NAPOLÉON ET SA FAMILLE – 1769-1821

LIVRE DEUXIÈME. — LE GÉNÉRAL BONAPARTE - 1793-1800

 

CHAPITRE IV. — L'ÉPOPÉE D'ÉGYPTE - 1798-1799.

 

 

Bonaparte à Paris. — L'hôtel de la rue de la Victoire. — Pauvreté du vainqueur de l'Italie — Sa popularité. — La fête du 10 décembre. — Réponse de Bonaparte à une question indiscrète de madame de Staël. — Bonaparte membre de l'Institut. — Préparatifs de la campagne contre l'Angleterre. — Expéditions de Suisse et de Rome. — Incartade de Bernadotte à Vienne. — Inquiétudes de l'Angleterre. — Dénombrement de l'expédition d'Égypte. — Bonaparte et Joséphine à Toulon. — Louis Bonaparte et Eugène de Beauharnais font partie de l'expédition. — Joseph et Lucien au conseil des Cinq-Cents. — Hortense chez madame Campan. — Ses grâces et ses succès. — Etat-major de la flotte. — Le groupe des aides de camp. — Chassé-croisé de la flotte anglaise et de la flotte française. — Prise de Malte. — Débarquement à Alexandrie. — Proclamation de Bonaparte à l'armée. — Récit, par Napoléon, de l'occupation d'Alexandrie. — Politique habile et modérée. — Expédition vers le Caire. — Surprise et mécontentement de l'armée. — Première marche dans le désert. — L'armée salue le Nil avec enthousiasme. — Première rencontre avec les Mameluks. — La tactique française et la tactique arabe. — Bataille de Chôbrakhyt. — Bataille des Pyramides. — Entrée au Caire. — Le sultan El-Kébir. — Combat d'El-Qobbet. — Désastre naval d'Aboukir. — Fatales conséquences. — Desaix est envoyé à la conquête de la Haute-Égypte. — Tableau de la conduite politique et religieuse de Bonaparte au Caire. — Visite à Suez et à la mer Rouge. — Exploration solennelle de la grande Pyramide. — L'Institut d'Égypte. — Révolte du Caire. — Expédition de Syrie. — Prise de Jaffa. — Siège de Saint-Jean-d'Acre. — Retraite sur l'Égypte. — Victoire d'Aboukir. — Retour de Bonaparte en Europe.

 

Bonaparte partit de Rastadt, traversa la France incognito, arriva à Paris sans s'arrêter et descendit à sa modeste maison de la chaussée d'Antin, rue Chantereine. C'était le petit hôtel déjà célèbre par les scènes dont avait été le théâtre le salon où la renommée de Talma et la grâce de sa femme avaient attiré, de 1792 à 1797, la plupart des illustrations littéraires, artistiques et politiques du temps. Madame de Beauharnais, sortie de prison, et rentrée en possession des débris de la fortune de son mari et de sa dot, bientôt augmentés par les subsides de la maternelle Martinique, avait acquis du ménage Talma, qui préludait par la liquidation au prochain divorce, cette demeure qu'elle embellit de son charme et que son mari illustra de sa gloire. Elle était encore absente, lorsque Bonaparte vint essayer de s'y dérober à sa renommée et de s'y reposer de ses fatigues. Elle ne l'y rejoignit que huit jours après son arrivée, toute rayonnante des hommages de Rome, après les fêtes de Gênes, de Bologne, de Venise, de Milan, et d'une beauté rajeunie par l'éclat de ce séjour triomphal de dix-huit mois[1], au milieu des enivrements de la popularité italienne, durant lequel elle avait goûté, aux côtés d'un époux victorieux et qui ne semblait vaincre que pour elle, ce que la gloire a de plus grand et ce que l'amour a de plus doux.

De cette brillante campagne d'Italie, qui avait nourri deux armées, sauvé nos finances en détresse, rempli Paris de trophées d'art et de victoire d'un prix inestimable, et qui avait aussi, il faut le dire, fondé, de son butin et de ses profits, plus d'une opulence subite, Bonaparte et sa femme, également généreux et désintéressés, revenaient, presque seuls, les mains vides et pures. Bonaparte, qui avait repoussé avec indignation les rançons dont, plus d'une fois on prétendit payer son indulgence, Bonaparte, qui avait refusé les quatre millions du duc de Modène et les sept millions de Venise, Bonaparte, enfin, que les séductions de la beauté n'avaient pas trouvé moins incorruptible que les tentations de l'or, ne possédait pas trois cent mille francs en propre, après avoir disposé sans contrôle, de la fortune d'une nation. Et madame Bonaparte ne rapportait des dépouilles de la terre classique des arts et du luxe, dont la France entière allait se parer, que les quelques présents, d'usage diplomatique, que la qualité qui les lui avait fait offrir ne lui permettait point de refuser.

Mais si Bonaparte revenait d'Italie sans fortune, et sans autres conquêtes que celles qu'il y avait faites pour la République, il revenait aussi couronné d'une sorte de gloire souveraine, de popularité nationale, auxquelles le journal officiel du Directoire ne pouvait s'empêcher de rendre hommage et dont il saluait en ces termes, qui ne croyaient pas être si prophétiques, l'éclat importun.

Un caractère particulier de ces conférences — de Campo-Formio — a été le secret qui a été observé. Les espérances, les craintes, les doutes, rien n'a été encouragé ni démenti ; et c'était un jeune homme de vingt-huit ans qui, placé au milieu de si grands intérêts et se trouvant pour ainsi dire la clef de la voûte politique de l'Europe, gardait ce secret impénétrable au milieu des efforts de tous les genres pour le lui arracher ! Il est vrai que ce jeune homme avait déjà fait des choses bien plus étonnantes encore, et que — si nous en croyons nos pressentiments et les conseils de la fortune — sa carrière, déjà si glorieuse et si bien remplie, n'est encore qu'à son commencement[2].

 

Mais il n'était ni au pouvoir du Directoire, ni au pouvoir de Bonaparte lui-même d'enchaîner l'irrésistible élan de l'admiration et de la reconnaissance de toute une capitale, également fière delà guerre heureuse, de la paix opportune, et qui en savait l'auteur dans son sein. On ne fait pas plus violence aux faveurs de la popularité pour les repousser que pour les obtenir. On n'évite pas l'embrassement de tout un pays. C'est donc en vain que Bonaparte eût prétendu garder cet incognito de la modestie, que le Directoire trouvait de si bon goût. Caché, on le cherchait et on le voyait partout, et son absence habituelle faisait, malgré lui, des triomphes de ses moindres apparitions. Le corps municipal, l'administration du département, les Conseils, qui n'étaient point asservis aux mêmes préventions que le gouvernement, et ne partageaient point ses ombrages, cherchèrent à l'envi à donner au général Bonaparte, des marques de la reconnaissance nationale. Un comité du Conseil des Anciens proposa de récompenser, par le don du château de Chambord et d'un hôtel à Paris, cette glorieuse pauvreté du vainqueur de l'Autriche et du pacificateur de l'Italie. Les manœuvres du Directoire firent éluder cette proposition, qui eût été votée d'acclamation, et que Bonaparte n'eût pas refusée. On ne put empêcher du moins l'indépendante initiative de la municipalité de Paris de donner à la rue Chantereine le nom de rue de la Victoire, qu'elle porte encore.

Dès le 10 décembre, Bonaparte, arrivé le 5, dut faire violence à la réserve qu'il s'était imposée et subir l'épreuve toujours délicate, sous une république, pour un général victorieux, d'une cérémonie solennelle, dont la présentation au Directoire des ratifications du traité de Campo-Formio fut le prétexte.

Cette fête, qui avait surtout pour but et pour avantage, aux yeux du gouvernement, de constater publiquement la subordination d'un homme qu'il tenait à représenter comme le simple exécuteur de ses ordres, tourna contre son gré, car elle attesta une fois de plus la popularité de ce général, partout acclamé comme l'unique auteur des grandes choses qu'il avait faites. Sa conduite, dans ces jours dangereux du triomphe où la faveur publique elle-même cache tant de pièges, fut conforme à ce plan d'habile discrétion et de superbe modestie par lequel Bonaparte achevait la conquête de l'opinion ; et son prestige s'augmenta de l'heureux empressement avec lequel il accepta l'honneur du choix spontané qui le plaça, dans la section de mécanique, au fauteuil vacant par l'exclusion de Carnot, et de l'hommage, flatteur pour les susceptibilités civiles, de son affectation à ne se montrer en public que revêtu du modeste costume de l'Institut, et comme qui dirait de la livrée des sciences, des lettres et des arts. En vertu du même principe, favorisé par son propre goût personnel, ceux que le général d'Italie honorait du titre de confrères composèrent en grande partie le cercle de ses visiteurs habituels et de ses commensaux privilégiés, et l'on ne vit guère chez lui que Monge, Berthollet, Borda, La Place, Prony, Lagrange, quelques gens de lettres, Arnault, Bernardin de Saint-Pierre, Bouilly, quelques généraux, Berthier, Desaix, Lefebvre, Caffarelli du Falga, Kléber, et un groupe encore plus rare de députés, On comprend l'impression profonde que dut faire sur l'imagé nation de la population parisienne, qui a tant de part à ses affections, la vue de ce jeune homme qui, si petit, avait fait de si grandes choses, si frêle, avait supporté de si héroïques fatigués ; de ce jeune homme dont la gravité pensive, la sérénité mélancolique, .la fatidique pâleur, les yeux sibyllins, le mystérieux sourire, l'accent étrange, faisaient ce personnage à la fois historique et légendaire, héroïque et romanesque, qui a traditionnellement inspiré les passions de la France et régné sur son cœur.

Les deux discours de Talleyrand, d'émigré déjà devenu ministre, — ce qui suffit à caractériser les tours de force de sa. souplesse et les prodiges de son industrie ; — de Talleyrand officiant sans rougir, le sabre au côté, coiffé d'un chapeau à plumes, devant cet autel païen de la liberté, de l'égalité et de la paix, à six années de la messe de la Fédération au Champ de Mars ; de Barras haranguant, en costume antique, au milieu de ses collègues du Directoire, sous un dais de drapeaux, le général victorieux ; enfin, le discours de Bonaparte lui-même, simplement vêtu de l'habit de Lodi et d'Arcole, sont trois monuments caractéristiques de l'esprit et des mœurs du temps. Tous trois se ressemblent, en ce que tous trois trahissent, par le soin même qu'ils prennent à la cacher, la pensée secrète qui les inspire, et sont surtout éloquents par ce qu'ils ne disent pas. Mais tous trois diffèrent en ce que Talleyrand se sauve du ridicule où tombe lourdement Barras, et que Bonaparte, victorieux de tous les dangers, domine de toute sa hauteur, par je ne sais quelle secrète ironie, privilège toujours, et grâce quelquefois de sa féline nature. Talleyrand voit le triomphe de l'égalité dans une journée où éclate celui de la supériorité, et plaint le héros stoïque qui se dérobe à la gloire dans une obscurité volontaire, d'où l'appel de la patrie pourra seul le tirer. Barras, qui ne sait pas feindre la confiance, montre l'Angleterre à vaincre à une ambition qu'il croit impatiente et à une activité qu'il sait insatiable. Bonaparte parle moins de ce qu'il a fait que de ce qui reste à faire, et, oubliant le passé pour l'avenir, jette à l'opinion, avec la formule du jour, le mot d'ordre du lendemain. Fête qui semble exclusivement militaire, cette cérémonie où Joubert et Andréossy plient sous le poids du drapeau symbolique chargé des inscriptions de nos victoires, est surtout une journée politique, et les fautes et les craintes d'un gouvernement déjà déchu y apparaissent nettement pour la première fois, à la lueur même d'une gloire qu'il cherche à s'approprier et qui lui demeure étrangère.

Dès le lendemain, à travers la caresse des fêtes offerte à l'envi par le Directoire, le Corps législatif et les ministres à un homme qu'on ne semble vouloir enivrer d'hommages que pour lui mieux dérober le pouvoir, on sent percer la pensée du gouvernement, qui a rompu les conférences de Lille, et ajourne la paix avec l'Angleterre pour laisser à Bonaparte une occasion de s'éloigner et peut-être de disparaître, et celle de Bonaparte, qui acceptera le défi, avide d'un théâtre plus sublime encore que celui d'Italie, heureux d'ajouter le merveilleux à la réalité et un poème à son histoire, et d'achever, par l'absence et le lointain, de grandir dans cette popularité qui fait les empires.

En attendant, toujours rare et presque toujours silencieux, il continue, si parfois il rom pt le silence, à masquer son jeu par des mots d'une brutalité Spartiate, répondant, par exemple, à une question de madame de Staël, qui lui demande indiscrètement quelle est, à ses yeux, la première femme du monde : Celle qui fait le plus d'enfants. Il déroute la curiosité en l'excitant, et échappe, sans lis guérir, aux soupçons qu'il inspire par les préparatifs mystérieux de cette expédition contre l'Angleterre, dont il a accepté le commandement. Il quitte Paris, où, à l'Opéra même, il se dérobait en n'assistant au spectacle qu'en loge grillée, aux manifestations triomphales dont le maréchal de Saxe, Lowendal et Dumouriez y ont reçu l'hommage, et toujours incognito, excepté pour ses soldats, il inspecte les troupes destinées à l'expédition d'Angleterre, et cantonnées en Normandie, en Picardie, en Belgique. Il visite Anvers, déjà destiné dans sa pensée, aux améliorations futures. Il projette à Saint-Quentin le canal creusé sous le Consulat, et il marque à Boulogne, préféré à Calais, le point de départ de toute entreprise réellement et directement tentée contre l'Angleterre.

Mais en ce moment, c'est dans ses influences lointaines, c'est dans son protectorat oppressif, c'est dans sa prépondérance maritime et son empire des Indes, qu'il veut frapper le colosse d'airain sondé par lui de toutes parts, eu dont il a senti les pieds d'argile. Depuis longtemps, depuis ses conversations avec Volney en 1791, depuis ses entretiens à Campo-Formio avec Monge et Poussielgue, qu'il voulait envoyer en avant-coureur à Malte, il nourrissait le dessein de réaliser cette expédition d'Égypte et des Indes, projet traditionnel de la monarchie depuis Louis XIV, et il réservait à la république l'honneur de planter jusqu'aux dernières limites de la barbarie et du fanatisme son drapeau régénérateur, pour faire tourner au profit de la civilisation la vengeance des désastres et la revanche des déceptions de notre politique coloniale, si humiliée sous Louis XV. Une fois maître de l'Égypte, proie toujours convoitée des ambitions antiques, de cette Égypte aux symboliques mamelles, mère de la civilisation grecque, nourrice du monde romain, le général Bonaparte, après avoir marché dans les traces d'Alexandre et de César, suivait celles du premier jusqu'aux bords du Gange, et, reprenant l'Europe à revers, il revenait comme eux, non plus homme, mais dieu, de ce troisième voyage de régénération du monde, dont il marquait les étapes et plaçait les postes avancés dans ces lignes prophétiques écrites au Directoire :

Les îles de Corfou, de Zante, de Céphalonie, sont plus intéressantes pour nous que toute l'Italie ensemble. Si nous étions obligés d'opter, il vaudrait mieux restituer l'Italie à l'empereur et garder pour nous les quatre îles. Les temps ne sont pas éloignés où nous sentirons que pour détruire véritablement l'Angleterre, il faut nous emparer de l'Égypte.

 

L'Égypte semblait un peu lointaine aux courtes vues du Directoire, qui voulait, au besoin, garder Bonaparte sous la main. La peur d'un ennemi pire que lui retenait, dans leur désir d'écarter Bonaparte, ces hommes en proie à tous les fantômes de l'impuissance, et qui oscillaient entre la crainte du danger et celle du sauveur.

Un prétexte de rupture avec l'Autriche, que le Directoire saisit comme une occasion, et que Bonaparte repoussa comme un piège, se présenta de le conserver à portée et à discrétion, réduit aux répétitions et aux horizons étroits d'une nouvelle campagne d'Italie ou d'une guerre en Allemagne. Mais le bon sens prévoyant de M. de Cobenzl, qu'eût appuyé au besoin l'énergique raison de Bonaparte, neutralisa ce germe fâcheux. Et les satisfactions exigibles ayant été données à l'occasion du conflit populaire provoqué par l'attitude peut-être téméraire de Bernadotte, notre ambassadeur à Vienne, les ferments réciproques qui menaçaient d'éclater entre la France et l'Empire, également mécontents d'une paix précipitée, continuèrent de couver sourdement pour une prochaine explosion. Bonaparte ne se faisait pas d'illusions à cet égard, et ne comptait guère sur la durée de sentiments qui, chez les uns, n'avaient pas reçu une vengeance, et chez les autres une leçon satisfaisante. Mais il lui suffisait de pouvoir quitter, sans y être retenu par un danger pressant, la taupinière européenne. Il lisait dans l'avenir qu'il reviendrait toujours à temps pour le salut et avant l'irréparable, recueillir le fruit, enfin mûr, des fautes qu'il ne pouvait encore que prévoir.

Les conférences de Selz rendirent à la France, du côté de l'Autriche, une passagère sécurité, et lui permirent de pousser à bout deux affaires encore maladroitement engagées, et dont Bonaparte désapprouvait l'inopportunité, l'expédition de Suisse et l'expédition de Rome, l'une destinée à châtier l'aristocratie helvétique et à garantir nos frontières, l'autre à venger l'assassinat du général Duphot et à punir les provocations romaines ; deux erreurs nouvelles, en somme, de cette politique d'expédients et d'incidents par laquelle le Directoire compromettait l'œuvre de Campo-Formio, fondée sur les principes, et ajoutait deux griefs de plus aux rancunes de l'Autriche.

Ces deux expéditions venaient d'arriver à un succès illusoire, mais apparent, et rendaient sa liberté à l'impatient conquérant de l'Égypte, quand survint le nouvel obstacle de l'échauffourée de Bernadotte, heureusement conjurée dans ses conséquences. Et après un retard inquiet de quinze jours, funeste à l'effet d'une expédition combinée comme un coup de théâtre, et dont l'éclair et le coup devaient frapper en même temps l'Angleterre, Bonaparte put enfin mettre à la voile pour le but mystérieux qui tenait l'Europe entière dans l'attente. Il laissait un gouvernement sans idées et sans moralité se détruire lui-même par des excès révolutionnaires que Bonaparte désapprouvait sans pouvoir les empêcher, et où il ne voulait pas souiller la pureté de sa gloire. Il partait accompagné de l'élite de ses compagnons d'armes, suspects comme lui au Directoire, que la médiocrité pouvait seule rassurer, et d'un groupe choisi de ses confrères de l'Institut, heureux d'échapper à l'atmosphère anarchique de Paris, et de participer à une entreprise civilisatrice autant que politique, destinée, non à conquérir, mais à régénérer l'Orient, et qui promettait toutes les gloires.

Le 15 avril, le plan du général Bonaparte, dont il dirigeait lui-même tous les préparatifs, correspondant avec les généraux Caffarelli à Toulon, Regnier à Marseille, Baraguay-d'Hilliers à Gênes, Desaix à Civita-Vecchia, Vaubois en Corse, entrait dans la phase d'exécution. Le 9 mai, tandis que l'Angleterre, menacée à la fois sur ses côtes, où l'escadre de Brest allait jeter une armée de trente mille hommes, attendus par une insurrection de cent mille Irlandais, et sur tout le reste de son vaste empire par cette autre armée dont la destination, encore inconnue, permettait toutes les craintes, tandis que l'Angleterre, éperdue, envoyait Nelson à la recherche d'un ennemi grandi par le mystère, le général de l'expédition d'Égypte adressait à ses soldats le signal du départ, et saluait la France d'un adieu déjà triomphal[3].

C'est le 16 mai que l'amirauté anglaise fit partir une escadre de la Tamise pour la Méditerranée. Elle arriva le 12 juin devant Toulon, d'où la flotte française l'avait dépassée d'une avance de vingt-cinq jours, qui eût pu être de quarante-cinq sans l'imprévoyante incartade de Bernadotte.

Le 19 mai 1798, le général Bonaparte appareilla de Toulon, monté sur le vaisseau amiral l'Orient, de cent vingt canons, que suivaient douze vaisseaux de ligne, tête de ce gigantesque convoi de neuf frégates, onze corvettes et avisos, deux cent trente-deux flûtes, portant trente-deux mille trois cents hommes, des vivres pour cent jours et de l'eau pour quarante.

C'est à Napoléon lui-même qu'il faut demander le dénombrement de cette expédition, avec laquelle il allait ébranler les établissements anglais aux Indes, donner à Tippoo-Sahib, aux Mahrattes, aux Sicks, le signal de la délivrance, réveiller l'empire turc du sommeil de sa décrépitude ou en précipiter la chute, montrer enfin à l'Égypte, à la Syrie, à l'Arabie, l'homme attendu. Cette entreprise, dont le cours dépendait des circonstances, et pour laquelle le Directoire, heureux de se débarrasser à si bon marché d'un censeur incommode ou d'un compétiteur dangereux, lui avait délégué le pouvoir souverain, et donné carte blanche, avait tous les buts, et pouvait avoir toutes les conséquences[4] que comportaient le génie et la fortune de son chef.

Tandis que Nelson court jusqu'à Alexandrie, où il ne trouve aucune nouvelle de ses insaisissables adversaires, et va les attendre sur la côte de Syrie ; tandis que la Porte écoute tranquillement l'ambassadeur envoyé pour la rassurer, et qui réduit le projet en voie d'exécution au châtiment des mameluks, rebelles à sa propre autorité, et que doit punir la même juridiction européenne qui a déjà foudroyé les repaires d'Alger, de Tunis et de Tripoli, écoutons l'énumération, d'un caractère tout homérique, que fait des forces dont il disposait un homme habitué à dire les grandes choses aussi simplement qu'il les faisait[5] :

L'armée de terre était composée de quinze demi-brigades d'infanterie, de sept régiments de cavalerie et de vingt-huit compagnies d'artillerie, d'ouvriers, de sapeurs, de mineurs. La cavalerie avait ses selles et ses brides, et seulement trois cents chevaux. L'artillerie avait triple approvisionnement, beaucoup de boulets, de poudre, d'outils, un équipage, de siège et tout ce qui est propre à l'armement d'une grande côte ; douze mille fusils de rechange, des équipements, des harnais pour six mille chevaux.

 

Mais ce n'était pas tout ; dans le matériel de cette armée de civilisation plus que de conquête, destinée à inaugurer glorieusement l'ère des guerres faites pour une idée, figuraient l'arsenal pacifique et les munitions bienfaisantes de la commission des sciences et arts.

La commission des sciences et arts avait des ouvriers, des bibliothèques, des imprimeries française, arabe, turque, grecque, et des interprètes de toutes ces langues.

Le général Berthier était chef de l'état-major de l'armée. Le général Caffarelli du Falga commandait le génie et avait sous ses ordres un bon nombre d'officiers les plus distingués de cette arme. Le général Dommartin commandait l'artillerie ; sous lui, les généraux Songis et Faultrier. Les généraux Desaix, Kléber, Menou, Regnier, Bon, Dugua, étaient les lieutenants généraux. Parmi les maréchaux de camp, on citait les généraux Murat, Lannes, Lanusse, Vial, Vaux, Rampon, Junot, Marmont, Davoust, Friant, Belliard, Leclerc, Verdier, Andréossy.

 

Après un portrait de Desaix, auquel il a déjà consacré quelques lignes émues à propos de sa visite en Italie, après Leoben, et de Kléber, dont la disgrâce s'est attachée à sa fortune, le chef de l'expédition d'Égypte passe à son état-major scientifique et artistique, en commençant par le général Caffarelli, digne par sa verve, sa gaieté, son stoïcisme, d'être à la tête de cette troupe philosophique.

Le général Caffarelli était d'une activité qui ne permettait pas de s'apercevoir qu'il eût une jambe de moins. Il entendait parfaitement les détails de son arme ; mais il excellait par les qualités morales et par l'étendue de ses connaissances dans toutes les parties de l'administration publique. C'était un homme de bien, brave soldat, fidèle ami, bon citoyen. Il périt glorieusement au siège de Saint-Jean-d'Acre, en prononçant à son lit de mort un très-éloquent discours sur l'instruction publique. Il était chargé de la direction de la commission des savants et artistes qui étaient à la suite de l'armée. Il était plus propre que personne à les contenir, diriger, utiliser et à les faire concourir au but du chef. Cette commission était composée des académiciens Monge et Berthollet, Dolomieu, Denon ; des ingénieurs en chef des ponts et chaussées, Le Père (J.-M.) Girard ; des mathématiciens Fourier, Costaz, Corancez ; des astronomes Nouet, Beauchamp et Méchin ; des naturalistes Geoffroy Saint-Hilaire, Savigny ; des chimistes Descotils, Champy et Delile ; des dessinateurs Dutertre, Redouté ; du musicien Villoteau ; du poète Parsoval ; des architectes Le Père, Protain, Norry ; enfin, de Conté, qui était à la tête des aéronautes, homme universel, ayant le goût, la connaissance et le génie des arts, précieux dans un pays éloigné, bon à tout, capable de créer les arts de la France au milieu des déserts de l'Arabie. A la suite de cette commission étaient une vingtaine d'élèves de l'École polytechnique ou de celle des mines, parmi lesquels se sont fait remarquer Jomard, Dubois aîné, Lancret, Chabrol, Rozières, Gordier, Reynaud, etc.[6]

 

Le général Bonaparte se mit en route pour Toulon, le 5 mai 1798, accompagné de Joséphine, qui devait s'y arrêter, malgré son vif et sincère désir de partager jusqu'au bout le roman de cette expédition. Mais son mari redoutait, avec raison, pour elle, les hasards d'un tel voyage, et se délivra d'ailleurs de ses instances par la promesse de l'appeler aussitôt qu'il serait sûr de la fortune. D'ailleurs, n'était-elle pas représentée au près de lui par son fils ? Eugène de Beauharnais, en effet, continuait en Égypte ce rôle d'aide de camp commencé en Italie, auquel ses dix-sept ans, ses joues imberbes, ses yeux d'éphèbe, prêtaient une grâce si originale et si nouvelle. On n'en riait pas, car Chérubin était brave, et la poudre et le soleil avaient déjà hâlé son visage, à la fois délicat et martial. En ce temps-là d'ailleurs, on ne méprisait point la jeunesse, partout victorieuse, et triomphant à la fois dans la personne du général et de l'aide de camp. C'étaient des jeunes gens, Hoche, Joubert, Marceau qui, avec Bonaparte, avaient sauvé la république. Louis Bonaparte devait rejoindre à Toulon, mandé de Lyon par ordre de son illustre et inflexible frère, et l'exil d'Égypte devait punir ou plutôt guérir une passion profonde, conçue par cet ardent élève de Jean-Jacques pour mademoiselle Émilie de Beauharnais, une des plus charmantes pensionnaires de madame Campan. Bonaparte, et peut-être déjà sa femme, avaient d'autres desseins sur Louis, que cette union eût contrariés. On l'éloignait donc de l'objet de son amour, légitimement jeté par son mariage quelque peu hâtif, et pourtant destiné à fournir un des plus purs et des plus touchants exemples de la vertu conjugale, dans les bras de La Valette, un des aides de camp favoris de Bonaparte. Et, pour achever les restes d'une passion combattue avec une énergie qui semble un peu brutale, c'est à côté de ce rival heureux que Louis allait faire cette campagne d'Égypte, pleine pour cette nature sensible et mélancolique, qui vit ainsi deux fois la gloire de trop près, des déceptions et des tristesses de la campagne d'Italie.

Pour continuer cette revue domestique si légitime, au moment solennel du départ et des adieux, disons qu'au moment de la campagne d'Égypte, Lucien, délivré par la paix de ces fonctions de commissaire des guerres, dont le dégoûtait plus d'une incompatibilité de caractère et d'esprit, profitait de sa popularité corse pour ouvrir à son ambition des voies plus dignes d'elle, et sollicitait de ses concitoyens le mandat électif qu'il allait en effet recevoir et partager avec Joseph. Celui-ci, rentré à Paris avec sa famille, éplorée de la mort du général Duphot, assassiné à Rome, à quelques pas de sa fiancée, renonçait, pour quelque temps, à la carrière diplomatique où ses premiers succès étaient ainsi marqués d'un deuil tragique, refusait l'ambassade de Berlin et allait s'asseoir au conseil des Cinq-Cents. Là, sa douceur, sa probité, son sens droit et généreux lui conciliaient l'estime et l'affection de tous ses collègues, et lui créaient une influence modeste, bientôt éclipsée par l'activité passionnée, les succès oratoires el l'autorité politique précoce de Lucien, qui avait trouvé dans la direction des assemblées la vraie voie de son caractère militant et de son orageuse 'destinée. Pauline et l'oncle Fesch étaient demeurés en Italie, et Caroline était à Saint-Germain, achevant son éducation sous l'émulation de l'exemple d'Hortense. Celle-ci était devenue une jeune fille accomplie, la plus brillante élève de madame Campan, la virtuose de son pensionnat modèle, douée de tous les talents et de toutes les grâces. Et à la représentation d'Esther, au mois de mars 1798, elle avait remporté, en l'honneur de Racine, sur un auditoire de généraux et de savants, présidé par Bonaparte lui-même, la même victoire que jadis à Saint-Cyr mademoiselle de Villette sur Louis XIV et sa cour.

Bonaparte, arrivé le 9 mai à Toulon, y séjourna jusqu'au 19. Ce jour-là, après avoir embrassé sa femme, moins aguerrie que lui à cette épreuve des adieux, et qui alla à Plombières se remettre de la secousse de cette nouvelle séparation, le général en chef de cette expédition, encore mystérieuse pour ses propres compagnons, monta solennellement sur l'Orient, superbe vaisseau de cent vingt canons, au nom d'heureux augure, qui portait le pavillon de son double commandement. Car le vice-amiral Brueys, qui avait été choisi pour diriger la flotte, était placé lui-même sous les ordres du chef, dans les mains duquel la nécessité de concentration, qui domine toutes les expéditions lointaines, et l'expérience de sa multiple supériorité, avaient fait réunir tous les pouvoirs. Plût au ciel que Brueys eût toujours obéi, et se fût toujours abrité, contre les dangers d'une responsabilité supérieure à ses moyens, sous cette obéissance ! Nos annales maritimes n'eussent inscrit qu'à un seul Litre ce nom d'Aboukir, à la fois faste et néfaste, qui ne figure à la colonne de nos victoires qu'après avoir passé à celle de nos défaites.

Dans l'état-major du général en chef, outre les officiers que nous avons déjà cités, il faut signaler encore les contre-amiraux Villeneuve, Blanquet du Chayla, Decrès, et le chef de division Gantheaume, l'ordonnateur en chef Sucy, le payeur général Estève, les chefs du service de santé Desgenettes et Larrey, le docteur Fieri Assilini, médecin particulier du général, et ce groupe brillant des aides de camp, Louis Bonaparte, Eugène Beauharnais, Duroc, Croizier, Julien, La Valette, Merlin (fils du directeur) et Sulkowski, tout heureux de participer à cette héroïque et poétique aventure, et de fouler, à l'heure de la jeunesse, les traces de l'antiquité.

L'escadre appareilla le 19 mai, suivie du convoi de Marseille, arrivé le 15, et successivement ralliée, le 22 et le 26, par le convoi de Gênes et celui de Corse ; celui de Civita-Vecchia ne devait la rejoindre que le 9 juin, en vue du Gozzo. Cette heureuse réunion de tous les membres de ce grand corps dispersés à travers les mers, conjurait le danger de l'éparpillement, de l'isolement et de la perle des forces ; mais il n'était pas le seul. Dès la sortie du port commençait, pour la flotte française, la menace inquiétante de cette flotte anglaise, non moins mystérieuse qu'elle, qui, partie, le '16 mai, pour la Méditerranée, avec la difficile mission de préserver à la fois tous les points importants d'une domination maritime universelle, errait au hasard, à la poursuite de sa rivale, s'évertuant en vain à réparer, par de brusques raccourcis, le désavantage d'une avance de vingt-cinq jours, et, dans ce steeple-chase aveugle, arrivant toujours trop tôt ou trop tard. Ce n'est pas un des moindres signes de la faveur de la fortune, désormais gagnée à Bonaparte, que cette absence de renseignements ou cette erreur de conjecture qui le préservèrent si heureusement de toute rencontre avec un ennemi redoutable, dans un conflit sur son domaine et dans des conditions de supériorité matérielle incontestable. Aussi est-ce à la fortune, au destin, formules antiques de cette providence chrétienne qui a remplacé l'aveugle Fatum du paganisme, que Bonaparte, en mettant le pied sur le rivage d'Alexandrie, adressera une dernière invocation, un suprême appel, dans une de ces circonstances où il sent bien que le bonheur est encore plus nécessaire que le génie. C'est à ce bonheur qu'il dut d'éviter constamment cette flotte de Nelson, signalée, dès le 18, au moment même de son départ, à la Croix des Sablettes, et d'échapper à un combat dangereux, le 2 juin, près de Cagliari, plus tard devant Candie, et enfin devant Alexandrie, où Nelson ne nous précéda que pour aller nous attendre en Syrie.

Le même bonheur exceptionnel, qui écarte tout obstacle de cette inviolable traversée, présidera à toutes ses opérations.

Le 9 juin, à midi, la flotte française se présenta devant Malte, à portée de cette position capitale, située à égale distance entre Toulon et Alexandrie, et dont les canons, s'ils eussent été servis par des mains libres ou dévouées, eussent pu fermer inexorablement à l'expédition, au moins pour le temps d'une belle défense, la route de l'Égypte. Mais les temps n'étaient plus de l'antique héroïsme, et avant que la force s'en mêlât, la crainte devait suffire à dénicher la vieille chevalerie[7], représentée, dans ce dernier asile de sa décadence, par des sinécuristes ennuyés et efféminés. Par les intelligences qu'il s'était ménagées dans l'ile, Napoléon s'assura qu'il pouvait oser, et il osa[8] et après un simulacre de résistance, qui ne semble avoir eu pour but que de retarder décemment une capitulation, dont celle de Mantoue garantissait la générosité, le dernier des grands maîtres, le comte de Hompesch, une fois rassuré sur sa pension, céda au droit de guerre, et ouvrit, au vengeur des injures faites à la république française, ces portes inhospitalières et cette citadelle toujours menaçante pour notre pavillon. Et, suivant le mot ironique de Caffarelli, qui peint à merveille la mollesse de la résistance et la facilité de la conquête, les héritiers dégénérés des héros de Malte ne semblèrent s'être trouvés derrière ces fortifications formidables que pour nous tirer le verrou de cette barrière dont ils n'étaient plus que les concierges.

Le 13 juin, à la pointe du jour, l'escadre entra. Ce fut un superbe coup d'œil. Ces trois cents voiles se placèrent sans confusion. Les magasins de la Valette étaient abondamment fournis. L'Ordre avait un vaisseau de guerre de soixante-quatre sur la rade, un sur le chantier. L'amiral prit, pour augmenter les bâtiments légers de la flotte, deux demi-galères et deux chebecs. Il fit embarquer à bord de ses vaisseaux les matelots qui étaient au service de l'Ordre. Huit cents Turcs, qui étaient esclaves au bagne, furent habillés et répartis entre les vaisseaux de ligne. Une légion des bataillons dits maltais suivit l'armée ; elle fut formée par les soldats qui étaient au service de l'Ordre. Les grenadiers de la garde du grand-maître, plusieurs chevaliers prirent du service. Des habitants parlant arabe s'attachèrent aux généraux et aux administrations. Trois compagnies de vétérans, composées de tous les vieux soldats de l'Ordre, furent envoyées à Corfou et en Corse. Il y avait dans la place douze cents pièces de canon, quarante mille fusils, un million de poudre. L'artillerie fit embarquer de ces objets tout ce qu'elle jugea lui être nécessaire pour compléter ou augmenter son matériel. L'escadre fit son eau et ses vivres. Les magasins de blé étaient très-considérables ; il y en avait pour nourrir la ville pendant trois ans. Un million d'argenterie trouvé dans le trésor servit plus tard à alimenter la Monnaie du Caire. La frégate la Sensible porta en France les trophées et plusieurs objets rares que le général en chef envoya au gouvernement. Le général Baraguay-d'Hilliers, ayant désiré retourner à Paris, en reçut la permission, et fut chargé de porter le grand drapeau de l'Ordre[9].

 

Le commandement militaire de l'île fut laissé au général Vaubois, avec quatre mille hommes. Un renfort de six mille hommes, mandés des dépôts de l'armée de Toulon, devait compléter la garnison nécessaire. Regnault de Saint-Jean-d'Angély et Lucien Arnault, en qualité de commissaires civils du Directoire, reçurent l'administration de ce nouveau et imprévu département, et le 19 juin, Napoléon, encouragé par ce rapide et opportun succès, qui ne diminuait matériellement ses forces que de deux mille hommes, et les augmentait de l'effet moral incalculable qu'une nouvelle comme celle de l'occupation de Malte allait produire sur l'opinion de l'Europe, reprit sa route, sans révéler encore son but, qui semblait être Candie. Silence habile, qui devait faire de son aveu un vrai coup de théâtre, et en attendant, achever les incertitudes de Nelson, en leur donnant pour complices les incertitudes de notre armée elle-même.

Le 30 juin, on signala la tour des Arabes ; le 1er juillet, la colonne de Pompée et Alexandrie. Le consul de France fit connaître que Nelson, avec treize vaisseaux de 74 et une frégate avait paru, le 28 juin, devant Alexandrie, annonçant qu'il était à la recherche d'une armée française ; qu'il avait continué sa navigation pour se porter sur les côtes de Caramanie ; que les Turcs, fort alarmés, travaillaient, jour et nuit, à réparer les brèches de leurs murailles ; que les chrétiens étaient sous le couteau.

La crainte d'une surprise en plein débarquement, le péril imminent de nos nationaux et de nos coreligionnaires, le désir de prévenir l'achèvement des travaux de la défense, aiguillonnèrent et précipitèrent les opérations de la descente dans les chaloupes et de l'abordage de la plage. C'est au milieu du désordre, inséparable de mouvements aussi compliqués, et qui ne causa que quelques naufrages partiels, que l'armée lut, avec un étonnement mêlé d'enthousiasme, l'ordre du jour qui fixait ses incertitudes et dévoilait le théâtre grandiose où les vétérans de l'armée d'Italie allaient jouer, aux applaudissements du monde, une nouvelle scène du drame dont Bonaparte était à la fois le héros et l'auteur. Cette proclamation faisait appel, en même temps qu'elle précisait le but et encourageait les plus flatteuses espérances, aux sentiments de modération, de tolérance, de respect des personnes et des propriétés qui, dans un pays étranger, sous un ciel propice au fanatisme, peuvent seuls assurer au soldat l'impunité de la victoire et la sécurité de la conquête. Pour bien indiquer la portée civilisatrice et régénératrice de l'expédition, Bonaparte, dans sa proclamation, faisait précéder son titre de général de celui de membre de l'Institut.

Soldats, vous portez à l'Angleterre le coup le plus sensible, en attendant que vous lui donniez le coup de mort. Vous réussirez dans toutes vos entreprises. Les destinées vous sont favorables. Dans quelques jours, les mameluks qui ont outragé la France n'existeront plus. Les peuples, au milieu desquels vous allez vivre, tiennent pour premier article de foi qu'il n'y a pas d'autre dieu que Dieu, et que Mahomet est son prophète : ne les contredisez pas. Les légions romaines aimaient toutes les religions. Le pillage déshonore les armées et ne profite qu'à un petit nombre. La ville qui est devant vous et où vous serez demain a été bâtie par Alexandre.

 

C'est sous l'empire et le prestige de tous ces grands souvenirs que Napoléon donna le signal, et que l'armée commença à mettre le pied sur cette terre si hardiment et si éloquemment saluée.

Le général Menou débarqua le premier, à neuf heures du soir, au Marabout. Il était conduit par un pilote provençal qui avait la pratique de ces parages. Le général en chef, après quelques fatigues et des risques, mit pied à terre, une heure a près minuit, près du santon Sidi-el-Palabri. A trois heures, il fit battre au ralliement et passa la revue de ce qui était débarqué ; il y avait quatre mille cinq cents hommes de tous les régiments. La lune brillait de tout son éclat ; on voyait comme en plein jour le sol blanchâtre de l'aride Afrique[10].

 

C'est à la tête de cette poignée d'hommes que Bonaparte, après avoir repoussé le premier choc, irrésistible pour d'autres soldats que les nôtres, de cette cavalerie ailée des mameluks, et, après avoir semé sur le sable ardent et sanglant quelques-uns de ses compagnons, parvint, à six heures du matin, le 2 juillet, au pied de la colonne de Pompée.

A six heures, Napoléon découvrit la colonne de Pompée ; peu après, la muraille dentelée de l'enceinte des Arabes, et successivement les minarets de la ville, les mâts de la caravelle turque qui était mouillée dans le port. A huit heures, se trouvant à la portée du canon, il monta sur le piédestal de la colonne de Pompée pour reconnaître la place. Les murailles étaient hautes et fort épaisses ; il aurait fallu du vingt-quatre pour les ouvrir ; mais il existait beaucoup de brèches réparées à la hâte. Ces murailles étaient couvertes de peuple, qui paraissait dans une grande agitation ; c'étaient des cavaliers, des fantassins armés de fusils et de lances, des femmes, des enfants, des vieillards, etc. Napoléon donna ses ordres. Menou attaqua la droite de l'enceinte, près du fort triangulaire ; Kléber le centre ; Bon se porta sur le chemin d'Aboukir pour pénétrer par la porte de Rosette. La fusillade s'engagea. Quoique mal servi, le canon des assiégés fit quelque impression sur les assiégeants, qui n'en avaient pas. Les tirailleurs français, avec cette intelligence qui leur est propre, se logèrent sur les monticules de sable. Les trois attaques réussirent ; la muraille fut franchie. Les généraux Kléber et Menou furent blessés, comme ils montaient à l'assaut, à la tête de leurs grenadiers. La division Bon éprouva moins d'obstacles et, quoique la plus éloignée, arriva la première sur la seconde enceinte, celle qui ferme l'isthme où est la ville actuelle ; elle l'enleva au pas de charge. Les tirailleurs pénétrèrent à la tête des rues ; les maisons étaient crénelées ; une vive fusillade s'engagea. Le général en chef se porta sur la hauteur du fort Caffarelli. Il envoya le capitaine de la caravelle turque, qui l'avait joint, faire des propositions d'accommodement. Cet officier fit comprendre aux cheiks, aux ulémas et aux notables que la ville courait le danger d'une entière destruction ; ils se soumirent[11].

 

Napoléon fit son entrée dans la ville, entouré de ces représentants de l'influence religieuse et civile, et après avoir échappé providentiellement à la balle d'un Turc fanatique, aussitôt puni que coupable, il ne tarda pas à recevoir, par la soumission et le concours du gouverneur Koraïm, rallié à la destinée avec la résignation du fatalisme oriental, la consécration et comme l'investi ture de sa nouvelle domination. Appuyé d'un côté sur le gouverneur Koraïm, de l'autre sur le cheik El-Messiri, le général Bonaparte, ayant apprivoisé et gagné au dévouement et à la fidélité, les forces même les plus hostiles à son autorité, procéda, avec son énergie et sa perspicacité habituelles, aux mesures d'organisation et de pacification destinées à assurer la route du Caire, dont Desaix était allé, dès le soir de l'entrée à Alexandrie, reconnaître et marquer la première étape. C'est au Caire en effet, seulement, que la tyrannie des mameluks pouvait être atteinte et frappée au cœur. Le maître d'Alexandrie ne dominait que la côte ; le maître du Caire était le maître de l'Égypte. Après avoir rendu les honneurs funèbres aux trois cents victimes de son premier combat d'Égypte, qui coûta un millier de morts aux défenseurs d'Alexandrie, et fait inscrire leurs noms obscurs sur le fût de la colonne même de Pompée, aux pieds de laquelle il fit ensevelir leurs restes, le général en chef, par plusieurs mesures dont l'habileté pénétrante devait produire les plus heureux résultats de conciliation et de popularité, chercha à préparer à ses colonnes les voies du désert.

Une proclamation, affichée en arabe et en turc, et répandue à profusion dans la ville, rassura les habitants sur leurs intérêts matériels et religieux, en termes qui constituaient déjà le plus imprévu des progrès. Une lettre, écrite au pacha du Caire et portée par le commandant de la caravelle turque, opportun intermédiaire, transmit, au représentant de la suzeraineté de la Porte, le salut quelque peu impérieux d'un conquérant qui affectait de se montrer l'allié du Grand-Seigneur et le vengeur de ses griefs. Les sept cents esclaves turcs délivrés à Malte, bien nourris, bien habillés, bien traités, furent renvoyés dans leur patrie, et semèrent, sur toutes les routes de l'empire turc, l'éloge enthousiaste de leur sauveur victorieux. Un traité, négocié avec les Arabes du Bahyret, sous les auspices de leur protecteur Koraïm, pourvut aux besoins les plus pressants de la cavalerie et des transports. Enfin, un ordre plus prévoyant, fatalement mal compris ou mal suivi, bien loin d'enchaîner à l'ancre de la rade la liberté de l'amiral Brueys, lui prescrivait d'entrer dans le port, opération délicate dont les pilotes turcs repoussaient la responsabilité, mais que les sondages d'un officier expérimenté démontraient praticable, ou d'aller croiser devant Corfou. L'amiral s'obstina, sous divers prétextes, à ne pas quitter son dangereux mouillage d'Aboukir, où devait bientôt le surprendre, dans tout le désordre de la sécurité, le retour offensif de la flotte anglaise.

Bien loin de s'abandonner aux pressentiments qui semblaient par moments assombrir les espérances de l'amiral, se séparant à regret de celui qu'il appelait son bon génie, et dont il redoutait, en son absence, de ne plus partager le bonheur, Bonaparte, tout entier aux faveurs de la fortune, poursuivit, sous les plus heureux auspices, son expédition vers le Caire, laissant Kléber, avec une garnison de huit ou neuf mille hommes, à la garde de sa première conquête.

L'armée d'expédition se composait de vingt et un mille hommes de toutes armes sous les ordres des généraux divisionnaires Desaix, Regnier, Bon, Dugua et Vial, et des généraux de brigade Murat, Zayonchek et Andréossy ; ces deux derniers commandant trois mille hommes de cavalerie... à pied, en attendant la monture à acheter ou à conquérir. Les approvisionnements étaient portés à dos de mulet, l'artillerie, composée de quarante-deux bouches à feu, ayant épuisé les chevaux.

Le chef de division Perrée, bientôt promu contre-amiral pour ses services, dirigeait la flottille du Nil, composée de quinze bâtiments légers montés par six cents marins d'élite, et destinée à approvisionner l'armée et à tenir libre la voie de l'eau, concurremment à la voie de sable. Du 5 au 10 juillet, la division Dugua et la flottille du Nil opérèrent de concert, se prêtant un mutuel appui, occupèrent Rosette, laissèrent dans le chef-lieu de cette nouvelle province, gagnée à l'influence sinon à l'autorité française, le général Menou, à qui ses blessures imposaient les loisirs de l'administrateur, et remontèrent le Nil parallèlement.

Pendant ce temps, la colonne principale, formée de quatre divisions et de la réserve, traversait lentement et péniblement, sous l'aiguillon d'un soleil de juillet, sans le moindre rafraîchissement de source, sans le moindre repos d'oasis, la plaine de quinze lieues, fertile et ombragée à l'époque du débordement du Nil, à ce moment torride, qui sépare Alexandrie de Damanhour. Le soldat, qui jusque-là s'était vengé par des chansons ou des bons mots des surprises du climat, des nouveautés de cette guerre aventureuse, des déceptions du séjour d'Alexandrie, commençait à murmurer.

Les vétérans d'Italie, gâtés par les Capoues victorieuses, se trouvaient un peu dépaysés au milieu de ces horizons d'un implacable azur, luttant d'éclat avec les réverbérations éblouissantes du sable, sans avoir même la distraction d'un coup de fusil pour décharger leur mauvaise humeur. Ils marchaient donc traînant le pied, tordant leur moustache imbibée de sueur, le visage échauffé par la piqûre des moustiques, harcelés à tout moment par des nuées de Bédouins, un moment amis, rendus subitement hostiles par un fefta ou bref des ulémas du Caire, et qui remplaçaient par des escarmouches funestes aux traînards le concours promis. Les quolibets pleuvaient dru comme grêle sur ceux qu'on appelait les Francs, négociants et résidents européens, qui avaient encouragé l'expédition, qui s'en étaient fait les guides et les spéculateurs, et qui baissaient la tête devant les épigrammes farouches du troupier comparant la réalité morne, stérile, altérée, affamée, et la poudreuse Égypte aux mamelles taries, à ces descriptions du départ tracées avec les couleurs des Mille et une Nuits.

Tout en se gaussant des sept arpents de terre promis par le général en chef et en se moquant des exhortations du général Caffarelli à la jambe de bois, qui était toujours sûr d'avoir un pied en France, nos soldats subirent avec une gaieté qui s'aigrissait peu à peu l'épreuve de cette première odyssée. Après une marche de seize heures (du 7 au 8), on joignit enfin Damanhour avec son mirage coquet de palmiers et de minarets. Il y eut du mécompte quand, dans une sorte de grange sans portes et sans fenêtres, l'état-major dut, après avoir écouté les flagorneries orientales des autorités, se contenter d'un festin composé de tasses de lait de chameau el de galettes cuites sous la cendre. Cependant on eut du moins l'ombrage d'un bois d'acacias, de l'eau, de la viande, des légumes.

On séjourna le 9, et enfin, le 10, à neuf heures du matin, l'armée entière, attristée par le deuil de la perte du général Mireur, assassiné la veille par des maraudeurs arabes, rencontra le Nil à El-Rahmanyeh. Elle salua le fleuve par une explosion de cris de joie, et se donna toute entière et toute habillée la volupté d'un bain à discrétion.

Il ne manquait plus que quelques bonnes aubaines de victoire pour remonter le moral de cette armée d'héroïques mécontents que l'exemple de la constance, de la patience et de la frugalité d'un général, qui partageait toutes ses fatigues, toutes ses privations, regagna bientôt, en dépit des déceptions, à l'ancienne confiance et à l'ancienne admiration.

Mais le premier coup de surprise et d'ennui avait été sensible. Les premières correspondances d'Égypte, interceptées par les Anglais et publiées par eux, respirent une sorte d'émulation de découragement. On y trouve toutes les injustices du spleen, toutes les erreurs de la nostalgie. Il ne faut pas, comme ont affecté de le faire quelques historiens partiaux, juger l'expédition d'Égypte sur ces premières impressions, superficielles à la fois et passionnées, sur ces reproches qui sont surtout des regrets, el punir, jusqu'au point d'en accepter le témoignage sans réserve, ces récriminations hyperboliques, dictées par une exaltation passagère, sous l'empire de laquelle des compagnons de mauvaise humeur calomnient leur général, calomnient l'Égypte et se calomnient eux-mêmes. Celle inévitable explosion de murmures de soldats à la fois braves el ignorants, dévoués et frondeurs, suffit à la satisfaction des premiers griefs, à la vengeance des premiers mécomptes, et les liens de la discipline et de la confiance, à peine relâchés un moment, se resserrèrent de plus belle entre l'armée et un général qui pouvait sourire impunément des boutades de soldats capables du dévouement et du courage, dont le Mémorial, confident des souvenirs favoris de l'Empereur à Sainte-Hélène, a enregistré les témoignages en même temps que leurs épigrammes.

Cependant l'invisible ennemi se concentrait et s'exaltait au Caire, el, dès le 10 juillet, la division Desaix fut attaquée, au moment où elle quittait ses bivouacs, par un essaim de mameluks et de Bédouins, avant-garde impatiente du corps que Mourad-Bey achevait de réunir, et dont il tâtait la tactique. Cette tactique, irrésistible avec les lourds et gauches bataillons turcs, sur lesquels le cimeterre ailé des centaures du désert se promenait, suivant leur féroce image, comme à travers un champ de pastèques, cette lactique héréditaire et proverbiale, dont une présomptueuse illumination, à la nouvelle que les infidèles n'avaient pas de cavalerie, célébra le prochain triomphe, fut déjouée comme une manœuvre de cirque par l'agilité de nos fantassins, leur sang-froid goguenard, et cette prestigieuse évolution du carré qui a joué un si grand rôle dans les victoires d'Égypte. Au cri de Desaix : Par peloton, à droite et à gauche en bataille, feu de deux rangs ! la colonne, que l'admirable cavalerie des mameluks chargeait pour l'entamer, la cerner, l'envelopper et enserrer de ses voltes prestigieuses, s'arrêtait, offrant à cette circulaire attaque une quadruple muraille de fer et de feu. Et lorsque le nuage de poussière et de fumée était dissipé, les brillants cadavres des chevaux et des cavaliers chargés d'or, atteints par la mitraille et la mousqueterie, jonchaient le sol, et le sang des plus intrépides et des plus téméraires, couchés devant la ligne sombre des soldats barbus, fumait encore au bout de leurs baïonnettes.

L'armée séjourna le 10, le 11 et le 12 juillet 1798 à El-Rahmanyeh, où elle fut rejointe, le 12 au matin, par la division Dugua et la flottille, dont le concours était nécessaire pour pouvoir manœuvrer sur les deux rives et combattre celle des mameluks, composée d'une soixantaine de bâtiments, dont vingt-cinq armés. Cette flottille était partie le 6 juillet du Caire pour seconder l'effort décisif que Mourad-Bey et Ibrahim-Bey voulaient tenter sur l'armée campée à Damanhour. Mourad-Bey apprit à Terraneh l'événement d'El-Rahmanyeh, et, loin de profiter de l'avantage supposé de son avant-garde, il eut à songer à réparer les conséquences de son incompréhensible déroute.

Ce nouveau duel de l'infanterie française contre la cavalerie orientale, ce nouveau triomphe de la supériorité stratégique sur les supériorités du nombre ou de la position, qui eut pour double et simultané théâtre la plaine et le Nil, emprunte au village de Chobrâkhyt son titre glorieux. Il faut lire dans les Commentaires de Napoléon[12] le récit vivant et le tableau pittoresque de cette victoire de la sombre et modeste armée de la civilisation contre ces champions étincelants d'une théâtrale barbarie. C'est un sujet digne de l'épopée que le contraste de ces cinq carrés immobiles, inébranlables, invulnérables, véritables forteresses humaines, vomissant imperturbablement sur ces hordes chevaleresques, dont d'inutiles assauts sèment de tous côtés les cadavres aux cottes de mailles dorées et les chevaux richement caparaçonnés, le double foudroiement de la mousqueterie des rangs et de l'artillerie des positions d'appui, dix-huit pièces battant sur un même point.

Ce fut un superbe carnage et un magnifique butin, car tous ces petits tyrans de la féodalité musulmane portaient leur fortune sur eux, et leur ceinture était un trésor. Cette émouvante bataille, faite d'une seule charge, comme un drame en un acte, eut pour dénouement la destruction de la flotte turque, un moment victorieuse par le nombre, mais bientôt dispersée, brûlée, coulée par l'intrépide contre-amiral Perrée, décisivement secondé par l'armée de terre, et surtout les combinaisons inspirées de Bonaparte, luttant de moyens avec les dangers. Le général Bonaparte, qui ne savait pas seulement vaincre, mais profiter de la victoire, poussa, le 14 juillet, après un jour de repos nécessaire, sa marche en avant.

Précédé du prestige d'un double avantage sur des populations nourries dans le respect de la force et la superstition du succès, et toujours secondé par la flottille, heureusement sauvée, il se dirigea vers le Caire, où l'armée était impatiente de trouver le repos de la victoire et la sécurité de l'avenir. Ce double encouragement qui, avec l'enthousiasme d'une mission libératrice, avait été le perpétuel aiguillon d'émulation de la campagne d'Italie, manquait complètement à cette pérégrination dans le désert, où le plaisir de la curiosité, bientôt suivi de la satiété de la monotonie, ne soutenait plus le soldat, errant sous un agaçant danger d'insolation, à travers les fantômes de l'étrange et les mirages de l'inconnu. Cette déception universelle, de plus en plus aigrie, provoquait des murmures dont les généraux donnaient l'exemple, et des désespoirs démoralisateurs. Ce fut là une difficile épreuve, dont les contagions funèbres eussent gagné tout autre général que Bonaparte, et dont tout autre que lui n'eût pas traversé impunément les dangers. Infatigable, impassible, image vivante de la patrie, de la victoire et du salut, il écoutait les doléances et gourmandait les faiblesses, avec des conseils pleins de bonté ou des reproches d'une irrésistible ironie. A ces soldats de la république qui regrettaient les délices italiennes, il opposait l'exemple de sa frugalité, et il montrait la grandeur du but prochain, avec la patience sublime et l'opiniâtre espérance du chef des Hébreux, regrettant, au milieu des privations où les compagnons de Moïse avaient devancé les compagnons de Bonaparte, les oignons et les lentilles d'Égypte. Et grâce à son imperturbable mélange de souplesse et d'énergie, les séditions naissantes étaient apaisées, les bivouacs redevenaient joyeux, et une étape de plus était franchie ; l'ascendant de sa popularité triomphait peu à peu des mauvais conseils de la soif, des irritations de la fatigue, du funeste exemple des désertions aveugles et des stupides suicides. Lorsque, le 19, l'armée arriva à Omm-Dynâr, vis-à-vis de la pointe du Delta et à cinq lieues du Caire, dont la prise équivalait à la conquête de l'Égypte, cette armée énervée et grondeuse, qui se plaignait d'avoir été déportée par le Directoire, était à jamais conquise elle-même et ne menaçait plus que l'ennemi !

Elle aperçut pour la première fois les Pyramides. Toutes les lunettes furent braquées sur ces plus grands et ces plus anciens monuments qui soient sortis de la main des hommes. Les trois Pyramides bordaient l'horizon du désert. Elles paraissaient comme trois énormes rochers ; mais, en les regardant avec attention, la régularité des arêtes décelait la main des hommes. On apercevait aussi la mosquée du Moqattam. Au pied était le Caire. L'armée séjourna le 20, et reçut l'ordre de se préparer à la bataille[13].

 

Le 21, à deux heures du matin, l'armée se mit en marche. À huit heures, les soldais poussèrent mille cris de joie à la vue des quatre cents minarets du Caire. A neuf heures, ils se trouvèrent en face de cette immense ligne-de bataille, développée sur un front de 5 lieues et de cinquante mille hommes, suprême rempart delà chevalerie barbare et du fanatisme oriental, appuyé d'un côté au camp retranché d'Embâbeh, et de l'autre aux Pyramides. Toute la population du Caire, fourmillant sur la rive droite du Nil, derrière la forêt de mâts de la flottille ennemie, encourageait de ses acclamations et de ses prières les douze mille Mameluks, à la victoire desquels était enchaîné le salut de cette multitude, qui se considérait, suivant le fatal usage du pays, comme condamnée aux horreurs du sac et à l'infamie de l'esclavage. L'armée française se déploya parallèlement au Nil, dans cet ordre de bataille éprouvé par le succès de Chobrâkhyt, et dont le résultat de la journée devait consacrer une fois de plus l'avantage. Cet avantage allait triompher de façon à attester à jamais la supériorité irrésistible de la discipline, de l'ordre, de la tactique, multipliant les forces par l'équilibre, au lieu de les affaiblir par l'éparpillement.

Le soir de ce jour mémorable où Bonaparte avait donné à ses soldats le signal du combat par un discours de quatre mots : Quarante siècles vous regardent, qui fit d'eux autant de héros, la barbarie musulmane avait reçu la leçon d'un de ces désastres dont elle ne se relèvera jamais. La tyrannie des Mameluks était détruite, malgré tout ce que le fanatisme peut donner de courage, et couchée sous le linceul de sable du désert ou le linceul du Nil, dont les flots portèrent à Damiette, à Rosette et dans tous les villages de la haute Égypte des milliers de cadavres, muets et éloquents messagers de notre victoire. De cette cohorte de douze mille cavaliers d'élite, trois mille seulement, sous les ordres de Mourad-Bey désespéré, se retirèrent dans la haute Égypte, à la lueur du gigantesque incendie de la flottille, allumé par leurs mains. Ils arrachèrent ainsi cette proie à la flottille française, retenue en arrière faute d'un tirant d'eau suffisant, et dont l'absence empêcha ce sauvetage opulent de figurer aux résultats de la journée.

Le quartier général arriva à Gyzeh a neuf heures du soir. Il n'était reste aucun esclave à la belle maison de campagne de Mourad-Bey, Rien de sa distribution intérieure ne ressemblait aux palais d'Europe. Cependant les officiers virent avec plaisir une maison bien meublée, des divans des plus belles soieries de Lyon ornés de franges d'or, des vestiges du luxe et des arts d'Europe. Le jardin était rempli des plus beaux arbres, mais il n'était percé d'aucune allée. Un grand berceau couvert de vignes et chargé des plus excellents raisins fut une ressource précieuse. Le bruit s'en répandit dans le camp, qui accourut en masse ; la vendange fut bientôt faite.

Les divisions qui avaient pris le camp d'Embàbeh étaient dans l'abondance ; elles y avaient trouvé les bagages des beys et des kâchefs, des cantines pleines de confitures et de sucreries. Les tapis, les porcelaines, l'argenterie étaient en grande abondance. Pendant toute la nuit, au travers des tourbillons de flammes des trois cents bâtiments égyptiens en feu, se dessinaient les minarets du Caire. La lueur se réfléchissait jusque sur les parois des Pyramides. Pendant les jours qui suivirent la bataille, les soldats furent occupés à pêcher les cadavres ; beaucoup avaient deux ou trois cents pièces d'or sur eux.

La perte de l'armée française fut de trois cents hommes tués ou blessés ; celle de l'ennemi, en tués, blessés, noyés ou prisonniers, se monta à dix mille Mameluks, Arabes, janissaires, Azabs, etc.[14]

 

La victoire des Pyramides ouvrait les portes du Caire à une armée composée de soldats qui paraissaient plus que des hommes à l'imagination effrayée des habitants témoins de leur triomphe.

Le 25, le général en chef, décoré par l'admiration musulmane du titre, demeuré légendaire, de sultan El-Kebir — sultan le grand —, fit son entrée dans la capitale de l'Égypte, complètement rassurée et même gagnée à une domination qui, se contentant des droits de l'hospitalité, respectait les autorités établies, protégeait les femmes et les enfants, châtiait sévèrement la moindre atteinte portée à la propriété ou à la pudeur, et par la bouche de l'interprète Venture, heureux intermédiaire des discours de Bonaparte, saluait d'une éloquente bienvenue les chefs d'une religion pénétrée et honorée par le général, accompagné de savants, et savant lui-même, dans ses plus secrètes profondeurs, dans ses plus délicates susceptibilités[15].

Après un séjour de dix jours au Caire, durant lequel le plaisir de voir les communications rétablies et assurées avec Rosette et Alexandrie fut troublé, pour le général en chef, par les trop légitimes appréhensions, que lui causa la nouvelle de l'obstination de l'amiral Brueys à garder le fatal mouillage d'Aboukir, Bonaparte résolut de se porter en avant, dans le double but de consommer l'expulsion d'Ibrahim-Bey de la basse Égypte, où il entretenait la résistance, et de détruire, avec le corps qu'il réunissait dans la haute Égypte, les dernières espérances de Mourad-Bey fugitif.

Il partit donc, laissant l'administration intérieure à un divan de grands cheiks et d'ulémas gagnés, il le croyait du moins, à ses intérêts, et surveillés d'ailleurs par Desaix, demeuré au commandement et à la garde du Caire, où il devait activer les préparatifs de l'expédition dont la direction lui était réservée.

Ce départ du Caire en pleine canicule, par une marche dans le désert destinée à renouveler les souffrances déjà endurées, ne se fit pas sans quelques frémissements irrités et quelques grincements de dents. Bonaparte se présenta devant les mutins, les intimida d'un regard, et châtia la 9e de ligne, qui refusait d'ouvrir la marche, en lui donnant l'ordre dédaigneux de rentrer au Caire. Cette punition si simple produisit son effet accoutumé sur des soldats boudeurs, mais pleins de l'amour-propre militaire. Ils protestèrent à grands cris contre un congé qui les déshonorait. Le général les mit à la queue de l'armée, et, debout devant la 32e de ligne, il lui commanda de marcher. Et elle marcha. Le 10 août, après trois journées passées à côtoyer plus qu'à traverser le désert, l'expédition surprit dans le bois de palmiers de Sâlleyeh les restes du corps d'Ibrahim-Bey, déjà mis en déroute au combat d'El-Qobbet (20 août). Ibrahim-Bey, après avoir éprouvé à ses dépens la valeur et l'adresse d'une cavalerie dirigée par les La Salle et les Murat, put cependant continuer sa retraite, se réfugier en Syrie et aller joindre ses ressentiments aux inquiétudes du farouche Djezzar-Pacha.

Sâlheyeh, situé à 30 lieues du Caire et à 76 lieues de Gaza, est le terme de l'inondation du Nil. Bonaparte, acceptant pour le moment les mêmes limites que le fleuve vivifiant dont il ne voulait pas s'écarter, rétrograda, une fois arrivé à ces palmiers au delà desquels commence le désert aride qui sépare l'Afrique de l'Asie. Il y établit un fort et une garnison d'avant-garde, destinés à protéger les jalons de la route future, et satisfait de l'occupation de Damiette par le général Dugua, qui consommait la possession de la basse Égypte, il revint vers le Caire, tout entier aux heureux présages qu'allait assombrir le deuil du fatal désastre d'Aboukir.

A mi-chemin de Korâym à Belbeys, un courrier d'Alexandrie apporta à la fois des nouvelles de France et d'Alexandrie. En France, le Directoire continuait d'irriter l'opinion, et, violent comme tous les gouvernements faibles, prolongeait son existence par des petits coups d'Etat despotiques, créant sous un ordre factice une anarchie réelle et ajoutant à l'impopularité des hommes le discrédit des institutions.

A Alexandrie, l'escadre avait été attaquée dans une position désavantageuse, dans une sécurité désarmée, par la flotte de Nelson, tournée, divisée, brûlée, coulée, capturée, sous les yeux de Kléber, impuissant témoin de la catastrophe, et de Louis Bonaparte, qui en a laissé un émouvant récit. C'est cette rade d'Aboukir, objet des pressentiments inquiets de Bonaparte, qui avait été le théâtre de cette défaite glorieuse encore pour notre pavillon, mais fatale pour notre armée, dont la perte de la flotte supprimait toute communication avec la France, fermant la voie du retour, effaçant de l'horizon rétréci l'image lointaine de la patrie, emprisonnant l'expédition dans le désert, et faisant d'une perpétuelle victoire la condition d'un pénible salut. Bonaparte ne tarda pas à communiquer à ses officiers et à ses soldats d'abord consternés, bientôt électrisés par ses paroles, les espérances hardies qui le dédommageaient du présent par l'avenir, et lui faisaient envisager le revers d'Aboukir plutôt comme un encouragement que comme une trahison de la fortune. Désormais, ils étaient réduits à faire les grandes choses devant lesquelles reculait d'abord l'audace même de son esprit. Ils étaient condamnés à suivre jusqu'au bout et à pousser plus loin encore les traces héroïques d'Alexandre. Aucune mer qu'une mer de sable ne les séparait ni de l'Afrique ni de l'Asie. C'est là que les attendaient les occasions sublimes et les récompenses épiques qui avaient fait des rois des généraux vainqueurs de Porus, et des princes de ses soldats. Par l'habile mélange de merveilleux dont l'imagination de Bonaparte savait embellir l'attrait de plans très-positifs et très-pratiques sous ce chimérique voile de régénération de l'Orient et de conquête de l'Inde, il séduisait irrésistiblement ceux même qu'il n'avait pas convaincus. Et un premier tribut payé à la surprise, à la douleur, à la honte de cette défaite funeste à notre prestige naval, si péniblement reconquis, où la mort héroïque de Brueys et de la plupart de ses capitaines ne rachète pas complètement l'ineptie de Villeneuve et la lâcheté de plusieurs officiers qui préférèrent trop visiblement la vie à la gloire, l'armée revint à la confiance intrépide qui animait son chef.

Le désastre d'Aboukir (1er et 2 août 1798) devait la mettre à de rudes épreuves, par suite de ses conséquences, rapides et multipliées. L'écho de cet immense foudroiement, répercuté dans le monde entier, réveilla peut-être en Europe les espérances hostiles d'où sortit la nouvelle coalition (mars 1799). Et le berceau de la jeune liberté française, comme celui d'Hercule enfant, fut de nouveau, à ce signal funèbre, environné de serpents. Quant à l'effet moral de cette défaite sur la mobile imagination de ces peuples d'Orient, toujours prêts à se venger par l'infidélité du culte abrutissant de la force, il fut déplorable, et Bonaparte ne tarda point à éprouver les effets de ce revirement. A peine achevait-il, séparé de Desaix, envoyé avec une petite armée et une flottille à la poursuite de Mourad-Bey et à la conquête de la haute Égypte, de présider à l'œuvre multiple et compliquée d'organisation et de pondération qui devait consolider la domination française, qu'il vit ce délicat équilibre ébranlé par le contre-coup de la secousse d'Aboukir. Et bientôt il eut à défendre, non seulement son pouvoir, mais son existence, non-seulement son prestige, mais son salut contre la menaçante ingratitude de cette population du Caire, dont la fidélité n'aura jamais pour un maître étranger que la durée du succès. C'est ainsi que, par suite de la contagion et de la propagation du mal, le sort de l'escadre faillit compromettre à jamais celui de l'armée, et que notre établissement au Caire faillit être englouti dans le gouffre de révolte et d'impopularité provoqué en quelque sorte par les ondulations de ce gigantesque naufrage d'Alexandrie. Par suite de la duplicité de caractères orageux comme le vent et perfides comme le sable du désert, les négociations entamées avec Ibrahim-Bey et Mourad-Bey, qui touchaient à leur succès, furent étouffées dans leur germe.

Des agents anglais débarquèrent à Gaza, communiquèrent avec Ibrahim-Bey, Djezzar-Pacha et les Arabes du désert de Suez. D'autres débarquèrent du côté de la tour des Arabes, agitèrent les tribus du Bahyreh, du désert de la grande et de la petite Oasis, correspondirent avec Mourad-Bey, fournirent de l'argent, des munitions et des armes aux Arabes. Dans le courant de novembre, un régiment de cavalerie française fut surpris de se trouver au milieu d'Arabes armés de fusils anglais avec des baïonnettes.

 

Mais, pour l'expédition d'Égypte, la suite la plus fâcheuse de la politique ambiguë et révolutionnaire du Directoire, d'un côté, et de la défaite d'Aboukir, de l'autre, ce fut l'échec des efforts si habiles et si persévérants de Bonaparte pour rassurer les craintes de la Porte et ménager ses susceptibilités, et la déclaration de guerre que les intrigues de l'Angleterre et les menaces de la Russie arrachèrent à la sympathique patience de Sélim, enfin poussé à bout par l'incertitude et obligé de préférer un ennemi déclaré à un ennemi douteux. Grâce à cette conspiration de toutes les jalousies et de toutes les rancunes européennes, la France allait trouver en Égypte dans la Turquie un adversaire de plus, et le fanatisme arabe, que Bonaparte avait si laborieusement pacifié, allait se réveiller au contact du fanatisme ottoman. Mais ces épreuves et ces leçons, ces gloires et ces malheurs, étaient réservés à l'année 1799, et nous nous plaisons à terminer le récit, forcément abrégé, des événements de l'année 1798 par ce curieux tableau, plein du mouvement et des contrastes d'un spectacle, des relations de Bonaparte, réformateur à la fois hardi et patient avec les représentants gagnés par son exemple et surtout par l'admiration, à la tolérance du fanatisme musulman, et de ce duel courtois de la civilisation chrétienne et de la barbarie mahométane.

Tandis que Desaix, accompagné de Denon, fait à travers la haute Égypte (à partir du 25 août) cette expédition triomphale de cinq mois qui se prolongera jusqu'en février 1799, et qu'illustreront les batailles de Sediman, les combats de Saouâqy, de Tahtah, de Sahmoud, de Coptos, Bonaparte, laissant à son plus digne et plus cher lieutenant sa part d'une gloire militaire dont il n'est pas jaloux, applique à son paradoxal apostolat de tolérance et d'équilibre religieux, à sa propagande civilisatrice, à l'exploration de la mer Rouge et de Suez, aux courses à travers le désert, aux douces mélancolies, aux visites solennelles à la grande pyramide, aux réunions de son institut d'Égypte, à ces travaux politiques et organisateurs dont les études religieuses et les spéculations philosophiques sont le délassement, la curiosité d'un esprit insatiable d'inconnu, et les ressources inépuisables d'une activité qui ne se repose que par de nouvelles fatigues.

Nous ne disposons pas de l'espace nécessaire pour entrer dans les détails de cette lente et habile insinuation par laquelle le général Bonaparte essaya de se concilier des dogmes implacables et de faire vivre sur un pied d'égalité fraternelle, ne pouvant, faute des forces nécessaires, engager une lutte d'ailleurs inutile, l'Évangile et le Koran, la croix et le turban. Nous ne pouvons que le montrer comme à la lueur d'un éclair, dans ses loisirs civilisateurs et pacificateurs trop tôt interrompus, essayant de régulariser la propriété, l'impôt, la viabilité ; tantôt s'asseyant au sein du Divan, parmi les cheiks à barbe blanche ; tantôt tenant un conseil scientifique et philosophique, au milieu des ténèbres sacrées de la grande pyramide, violées pour la première fois par la lumière des flambeaux ; présidant tour à tour les séances de son institut d'Égypte et les délibérations de l'école de Gâma-el-Azhar, étonnant les uns par son érudition, les autres par sa sagesse ; s'associant aux fêtes religieuses de la grande cité musulmane et lui apprenant à partager nos solennités nationales ; puis, arraché par l'insurrection du Caire et les menaces de la Syrie à ces travaux de la paix, relevant le défi du fanatisme ravivé et allant conquérir jusqu'aux sources de notre foi, sur le théâtre des croisades, de nouveaux trophées de victoire pour remplacer ceux que son frère Louis, envoyé par lui au Directoire, fui forcé, poursuivi par une frégate anglaise, de jeter à la mer (février 1799).

Napoléon a exposé lui-même les projets qui présidèrent à son expédition de Syrie. Il a démontré, en présence de la révolution opérée dans notre ancien système colonial par l'émancipation des noirs et l'accroissement des possessions anglaises, la nécessité de chercher et la possibilité de trouver dans l'Égypte le point d'appui d'une expédition destinée à anéantir la puissance maritime de l'éternelle rivale, et à créer sur ses ruines un établissement indo-français capable, suivant le succès, de balancer la prépondérance britannique ou même de la supplanter. Les plans de Napoléon, fondés sur des connaissances géographiques et des moyens pratiques qui manquèrent à Alexandre, sont détaillés et justifiés par lui avec une autorité qui, si elle ne supplée point à celle du succès, nécessaire à l'appréciation de si longues et si vastes vues, atteste du moins une fécondité de combinaison et une force de prévoyance vraiment uniques, faites pour dominer les obstacles de l'espace et du temps, et pour rayer, suivant son ambition, le mot inconnu et le mot impossible de la langue française. Il nous suffira, pour l'étude de plans qui supportent difficilement l'analyse, de renvoyer le lecteur désireux d'une appréciation raisonnée aux Commentaires[16]. Nous nous bornerons à saisir et à suivre au passage l'armée française et son chef, déçu dans ses prévisions par l'hostilité de la Turquie, et, par une de ces offensives hardies dont il a le secret si souvent heureux, essayant de racheter le temps perdu, de suppléer à la force par l'audace, d'étouffer dans son asile favori la résistance de l'islamisme tout entier soulevé contre lui, de retremper enfin, aux eaux sacrées du Jourdain, les forces des héros de la liberté, devenus les vengeurs de la foi, et des soldats de la République victorieux aux lieux qui virent la défaite de saint Louis.

Dans les premiers jours de janvier 1799, Bonaparte apprit que la Porte se disposait à mettre en campagne deux armées qui, réunies simultanément à Rhodes et en Syrie, devaient agir dans le courant du mois de juin 1799. La première devait débarquer à Damiette ou à Aboukir ; la seconde, traverser le désert de Gaza à Sâhleyeh et marcher sur le Caire. Les Mameluks, les Arabes et leurs partisans, devaient s'ébranler au même moment. Des nouvelles plus inquiétantes encore furent un aiguillon décisif pour Bonaparte.

On apprit que quarante pièces de canon et deux cents caissons de campagne étaient arrivés de Constantinople à Jaffa. Ces pièces étaient servies par mille cinq cents canonniers qui avaient été dressés par des officiers français. Des magasins considérables de biscuits, de poudre, d'outrés, pour passer le désert, étaient réunis à Jaffa, à Ramleh, à Gaza, l'avant-garde de Djezzar-Pacha, au nombre de quatre mille hommes, était arrivée à El-Arych. Abdallah, son général, était à Gaza avec huit autres mille hommes ; il attendait dix mille hommes de Damas, huit mille de Jérusalem, dix mille d'Alep, et autant de la province de l'Irak. Il y avait déjà huit mille hommes réunis à Rhodes. On attendait dix mille Albanais, neuf mille janissaires de Constantinople, quinze mille de l'Asie Mineure, huit mille de la Grèce ; une escadre turque et des transports se préparaient à Constantinople.

Dans la crainte de cette invasion, l'esprit public de l'Égypte rétrogradait ; il n'était plus possible de rien faire. Si une division anglaise se joignait à l'armée de Rhodes, cette invasion deviendrait bien dangereuse. Napoléon résolut de prendre l'offensive, de passer lui-même le désert, de battre l'armée de Syrie, à mesure que les diverses divisions se réuniraient, de s'emparer de tous ses magasins, et des places d'El-Arych, de Gaza, de Jaffa, d'Acre, d'armer les chrétiens de la Syrie, de soulever les Druses et les Maronites, et de prendre ensuite conseil des circonstances.

Il espérait qu'à la nouvelle de la prise de Saint-Jean-d'Acre, les Mameluks, les Arabes d'Égypte, les portions de la maison de Dâher se joindraient à lui ; qu'il serait, en juin, maître de Damas et d'Alep ; que ses avant-postes seraient sur le mont Taurus, ayant sous ses ordres immédiats vingt-six mille Français, six mille Mameluks et Arabes à cheval d'Égypte, dix-huit mille Druses, Maronites et autres troupes de Syrie ; que Desaix serait en Égypte prêt à le seconder, à la tête de vingt mille hommes, dont dix mille Français et dix mille noirs, encadrés. Dans cette situation, il serait en état d'imposer à la Porte, de l'obliger à la paix et de lui faire agréer sa marche sur l'Inde. Si la fortune se plaisait à favoriser ses projets, il pouvait encore arriver sur l'Indus, au mois de mars 1800, avec plus de quarante mille hommes, en dépit de la perte de la flotte. Il avait des intelligences en Perse, il était assuré que le shah ne s'opposerait pas au passage de l'armée par Bassora, Chyraz et de Mékran. Les événements ont déjoué ces calculs. Toutefois la guerre de Syrie a rempli un de ses buts, la destruction des armées turques, elle a sauvé l'Égypte des horreurs de la guerre et a consolidé cette brillante conquête. Le second but eût encore été effectué, en 1801, après le traité de Lunéville, si Kléber eût vécu[17]...

 

La Syrie est séparée de l'Égypte, de Sâlheyeh à Gaza, par un désert de 70 lieues. Le général Bonaparte avait employé le milieu de l'hiver à faire les préparatifs qui lui permettraient de franchir sans obstacle cette route ardente, sans ombre et sans eau, dont les obstacles avaient coûté si cher à Alexandre et à Cambyse. Au 1er janvier 1799, l'armée d'Égypte, miraculeusement intacte après tant d'épreuves meurtrières, comptait encore vingt-neuf mille sept cents hommes d'effectif. Les généraux Desaix, Friant, Belliard, Davoust, Lasalle, commandaient dans la haute Égypte ; les généraux Dugua, Lanusse, Marmont, Alméras, dans la basse. L'expédition destinée à opérer en Syrie avait à sa tête les généraux Kléber, Bon, Regnier, Lannes, Murat, Dommartin, Caffarelli Du Falga, Vial, Vaux, Junot, Verdier, Lagrange. Le général en chef, après avoir rétabli le divan, consolidé son autorité au Caire par d'habiles et populaires mesures, assuré le double service de l'artillerie et des transports, embarqué à Damiette et à Alexandrie, sur deux flottilles dont l'une au moins devait lui arriver, l'équipage de siège nécessaire pour emporter des places comme Jaffa et Acre, enfin chargé les vivres et les outres sur les trois mille chameaux et les trois mille ânes réunis par ses soins, donna le signal du départ et se porta au secours de Régnier, menacé à El-Arych par l'armée d'Abdallah, général d'avant-garde de Djezzar. Le 15 février 1799, Bonaparte arrivait à El-Arych, à point pour féliciter le général Regnier des succès qui avaient neutralisé les efforts d'Abdallah et tenu ouverte et libre la porte d'invasion de la Syrie, et le 20 février, rejoint par toute l'armée expéditionnaire, il commençait les opérations du siège d'une place dont la prise découvrait tout le pays jusqu'à la Palestine. Après une résistance désespérée, la garnison, malgré son fanatisme oriental, battit la chamade à l'européenne ; elle fut congédiée sous serment de ne point porter les armes contre les Français durant la présente guerre, et de ne rentrer avant un an ni en Égypte ni en Syrie. Les prisonniers, les drapeaux, les canons, trophées de la victoire, furent envoyés à la députation du divan du Caire, à Salheyeh, et entretinrent une fidélité fondée surtout sur le respect du succès. Le fort fut remis en état, réservé comme clef du retour ou de la retraite, et l'avant-garde de l'expédition, sous les ordres de Kléber, se dirigea vers Khân-Younès, à une distance de 14 lieues en avant (22 février). Le général en chef, qui la suivait à un jour de distance, ne parvint qu'après avoir échappé au danger d'une rencontre imprévue avec les Mameluks d'Ibrahim-Bey, à rejoindre la colonne égarée, exténuée, découragée, qui salua de cris de joie la vue de la redingote grise déjà légendaire.

On avait passé les limites de l'Afrique, on était en Asie. Khân-Younès est le premier village de Syrie. On allait traverser la terre sainte. Les soldats se livrèrent à toutes sortes de conjectures. Tous se faisaient une fête d'aller à Jérusalem ; cette fameuse Sion parlait à toutes les imaginations et réveillait toute espèce de sentiments. Les chrétiens leur avaient montré dans le désert un puits où la Vierge, venant de Syrie, s'était reposée avec l'Enfant Jésus. Les généraux avaient, comme drogmans ; intendants ou secrétaires, un grand nombre de catholiques qui parlaient un peu la langue franque, jargon italien ; ils expliquaient aux soldats toutes les traditions de leurs légendes chargées de superstitions[18].

 

Le 25 février, le succès du combat de Gaza, qui mit en déroule l'armée d'Abdallah, ouvrit à l'armée les portes que Samson, l'hercule biblique, avait arrachées de leurs gonds et chargées sur son dos, et devant lesquelles Alexandre avait été dangereusement blessé. Berthier profita d'une halte sur le mont Hébron, au milieu de la surprise rafraîchissante d'une pluie bénie du soldat et des souvenirs héroïques qui exaltaient son imagination, pour imprimer sur les presses qui suivaient l'armée et expédier à Jérusalem, à Nazareth et au Liban, le salut de bienvenue aux populations opprimées et l'appel à la nouvelle guerre sainte, libératrice du joug du croissant.

Jérusalem était sur la droite de la route ; on espérait y recruter bon nombre de chrétiens, et y trouver pour l'armée des ressources importantes ; mais l'agha avait pris des mesures pour défendre cette ville. Toute l'armée se faisait une fête d'entrer dans cette Jérusalem si renommée ; quelques vieux soldats, qui avaient été élevés dans les séminaires chantaient les cantiques et les complaintes de Jérémie que l'on entend pendant la semaine sainte dans les églises d'Europe[19].

 

Le 1er mars, l'armée foula avec un enthousiasme à la fois religieux et profane le théâtre que l'Écriture sainte et la Jérusalem délivrée ont tour à tour illustré.

Le 1er mars, après une journée de 7 lieues, l'armée campa à Esdoud ; elle passa à gué le torrent qui descend de Jérusalem et se jette dans la mer à Ascalon. Cette dernière ville est célèbre par les sièges et batailles qui l'ont illustrée dans les guerres des croisades. Elle est aujourd'hui ruinée et le port comblé. Napoléon employa trois heures à parcourir le champ de bataille d'Ascalon, où Godefroy battit l'armée du Soudan d'Égypte et les Maures d'Éthiopie. Cette bataille valut à la chrétienté la possession de Jérusalem pendant cent ans. Le Tasse l'a chantée dans ses beaux vers du Saint-Sépulcre. Esdoud était redoutée pour ses scorpions[20].

 

Bonaparte ne campait jamais sur ces ruines, aux émouvants vestiges, sans comparer dans l'Écriture sainte qu'on lisait tous les soirs sous sa tente à haute voix le signalement, si exact qu'il demeurait encore caractéristique, donné par la Bible de ces lieux sacrés avec leur physionomie actuelle, et sans s'émerveiller de la ressemblance frappante, survivant, après trois mille ans, au portrait d'un peintre inspiré. Et, de même qu'en Italie il commentait Virgile et l'Arioste à la lueur des veilles de ses victorieuses pérégrinations, de même, en foulant les traces immortelles d'Alexandre et de César, de Jésus-Christ et de saint Louis, il se plaisait à étaler devant ses généraux émerveillés les trésors d'une mémoire pleine des versets de l'Évangile et des tercets du Tasse.

Le 2 mars, l'armée campa à Ramleh, à 2 lieues de Jérusalem, et, à son grand regret, dut se détourner à gauche sur Jaffa, dont il était important d'occuper la rade et de chasser la garnison, composée de toute l'infanterie d'Abdallah, renforcée de troupes d'artillerie turque. La tranchée fut ouverte dans la nuit du 4 au 5 et les trois batteries de vingt pièces de canon battirent à plein fouet et en brèche les murailles de la place. La conduite féroce de son gouverneur, qui répondit aux sommations du général Berthier en lui faisant jeter par-dessus les murailles les corps mutilés de l'officier et du trompette parlementaires, dont la tête surmonta deux piques plantées sur les deux plus grandes tours ; l'acharnement de la résistance qui faillit coûter à l'armée le général en chef lui-même, sauvé seulement par sa petite taille du coup dont fut frappé mortellement à ses côtés le colonel Lejeune ; le parjure des défenseurs épargnés d'El-Arych qui se retrouvèrent en grand nombre parmi les prisonniers de Jaffa ; enfin la nécessité d'un exemple salutaire, capable d'intimider des fanatiques incorrigibles, et accessibles seulement aux nécessités de la peur : tels sont les circonstances et les motifs qui expliquent et justifient, au point de vue étroit du droit de la guerre, ici forcément rendu implacable par l'intérêt du salut supérieur à toutes les pitiés, les représailles sanglantes exercées à Jaffa.

L'exagération était inutile à l'éloquence de regrets que Napoléon a exprimés le premier, et que l'hyperbolique indignation de quelques historiens de parti essayerait en vain de changer en remords. Le sac de Jaffa donna lieu à toutes les scènes que comporte un mot qui peint l'excès sous toutes ses formes à sa proie attaché. Le massacre et le pillage furent déchaînés jusqu'à minuit, heure où la première fureur vengeresse du soldat assouvie, le pardon put lui disputer ses victimes. Tout ce qui était inoffensif et innocent n'invoqua pas en vain le tutélaire abri des mosquées. Mais pouvait-on étendre le privilège de l'inviolabilité aux soldats relaps de la garnison d'El-Arych, et s'exposer à les retrouver une troisième fois à Saint-Jean-d'Acre, se riant de la bonne foi et insultant au pardon ? Le général en chef ne le pensa pas, et des déclamateurs avides des bonnes fortunes de l'anathème ont pu seuls essayer de flétrir une rigueur nécessaire. Sur les deux mille cinq cents prisonniers de Jaffa, seuls les neuf cents récidivistes d'El-Arych furent passés au fil de l'épée. Le reste de la garnison et la population échappèrent, sauf quelques inévitables exceptions, aux armes d'un vainqueur généreux jusque dans ses colères, et qui épargna jusqu'à Abdallah, le chef des assiégés. Les profits du pillage, le prix des rançons, les trophées du butin grossirent le pécule des soldats, ajoutèrent à leur ordinaire et modifièrent leur costume, dont le fond resté européen avait pris un mélange oriental. Les officiers n'échappèrent pas à cette contagion de couleur locale, et l'affichèrent dans le luxe de leurs selles et les armes de leurs ceintures.

Malheureusement les conséquences funestes, sous ce climat si rapidement corrupteur, des privations du siège, des excès de la victoire, du changement de régime et surtout du changement de température, précipitèrent les progrès, bientôt effrayants, de ces maux mystérieux et putrides, résultat des fermentations malsaines que multiplie le contact des armées, et dont leur choc détermine souvent l'explosion. Le hideux spectre de la peste se dressa bientôt dans l'hôpital de Jaffa aux yeux de Larrey inquiet, des Pères de la Terre-Sainte éperdus, de l'armée désespérée ; seul Bonaparte l'envisagea avec calme, et pratiquant hardiment la grande médecine de l'effet moral, il donna l'exemple à tous les dévouements et encouragea toutes les espérances en visitant solennellement les malades, abandonnés par la pusillanimité de moines dégénérés, en les faisant opérer devant lui, en touchant les plus infectés pour démontrer que leur mal n'était pas la peste ou du moins qu'il n'était pas contagieux[21]. C'est le trait de politique autant que de générosité, dramatisé d'une façon immortelle par le pinceau de Gros. On a voulu y voir une fiction. Bonaparte, tout en réduisant le fait à ses justes proportions, raconte lui-même l'épisode dont un tableau célèbre a consacré la popularité, et ce témoignage d'un homme à qui l'héroïsme était familier, et dont la gloire n'a pas besoin d'usurper l'éloge, porte tous les caractères de modestie et de simplicité particuliers à l'expression de la vérité. L'armée fit à Jaffa un séjour de huit jours, dont le général en chef interrompit le 8 mars la pernicieuse influence en donnant le signal de la marche en avant, non dans la direction désirée de Jérusalem, mais dans celle de Saint-Jean-d'Acre. Là le succès d'opérations décisives devait entraîner, avec la défaite et la capture ou la retraite de Djezzar, la soumission des Naplousiens — anciens Samaritains — et celle de l'aga de Jérusalem.

Mais là aussi Bonaparte devait avoir à lutter contre la plus imprévue et la plus fatale des défections de la fortune. Son génie prévoyant n'avait cependant rien négligé pour se ménager la continuation de ses faveurs. Le contre-amiral Gantheaume avait expédié l'ordre à la flottille mouillée à Damiette de se rendre dans le port de Jaffa. Elle y arriva le 12 mars ; elle portait l'équipage de siège nécessaire pour Acre. Le contre-amiral Perrée avait également été invité, par un messager monté sur un dromadaire et envoyé à Alexandrie, à appareiller pour le même rendez-vous avec trois frégates de renfort. Rassurée du côté du matériel du siège et delà coopération navale, l'armée s'avança le 8 mars, miraculeusement guérie par les saines fatigues de la marche et la nouveauté des aspects, et son avant-garde, commandée par Kléber, lui fraya la route à travers la forêt de Meski, la plus grande de la Syrie, illustrée par une bataille sanglante entre Saladin et Richard Cœur de Lion, et où le Tasse a placé le théâtre de ces enchantements, qui forment le merveilleux de son poème. Le 16 mars, le général en chef, laissant derrière lui le mont Carmel, complétait par la prise de Hayfà le succès du combat de Qâqoun et se voyait déjà maître de Saint-Jean-d'Acre. La surprise désagréable de deux vaisseaux anglais de quatre-vingt, le Tigre et le Thésée, mouillés dans la rade de Saint-Jean-d'Acre, ne troubla pas trop d'abord cette espérance. Il se borna à faire prévenir la flottille chargée de l'équipage de siège de se tenir sur ses gardes. A peine avertie, celle-ci, loin de suivre l'exemple des huit bateaux chargés de vivres qu'elle convoyait, et qui s'empressèrent de rentrer à l'abri du port de Jaffa, hésita, vira de bord, se laissa donner la chasse par l'escadre anglaise, et poursuivie, disparut à l'horizon pour être bientôt fatalement capturée.

Le général Bonaparte, malgré l'absence de cet indispensable équipage de siège, dont la perte, encore ignorée, allait porter à ses projets un coup si funeste, prit ses dispositions pour l'investissement de la place, de façon à profiter de l'expérience de ses prédécesseurs, et à éviter, autant que possible, les fautes des croisés, dont le siège (1191) avait duré trois ans.

En même temps, il cherchait à se ménager des intelligences el à nouer des relations parmi les Motouàly et les divers chefs du pays, notamment le cheik Dâher. Pour les populations chrétiennes, il n'est pas besoin de peindre leur surprise, leur admiration, leur enthousiasme, à la vue de celui qu'elles considéraient comme l'envoyé de Dieu, devant lequel elles levaient, en pleurant de joie, leurs mains au ciel, et qu'elles charmaient de leur aspect patriarcal et de leur conversation imagée, nourrie de la moelle biblique. L'armée, attirée par ces spectacles pittoresques et ces mœurs hospitalières, partageait la confiance de son chef et se félicitait, comme lui, de trouver des hommes encore pleins des traditions pastorales, sous un ciel plus tempéré que celui de l'Égypte, à l'implacable azur, bien fait pour abriter le despotisme hiératique et l'avilissement populaire.

Le 22 mars 1799, il fallut renoncer à l'espoir de revoir la flotte française, dont une moitié avait pu s'échapper vers les côtes de France, et dont les deux vaisseaux anglais ramenaient triomphalement la seconde moitié prisonnière. Le chargement de ces six vaisseaux capturés, plus précieux que l'or, faisait partie des trophées du commodore victorieux, et l'armée se trouvait livrée aux difficultés d'un siège contrarié d'un côté par l'intervention impunie d'alliés redoutables, et de l'autre, par l'absence de canons capables de faire brèche à ces murailles, dont de perpétuels renforts multipliaient et renouvelaient les défenseurs.

Cette perte, par elle-même, était de peu de valeur ; mais les conséquences en furent des plus fâcheuses. Si ces bâtiments fussent entrés le 19 mars, comme ils le devaient et le pouvaient, à Hayfà, Acre eût été pris avant le 1er avril, Damas avant le 15, Alep avant le 1er mai ; toutes les ressources de la Syrie auraient mises été en activité pendant six mois, et à l'automne, l'armée se serait trouvée en état de tout entreprendre[22].

 

Il fallut demander à un combat heureux, près de Hayfà, dont le commodore Sydney-Smith convoitait le mouillage, les canons qui manquaient, et deux caronades anglaises, l'une de trente-deux, l'autre de vingt-quatre, ouvrirent enfin le feu de brèche sur l'obstacle si malencontreux des remparts de Saint-Jean-d'Acre.

Il ne saurait entrer dans notre plan de faire passer le lecteur par toutes les péripéties de ce siège de soixante-deux jours de tranchée ouverte (du 19 mars au 21 mai 1799), où cinq mines et trois grands assauts ne parvinrent pas à triompher de l'opiniâtreté d'une résistance que n'épuisèrent point dix-huit sorties. Il nous suffira de rappeler les quelques traits caractéristiques qui ont donné une physionomie si originale à cet épisode militaire.

Signalons d'abord le contraste de cette petite armée française battant en brèche avec des canons anglais une place défendue par des canons français, pris par un capitaine anglais, et dont un officier du génie français, émigré, ancien camarade de Bonaparte à l'Ecole militaire, Phélipeaux, dirige le feu. Les hasards ironiques de la destinée mettaient ainsi aux prises sur ce théâtre lointain, déjà consacré par le sang des héros croisés, d'un côté, un fils de la Révolution qui allait en devenir le maître, et dont cet obstacle heureux rejeta l'ambition et la gloire sur l'Occident, et de l'autre, un ami d'enfance et d'étude, devenu l'ennemi de la France, et s'épuisant, jusqu'à en mourir lui-même, à envoyer la mort à des Français. Dans ce duel imprévu figurait aussi le digne champion, récemment échappé de la prison du Temple, de cette haine et de cette jalousie anglaises, ainsi représentées en face de celui qui en sera un jour la victime, dès le début de sa carrière et le premier éclat de sa fortune. Le fanatisme oriental, aiguillonné par de tels auxiliaires, déploie dans la lutte acharnée où il s'est engagé malgré lui, des héroïsmes inattendus. Les Turcs se font tuer comme des Français. Des deux côtés, on sent que de la victoire si chèrement disputée dépendent non-seulement le présent, mais tout un avenir. Bonaparte, à chaque nouvel obstacle, redouble d'audace et de génie, et il dépense, pour la prise de cette bicoque devant laquelle échouera la gigantesque grandeur de ses desseins, plus de ressources qu'il ne lui en eût fallu pour aller jusqu'au Gange. Pour donner une idée des difficultés qu'il doit vaincre seulement pour combattre, il suffit de montrer nos canonniers remplaçant, par toutes sortes de stratagèmes, les munitions qui manquent avec des boulets anglais, que l'escadre de Sydney habilement provoquée, prodigue aux troupiers spéculateurs, et la chasse aux boulets, payés cinq sous pièce au parc d'artillerie, devenue le passe-temps de la tranchée. Pour donner une idée du degré d'exaspération auquel arrive la lutte, il suffit de mentionner cette provocation en duel envoyée par Sydney-Smith à Bonaparte, qui d'un mot couvre de ridicule cet adversaire enragé.

Enfin, après un suprême effort, qui eût pu être décisif, si déjà Bonaparte ne se fût arrangé de façon à se passer du succès, l'armée française recule, après avoir remporté au pied du Thabor, contre l'armée de renfort du pacha de Damas, une victoire qui sauve Kléber, terrifie l'ennemi, et fait de cette superbe retraite un nouveau triomphe de son génie. L'armée française recule, non devant les Turcs, mais devant ce mystérieux et gigantesque allié qui les délivre et les décime : la peste, la peste qui plus longtemps défiée, encombrerait les chemins de ces agonisants désespérés dont l'imagination des romanciers et des pamphlétaires de l'histoire a multiplié le fantôme accusateur armé de ce flacon d'opium, prétendu poison versé, ont dit les calomnies anglaises, par l'ordre d'un général égoïste et qui n'aime pas les cris des mourants.

La lumière s'est aujourd'hui faite sur cette mélodramatique absurdité, et les auteurs de cette invention infâme ayant reculé d'horreur devant leur propre témoignage au moment de l'affirmer devant la postérité, il ne demeure plus que la réalité de quelques soldats condamnés par le médecin, menacés par le coupeur de têtes, dont il a fallu se séparer en détournant les yeux, laissant à côté d'eux l'aumône d'une goutte d'opium destinée, s'ils le veulent, à soulager ou à terminer leurs maux, et à leur ouvrir l'unique salut qui leur reste en présence de l'inévitable et horrible trépas, celui de la mort volontaire, dernière ressource du héros.

La crainte de la peste ne fut pas le seul motif qui dicta impérieusement à Bonaparte une résolution imprévue, car les efforts de l'armée de Rhodes, pas plus que le nuage noir des troupes de Damas, dissipées par les foudroyants carrés du mont Thabor, ne l'eussent empêché de prendre Saint-Jean-d'Acre, en sacrifiant encore un millier d'hommes au combat et un autre millier au fléau. Ce que l'armée ignorait, c'est que Bonaparte avait été informé, dès le 15 mai, d'événements demeurés mystérieux pour tous, flèche partie des pourparlers de la tranchée, dernier trait empoisonné de la vengeance de Phélipeaux, et qui avait atteint son adversaire au cœur de ses espérances et de ses ambitions. Une nouvelle coalition menaçait la France, l'Italie peut-être était déjà perdue, et au milieu de l'impopularité croissante d'un gouvernement énervé, le pays attendait un maître et un sauveur. Et Bonaparte n'était pas là ! Et la mer de sable du désert, et les flots de la Méditerranée encore rougis du sang et noircis des charbons du désastre d'Aboukir invengé, le séparaient de la France et de l'Italie à reconquérir par la victoire, et que l'absence rendait encore plus belles à ses yeux ! On devine, à cette pensée, quelle cuisante blessure et quel impatient aiguillon ! Bonaparte n'hésita plus. Il donna le signal du départ, masquant par un redoublement de feu et par une proclamation triomphale cette retraite subite, inspirée en réalité par les pensées ardentes qui le dévoraient, dont il a fait l'aveu à la postérité, et dont les flammes qui signalèrent partout son retour irrité, ajoutant entre ses ennemis et lui la barrière de la désolation à celle du désert, semblent être l'image. N'oublions pas, pour donner une idée de ce supplice intérieur, que Bonaparte, qui n'avait pas encore reçu une seule lettre du Directoire, apprenait ainsi toute la vérité à la fois, devinant tout ce qu'on lui laissait ignorer, et se trouvait, pour ainsi dire, passant de l'indigence absolue de renseignements à une satisfaction insuffisante, sous le coup de cette sorte d'ébriété que connaissent ceux qui ont enduré le tourment de l'absence, de ses curiosités inextinguibles, de ses fièvres et de ses fantômes.

Il n'est pas sans intérêt, pour la dignité et la moralité de cette histoire, de livrer le secret des motifs qui décidèrent la levée du siège de Saint-Jean-d'Acre et la fin de cette guerre de chicane, par la propre bouche de celui qui le premier a levé les voiles qui obscurcissaient cette importante résolution.

Dès le mois d'avril, le colonel Phélipeaux, dans les pourparlers qui avaient souvent lieu à la tranchée, avait fait connaître qu'une deuxième coalition, plus redoutable que la première, s'était formée contre la France ; le contre-amiral Perrée avait raisonné avec des bâtiments sortant de Naples, ils l'avaient instruit que les Français étaient entrés dans cette ville, qu'ils en avaient chassé le roi et établi une république. Enfin il fut constant, par la déposition des prisonniers de l'armée de Rhodes et des prisonniers anglais que la guerre était déclarée en Europe, et que l'armée française était entrée à Naples. Il était facile de prévoir que le résultat de cette marche dans la basse Italie serait funeste et que les trente ou quarante mille Français qui se trouvaient sur le Vésuve feraient faute sur l'Adige. Un nouvel état de choses se présentait aux yeux du général en chef : le Directoire, peu considéré de la nation, était peut-être renversé ; si les armées avaient éprouvé des échecs, les opérations de l'armée d'Orient étaient devenues secondaires. Le général en chef ne pensa plus qu'aux moyens de repasser en France. La Syrie, la Galilée, la Palestine n'étaient plus d'aucune importance ; il fallait ramener l'armée en Égypte, où elle était invincible ; il pourrait alors la quitter et se jeter dans cet océan d'événements qui se présentait à sa pensée[23].

 

C'est en couvant ces grandes pensées que Napoléon, le 21 à huit heures du matin, prit à Césarée la première position du retour, après avoir pris congé, dans les termes suivants, de ces lieux sacrés et funestes, où il laissait quinze cents de ses meilleurs soldats, et où une tombe hâtive, sous un ciel étranger, avait englouti plus d'un de ses compagnons d'élite. Habile à dompter ses émotions et à tourner en sa faveur jusqu'aux trahisons de la fortune, il dit un adieu triomphal à cette terre fatale, où sont ensevelis les généraux de division Bon, exécuteur des terribles représailles de Jaffa, Caffarelli du Falga, à l'agonie socratique, le général de brigade Rambeaud, l'aide de camp Croizier, et une hécatombe d'officiers ; et c'est en conquérant qu'il s'éloigne de cette ville maudite qu'il n'avait pu conquérir. Rien ne perce de ses orgueilleux regrets et de ses patriotiques angoisses dans ces lignes dictées stoïquement peu de jours après celui (4 mai) où il ne fut protégé des éclats d'une bombe tombée à ses pieds que par l'héroïque dévouement de deux brigadiers de sa garde, Daumesnil — le futur général défenseur de Vincennes — et Carbonel, qui échappèrent tous deux miraculeusement à la mort, dont ils préservaient, en le couvrant de leur corps, leur général ; dans ces lignes dictées stoïquement à ce quartier général aux sombres rêveries, où les déceptions de son esprit avaient eu leur contrecoup dans son cœur, où il avait vu en pâlissant passer tour à tour sur la civière ensanglantée des blessés, le général Lannes, le colonel aide de camp Duroc et le capitaine Eugène Beauharnais. C'est à peine si l'on sent passer dans cette mâle éloquence comme un vague soupir de tristesse, et si ces fiers éloges ont quelque chose de la mélancolie des regrets. Le destin a trouvé un homme à sa taille, et le hasard un beau joueur.

Soldats ! Vous avez traversé le désert qui sépare l'Afrique de l'Asie avec plus de rapidité qu'une armée d'Arabes. L'armée qui était en marche pour envahir l'Égypte est détruite : vous avez son général, son équipage de campagne, ses bagages, ses outres, ses chameaux.

Vous vous êtes emparés de toutes les places fortes qui défendent le puits du désert. Vous avez dispersé, au champ du mont Thabor, cette nuée d'hommes accourus de toutes les parties de l'Asie dans l'espoir de piller l'Égypte.

Les trente vaisseaux que vous avez vus arriver devant Acre, il y a douze jours, portaient l'armée qui devait assiéger Alexandrie, mais obligée d'accourir à Acre, elle y a fini ses destins ; une partie de ses drapeaux ornera votre entrée en Égypte.

Enfin, après avoir, avec une poignée d'hommes, nourri la guerre pendant trois ans dans le cœur de la Syrie, pris quarante pièces de campagne, cinquante drapeaux, fait six mille prisonniers, rasé les fortifications de Gaza, Jaffa, Hayfà, Acre, nous allons rentrer en Égypte ; la saison des débarquements m'y rappelle.

Encore quelques jours et vous aviez l'espoir de prendre le pacha même au milieu de son palais. Mais, dans cette saison, la prise du château d'Acre ne vaut pas la perte de quelques jours. Les braves que je devrais, d'ailleurs, y perdre me sont aujourd'hui nécessaires pour des opérations plus essentielles.

Soldats, nous avons une carrière de fatigues et de dangers à courir. Après avoir mis l'Orient hors d'état de rien faire contre nous pendant cette campagne, il nous faudra peut-être repousser les efforts d'une partie de l'Occident.

Vous trouverez une nouvelle occasion de gloire ; et si, au milieu de tant de combats, chaque jour est marqué par la mort d'un brave, il faut que de nouveaux braves se forment, et prennent rang à leur tour parmi ce petit nombre qui donne l'élan dans les dangers et maîtrise la victoire.

 

Ainsi parlait, portant fièrement le deuil de ses espérances et défiant la fatalité, ce général aux saisissants contrastes, qui mêlait le sentiment moderne au stoïcisme antique, mettait les blessés sur les selles brodées de son état-major, et n'abandonnait à Jaffa onze pestiférés incurables qu'après avoir commis Murat à la garde de leur agonie. Le chirurgien exécuta-t-il l'ordre reçu de mettre auprès d'eux, s'ils n'étaient point morts, cet opium, préservateur des cruautés des Turcs, que Bonaparte n'eût pas hésité, en pareil cas, à donner à son propre fils ? On l'ignore, Sydney-Smith n'ayant pu prendre sur lui de l'affirmer. De toute cette calomnie d'implacable égoïsme et de froide inhumanité, à laquelle Chateaubriand n'a pas dédaigné de croire, il ne demeure plus qu'un bruit de pamphlet, dont M. Lanfrey lui-même a refusé de se faire l'écho[24].

Après une route de neuf jours sous les flèches d'un soleil ardent, l'armée de Syrie arriva, le 7 juin, dans la forêt de palmiers de Sâlleyeh, où elle eut enfin de l'ombre et de l'eau à discrétion. Enfin, le 14 juin, diminué de la division Kléber, détournée sur Damiette où elle devait prendre ses cantonnements, le corps d'expédition fit au Caire, dont nos soldats saluaient les minarets avec la même émotion qu'ils eussent éprouvée à la vue des clochers de la patrie, une entrée triomphale, au milieu d'une population dont l'enthousiasme était si bien joué qu'il paraissait sincère, et qu'il l'était peut-être. Le sultan El-Kébir s'avançait à sa tête, sur une route littéralement encombrée de ces présents que la décevante fidélité orientale excelle à prodiguer au retour du maître. Bonaparte, tout entier à d'autres pensées, ne fut pas enivré de cet encens de circonstance, mais il sut profiter habilement de ces félicitations et de ces démonstrations utiles à sa politique. Déjà prêt au départ, il semblait tout préparer pour consolider son séjour, et tout en paraissant uniquement préoccupé de garder sa conquête, il poursuivait fiévreusement l'occasion de la quitter. Cette occasion ne pouvait être que glorieuse. Il ne pouvait sortir de l'Égypte que comme il y était entré, par une victoire. Une diversion de l'escadre française, commandée par l'amiral Bruix, eût merveilleusement servi ce noble dessein. On ne sait même jusqu'à quel point l'intervention opportune de cet officier, qui demeura inutilement, pendant les trois mois de mai, juin, juillet, maître de la mer, eût pu changer le cours des événements. Parvenu à échapper heureusement à la croisière anglaise qui, sous les ordres de l'amiral Bridport, bloquait Brest, Bruix, soit ignorance, soit pusillanimité, soit ordres secrets d'inaction paralysant des velléités contraires, gaspilla ce temps précieux d'une intervention facile et décisive, par suite de l'aveugle acharnement des flottes anglaises à couvrir l'Irlande en découvrant l'Égypte, en manœuvres contradictoires et en démonstrations de parade. Si seulement le 27 mai, jour où, après avoir perdu un mois en fioritures navales, il sortit de Toulon, il eût navigué sur Alexandrie, il y aurait été à la mi-juin ; il eût détruit tous les préparatifs de l'expédition d'Aboukir ; il eût débloqué et ravitaillé Malte. Il ne fit aucune de ces opérations, et une troisième fois les desseins du général Bonaparte furent contrariés par ces retards, ces maladresses, ces fautes d'auxiliaires dont l'absence ou l'inertie ont été la vraie fatalité de l'expédition d'Égypte, qui avaient à Aboukir compromis son honneur et jusqu'à son salut, qui s'étaient laissé prendre à Tantourah les canons nécessaires au siège de Saint-Jean-d'Acre, et enfin perdaient trois mois à louvoyer stérilement sur les côtes d'Italie et d'Espagne, laissant Malte sans secours et Alexandrie sans nouvelles.

Pendant l'intervalle d'un mois qui s'écoula, du 14 juin au 15 juillet, le général Bonaparte se fortifia pour le choc suprême qu'il attendait du côté de la Syrie, dont l'apparence tranquille ne disait rien de bon. Il était évident que le commodore anglais, le pacha turc et les chefs des débris mameluks concertaient, à la laveur d'une décevante inertie, un mouvement suprême, destiné, dans leur pensée, à réparer en un jour les échecs de tant de mois, et à frapper subitement au cœur la conquête désarmée. Ils se trompaient, car Bonaparte veillait et interrogeait d'un œil sûr l'horizon mystérieux d'où devait fondre un décisif orage. Cependant sa sollicitude ne pouvait protéger également tous les points de cette vaste conquête ; et l'absence si regrettable d'une coopération navale le laissait forcément aux prises avec les hasards d'une attaque maritime. Mais il comptait sur la vigueur de la résistance d'Alexandrie ; il espérait toujours voir arriver l'estafette porteur de l'heureuse nouvelle de l'apparition, dans le port d'accès de l'Égypte, d'une flotte française. Et tout entier aux derniers soucis de son administration, aux instructions par lesquelles il voulait laisser à son successeur, après son départ, les bénéfices de sa prévoyance et comme le testament de son génie, Bonaparte, rassuré par les rapports de ses postes avancés d'El-Arych, et par la soumission, en apparence consommée, de la haute Égypte, merveilleusement domptée par Desaix, et de la basse Égypte, contenue par Dugua, ne s'inquiétait que médiocrement des efforts du sérasquier Mustafa, vi sir à trois queues, pour réunir et renforcer les débris de son armée de Rhodes, décimée en Syrie.

Il était, le 15 juillet à deux heures de l'après-midi, au pied des Pyramides, où l'avait attiré la présence obstinée de Mourad-Bey, qui, monté sur la grande, pendant toute la journée du 13, semblait y avoir épié quelque signal lointain d'une prochaine vengeance, mais il y était en savant plus qu'en général, entouré d'un groupe de membres de son Institut d'Égypte, lorsqu'une nouvelle, qui confirmait et devançait à la fois ses prévisions, vint l'y surprendre, sans trop l'inquiéter, tout en lui expliquant le secret de la conduite de Mourad-Bey, et la fonction principale des Pyramides, observatoires autant que tombeaux. Ce que Mourad-Bey, chef des contingents de cavalerie indispensables à l'invasion, attendait si obstinément, c'était le signal de l'arrivée devant Alexandrie de l'expédition anglo-turque, dont l'influence de Sydney-Smith taisait inaugurer par un coup de main sur Alexandrie, porte de l'Égypte, le programme quelque peu téméraire.

C'est dans ce camp des Pyramides que, le 15 juillet à deux heures après-midi, Napoléon reçut la nouvelle que treize vaisseaux de quatre-vingts et de soixante-quatorze, neuf frégates, trente chaloupes canonnières et quatre-vingt-dix bâtiments de transport chargés de troupes turques, avaient mouille, le 10 au soir, dans la rade d'Aboukir ; le fort d'Aboukir devait donc être déjà cerné. On calculait qu'il pouvait se défendre quinze jours ; il ne fallait pas perdre de temps pour marcher à son secours, car la position des Ottomans dans l'isthme resterait critique tant qu'ils ne seraient pas maîtres de ce fort. Le quartier général se rendit à Giseh, et à deux heures du soir, Berthier avait expédié tous les ordres pour mettre l'armée en mouvement, depuis Syène jusqu'à Damiette, depuis El-Arych jusqu'à Alexandrie. Des commissaires étaient partis pour préparer les vivres sur la route. Le quartier général se mit en marche avant le jour sans entrer au Caire[25].

 

A peine arrivé (trente-six lieues en trois jours) à El-Rahmânyeh, le 19 juillet, avec ces troupes, les meilleures du monde, et capables de faire tout ce qui était au pouvoir des hommes, Bonaparte apprit que Mustafa avait débarqué le 14 juillet, et s'était emparé, le 16, du fort d'Aboukir, mal défendu par la faute de Marmont. Événement inattendu et de fâcheux augure, heureusement conjuré, comme on va le voir.

Le 29 juillet, l'armée française s'approcha à une distance d'une lieue de l'armée turque, campée dans la presqu'île d'Aboukir, où elle attendait l'arrivée de sa cavalerie, de ses attelages et d'une division de janissaires de renfort partie des Dardanelles. Elle était si loin de s'attendre à une attaque, que les Français l'eussent surprise en pleine sécurité, sans un accident qui trahit leur présence.

Les deux armées se trouvèrent, le 25 juillet, en face, prêtes à un duel que leur position rendait des plus dramatiques, des plus décisifs. Car l'armée turque, sans cavalerie, acculée dans la presqu'île d'Aboukir, sans communication avec l'intérieur de l'Égypte, était enfermée dans un champ de bataille formidable avec la victoire, mais où la défaite n'offrait pas d'issue au salut ; et, de son côté, l'armée française, en reculant, livrait Alexandrie et perdait à jamais cet horizon de la mer, si nécessaire aux expéditions étrangères.

Le plan de cette seconde bataille d'Aboukir, si impitoyablement expiatoire et vengeresse des fautes et des malheurs de la première, est saisissant par l'énergique matérialisation qu'il offre aux yeux de cette marche de l'armée française, s'avançant par quatre stations victorieuses sur cette langue de terre couverte de sang et enveloppée de fumée, pour culbuter à la fois, de chaque côté du promontoire, toute une armée vaincue dans la mer, où les chaloupes inutiles à la défense ne servent plus qu'à un gigantesque sauvetage. Tel est, en effet, le système, et tel fut le résultat, si contraire à l'espoir des rodomonts anglais et des fanfarons turcs, de cette glorieuse journée où la tactique et l'élan triomphèrent de la position et du nombre. Victoire pleine de contrastes, gagnée en grande partie par Murat, où la cavalerie emporta des redoutes, et où un combat terrestre, mêlé d'épisodes d'assaut, se trouva, par suite de la configuration d'un champ de bataille en promontoire, ceint des feux d'une série d'engagements navals entre la côte el les vaisseaux turcs, la bataille d'Aboukir coûta à l'ennemi, décimé par la mer plus encore que par le canon, des pertes énormes.

On n'aperçut bientôt plus sur les flots que plusieurs milliers de turbans et de châles que la mer jeta sur le rivage ; c'était tout ce qui restait de ces braves janissaires, car ils méritaient le nom de braves ! Mais que peut l'infanterie sans ordre, sans discipline, sans tactique ? La bataille était commencée depuis une heure, et huit mine hommes avaient disparu : cinq mille quatre cents étaient noyés, quatorze cents étaient morts ou blessés sur le champ de bataille, douze cents s'étaient rendus prisonniers ; dix-huit pièces de canon, trente caissons, cinquante drapeaux, étaient entre les mains du vainqueur[26].

 

Quelques heures après, la seconde ligne de l'ennemi était attaquée, malgré sa position formidable, débordée, enfoncée, et jetée, comme la première, à la mer, où de nouveaux milliers de Turcs trouvèrent une mort désespérée. Sydney-Smith put juger de l'effet de ses conseils, en traversant, dans sa fuite précipitée vers sa frégate, ces flots chargés de cadavres. Le pacha fut fait prisonnier avec mille des siens, après une héroïque résistance, signalée par un combat singulier avec Murat, d'où tous deux sortirent blessés, après avoir fait, par cette scène épique, l'admiration de l'armée.

La joie de cette victoire si imprévue, si complète, qu'elle épuisa d'un seul coup toutes les forces, toutes les provisions et toutes les munitions d'un ennemi à jamais abattu, fut empoisonnée, dans l'âme généreuse de Napoléon, par quelques pertes regrettables, la mort des colonels Crétin et Duvivier, du jeune aide de camp Guibert, dont à Sainte-Hélène l'Empereur voyait encore passer dans ses souvenirs le pâle et charmant visage, et l'horrible agonie ; enfin, du colonel Fugère, qui salua les derniers adieux de son général par ces paroles prophétiques : Vous perdez un de vos soldats les plus dévoués ; un jour, vous regretterez de ne pas mourir comme moi au champ des braves[27].

Le 2 août, le vizir Mustapha, traité au camp français avec des égards qui achevèrent de le subjuguer, obtint de son fils et de son kiâya, retirés dans le fort d'Aboukir, la cessation d'une résistance que ces fanatiques héroïques avaient juré de prolonger jusqu'à la mort. Une capitulation honorable récompensa leur valeur, et leurs blessés furent immédiatement rendus à la flotte, ce qui établit des pourparlers entre les états-majors.

C'est à ce moment que les dernières hésitations de Bonaparte, délivré par la victoire des scrupules qui l'attachaient encore à l'Égypte, cédèrent à la triple communication qui lui mit enfin sous les yeux le tableau véridique des événements dont l'Europe était le théâtre, et qui réclamaient impérieusement son retour. Presque en même temps et comme par une sorte d'entente, à coup sur bien involontaire, le général victorieux reçut, au milieu de son triomphe, une lettre pressante de son frère Joseph, apportée par le Grec Bourbaki, dont les deux fils étaient élevés aux frais de la France, devenue sa seconde patrie, une lettre du Directoire, la première depuis son arrivée en Égypte, et un paquet des gazettes anglaises et de Francfort, contenant les nouvelles des mois d'avril, de mai et de juin. Le but de cette dernière communication, faite par les soins du commodore Sydney-Smith, est demeuré mystérieux. Bonaparte mentionne cette complaisance avec un dédain qui montre que son ironie ne lui a pas échappé. Était-ce, en effet, une vengeance d'un homme enragé de haine et de dépit, et qui voulait opposer immédiatement, pour troubler la joie de son vainqueur, les cyprès d'Italie aux palmes d'Égypte ? Était-ce une sorte de défi, destiné à l'attirer dans les hasards d'une traversée dangereuse sur une mer sillonnée par les croisières anglaises ? Sydney-Smith voulait-il enfin retenir en Égypte un adversaire importun en Europe, ou l'en faire sortir à tout prix pour prendre sur les lieutenants de ce nouvel Alexandre la revanche des mécomptes qui lui valaient tant de reproches de la part de ces alliés, attirés par lui à leur perte, et dont l'indignation désespérée des matelots de Patrona-Bey avait puni par sa mort la crédulité ?

Quoi qu'il en soit, calcul intéressé, ironique vengeance ou imprévoyante indiscrétion, Bonaparte, sans s'inquiéter du sentiment qui inspirait à Sydney-Smith son présent de journaux, lut avec l'avidité d'une longue indigence ces nouvelles qui semblaient l'appel désespéré de la patrie en danger ; il les fit lire à son état-major, préparant ainsi à sa résolution ceux qu'il n'y associait pas, et, docile à la voix de sa destinée, fort de sa conscience, il affronta, avec son mélange heureux d'énergie et d'adresse, ce que la résolution d'un départ si imprévu, et, malgré tout, semblable à un abandon, pouvait avoir de momentanément fâcheux pour sa réputation, s'en rapportant, avec une confiance qui n'a pas été trompée, au jugement impartial de l'histoire et de la postérité.

Il laissait à Kléber, auquel il délégua le commandement, un triple mémoire sur les questions militaires, administratives et religieuses, que son départ laissait en suspens, dans lequel il abordait et résolvait avec une prévoyance infaillible tous les problèmes soulevés par la conquête. Que ne laissa-t-il en même temps son génie à un général plus capable de comprendre de tels ordres que de leur obéir, et déjà fatalement dégoûté de l'Égypte et de la guerre elle-même ! L'Égypte, après deux ans d'une occupation qui se transformait peu à peu en une véritable conquête, dans le sens civilisateur et régénérateur du mot, ne fût pas devenue, tombée des mains du brave Kléber à celles de l'inepte Menou, la proie de l'Angleterre, et le premier consul victorieux, reprenant la trame interrompue de ses grands projets sur l'Orient, eût pu conserver définitivement à la France cette admirable colonie stratégique et nourricière et ces clefs du commerce de l'Inde à jamais perdues. En admettant le pire, Bonaparte pouvait-il aller, dans ses prévisions les plus pessimistes, jusqu'à la crainte de cette occupation stérile et de cette honteuse évacuation, dernière faute d'un général à la mémoire équivoque, qui osa sortir de l'Égypte, sous prétexte de l'impossibilité de la garder, avec le même nombre d'hommes qui avaient pu la conquérir[28] ?

Joseph suppliait son frère de revenir. La lettre du Directoire, partagé entre la crainte de revers prêts à achever sa décadence et à le renverser dans le mépris, et la crainte d'un sauveur capable de lui demander des comptes, et enfin dominé par ces deux dangers, permettait le retour au héros qui semblait avoir emporté avec lui le secret de la victoire[29].

Mais n'eût-il pas été sollicité par cet appel fraternel, et autorisé par cette permission formelle du gouvernement, que Bonaparte n'eut pu demeurer sourd à cette voix suppliante de la patrie qu'il entendait dans son cœur.

Les journaux que le commodore anglais eut la complaisance de remettre firent connaître tous les maux qui affligeaient la république. La seconde coalition était victorieuse. Les armées de Russie et d'Autriche avaient battu le général Jourdan sur le Danube, Scherer sur l'Adige, Moreau sur l'Adda. La république cisalpine était détruite, Mantoue assiégée. Les cosaques étaient arrivés sur les frontières des Alpes. Masséna se soutenait avec peine sur les rochers de la Suisse.

Une troisième atteinte avait été portée à la constitution. Les jacobins du Manège avaient levé la tête, et, à leur aspect, la Vendée avait couru aux armes. De la tribune nationale, on appelait à grands cris le général d'Italie au secours de la patrie. Un barbare, dégouttant du sang des infortunés Polonais, menaçait avec insolence le peuple français. Il n'y avait plus un moment à perdre : Napoléon résolut de se rendre en France, de sauver la patrie de la fureur des étrangers et de celle de ses propres enfants. Il ne lui échappa point que le désastre des armées françaises était le résultat des mauvais plans de campagne adoptés à Paris. Si les armées du Danube, d'Helvétie et du Bas-Rhin n'eussent formé qu'une seule masse ; si l'armée de Naples et celle d'Italie eussent été réunies en mars, sur l'Adige, la république n'eût essuyé aucun revers.

Napoléon comprit qu'à son aspect tout changerait ; les trois journées du 18 fructidor, du 22 floréal et du 30 prairial avaient détruit la constitution de 1795, qui, désormais, n'offrait plus de garanties à personne ; il lui serait facile de se mettre à la tête de la république ; il était résolu, à son arrivée à Paris, de lui donner une nouvelle face et de satisfaire l'opinion nationale, qui, dès 1798, l'avait appelé à la tête du gouvernement. La loi du 22 floréal 1798 avait dissipé, chez lui, tout prestige républicain[30].

 

Le 19 août 1799, le général en chef, rentré au Caire pour y faire ses derniers préparatifs, reçut de l'amiral Ganteaume, auquel il avait confié son projet et qu'il avait chargé d'en assurer l'exécution, l'avis que les deux frégates la Muiron et la Cancre et les deux petits chebecs la Revanche et la Fortune étaient prêts, que l'occasion était favorable, peut-être unique, et qu'il fallait profiter de l'éloignement de la croisière anglaise pour appareiller dès le 24 avant midi. Cet avis, sous lequel Bonaparte sentit comme un ordre du destin, ne permettait pas le moindre délai, et il dut se résoudre à brusquer quelque peu ce départ qu'il voulait ménager. Il acheva rapidement ses trois mémoires sur l'administration intérieure, la défense de l'Égypte et les affaires politiques, et fit expédier par Berthier aux généraux Desaix, Kléber, Menou, Mural, Marmont, Bessières, aux membres de l'Institut Monge, Berthollet, Denon, Perceval et à la compagnie des guides l'ordre de se rendre en toute diligence à Alexandrie. Le quartier général s'embarqua le soir sur le Nil, arriva le 25 à El-Rahmânyeh et y débarqua. Les chevaux remplacèrent les barques, el le 24, à quatre heures après midi, on était au bivouac sur le camp des Romains, près d'Alexandrie, au bord de la mer.

La Bonaparte eût attendu sans doute Kléber pour lui faire ses adieux et Desaix, pour emmener avec lui ce compagnon modeste, dévoué et fidèle, capable du premier rang, mais incapable de l'usurper, sans l'insistance de l'amiral Ganteaume, justifiée par la nécessité de profiter de la faveur exceptionnelle en août d'une brise du sud-ouest, et d'échapper à la croisière anglaise que le brick d'observation à Alexandrie avait volé prévenir à Chypre.

Napoléon dut donc se résoudre à partir sans voir Kléber et sans emmener Desaix. Il entra dans sa tente au bord de la mer, remit au général Menou, qui l'avait accompagné et devant lequel il ne put contenir le secret de ses ambitions et de ses espérances, les instructions pour le général Kléber et l'ordre pour Desaix de le rejoindre à l'hiver, et y ajouta deux papiers dictés à la hâte à son secrétaire Bourrienne. Le premier était un ordre du jour d'adieu, court et ému, dans lequel il présentait à l'armée son successeur. Le second était cette lettre par laquelle le général Kléber a voulu se croire plus tard autorisé à traiter et à capituler, et qu'on s'étonne de ne pas trouver dans ses Mémoires[31], car, de l'aveu d'un écrivain ennemi qui la cite, elle est de toute excellence, réunit la raison, l'expérience et l'autorité, et finit par une péroraison qui s'élève à un pathétique sérieux et pénétrant[32].

A sept heures du soir, Bonaparte partit ostensiblement, et non furtivement et frauduleusement, comme l'ont prétendu des historiens intéressés à calomnier le mystère nécessaire à sa sécurité vis-à-vis de la croisière anglaise, ou l'annonce de son prochain retour, destiné à ménager, pendant une transition délicate, la fidélité du Divan du Caire.

L'embarquement eut lieu à sept heures du soir. Les généraux Lannes, Murat, fait général de division sur le champ de bataille d'Aboukir, Marmont ; les sieurs Perceval et Denon et la moitié des guides s'embarquèrent sur la Carrère ; le capitaine Dumanoir la commandait. Le général en chef, Berthier, Monge, Berthollet, Bourrienne et l'autre moitié des guides s'embarquèrent sur la Muiron. Cette frégate avait été ainsi appelée en l'honneur de l'aide de camp de ce nom tué à Arcole, couvrant de son corps son général. Carrère était le nom d'un général d'artillerie tué à Neumarkt, en Carinthie, dans la campagne de 1797. Ces deux frégates étaient belles, grandes et bien armées, capables de soutenir un combat ; mais comme elles tiraient deux pieds de moins que les frégates françaises, quoique plus longues et plus larges, elles tenaient mal le vent, et chassées par des forces supérieures, elles ne pouvaient échapper. Les deux petits chebecs avaient été doublés en cuivre. Ils étaient bons marcheurs ; on comptait s'en servir pendant que les frégates attireraient l'attention des bâtiments ennemis, si l'on était poursuivi par des forces supérieures[33].

 

Le 30 septembre, à deux heures après midi, la petite division, après une traversée hasardeuse, contrariée pendant vingt jours par un vent de nord-ouest qui la faisait chasser sur place, mais heureusement ensuite favorisée par les vents d'équinoxe, jeta l'ancre dans la rade d'Ajaccio. Les mauvais temps forcèrent Napoléon et ses compagnons à séjourner sept jours dans ces lieux qui lui étaient si chers et si familiers. Il y employa heureusement son loisir forcé à se mettre au courant du détail des nouvelles pour les mois de juillet, d'août et de septembre, et à recevoir et à exhorter à la concorde les chefs des pièves de l'île, accourus dans la maison qui portait encore les noires cicatrices de la vengeance de Paoli.

Le 7 octobre, un coup de vent du libeccio des plus furieux assaillit la petite escadre, qui venait d'affronter de nouveau la pleine mer. Le danger qui avait menacé une première fois, au delà du cap Deris, les bâtiments luttant contre la dérive sous le vent du nord-ouest, reparut le soir du 8, à huit lieues de Toulon, et poussa au milieu de la croisière ennemie, dérobée par une brume épaisse, le vaisseau qui portait la fortune de la France. Une seconde fois Bonaparte, toujours maître de lui, échappa, en le bravant, au péril que l'amiral voulait éviter par un retour sur la Corse qui l'eût trahi. Et le parti le plus hardi se trouva, comme il arrive souvent, le plus sûr. Les coups de canon des signaux s'éloignèrent ; l'escadre ennemie paraissait se diriger sur la Corse.

Le 9, à la pointe du jour, la division jeta l'ancre vis-à-vis de Saint-Raphaël, dans le golfe de Fréjus. On était en France après quarante-cinq jours de navigation ; on avait surmonté beaucoup de périls[34].

 

On allait en surmonter encore beaucoup, mais sur une autre mer plus dangereuse encore que la Méditerranée ou l'Océan, avant de guider au port de salut la barque de la république, livrée au vent furieux des factions. C'est cette autre courte, mais orageuse traversée de l'anarchie à l'ordre, de la licence à l'autorité, de l'humiliation à la gloire nationale qui nous reste à raconter.

 

 

 



[1] Du 15 juin 1796 à la fin de 1797.

[2] Moniteur du 9 novembre 1797.

[3] Correspondance de Napoléon Ier, t. IV, p. 128.

[4] Même de couper l'isthme de Suez. Ce projet, aujourd'hui réalisé par l'initiative glorieuse d'un Français, M, de Lesseps, faisait partie des instructions du Directoire dictées par Bonaparte (12 avril 1798).

[5] Commentaires, t. II, p. 186-189.

[6] Commentaires, t. II, p. 189.

[7] Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe.

[8] Commentaires, t. II, p. 196.

[9] Commentaires, t. II, p. 207.

[10] Commentaires, t. II, p. 289.

[11] Commentaires, t. II, p. 292.

[12] T. II, p. 304-305.

[13] Commentaires, t. II, p. 313.

[14] Commentaires, t. II, p. 318.

[15] Voir la lettre au pacha du Caire, Commentaires, t. II, p. 294 ; et la proclamation, Correspondance de Napoléon Ier, t. IV, p. 341.

[16] Commentaires, t. III, p. 19 à 22.

[17] Commentaires, t. III, p. 24. Hâtons-nous d'ajouter que la grandeur de cette expédition d'Égypte et de Syrie, malgré ses revers, arrache à la sincérité d'un homme souvent injuste pour Bonaparte dont il était jaloux, cet aveu sur le résultat définitif : Les Français semèrent en Égypte ces germes de civilisation que Mehemet a cultivés ; la gloire de Bonaparte s'accrut ; un rayon de lumière se glissa dans les ténèbres de l'islamisme et une brèche fut faite à la barbarie. (Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, t. I, p. 436.)

[18] Commentaires, t. III, p. 35.

[19] Commentaires, t. III, p. 39.

[20] Commentaires, t. III, p. 41.

[21] Commentaires, t. III, p. 47.

[22] Commentaires, t. III, p. 59.

[23] Commentaires, t. III, p. 88, 89.

[24] Lanfrey, Histoire de Napoléon Ier, t. I, p. 407. — Commentaires, t. III, p. 94.

[25] Commentaires, t. III, p. 109.

[26] Commentaires, t. III, p. 117.

[27] Commentaires, t. III, p. 120.

[28] Les Commentaires, t. III, p. 122, 123, et le Mémorial, t. I, établissent péremptoirement, par des chiffres irréfutables, l'inanité du prétexte d'épuisement et d'infériorité numérique allégué par Kléber et ensuite par Menou.

[29] Cette lettre, citée par Bégin, t. II, p. 541, est signée de Treilhard, La Réveillère-Lépeaux et Barras. Elle est du 7 prairial (26 mai 1799).

[30] Commentaires, t. III, p. 123, 124.

[31] On la trouve au t. V, p. 734, 738, de la Correspondance de Napoléon Ier.

[32] Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, édit. en 2 vol. Bruxelles, 1852, t. I, p. 447.

[33] Commentaires, t. III, p. 148.

[34] Le Mémorial, t. II, p. 169, contient sur ce retour en Europe et ses divers épisodes une relation dont les détails animés sont empruntés aux souvenirs de l'amiral Ganteaume lui-même.