NAPOLÉON ET SA FAMILLE – 1769-1821

LIVRE DEUXIÈME. — LE GÉNÉRAL BONAPARTE - 1793-1800

 

CHAPITRE II. — VENDÉMIAIRE - 1795.

 

 

Bonaparte organise la défense des côtes de la Provence. — Il est confirmé dans son grade de général d'artillerie. — Première disgrâce. — Bonaparte dénoncé pour avoir voulu réarmer les forts de Marseille. — Bonaparte à l'armée d'Italie. — Précis des opérations militaires depuis 1792. — Le général Dumerbion. — Plan de Bonaparte. — Il est adopté et victorieusement réalisé. — Occupation du col de Tende. — Position critique de l'armée d'Italie. — Bonaparte et Robespierre le jeune. — Le château de Sallé. — Conversation caractéristique. — Le 9 thermidor. — Bonaparte en butte aux machinations jalouses de Salicetti. — Mission secrète à Gênes. — Bonaparte est accusé de trahison, suspendu de ses fonctions, arrêté. — Réfutation des nombreuses erreurs accréditées à propos de cette affaire. — Campagne de septembre 1794. — Italiam ! Italiam ! — Démonstration maritime dans la Méditerranée. — Bonaparte à Toulon. — Il s'oppose au projet prématuré et inopportun d'une expédition dans les États pontificaux. — Bonaparte sauve des émigrés et apaise une émeute. — Voyage de Bonaparte à Paris. — Il attend à Châtillon l'issue des événements de prairial. — Le représentant Aubry veut l'envoyer comme général de brigade d'infanterie à l'armée de l'Ouest. — Scène avec Aubry. — Bonaparte se décide à attendre justice à Paris, sous prétexte de maladie. — Habitations diverses et relations du général Bonaparte à Paris. — Correspondance avec Joseph. — Physionomie morale de Bonaparte, d'après ces lettres. — Portrait du général Bonaparte par madame d'Abrantès. — Nouveaux extraits de la correspondance avec Joseph. — Détails sur Louis et Lucien. — Bonaparte chargé de la direction du cabinet stratégique du Comité de salut public. — Entrevue avec Doulcet de Pontécoulant. — Plan de Bonaparte pour la campagne d'Italie. — Son appréciation par les généraux Kellermann el Scherer. — Projet de mission militaire à Constantinople. — Réfutation des erreurs commises sur ce point. — Fin des extraits de la correspondance avec Joseph. — Symptômes avant-coureurs de l'insurrection de vendémiaire. — Dispositions de Bonaparte. — Velléités matrimoniales. — Événements de vendémiaire. — Bonaparte général en chef de l'armée de l'intérieur. — Bonaparte épouse madame veuve de Beauharnais. — La Cape et l'Épée. — Bonaparte général en chef de l'armée d'Italie.

 

Nul ne connaissait mieux que le général Bonaparte, qui avait pris Toulon, les ressources défensives et offensives que pouvaient offrir les côtes de la Provence et les îles d'Hyères. C'est cette conviction légitime de sa supériorité qui retarda son départ pour l'armée d'Italie, et lui valut la mission plus difficile encore que flatteuse de conserver ce qu'il avait sauvé, de préserver les bords provençaux, aux trop sympathiques attraits, des visites indiscrètes de l'ennemi, et de tenir en respect, par le canon, les prétentions trop empressées de l'Espagne, de la Sardaigne, et surtout de l'Angleterre, dont l'échec de Toulon avait, loin de les éteindre, excité les feux.

Napoléon a rendu compte lui-même, avec sa simplicité et sa netteté magistrales, de l'accomplissement de cette mission, des principes qui l'y dirigèrent et du système qui fut le chef-d'œuvre de ses combinaisons. On peut dire que sur ce point comme sur tant d'autres, ses prévisions n'ont été ni dépassées ni égalées, et que sa Notice sur cet armement des côtes, qu'il considérait avec raison comme un de ses premiers titres de gloire et un grand service rendu à la France, demeure classique sur la matière, et pleine d'exemples utiles et de précieux enseignements[1].

Bonaparte reçut en même temps, le 7 janvier 1794, la confirmation de son grade de général de brigade d'artillerie, le commandement en chef de l'artillerie de l'armée d'Italie, et la mission de procéder à l'armement des côtes de la Méditerranée, depuis l'embouchure du Rhône jusqu'à celle du Var.

Gardant pour centre de ralliement et rendez-vous de repos Marseille, devenue, en quelque sorte, le quartier général de sa famille, Bonaparte accompagné de Junot, son aide de camp, parait avoir employé les premiers mois de 1794 à l'accomplissement d'un mandat qu'une sorte de pressentiment lui rendait particulièrement cher. On comprend la curiosité de ses investigations, la conscience de ses recherches, quand on songe à la part réservée, dans la destinée de Napoléon et dans sa fortune, à tous ces lieux alors obscurs, depuis historiques, qu'illustrèrent le souvenir du retour d'Egypte et du retour de l'île d'Elbe ; et l'on admire cette sagacité pénétrante, cette divination prophétique qui permettaient ainsi à Napoléon de disposer son théâtre futur et d'y étudier d'avance son rôle.

C'est à ce moment de confiante espérance que la fortune semble, par un caprice de cette féroce coquetterie, perpétuel aiguillon de l'ambition et du génie, abandonner son jeune favori, et que passent sur l'étoile naissante de Bonaparte quelques nuages fâcheux.

Les représentants Maignet et Salicetti seront tour à tour les auteurs de ces disgrâces et les complices de ces échecs d'une destinée heureusement plus forte que la haine et la jalousie de la médiocrité. On a essayé de justifier ces vicissitudes de la faveur de Bonaparte auprès des délégués de la Convention par son orgueil, et on lui a cherché des fautes pour disculper ses ennemis. La grande, l'unique faute du général Bonaparte, ce fut son génie. Il osa y ajouter l'injure d'être honnête et le crime de réussir. En faut-il davantage pour expliquer la double éclipse de son astre devenu suspect, et la double tempête qui menaça de submerger sa fortune et faillit lui faire connaitre le naufrage le plus cruel de tous, le naufrage au port et l'échec en plein succès ? En faut-il davantage pour expliquer la haine d'un Maignet, le Vandale du Var, le brûleur de Bédouin 5 contre un général victorieux et clément, ou la jalousie d'un Salicetti contre le ri val trop heureux de toutes ses prétentions ? En faut-il davantage pour expliquer la dénonciation du premier, transformant en complot liberticide et en attentat contre le peuple souverain la proposition faite par Bonaparte, conformément à son mandat et à son devoir, de rétablir, dans l'intérêt de la sécurité extérieure et de l'ordre intérieur, les forts de Louis XIV, rempart contre l'ennemi, barrière aux soulèvements populaires ? ou le mandat d'arrestation signé par le second, sous prétexte de trahison, à propos d'une mission secrète, mais officielle, confiée à Bonaparte, à Gênes, par Ricord, son collègue, mais en réalité pour recouvrer des papiers compromettants ou pour arracher à un homme capable d'en profiter, l'occasion et l'honneur de la victoire ?

Tels furent, incontestablement, les ferments impurs dont se composait ce double orage qui faillit être fatal à Bonaparte et à sa fortune. Le premier avorta en une explosion stérile. Le second lui fit toucher jusqu'au fond les abîmes de la pauvreté et lui fit endurer, à l'heure la plus douloureuse, le supplice de l'obscurité injuste et de la frémissante inaction. Nous ne ferons qu'effleurer, comme Napoléon lui-même, un accident dédaigné, n'accordant quelques détails qu'au second déboire, crime d'un homme plus habile et peut-être plus méchant que Maignet, dont Napoléon pardonna mais ne put jamais oublier l'offense. Il y a dans le silence même que Napoléon a affecté de garder sur ce duel d'influence où Salicetti le combattit avec des armes si déloyales, de crainte d'associer à sa gloire, en le nommant, celui qui voulut en arrêter l'essor, le pire des châtiments.

C'est en février et mars 1794 que les représentants des Bouches-du-Rhône, Maignet et Granet, dénoncèrent au Comité de salut public, qui en rendit compte à la Convention par l'organe de Barère, dans la séance du 15 mars, la proposition et le projet du général d'artillerie Bonaparte, de relever les forts Saint-Jean et Saint-Nicolas.

L'ordre fut alors adressé au général d'artillerie de l'armée d'Italie de se rendre à la barre de la Convention, pour y rendre compte de sa conduite. Dans ce temps de terreur, une accusation équivalait à un jugement. Napoléon eut beaucoup de peine à s'y soustraire et à faire révoquer le décret. Il y parvint toutefois, parce que, l'ennemi faisant des mouvements, les représentants du peuple écrivirent que sa présence était nécessaire, et décidèrent les députés des Bouches-du-Rhône à se désister de leur dénonciation[2].

 

Napoléon était, en effet, à Nice dans les premiers jours de mars 1794, et il y était assez nécessaire pour que toute autre considération s'effaçât devant celle de son utilité.

Le général Dumerbion venait d'hériter du commandement du général Brunet, puni, par l'échafaud, de l'insuccès de ses opérations. C'est à lui qu'incombait le devoir difficile et dangereux de maintenir la fortune militaire de la France en Italie au point où l'avaient mise, depuis 92, les efforts successifs des généraux Montesquiou, Anselme, Biron et Brunet lui-même. Le résultat de ces efforts avait été l'occupation de la Savoie et le refoulement de l'armée piémontaise de sa première ligne de défense, celle du Var, à la seconde, celle établie au revers des Alpes maritimes, que les progrès de l'expédition française, gravissant les hauteurs jusqu'à Belvedere, reculaient peu à peu, et cherchaient à rejeter jusqu'au delà du col de Tende. C'est ce problème de l'occupation complète des Alpes maritimes dans la solution duquel Brunet avait échoué, tout en rendant plus facile à ses successeurs la voie baptisée du sang de ses plus braves grenadiers.

A l'ouverture de la campagne de 1794, l'objectif était le même : c'est-à-dire chasser les Piémontais de leurs positions et tomber sur les plaines de toute la vitesse irrésistible d'un élan pris à la hauteur des nids de l'aigle, et qui donne à l'armée descendante la force foudroyante de l'orage. Pour cela, il fallait passer de la position défensive, dont l'effort et le triomphe avaient été, pendant toute la durée du siège de Toulon, d'arrêter l'irruption, en Provence, des renforts austro-piémontais, à une de ces offensives dangereuses, parce qu'elles sont décisives et qu'on y perd tout le terrain qu'on n'y gagne pas.

Le général, chargé de réaliser ce plan hardi, avait besoin du secours du génie d'un Bonaparte, que sa réputation avait précédé auprès de lui el qu'il reçut à bras ouverts, avec la bienveillance rude et la brusquerie cordiale d'un Dugommier.

Ce général, vieux capitaine de grenadiers, avait obtenu les grades de colonel, de général de brigade et de division dans les campagnes de 1792 à 1795, à l'armée d'Italie ; il en connaissait toutes les positions et avait commandé une attaque sous Brunet, au mois de juin. C'était un homme de soixante ans, d'un esprit droit, brave de sa personne, assez instruit, mais rongé de goutte et constamment au lit ; il était des mois entiers sans pouvoir bouger.

Le quartier général était à Nice depuis deux ans, où rien ne se ressentait de la guerre, étant éloigné de dix lieues des avant-postes[3].

 

Napoléon passa une partie de mars à visiter la position qu'occupait l'armée et le théâtre des derniers et malheureux combats de juin 95, et à étudier les bases d'un plan nouveau, calculé sur le génie spécial de la guerre de montagnes, qui consiste, selon lui, à éviter le désavantage assuré à l'attaque, à occuper des camps ou sur les flancs ou sur les derrières de ceux de l'ennemi, ne lui laissant ainsi d'autre alternative que la retraite ou l'offensive ; enfin à n'avoir que des combats défensifs.

Les investigations de Bonaparte lui ayant révélé, sur la gauche de l'ennemi, le point faible, propice à ses opérations, il fonda, sur cette découverte, un système stratégique qui, sans engager l'armée dans des affaires difficiles, devait la rendre maîtresse des chaînes supérieures des Alpes, et obliger l'ennemi à abandonner lui-même les camps si redoutables de Rauch et de Fourches.

Il consistait à tourner la gauche de l'ennemi, en passant la Roya, la Nervia et la Taggia, à occuper le mont Tanardo, Rocca-Barbena, Tanarello, et à intercepter la chaussée de Saorgio, ligne de communication de l'ennemi, derrière le mamelon de Marta.

Ce plan, qui offrait le triple avantage de placer la défensive du comté de Nice dans sa position naturelle, sur la crête supérieure des Alpes, de porter la droite dans un pays de montagnes inférieures, par conséquent plus favorable, enfin de garantir des corsaires ennemis les communications entre Gênes et l'armée de Marseille, fut adopté sans conteste dans un conseil de guerre composé des deux représentants en mission à l'armée, des généraux Dumerbion, Masséna, Vial et Rusca, qui s'inclinèrent unanimement devant le précoce ascendant de l'auteur des combinaisons victorieuses à Toulon.

Le 6 avril, une division de 14.000 hommes passa la Roya et s'empara du château de Vintimille ; une brigade, sous les ordres de Masséna, prit position sur le mont Tanardo ; une seconde s'établit à Monte Grande. Enfin Napoléon, à la tête de trois brigades, culbuta une division autrichienne du haut des sommets de Sant'Agata et entra dans Oneille. Le 17, après une série d'engagements heureux, l'armée entrait dans Ormea, et le 18, prenait possession de Garessio et étendait ses communications, par les monts San Bernardo et Rocca Barbena, jusqu'à la ville de Loano, située au bord de la mer.

L'ennemi alarmé se hâta d'évacuer les revers des Alpes, abandonnant son artillerie, acculé à la fois et coupé par Masséna devant lequel capitula, le 29 avril, le fort important et bien approvisionné de Saorgio. Le 8 mai, Masséna, secondé par le général Macquart, attaquait le col de Tende et occupait définitivement toute la chaîne supérieure des Alpes maritimes.

L'exécution du plan de Napoléon valut ainsi à l'armée trois ou quatre mille prisonniers, soixante ou soixante-dix pièces de canon, deux places fortes et la possession de toutes les hautes Alpes, jusqu'aux premiers mamelons des Apennins. La perte de l'armée fut légère. La chute de Saorgio et de toutes ces grandes positions, pour lesquelles on avait fait tant de projets et versé beaucoup de sang, accrut dans l'armée la réputation de Napoléon, et déjà l'opinion l'appelait au commandement en chef[4].

 

Après l'occupation du col de Tende, il y a, entre les deux parties belligérantes, sinon un armistice régulier, du moins une halte de repos et un intermède de neutralité tacite, consacré à s'établir de part et d'autre, à se préparer, à se réparer, à reprendre haleine, en quelque sorte, dans cette rude guerre de montagnes. L'ennemi, d'ailleurs, croit avoir pénétré le secret de cet étonnant succès d'un général, qui a accompli en deux mois ce que ses prédécesseurs avaient vainement tenté depuis deux ans. Ce secret, si simple qu'on a presque honte de le deviner, c'est de garder la stricte défensive. Et les Autrichiens et les Piémontais de se réfugier inflexiblement dans ce système si commode à des troupes battues. Mais ils ont compté sans leur hôte, c'est-à-dire sans Napoléon, dont le génie a des inspirations, des souplesses, des volte-face incompatibles avec le cerveau d'un tacticien autrichien.

Pendant que les Austro-Sardes, confiants dans leurs positions, laissaient faire, à leur place, la guerre à la nature, à l'air âpre et à l'eau crue des sommets, et attendaient, dans l'abondance et la salubrité des plaines, l'occasion propice pour achever une armée affaiblie, épuisée, décimée par l'hôpital sinon par le combat, et aspirant en vain à la délivrance et au salut d'une bataille décisive, le général Bonaparte méditait la surprise d'un changement subit de système, et témoin des ravages silencieux exercés par les privations et les maladies sur une armée étendue à l'excès sur une demi-circonférence de soixante lieues et réduite à la pire des inerties, il se préparait à lui rendre à la fois la santé et l'activité et à la guérir par la victoire. Il perfectionnait, avec le concours du lieutenant-colonel Faultrier, l'équipage de campagne, devenu capable de résister aux ascensions les plus abruptes et aux pentes les plus déclives. Il cherchait enfin à ménager, avec l'armée des Alpes, les bases d'une action commune nécessaire à l'invasion du Piémont, dont il étudiait les ressources et préparait les moyens.

Ce qui était plus nécessaire encore que l'entente avec l'armée des Alpes, c'était l'unité du commandement. Napoléon ne devait pas encore l'obtenir, et ce n'est pas sans peine et sans traverses qu'il allait conquérir le droit de vaincre à une de ces époques terribles où le talent est à la fois nécessaire et inutile, recherché et méconnu, et où la défaite et la victoire sont également suspectes. Séparer les pouvoirs est une idée d'ordre ; les réunir et les confondre est un principe essentiellement révolutionnaire. De là cette concentration vraiment effrayante de puissance entre les mains des commissaires dictatoriaux de la Convention ; de là aussi l'inertie systématique de beaucoup de généraux, qui préféraient la vie à la gloire, et ne se battaient pas de peur d'être battus ; de là le relâchement funeste de la discipline, les exactions et les vexations d'une administration ignorante ou malhonnête, faite de dupes ou de fripons ; de là, enfin, ce mélange adultère de la politique et de la guerre, ce contre-coup fatal des événements de l'intérieur qui paralysait les mouvements des armées ou leur enfiévrait les veines d'une sorte d'électricité révolutionnaire qui les rendait indomptables. Le 51 mai et le 9 thermidor durent, on le comprend, exercer une grande et fâcheuse influence sur les destins de l'armée d'Italie, et sur la rupture des conférences stériles tenues à Colmar entre les chefs des deux armées pour arriver à un concert nécessaire à l'offensive. Ils exercèrent une influence plus fâcheuse encore sur la destinée de Bonaparte qu'ils faillirent briser à son premier essor, quand par un de ces caprices brutaux qui lui sont habituels, la Révolution qui changeait de maîtres se prit à souffleter celui qu'elle avait d'abord caressé.

Robespierre le jeune, que Bonaparte avait rencontré à Toulon et puis connu plus intimement à Nice, avait deviné sa valeur et admiré sa stricte probité, et, rempli pour lui d'estime et de sympathie, il avait songé à attacher à la fortune de l'incorruptible dictaleur celle de l'incorruptible général. Que serait-il advenu d'une telle alliance, si elle eût été possible, entre le chef de la révolution légale et le chef de la révolution armée ! Une fusion qui les eût neutralisés, ou un choc qui les eût dissous. Bonaparte avait à la fois le génie, la parole et l'épée. Robespierre n'avait que du talent et le courage passif des orateurs ; il eût été vaincu dans ce duel inégal d'un Cicéron dégénéré contre un César plus grand que le premier ; et sans doute destiné, par la fatalité expiatoire de son sort, à sceller de sa chute la fin de la Terreur, il eût payé, de la honte sinon du sang de sa défaite, sous un vainqueur plus clément que Tallien, la dette de son origine et de ses fautes. Mais, néanmoins, un pareil problème donne le vertige de l'abîme, et Napoléon lui-même n'a fait qu'en effleurer l'examen.

Quoi qu'il en soit, les avances de Robespierre le jeune peuvent n'avoir point été si secrètes qu'elles aient excité les ombrages jaloux de ses collègues ou de ses successeurs, quand, rentré, pour n'en plus sortir que pour l'échafaud, dans le sein de la Convention nationale, il ne put plus défendre celui qu'il avait compromis. Lorsque survint la réaction, de thermidor, non moins menaçante d'abord que les autres, les députés terroristes, les proconsuls, tremblaient à l'idée des comptes à rendre et des représailles à subir. Ils se souvinrent alors des propositions de Robespierre le jeune à Bonaparte, et quoiqu'ils ne pussent ignorer le refus presque méprisant qui les avait repoussées, ils trouvèrent là un prétexte d'arrestation, bon à employer contre un général dont ils soutenaient avec peine le pénétrant regard, dont le génie éclipsait leur médiocrité et dont la parole faisait rougir leur fortune. Le moyen servait à la fois leur curiosité, leur sûreté et leur vengeance ; il leur permettait de faire sentir leur pouvoir à celui qui, plus d'une fois, l'avait dédaigné, de retremper leur popularité parlementaire dans la renommée d'un acte énergique, de s'assurer que les papiers incriminés ne gardaient rien de contraire à leur propre orthodoxie ; enfin et au pis aller, de détourner de leur tête la foudre réactionnaire, en lui désignant, dans la personne du prétendu ami de Robespierre, du prétendu compétiteur d'Henriot dans les fonctions de général de la tyrannie, une victime vraiment expiatoire.

Tels sont, n'en doutons pas, les mobiles de cette mystérieuse affaire ; les ressorts de la conspiration égoïste ou jalouse des trois représentants en mission à l'armée d'Italie se touchent, tels que nous les avons révélés, quand on examine de près les détails. Nous en épargnerons l'ennui à nos lecteurs, nous bornant à esquisser les deux scènes caractéristiques qui les résument.

Le général Bonaparte, pendant l'intervalle d'inaction dont nous avons parlé et qui sépare les deux campagnes d'avril et de septembre, profita du voisinage de Nice, son quartier général, et de sa mission d'exploration et d'armement des côtes, pour faire au château de Sallé, près d'Antibes, où il avait installé sa famille en villégiature, de courtes mais fréquentes apparitions. Il était accompagné, à ces rendez-vous de l'hospitalité domestique, si doux à l'homme des camps, de son frère Louis, son imberbe aide de camp, dont le courageux dévouement avait noblement inauguré la précoce carrière militaire, et que les représentants témoins de son intrépidité eussent fait capitaine s'il ne s'y fût opposé ; son autre aide de camp Junot, joyeux et fidèle compagnon de ces premières années de gloire et de misère, dont le souvenir est si flatteur plus tard, suivait son général avec un empressement que redoublait l'attrait d'une passion naissante pour Pauline Bonaparte ou, comme on disait alors, Paulette. Le représentant Fréron, pâle encore du deuil secret de Lucile Desmoulins, était son rival, et paraissait destiné, par sa situation, à la préférence. Un troisième soupirant, si discret qu'il attendit quatre ans avant de se déclarer, et que son triomphe apprit seul sa prétention, mais qui, cependant, favorisé par les circonstances, devait être le troisième larron de cette charmante conquête, c'était le jeune adjudant général Leclerc d'Ostein, fils d'un riche négociant de Pontoise. Son collègue Duphot pensait tout bas à Désirée Clary, que Joseph Bonaparte, grâce au mariage, résolu et réalisé en août 1794, allait pouvoir appeler sa sœur, et Lucien, qui n'avait pas encore fixé son choix, égarait sa rêverie à travers les images tour à tour préférées des belles républicaines de Saint-Maximin ; telle était la société du château de Sallé, durant le printemps et l'été de 1794. La voix mâle de Suchet, de Muiron et le fausset de l'aimable ordonnateur Chauvet s'y mêlaient également, aux jours de réunion, dans les jardins et dans les salons, au tendre accent et au rire folâtre des jeunes filles, les trois Grâces de Sallé : Élisa, au visage grave et fier ; Pauline, au galbe pur et au fin profil d'une Hélène ; Caroline, plus vive, plus animée, plus gracieuse, d'une beauté toute en physionomie.

Un jour du mois de juin, le général Bonaparte arriva de Nice au château de Sallé, le front soucieux et le sourcil froncé, et se promenant aussitôt entre ses deux frères Lucien et Joseph, accourus pour l'embrasser, et inquiets de sa préoccupation, il leur en confia le sujet en ces termes, après leur avoir laissé pressentir, dans un court exorde, qu'il s'agissait d'une communication grave intéressant leur avenir à tous les trois et méritant une délibération à laquelle il était de son devoir de les associer.

— On m'offre la place de Henriot[5] ; je dois donner une réponse ce soir ; eh bien ! qu'en dites-vous ?

Ses frères, à cette nouvelle imprévue, hésitèrent un moment. Devançant leur réponse, le général reprit avec cette véhémence ironique qui lui était, dans les moments critiques, particulière :

— Eh ! eh ! cela vaut bien la peine d'y penser ; il ne s'agirait pas de faire l'enthousiaste ; il n'est pas si facile de sauver sa tête à Paris qu'à Saint-Maximin — et il jetait à Lucien un sourire goguenard —. Robespierre jeune est honnête, mais son frère ne badine pas. Il faudrait le servir, moi ! soutenir cet homme ! Non, jamais. Je sais combien je lui serais utile en remplaçant son imbécile commandant de Paris ; mais c'est ce que je ne veux pas être ; il n'est pas temps aujourd'hui ; il n'y a déplacé honorable pour moi qu'à l'armée. Prenez patience, je commanderai Paris plus tard.

 

Et donnant une forme badine à ces conclusions sévères comme un arrêt, saisissantes comme une prophétie, où il témoignait si énergiquement du sentiment de son devoir et du pressentiment de son avenir, le général Bonaparte se prit à répéter plusieurs fois sur divers tons, comme une sorte de refrain, le mot proverbial : Qu'irais-je faire dans cette maudite galère ?[6]

Robespierre le jeune, découragé par l'ultimatum qui suivit ce colloque, partit pour Paris, où l'attendait la mort, accompagné de sa sœur Charlotte, qu'y attendait une misère soulagée, dès le Consulat, par une généreuse pension de trois mille six cents francs, dont Louis XVIII et Charles X reconnurent la justice, et acceptèrent la charge, tout en diminuant le taux de cette libéralité, réparant envers une femme inoffensive et innocente l'injure de la malédiction attachée à son nom.

Bonaparte, lui, repartit pour Nice ; l'épreuve la plus imprévue, l'affront le plus immérité, allaient y mettre en relief la haine et la crainte de ses envieux, l'énergie de son caractère, le dévouement de ses amis et la popularité croissante de son nom.

Par une aberration qui, sincère ou simulée, n'en peint pas moins d'un trait flétrissant la dépravation des mœurs politiques révolutionnaires, Bonaparte, à peine de retour d'une mission secrète, mais officielle, à lui confiée par les représentants du peuple près l'armée d'Italie, en exécution d'instructions qui ont été récemment publiées, fut arrêté, par ordre des conventionnels Albitte, Salicetti et Laporte. Les auteurs de cet affront abusaient, pour frapper ce coup inspiré par des mobiles que nous avons expliqués, de l'absence de leur collègue Ricord, signataire des instructions en date, à Loano, du 15 juillet 1794 (25 messidor an II).

Il est à remarquer tout d'abord que deux des auteurs de la lettre du 6 août 1794 (Barcelonnette, 19 thermidor an II) au Comité de salut public, annonçant qu'ils vont s'assurer de la personne et des papiers du général Bonaparte, et les envoyer ensemble à Paris, et de l'arrêté, des mêmes, à la même date, qui suspend de ses fonctions le général, et ordonne son arrestation et l'apposition des scellés sur ses papiers ; que deux de ces auteurs, disons-nous, étrangers jusque-là aux opérations de l'armée d'Italie, où ils venaient d'arriver de celle des Alpes, n'ont pu agir que sous l'empire des suggestions de Salicetti, unique instigateur de cette affaire. Il est à remarquer encore que Salicetti était le plus compromis dans les excès terroristes, qu'il avait été obligé de quitter l'armée, à la suite de dissentiments et de conflits violents avec Robespierre jeune, et qu'il y était revenu, décidé à se décharger de toute solidarité avec le parti vaincu et proscrit, en poursuivant sans merci, contre tout ce qui était coupable ou seulement suspect de relations avec Robespierre jeune, la vengeance de la réaction et sa propre vengeance. Ajoutons enfin que Salicetti était Corse, d'abord favorable à Bonaparte, mais ensuite rallié à un parti et à des vues contraires, et qu'il avait été piqué au vif des progrès de la renommée de son compatriote, autrefois son protégé, de son indépendance de caractère, de ses contradictions impérieuses, et de cette initiative hardie qui dépassait souvent de toute la portée d'un esprit devinateur la lettre de ses instructions.

Ces instructions avaient pour vague objet une sorte de reconnaissance stratégique et surtout politique destinée à édifier les représentants de la Convention sur les dispositions réelles des Génois, et leur attitude probable si le développement de la guerre étendait jusqu'en pleine Italie le théâtre de la lutte. Bonaparte avait, bien avant l'auteur obscur de ces instructions qu'il a évidemment inspirées, peut-être dictées, pénétré l'importance maritime, commerciale et militaire de Gênes, et la nécessité de chercher là et non ailleurs le point d'appui d'une expédition offensive qui devenait de plus en plus nécessaire, et dont le général Dumerbion devait esquiver la responsabilité pour en laisser tout l'honneur à celui qui l'avait conçue et qui était seul capable de l'exécuter.

Bonaparte sentait que la neutralité apparente de Gênes dissimulait une hostilité occulte, et annonçait une trahison prochaine ; il lui importait de juger, l'occasion étant donnée, et il était facile de la trouver dans les violations flagrantes de neutralité dont la république de Gènes s'était déjà rendue coupable impunément, la république française ayant dû dissimuler et paraître ignorer une injure qu'elle n'était pas à ce moment en mesure de venger ; il lui importait de juger des chances de succès d'un coup de main tenté sur Gênes, où bouillonnait sourdement l'agitation propice des réfugiés patriotes corses, à l'affût de la délivrance de la patrie. Tels furent, à n'en pas douter, le but et le résultat de cette investigation, voilée du prétexte de hâter l'envoi des approvisionnements vendus à l'armée par la république génoise, payés et non livrés ; le court délai de cette mission, qui ne dura que du 15 au 28 juillet, et où Bonaparte fut accompagné par Junot et Marmont, ses aides de camp, ne permet pas de mettre raisonnablement à sa charge le grief d'initiatives indiscrètes ou de négociations personnelles suspectes, arme bientôt émoussée de la calomnie. C'est elle-même, en effet, qui dut avouer son impuissance. Après une arrestation dont Bonaparte subit l'affront avec une soumission pleine de dignité, après une incarcération dont il supporta l'ennui sans plainte et sans révolte, imposant le silence à ses amis, à ses frères, et l'inaction au bouillant Junot, qui voulait tantôt délivrer son général malgré lui, tantôt provoquer son accusateur ; enfin, après une enquête minutieuse faite par l'ordonnateur Denniée, et qui ne livra, à des yeux hostiles ou prévenus, rien de ce qu'ils cherchaient, Albitte et Salicetti, desquels s'était éloigné, dès le commencement de cette procédure inique, leur collègue Laporte, revenu à l'armée des Alpes, cédèrent à l'évidence, aux murmures de l'armée, peut-être à ceux de leur conscience, signèrent un ordre d'élargissement qui révoquait l'ordre d'incarcération, et le 24 août 1794 (7 fructidor an II), informèrent de Nice le Comité de salut public qu'ils avaient remis en liberté le général Bonaparte, à la charge duquel l'instruction n'avait rien trouvé, sans cependant l'avoir réintégré.

C'était là une dernière réserve de leur confusion ou de leur hostilité, à laquelle évidemment le Comité de salut public ne dut point s'arrêter, d'autant plus qu'elle était contraire aux conclusions d'un rapport où on convient de l'utilité dont peuvent être les talents de ce militaire, qui devient très-nécessaire dans une armée dont il a, mieux que personne, la connaissance, et où les hommes de ce genre sont extrêmement difficiles à trouver.

On était déjà à une époque meilleure où on n'était plus coupable uniquement parce qu'on était soupçonné. L'arbitraire, jadis tout-puissant, des représentants en mission, trouvait des contradicteurs impunis ; et la liberté des généraux, surtout en présence de l'ennemi, s'élargissait de la juste crainte que de récents exemples imposaient à quiconque assumait des responsabilités usurpées. La disgrâce et la retraite de Bonaparte, inconciliables avec son acquittement, avec le besoin urgent qu'on reconnaissait avoir de lui, avec l'adoucissement des mœurs qui cessaient d'être implacables, enfin et surtout démenties par l'existence d'ordres signés de lui en une qualité que l'Almanach national, en novembre, constate officiellement, sont donc de pure fantaisie et de pure invention. Ces fictions, destinées à raviver l'intérêt de leurs récits, dont la plume étourdie de madame d'Abrantès et la plume plus coupable de Bourrienne, ces deux funestes romanciers de l'histoire de Napoléon, ont témérairement brodé un canevas qui n'en avait pas besoin, ne résistent pas à l'examen de la critique. Et son arrêt doit faire justice de ces fragiles échafaudages ou de ces trames calomnieuses de deux écrivains inspirés, l'un par son imagination, l'autre par sa rancune.

La vérité définitive, c'est que le général Bonaparte ne fut, en complète disgrâce et en disponibilité précaire, ni en 1794, puisqu'il prit part à la campagne de septembre et d'octobre en Italie, ni en 1795, époque à laquelle il refusa de quitter son arme pour l'infanterie, et ne se rendit jamais, sous prétexte de santé, et bientôt, en vertu d'une mission spéciale à la direction des armées, à ce poste imposé de général à l'armée de l'Ouest. La vérité définitive, par conséquent aussi, c'est qu'il toucha toujours, il est vrai avec l'irrégularité de finances prêtes à la banqueroute, ses appointements réglementaires, et que s'il ne fut pas à l'abri de l'ennui d'une attente impatiente et d'une injuste inaction, il ne connut jamais la misère, en dépit de la dureté d'un temps où tout le monde était pauvre. La situation de son frère Joseph, mari d'une des plus riches héritières de Marseille, et son dévouement ne lui eussent pas permis de subir les humiliantes extrémités dans lesquelles Bourrienne et madame d'Abrantès ne l'ont placé que pour se vanter d'une familiarité flatteuse ou de services prétendus.

La vérité ainsi dégagée de ces erreurs dont les historiens récents, et M. Thiers lui-même, ne se sont pas suffisamment garantis, nous reprenons le rapide récit des événements qui se pressent, dont l'abondance ne permet plus les oiseux détails et dont la beauté sacrée repousse les profanations de la fantaisie.

Le 19 septembre 1794, l'armée d'Italie, conduite par Dumerbion, que dirigeait Bonaparte, accomplit le mouvement qui prolongeait sa droite sur Gênes par l'occupation des positions de Saint-Jacques, de Montenotte et de Vado, dont la rade avait remplacé celle d'Oneille et servait de repaire aux croiseurs et aux corsaires ennemis. Le 5 octobre, cette initiative hardie, qui n'était pas encore l'offensive proprement dite, mais qui la préparait, était victorieusement accomplie, et l'armée française, harcelant les derrières de l'armée autrichienne en retraite sur Cairo et Dego, arrêtait son élan et, satisfaite d'un résultat qui la rapprochait d'un degré de son but, se repliait par Montenotte sur Savone et prenait position sur les hauteurs de Vado.

Les résultats matériels de cette courte campagne, toute stratégique, étaient bien supérieurs aux apparences. Les conséquences de cette simple affaire de Cairo, qui ne coûta guère qu'un millier d'hommes à l'armée autrichienne, étaient, conformément aux prévisions de Bonaparte, qui en ce moment sont tellement infaillibles qu'elles semblent inspirées : l'interception des communications entre l'armée austro-sarde et les flottes anglaises, la liberté et la sécurité rendues aux relations entre Marseille et Gênes, et la certitude de. la neutralité de la république, délivrée de la pression ennemie, ou de sa punition si elle l'enfreignait. Car nos avant-postes se trouvaient ainsi à dix lieues de Gênes, et quelquefois les reconnaissances et les coureurs s'en approchaient jusqu'à trois lieues. Napoléon employa le reste de l'automne à faire armer, de bonnes batteries de côte, les promontoires, depuis Vado jusqu'au Var, afin de protéger la navigation de Gênes à Nice. En janvier (1795), il passa une nuit sur le col de Tende, d'où, au soleil levant, il découvrit les belles plaines qui déjà étaient l'objet de ses méditations. Italiam ! Italiam ![7]

Cette campagne d'Italie, dont Bonaparte couvait l'ambitieux et généreux dessein, et qui demeurera son chef-d'œuvre militaire, par la puissance et la souplesse des combinaisons, et aussi sans doute par cette poésie de son théâtre et ce charme attendrissant que la jeunesse prête à la gloire, cette campagne d'Italie, que Bonaparte préparait de longue main, amoureusement en quelque sorte, et dont il préservait le germe avec un soin jaloux, faillit être gâtée dans l'œuf par le zèle aveugle du représentant Le Tourneur. Celui-ci, impatient de rendre à notre marine l'empire prépondérant qu'elle avait exercé avant le siège de Toulon sur la Méditerranée et de relever son prestige, éclipsé par la coalition anglo-espagnole, impatient surtout d'attacher son nom à quelque grande entreprise, avait résolu l'occupation de Rome par une armée vengeresse du meurtre de Basseville et de l'injure d'une longue connivence de la cour pontificale avec tous nos ennemis. Bonaparte n'eut pas de peine à démontrer les inconvénients de ce dessein prématuré, et séparant en tout cas les deux opérations que l'on confondait à tort, et que l'on compromettait ainsi l'une par l'autre, il fit adopter, au grand désappointement du conventionnel, la nécessité de procéder à une expédition purement maritime, et de nettoyer la route avant toute tentative de débarquement.

Le 1er mars, le contre-amiral Martin appareilla pour donner la chasse à la flotte anglaise. Le 8, les deux flottes se trouvèrent en présence dans le canal de Livourne ; mais le représentant Le Tourneur, effrayé de la supériorité de nombre et d'armement de l'ennemi, ordonna la retraite, et ce fut au tour des Français de recevoir la chasse. Un engagement partiel ne put être évité, qui coûta deux vaisseaux à chaque escadre. C'était déjà un succès qu'une démonstration sans défaite. Le seul but possible, à ce moment d'une rencontre navale, fut atteint par cet engagement dont le résultat honorable mais non brillant suffit à relever sur les côtes d'Italie le prestige humilié du pavillon tricolore, et surtout empêcha une expédition intempestive qui prenait les choses à rebours et commençait par où il fallait finir. Les dix mille hommes, rendus disponibles par l'ajournement de l'expédition contre Rome, furent incorporés à l'armée d'Italie, où deux mois après ils furent fort utiles à la défense de la frontière de Nice. D'ailleurs, les frais de cet armement extraordinaire ne furent pas perdus, et l'effet de la menace qu'il contenait ne fut pas seulement moral. Le grand-duc de Toscane reconnut la république et envoya, comme ambassadeur à Paris, le comte Cartelli (14 mars 1795).

Le même jour, la république de Venise, de son côté, fit la même démarche dans la personne du noble Quirini. Quant à Gênes, sa prétendue neutralité, vraiment impossible, tourna du moins à notre profit ses duplicités, et elle servit, sous l'inviolabilité de sa situation, d'asile aux patriotes corses préparant la rédemption de leur île protégée, c'est-à-dire opprimée par l'Angleterre, et de rendez-vous aux agents secrets et aux négociateurs inavoués, missionnaires de l'idée française et précurseurs de nos soldats.

Bonaparte ne tarda pas à quitter Toulon, où l'avortement de l'expédition destinée à agir contre Rome et où sa mise en disponibilité ne lui laissaient plus aucun devoir. Son goût pour le théâtre de ses premiers succès, toujours déshonoré par les passions révolutionnaires, et où fermentait encore sourdement un esprit de désordre et de révolte, qui ne tarda pas à faire une seconde explosion, heureusement plus tôt étouffée que la première, avait dû céder à l'éloignement de sa famille, rentrée à Marseille depuis le récent mariage de Joseph, et surtout à la déception de ces scènes populaires souvent ensanglantées, qui perpétuaient à Toulon la Terreur terminée à Paris. Avant de partir toutefois, Bonaparte qui ne recherchait pas les occasions, mais qui n'était pas homme à les fuir, ne put s'empêcher d'essayer, au risque de le compromettre dans une sorte de duel avec la populace irritée, l'ascendant de sa gloire naissante et celui, moins connu, de son éloquence. C'est ainsi qu'il arracha, aux ouvriers de l'arsenal, aux marins et aux canonniers de la flotte mutinés, une vingtaine d'émigrés, au nombre desquels plusieurs membres de la famille de Chabrillan, pris par un corsaire français sur un vaisseau espagnol, c'est-à-dire en terre espagnole. L'émeute dura deux jours, pendant lesquels Bonaparte lutta pour arracher à leurs bourreaux ces malheureuses victimes qu'il ne déroba à la mort qu'en les cachant au fond de caissons expédiés à l'armée d'Italie.

Le conflit dont cette malheureuse proie humaine n'était que le prétexte, s'envenima entre la multitude et les représentants, considérés par elle comme complices de la réaction et traîtres à la république, qui devait être, surtout à Toulon, jalouse et implacable. Le 30 mai, la canaille se déclara en insurrection, arrêta ou mit en fuite les représentants qui se trouvaient dans la ville. Mais ceux-ci prirent le dessus à Marseille et marchèrent contre Toulon. Les Toulonnais sortirent avec 3.000 hommes et deux pièces de canon à leur rencontre. Le combat eut lieu sur les hauteurs de Cuges. La victoire se déclarait pour les Toulonnais, lorsque le général Pacthod arriva avec un corps de troupes de ligne. Quelques jours après, Toulon fut soumis. Lors de cet événement, Napoléon avait quitté la Provence depuis un mois[8].

Les motifs longtemps controversés de ce voyage sont maintenant au-dessus de toute discussion. Il résulte, en effet, de l'ensemble des témoignages les plus autorisés et de la logique même de la situation que le général Bonaparte quitta Toulon et bientôt Marseille, vers le 22 avril 1795 (5 floréal an III), sur la nouvelle de sa mise en disponibilité et de son inscription provisoire au tableau des généraux d'infanterie, pour être réintégré dans l'artillerie, au fur et à mesure des vacances.

En même temps le général Kellermann était choisi pour remplacer le général Dumerbion à la tête de l'armée d'Italie. C'est pour protester contre cette mesure, dont le caractère à la fois politique et militaire mettait en suspicion ses talents et ses opinions, et brisait entre ses mains, peut-être pour un long avenir, le laurier des premiers succès d'Italie, que le général disgracié partit pour Paris, accompagné de ses aides de camp Junot et Louis, après avoir conféré à Marseille avec le nouveau chef de l'armée qu'il quittait non sans regrets, et lui avoir donné tous les renseignements qu'il pouvait désirer. Bonaparte ne doutait point d'ailleurs de la justice de sa cause et du retour de sa fortune. La preuve en est dans la lenteur de ce voyage de protestation, prolongé à travers tout le Midi comme une excursion d'agrément, avec des haltes successives à Avignon, Montélimar, Valence, Lyon, où la nature de ses questions et de ses démarches témoigne de la plus grande liberté d'esprit et de cœur, et de préoccupations, en tout cas, fort anodines.

De Châlons, il se dirigea sur Châtillon-sur-Seine, où la nouvelle des événements du 12 prairial (20 mai 1795) le surprit sans l'étonner, en pleine et cordiale hospitalité du père du capitaine Marmont, son adjoint et alors son ami.

Le général Bonaparte, après avoir attendu sagement à Châtillon les premiers résultats de la journée de prairial, dont il ne fut pas le témoin, contrairement aux assertions d'historiens qui ont ajouté plus de foi qu'ils n'en méritent aux commérages de Bourrienne et de madame d'Abrantès, commença à Paris ses démarches par une entrevue avec le représentant Aubry, dont les jalousies personnelles et les rancunes girondines semblent s'être exercées avec prédilection sur un général que des rapports calomnieux, favorisés par un rapide avancement et des débuts heureux, désignaient naturellement comme une victime expiatoire digne d'elle à la réaction triomphante. Aubry, ne l'oublions pas, était, avant son entrée à la Convention, ancien capitaine d'artillerie, et s'il avait cru bon de profiter de sa qualité de membre du comité de salut public et de directeur des opérations militaires pour s'improviser général de division inspecteur d'artillerie, il lui semblait encore meilleur de venger, en exilant Napoléon dans une arme qu'il considérait comme subalterne, le dépit d'une carrière ingrate, aigri encore par les déceptions de son parti.

Son unique et aveugle objection contre le général Bonaparte était cet argument terrible et ridicule, que tant d'exemples fameux n'ont pas émoussé : — Vous êtes trop jeune, répétait-il imperturbablement à Bonaparte, et vous pouvez attendre. — Je suis jeune, il est vrai, répondit celui-ci avec une fierté qui n'était pas exempte d'ironie, s'adressant à un homme qui n'avait vu que le feu du cabinet ; mais j'arrive du champ de bataille et on y vieillit vite.

La raison ne sembla pas péremptoire à Aubry, qui, confirmé dans sa mauvaise volonté par cette indépendance épigrammatique, se hâta d'écarter de ses bureaux ce reproche vivant, en provoquant l'ordre donné au général Bonaparte de se rendre à l'armée de Vendée pour y commander une brigade d'infanterie. Bonaparte ne donna pas sa démission, ni ne fut pas destitué en punition d'un refus d'obéir, qui n'était point dans les habitudes d'un homme qui avait trop la religion du commandement pour n'avoir pas celle de l'obéissance. Une telle conduite est inconciliable avec la patience obstinée dont il avait fait preuve dans cette longue attente de sept années, subie dans un grade inférieur ; elle l'est encore plus avec le sentiment exact que Napoléon a toujours eu des situations et son flair des événements. Briser volontairement, par un acte injustifiable, en présence des nécessités de la discipline et des besoins de la patrie, une carrière momentanément entravée, n'eût pas été digne d'un homme qui, doué d'autant de souplesse que d'énergie, savait attendre l'occasion et tourner les obstacles qu'il ne pouvait surmonter. Incapable de commettre la faute de s'engager par une acceptation qui eût à jamais ratifié l'injustice, Bonaparte ne l'était pas moins de donner des armes contre lui à un adversaire qui en manquait, et de rendre irréparable un passe-droit qui pouvait n'être que passager. En vertu de l'organisation toute vénitienne du comité de salut public et des périodiques renouvellements qui faisaient changer de mains les pouvoirs directoriaux des comités, la haine d'un Aubry était condamnée à la durée même de ses fonctions. De même qu'il avait succédé à Carnot, un autre député, aussi bienveillant qu'il l'avait été peu, pouvait lui succéder.

Le terme moyen, le juste milieu de sagesse et de prévoyance tant vanté par Pascal comme le dernier mot de la sagesse humaine, Bonaparte le trouva dans une abstention et un délai fondés sur un état de maladie toujours légitimement invoqué. Il dissimula son mécontentement et sa ferme volonté d'attendre sous ce commode prétexte, et tout en faisant solliciter sa réintégration dans l'artillerie, il fit partir ses chevaux et ses bagages et ceux de son aide de camp pour la Vendée, où ils furent d'ailleurs pris presque à leur arrivée, à l'affaire de Bressuire. Et il ne fut remplacé plus tard à l'armée de l'Ouest, dans les cadres de laquelle il gardait son rang, que sur l'avis de la mission que lui donna le comité de salut public, et qui justifia ses prévisions en favorisant non-seulement sa réintégration, mais sa fortune. C'est alors, et alors seulement, que le général Hoche le remplaça par le général Dutol. Telle est la vérité, formellement attestée par Joseph, et corroborée par la correspondance authentique que nous allons parcourir.

Napoléon était en réclamation pour rentrer dans l'artillerie ; il n'est pas vrai qu'il ait été destitué et sans place à Paris ; il conserva toujours son grade et son traitement d'activité : il était porté sur l'état de l'armée de la Vendée, et resta par permission à Paris jusqu'à sa réintégration dans son arme. Ainsi tombent toutes les fables du pain blanc dont le nourrissait Bourrienne, et les autres historiettes fondées sur son dénuement à Paris. Il ne tarda pas à être attaché aux comités de la Convention et à rentrer dans l'artillerie, comme il le désirait[9].

 

Bonaparte logeait alors à Paris, rue des Fossés-Montmartre, selon les uns, hôtel de la Liberté, et suivant d'autres, rue du Mail, près de la place des Victoires. A la fin d'août 1795, il occupait certainement un modeste appartement au n° 19 de la rue de la Michodière, et songeait à louer un hôtel rue des Marais, 19, pour y habiter en société avec son oncle Fesch, alors sans emploi à Paris, et le P. Patrault, son professeur à l'école militaire de Brienne, qu'il y avait également retrouvé.

Sa société habituelle, outre ces deux personnages, se composait, à cette époque, de la famille Permon, dont le chef ne devait pas tarder à mourir, après avoir reçu de Bonaparte les soins les plus dévoués, en reconnaissance de ceux dont son père avait été, à Montpellier, l'objet dans cette hospitalière maison ; de la famille de Sémonville, du couple Bourrienne, chez lequel il dînait quelquefois, de son aide de camp et ami Junot, de Jams, de Chauvet, de Muiron, de Casabianca. Il entra successivement en relations avec le général Tilly, compagnon de disgrâce, le jeune de Rey, l'orientaliste Langlès, Ozun, Talma, vers lequel l'attira le goût du théâtre et l'instinct de cette grandeur dont le célèbre acteur semblait sur la scène réaliser l'idéal. Ajoutons à ces liaisons intimes un commerce plus politique avec Fréron et Barras, qu'il avait connus à Toulon, Mariette, qu'il avait vu à l'armée d'Italie, et La Réveillère-Lépeaux, auquel le présenta Volney. Son délassement habituel, après un modeste et silencieux repas aux Frères Provençaux, alors fort loin de leur vogue future, était une promenade mélancolique et contemplative au Jardin des Plantes, coupée de fiévreux monologues, et animée par les saillies de Junot, le récit toujours gai de ses pertes au jeu, ou l'aveu plus sérieux de son inclination naissante pour Paulette. Son plaisir favori était le spectacle. Mais le plus cher de tous, c'était encore le travail, consolateur et vengeur de toute injustice, le travail solitaire et idéal, aux libres horizons, aux mâles voluptés, aux fécondes espérances. De ces longues et fiévreuses spéculations, Bonaparte se reposait en écrivant à son frère Joseph, alors à Gênes, où il épiait l'occasion d'un mouvement favorable sur la Corse, et où il préparait officieusement à la république et à son frère un noyau d'adhérents. C'est à ce confident et à cet auxiliaire intelligent et dévoué de ses plus secrètes pensées, que Napoléon s'adressait lorsqu'il avait besoin de l'air du cœur, et que, dans sa chambre embrasée, il appelait le rafraîchissement des émotions de l'amitié, des attendrissements du souvenir, et évoquait autour de lui les images fraternelles et domestiques.

Je conserve encore, a dit Joseph, quelques-unes de ces lettres, qui prouvent à quel point son âme était bonne et aimante ; c'est bien de lui que l'on peut dire que ses grandes pensées venaient de son cœur.

Nous ne résistons pas au devoir et au plaisir de feuilleter, un moment, cette correspondance où Napoléon n'étant pas encore contraint de céder à des exigences gouvernementales, son véritable caractère, la bonté de son cœur, sa tendresse pour ses frères, se révèlent à chaque ligne, et qui est certainement a la meilleure histoire intime que l'on puisse donner de ce que nous pourrions appeler la seconde période de sa vie, c'est-à-dire de la période intermédiaire entre celle où il n'était rien et celle où il fut tout[10].

Napoléon écrit à son frère, le 23 juin 1795 :

J'ai reçu ta lettre, numérotée 16 ; la lettre de Chiape m'a fait plaisir ; il a le plus grand crédit ; s'il était ici, il ferait ce qu'il voudrait ; je ferai ce que je pourrai pour placer Lucien.

Je suis employé comme général de brigade dans l'armée de l'Ouest, mais non pas dans l'artillerie ; je suis malade, ce qui m'oblige à prendre un congé de deux ou trois mois ; quand ma santé sera rétablie, je verrai ce que je ferai.

Aujourd'hui, on fait la lecture de la constitution à la Convention ; l'on attend le bonheur et la tranquillité de cette constitution ; je te l'enverrai du moment qu'il sera possible de l'avoir, et qu'elle sera imprimée.

Jérôme m'écrit pour qu'on lui trouve une pension ; il n'y en a pas encore pour le moment.....

 

Le 24 juin, car Bonaparte écrit presque chaque jour à son frère aîné, alors son meilleur ami, nous avons des nouvelles de Louis, qui avait partagé la disgrâce de son frère :

Je n'ai pu obtenir une place pour Louis dans un régiment d'artillerie ; considérant d'ailleurs qu'il n'a que seize ans, je le fais aller à l'examen à Châlons, où il passera son examen et sera officier dans un an.

 

Le 25 juin, c'est une lettre, écrite sous l'empire d'une émotion communicative, et qui nous montre dans tout le naïf élan de la tendresse et du dévouement cet homme que ses calomniateurs ont prétendu avoir de si bonne heure fait le sacrifice de son cœur, et s'être systématiquement pétrifié dans l'égoïsme.

Je vais me presser d'envoyer à ta femme les commissions qu'elle désire. Désirée me demande mon portrait, je vais le faire faire ; tu le lui donneras, si elle le désire encore, sans quoi tu le garderas pour toi. Dans quelques événements que la fortune te place, tu sais bien, mon ami, que tu ne peux pas avoir de meilleur ami, qui te soit plus cher, et qui désire plus sincèrement ton bonheur. La vie est un songe léger qui se dissipe. Si tu pars, et que tu penses que ce puisse être pour quelque temps, envoie-moi ton portrait ; nous avons vécu tant d'années ensemble, si étroitement unis, que nos cœurs se sont confondus, et tu sais mieux que personne combien le mien est entièrement à toi. Je sens, en traçant ces lignes, une émotion dont j'ai eu peu d'exemples dans ma vie ; je sens bien que nous tarderons à nous voir, et je ne puis plus continuer ma lettre.

 

La correspondance avec Joseph, pleine en général de l'activité de son auteur, du mouvement de son esprit attentif et observateur, n'est pas souvent de ce ton mélancolique. Ces rares attendrissements sont courts comme une pluie d'été. Car il ne faut pas prendre pour un rêveur le général Bonaparte. Il n'y a rien de moins nébuleux que ces lettres vives, claires, brèves, précises, où il marque d'un trait rapide et sûr le changement des idées et la transformation des mœurs, et où il se montre tel qu'il est, d'une gravité enjouée, d'une philosophie sans amertume, comptant sur l'avenir de la France et le sien, portant légèrement le poids d'une passagère disgrâce, interrogeant les hommes, prévoyant les événements, le doigt constamment fixé au pouls de l'opinion, préparant son heure tout en ayant l'air de seulement l'attendre, cherchant le secret des autres et gardant le sien, traversant le monde, assistant de loin à la résurrection de la mode et du plaisir, et vivant pur au milieu de la corruption, sage au milieu de la folie, sérieux en pleine frivolité et actif en pleine insouciance.

Rien de plus intéressant que ces épîtres familières, où le fait du jour, l'impression du moment, se gravent d'un coup, où l'on sent peu à peu monter le flot qui portera si haut tout à l'heure cette obscurité soulevée en pleine lumière, qui nous donnent enfin sur les sentiments de Napoléon, à cette heure décisive, sur ses opinions, sur- ses relations, sur le sort de chaque membre de sa famille et sur le sien propre, des renseignements irrécusables, dont chacun fait tomber quelque erreur historique accréditée.

La question de sa radiation prétendue en l'an III, non moins imaginaire que celle de l'an II, de ses relations avec le Comité de salut public, de son projet de mission en Turquie, est éclairée, à chaque pas, par cette correspondance si opportunément publiée, d'une nouvelle lumière ; et nous n'aurons, après avoir recueilli ces traits épars, qu'à les réunir pour rendre enfin leur physionomie véritable à ce séjour de Bonaparte à Paris et à sa situation matérielle et morale avant vendémiaire.

Nous ne le ferons pas sans faire précéder d'une esquisse du portrait physique de Bonaparte à cette époque, sa figure morale, demandée aux confidences primesautières de sa correspondance. Nous emprunterons ce portrait à un témoin oculaire et féminin. Toutes réserves faites sur certaines négligences d'improvisation et certains excès de touche qu'expliquent l'époque de la publication des souvenirs de madame d'Abrantès, et les exigences d'une œuvre mercenaire, condamnée à caresser l'opinion dans ses préjugés du moment, et de flatter ce goût des débuts contrariés et des contrastes piquants qui appartient de tout temps au public, il est impossible de ne pas accorder un grand air de vérité, de vie et de ressemblance à cet ébauche du portrait du général Bonaparte en l'an III.

A cette époque de sa vie, Napoléon était laid. Depuis, il s'est fait en lui un changement total. Je ne parle pas de l'auréole prestigieuse de sa gloire ; je n'entends que le changement physique qui s'est opéré graduellement dans l'espace de sept mois. Ses traits, qui étaient presque tous anguleux et pointus, ont pris de la rondeur, parce qu'ils se sont revêtus de chair, dont il y avait presque absence. Son regard et son sourire demeurèrent toujours admirables ; sa personne tout entière subit aussi du changement. Sa coiffure, si singulière pour nous aujourd'hui, dans les gravures du passage du pont d'Arcole, était alors toute simple, parce que ces mêmes muscadins, après lesquels il criait tant, en avaient encore de bien plus longues ; mais son teint était si jaune à cette époque, et puis, il se soignait si peu, que ses cheveux, mal peignes, mal poudrés, lui donnaient un aspect désagréable. Ses petites mains ont aussi subi la métamorphose ; alors elles étaient maigres, longues et noires. On sait à quel point il en était devenu vain, avec juste raison, depuis ce temps-là. Enfin, lorsque je me représente Napoléon entrant, en 1795, dans la cour de l'hôtel de la Tranquillité, rue des Filles-Saint-Thomas, la traversant d'un pas gauche et incertain, ayant un mauvais chapeau rond enfoncé sur ses yeux, et laissant échapper ses deux oreilles de chien mal poudrées et tombant sur le collet de cette redingote gris de fer, devenue depuis bannière glorieuse, tout autant pour le moins que le panache blanc d'Henri IV ; sans gants, parce que, disait-il, c'était une dépense inutile ; porte tant des bottes mal faites, mal cirées, et puis, tout cet ensemble maladif résultant de sa maigreur, de son teint jaune ; enfin quand j'évoque son souvenir de cette époque, et que je le revois plus tard, je ne puis voir le même homme dans ces deux portraits.

 

Après ce portrait donné par une femme qui, comme la plupart des physionomistes de son sexe, avait besoin que la gloire éclairât à ses yeux la beauté du génie, nous revenons à ce portrait de Napoléon, se peignant lui-même, dans des lettres qui n'étaient pas destinées à la postérité, avec une ressemblance plus flatteuse et plus vraie à la fois.

7 juillet 1795. — Les Anglais ont opéré un débarquement de douze mille hommes, en grande partie émigrés, en Bretagne ; cela ne donne pas ici une grande inquiétude ; l'on est si sûr de la supériorité de notre infanterie, que l'on se moque de ces menaces anglaises.

Les armées d'Italie et des Pyrénées paraissent vivement attaquées. L'on décrète tous les jours quelques articles de la constitution ; on est fort tranquille. Le pain continue à manquer ; le temps est un peu froid et humide pour la saison, ce qui retarde la récolte. Les louis sont ici à 750 francs.

 

Et malgré tout cela, malgré le froid, l'incertitude de la récolte, le pain qui continue à manquer, les louis à 750 francs, le discrédit dérisoire de la monnaie révolutionnaire, l'assignat, auquel on ne croit plus, la population parisienne, au lendemain de la Terreur, se livre à une sorte de délire de joie, et célèbre, avec tout l'entrain de la frivolité française, la renaissance des arts, du luxe, du plaisir. Toute cette génération échappée aux batailles et à l'échafaud se livre au bonheur de vivre avec la furie d'allégresse et l'enthousiaste égoïste des lendemains de peste, de naufrage, de prison. Et pendant que la France populaire, patriote, soldat, la France sortie pleine de force et de vie des entrailles de la Révolution, se bat à la frontière sans pain et sans souliers, combat, meurt et triomphe au chant de la Marseillaise, la France élégante, lettrée, riche, réactionnaire, rêvant dans l'avenir le retour d'un passé qui lui est cher, jette ce qui lui reste d'argent par les fenêtres, et sa cocarde par-dessus les moulins, et la jeunesse dorée, narguant les austérités et les brutalités jacobines, commence par la fronde de l'épigramme, de l'habit, de l'épée, de la poudre, la restauration encore inoffensive, bientôt menaçante et agressive, de l'ancien régime. Le Paris muscadin se presse aux théâtres, aux promenades, aux cours publics. Et les petits journaux de recommencer à rire et à médire, tourbillonnant à ce renouveau de liberté et de licence comme des moucherons dans le rayon de soleil. Et les femmes si longtemps dédaignées, que la Révolution a tuées comme les hommes, de reprendre l'empire de la mode, du goût, de l'opinion, d'étaler leurs charmes trop longtemps condamnés au deuil, et d'afficher, non sans un certain ragoût de scandale, leur royauté, la dernière abolie et la première restaurée.

Bonaparte, tout entier à d'autres idées, à d'autres principes, à d'autres espérances, traverse pur cette folie de corruption, et fier ; cette émulation d'avilissement. Mais attentif à tous les symptômes, et en voyant avec raison un très-grave dans ce réveil de tous les bons et de tous les mauvais instincts de la civilisation, il ne le néglige pas, et parfois même semble se laisser gagner par le courant qu'il remonte. A certains passages de ses lettres, il semble que lui aussi soit touché de cette fièvre, la plus contagieuse de toutes, d'une nation qui s'amuse à périr après s'être ennuyée de même. Mais bientôt, abandonnant ce pouls de l'opinion dont la fièvre se gagne, il revient à cet horizon sévère et sanglant de la France militaire aux prises avec l'Europe sur les Pyrénées, les Alpes et le Rhin, et la mâle ivresse de l'ambition de la gloire et du devoir ne laisse plus de place aux autres. Et cet observateur intrépide, qui a dit de bonne heure que la curiosité est la mère de là vie, et qui vit en effet en observant, garde jalousement les forces et le sang-froid dont il aura besoin à l'heure de l'action qui va venir.

18 juillet 1795. — Les Anglais seront obligés de s'embarquer sous peu de jours. Pichegru prépare le passage du Rhin. — La Vendée proprement dite est tranquille ; les chouans ne commencent qu'au bord de la Loire. — L'on dit la paix avec l'Europe imminente. Les Hollandais paraissent chauds amis de leur révolution ; il est probable que le stathouder n'y rentrera plus ; son parti est absolument nul.

Le Nord se brouille et la Pologne conçoit des espérances. L'Italie s'enrichit toujours des dépouilles et des malheurs de la France.

 

19 juillet 1795. — L'on est ici assez tranquille. Il y a eu quelque bruit au spectacle, pour des airs qui chantent le Réveil du peuple et la Marseillaise. La jeunesse parait ne pas vouloir de cet hymne. La constitution se décrète tous les jours. Au lieu d'être nommé directement par les assemblées primaires, comme c'était le projet de la commission des Onze, il y aura des assemblées électorales, comme en 1790.

Je m'imagine que tu profites de ton séjour à Gènes pour faire venir notre argenterie et les objets les plus précieux.

Et maintenant, voici des nouvelles de toutes nos connaissances. Louis est à Châlons-sur-Marne depuis cinq à six jours ; il achèvera dans cette ville de se faire un homme ; il a bonne volonté ; il y apprend les mathématiques, les fortifications, les armes.

Richard, domestique de Junot, qui était parti avec mes chevaux, a été pris par les chouans à cinq lieues de Nantes.

Junot est ici, vivant en bon diable, et dépensant à son père le plus qu'il peut. Marmont, qui m'avait accompagné de Marseille, est au siège de Mayence. Il paraît que l'armée d'Italie a été battue et que nous avons évacué Vado et Loano.

 

25 juillet 1795. — Je suis général employé à l'armée de l'Ouest ; ma maladie me retient ici.

Tout va bien ici ; le Midi seul est agité ; il y a eu quelques scènes produites par la jeunesse ; c'est un enfantillage.

Le 15, l'on va renouveler une partie du Comité de salut public ; j'espère que les choix seront bons. L'on fait passer des forces à l'armée d'Italie ; désirerais-tu que j'y allasse ?..... Je t'ai envoyé des lettres de Mariette, Fréron, Barras, qui te recommandent au chargé d'affaires de la République. Permont est ici ; il te salue, ainsi que Muiron et Casabianca.

 

Arrivent à la fois la nouvelle du triomphe de Quiberon, sur lequel Bonaparte ne porte que le jugement du soldat, ignorant les représailles toutes politiques, et dont l'armée n'a point la responsabilité, qui ont ensanglanté la victoire ; et celle, sans regrets et sans remords, de la paix avec l'Espagne et Naples ; Bonaparte apprend aussi en même temps à Joseph la mésaventure de leur frère Lucien, incarcéré par la réaction, et, grâce à lui, bientôt délivré.

30 juillet 1795. — Lucien s'est fait arrêter ; un courrier, qui part demain, porte l'ordre du Comité de sûreté générale de le mettre en liberté.

La paix avec J'Espagne rend la guerre offensive en Piémont infaillible. L'on discute le plan que j'ai proposé, qui sera infailliblement adopté.

Je vais écrire à madame Isoard qu'elle donne de l'argent à Lucien ; je le placerai à Paris avant de partir.

Tout est tranquille ; la paix conclue avec l'Espagne et Naples, que nous avons apprise hier, nous a comblés de joie. Les fonds publics montent, les assignats y gagnent. Il n'a pas encore fait chaud ici ; mais les moissons sont aussi belles qu'il est possible de se l'imaginer. Tout va bien. Ce grand peuple se donne au plaisir. Les danses, les spectacles, les femmes, qui sont ici les plus belles du monde, deviennent la grande affaire. L'aisance, le luxe, le bon ton, tout a repris ; l'on ne se souvient plus de la Terreur que comme d'un rêve.

 

17 août 1795. — Louis est à Châlons, où il travaille beaucoup ; je suis très-content de lui. — Demain on renouvelle quatre membres du Comité de salut public ; je t'apprendrai leurs noms.

La paix est faite avec l'Espagne, Naples et Parme. Quarante mille hommes sont en marche de l'armée des Pyrénées pour se rendre à Nice. L'on adopte mes plans offensifs. Nous ne tarderons pas à avoir des scènes sérieuses en Lombardie ; le roi de Sardaigne pensera sans doute à faire la paix ; il ne tiendrait qu'à nous de la faire avec l'Empereur ; mais nous exigeons des conditions très-avantageuses, que nous obtiendrons de force. L'on est généralement très-satisfait de la nouvelle constitution, qui promet bonheur, tranquillité et long avenir à la France. Nul doute que peu à peu tout ne se rétablisse ; il faut à ce pays-ci bien peu d'années pour cela.

Les réfugiés, qui ont de quoi vivre, ont tort de rentrer. Sous peu, il est à croire que la Corse nous appartiendra, ils rentreront alors avec plus d'honneur ; je ne parle pas de ceux qui n'ont pas de quoi vivre.

Tout est ici horriblement cher ; mais cela ne continuera pas. Je voudrais faire venir Jérôme à Paris ; il n'en coûterait que 1.200 francs par an.

 

Enfin, le 9 août, Bonaparte écrit :

Je suis toujours dans la même position ; il ne serait point impossible que je retournasse, comme autrefois, à Nice.

Mariette s'est intéressé pour Lucien, et prend un grand intérêt à moi. Moi, je suis satisfait ; il ne me manque que de pouvoir me trouver à quelque combat ; il faut que le guerrier arrache des lauriers ou meure au lit de gloire.

 

Les vœux de Napoléon, déjà mêlés d'espérances dont on sent l'influence au ton allègre de ces lettres primesautières, n'allaient plus attendre longtemps. Et c'est ici que se place l'épisode, travesti jusqu'à ce jour, mais que ses lettres et le témoignage de Doulcet de Pontécoulant rétablissent dans sa vérité, des relations de Napoléon avec le Comité de salut public renouvelé, de son choix comme inspirateur stratégique, précédant celui d'exécuteur des plans qu'il a fait triompher ; enfin, dans une heure de dégoût plus encore que de découragement, de son projet, demeuré à l'état de velléité, d'expatriation et de mission militaire en Turquie.

Le mouvement périodique de renouvellement par mois et par quart du Comité de salut public y avait fait entrer, dès le 15 floréal an III, Doulcet de Pontécoulant, le député girondin, longtemps proscrit, alors du parti tout-puissant, et y exerçant, par les lumières, le caractère et le patriotique dévouement, une croissante autorité. Le 15 thermidor, il passa de la présidence de la section de la marine à la présidence de la section de la guerre, où il remplaça l'esprit intrigant et taquin des Dubois-Crancé et des Aubry, par la plus bienveillante impartialité, et où rentrèrent avec lui la probité sinon le génie d'un Carnot. C'est au moment même où le nouveau directeur du théâtre de la guerre y jetait les yeux, que la nécessité de concentrer tous les efforts de la République sur l'Italie, où était le point fort et jusque-là invulnérable de la puissance autrichienne, apparut plus impérieuse que jamais, et éclairée, non de la lumière encourageante du succès, mais du sinistre éclat d'inquiétants revers. L'armée des Alpes et l'armée d'Italie, sans unité de direction et sans harmonie de mouvements, n'étaient d'aucun appui l'une à l'autre. À Dumerbion, médiocre, mais docile aux conseils de Bonaparte, avait succédé Kellermann, brave général, illustré par l'heureuse canonnade de Valmy, mais mauvais tacticien, ignorant dans l'art de conduire l'infanterie et de se servir de l'artillerie, d'ailleurs esprit étroit et opiniâtre, qui regimbait sous l'inutile aiguillon du comité et persistait à garder, tout en la perdant, la position défensive qui lui semblait nécessaire parce qu'elle lui était commode. A Kellermann devait succéder Schérer, comme lui excellent au second plan et mauvais au premier. En présence de ces faits, le premier devoir d'un homme comme Doulcet de Pontécoulant, qui joignait à des lumières spéciales, en sa qualité d'ancien officier, le goût des avis et le respect des conseils, était de s'entourer de tous les concours qui pouvaient diminuer en la partageant son effrayante responsabilité. Il ne manqua point de faire part de son embarras pour concerter un plan de commandement et de campagne, à la hauteur des circonstances, à ses collègues, et c'est l'heureux hasard d'une de ces conversations fréquentes avec Carnot, avec les représentants, que leur mission à l'armée d'Italie ou des Alpes rendait plus compétents, et avec les membres du comité, que le général Bonaparte dut d'être tiré, par un mot de Boissy d'Anglas, de l'attente inquiète et peu à peu mécontente où il languissait.

Dès le lendemain (3 fructidor an III), M. de Pontécoulant s'empressa de mander au comité le jeune officier qu'on lui avait indiqué ; on l'avait trouvé logé dans une maison de fort chétive apparence, rue des Fossés-Montmartre, hôtel de la Liberté. Il avait répondu qu'il allait se rendre sur-le-champ à l'invitation du président du comité de la guerre, et bientôt, en effet, celui-ci voit paraître devant lui, dans un costume plus que modeste, un jeune homme au teint hâve et livide, à la taille voûtée, à l'extérieur frêle et maladif, mais dont le regard d'aigle s'anime à mesure qu'il parle, et semble jaillir en éclairs aux mots d'armée, de bataille et de victoire. Ce jeune homme, c'était Bonaparte ; et sous cette chétive enveloppe, sous ces vêtements négligés, M. de Pontécoulant a reconnu l'homme de génie. Bonaparte, au lieu d'un juge envieux et prévenu, trouvait un auditeur bienveillant autant qu'éclairé ; aussi, se laissa-t-il bientôt entraîner à toute la fougue de son imagination méridionale, et, franchissant le cercle que lui traçaient les questions qui lui étaient soumises, il étala, aux yeux de son interlocuteur étonné, tout un plan merveilleux de conquête et d'invasion, qui semblait depuis longtemps fermenter dans son esprit et qui en jaillissait comme la lave s'élance du volcan qui la comprime.

 

M. de Pontécoulant, se défiant d'une séduction irrésistible, essaye de lutter contre l'entraînement de cette lumière éblouissante, et veut imposer, tout en en profitant lui-même, à son interlocuteur l'épreuve de la réflexion. Il demande un rapport écrit, qui exigera sans doute quelque temps. Du temps ! on n'en a que trop perdu, et Bonaparte n'en a pas besoin. Et déjà, à l'instant même, à peine assis, aiguillonné par cette sorte de défi, il trace sur le coin de la table du comité, d'une écriture fiévreuse et à peine déchiffrable, tout le plan de cette magnifique campagne d'Italie, qu'il exécuta lui-même une année plus tard, et qui transporta, par une série non interrompue de victoires, les armées françaises des bords du Var et de la Durance jusqu'aux rives de l'Adige et du Tagliamento.

Ce précieux document, qui est peut-être l'un des plus beaux monuments du génie de Bonaparte, existe encore aujourd'hui dans les cartons du dépôt de la guerre ; il est impossible, en le lisant, de ne pas éprouver le même sentiment d'admiration et d'enthousiasme qui saisit M. de Pontécoulant, lorsque l'auteur, pour la première fois, le développa devant lui, avec toute la verve de la jeunesse et de l'improvisation.

Il voulut, sur-le-champ, en préparer l'exécution et ouvrir à ses successeurs une route glorieuse qu'ils n'auraient plus qu'à parcourir. Il chargea donc Bonaparte de rédiger des instructions, conformes à ses idées, sur les opérations préliminaires que l'armée des Alpes et d'Italie, avant de prendre ses quartiers d'hiver, devrait exécuter, aussitôt qu'elle aurait reçu les renforts qui lui étaient annoncés, et qu'elle serait en état de reprendre l'offensive. Ces instructions furent, en effet, recopiées dans la nuit, de la main de Junot, et dès le 4 fructidor, c'est-à-dire le lendemain même du jour où avait eu lieu sa première entrevue avec Bonaparte, M. de Pontécoulant, après les avoir soumises à l'approbation du comité réuni, ce qui n'était, nous l'avons dit, qu'une simple formalité, s'empressa d'en adresser une copie au général Kellermann, commandant en chef l'armée des Alpes et d'Italie, et aux représentants du peuple en mission auprès de cette armée. On voit même, par sa correspondance, qu'il y attachait tant d'importance, qu'il avait pris toutes les précautions nécessaires pour que le général Schérer, qui devait remplacer, dans le commandement de l'armée d'Italie, le général Kellermann, que des raisons de santé obligeaient à prendre du repos, les trouvât à Nice au moment même de son arrivée.

Ces instructions, qui offrent un admirable résumé du plan de campagne adopté pour l'Italie, contiennent, non-seulement le germe de toutes les brillantes victoires qui immortalisèrent l'armée des Alpes, mais on y trouve encore les grandes vues politiques qui dirigèrent la mémorable campagne de 1796, affranchirent du joug étranger les plaines de la Lombardie, et amenèrent les armées des Alpes et du Rhin, parties de deux points opposés de nos frontières, à venir se donner la main sur le sommet des Alpes noriques, et à forcer enfin la fière maison d'Autriche à signer une paix glorieuse pour la République, presque sous les murs de sa capitale, menacée de voir ses portes assiégées par ces deux armées réunies[11].

 

A l'envoi de ces instructions, sur lesquelles on leur demandait un avis, savez-vous quelle fut la réponse de Kellermann et de Schérer, qui n'étaient pas encore fascinés par le génie qu'ils devaient reconnaître et saluer plus tard, ni domptés par la fortune qui a toujours raison plus que la raison ? Kellermann répondit que le plan de campagne qu'on lui avait envoyé ne pouvait être que l'ouvrage d'un fou, qu'il fallait au plus vite reconduire aux Petites-Maisons. On sait que tel fut aussi à peu près l'avis du général Schérer[12]. Pendant que Bonaparte prenait en quelque sorte pied à l'étrier et attendait, sous des auspices plus favorables, l'occasion décisive, il continuait d'écrire à Joseph des lettres qui ont pour nous l'avantage inappréciable d'être à la fois le miroir fidèle de son âme et de la situation.

12 août 1795. — L'on a épuré la Convention, et l'on a arrêté six à sept députés ; il n'y en a aucun de ta connaissance. Tout est ici parfaitement tranquille ; la constitution s'avance et est le principal objet des espérances de tout le monde. Gémonville va rentrer ; il sera changé ; j'ai dîné, il y a deux jours, avec sa femme ; chacun nomme les siens pour le Directoire exécutif ; il serait possible que Servan, l'ex-ministre de la guerre, en fût membre.

..... La Vendée existe toujours ; Richard et mes chevaux ont été pris par ces messieurs.

Les mouvements d'Ajaccio sont singuliers ; il paraît qu'ils se déchirent toujours dans ce malheureux pays. Quelle sera la fin de Paoli ?

 

La fin de la lettre témoigne, non d'un sentiment de défaillance et de découragement que rien n'eût justifié, mais d'une certaine atteinte de cette insouciance fataliste dont la contagion dut parfois, dans ce pays et cette ville habitués, par les jours sans lendemain de la Révolution, à vivre au jour le jour, effleurer jusqu'à Bonaparte lui-même, à qui rien d'humain n'a été étranger.

Fesch paraît vouloir retourner en Corse à la paix ; il est toujours le même, existant dans l'avenir, m'écrivant six pages fondées sur la pointe d'une aiguille ; le présent n'est pas plus pour lui que le passé, mais l'avenir est tout. Moi, très-peu attaché à la vie, la voyant sans grande sollicitude, me trouvant constamment dans la situation d'âme où l'on se trouve la veille d'une bataille, convaincu par sentiment que, lorsque la mort se trouve au milieu, pour tout terminer, s'inquiéter est folie. Tout me fait braver le sort et le destin, et si cela continue, mon ami, je finirai par ne plus me détourner lorsque passe une voiture. Ma raison en est quelquefois étonnée ; mais c'est la pente que le spectacle moral de ce pays et l'habitude des hasards ont produite sur moi.

 

Le 20 août 1795, Napoléon écrit à Joseph :

Je suis attaché dans ce moment-ci au bureau topographique du Comité de salut public, pour la direction des armées, à la place de Carnot. Si je demande, j'obtiendrai d'aller en Turquie, comme général d'artillerie, envoyé par le gouvernement pour organiser l'artillerie du Grand Seigneur, avec un bon traitement et un titre d'envoyé très-flatteur ; je te ferai nommer consul et ferai nommer Villeneuve ingénieur pour y aller avec moi ; tu m'as dit que M. d'Antoine y était déjà ; ainsi, avant un mois, je viendrai à Gênes ; nous irons à Livourne d'où nous partirions.

L'on est ici tranquille ; mais les orages se préparent peut-être. Les assemblées primaires vont se réunir dans quelques jours. Je mènerai avec moi cinq ou six officiers. Je t'écrirai plus de détails après-demain.

La commission et l'arrêté du Comité de salut public qui m'emploie pour être chargé de la direction des armées et plans de campagne, étant très-flatteurs pour moi, je crains qu'ils ne veuillent plus me laisser aller en Turquie ; nous verrons ; je t'embrasse ; écris-moi toujours dans l'hypothèse que j'allasse en Turquie.

 

Cette lettre ne peut se passer d'un commentaire, car elle contient autant de choses que de mots. Elle établit d'abord que ce projet de mission en Turquie n'est pas un mythe, ainsi que Napoléon lui-même, au témoignage du Mémorial, guide toujours sûr pour les faits intimes, plus sujet à caution pour les faits historiques, a affecté de le faire croire dans une boutade inspirée par la mauvaise humeur que lui causaient les travestissements ridicules dont l'ignorance ou la mauvaise foi avaient affublé cet épisode de sa jeunesse. Napoléon, pour couper court, a opposé une dénégation à des articulations de fantaisie. La vérité vraie est que ce projet de mission en Turquie a un moment passionné Napoléon, indécis sur la direction à donner à ses facultés parfois méconnues, et à l'imagination duquel ont souri de bonne heure les routes de l'Orient. Mais bien loin d'être, comme on l'a dit, le résultat d'un caprice ou le rêve d'un esprit découragé, ce projet des plus sérieux, des mieux raisonnés, qui devait être réalisé plus tard par l'envoi d'Aubert Du Bayet à Constantinople, n'offrit jamais rien de chimérique ni de hasardeux. Ce ne fut pas le va-tout d'un moment de défaillance et de désespoir, ce fut le pis-aller d'un homme plein du sentiment de sa valeur, du pressentiment de sa destinée, et. le premier averti par cette prescience même du rôle capital réservé à l'Orient dans les mouvements prochains de la politique européenne. Dès le premier jour, d'ailleurs, Napoléon ne se fit pas illusion sur les chances de succès d'un projet, qui exigeait la faveur des circonstances, un concours d'argent bien difficile dans la pénurie proverbiale du Trésor, et l'oubli du besoin qu'on pouvait avoir de lui.

Peut-être ne fut-ce là qu'une feinte, qu'une habileté, qu'une coquetterie de sa faveur, bien loin d'être un expédient de sa disgrâce. En offrant de s'éloigner, Napoléon voulut peut-être tout simplement mesurer le cas qu'on faisait de lui, le désir qu'on avait de ses services, la crainte qu'on pouvait avoir de ses talents. Du reste, avec la précision pratique qu'il mettait en toutes choses, il avait préparé de sa main tout le travail du Comité relatif à cette mission auprès du Grand Seigneur. Considérants, arrêtés, tout était prêt en minute, et bon à la signature qui donnait à la spéculation la force et la vie de la réalité. Mais cette signature, Napoléon ne désirait pas qu'on la donnât et espérait qu'on ne la donnerait pas et qu'on remplacerait l'autorisation demandée par des recommandations flatteuses. C'est ce que firent en effet Pontécoulant et Jean Debry, au bas du projet minuté par Bonaparte, et qui semble n'avoir pas d'autre but que de se faire retenir. Comment en eût-il été autrement ? Napoléon prenait trop de part et avait trop de goût aux opérations de nos armées, pour briguer sérieusement un poste sacrifié auprès d'un gouvernement de sérail. Il prévoyait les événements prochains et les troubles prêts à sortir de cette constitution de l'an III, véritable outre des tempêtes. A l'intérieur, à l'extérieur, pouvaient se présenter une occasion décisive pour un homme comme lui ; et c'est au moment de mettre la main sur le gouvernail du vaisseau en dérive qu'il eut abandonné la manœuvre !

Certains historiens ont senti ce qu'une telle démission aurait d'inconciliable avec le témoignage de cette correspondance avec Joseph si pleine d'activité, de résolution, de confiance et d'espérance. Et ils ont rejeté les démarches de Napoléon à l'époque d'une prétendue radiation dont Le Tourneur, successeur de Pontécoulant, aurait été l'auteur, sous prétexte d'un refus de se rendre à l'armée de l'Ouest. Les contradictions sont les mêmes. Il est impossible que Napoléon ait été envoyé à l'armée de l'Ouest, où il était déjà remplacé, par un homme qui avait la conscience de sa valeur, qui lui rendait justice, dont le concours dévoué, à travers de légères dissidences, fut récompensé plus tard par l'Empereur, comme la protection de Pontécoulant, d'un siège au Sénat, et le lendemain du jour où les apostilles de Pontécoulant et de Jean Debry attestent le crédit acquis par le jeune tacticien, et non leur désir, mais leur crainte d'être privés de ses services.

Nous revenons à cette source de vérité et d'intimité de la correspondance avec Joseph, dont le flot plus pressé atteste que nous approchons des heures décisives. C'est le moment où, au dire de Pontécoulant[13], confirmé par Napoléon lui-même, il travaillait quinze heures par jour, à ses fonctions de stratégiste en chef de la République.

25 août 1795. — J'espère que tu auras un consulat dans le royaume de Naples, à la paix avec cette puissance.

L'on est ici fort tranquille ; l'on va renouveler le tiers de la Convention ; je suis accablé d'affaires depuis une heure après midi. A cinq heures, au comité, et depuis onze heures du soir jusqu'à trois heures du matin.

Le 20 du mois, l'on va réunir les assemblées primaires et procéder à l'élection du tiers de la Législative ; après quoi, l'on organisera le pouvoir exécutif, et nous nous trouverons gouvernés par la nouvelle constitution.

29 août 1795. — L'armée de l'intérieur a accepté la constitution ; plusieurs sections de Paris ont demandé l'éloignement de la force armée, et la révocation du décret qui restreint le renouvellement de la Convention au tiers ; elles ont été très-mal reçues. Tout est d'ailleurs assez tranquille. Le peuple de Paris en masse est bon ; quelques jeunes gens voudraient pousser à la réaction ; mais cela n'est pas dangereux.

30 août 1795. — Je voudrais avoir mon portefeuille avec tous mes papiers. Donne-moi des nouvelles de la situation politique de la Corse.

 

Cependant les symptômes s'accusent, les nuages s'amassent à l'horizon. Napoléon, l'œil sur l'opinion comme le médecin au chevet du malade, en calcule minutieusement les variations, avec le sang-froid d'un homme qui a pris son parti. Le sien n'est pas douteux. Ce n'est pas aux factions, c'est à l'ordre qu'il donnera la main.

1er septembre 1795. — Il y a ici, comme partout, un peu de mouvement dans les têtes, à cause du renouvellement de la Convention. Les royalistes s'agitent ; nous verrons comme cela tournera.

Schérer passe à l'armée d'Italie, Kellermann à celle des Alpes. Hoche passe à la Vendée. Je continue auprès du Comité de salut public.

5 septembre 1795. — Le comité a pensé qu'il était impossible que je sortisse de France tant que durera la guerre ; je vais être rétabli dans l'artillerie, et probablement je continuerai à rester au comité.....

Si je reste ici, il ne serait pas impossible que la folie de me marier me prit ; je voudrais à cet effet un petit mot de ta part là-dessus ; il serait peut-être bon d'en parler au frère d'Eugénie 5 lais-moi savoir le résultat et tout est dit.

 

Ce passage a toute la valeur proverbiale d'un post-scriptum ; il nous ouvre une perspective sur l'état moral de Napoléon à cette époque tant calomniée, où on a voulu le représenter comme cherchant dans ses relations des moyens de parvenir, et pratiquant la politique de la galanterie, fort à la mode en ce temps corrompu. On s'est trompé. A ce moment du 5 septembre, Bonaparte ne fréquentait point Barras, qu'il connaissait peu, mais déjà assez pour ne le point estimer. Barras, d'ailleurs, ne faisait point partie du pouvoir ; et bien loin de songer à faire sa cour au crédit naissant de madame de Beauharnais, justifié par ce que le nom, la grâce, la bonté, le malheur ont de plus séduisant, Bonaparte songeait à réaliser le vœu de son frère, en épousant bourgeoisement mademoiselle Désirée-Eugénie Clary, la jolie silencieuse, qui lui préférait Duphot, et devait épouser Bernadotte. Les pensées de Napoléon, à ce chaud moment de septembre, funeste aux têtes parisiennes, sont donc des plus graves, des plus droites, des plus calmes. C'est avec le sang-froid de la raison qu'il rêve pour lui-même cette sécurité et cette stabilité qu'il va être appelé par le doigt de la nécessité à rendre à la France. Joseph commence à deviner le rôle énergique réservé à son frère, qui rassure en ces termes de justes alarmes :

6 septembre 1795. — Tu ne dois avoir, quelque chose qui arrive, rien à craindre pour moi ; j'ai pour amis tous les gens de bien, de quelque parti et opinion qu'ils soient.

Je suis très-content de Louis ; il répond à mes espérances et à l'attente que j'avais conçue de lui ; c'est un bon sujet, mais aussi c'est de ma façon ; chaleur, esprit, santé, talent, commerce exact, bonté, il réunit tout.

 

Cette lettre, toute intime, toute domestique, pleine de l'éloge, peut-être un peu égoïste5 de Louis, et du désir de réaliser des projets d'établissement envisagés sans illusion et avec une précision toute militaire et pratique, est suivie, le 8 septembre, d'un billet plus vif, plus chaud, et où commence à frémir la fièvre politique de cet homme que la lutte attire, et qui oublie bien vite son cabriolet, sa folie d'avoir une maison, tous les rêves du général aspirant à la vie civile.

Quelques sections de Paris sont agitées par l'esprit insurrectionniste ; ce sont quelques aristocrates qui voudraient profiter de l'état d'affaissement où l'on a tenu les patriotes pour les expulser et arborer la contre-révolution ; mais les vrais patriotes, la Convention en masse, les armées, sont là pour défendre la patrie et la liberté ; cela n'aura aucune suite.

 

Les lettres du 11 septembre, du 15, sont pleines, quant aux événements, des mêmes bruits et des mêmes éclairs précurseurs de l'orage, et, quant aux sentiments, de la même stoïque confiance dans le triomphe de la cause de l'ordre et de la liberté, du même superbe mépris d'indignes ennemis. Bonaparte, attentif au mouvement de la publicité, y note avec une complaisante satisfaction chaque ligne où il est fait mention de lui. De tout cela résulte la preuve que, bien avant vendémiaire, Bonaparte était l'homme de la cause qu'il fit triompher, et que, loin de s'exagérer son mérite et ses dangers, il ne parle jamais d'un mouvement réactionnaire que comme d'une échauffourée, d'un feu de paille. En quoi il se trompait, avec une bonne foi qui l'honore ; car ce feu de paille faillit dégénérer en un immense et fatal incendie ; mais il faut convenir que tout le monde se trompait comme Bonaparte, et que la grandeur du péril, subitement dévoilé, fut pour tout le monde une surprise. Mais les surprises de Napoléon duraient peu, et on délibérait encore que déjà la République était sauvée. Voilà comment fut réparée l'erreur de ces illusions plus généreuses encore que dédaigneuses par un homme qui, on n'en peut douter, les partagea jusqu'au dernier moment. Il est vrai que l'insurrection de vendémiaire, longtemps cachée, éclata comme une conspiration. Seulement, c'était une conspiration de quarante mille hommes armés.

Le 26 septembre, Napoléon songe toujours à son voyage d'Orient, tout en reconnaissant, enfin, qu'il y a dans l'opinion une fermentation qui arrive au bouillonnement, et qui justifie la surséance sur son projet. Sa confiance, du reste, n'est pas ébranlée, car elle repose sur un sentiment inébranlable, et si le moment paraît critique, le génie de la liberté n'abandonne jamais ses défenseurs.

Le 5 octobre, en effet, c'est un bulletin de victoire, encore tout plein des frémissements de l'action, qui arrive à Joseph :

Enfin, tout est terminé ; mon premier mouvement est de te donner de mes nouvelles.

Et ces nouvelles sont brèves et claires, comme celles qu'on écrit sur l'affût d'un canon ou la peau d'un tambour. Elle finit par ce P. S., cri du cœur, salut à la destinée enfin conquise. Le bonheur est pour moi ; ma cour à Eugénie et à Julie.

Que s'était-il donc passé entre le 26 septembre et le 5 octobre ? Il faut le demander, non plus aux lettres de Napoléon, mais à ses commentaires, où il a buriné pour la postérité, en quelques traits ineffaçables, l'épisode de vendémiaire. Un rapide coup d'œil aux causes et aux résultats de cette journée fameuse et calomniée par le même esprit de parti dont elle stigmatisa les moyens et consacra la défaite.

La constitution dite de l'an III avait été décrétée le 21 juin 1795 par la Convention, au milieu de la lassitude et de l'inquiétude universelles, tristes fruits de la liberté dégénérée en licence et de la force dégénérée en violence. Cette constitution, qui confiait le pouvoir ou plutôt les fonctions exécutives à cinq personnes, sous le nom de Directoire, et partageait entre deux assemblées, dites des Cinq-Cents et des Anciens, les prérogatives de la législature, avait été soumise à l'acceptation du peuple réuni en assemblées primaires. Le besoin de stabilité et de sécurité l'eût fait facilement triompher de cette épreuve, sans le discrédit dans lequel était tombée la Convention, et qu'elle augmenta encore en prescrivant, pour éviter la faute de la Constituante, que les deux tiers de la législature nouvelle seraient composés de ses membres. C'était limiter le droit électoral à une représentation d'un tiers seulement. C'était décevoir les espérances d'une minorité ambitieuse et remuante qui espérait voir sortir des comices populaires le triomphe de la réaction. De là un conflit aisément provoqué et envenimé par les meneurs des quarante-huit sections de Paris, entre la Convention, usurpatrice selon eux, des droits du peuple, et les nombreux partisans d'un changement qui ne pouvait s'opérer que par des hommes nouveaux. La capitale, sous les excitations d'orateurs ardents, comme La Harpe, Serizy, Lacretelle jeune, Vaublanc, ne tarda pas à entrer en fermentation, et les sections se disposèrent à appuyer, au besoin, par la force, leur refus de ratifier les deux lois additionnelles si funestes aux prétentions de leurs chefs, et à transformer en un coup d'État populaire le coup d'Etat parlementaire, dont les moyens leur échappaient.

Les circonstances étaient aussi défavorables à la résistance que propices à l'attaque. Les sections réunissaient un effectif de quarante mille hommes armés, contre lequel il était chanceux d'engager des troupes peu nombreuses, et que pouvait seul entraîner le prestige d'un chef capable de les électriser. Pour comble de malheur, on perdit à délibérer l'heure précieuse de l'occasion. La Convention reculait devant la conscience de cette impopularité qui ne lui laissait de fidèle que la section des Quinze-Vingts. On alla jusqu'à parlementer, comme si, en pareille occurrence, où le succès est moins au nombre qu'à la décision, ce n'était pas perdre du temps que de chercher à en gagner.

Le 23 septembre, la Convention, essayant de dédaigner les protestations quotidiennes des sections de Paris, proclama l'acceptation par la majorité des assemblées primaires de la république de la constitution de l'an ITI et des deux lois additionnelles qui limitaient, pour la prochaine assemblée, l'exercice du droit électoral. Le lendemain, la minorité, exaspérée, cherchait à l'aire triompher son opposition par les armes ; car il ne pouvait sortir que la guerre civile de l'assemblée centrale d'électeurs députés par chaque section, et convoquée à l'Odéon.

La Convention sentit le danger, et le 10 vendémiaire, la force armée, sur l'ordre de ses comités, se transporta sur le théâtre de celle assemblée déclarée illégale, et en ferma les portes sans résistance. Cette mesure énergique fut relevée comme un défi par les sections les plus passionnées, notamment celle de Le Pelletier, dont le chef-lieu était au couvent des Filles-Saint-Thomas. Un décret de la Convention ordonna que le lieu des séances fût fermé, l'assemblée dissoute et la section désarmée ; C'est à ce moment décisif surtout que la Convention, qui avait jusque-là, en apparence du moins, fait preuve de l'ancienne énergie, faiblit subitement et fatalement dans la voie d'exécution ; succédant à des démonstrations plus faciles. Les représentants du peuple, commissaires près de l'armée de l'intérieur, accompagnés du général Menou, se trouvèrent en présence d'une organisation et d'une résolution de résistance sur lesquelles ils n'avaient pas compté, et après une heure d'inutiles pourparlers, ils battirent en retraite, avec leur infanterie, leur cavalerie et leur artillerie, ramenant au plus vite leur petite armée menacée d'être enveloppée par les sectionnaires. Ceux-ci, demeurés maîtres de la place, se constituèrent en permanence, envoyèrent des députations à toutes les autres sections, et exaltée par ce premier succès, l'insurrection se prépara à la lutte.

Napoléon, attaché depuis quelques mois à la direction du mouvement des armées de la République, était au spectacle au théâtre Feydeau, lorsque, instruit de la scène singulière qui se passait si près de lui, il fut curieux d'en observer les circonstances. Voyant les troupes conventionnelles repoussées, il courut aux tribunes de la Convention, pour juger de l'effet de cette nouvelle, et suivre les développements et la couleur qu'on lui donnerait. La Convention était dans la plus grande agitation. Les représentants auprès de l'armée, voulant se disculper, se hâtèrent d'accuser Menou. Ils attribuèrent à la trahison ce qui n'était dû qu'à la malhabileté : Menou fut décrété d'arrestation. Alors divers représentants se montrèrent successivement à la tribune ; ils peignirent l'étendue du danger ; les nouvelles qui, à chaque instant, arrivaient des sections, ne faisaient voir que trop combien il était grand. Chacun proposa le général qui avait sa confiance pour remplacer Menou. Les Thermidoriens proposaient Barras, mais il était peu agréable aux autres partis ; ceux qui avaient été à Toulon, à l'armée d'Italie, et les membres du Comité de salut public, qui avaient des relations journalières avec Napoléon, le proposèrent, comme plus capable que personne de les tirer de ce pas dangereux, par la promptitude de son coup d'œil, l'énergie et la modération de son caractère. Mariette, qui était du parti des modérés et un des membres les plus influents du comité des Quarante, approuva ce choix. Napoléon, qui entendait tout du milieu de la foule où il se trouvait, délibéra près d'une demi-heure avec lui-même sur ce qu'il avait à faire.

 

Au bout de cette demi-heure de délibération intérieure, dont les hésitations se comprennent en présence de la gravité de la situation, de l'imprévu des circonstances, de la responsabilité la plus terrible qui fût jamais, Napoléon accepta, décidé à faire, au besoin, à la grande cause de la révolution, de la liberté et de la patrie, le sacrifice de sa gloire et de sa vie[14]. Ce qui a été considéré comme un acte d'ambition fut, en réalité, un acte d'abnégation héroïque. Napoléon se mêlait à la lutte, dont il pouvait demeurer spectateur, et il risquait tout sur les chances d'une de ces avances douteuses de la destinée qui ressemblent parfois à des trahisons.

Dès ce moment, et avant même l'issue de la lutte imminente, la Convention respira et put se croire sauvée, à la prévoyance, à l'énergie, à l'habileté qui présidèrent à l'organisation de la résistance. Bonaparte, seul responsable, pose d'abord en principe l'unité du commandement ; il écarte les commissaires de la Convention, dont il nie la compétence militaire, et la toge cède aux armes. Barras est nommé commandant en chef pour sauver les principes, mais c'est le général en second qui ordonne tout. Et déjà le voilà dans le cabinet des Tuileries, prison provisoire de Menou, lui demandant des renseignements. L'armée n'était que de cinq mille hommes de toutes armes ; le parc était de quarante pièces de canon, alors parquées aux Sablons, sous la garde de vingt-cinq hommes. Sur un signe de Napoléon — il était une heure du matin —, le chef d'escadron, Murât, vole, avec trois cents chasseurs, et ramène, dans le jardin des Tuileries, cette artillerie conquise à la barbe d'une colonne de la section Le Pelletier, devancée sur les lieux.

Le 13 vendémiaire, de six heures à neuf heures, Napoléon plaça son artillerie à la tête du pont Louis XVI, du pont Royal et de la rue de Rohan, au cul-de-sac Dauphin, dans la rue Saint-Honoré, au Pont-Tournant ; puis il distribua sa petite armée aux différents postes ou en réserve au jardin des Tuileries et au Carrousel.

Pour bien indiquer la pensée conservatrice qui présidait à la résistance, et pour y renforcer l'élément militaire par l'élément civil et patriotique, Napoléon fit donner des armes à quinze cents individus dits les Patriotes de 89, disgraciés depuis le 9 thermidor par la réaction, jaloux de venger l'injure faite à leur dévouement, à la liberté, et pleins de l'enthousiasme et de l'élan dont il importe de propager la contagion en pareille circonstance. Ce corps d'élite, habilement enlevé aux tentatives de l'insurrection qui cherchait à débaucher ses membres avant leur réunion sous les ordres du général Berruyer, contribua heureusement, suivant les prévisions de Napoléon, au succès de la journée.

Ce succès fut complet, grâce à la décision qui présidait à toutes les opérations du général Bonaparte, et donnait à ses mouvements la rapidité foudroyante de ses canons. Il ne fallut pas moins que cette énergie implacable pour triompher d'un ennemi plus redoutable que les sectionnaires, malgré leur nombre ; je veux dire l'incertitude, la contradiction, la peur qui paralysèrent le concours de la commission des Quarante, composée des Comités de salut public et de sûreté générale réunis, et celui de la Convention elle-même. Pour faire taire ces délibérations confuses, sur les trois heures, Napoléon fit distribuer, dans la salle de l'assemblée, huit cents fusils, des gibernes et des cartouches destinés à armer ses membres eux-mêmes comme corps de réserve. Ils réfléchirent alors davantage et parlèrent moins. Bonaparte n'avait besoin que de leur passivité, et il l'obtint ainsi en les associant jusqu'au bout à la résistance et en leur montrant, sans déguisement, la grandeur du danger et la nécessité de la liberté et de l'unité du commandement. Sur les quatre heures un quart les sectionnaires, réunis depuis le matin par les coups pressés de leurs tambours, qui venaient jusque sur la place du Carrousel et la place Louis XV, battre un appel provocateur, s'ébranlèrent aux premières mousquetades, parties de l'hôtel de Noailles.

Depuis le matin, Napoléon tenait ses canonniers à leurs pièces, immobiles mais prêts à faire feu au signal propice. Depuis le matin, l'artillerie assistait au spectacle de la concentration des deux colonnes d'attaque dont l'une, dirigée par un nommé Lafond, parti de la section Le Pelletier, avait débouché dès deux heures sur le Pont-Neuf et avait opéré sa jonction place Dauphine avec une autre colonne venant de l'Odéon. Le général Carteaux, chargé de défendre les deux côtés du Pont-Neuf, avait mollement fait son devoir et s'était replié sur les guichets du Louvre. La situation était critique et on n'en pouvait sortir que par un coup décisif, car d'un côté les colonnes sectionnaires enveloppaient les Tuileries, de l'autre l'asile de la Convention était menacé par les gardes nationales qui occupaient en force Saint-Roch, le Théâtre-Français et l'hôtel de Noailles.

Les insurgés doutaient si peu de leur succès qu'à trois heures, Danican, leur général, avait osé envoyer un parlementaire à la Convention pour la sommer de faire déposer les armes à ses défenseurs. C'est sous l'impression de cette dernière insulte que Napoléon, jaloux d'éviter les surprises de la nuit, donna le signal du feu, au moment même où la colonne de Lafond débouchait par le quai Voltaire, marchant sur le pont Royal en battant la charge. Alors les batteries tirèrent ; une pièce de huit, au cul-de-sac Dauphin, commença à semer dans les rangs insurgés la mitraille et la débandade, que ne tardèrent pas à achever la déroute des défenseurs de Saint-Roch, foudroyés sur les marches de l'église Saint-Roch, bientôt prise d'assaut à la baïonnette.

La colonne Lafond, prise en tête et en écharpe par l'artillerie placée sur le quai, à la hauteur du guichet du Louvre et à la tête du pont Royal, fut mise en déroute : la rue Saint-Honoré, la rue Saint-Florentin et les lieux adjacents furent balayés. Une centaine d'hommes essayèrent de résister au théâtre de la République ; quelques obus les délogèrent. A six heures du soir, tout était fini. Si l'on entendit de loin en loin quelques coups de canon pendant la nuit, ce fut pour empêcher les barricades que quelques habitants avaient cherché à établir avec des tonneaux.

Il y eut environ deux cents tués ou blessés du côté des sectionnaires, et presque autant du côté des conventionnels ; la plus grande partie de ceux-ci aux portes de Saint-Roch.

Trois représentants, Fréron, Louvet et Sieyès, montrèrent de la résolution.

Il existait encore des rassemblements dans la section Le Pelletier. Le 14 au matin, des colonnes débouchèrent contre eux par les boulevards, la rue Richelieu et le Palais-Royal ; des canons avaient été placés aux principales avenues. Les sectionnaires furent promptement délogés, et le reste de la journée fut employé à parcourir la ville, à visiter les chefs-lieux de section, à ramasser les armes et lire des proclamations[15].

Le soir, tout était rentré dans l'ordre, et Paris se trouvait parfaitement tranquille.

 

Énergique dans le combat, le général Bonaparte fut généreux après la victoire, et il profita de son ascendant pour sauver Menou, dont les comités voulaient faire la victime expiatoire de leurs propres faiblesses et dont ses ennemis demandaient la tête. Il eut voulu étendre la même clémence à ses adversaires eux-mêmes, dont l'entraînement et le courage palliaient le crime à ses yeux. Grâce à cette influence tutélaire, les représailles des vainqueurs, qui pouvaient être si sanglantes, se bornèrent à quelques condamnations par contumace, notamment contre Vaublanc, et à une seule exécution, rendue inévitable par l'imprudence obstinée des réponses de Lafond, émigré, et qui ne voulait pas survivre à sa défaite.

Napoléon nous révèle encore un trait de sa modération dans cette journée[16] sans reproche et sans remords pour lui, où il avait combattu contre des concitoyens, mais pour la cause de la patrie. C'est qu'à partir du moment où l'issue de la lutte ne fut plus douteuse, on ne tira, par son ordre, qu'à poudre, pour éviter de verser un sang inutile.

Le 9 octobre 1795, Napoléon écrivait à Joseph :

Tu auras appris par les feuilles publiques tout ce qui me concerne ; j'ai été nommé, par décret, général en second de l'armée de l'intérieur ; Barras a été nommé commandant en chef ; nous avons vaincu, et tout est oublié.

 

Bonaparte, dans sa légitime impatience de la justice due à ses services, se trompait. La Convention ne pouvait être ingrate pour celui qui l'avait sauvée, et dont elle avait encore besoin.

 

A la séance du 10 octobre (18 vendémiaire an IV) le général Bonaparte, sur les élogieuses instances de Fréron et de Barras, fut confirmé définitivement dans ses fonctions provisoires de général en second de l'armée de l'intérieur.

Le 16 octobre 1795 (24 vendémiaire an IV), il fut promu au grade de général de division.

Le 26 octobre 1795 (4 brumaire an IV), un arrêté du Comité de salut public nomme le général de division Bonaparte aux fonctions de général en chef de l'armée de l'intérieur, en remplacement du général Barras, dont la démission est acceptée, et qui va devenir membre du Directoire exécutif (17 novembre 1795-10 brumaire an IV).

C'est à partir de ce moment triomphant que Bonaparte quitte son modeste logement, établi en dernier lieu rue d'Antin, pour installer, rue Neuve-des-Capucines[17], un fastueux quartier général, avec le train de représentation civile et militaire que comporte sa qualité. Et c'est dans cet hôtel qu'avec une sollicitude qui descend des plus grandes choses aux plus petites, il fait à la fois les affaires de la France, de sa famille et de ses amis, et trouve encore des loisirs pour l'affection naissante qui va s'emparer de son cœur et réjouir sa grave jeunesse.

Nous allons l'examiner rapidement et successivement dans ce triple rôle d'organisateur, de tuteur et d'amant, bientôt époux, de la belle veuve Joséphine de Beauharnais.

C'est à Napoléon lui-même que nous demanderons des détails sur ses préoccupations et ses services de pacificateur.

Après le 13 vendémiaire, Napoléon eut à réorganiser la garde nationale qui était un objet de la plus haute importance, comptant alors cent quatre bataillons. Il forma en même temps la garde du Directoire, et réorganisa celle du Corps législatif.

Ces mêmes éléments se trouvèrent précisément, dans la suite, une des causes de son succès, à la fameuse journée du 18 brumaire. Il avait laissé de tels souvenirs parmi ces corps, qu'à son retour d'Egypte, bien que le Directoire eût recommandé à sa garde de ne point lui rendre d'honneurs militaires, il ne put l'obtenir et empêcher de battre aux champs dès qu'il paraissait.

Le peu de mois que Napoléon commanda l'armée de l'intérieur se trouvèrent remplis de difficultés et d'embarras attachés à l'installation d'un gouvernement nouveau, dont les membres étaient divisés entre eux, et souvent en opposition avec les conseils : une fermentation sourde parmi les anciens sectionnaires, qui étaient encore puissants dans Paris ; la turbulence active des Jacobins, qui s'étaient réunis en assemblée patriotique sous le nom de Société du Panthéon ; les agents des étrangers, qui fomentaient partout la discorde ; le discrédit des finances et du papier-monnaie, qui mécontentait les troupes à l'extrême ; mais, plus que tout cela encore, l'horrible famine qui, à cette époque, désola la capitale. Dix ou douze fois, les faibles distributions journalières que le gouvernement faisait manquèrent ; il fallait une activité, une dextérité peu communes pour surmonter tant d'obstacles, et maintenir le calme dans la capitale, en dépit de circonstances si fâcheuses et si graves. La société du Panthéon donnait chaque jour plus d'inquiétudes au gouvernement ; la police n'osait aborder cette société de front : le général en chef fit mettre le scellé sur le lieu où elle tenait ses séances ; les membres ne bougèrent plus tant qu'il demeura présent ; ce ne fut qu'après son départ qu'ils reparurent, sous l'influence de Babeuf, Antonelle et autres, et éclatèrent au camp de Grenelle. Il eut souvent à haranguer à la Halle, dans les rues, aux sections et dans les faubourgs, et une remarque curieuse, c'est que, de tous les points de la capitale, le faubourg Saint-Antoine est celui qu'il a toujours trouvé le plus facile à entendre raison et à recevoir des impulsions généreuses.

 

L'esprit de vive et prompte répartie ne nuisait pas à ces succès populaires, et venait souvent aider à propos le courage chez le général Bonaparte. Le Mémorial a consacré le souvenir d'une de ces scènes impromptu, où, se trouvant aux prises avec une grosse et rouge commère qui criait sus à ces épauletiers engraissés, prétendait-elle, de la maigreur du peuple, il triompha en lui montrant, avec un sourire, aux applaudissements de la foule, son visage pâle et son corps diaphane. J'étais alors, dit-il de lui-même avec enjouement, un véritable parchemin.

En ce qui touche sa famille, le dévouement sincère et généreux de Napoléon pour les siens éclate à chaque ligne de sa correspondance avec Joseph ; il s'occupe de Chauvet, qu'il fait nommer commissaire-ordonnateur en chef ; il surveille les intérêts de M. de Villeneuve, parent de Joseph, pour lequel il négocie l'épaulette de chef de bataillon du génie ; il fait nommer Ramolino, son parent maternel, directeur des vivres. Lucien accompagne Fréron, envoyé en mission à Marseille, et est bientôt désigné comme commissaire des guerres employé à l'armée du Nord. Louis revient de Châlons pour recevoir le grade de capitaine et d'aide de camp du général en chef, son frère. Junot, Marmont, Muiron sont aides de camp chefs de bataillon. Murat va être promu chef de brigade. Jérôme, ramené par le général Augereau, est placé dans un collège où il apprend le latin, les mathématiques, le dessin, la musique. Fesch aura un emploi lucratif. Salicetti à qui, sans oublier, Bonaparte a noblement pardonné, est commissaire du gouvernement à l'armée. Joseph aura un consulat. Pour la famille, elle ne manque de rien et elle est heureuse comme son chef, qui lui a envoyé cinquante à soixante mille francs, argent, assignats, chiffons.

Voilà Napoléon nettement marqué du caractère de sollicitude domestique et de généreuse tutelle, qui compensera toujours, aux yeux des siens, les rudesses impérieuses de sa domination. Il protégera toujours, mais toujours aussi, et quelquefois au prix de plus d'un déchirement, il voudra être obéi.

Les dernières lettres de Napoléon à Joseph contiennent une omission évidemment volontaire, et qui correspond à l'effacement subit, dans son cœur, d'une image longtemps favorite, à jamais détrônée, depuis la fin de vendémiaire, par la toute-puissance d'un visage nouveau, qui ne souffre point de rivalité et domine désormais sa vie intime. Le raisonnable ami de Désirée Clary, la Silencieuse, est devenu l'amant passionné de l'attrayante Joséphine et c'est là l'épisode romanesque et charmant qui clôt dignement la période militante, déjà illuminée de gloire, de la vie de Bonaparte.

Ce fut pendant qu'il commandait à Paris que Napoléon fit la connaissance de madame de Beauharnais. On avait exécuté le désarmement général ; il se présenta à l'état-major un jeune homme de dix ou douze ans, qui vint supplier le général en chef de lui faire rendre l'épée de son père, qui avait été général de la république. Ce jeune homme était Eugène de Beauharnais, depuis vice-roi d'Italie. Napoléon, touché de la nature de sa demande et des grâces de son âge, lui accorda ce qu'il demandait. Eugène se mit à pleurer en voyant l'épée de son père ; le général en fut touché, et lui témoigna tant de bienveillance, que madame de Beauharnais se crut obligée de se rendre chez lui le lendemain, pour lui en faire des remercîments. Chacun connaît la grâce extrême de l'impératrice Joséphine, ses manières douces et attrayantes. La connaissance devint bientôt intime et tendre, et ils ne tardèrent pas à se marier[18].

 

Ainsi commença ce roman qui appartient à l'histoire. Et telle fut la première scène, racontée jusqu'à trois fois, dans les mêmes termes, par l'empereur à Sainte-Hélène, avec l'inaltérable précision des souvenirs favoris, de cette comédie charmante du mariage de Napoléon, qui aura ses dramatiques péripéties et un mélancolique dénouement. Mais qui l'eût dit alors n'eût pas moins étonné Napoléon que Joséphine : Napoléon, goûtant pour la première fois le bonheur, si doux aux grandes âmes, de mettre aux pieds d'une femme adorée l'hommage d'une gloire naissante et qui grandira pour elle ; Joséphine, attirée par le génie, retenue par la bonté, heureuse de jouir des prémices d'une âme plus jeune que la sienne et de commander d'un sourire à celui auquel l'univers allait obéir. Quelle conquête pour son précoce veuvage, et quelle revanche des déceptions d'une première union ! La devineresse des îles n'avait donc pas trompé sa rêveuse enfance, cherchant à lire dans l'avenir. Tu régneras, lui avait-elle dit. N'était-ce pas déjà régner que gouverner Bonaparte, et un tel homme ne valait-il pas un royaume ?

Dans cet échange, du reste, nul ne devait perdre et Napoléon pouvait aussi se féliciter de sa part. Il épousait, dans madame de Beauharnais, une créature d'élite, pétrie de la grâce créole et de l'élégance parisienne, une femme meilleure encore que belle, à qui le cœur donnait de l'esprit, amie de la nature et des arts, faite pour trôner également au jardin et au salon, faite pour plaire également aux humbles et aux superbes, dont l'irrésistible sourire et l'enivrant regard semblaient avoir encore été aiguisés par l'adversité, qui enfin avait charmé jusqu' à la Terreur qui tua, avec une sorte de jalousie, le général coupable surtout d'être son mari.

Telle était Joséphine de Beauharnais en 1796, une des grâces les plus accomplies et comme le vivant symbole de cette société ancienne qui par sa main donnait la main au chef futur du monde nouveau. Napoléon, par sa naissance et par son éducation, était fait pour sentir le charme de ces aristocraties encore suspectes, la grâce décente du maintien, l'art de dire ou de dissimuler sa pensée, l'éloquence du regard et même du silence, tous ces fruits, si longtemps défendus, de la conversation et de la société, surtout de celle qu'anime la présence inspiratrice des femmes à la mode. Dans cet homme des camps, il y avait l'étoffe d'un homme de salon, causeur primesautier, conteur des plus séduisants, qui avait déjà beaucoup vu et beaucoup retenu, et n'avait rien oublié des leçons et des exemples de ses premières institutrices, madame du Colombier, madame de Permon. Le vainqueur de vendémiaire goûtait fort ces plaisirs encore royalistes, et il se rendait avec délices dans le premier des salons entrouverts, véritable oasis de sociabilité au milieu du désert de la rusticité républicaine. Écoutez le Mémorial :

A peine l'eut-il connue, qu'il passait chez elle toutes ses soirées. C'était la réunion la plus agréable de Paris. Lorsque la société courante se retirait, restaient alors d'ordinaire M. de Montesquiou, le père du grand chambellan, le duc de Nivernais, si connu par les grâces de son esprit, et quelques autres. On regardait si les portes étaient bien fermées, et l'on se disait : Causons de l'ancienne cour, faisons un tour à Versailles.

 

Voulez-vous avoir, à cette époque de triomphe intime et d'encore doux rayonnement, une idée physique des deux personnages vraiment typiques dont une mutuelle séduction et une réciproque conquête vont unir les destinées ? Pour le Bonaparte héroïque, prenez le portrait de Gros — Bonaparte à Lodi —, un peu sec d'expression, mais tout en action. Pour le Bonaparte familier, prenez l'esquisse au crayon d'Isabey, avec la Malmaison dans le fond. Vous aurez le profil sibyllin, la maigreur romaine, la pâleur grecque, la grâce antique, le charme mystérieux de cet homme de pensée et d'action qui va séduire tout le monde avant de commander à tout le monde.

Pour Joséphine, prenez cette admirable ébauche de Prud'hon encore jeune, inconnue, misérable, couvant d'un regard déjà magistral ce type exquis de la beauté française, c'est-à-dire de la grâce plus belle encore que la beauté, où elle est représentée vêtue, par une coquetterie mélancolique, du deuil de la Terreur. La voilà. C'est bien elle, dans la fleur piquante d'une maturité plus fraîche que la jeunesse. Elle est encore pâle, et ses yeux sont humides comme la rose que la tempête a touchée. Elle aussi a connu le vent de l'adversité, et de ce passage à travers les orages, elle a gardé ce sourire charmant de celles qui ont souffert. Et que n'a-t-elle pas souffert, elle, la vicomtesse de Beauharnais, longtemps éloignée d'un mari d'abord indigne, et puis brutalement séparée par la guillotine de l'époux qui se reprenait à l'aimer et à mériter d'être aimé ! Le 5 thermidor an II (23 juillet 1794), cinq jours seulement avant la délivrance de thermidor et ce coup d'État de la vengeance et de la pitié, dont le poignard fut mis par une femme aux mains de Tallien, Alexandre de Beauharnais montait sur l'échafaud — à trente-quatre ans ! — après avoir présidé l'Assemblée législative et commandé une armée, victime de son nom et de son honnêteté. Peu de jours après, sa veuve, arrêtée le 20 avril, sortait enfin de cette sombre prison des Carmes, où elle avait égayé de son doux enjouement et consolé de son opiniâtre espérance le séjour de ses compagnes de captivité. Elle revenait à ses deux enfants, Eugène, âgé de douze ans, Hortense, de onze, longtemps cachés sous la livrée de la pauvreté et du travail, et élevés de bonne heure à cette dure et saine éducation de l'adversité, avec la démarche alanguie et encore légère d'une alouette blessée par la faucille, qui rentre au nid.

C'est en 1796, alors que les temps d'épreuves étaient passés, qu'elle avait recouvré une partie de sa fortune, reconstitué sa société d'amis, pleine de vides qu'on effaçait en se serrant, et que l'éclat naissant d'un nouvel amour embellissait son veuvage et illuminait son deuil, que Prud'hon a peint cette ébauche, plus achevée peut-être qu'un tableau, connue dans l'admiration universelle sous le nom de la Belle Veuve[19]. On dirait une sœur des dames du Décaméron après la peste. Comme elles, Joséphine se reprend et se réveille à la vie après le rêve de la mort. Comme elles, elle semble écouter la voix d'un oiseau intérieur. C'est le cœur longtemps endormi qui reprend sa chanson. C'est le printemps qui va commencer de la gloire et des amours d'Italie, A cette idée, voyez se redresser cette taille frêle et souple comme celle du roseau, qui a plié sous tous les malheurs et n'a rompu sous aucun ; voyez la douce fièvre du sang ému par l'espérance qui colore ces joues pâlies, empourpre sur l'opale des épaules le transparent réseau des veines, soulève le sein, met à ces prunelles de velours une vive étincelle, agite la narine d'un imperceptible frémissement, et autour de cette chevelure de Bérénice, ondoyant sur la nuque aux nerveuses blancheurs, fait chatoyer dans l'air électrisé comme une auréole de sympathie. Voilà le portrait de Prud'hon, et voilà Joséphine, coquette à la fois et pudique, charmante et touchante encore, attendant le bonheur qui va venir, se surprenant peu à peu à aimer ce général Bonaparte qui l'aime, embrassant sa destinée avec l'élan contenu de sa nature, et souriant au dieu qu'on devine à l'horizon avec l'ardeur décente et la joie mélancolique de la seconde jeunesse.

Le 19 ventôse an V, le sieur Leclercq, officier de l'état civil du deuxième arrondissement, déclarait unis en légitime mariage, en présence du directeur Barras et du capitaine Lemarois, aide de camp, témoins de l'époux, et des citoyens Tallien et Calmelet, homme de loi, témoins de l'épousée, Napolione Buonaparte, domicilié rue d'Antin, encore qualifie de général en chef de l'armée de l'intérieur, et Marie-Joséphine-Rose de Tascher, veuve Beauharnais, domiciliée rue Chantereine.

Contrairement aux énonciations erronées d'un acte rédigé avec la hâtive négligence du temps, et qui rajeunit un époux et vieillit l'autre, Napoléon était âgé alors de vingt-six ans sept mois, et Joséphine de trente-deux ans et demi. Il y avait peut-être dans cette disproportion d'âge un germe amer d'incompatibilité que nous verrons éclater plus tard ; mais on peut affirmer, sans crainte de se tromper, que nul ne s'en aperçut le 9 mars 1796, et que jamais union ne fut conclue sous de plus favorables auspices. Joséphine épousait le vainqueur de Toulon et de vendémiaire, appelé, par la nomination du 22 février, aux fonctions de général en chef de l'armée d'Italie, titre plein de victoires prochaines. Deux jours après[20], son époux, heureux comme elle, volait à son poste et ne tardait pas à faire honte aux scrupules d'Eugène et Hortense, qui, justement fiers de leur nom, ne virent pas d'abord sans peine leur mère le quitter, et à donner un démenti aux appréhensions du bon M. Raguideau, notaire de madame de Beauharnais, qui, tout en admirant le général Bonaparte, regrettait qu'il n'eût que la cape et l'épée. Avec cette épée, le général allait se tailler un manteau d'empereur, et des restes tailler pour tous les siens des manteaux de princes et de rois.

 

 

 



[1] Commentaires de Napoléon Ier. Armement des côtes de la Provence et des îles d'Hyères, t. I, p. 41 à 49.

[2] Commentaires, etc., t. Ier, p. 67.

[3] Commentaires, t. I, p. 50.

[4] Commentaires, p. 62.

[5] Nommé commandant de la force armée de Paris dans la nuit du 30 au 31 mai 1795. — Mis hors la loi et guillotiné à la suite du 9 thermidor.

[6] Mémoires de Lucien Bonaparte, t. I, p. 57.

[7] Commentaires, p. 66.

[8] Commentaires, p. 75.

[9] Mémoires et correspondances du roi Joseph, t. I, p. 57. — L'assertion de M. Thiers (t. VII, p. 560 de l'Histoire de la Révolution), que Bonaparte destitué par Aubry, était, au 15 vendémiaire, en non-activité, et réduit presque à l'indigence, est donc également erronée.

[10] Mémoires et correspondances de Joseph, t. I, p. 59 et 129.

[11] Souvenirs du comte de Pontécoulant, t. I, p. 325 à 329.

[12] Souvenirs du comte de Pontécoulant, t. I, p. 335.

[13] Souvenirs, t. I, p. 338 à 339.

[14] Mémorial.

[15] Commentaires, t. I, p. 97.

[16] 13 et 14 vendémiaire an IV (5 et 6 octobre 1795).

[17] Dans un hôtel où étaient, en 1829, les archives du ministère des affaires étrangères.

[18] Commentaires, p. 100.

[19] Elle appartient à M. le marquis d'Hertford et fait partie des nombreux objets composant l'exposition rétrospective et la restauration passagère de la Malmaison, dues à une pieuse pensée de l'impératrice.

[20] Le 11 mars 1796 ou 24 ventôse an IV, suivant M. de Coston ; le 21 mars, suivant M. Aubenas, qui, nous le croyons, s'est trompé.