre à Plaisance sa ligne d'opération sur Mantoue, pour passer le Pô à Turin, se porter à grandes marches sur le Tessin, le franchir, et devançant l'armée française à Milan, la couper et la rejeter derrière l'Adda ; ou pour se dérober d'Alexandrie à Novi, et attendre là, appuyé sur Gênes et l'escadre de l'amiral Keith, le signal d'une offensive fortifiée par l'arrivée de l'armée anglaise, déjà réunie à Malte ? Cette incertitude détermina le Premier consul à quitter la Stradella et à se porter sur la Scrivia, afin de pouvoir agir à propos, suivant le parti que prendrait l'ennemi, dégager Suchet qu'il croyait déjà attaqué, ou garantir le Tessin gardé par Lapoype et six mille hommes détachés de Milan par Moncey. Le 13, à la pointe du jour, Bonaparte, toujours sans nouvelles et sans indices, et obligé de prévenir des mouvements que rien ne trahissait et qu'il fallait deviner, passa la Scrivia et se porta à San-Giuliano au milieu de l'immense plaine de Marengo, champ si favorable au développement de la cavalerie autrichienne et au jeu de sa formidable artillerie, que l'absence de l'ennemi y semblait attester son choix d'un mouvement sur Gênes. Confirmé dans cette hypothèse, Bonaparte détacha Desaix en avant-garde, d'observation, sur la chaussée qui conduit d'Alexandrie à Novi, poussa Victor sur le village de Marengo qu'il occupa après en avoir chassé une arrière-garde de trois à quatre mille Autrichiens, plaça Lannes en diagonale sur la droite, en arrière de Marengo, et à la nuit, de plus en plus étonné et inquiet, rebroussa chemin pour aller à Voghera chercher les renseignements que rien ne lui fournissait. Heureusement, le débordement de la Scrivia l'arrêta à Torre-di-Garofolo, entre Tortone et Alexandrie, où il acheva sa veille dans une légitime anxiété. Pendant que Bonaparte poursuivait partout un invisible adversaire, Mêlas et ses généraux tenaient à Alexandrie un suprême conseil, se ralliaient au plan intrépide et désespéré de s'ouvrir directement, par une bataille, la route de Mantoue et de Vienne, et de passer à Plaisance sur le ventre de l'armée victorieuse à Montebello. Cette résolution était à la fois la plus téméraire et la plus sûre, car l'armée autrichienne pouvait déployer à Marengo, d'une façon victorieuse, la supériorité incontestable du nombre — quarante mille contre trente mille —, et y jouir de l'avantage de sa cavalerie et de son artillerie. Tous les détails de la bataille de Marengo sont populaires. Tout le monde sait que jusqu'à trois heures la bataille fut considérée, par Mêlas, comme gagnée, à ce point que laissant la suite de l'affaire à son chef d'état-major, le général Zach, comme on jette à un subalterne la bride du cheval qu'on vient de monter, il rentra dans Alexandrie pour se reposer et rédiger son courrier. Une fois les lettres expédiées dans toutes les directions, annonçant à toute l'Europe que le feld-maréchal Mêlas était un grand homme, il ouvre sa fenêtre et assiste au sauve-qui-peut d'une déroute qui laissait le quart de son armée couché dans les vignes et les blés de Marengo. La victoire s'était changée en défaite. La bataille, considérée comme perdue par tout le monde du côté des Français, excepté par Bonaparte, avait été gagnée, par suite de l'intervention décisive de Desaix, rappelé dès le matin, mais accouru spontanément au bruit du canon, venant seconder la résistance désespérée de Victor, la retraite héroïque de Lannes, ralliés autour de la barrière de granit de la garde consulaire, et donner le dernier coup à la prétendue victoire autrichienne, qu'une charge de cavalerie de Kellermann, digne de Valmy, précipita et noya dans la Bormida. Tout le monde sait cela, tout le monde connaît les épisodes caractéristiques de cette journée légendaire, dont la gloire a quelque chose de mélancolique et dont les trophées sont voilés de deuil. Il y a quelque chose de triste, en effet, dans la pensée de cette partie suprême où Bonaparte joue sa fortune et celle de la France cl perd jusqu'à trois heures ; où Desaix, qui désespérerait de la patrie avant de désespérer de Bonaparte, change la chance par la carte victorieuse qu'il marque de son sang ; dans le désespoir de cette infanterie autrichienne dont la séculaire réputation jette à Marengo le dernier soupir et s'y enterre à jamais ; dans la mâle douleur et la résignation fière du général vaincu, qui cesse d'être ridicule pour n'être que malheureux, et à qui la conscience d'avoir fait son devoir inspire une attitude qui relève ses cheveux blancs ; enfin, et surtout, dans ce perpétuel mélange des lauriers et des cyprès, des cris de joie et des larmes de douleur. Bonaparte n'épargna pas le touchant tribut de ses regrets à Desaix, frappé d'une balle, à la tête de la réserve, au moment où il touchait enfin à cette gloire dont il était avide, où le commandement de l'armée d'Allemagne, que Bonaparte destinait à son meilleur lieutenant et à son meilleur ami, allait lui assurer sa part de cette immortalité qu'il accusait, en souriant, son chef d'accaparer, et faire briller ce génie que Moreau n'avait que par instinct ou par accès, et qui est fait d'un équilibre supérieur entre l'esprit, le courage et le caractère. Bonaparte vainqueur pleura Desaix, à qui il devait une partie de la victoire, et quand il passa sur le front des troupes dont les prisonniers eux-mêmes ne pouvaient s'empêcher de partager l'enthousiasme à la vue de ce général vivant qu'on leur disait mort, et de ce général vainqueur qu'on leur disait battu, tout le monde put être témoin de cet hommage honorable de sa douleur, tranchant sur tant de joie. Elle eût été plus grande encore, s'il avait pu savoir que le même jour, à la même heure où Desaix tombait dans les bras de ses aides de camp en demandant qu'on cachât sa mort aux soldats dont une telle nouvelle pouvait paralyser l'élan, et en regrettant à tort de n'avoir pas assez fait pour la postérité, Kléber tombait lui-même en Égypte sous le poignard d'un fanatique au moment où, le patriotisme réveillant son génie, il venait de ressaisir ces rênes de la conquête qui, de sa main expirante, tombèrent à celles d'un indigne successeur. C'était Menou, qui ne semble avoir occupé un moment ce siège victorieux que pour descendre de plus haut et faire plus d'honneur aux Anglais, auxquels on peut dire qu'il ouvrit la portière et abaissa le marche-pied de l'occupation. La mémoire de Desaix fut honorée comme elle méritait de l'être. Ses restes embaumés et déposés à Milan dans une chapelle ardente, furent de là transportés dans un magnifique tombeau au couvent du grand Saint-Bernard. La République elle-même, par la bouche de Lucien, ministre de l'intérieur, consola la douleur de sa mère et essuya ses yeux. Des colonnes triomphales portèrent son nom, et des médailles commémoratives reproduisirent ses traits. Et longtemps, dans le cabinet particulier de Napoléon, on put voir un tableau commémoratif que l'amitié avait demandé et que l'amitié avait inspiré au talent d'Appiani. Il représentait Desaix, une main dans sa ceinture et tenant de l'autre la lettre de Bonaparte qui l'appelait au champ d'honneur ; à ses côtés, on voyait deux petits nègres du Darfour, dont il était ordinairement accompagné, et dans le lointain, une Victoire portant une couronne, mais devancée par la Mort[19]. Enfin le Premier consul paya au souvenir de son cher Desaix un tribut plus touchant encore que les autres, par lequel il voulait le faire revivre, succéder à ses sentiments et hériter de son cœur. Il attacha à sa personne ses deux aides de camp, Rapp et le fidèle Savary, qui cherchant au milieu des morts le corps de son général, le reconnut à son abondante chevelure, le recueillit avec un soin pieux, l'enveloppa dans le manteau d'un hussard, et le plaçant sur son cheval, le transporta au quartier général de Torre-di-Garofolo[20]. La perte de la bataille de Marengo, fatale à la gloire de l'armée autrichienne, menaçait jusqu'à sa liberté. Elle se trouvait en face de la route de Plaisance, fermée, cernée par un triangle composé des corps de Bonaparte, de Moncey et de Suchet, qui se resserraient sur elle jusqu'à l'étouffer. Il fallait se rendre à l'heure propice de la victoire et de la générosité, au moment même du succès de ces combinaisons profondes, admirables, sans égales dans l'histoire des grands capitaines, dont l'envie, qui a essayé de disputer à Bonaparte la gloire de Marengo, ne saurait du moins lui dérober le mérite. Ce mérite est tel que la victoire même n'eût point sauvé Mêlas, qui maître de la route de Plaisance le 14 juin, après un combat meurtrier, eût expié ce succès, dès le lendemain, fatalement arrêté dans le coupe-gorge de la Stradella, par les généraux Duhesme et Loison, défendant le passage du Pô, et ayant en queue le général Bonaparte, renforcé des généraux Desaix et Moncey. Mêlas, qui avait bravement payé de sa personne, et poussé jusqu'à ses dernières limites le courage du devoir, ne se crut pas obligé de sacrifier à une obstination inutile les dernières chances d'un honorable salut que lui offrait Bonaparte lui-même, habile dans le succès, modéré dans le triomphe, et qui faisait délicatement les avances en sa qualité de vainqueur. Le résultat de ces nobles procédés, dont les conseils du général Zach, son chef d'état-major, fait prisonnier par les Français et traité par eux avec les égards dus au courage malheureux, précipitèrent l'effet, fut la célèbre convention du 16 juin 1800, dite d'Alexandrie, qui en une journée valut à la France la restitution de la haute Italie, laquelle entraînait la restitution de l'Italie entière[21], ou pour parler le langage de Bonaparte lui-même par laquelle la place de Gênes, toutes celles du Piémont, de la Lombardie, des Légations, furent remises à l'armée française, l'armée autrichienne obtenant ainsi la permission de retourner derrière Mantoue sans être prisonnière de guerre[22]. Cette convention fut la véritable victoire de Marengo, car tout en ménageant au général Mélas l'unique issue honorable d'une lutte désespérée, elle épargnait à Napoléon la perte de temps, d'hommes et d'argent, d'une campagne que l'intervention anglaise pouvait rendre laborieuse, au moment où son absence fournissait aux partis, à Paris, des prétextes, des occasions et une impunité dangereuse, où il lui importait de confondre la calomnie par la vérité, de foudroyer l'envie par la gloire, et d'affermir par sa présence un gouvernement soumis à toutes les crises du début. Le 17 juin (28 prairial), le Premier consul quitta le champ de bataille de Marengo, après avoir fait auprès de l'empereur, par une nouvelle lettre directe et personnelle que lui porta M. de Saint-Julien, une suprême tentative pour l'engager à étendre à toutes les armées belligérantes les bénéfices de l'armistice du 15 juin et à faire cesser les résultats de ces luttes meurtrières, dont le lendemain le spectacle sanglant est si douloureux au vainqueur lui-même. Pendant ce temps, la joie des Milanais, sûrs enfin de leur indépendance, ménageait une triomphale bienvenue, éclairée à giorno et jonchée de fleurs, au retour du libérateur de la Lombardie, du restaurateur de la République cisalpine. En attendant qu'on pût réorganiser la République cisalpine et lui donner des limites définitives, que la paix seule pouvait fixer, Bonaparte, enlevant le général Jourdan aux partis, aux mauvaises suggestions de la crainte et du ressentiment et à la fatalité d'une situation fausse, le plaça, à jamais reconquis par cet habile pardon, à la tête du gouvernement provisoire chargé de suppléer à l'absence du roi de Sardaigne, que les Autrichiens n'avaient pas jugé à propos de rappeler. En même temps qu'il garantissait ce, gage de réconciliation avec l'Europe et de pacification future, Bonaparte entamait avec le Saint-Siège, sur lequel venait de s'asseoir le cardinal Chiaramonti (18 mars 1800), des négociations discrètes, dont sa modération de langage, les mesures réparatrices prises vis-à-vis des prêtres émigrés et assermentés, l'hommage funèbre rendu à la mémoire du pape Pie VI, mort dans l'exil de Valence, et le courage de l'exemple du Premier consul assistant au Te Deum chanté dans la cathédrale de Milan, ménagèrent heureusement l'effet. C'est sur cet effet que l'habile et prévoyant Consalvi fonda le succès de la politique nouvelle dont le concordat fut le fruit et le chef-d'œuvre. Le 24 juin, ayant assuré l'exécution et les résultats de la convention d'Alexandrie, consommée par l'entrée triomphale de Suchet à Gênes, au milieu des chants et des fleurs, et remis au général Masséna, dont il honorait ainsi la valeur et réparait solennellement les mécomptes, le commandement en chef de l'armée d'Italie, le Premier consul partit de Milan, accompagné de Duroc, son aide de camp de prédilection, de Bourrienne, son secrétaire, de Bessières, commandant de la garde consulaire, et de Savary. Il s'arrêta quelques heures à Turin pour ordonner des travaux à la citadelle, repassa, par le mont Cenis, les Alpes débarrassées désormais des forts qui en défendaient le passage et qui avaient failli l'arrêter, et retrouva à Lyon les ovations de Milan, rendues plus douces par le patriotisme reconnaissant qui les animait. Napoléon arriva à Paris, le 13 messidor an IX (2 juillet), au milieu de la nuit et sans être attendu ; mais aussitôt que, le lendemain, la nouvelle en fut répandue dans les divers quartiers de cette vaste capitale, toute la ville et les faubourgs accoururent dans les cours et les jardins du palais des Tuileries. Les ouvriers quittaient leurs ateliers simultanément ; toute la population se pressait sous les fenêtres, dans l'espoir de voir celui à qui la France devait tant. Dans les jardins, les cours et les quais, partout les acclamations de la joie se faisaient entendre. Le soir, riche ou pauvre, chacun, à l'envi, illumina sa maison. Ce fut un bien beau jour[23]. L'armée d'Allemagne, que commandait Moreau, piquée d'une noble émulation par les succès, récompensés par la gloire et le repos, de sa sœur d'Italie, voulut joindre ses trophées à ceux de Marengo, et les combats de Kirchberg (4 juin), de Hochstædt (19 juin) et de Neubourg (25 juin), équilibrèrent la situation en Italie et en Allemagne, permirent à Moreau, maître d'Augsbourg, de Munich et Feldkirch (14 juillet), de signer le 15 juillet l'armistice de Parsdorf, rival de la convention d'Alexandrie, et de se reposer dans sa gloire et sa popularité de général temporisateur. Pendant ce temps, Bonaparte, le général au coup d'œil et au vol aquilins, cherchait à réaliser en bénéfices de paix durable, les résultats de tant de victoires. Le 21 juillet 1800, — peu de jours après cette fête commémorative du 14 juillet, l'une des deux conservées par la Constitution, où le Premier consul avait épuisé, jusqu'au danger d'être étouffé à la tête de sa garde, couverte encore des haillons poudreux de Marengo, les manifestations de l'orgueil national, de la joie populaire et de la reconnaissance des rentiers, ivres de la hausse de la rente (de 15 à 40 francs) et de la nouvelle du premier payement semestriel en argent fait depuis 1789, — le 21 juillet 1800, on annonça l'arrivée du comte de Saint-Julien, officier de confiance de l'Empereur d'Allemagne, chargé de porter à Paris la ratification de la convention d'Alexandrie, et de conférer avec le Premier consul sur les conditions de la prochaine paix. On ne douta plus alors de la conclusion de cette paix si désirée qui devait mettre fin à la seconde coalition. La France, on peut le dire, n'avait jamais vu d'aussi beaux jours[24]. M. de Saint-Julien, homme trop étroit pour un rôle trop large, et très-au-dessous d'une mission pleine de hasards, où l'autorité du caractère pouvait seule suppléer au vague des instructions et à l'imprévu des circonstances, arrivait à Paris, porteur d'une lettre courtoise, pour la première fois directe, de l'Empereur au Premier consul, au moment où celui-ci, aiguillonné par la nouvelle de la mort tragique de Kléber et les dangers courus par une conquête tombée eu quenouille entre les mains d'Abdallah-Menou, faisait des moyens de débloquer Malte et de ravitailler et secourir l'Égypte, l'objectif de ses combinaisons. M. de Saint-Julien, bientôt séduit, puis fasciné par Talleyrand, et enlacé de mille replis captieux, se laissa entraîner à prendre pour la lettre l'esprit de ses instructions, et à signer des préliminaires de paix qui contrariaient singulièrement les engagements contractés vis-à-vis de l'Angleterre par la politique ambiguë de M. de Thugut. Il partit de Paris le 30 juillet, enivré du brillant accueil fait dans sa personne à la visite flatteuse du premier plénipotentiaire d'Europe qui osait se hasarder à l'hospitalité de la France républicaine, et accompagné de Duroc, que le succès de sa mission confidentielle à Berlin avait désigné au choix du Premier consul pour un semblable séjour d'observation à Vienne. Pendant qu'arrêté au quartier général (4 août 1800 — 16 thermidor an VIII), Duroc attendait vainement la fin des scrupules et des tergiversations de la cour d'Autriche, qui sortait enfin par une explosion de sa situation équivoque en désavouant et exilant son téméraire plénipotentiaire et en congédiant l'envoyé du Premier consul, sans vouloir le voir ni l'entendre (13 août — 25 thermidor), Bonaparte poursuivait le cours de ces avances et de ces négociations par lesquelles il attirait insensiblement sur le terrain des transactions diplomatiques l'Europe monarchique, étonnée et charmée de ces dispositions pacifiques d'un républicain victorieux. Il gagnait peu à peu à l'admiration et à l'amitié l'empereur Paul, à qui il rendait sans condition six mille prisonniers et faisait présent de Malte à condition de la prendre, la cour d'Espagne, habilement flattée par Berthier de l'espoir d'un établissement en Toscane et à Parme, la Prusse, caressée dans sa neutralité sympathique, le pape enfin, qui envoyait à Paris Mgr Spina pour arrêter un arrangement dont les décrets sur les prêtres et les émigrés avaient ouvert les voies et préparé les éléments. Quant à l'irréconciliable Angleterre, son despotisme maritime était menacé par cette querelle de l'inviolabilité des neutres, dont la France, l'Espagne, le Portugal, la Suède, la Russie, les Etats-Unis devenaient successivement les champions et dont le Danemark allait devenir la victime. Le Premier consul fut vivement irrité de l'échec de la négociation prématurée entamée par M. de Saint-Julien et arrêtée en plein épanouissement par le désaveu de ce plénipotentiaire. Mais il se contint, et avant d'en venir à un éclat heureux, puisqu'il n'avait qu'à ouvrir la barrière à deux armées prêtes et impatientes, mais intempestif au moment où il essayait de ramener par la douceur des gouvernements longtemps effarouchés par les abus de la force, il tenta, vis-à-vis de l'Angleterre, une dernière démarche qui avait l'avantage de mettre la modération de son côté, de lui permettre, en cas de succès, d'achever ses préparatifs pour sauver l'Égypte, et, en cas de refus, de rendre l'Angleterre responsable vis-à-vis de l'Autriche et du monde, des conséquences de sa mauvaise volonté. La main sur la garde de l'épée, il fit donc faire au cabinet de Londres, par M. Otto, des ouvertures de négociation sur la base d'un arrangement commun avec l'Autriche, dont l'Angleterre accepterait l'armistice en l'étendant aux griefs et aux positions maritimes. L'Angleterre ne pouvait trop accéder à des propositions dont l'avantage était surtout pour le Premier consul, et favoriser, par la levée du blocus de l'escadre espagnole et de l'escadre française dans Brest, et l'évacuation de Malte, le recrutement de l'armée d'Égypte et son ravitaillement, c'est-à-dire les desseins contre lesquels elle s'était surtout armée. Le Premier consul, qui savait que le meilleur moyen de faire la paix est de préparer la guerre, n'avait pas perdu les trois mois d'alternatives et de tergiversations, aboutissant à l'avortement des préliminaires dont Lunéville s'apprêtait à fêter la signature. Cinq armées : celle désignée sous le nom de Batave, commandée par Augereau, dont le quartier général était à Francfort ; l'armée du Rhin, sous Moreau, postée à Hohenlinden et portée à cent mille hommes ; l'armée des Grisons, en face du Tyrol, avec Macdonald ; l'armée d'Italie, où le général Brune venait de remplacer Masséna, rappelé des bords du Mincio par suite de maladresses administratives et d'une impopularité dangereuse ; enfin, l'armée de-réserve réunie à Amiens, et prête à voler au galop du cheval de Murat, son chef, sur les côtes menacées, ou à faire diversion en Italie, étaient prêtes à s'ébranler au premier signal de cette épée encore au fourreau. Avant de la tirer, le Premier consul accepta les dernières chances d'une conciliation en ratifiant la convention de Hohenlinden (20 septembre 1800), par laquelle l'Autriche, surprise au milieu de préparatifs embarrassés, achetait de la cession de Philipsbourg, Ulm, Ingoldstadt, le répit d'une prolongation d'armistice et le remplacement de M. de Lherbach par M. de Cobentzel, le négociateur de Campo-Formio, el le maintien du protocole, toujours en suspens, de Lunéville. La nouvelle de ce nouveau succès, qui en précédait tant d'autres, inaugura dignement la célébration de la fête du 1er vendémiaire, et le Premier consul, qui savait la part qu'il faut faire à l'imagination et au sentiment dans la politique, comme dans la religion, profita de cette coïncidence pour rehausser le caractère patriotique de cette solennité dont la translation des restes de Turenne aux Invalides, et la pose de la première pierre du monument funéraire de Kléber et de Desaix furent les deux émouvants épisodes. Bonaparte acheva, durant les derniers jours de cet interrègne de paix, par l'accélération de la prospérité publique, dont le cours de la rente, toujours ascendant, et le crédit de la banque de France toujours croissant, symbolisaient les progrès, enfin l'amélioration des chaussées et chemins, la reprise des travaux des canaux de Saint- Quentin et de l'Ourcq, si longtemps abandonnés, l'effet moral de cette dramatique journée. Lucien, interprète éloquent des actes de son frère, put saluer en montrant la tombe de Turenne deux grands siècles s'y rencontrant et s'y donnant la main, et le soir, à la représentation gratuite de Tartuffe et du Cid, la voix de la France entière, représentée par ses délégués, acclama dans Bonaparte le héros qui fermait glorieusement la Révolution. L'assentiment passionné de l'opinion, malgré les menées des ambitieux, des jaloux, les ingratitudes des faux amis, les imprudences des amis maladroits, fut, à partir de ce jour, absolument acquis à celui dont le complot avorté du 18 vendémiaire an IX (10 octobre 1800)[25], qui menaça à la fois la vie d'un homme et l'existence d'un peuple, redoubla le prestige en faisant mieux sentir son prix. Désormais sourd aux intrigues des partis, et ne voulant pas plus du rôle de César que de celui de Monk, désavouant d'un côté l'impatience de sa famille, et de l'autre, décourageant d'un ferme refus les illusions par trop aveugles de Louis XVIII, Bonaparte ne songea plus qu'à se créer de nouveaux titres à la reconnaissance d'une nation dont il tenait le pouvoir, qu'il payait avec de la gloire. Le premier traité conclu avec le gouvernement consulaire venait d'être signé à Morfontaine entre les États-Unis et la France, représentés par MM. Olivier Ellsworth, Richardson Davie et van Murray, d'un côté, et de l'autre Joseph, Rœderer et Fleurieu (30 septembre 1800 — ratifié le 18 février 1801). Les pourparlers engagés à Lunéville entre M. de Cobentzel et Joseph depuis le 24 octobre 1800 ne purent aboutir à une solution aussi favorable ; et après avoir poussé l'Autriche, avec une fermeté que l'expérience rendait inexorable, dans ses derniers retranchements, le Premier consul, laissant les négociations en suspens, donna enfin le signal, si longtemps différé, de la reprise des hostilités contre un pays sans bonne foi et sans dignité, qui ne cédait qu'à la victoire et qui ne traitait qu'à force de malheurs. Encore une fois, l'influence allait être aux événements et l'autorité au canon. Le 28 novembre (7 frimaire an IX), s'ouvrit cette campagne d'hiver, honneur immortel de Moreau, l'une des plus décisives et des plus célèbres de nos annales[26], et s'ébranlèrent à la fois, avec l'armée du Rhin ou plutôt du Danube, les quatre armées d'Augereau sur le Mein, de Macdonald dans les Grisons, de Brune sur le Mincio, de Murat en marche vers l'Italie avec les grenadiers d'Amiens. Impatient des résultats, nous n'essayerons point de lutter avec les Jomini et les Thiers, et ne nous oublierons point au détail complaisant et minutieux de ces grands mouvements de masses armées, sous le poids et le choc desquelles trembla l'Europe. Nous nous bornerons, en regrettant de n'avoir pas le pinceau de Chateaubriand, au tableau d'ensemble de ce dernier effort de la France, jetant son épée dans la balance de la paix. Par un choix implicite, qu'expliquent l'importance des deux armées d'Allemagne et le rang de leurs généraux, le rôle d'honneur leur avait été confié et c'est entre l'Inn et l'Isar que la querelle décisive, dont les chocs suisses et italiens n'étaient que l'accessoire et le contre-coup, devait se vider. Nous connaissons le nom des généraux témoins actifs de ce duel gigantesque de Moreau et de l'archiduc Jean, plein d'une ardeur de jeunesse et d'une émulation de gloire que ne secondaient pas le coup d'œil de l'archiduc Charles. Moreau avait pour auxiliaire et satellite Augereau, et Macdonald devait se jeter dans le Tyrol italien, gravitant vers l'orbite des opérations de Brune et lui facilitant l'attaque de la ligne du Mincio. Murat, avec son corps d'élite ailé, devait voltiger et apporter di version et renfort partout où l'appelleraient une occasion ou un danger. Aucun de ces chefs, auxquels il avait partagé le soin de la fortune de la France, n'avait le génie et l'élan de Bonaparte. Et Moreau, le plus distingué de tous, n'avait que des moments, et, pour ainsi dire, de la monnaie d'inspiration. Mais les Français, encouragés par les succès progressifs d'une campagne dont le dénouement approchait, étaient pleins de ce feu patriotique qui fait les héros, et ils avaient en face d'eux des généraux trop jeunes ou trop vieux, et des armées neuves ou démoralisées, les uns combattant non pour la gloire, mais contre la disgrâce ; les autres cherchant moins à remporter la victoire, qu'à éviter la défaite. Le 28 novembre, commencèrent les mouvements qui avaient pour but, du côté des Français, de diriger sur Vienne quatre armées, deux grandes et deux petites, soutenues par une cinquième de réserve, et comprenant deux cent cinquante mille combattants aguerris, le plus bel effectif militaire mis en ligne depuis les levées en masse de 93 ; du côté des Autrichiens, de repousser l'entreprise qui menaçait la capitale, de chasser l'armée d'Allemagne au delà du Lech, et de donner au général Bellegarde, retranché derrière le Mincio, et appuyé, de gauche à Mantoue, de droite à Peschiera, le signal d'une jonction offensive. Le symbole du plan autrichien, c'est l'étau qui se resserre. Le symbole du plan français, c'est le compas qui se ferme ; la branche italienne, par un demi-cercle, venant joindre la branche allemande, à la pointe dirigée sur Vienne. Moreau était établi sur le terrain qui sépare l'Isar de l'Inn sur un plateau élevé couvert d'une forêt épaisse. C'est cette fortification naturelle de ravins, de collines boisées, de marécages, de défilés, que l'archiduc Jean résolut, n'osant l'aborder de front, de tourner et déborder. L'engagement heureux d'Ampfing, qui compromit notre gauche, encouragea jusqu'à la présomption son inexpérience, et il se laissa entraîner par ce succès dans la forêt de sapins d'Hohenlinden, immense coupe-gorge où le 5 décembre 1800, toute une armée, ballottée à coups de canon au milieu d'une tempête de neige, rougit ce blanc linceul du sang de huit mille hommes tombés victimes de la formidable embuscade, du guet-apens gigantesque, chef-d'œuvre de Moreau. Douze mille prisonniers, trois cents voitures et quatre-vingt-sept pièces de canon complètent le bilan de cette journée glorieuse pour la France, funèbre pour l'Autriche, à qui la victoire fit si traîtreusement banqueroute. Le 9 décembre au matin, six jours seulement après cette grande bataille qui semblait avoir épuisé son ardeur, Moreau passa l'Inn à Neubern, ayant pour éclaireur le général Lecourbe, qui quelque temps auparavant avait si glorieusement passé le Danube dans cette journée d'Hochstædt, dont le succès consola l'ombre de Louis XIV[27]. Le 20 décembre, la poursuite des Français, redevenue audacieuse, à force de bonheur, poussait, l'épée dans les reins, la retraite de plus en plus désespérée de l'armée autrichienne. Moreau franchissait successivement la Traun, l'Ens, et ses avant-postes ne furent arrêtés à vingt-cinq lieues de Vienne, que par les ouvertures pacifiques de l'archiduc Charles, successeur de l'archiduc Jean, chargé de réparer ses fautes et de sauver la monarchie autrichienne. Moreau, plein d'estime pour un tel adversaire, Moreau qui se méfiait des faveurs de la fortune, et qui aimait mieux conquérir la paix que conquérir Vienne, accéda aux propositions d'où sortit la convention de Steyer. Cette convention, qui lui permettait de se considérer comme un des auteurs du traité qu'elle remettait sur le tapis oisif des conférences de Lunéville, avait aussi l'avantage de dégager l'armée gallo-batave d'Augereau, compromise faute d'appui, et de -favoriser la solution italienne, dont Brune devenait le maître, délivré de toute crainte d'une diversion par le Tyrol et assuré, au contraire, de l'intervention de Macdonald et du concours de Murat. Obéissant, en effet, dès les premiers jours de la campagne, à l'ordre du Premier consul, qui fortifiait l'Italie à mesure que l'Allemagne en avait moins besoin, Macdonald, quittant les quartiers des Grisons, avait franchi héroïquement les neiges et les tourmentes du Splügen pour déborder la ligne du Mincio, et il venait d'accomplir cet admirable mouvement qui le porta dans le Tyrol italien, lui permit d'arriver à Trente, et de prendre position entre les Autrichiens qui défendaient au milieu des Alpes les sources des fleuves, et les Autrichiens qui en défendaient le cours inférieur dans les plaines de l'Italie[28]. L'impéritie de Brune, bon général, homme d'esprit, mais chef d'armée incapable, faillit compromettre les résultats favorisés par cette heureuse diversion. Piqué de l'amour-propre qui ne permet pas à un général d'abandonner son plan, même quand on lui en offre un meilleur, Brune, se dérobant à l'inspiration du génie de Bonaparte, qui s'attachait avec prédilection à ce théâtre de ses premiers succès, s'obstina dans son projet de passage du Mincio sur deux points, à Pozzolo et à Mozzembano. Cette duplicité d'opérations, toujours dangereuse, lui eût été fatale, si la vigueur calme de Suchet, sauvant à propos le général Dupont des suites fâcheuses de son trop d'ardeur, n'eût conjuré le désastre qui faillit remplacer le succès, disputé jusqu'à neuf heures du soir, de la bataille de Pozzolo, achevée au clair de lune (25 décembre). Le lendemain 26, Brune passa le Mincio à Mozzembano, avec le reste de l'armée française, qui n'eut plus devant elle que la ligne de l'Adige. Maître de Valeggio et de Borghetto, au prix d'un sang précieux que Bonaparte et Moreau eussent su épargner, Brune, avec une lenteur de mouvement qu'explique la rigueur de la saison, dont un général mieux doué eût su triompher, se décida enfin, le 31 décembre, à passer l'Adige. L'avant-garde franchit heureusement le fleuve à Bussolengo, pendant que le général Moncey le remontait jusqu'à Trente, coupant au général autrichien Laudon, qui se retirait devant Macdonald, une retraite impossible, à moins qu'il n'eût le temps de se sauver dans la vallée de la Trente, où Brune, en marchant vite, pouvait le rencontrer. La lenteur de Brune, la déloyauté de Laudon, qui fit croire au général Moncey que l'armistice allemand était étendu à l'Italie, et lui échappa par le mensonge, compromirent le succès de cette belle partie où Brune, avec tous les atouts en main, quitta le tapis par la convention de Trévise (16 janvier). Par cet acte, le vainqueur accordait, pour ainsi dire, au vaincu les bénéfices de la partie et oubliait de ramasser l'enjeu, c'est-à-dire d'exiger Mantoue. Pendant que s'accomplissaient dans la haute Italie ces événements qui trompaient les espérances de Bonaparte indigné, et l'obligeaient de désavouer son lieutenant, les Napolitains pénétraient en Toscane, d'où la résistance du général Miollis et la prise de Sienne, chassaient le corps du général Roger de Damas, auquel Murat allait infliger la menace d'une nouvelle défaite (18 février). Il dut accepter un armistice, qui débarrassait, en stipulant l'évacuation des États pontificaux, le Saint-Père d'alliés importuns et d'amis ambitieux. Cet armistice fut converti en une paix définitive entre la République française et le roi de Naples, qui échappait à la tyrannie de l'influence anglaise, par le traité de Florence, signé par le citoyen Alquier et le chevalier Micheroux dans cette capitale (28 mars 1801). Cependant les conférences de Lunéville avaient repris sérieusement leur cours, et chaque nouveau délai de M. de Cobentzel amenant de nouveaux événements, qui rendaient la paix plus difficile à la fois et plus nécessaire, le plénipotentiaire de l'Autriche compromettait sa cause par trop de dévouement, et payait chaque retard d'un sacrifice. C'est ainsi que, le 26 janvier, il dut acheter de la cession de Mantoue, livrée le 17 février, la ratification de l'armistice de Trévise, repoussé par le Premier consul, qui, à la faveur du droit rouvert par le refus, s'emparait également du château de Vérone. C'est ainsi aussi, qu'abandonnant pied à pied le terrain devenu trop avantageux au gré de son adversaire, des préliminaires de Campo-Formio, il était obligé de reculer de concession en concession, et de subir enfin l'ultimatum de la négociation, la double ligne de la victoire française : le Rhin (rive gauche) en Allemagne, l'Adige en Italie. Enfin, le 9 février 1801, eut lieu cette dernière conférence, où le forceps acheva l'enfantement, par la diplomatie autrichienne, d'un traité douloureusement mis au monde, et qui ne devait pas longtemps faire honneur à une union conclue par la nécessité. C'était le traité de Lunéville, signé le même jour (20 pluviôse an IX, 9 février 1801), entre M. de Cobentzel et Joseph Bonaparte, destiné, par la confiance de son frère, l'autorité de son caractère honnête, l'attrait d'un esprit aimable et le succès de ses débuts diplomatiques, à sceller successivement les actes qui consacrèrent la fin de la seconde coalition, et réconcilièrent les États-Unis, l'Empire, le Saint-Siège, enfin l'Angleterre avec la France. C'est à ce moment triomphant de sa gloire et de son génie, alors que le Premier consul préparait à la fois, par la paix avec l'Au triche, l'alliance avec la Russie, qui venait de renouveler avec la Suède et le Danemark, sous son inspiration, la ligue de neutralité maritime de 1780, et par l'alliance avec l'Espagne, que la création du royaume d'Étrurie faisait notre meilleure amie, les éléments d'un revirement fatal à l'Angleterre, désormais son unique ennemie, que l'exaspération des partis, soudoyés par l'or de Pitt et excités par les intrigues royalistes, se manifestait par un suprême attentat. La machine infernale, bien digne de ce nom, éclatait sur le passage de la voiture du Premier consul (3 nivôse an IX, 24 décembre 1801), et épargnait, sans l'effrayer, l'homme providentiel, devenu le but de la conspiration permanente des fruits secs des deux Terreurs, la blanche comme la rouge, de tous les déclassés, de tous les exaltés de la Révolution, embrigadés et embusqués dans l'ombre par la stratégie du crime et la politique de l'assassinat. Longtemps encore cette vie sacrée cheminera entre deux embuscades. Longtemps encore l'Angleterre et l'émigration tendront sous les pas de celui qui a sauvé la France et la République les pièges d'une haine désespérée. A l'attentat du 18 vendémiaire succédera l'attentat du 5 nivôse, et Limoëlan, Saint-Réjant, Carbon, seront les émules des Demerville, Cerachi, Arena, Topino Le Brun. Nous négligeons les conspirateurs vulgaires, les Juvenot, ancien aide de camp d'Henriot, qui promenait sur la route de la Malmaison le dessein de tuer le Premier consul sans en trouver le lâche courage, ou l'armurier Chevalier, surpris en flagrant délit de fabrication de l'engin devenu désormais l'instrument des dignes soldats de la trahison et du guet-apens, recrutés par Georges. Et l'insuccès ne les découragera pas. Toujours il sortira des ténèbres de ces bas-fonds sociaux où les incompris de septembre 92 fraternisent avec les déçus de thermidor et les récalcitrants de brumaire, dans la triple corruption et la triple fermentation de la colère, de la débauche et de la faim, quelque sicaire soldé par Pitt et surveillé par Fouché. Et cela, jusqu'à ce que le soleil de la gloire napoléonienne n'ait plus laissé à l'envie un coin d'ombre où se cacher, un coin de misère où se plaindre, que, des conspirateurs obscurs, la répression soit montée aux plus mystérieux fauteurs et aux plus illustres complices, que le procès de Pichegru et de Moreau ait déshonoré la gloire et flétri l'ambition qui n'ont pas reculé devant le sacrifice de la patrie et l'appui de l'étranger, enfin, que le supplice de Georges et l'exemple terrible de la mort d'un Condé lui-même aient découragé des tentatives stériles et punies par elles-mêmes, auxquelles répond un redoublement de popularité et d'affection, qui consolident celui qu'elles veulent renverser, qui feront, en 1802, resserrer la durée d'un pouvoir perpétué en 1804 par l'hérédité. L'attentat de nivôse ne fait trembler que la France, ainsi menacée par l'anarchie en pleines délices de l'ordre et de la prospérité, et dont la sollicitude, éveillée sur la fragilité de cette vie à laquelle son sort est suspendu, n'aura plus qu'un souci, celui de fortifier et de resserrer le lien qui la tient suspendue sur l'abîme, et enfin, fatiguée des dangers de la liberté, et ivre des espérances de la gloire, acceptera l'une en échange de l'autre, et se livrera tout entière à son héros vainqueur. Qu'on juge, sur les imaginations et les cœurs, de l'effet de cette scène de la rue Saint-Nicaise, du contre-coup de terreur et de pitié produit par cette détonation du baril de poudre de Saint-Rejant, et, à la nouvelle d'un tel danger, des larmes de Joséphine, partagées, ce jour-là, par toutes les femmes. Le Premier consul, épuisé de travail, hésitait à se rendre à l'Opéra, et ne céda qu'aux dernières instances de sa petite cour, avide de le voir figurer à la solennité de l'exécution, pour la première fois, de la Création, oratorio de Haydn. Il partit des Tuileries à huit heures un quart. Les généraux Lannes, Berthier et M. Ch. Le Brun l'accompagnaient. Un détachement de grenadiers à cheval lui servait d'escorte. Heureusement que ces grenadiers suivaient la voiture au lieu de la précéder. Elle arriva dans le passage étroit de la rue Saint-Nicaise sans avoir été annoncée ni par le détachement ni par les complices eux-mêmes. Ceux-ci ne vinrent pas prévenir Saint-Réjant, soit que la peur les en eût empêchés, soit qu'ils n'eussent point reconnu l'équipage du Premier consul. Saint-Réjant lui-même n'aperçut la voiture que lorsqu'elle eut un peu dépassé la machine. Il fut vivement heurté par un des gardes à cheval, mais ne se déconcerta pas, mit le feu et se hâta de s'enfuir. Le cocher du Premier consul, qui était fort adroit, et qui conduisait ordinairement son maître avec une extrême rapidité, avait eu le temps de franchir l'un des tournants de la rue, quand l'explosion se fit tout à coup entendre. La secousse fut épouvantable ; la voiture faillit être renversée ; toutes les glaces furent brisées ; la mitraille vint déchirer la façade des maisons voisines. Un des grenadiers à cheval reçut une légère blessure, et une quantité de personnes mortes ou mourantes encombrèrent sur-le-champ les rues d'alentour. Le Premier consul et ceux qui l'accompagnaient crurent d'abord qu'on avait tiré sur eux à mitraille. Ils s'arrêtèrent un instant, surent bientôt ce qui en était et continuèrent leur route. Le Premier consul voulut se rendre à l'Opéra. Il montra un visage calme, impassible, au milieu de l'émotion extraordinaire qui, de toutes parts, éclatait dans la salle[29]. Bonaparte, abandonnant le soin de la justice et de la punition des coupables aux tribunaux el à la police, qui, sous l'empire d'une indignation légitime, faillirent faire dégénérer en réaction dangereuse une répression salutaire, et cherchèrent à se débarrasser à la fois, d'un seul coup de filet, des suspects et des coupables du passé, du présent et de l'avenir, se vengea plus noblement d'avoir été méconnu et menacé, par de nouveaux bienfaits et de nouveaux succès, qui exaltèrent, par la crainte de le perdre, le bonheur de le posséder. Au commencement de l'année 1801, l'Angleterre était acculée par les fautes du génie de M. Pitt et de son propre génie, à une situation qu'un peuple doué de moins de vitalité eût considérée comme désespérée. Elle se trouvait en guerre à la fois avec la France et l'Espagne, ses vieilles ennemies ; avec les cours de Russie, de Suède, de Prusse, ses anciennes alliées ; elle venait d'être abandonnée par l'Autriche depuis la paix de Lunéville ; par la cour de Naples, depuis le traité de Florence. Le Portugal, son dernier pied à terre sur le continent, allait lui être enlevé aussi. Sa situation était devenue celle de la France en 1795. Elle était réduite à lutter seule contre l'Europe entière, avec moins de danger, il est vrai, que la France, et, aussi, moins de mérite à se défendre, parce que sa position insulaire la préservait du péril d'une invasion. Mais, pour rendre cette similitude de situation plus singulière et plus complète, l'Angleterre était en proie à une affreuse famine. Son peuple manquait des aliments de première nécessité. Tout cela était dû à l'entêtement de M. Pitt et au génie du général Bonaparte. M. Pitt n'ayant point voulu traiter avant Marengo, le général Bonaparte ayant désarmé une partie de l'Europe par ses victoires et tourné l'autre contre l'Angleterre, par sa politique, étaient incontestablement, l'un et l'autre, les auteurs de ce prodigieux changement de fortune[30]. Le bombardement de Copenhague, qui foudroya la ligue de neutralité armée (2 avril 1801), la mort tragique de l'empereur Paul, qui la mit en dissolution (25-24 mars 1801), la fatale capitulation qui consacra l'évacuation de l'Égypte et la stérilité de cette féconde entreprise (27 juin 1801) relevèrent cette situation critique, intrépidement affrontée, et remirent l'Angleterre sur ce pied de fière égalité et de puissant équilibre où elle pouvait accepter une paix honorable pour les deux parties. Car la France avait aussi payé sa part de courage et de gloire par le combat d'Algésiras (6 juillet 1801), l'intimidation du Portugal, rallié à notre influence, et l'attitude de la flottille de Boulogne, exercée par les succès maritimes de La Touche-Tréville, vengeur de ceux de Nelson, à l'opération suprême d'une imminente descente en Angleterre. Menacée d'être frappée au cœur, l'Angleterre se rendit à la paix, que désiraient également deux peuples faits pour être amis, et le 1er octobre, les préliminaires signés à Londres par M. Otto firent disparaître les dernières inquiétudes, dissipèrent les orages prêts à éclater, et dressèrent sur l'Europe et le monde un arc-en-ciel sans nuages, salué des acclamations universelles. Le colonel Lauriston, porteur de la ratification du Premier consul, fut promené en triomphe par le peuple de Londres, et à Paris, le même enthousiasme hospitalier accueillit lord Cornwallis et l'illustre Fox, messagers d'une réconciliation définitive, signée à Amiens le 25 janvier 1802, entre le premier de ces hommes d'État, représentant typique de la grande aristocratie anglaise, et Joseph, que son frère désignait toujours pour cueillir les fruits qu'il avait cultivés lui-même de ses mains triomphantes[31], et en qui il incarnait la paix comme il personnifiait la victoire. Lorsque j'arrivai à Paris, le Premier consul était à l'Opéra ; il me fit entrer dans sa loge, me présenta au public, en lui annonçant la conclusion de la paix. On devine aisément ce qui se passait dans mon cœur, et même dans le sien ; car il était aussi tendre ami, aussi bon frère, qu'il était homme prodigieux et grand souverain[32]. L'horizon politique international acheva de s'éclaircir de tous côtés, et la signature successive de traités de paix avec le Portugal, la Porte-Ottomane, les régences de Tunis et d'Alger, la Bavière, la Russie, transformèrent en un serein midi ce matin orageux des deux premières années du Consulat. Il ne manquait plus qu'un couronnement à cet édifice de réorganisation, de centralisation et de pacification, dont la lente élaboration du Code civil — commencée le 12 août 1800, pour n'être terminée que le 21 mars 1804 — avait posé les bases et élevait successivement les étages. Il ne demeurait qu'une lacune dans les vœux et les satisfactions de l'opinion. C'était le schisme religieux, issu de la Révolution, et la rupture des relations spirituelles de la France avec le Saint-Siège survivant à leur réconciliation temporelle. Napoléon, justement convaincu qu'il n'y a point, sans le ciment de la religion, de société ni de gouvernement durables, aspirait depuis longtemps à faire cesser ce grief secret des consciences, dernier obstacle à la réconciliation qu'il poursuivait de l'autorité et de la liberté, de la foi et de la raison, des traditions de l'Eglise et des conquêtes de la Révolution, unique reproche qui troublât l'unanimité de l'admiration générale, méritée par tant de mesures réparatrices. Il demeurait encore un beau traité à signer à Joseph. Ce traité fut le Concordat, dont les négociations, poursuivies entre le cardinal Consalvi, le prélat Spina et l'abbé Caselli, du côté du Saint-Siège, et du côté de la France, Joseph, le conseiller d'Etat Cretet et l'abbé Bernier, futur évêque d'Orléans, qui réhabilitait, par l'incontestable service de son concours, une existence équivoque et une célébrité diffamée, traînèrent longtemps, compromises tour à tour par la subtilité et la ténacité italiennes, et par la vivacité et l'impatience françaises. Enfin, le 15 juillet 1801, furent signées les bases préliminaires et fondamentales de ce grand acte, mal jugé par les contemporains, regardé par les ultramontains comme un crime de la crédulité et de la faiblesse de Pie VII, considéré par les révolutionnaires comme une faute de Bonaparte, mais qui n'en demeure pas moins un monument de sagesse, un chef-d'œuvre d'habileté, digne des grandes pensées qui l'inspirèrent, salué par la joie et la reconnaissance d'un peuple affamé de religion et altéré de foi, d'acclamations qui retentiront dans la postérité la plus reculée. Il n'eut peut-être pas l'approbation de M. Dupuis, auteur sceptique du livre de l'Origine de tous les cultes, que l'opposition des incrédules porta, en signe de protestation, à la présidence du Corps législatif. Mais il eut celle de Chateaubriand, qui la vaut bien, et qui vengea, par l'éloquence du Génie du Christianisme, ce rétablissement de l'autel contredit par quelques mauvais discours. Le 15 juillet 1801 ne vit que le premier acte de cette longue et délicate négociation, dont le Te Deum solennel, chanté à Notre-Dame par le cardinal Caprara, ne devait saluer et glorifier que dix mois après la définitive conclusion. Mais les espérances fondées sur les préliminaires de cet accord, dont le cardinal Consalvi a exposé les vicissitudes en homme qui n'en a pas senti la grandeur, supérieure à tous les sacrifices, et avec la partialité d'un esprit et d'un caractère sans héroïsme[33], suffirent pour enivrer les âmes, et pour précipiter le mouvement d'admiration, l'élan de gratitude, qui trouveront, dans l'institution du Consulat à vie, une si éclatante manifestation. Nous interrompons là le récit des événements et des actes de cette première moitié du Consulat, dont Rœderer, juge sympathique mais témoin fidèle, a résumé les conquêtes et les progrès dans deux tableaux, auxquels nous emprunterons quelques traits. A la fin de cet admirable résumé, le meilleur qui ait jamais été fait des deux plus belles années du pouvoir de Bonaparte, Rœderer s'écrie : Quel spectacle offre la France ! un territoire agrandi du cours de l'Escaut, de la Moselle, de la Meuse, de la rive gauche du Rhin ; des armées plus redoutables aux étrangers par leur nombre et par leur valeur, plus chères aux citoyens par leur discipline et leur sagesse, qu'elles ne l'ont été dans aucun temps de la monarchie ; des voisins plus indépendants en Italie et dans la Batavie ; l'amitié de l'Espagne plus affermie que jamais ; une puissance désormais équipondérante à celle des grands Etats enrichis par les dépouilles de la Pologne et par le commerce maritime : voilà aujourd'hui la France considérée dans ses relations au dehors. A l'intérieur, des manufactures partout renaissantes, le négoce déjà élancé au delà des mers, une agriculture florissante, le travail partout rétabli, retentissant dans les champs et dans les cités, animant les hommes et la nature de son mouvement ; l'ordre affermi dans la triple enceinte que forment autour de lui les lois, les mœurs qui gardent les lois, les bienséances qui gardent les mœurs. Voilà ce qui frappe aujourd'hui tous les yeux en France et porte l'émotion dans tous les cœurs. La première année du consulat de Bonaparte avait mis fin aux ravages de la Révolution ; celle qui vient d'expirer, non-seulement a mis fin aux ravages de la guerre, mais encore elle a fait cesser les ravages du temps et semble l'avoir réduit désormais à créer. Cette année, celle qui l'a précédé, sont filles d'une grande journée, le 18 brumaire. Au delà de cette journée était le néant ou la gloire ; elle nous donna la gloire en nous donnant un homme qu'elle consacra au salut de la patrie. Dans les changements qui se sont opérés, cet homme a tout vu, tout conduit ; en dirigeant l'ensemble, il a plus fait encore dans chaque partie qu'aucun de ceux à qui elles étaient spécialement confiées. La force prodigieuse de ses organes lui permet dix-huit heures de travail par jour, lui permet de fixer son attention, pendant ces dix-huit heures, sur une même affaire, ou de l'attacher successivement à vingt, sans que la difficulté ou la fatigue d'aucune embarrasse l'examen d'une autre ; la force d'organisation qui lui est propre lui permet de voir au delà de toutes les affaires, en traitant chaque affaire ; au delà de tous les plaisirs en essayant de quelques-uns ; de voir les jugements de la postérité au delà de ceux de la génération vivante ; le jugement de l'Europe, celui de la France, au delà de celui de Paris ; en un mot, de voir dans toute sa beauté la vraie gloire, sur laquelle les hommes médiocres ne peuvent arrêter leur pensée, et qui n'a pour eux ni rayons ni contours. C'est cette organisation privilégiée qui, le rendant infatigable, le rend aussi incorruptible, et l'élève au-dessus des dangers du pouvoir. Tandis que nous contemplons ses travaux passés, il marche déjà loin de nous dans l'avenir. Nul ne l'aura précédé vers une idée utile ; heureux qui pourra l'y suivre de près ! Cette tête, rayonnante de gloire, est remplie de soucis nouveaux et travaille pour l'intérêt de tous ; quand vos regards s'arrêtent sur lui, les siens sont à la recherche de vos besoins et de vos intérêts. |
[1] Commentaires, t. IV, p. 41.
[2] Mémoires de Joseph, t. I, p. 82.
[3] Commentaires, t. IV, p. 42.
[4] Commentaires, t. IV, p. 43.
[5] Commentaires, t. IV.
[6] Ce sentiment éclate à plusieurs endroits de sa Correspondance ; quoi de plus éloquent, par exemple, que ce passage ?
Bonaparte est un inter-roi admirable. Cet homme n'est point parvenu ; il est arrivé à sa place. Je l'aime. Sans lui, on ne pourrait plus sentir aucun enthousiasme pour quelque chose de vivant et de puissant. Je lui souhaite perpétuellement toutes les vertus, toutes les ressources, toutes les lumières, toutes les perfections qui lui manquent peut-être, et qu'il n'a pas eu le temps d'avoir. Il a fait renaître, non-seulement en sa faveur, mais en faveur de tous les autres grands hommes, pour lesquels il le ressent aussi, l'enthousiasme qui était perdu, oisif, éteint, anéanti. Ses aventures ont fait taire l'esprit et réveillé l'imagination. L'admiration a reparu et réjoui une terre attristée, où ne brillait aucun mérite qui imposât à tous les autres. Qu'il conserve tous ses succès ; qu'il en soit de plus en plus digne ; qu'il demeure maître longtemps. Il l'est certes, et il sait l'être. Nous avions grand besoin de lui. (Joubert, Œuvres, t. II, Correspondance, p. 49, 50).
[7] Rœderer, Journal de Paris (17 novembre 1799, 26 brumaire, an VIII).
[8] Commentaires, t. IV.
[9] Rœderer, t. III, p. 377.
[10] Thiers.
[11] Thiers.
[12] Voir Correspondance de Napoléon Ier, t. VII, p. 255.
[13] Commentaires, t. IV, p. 204 à 206.
[14] Thiers.
[15] Thiers.
[16] Thiers.
[17] Thiers.
[18] Commentaires, t. IV, p. 218, 219.
[19] E. Bégin, t. III, p. 285.
[20] Thiers.
[21] Thiers.
[22] Commentaires, t. IV, p. 232.
[23] Commentaires, t. IV, p. 238.
[24] Thiers.
[25] Demerville, Ceracchi, Arena.
[26] Thiers.
[27] Chateaubriand.
[28] Thiers.
[29] Thiers.
[30] Thiers.
[31] Thiers.
[32] Mémoires de Joseph, t. I, p. 89.
[33] Mémoires et correspondance du cardinal Consalvi, t. Ier, p. 291 à 415.