NAPOLÉON ET SA FAMILLE – 1769-1821

LIVRE PREMIER. — JEUNESSE DE NAPOLÉON - 1769-1794

 

CHAPITRE IV. — LE CAPITAINE BONAPARTE.

 

 

Départ de Paris, en septembre 1792, de Napoléon Bonaparte et de sa sœur. — Passage à Valence. — Retour à Ajaccio. — Influence morale sur Napoléon des premiers spectacles de la Terreur. — Son plan est arrêté pour l'avenir. — Énergie de ses tendances vers l'action. — Bonaparte capitaine d'artillerie et lieutenant-colonel des volontaires d'Ajaccio. — Attitude équivoque de Paoli. — Études spéciales et préventives de Napoléon. — Expédition de Sardaigne. — Ses préparatifs. — Commencement du schisme entre la Corse et la France, entre Bonaparte et Paoli. — Décret de la Convention du 2 avril. — Bonaparte défend Paoli devant l'Assemblée. — Bonaparte à Bonifacio. — Avortement de l'expédition de Sardaigne. — Cause de cet échec. — Premiers dangers que court Napoléon. — Dévouement de Marinaro. — Bonaparte quitte Bonifacio. — Dans quel esprit et dans quel but. — Sa promotion au grade de capitaine-commandant d'artillerie. — Evénements de mai 1795 en Corse. — Paoli, destitué, se retire à Rostino, accompagné de Lucien Bonaparte. — La consulte de Corte. — La famille Bonaparte rompt définitivement avec Paoli. — Courage civique et audacieux efforts de Joseph et de Napoléon. -Aventureuse odyssée de Napoléon poursuivi par la haine de Paoli. — Il échappe par miracle à la prison et peut-être à la mort. — Lucien Bonaparte envoyé à Marseille. — Insurrection de la Corse contre la République française. — Décrets de la Convention du 13 et du 17 juillet. — Paoli hors la loi, — Héroïsme de madame Bonaparte. — Sa fuite d'Ajaccio. — Costa de Bastelica. — Pillage el incendie de la maison patrimoniale de Bonaparte. — Mot sublime de Letizia Bonaparte. — Napoléon rejoint sa famille errante et proscrite et la conduit à Calvi. — La tour de Capitello. — Napoléon s'embarque pour Marseille.

 

Le capitaine Bonaparte, accompagné de sa sœur Elisa, chassée de l'asile tutélaire fondé par madame de Maintenon et associée désormais aux vicissitudes de l'odyssée de sa famille, se retrouva à Ajaccio à la fin de septembre ou au commencement d'octobre 1792, Il y reprit ses patriotiques devoirs de lieutenant-colonel du bataillon des volontaires, rendus plus difficiles encore par la démission de M. Quenza, dont l'éloignement laissait retomber sur lui tout le poids du commandement.

Il n'avait eu garde, dans ce voyage de retour, de manquer à une courte station à Valence, où il reçut des marques du bon souvenir de ses amis, et où son hôtesse, mademoiselle Bou, lui apporta le rustique présent et le cordial hommage d'un panier de raisins. On espérait le revoir bientôt dans cette garnison de prédilection, qu'illustra le séjour de sa jeunesse. Mais qui pouvait alors hasarder, sur une destinée devenue, comme toutes les autres, le jouet du hasard sanglant qui gouvernait la France, les plus légitimes prévisions ? Tout salut, à cette époque, était un adieu. Et c'est peut-être sans espoir d'y revenir que Bonaparte, naturellement destiné, en sa qualité de Corse, à participer aux opérations de la guerre de Sardaigne, reçut à son passage, dans la personne de mademoiselle Bou, les avances de l'hospitalité de Valence.

Bonaparte revenait en Corse dans des dispositions qu'il est bon de faire connaître, pour aider à comprendre des actes qui désormais s'enchaîneront avec toute la rigueur de la logique. Durant son séjour à Paris, il avait épuisé ce que l'expérience des hommes et des choses a de plus amer ; il avait assisté à ces fortunes inouïes nées dans un jour, et à cette ruine de la royauté, encore plus étonnante, que quelques minutes suffirent à consommer. Il avait deviné que, sur cette pente irrésistible de la destruction à outrance, la révolution ne s'arrêterait pas et finirait par se détruire elle-même. Et il avait admiré aussi la puissance de vie d'une nation destinée à survivre à de tels excès, et à sortir plus jeune et plus forte que jamais de cette orgie de sang de la Terreur. Il voyait la victoire accompagner partout les drapeaux de la liberté, et la France tenir tête à l'Europe, malgré la double blessure de la guerre civile et de la guerre étrangère. Désormais sa conviction était faite, le plan de sa vie arrêté. Pour peindre en deux mots le résultat de ses réflexions durant ce séjour décisif à Paris, si triste et si salutaire, et nous borner, sans autres détails sur le travail douloureux de sa pensée et les vicissitudes de son esprit au dénouement même du drame intérieur, Napoléon partit de Paris plein de mépris pour les hommes et d'espérance en lui-même, résolu à demeurer fidèle à la cause de la Révolution malgré ses fautes, et à la cause de la France, devenue à ses yeux celle de la Corse elle-même.

Désormais plus d'hésitations, plus de doutes, le sacrifice de ses illusions juvéniles est consommé. Nous avons affaire désormais, dans ce jeune capitaine encore imberbe, à un philosophe pratique, élevé à l'école de la nécessité, inflexible comme elle, et appliquant au maniement des hommes une sorte d'infaillibilité mathématique ; professant, comme la Révolution qu'il va servir avant de l'arrêter, la haine de l'obstacle qui fait les forts, mais tempérant cette énergie vers le but par ce choix des moyens et cette prévoyance des résultats sans lesquels il n'est pas de victoire durable. Dans cette voie, avec son caractère, son génie et l'aide des circonstances, Bonaparte devait faire le rapide chemin de la science au milieu de l'ignorance, de la logique au milieu des contradictions, de la volonté au milieu de l'incertitude, de la lumière dans les ténèbres et de tordre dans l'anarchie. La supériorité de son génie se peint d'un mot. A une époque où il était encore plus difficile de connaître son devoir que de l'accomplir, il vit clairement ce qu'il y avait à faire, et il le fit énergiquement. Il fut le seul, au milieu de tout un peuple égaré, à savoir où il allait. Voilà le secret de son génie et de son bonheur.

Le 17 novembre 1792 Bonaparte était le troisième capitaine en second du 4e régiment d'artillerie. Il avait été autorisé, comme la plupart de ses collègues, à commander un de ces bataillons de volontaires, véritable peuple armé, qui fournissait au succès et à la victoire l'élément de l'enthousiasme, de l'abnégation et du patriotisme, mais dont il avait fallu contenir l'élan par la disciplina et refréner l'impétuosité par la direction énergique d'officiers d'élite empruntant à l'élection une autorité qu'ils devaient maintenir par l'exemple. C'est ce mélange du peuple et des soldats, c'est cette émulation de l'élection, c'est cette nouveauté du drapeau de la patrie substitué au drapeau du roi, qui ont fait la force irrésistible de la France républicaine et napoléonienne. Le bataillon volontaire corse, organisé par Bonaparte dans cet esprit et avec ce rare équilibre des forces de l'enthousiasme et de celles de la règle, peut être considéré comme un des types les plus heureux de ces corps de troupes citoyennes qui ont donné au grand élan de la patrie en danger, en 92, son véritable caractère, et ont lavé dans le sang de leurs pures victoires les crimes de la liberté. L'antagonisme permanent de ces bataillons d'honnêtes soldats avec les hordes de sans-culottes marseillais, lie et écume de ce mouvement national dont les volontaires furent la fleur, suffirait à établir la différence de ces deux troupes, qu'il ne faut ni confondre ni solidariser dans notre histoire, pas plus qu'on ne doit confondre la nation avec la canaille.

Le 11 septembre 1792, Paoli avait joint à ses titres de président de l'administration départementale de Corse et de commandant général des gardes nationales de l'île, celui de lieutenant général des armées et celui de commandant de la 23e division militaire, dont le quartier général était à Bastia. Par cette concentration de pouvoirs s'expliquent les pensées d'indépendance et de séparation que les circonstances et la possession tentatrice de ce qu'il en croyait les moyens firent naître dans l'âme de Paoli, indigné des excès de la Révolution au point d'en répudier le principe, et s'expliquent aussi les visites de Napoléon et de son frère Lucien à l'homme, toujours objet de leur admiration, mais déjà aussi objet de leur méfiance, qui les observait à son tour avec ce mélange de sympathie et d'hostilité dont on regarde des amis prêts à devenir des adversaires. Si Bonaparte ne négligeait point Paoli, il ne négligeait point non plus le contre-amiral Truguet, qui commandait la flotte française destinée aux opérations projetées contre l'île de Sardaigne et qui trouva dans son auxiliaire le plus habile et le plus imprévu des aides de camp. Car Bonaparte, incapable d'oisiveté, et dont tout travail avait un but utile, ajoutait au Plan d'organisation des milices corses par lequel il avait voulu justifier, en la méritant, la confiance du ministre et celle de ses concitoyens, et se rendre digne des fonctions qu'il ambitionnait, un Projet pour la défense militaire du golfe d'Ajaccio, pour la défense de Mortella, de Saint-Florent, etc. et un Rapport sur la nécessité de s'emparer des îles de la Madeleine. Toutes ces éludes, qui attestaient une connaissance approfondie du pays, que Bonaparte avait parcouru et fouillé dans ses moindres replis, et un véritable génie stratégique, firent, aux yeux de l'amiral, le plus grand honneur au jeune capitaine, lui valurent sa confiance et eussent sans doute procuré à celui-ci le succès de son entreprise sans l'indécision de son caractère et l'indiscipline de ses troupes.

En février 1795 étaient consommés les deux événements, l'un intime, l'autre public, qui devaient exercer sur la destinée de Napoléon une si grande influence. Il avait rompu avec Paoli, et la Corse, rendue à son rêve de séparation et d'indépendance par la crainte et l'horreur de l'anarchie française, cherchait à secouer le joug de la tyrannie révolutionnaire, affichait comme une protestation le deuil de la mort de Louis XVI, que ses députés n'avaient pas votée, et se pressait de nouveau autour de son héros menacé.

L'histoire de cette rupture de Napoléon avec Paoli, rupture qui eut ses phases et ses vicissitudes et ne fut complète que lorsque Paoli ne laissa plus d'illusions à ses anciens admirateurs, et, par son alliance avec l'Angleterre, autorisa, en s'abandonnant ainsi lui-même, l'abandon universel, et l'histoire de l'expédition avortée contre la Sardaigne, où Napoléon ne put faire cette preuve décisive de sa valeur dont il poursuivait l'occasion et courut plus de périls par l'indiscipline d'indignes auxiliaires que par le feu ennemi, forment le double épisode essentiel du séjour de Bonaparte en Corse de 1792 à 1795, et nous allons le raconter avec quelques détails.

La mort de Louis XVI, comme nous l'avons dit, fut dans l'île le signal funèbre de l'anarchie. Ce coup de hache fatal trancha, pour tout le parti conservateur et catholique, dont Paoli était le chef, et dont une révolution pacifique et modérée réalisait le prudent idéal, les derniers liens qui l'attachaient à la France. Paoli, dont les aspirations étaient dépassées et en quelque sorte déshonorées, se rejeta, par une réaction quelque peu égoïste, en deçà de ce mouvement auquel il avait d'abord patriotiquement coopéré, et bientôt d'inévitables conflits aigrirent ces griefs réciproques et envenimèrent le différend entre le chef municipal de la Corse et les représentants du pouvoir central, c'est-à-dire les délégués de la Convention. Cette lutte, d'abord sourde, puis ouverte, pour la prépondérance et la suprématie, où nul ne pouvait céder de ses droits sans manquer à ses devoirs, et où la rigueur des principes ne comportait point les concessions de personnes, dégénéra bientôt en une sorte de duel entre deux autorités également jalouses, également implacables, derrière lesquelles se groupèrent en partis contraires toutes les forces vives du pays, les uns tenant pour Paoli et l'indépendance, les autres pour la France et la Révolution ; les uns tout entiers au passé, les autres oubliant le présent pour ne voir que l'avenir et préférant aux regrets pusillanimes de courageuses espérances. On devine, avec les ardeurs du climat et du tempérament corses, dans cette population agitée depuis si longtemps de toutes les fièvres de la liberté et de la discorde, l'énergie de l'explosion de 1795, où des passions extrêmes ont naturellement recours aux partis extrêmes, où l'accusation de trahison, banale en ces temps funestes des luttes civiles, exerce l'habituel empire, mais où du moins on lutte à armes égales, et avec une sorte de farouche loyauté. On se tua sans s'assommer et on se fit la guerre du fusil et du couteau, mais non celle de la guillotine. Le résultat de cette Terreur corse et de cette Vendée paoliste devait être pour l'île, la victoire momentanée de l'indépendance et de l'alliance anglaise, dégénérée bientôt en annexion, et pour la famille Bonaparte, la calomnie, la persécution, la ruine, un noble exil, une héroïque pauvreté, bientôt réparés et récompensés par les gloires de Toulon.

Dès les premiers jours du schisme et alors que les futurs adversaires se comptaient avant de se combattre, Napoléon et ses deux frères, Joseph et Lucien, s'étaient nettement prononcés pour le parti français et pour les idées, mais non les excès révolutionnaires. Et ils résistèrent également aux avances et aux menaces de Paoli, pour qui la perte d'une telle famille équivalait à une première défaite, et qui ne cachait pas son dépit de ce qu'il considérait comme une défection.

Paoli, des mains duquel la nouvelle organisation avait fait tomber les pouvoirs locaux et municipaux, et qu'on avait nommé général pour pouvoir lui donner des ordres, refusa l'offre, qui semblait un piège, du commandement en chef de l'armée d'Italie, redoutant avec raison de quitter cette terre sacrée dont le contact faisait sa force, et de chercher le sort tragique réservé à ses prédécesseurs, les Anselme, les Brunet, les Biron. La Convention ou plutôt ses délégués répondirent au refus de commander l'armée d'Italie et de résider à Bastia, par la révocation et la mise en accusation. Paoli riposta en convoquant, comme au temps des luttes de la patrie en danger, la consulte insurrectionnelle de Corte, et la lutte devint flagrante, armée, acharnée entre les villes et les campagnes, les troupes françaises et les guérilleros séparatistes, revenus à leur corps de garde des grottes et à leurs bivouacs des maquis.

Le 2 avril, Paoli était mandé, par un décret de la Convention, à la barre de cette assemblée.

Le 29 mai, la Convention recevait une pétition en sa faveur, aussi éloquente que courageuse, qui fut renvoyée à l'examen du Comité de salut public, où cet écrit, qui eût pu attirer sur la tête de son auteur une attention dangereuse, se perdit dans l'obscurité des cartons. L'auteur de cette adresse, dernier appel à la concorde, à la pitié, au respect des services rendus, au pardon des illusions et des erreurs d'un patriotisme illustre, n'était autre que Napoléon, Napoléon lui-même, dont les papiers de jeunesse renferment le brouillon de cette protestation héroïque en faveur de celui qui était déjà son adversaire et qui allait être son persécuteur. Sublime effort qui ne pouvait point sauver Paoli, et qui pouvait perdre celui qui, dans un accès de généreux délire, avait pris la défense de son accusateur, ne songeant qu'à l'ancien Paoli et conseillant à la Convention de le punir de même en l'épargnant et d'écraser sa rébellion récente sous le poids de son ancienne gloire.

Voilà comment se vengeait celui qui, depuis plusieurs mois, avait dû rompre avec Paoli, devenu son adversaire et, dès le 2 avril, proclamé l'ennemi de la République. Plaider devant la Convention la cause d'un accusé mis hors la loi, c'était commet Ire un de ces crimes de modération et de pitié que la Révolution, encore implacable, ne pardonnait pas. Et Napoléon le commettait d'une façon d'autant plus héroïque qu'elle était plus désintéressée ; car Paoli ignora toujours ce service obscur et sublime, et l'eût-il connu qu'il n'aurait pu peut-être, à ce moment de lutte flagrante, en imiter l'exemple.

Acculé, en effet, aux représailles par des vengeances sans merci, il fit à Napoléon et aux siens, comme nous l'allons voir, dans cette année funeste de 1795, tout le mal qu'il put, regrettant tout bas peut-être d'avoir pour adversaire un homme dont il eût ambitionné l'amitié, mais regrettant tout haut, non moins sincèrement, de ne pouvoir détruire celui qu'il n'avait pu gagner. Il employa dans ce but tout ce que le génie corse peut avoir d'astucieuses ressources, et le premier témoignage de sa disgrâce encore sourde, le premier coup de sa haine encore muette fut l'insuccès, attribué par la plupart des historiens à ses manœuvres, de cette expédition contre la Sardaigne, dans laquelle la France combattait une ennemie, mais dans laquelle Paoli, prêt à jeter le masque et à lever le drapeau de l'indépendance, ménageait une alliée.

Ce n'est que plus tard, les passions s'étant calmées et les colères refroidies, que Napoléon et Paoli, au lieu de se voir dans le trouble de la mêlée, à travers la poussière et la fumée, se virent avec les yeux de la postérité et avec leur visage pour ainsi dire historique. C'est alors que Paoli se réjouit publiquement à Londres des succès du Premier consul qui vengeait, en commandant la France, la servitude corse, et éclipsait sa gloire d'une renommée qui illustrait à jamais la patrie. C'est alors aussi que l'Empereur regretta, aux jours de revers, de n'avoir point eu le temps, aux jours de puissance, de rendre à son pays Paoli exilé et de s'honorer d'une telle vengeance.

Mais, en 1795, les circonstances ne permettaient ni de telles courtoisies ni de tels pardons. Le combat n'a pas le droit des clémences de la victoire. Et Paoli et Napoléon ne s'épargnèrent pas. Toutefois le rôle actif de cette vendetta, où Napoléon ne fit que se défendre, revient à Paoli. C'est lui qui, après avoir essayé, en soulevant des obstacles d'incompatibilité, de faire déclarer inconciliable la double qualité du capitaine Bonaparte et d'étouffer son pouvoir dans la garde nationale sous son titre dans l'armée, l'empêcha, sous le prétexte de ses devoirs de lieutenant-colonel de volontaires, de remplir la mission, que lui avait confiée le ministre de la guerre, de dresser un plan de fortifications pour Saint-Florent. Enfin, il essaya d'entretenir et d'allumer, par des précautions humiliantes ou un systématique éloignement d'Ajaccio, les derniers feux, couvant toujours sous la cendre, de cette guerre de Pâques qui, durant huit jours, l'année précédente, avait fait un camp d'Ajaccio. En même temps ses émissaires ou ses amis essayaient de fomenter la discorde entre la troupe de ligne et les volontaires, et même de diviser ceux-ci entre eux.

Toutes ces mesures hostiles devaient aboutir au manque d'unité dans le commandement, au défaut d'harmonie dans le mouvement, c'est-à-dire à l'insuccès fatal de toute entreprise qui éparpille ses forces et néglige l'occasion.

Quelques détails sont maintenant nécessaires, après ces considérations d'ensemble et ces vues préliminaires, pour préciser la part qui revient à Napoléon dans ces premiers événements, longtemps obscurs, longtemps mystérieux, mais où, maintenant, grâce à des recherches et à des découvertes définitives, sa personnalité s'accuse avec tout le relief de son héroïque jeunesse, et avec la poésie particulière que le cadre du ciel italien donne aux acteurs de ce prologue du drame napoléonien, celui dont la scène est en Corse.

L'expédition à laquelle Napoléon, en sa double qualité de lieutenant-colonel des volontaires d'Ajaccio et de capitaine d'artillerie, fut appelé à participer et dont, s'il eût été le maître, il eût fait son premier triomphe militaire, avait une grande portée politique. Elle était pour la France à la fois une représaille vengeresse de l'affront fait à la république dans la personne de son envoyé, M. de Sémonville, renvoyé de Turin sans les satisfactions auxquelles il avait droit, et une mesure de précaution contre d'imminents dangers. La conquête de la Sardaigne, devenue avec la Corse la sentinelle avancée de la France, avait le triple but et le triple résultat de porter un coup funeste au Piémont hostile et de paralyser une cour devenue l'asile de toutes les intrigues de l'émigration, de fermer aux Anglais la mer de Provence et de faciliter la surveillance des ports espagnols. En attendant que les victoires de Belgique permissent le retour offensif de nos armées vers les Alpes et une guerre d'invasion terrestre, le gouvernement de la République avait décidé de frapper au cœur, dans son importance maritime, une puissance dont l'hostilité était d'autant plus dangereuse et plus coupable aux yeux de la France, que sa neutralité, à défaut d'une impossible alliance, lui eût été plus favorable. A la suite de l'expédition d'Oneille, le contre-amiral Truguet et le général Casabianca, déjà employé en Corse, furent chargés de concert d'opérer une descente en Sardaigne.

L'escadre du contre-amiral Truguet, qui avait paru en octobre dans les eaux d'Ajaccio, y mouilla pour. la seconde fois le 30 octobre 1792, à son retour de Gênes, où il s'était concerté avec son collègue La Touche-Tréville, chargé d'aller à Naples intimider et réduire à l'inaction le cabinet indécis. Elle était composée de quatre vaisseaux de ligne, cinq frégates et deux bombardes, auxquels devaient se joindre la Junon, montée par l'ambassadeur Sémonville, et la flottille du contre-amiral La Touche, un moment détachée à Naples, où sa mission avait été aussi rapide qu'efficace, et à qui le port de Cagliari avait été assigné comme rendez-vous. L'amiral embarqua deux mille hommes de troupe de ligne que le lieutenant général Paoli, commandant la 25e division militaire, mit à sa disposition, et qui renforcèrent la phalange marseillaise qu'il portait à son bord, au nombre de près de cinq mille hommes, que devaient renforcer les volontaires corses.

Malheureusement les opérations préliminaires de l'embarquement, qui auraient dû être conduites avec la célérité et le secret indispensables à une entreprise dont la plus grande chance de succès était dans la surprise foudroyante d'une descente inopinée furent retardées, entravées, ébruitées par les conflits sanglants que provoqua dès le premier jour l'indiscipline de ces soldats révolutionnaires, plus dignes du nom de brigands, qui avaient fait de chaque vaisseau un club, et portaient chacun dans leur poche une corde, sordide et hideux instrument de leur justice sommaire. Ces envahisseurs farouches, dont le premier soin en débarquant avait été d'aller danser, autour de l'arbre de la liberté, une cynique carmagnole, et dont le Ça ira était le chant de bienvenue, ne tardèrent pas à s'abandonner à leurs féroces instincts, et ils inaugurèrent, par un guet-apens, suivi du massacre sans motifs de trois volontaires, coupables seulement de leur déplaire, une sorte de terreur militaire contre laquelle se révolta la population honnête et cordiale, mais susceptible et fière, dont ils avaient ensanglanté et déshonoré l'hospitalité. Les volontaires prirent naturellement fait et cause pour leurs camarades victimes d'un attentat d'autant plus insultant qu'il demeura impuni, et il fallut tous les efforts intrépides de Bonaparte et l'énergique modération du général Casabianca pour conjurer l'horrible scandale d'une lutte fratricide entre ces soldats si différents, il est vrai, du même drapeau.

À la suite d'incidents trop longs pour être racontés, et où se manifestèrent avec un dramatique éclat les qualités corses et les vices révolutionnaires, il fallut renoncer à l'idée de faire combattre ensemble des hommes prêts à s'entre-égorger et dont le temps, loin de les calmer, envenimait les griefs. On destina donc les volontaires corses à une contre-attaque ou diversion, dirigée sur les îles de la Madeleine, et qui pouvait avoir l'avantage de diviser la résistance, mais qui eut celui, plus réel, de paralyser l'attaque, privée par ce sacrifice nécessaire de dix-huit cents hommes, déterminés marins autant que soldats, et connaissant les lieux, et du concours plus regrettable encore de Bonaparte.

Le contre-amiral Truguet, parti, malgré l'avis de Napoléon, pour une expédition que contrariaient à la fois les vents et les hommes et dont le jeune officier avait pressenti et prophétisé l'avortement inévitable, échoua piteusement dans son coup de main sur Cagliari, où il jeta inutilement dix mille bombes, et dut, après six heures de siège, abandonner la plage de Quartù, et aller à Toulon rédiger un rapport à la Convention, dans lequel il expliquait son échec par les causes que nous avons énoncées, oubliant d'y ajouter ses propres fautes.

Napoléon ne fut pas plus heureux quant au résultat de la contre-attaque des îles de la Madeleine, mais il échoua par suite seulement des circonstances, après avoir déployé dans les préparatifs de l'entreprise et dans les dispositions de la retraite un génie fait pour vaincre la fortune à la condition d'être libre de la combattre. Or, il n'avait aucune direction dans cette entreprise dont le choix partial et jaloux de Paoli avait fait chef Colonna Cesari, son parent, contrairement au suffrage universel qui désignait dans Bonaparte le seul homme capable de réussir. Mais c'était là précisément ce que ne voulait point Paoli, dont l'ambition et la crainte couvaient déjà la révolte et pressentaient dans Bonaparte un adversaire assez redoutable par lui-même pour ne pas le grandir par le succès. Napoléon, du moins, durant les deux mois de séjour qu'il fit à Bonifacio, put faire impunément preuve, en bravant les fureurs de l'émeute, du courage qu'il ne lui fut par permis de déployer contre l'ennemi ; et la justesse merveilleuse du tir qu'il voulut diriger lui-même contre l'église de l'île de la Madeleine, commence le renom légendaire de l'officier d'artillerie qui allait illustrer à jamais sous les murs de Toulon son arme et son génie.

C'est durant la sédition de Bonifacio, à laquelle nous venons de faire allusion, que Bonaparte, qui avait mis l'épée à la main contre les matelots mutinés de la Fauvette, dignes émules des Marseillais, ne dut son salut qu'à l'intervention d'un de ces serviteurs courageux jusqu'à l'héroïsme et dévoués jusqu'au fanatisme, dont, depuis les premiers dangers de sa carrière jusqu'aux suprêmes douleurs de son exil, l'irrésistible prestige de l'homme providentiel fera surgir sans cesse autour de lui le décisif secours ou la consolatrice fidélité.

Le premier de ces séides de dévouements, de ces émules de sacrifice, dont le souvenir reconnaissant du testament de Sainte-Hélène gravera les noms pour l'immortalité, sera un certain Marinaro, natif de Bastelica, pêcheur ou chasseur corse, incorporé dans les volontaires. Il prend place en défendant, au péril de la sienne, la vie du capitaine Bonaparte, en tête de cette liste nombreuse des sauveurs du combat et des compagnons de l'exil, qui se continuera par Muiron, tué à Arcole du coup que sa poitrine n'évita qu'en le recevant à celle du général Bonaparte, jusqu'aux Las Cases, Montholon, Gourgaud, Bertrand.

Rentré à Bonifacio à la fin de février 1795, maigri, hâlé, brisé par les fatigues d'une expédition où il avait fait preuve à la fois, en dépit de tous les obstacles, du sang-froid du capitaine et de l'entrain du soldat, Bonaparte y reçut des lettres et des nouvelles qui ne lui permirent guère le repos, s'il eût été capable d'y aspirer en des circonstances si critiques, et qui le trouvèrent à point à jamais trempé par le baptême du premier feu pour toutes les épreuves de la lutte qui allait être sa vie. Certes, c'étaient de rudes avances de la fortune, et faites pour décourager plus que pour exalter les espérances d'un homme autre que lui, que l'annonce simultanée de la catastrophe du 21 janvier, de l'attitude réactionnaire de Paoli, des mouvements insurrectionnels de la Corse, de la mission du conventionnel Lacombe Saint-Michel, chargé de la première enquête et des mesures préliminaires de la résistance ; enfin de la création de quatre bataillons d'infanterie légère, destinés à remplacer les bataillons de garde nationale dont Bonaparte était encore lieutenant-colonel. On devine, à ce flux d'orageuses nouvelles, l'émotion mêlée d'horreur, de pitié, de crainte, d'espérance qui agita l'âme du jeune Corse, soulevée de tous les frémissements d'une inquiétude patriotique et d'une généreuse ambition[1]. Il ne fut pas longtemps à prendre son parti et à choisir son devoir. Et il n'eut pas besoin, pour trancher le nœud gordien de cette situation compliquée, aux alternatives si dangereuses et si embarrassantes, des excitations et des conseils de ses correspondants de Corse et de Paris, Joseph, Fauvelet, Salicetti, Volney, qui devinant son avenir, l'appelaient, en quelque sorte, à la rescousse de sa destinée. Il s'empressa de rejoindre son bataillon de volontaires nationaux à Corte, où il reçut de la famille Arrighi, parente de la sienne, une cordiale hospitalité, dont les événements abrégèrent la durée.

Le 8 mars 1795, Napoléon Bonaparte reçut son brevet de capitaine-commandant au 4e régiment d'artillerie ; mais, en dépit de cette destination, il demeura en Corse au poste qu'il s'était fixé au milieu même de l'explosion des passions nationales et contrerévolutionnaires dont le feu, attisé sourdement par Paoli et ses adhérents, venait d'éclater. La Corse était divisée en trois partis : les républicains ou les Français ; les Paolistes ou les Anglais ; les Gafforistes ou les Espagnols ; mais la lutte se concentra surtout entre les deux premiers, dont les aspirations correspondaient seules aux forces vives du peuple soulevé. Le premier éclat eut lieu en avril. Le 2, la société républicaine de Toulon, gardienne ombrageuse et sentinelle avancée des intérêts de la révolution, fit dénoncer par Escudier, à la Convention, les tendances de plus en plus suspectes et menaçantes pour la sécurité des patriotes et l'avenir même de l'île, affichées par Paoli, secondé par Pozzo di Borgo et quelques autres partisans de l'indépendance et de la trahison. Les conclusions de la protestation et de la dénonciation du député du Midi, appuyées par La Source, Cambon, Barère, Marat, furent, séance tenante, formulées en un décret, enjoignant à Paoli et à son procureur-syndic de se démettre de leurs fonctions et de venir se justifier à la barre de l'assemblée. Ce décret fut expédié par un courrier extraordinaire, et peu de jours après, Delcher et Salicelli partaient pour la Corse, munis de pleins pouvoirs civils et militaires. En même temps, l'escadre de la Méditerranée recevait l'ordre d'aller prêter main-forte à l'autorité des délégués de la Convention.

Le foudroyant décret trouva Paoli à Calvi et l'étonna sans l'ébranler ; cet ultimatum ne lui arracha même d'abord qu'une assez timide protestation (26 avril) de la pureté de ses sentiments et de la loyauté de ses intentions. Mais il était sur une pente où l'on ne s'arrête plus. L'obéissance c'était la prison, peut-être la mort ; car être accusé de lèse-nation, c'était être déjà condamné. La résistance, c'était peut-être le succès, la gloire, en tout cas le salut. Paoli opta pour ce dernier parti, et quand Napoléon, à son insu, avait l'obscur et héroïque courage de le défendre par la pétition que nous avons mentionnée, Paoli était déjà coupable. La consulte de Corte avait appelé aux armes le peuple corse et arboré l'étendard d'une seconde Vendée, encouragée, comme la première, par les décevantes promesses de l'Angleterre.

Napoléon, cruellement désabusé d'une illusion que Joseph avait cessé de partager le premier, et que Lucien, fidèle compagnon de Paoli, tant qu'il parut fidèle à lui-même, n'abandonna que le dernier, Napoléon dut briser sa plume de malencontreux défenseur d'un homme que tout accusait désormais, et tirer l'épée du fourreau.

C'est de mai à juin 1795 que se placent les dramatiques épisodes de cette lutte entre Napoléon et Paoli, la France et la Corse, la révolution et la réaction, que terminera, pour Napoléon et les siens, l'odyssée d'un heureux exil, car le bâtiment qui porta en France la famille proscrite et fugitive, devait s'arrêter à Toulon, au premier rendez-vous de la fortune à celui qui devait être longtemps son plus illustre favori.

C'est le 15 mai 1795 que les trois commissaires de la Convention, Lacombe Saint-Michel, Delcher et Salicetti, qui n'avançaient dans la voie dangereuse de la répression qu'un pied après l'autre, el n'osaient dépouiller que successivement et avec précaution l'homme encore national et sacré, revêtu de tant de pouvoirs et de tant de prestiges, cassèrent le directoire départemental, sans toucher encore à l'autorité militaire de Paoli ; car essayer de lui retirer son épée, c'était la lui mettre à la main. Le directoire protesta, lit appel de la sentence des triumvirs au suffrage des assemblées primaires, et, pour retremper à sa source son pouvoir contesté, convoqua pour le 26 mai une consulte générale à Corte, tandis que Paoli qui ne voulait point être juge dans ce procès où il était partie, donnait, en se retirant à Rostino, l'exemple d'un désintéressement plus apparent peut-être que sincère. Car il était déjà trop tard pour reculer. Paoli avait trop l'habitude, pour garder la moindre illusion pacifique, de ces réunions corses dont l'exaltation du sentiment national, la contagion de l'exemple, l'électricité du contact font de véritables embrasements d'opinions et d'idées, où s'allument traditionnellement les torches des luttes civiles. Les commissaires de la Convention ne se trompèrent pas à ces apparences et ils ne virent dans la retraite solennelle de Rostino qu'un alibi destiné à couvrir la participation inévitable, fatale, que, par son nom seul et sa présence en Corse, Paoli prenait à l'insurrection, que la consulte avait pour but de légaliser et d'organiser. Pendant que la maison de Paoli, encore inviolable, abritait les conciliabules et les préparatifs de la réaction, pendant que Lucien, le plus jeune des Bonaparte, entraîné sur les pas de l'ancien dictateur par les restes de l'ancienne admiration et l'attrait d'un prestige encore irrésistible, le suivait à Rostino dans l'espoir d'un de ces actes héroïques faits pour justifier l'aveuglement de sa confiance et le courage de sa fidélité, la famille Bonaparte et les familles alliées qui partageaient la conviction et le danger de son dévouement à la révolution et à la France, se réunissaient, se concertaient avec les délégués de la Convention, se multipliaient enfin pour la résistance et la défense contre les attaques prochaines. La signora Letizia, digne mère de tels fils, saisie de nouveau de l'enthousiasme de la lutte, s'y préparait de nouveau avec une virile et martiale résolution ; et l'ancienne amazone, compagne fidèle de Paoli dans la cause sacrée de l'indépendance, désertait avec une sorte d'indignation inspirée, ce drapeau adultère de l'infidélité à la France et de l'union avec l'Angleterre. Épouse, elle avait vu avec raison aux côtés de son mari, armé pour une guerre sacrée, l'honneur et le devoir. Mère, elle voyait avec non moins de raison le chemin à suivre à côté de ses fils. Elle allait, aux deux extrémités de sa jeunesse, illustrer, après sa résistance à la France conquérante et oppressive, son dévouement et sa fidélité à la France devenue la patrie et la liberté.

Dans un conseil de famille présidé par elle, Letizia Ramolino opta nettement pour le parti qu'elle considérait comme seul légitime, et après avoir fixé à chacun son rôle, elle rompit, par le rappel de Lucien, le dernier lien qui rattachait encore à Paoli une famille pour la conquête de laquelle il n'avait négligé aucune prière ni aucune menace, et dont la perte équivalait pour lui à celle d'une armée. Aussi mit-il tous ses soins, fit-il tous ses efforts, dans ce prologue de ruse qui précède toujours le drame de la force, pour neutraliser les ennemis qu'il ne pouvait avoir pour amis, et la première période de la lutte qui devait aboutir à une séparation momentanée semble se concentrer exclusivement entre les Bonaparte, les Giubega, les Gentili, les Casabianca, champions et héros de la révolution et de la France, et les Paoli, les Pozzo di Borgo, les Peraldi, les Colonna di Leca, chefs et représentants du parti contraire.

Dans ce pays, à la fois démocratique et féodal, qui est la Corse, toutes les guerres sont des guerres de clan, et la troupe des paysans et des citadins, serviteurs de la glèbe ou clients de la maison, se range derrière les patrons, comparses obscurs, intrépides fidèles, de la scène qui ne se joue qu'entre acteurs principaux, C'est là ce qui explique le rôle individuel, original, prépondérant des trois frères Bonaparte dans ces manœuvres et ces menées qui précéderont la lutte flagrante, leur influence sur les résolutions des commissaires de la Convention dont ils dirigent la foudre, et l'acharnement de Paoli contre ces trois messagers, orateurs, soldats de la résistance.

Joseph, l'aîné de la famille, avec un zèle, une raison et un succès qui fortifient l'autorité qu'il y exerce et qui ne s'incline que devant les oracles de Napoléon, — proclamé non son chef, mais son futur honneur par la voix mourante de l'archidiacre Lucien, et salué grand homme durant cette prophétique agonie[2], — Joseph, membre du Directoire départemental, puis élu juge à Ajaccio, est à Bastia, où l'appelle Salicetti et où le retiendra Lacombe Saint-Michel, dont il sera le conseil et l'auxiliaire.

Napoléon, délivré, dès le mois de mars, par le licenciement de son bataillon de volontaires, justement suspect à Paoli, des devoirs de ce commandement, se consacre tout entier à préparer la résistance et à lui assurer des places et des munitions. Il se multiplie avec cette sorte d'ubiquité fantastique dont il gardera le secret. Il est tour à tour, et comme en même temps, infatigable, insaisissable et imperturbable, à Corte, à Calvi, à Ajaccio, luttant par l'éloquence de la place publique contre la propagande séparatiste, tentant sur la citadelle d'Ajaccio un audacieux coup de main, parcourant les lieux propres au combat et en gravant la topographie dans son infaillible mémoire, errant dans les îles et les maquis.

Toujours poursuivi en vain par les sicaires de Paoli, et toujours protégé par la Providence qui veille sur lui, il trouve toujours à propos des guides comme le pâtre Bagalino, des amis comme le maire d'Ajaccio, Jérôme Levie, des messagers comme Costa de Bastelica ; tels sont les noms modestes associés à jamais, dans la pensée de Napoléon, à la gloire de ces premiers jours héroïques, dont le souvenir, mêlé à celui de la patrie, faisait palpiter son cœur à Sainte-Hélène et lui dictait ces codicilles, où sa reconnaissance donna l'immortalité aux fidélités propices, aux dévouements courageux, auxquels il dut, dans ces critiques épreuves de mai et de juin 1795, la liberté et peut-être la vie. Car la haine en Corse ne pardonne pas, et à plusieurs reprises Bonaparte se trouva exposé à des dangers plus redoutables que celui de tomber entre les mains des gendarmes de Paoli. Paoli ne voulait qu'un otage, mais il fallait une victime à ce délire de patriotisme qu'il avait déchaîné, et ce n'est que par miracle que Bonaparte errant, poursuivi, proscrit, put échapper aux balles de l'embuscade et au stylet du guet-apens[3].

Pendant ce temps, Lucien, trop jeune pour seconder ses frères dans le conseil ou dans le combat, concourait du moins à la société populaire, dont le jeune élève d'Autun, de Brienne et d'Aix, arraché à la rhétorique par la révolution, était le plus brillant orateur, à leur faire des partisans, et, dès la fin de mai, il partait pour Marseille à la tête d'une députation de ses auditeurs pour chercher à ceux qui lui étaient chers des défenseurs ou des vengeurs. Car il n'y avait plus d'illusions à se faire sur leur sort. Il n'était plus permis de part et d'autre, dans la Corse en armes, que de vaincre ou de mourir. La consulte, convoquée et réunie au couvent de Saint-François, à Corte, avait, après avoir élu Paoli pour présidera, Leonardo pour vice-président et Pozzo di Borgo pour secrétaire, reconnu en principe l'autorité de la France, mais en repoussant, pour ainsi dire, celle de la république, dont elle proscrivait les prêtres constitutionnels et refusait les assignats. Elle créa d'office Paoli généralissime, maintint le Directoire, décida la réorganisation immédiate des quatre bataillons de milice nationale corse, et usant des armes de ses adversaires, déclara suspects et mit au ban du pays les Salicetti, les Bonaparte, les Arena, désignés aux patriotes comme otages ou comme victimes morts ou vifs.

C'était une déclaration de guerre, et pour qu'on ne s'y trompât point, le 3 juin, deux mille insurgés, commandés par Leonetti, neveu de Paoli, attaquèrent Calvi, d'où Arena et le colonel Sinetti parvinrent à les repousser. Partout retentit le cri : Aux armes ! Partout les rochers, les défilés, les forêts fournirent à des postes d'insurgés leur forteresse imprenable et leur inaccessible abri, partout les anciens soldats de l'indépendance, ralliés au nom magique de Paoli, reprirent, avec les anciennes armes, l'ancien fanatisme, disant, dans leur langage énergique et naïf : Viva Paoli !

Che il solo Paoli ci governi !Noi vogliamo tulto cio che vuole !Guai a suoi nemici ![4]

Le lendemain de la consulte du 26 mai, Joseph dit à Napoléon : C'est chose faite, Paoli pense, agit comme un factieux, nous devons rompre avec lui, car dans quelques jours il le deviendra sans doute.

Napoléon approuvait silencieusement, pâle et absorbé par la douleur de ce déchirement et la pensée de l'avenir. C'est alors que Lucien, affranchi de toute illusion, émancipé de toute tutelle, venait se joindre à ses trois frères.

L'ancien chef de notre pays, l'ami de notre père, l'homme que nous admirions, que nous aimions le plus, était d'un côté, la France était de l'autre. Nous nous séparâmes de Paoli[5].

 

Le 21 juin, Delcher et Salicetti, laissant l'autorité aux mains de Lacombe Saint-Michel, s'embarquèrent pour aller rendre compte à la Convention, demander un nouveau mandat et surtout des moyens de l'exécuter.

La vengeance de la république, plus lente que sa justice, se fit quelque peu attendre. Ce n'est qu'à la fin de juillet que Delcher et Salicetti revinrent montés sur une escadre, accompagnés de troupes assez nombreuses, armés enfin des foudroyants décrets du 1er et du 17 juillet, rendus sur le rapport de Barère, organe du Comité de salut public. Mais il était déjà trop tard. L'insurrection était armée, soudoyée, soutenue par la présence d'une escadre étrangère. Paoli échappait à la France, mais ce n'était qu'au prix d'une défection et d'une alliance avec l'Angleterre, de tutélaire bientôt devenue oppressive. Les Corses n'avaient fait que changer de maîtres sans changer de sort. Mais du moins ils avaient pu proscrire les partisans de ceux qu'ils considéraient comme des ennemis. La maison de la famille Bonaparte brûlait encore, et ses membres dispersés, errants, se retrouvaient à grand' peine, sans autres biens désormais que l'honneur, la vie et la liberté, emportés à Toulon sur le vaisseau libérateur de Lacombe Saint-Michel. Il nous reste à raconter cet exode, accepté par madame Bonaparte avec un courage à la romaine, et, clos par un de ces mots héroïques dignes de Plutarque.

Pendant que Lucien, de sa juvénile éloquence, enflammait, à la société populaire de Marseille, les passions généreuses dont devait sortir la délivrance ou la vengeance des siens ; pendant que Joseph, à Bastia, secondait de son concours le plus actif et le plus dévoué les efforts de Lacombe Saint-Michel et y provoquait le ralliement des amis de la France ; pendant enfin que Napoléon poursuivait, à travers les dangers les plus critiques, au milieu de la haine des nobles et des bourgeois réactionnaires, de la sympathie des pâtres et de la protection des bandits, attirés à cette cause hardie par une sorte de fascination naïve, une aventureuse odyssée, Letizia Bonaparte demeurait à Ajaccio.

Là, entourée du fidèle Fesch, de Marianne et de ses sœurs, el de ses deux plus jeunes fils Louis et Jérôme, inquiète de cœur et sereine de visage, suspecte mais respectée, domptant de son intrépide sourire les menaces d'une populace égarée, elle représentait, pour ainsi dire, à elle seule, au milieu de la désertion de ses amis, qu'elle n'avait pas voulu suivre, et de la multitude croissante de ses ennemis, qu'elle n'avait pas voulu craindre, la cause de la France. Une sorte de vénération universelle protégeait, plus efficacement que tous les gardiens, cette femme rendue sacrée par le courage, la vertu, la charité, et devant les colères encore généreuses de la multitude enivrée des anciennes passions de l'indépendance, forte par sa faiblesse même. Idole de la population d'Ajaccio, où il était peu d'hommes et surtout de femmes qui ne lui dussent un exemple ou un service, elle maintenait par cette attitude calme et grave et retrempait parfois par ces témérités dont la sublime folie plaît à la foule, qu'il faut savoir braver à propos, un prestige irrésistible, rival de celui de Paoli lui-même, el contre lequel il ne luttait qu'avec ménagement, aimant mieux, pour sa propre popularité, éloigner une telle femme que la combattre. Mais, sourde aux insinuations de ce genre, aveugle aux dangers croissants de sa situation, madame Bonaparte, oubliant le présent, le cœur au passé, l'esprit à l'avenir, attendait le signal de ses fils, le seul auquel elle voulût obéir, et les laissait sans nouvelles, ne voulant pas mêler les craintes domestiques aux patriotiques sollicitudes qui les absorbaient. Elle regardait d'ailleurs comme un devoir de maintenir à Ajaccio la résistance du groupe d'amis fidèles que son exemple avait électrisés, et de garder intacte l'occasion d'un retour triomphant des siens. Inspirée par cette mâle pensée, elle faisait du fond de son asile de quotidiennes sorties au milieu de la place publique, et un jour on la vit haranguer la multitude et défendre victorieusement par son éloquence et ses reproches le drapeau français, qu'une troupe hostile allait renverser du faîte de l'hôtel municipal d'Ajaccio. Cependant, malgré tout, ce n'était là que gagner du temps, et Paoli, qui n'en voulait point perdre, fomentait dans la ville un soulèvement de ses partisans, avec lequel eût concordé une invasion de ces paysans fanatisés dont se composait surtout son armée. Poussé, d'ailleurs, par des amis moins généreux que lui, qu'alarmait et qu'exaspérait cette neutralité d'Ajaccio, maintenue par une femme assistée de quelques serviteurs courageux comme elle, il venait de donner l'ordre de la faire cesser, de s'emparer, dans madame Bonaparte et sa famille, d'otages précieux, et de les empêcher à jamais de rentrer dans leur maison, en désignant aux torches incendiaires cet asile, plus gênant pour lui qu'une forteresse. 

Le lendemain du jour fatal de l'ordre donné par Paoli, dans le but de faire un exemple capable d'intimider à jamais toute résistance à ses projets, la veille du jour plus fatal encore de l'exécution de cet ordre, madame Bonaparte en fut informée par la fidélité qui veillait autour d'elle en même temps que la trahison. Costa, de Bastelica, le plus intrépide et le plus sagace des clients de sa famille et des courtisans de son adversité, se présenta chez elle furtivement, à la brune, accompagné d'une troupe de gardes du corps improvisés, choisis parmi les gars les plus robustes et les plus déterminés de cette population de chasseurs et de bergers de Bocognano et de Bastelica, toujours errante dans les âpres gorges et les sombres forêts de châtaigniers du Mont-d'Or. Il ne faisait que devancer de quelques instants Tartaroli et Ugo Peretti, chefs de la bande ennemie chargée de faire la famille prisonnière et de saccager-sa maison. Madame Bonaparte, après une courte hésitation-entre des devoirs qui lui semblèrent un moment également impérieux, se décida à donner la préférence à celui du salut et elle se retira, moins pour fuir le danger que pour éviter un crime à ses ennemis et une douleur à ses fils.

Accompagnée de Fesch, entourée de Louis, Marie-Anne et Pauline, elle va chercher à son domaine de Milelli une retraite provisoire. Jérôme et Caroline demeurent à Ajaccio, mais cachés sous le toit de leur aïeule maternelle. Les clefs sont remises à l'intendant Braccini, chargé de procéder au sauvetage des effets les plus précieux et des archives domestiques.

La maison venait à peine d'être évacuée, qu'un détachement de troupes sorti de la citadelle fond sur elle comme sur une proie et se retire en maugréant, après avoir constaté le départ.

Le lendemain, c'était au mois de juin 1795, Tartaroli et Peretti faisaient leur entrée à Ajaccio et trouvaient manqué le but principal de leur expédition. Le soir, l'abbé Coti, procureur-syndic du district, court à Milelli jeter l'alarme et déjouer une surprise déjà concertée entre les chefs de la troupe réactionnaire. La villa ne peut soutenir un siège ; il est trop facile de la tourner ou de la forcer. Le résultat d'une rapide délibération, présidée par madame Bonaparte, est l'abandon de cet asile précaire. Et voilà la famille errant, sous la protection de son escorte, au milieu des ravins de la côte, cherchant à l'horizon la voile libératrice. Après des détours pénibles et plus d'un faux pas dans les fondrières, plus d'un accroc aux broussailles, la troupe fugitive arrête sur les hauteurs d'Aspreto sa course nocturne et installe, sous la garde des paysans fidèles, le fusil au poing, le stylet prêt à sortir de sa gaine, un bivouac passager, au son mélancolique des horloges lointaines frappant les douze coups de minuit, tristes comme des adieux. A une heure, après un court repos sur l'herbe, on reprend la marche haletante à travers les blés de la plaine de Campodiloro, et l'on traverse à gué, sur un cheval de hasard, le torrent de Capitello. Enfin l'on prend pied dans les maquis encore vierges, où la hache fraye un sentier étroit à ces pieds délicats. On allume du feu et l'on s'endort d'un sommeil sans cesse interrompu par des bruits suspects, parfois même par le passage d'une troupe hostile conspirant tout haut, en marchant, la vengeance du lendemain.

Le lendemain, en effet, dimanche, la maison Bonaparte fui livrée au pillage, et les futurs geôliers de la famille Bonaparte, déçus dans leur attente, se vengèrent sur les meubles de la fuite des habitants. On emporta jusqu'aux gonds des portes et des fenêtres. On finit par y mettre le feu, que fit bientôt éteindre la seule crainte d'endommager les maisons patriotes du voisinage.

À ce moment, de l'observatoire de la montagne voisine, la famille Bonaparte, prête à jeter un dernier regard et un dernier adieu à la ville natale et à la maison paternelle, considérait tristement, sur un signe ému de Costa, une haute colonne de flamme et de fumée surgissant du groupe des bâtiments familiers.

Ecco la vostra casa che abbruccia, signora Letizia, disait ce fidèle ami les larmes aux yeux. Voilà, signora Letizia, voire maison qui brûle.

Eh ! che importa ? La redificaremo più bella. Eh ! qu'importe ? Nous la rebâtirons plus belle, répondait stoïquement la courageuse mère. Et elle levait les mains au ciel en criant : Viva la Francia ! Vive la France !

C'est avec ce cri que quelques jours après, la famille vagabonde et proscrite, toujours guidée par le fidèle Costa, faisait à une flottille française, partie de Bastia et arrivant dans les eaux d'Ajaccio, des signaux enfin aperçus. Napoléon, inquiet du sort des siens, avait devancé, dans un chebeck bon voilier, le gros de l'escadre et s'avançant en éclaireur, avait poussé jusqu'à Provenzale, rendez-vous des bergers de sa famille, une pointe de reconnaissance. Là, il avait appris en quelques mots les sinistres nouvelles. Par ses ordres, un messager courant à Bastelica en rapportait le lendemain l'assurance de l'heureuse fuite des siens. Mais en l'attendant Napoléon veillait, sans se douter que la haine de ses ennemis lui préparait, à Provenzale même, un dernier guet-apens auquel il n'échappa qu'en se jetant à la mer, et en essuyant une fusillade dont la mitraille du chebeck punit l'agression.

Recueilli à bord, Napoléon fait mettre la voile au vent du côté du golfe d'Ajaccio, où il entre grelottant, mais oubliant, pour ne songer qu'aux siens, le danger qu'il vient de courir. La Providence lui ménageait, en échange de tant de traverses, la compensation d'une agréable surprise. Sur la côte, un point noir qui se divise s'agite, grossit. Le cœur de Napoléon palpite. Il fait signe de stopper. Plus de doute ! On hèle le canot. On s'approche. Ce sont des voix amies ; bien plus, des voix les plus chères de toutes. Napoléon a distingué celle de sa mère, qui l'a reconnu de loin et qui, insensible au malheur, s'évanouit presque de joie entre les bras de Costa. Napoléon impatient se jette à la mer. On s'embrasse, on pleure, on rit à la fois. Tout est oublié. Un dernier regret au passé : Adieu, Corse ! Et maintenant à la grâce de Dieu qui fait l'avenir. Vive la France !

La famille une fois recueillie à bord du chebeck qui la conduisit à Calvi, chez les Giubega, où devaient la rejoindre Jérôme et Caroline, Costa remercié comme il devait l'être, Coti embarqué à bord de la frégate du commissaire de la Convention, Napoléon, qui ne voulait pas partir sans avoir essayé de reprendre Ajaccio, concerta une attaque par terre, combinée avec une attaque par mer. Mais les frégates françaises, dispersées par le gros temps, menacées par la flotte anglaise, signalée à l'horizon, purent à peine s'embosser sous le feu trop bien nourri de la citadelle. Napoléon se trouva deux jours dans la position la plus critique, abandonné dans la tour de Capitello qu'il avait voulu occuper avec une poignée de soldats et une pièce de canon, à court de munitions et de vivres, et attendant bravement des renforts, tout en tenant en respect, par des volées intermittentes de mitraille, les assiégeants intimidés. A peine une embarcation put-elle fendre la houle et s'approcher de la côte, qu'il en reçut, non l'avis du débarquement attendu, mais l'ordre de se replier immédiatement sur l'escadre, que le représentant du peuple Lacombe Saint-Michel tenait à mettre à l'abri des boulets rouges de la citadelle. Napoléon obéit et évacua la tour, qu'il fit sauter, et dont la ruine éventrée est demeurée la dernière trace de son passage dans celle Corse qu'il ne devait plus revoir qu'en passant une fois, au retour d'Égypte.

 

 

 



[1] Dans un de ces premiers moments qui électrisent les âmes ardentes et font sentir le besoin de s'épancher, il dit à Ortoli, un de ses capitaines : Si tu pouvais lire au fond de mon cœur, et voir de quoi s'enivre mon âme, tu me traiterais de téméraire ou d'insensé ; je m'abstiens de te le dire, parce que j'ose à peine me l'avouer à moi-même. (Nasica, p. 245.)

[2] Telle est la version qui semble plausible, — quoique contrariant un peu les termes sans restriction du récit du Mémorial, qui n'admet ni partage ni réserve, — des Mémoires de Joseph. § Ier, p. 17 et p. 117.

[3] Nous n'avons pu que résumer rapidement le récit de ces vicissitudes et de ces pérégrinations dont on trouvera les détails dans Bégin, Histoire de Napoléon, de sa famille et de son époque, t. I, p. 307 à 325 ; dans Coston, p. 257 et suivantes, mais surtout dans Nasica, p. 246 à 255. Les Mémoires de Lucien et de Jérôme sont peu abondants et peu précis sur ce point.

[4] Vive Paoli ! Que le seul Paoli gouverne ! Nous voulons tout ce qu'il veut ! Malheur à ses ennemis !

[5] Mémoires de Lucien, t. I, p. 27.