Acte de baptême de Napoléon. — Contenance de Napoléon à cette cérémonie. — Enfance et première éducation domestique de Napoléon. — Sa reconnaissance envers sa mère. — Caractères de son influence sur son fils. — Camilla Ilari. — L'archidiacre Lucien. — L'oncle Fesch. — Le pâtre Bagalino. — Napoléon général et vainqueur à huit ans. — Les frères et sœurs de Napoléon. — La famille Bonaparte se rallie à la cause française. — Les Marbeuf. — Premier voyage en France de Napoléon. — Le collège d'Autun. — L'École militaire de Brienne. — Portrait de Napoléon adolescent. — Pichegru. — Bonaparte en pénitence. — Le P. Dupuy. — Le P. Patrault. — Premiers camarades de Bonaparte. — Phélippeaux. — Bourrienne. — Première communion. — La première couronne. — Le maître d'écriture de Napoléon. — Le chevalier de Kéralio. — Son rapport sur Napoléon Bonaparte. — Bonaparte est désigné le premier pour l'École militaire de Paris. — Ses compagnons de promotion.L'an mil sept cent soixante-onze, le vingt-un juillet, ont été faites par moi, soussigné, économe, les saintes cérémonies et les prières sur Napoléon, fils né du légitime mariage de M. Charles-Marie — fils de Joseph Buonaparte — et de dame Marie-Letizia, sa femme, lequel avait été ondoyé à la maison, avec la permission du très-révérend Lucien Buonaparte, étant né le quinze août mil sept cent soixante-neuf. Ont assisté aux saintes cérémonies, pour parrain, l'illustrissime Laurent Giubega de Calvi, procureur du roi, et, pour marraine, la dame Gertrude, épouse du sieur Paravicino. Présent le père. Lesquels ont signé ci-dessous : Jean-Baptiste Diamante, économe ; Laurent Giubega ; Gertrude Paravicino ; Charles Buonaparte. Tel est l'acte de baptême de Napoléon, qui avait, par conséquent, deux ans à l'époque de cette cérémonie et y assista avec une intelligence, une gravité et une volonté précoces. Nous n'éviterons pas de raconter cette anecdote en nous plaçant sous les auspices de nos considérations de début, corroborées, chaque fois que nous cherchons un approbateur et un auxiliaire par les plus illustres conformités[1]. D'une telle enfance, rien ne doit sembler puéril à l'histoire. Napoléon avait vivement senti la solennité de la cérémonie ; il s'en était montré pénétré et avait insisté pour que tous les assistants demeurassent à genoux comme lui. Il essuya avec une surprise mêlée d'humeur, mais qu'il sut contenir, l'épreuve de l'aspersion symbolique, dont il devinait le sens expiatoire et purificatoire. Mais son calme se changea en mécontentement et l'énergique manifestation en troubla l'auditoire, quand il vit le célébrant se diriger vers la marraine qui portait dans ses bras une petite sœur, Marie-Anne, qu'on baptisait en même temps — et qui mourut peu de jours après —, et la soumettre à la même ablution. L'enfant fit un geste de désapprobation, motivée, sans doute, par l'impression désagréable que la fraîcheur de l'eau bénite et l'âcreté du sel allaient causer à la bambina, et comme le prêtre souriant ne tenait compte de la muette injonction, il s'élança vers lui pour l'arrêter, mais l'eau avait déjà coulé, et Napoléon n'eut d'autre ressource que de mêler les éclats de sa colère enfantine aux gémissements du nourrisson. Ce signe d'un caractère énergique et passionné, n'était pas le seul ni le premier. Et de bonne heure le père, le grand-oncle l'archidiacre, et la mère, orgueilleuse à la fois et inquiète de ces symptômes de l'esprit de principauté, sentirent la nécessité d'une éducation sévère, d'une perpétuelle vigilance et d'un frein permanent. Toute la sollicitude de la famille se concentra, d'un unanime accord, sur cet enfant privilégié et prédestiné dans lequel semblait s'être incarné le génie et l'avenir des Bonaparte, et qui grandit au milieu de cette auréole de préférence dont ses frères n'étaient point jaloux. C'est dans cette éducation de Napoléon, dans la culture de ses instincts héroïques, dans le mélange de fermeté et de douceur indispensable pour réprimer sans la froisser les écarts de cette nature ombrageuse, dans ce chef-d'œuvre, enfin, d'apprivoisement d'une enfance indomptée, sauvage et farouche comme celle d'un jeune poulain, que Letizia Ramolino déploya un génie d'intuition, de direction, de persévérance qui fait pâlir toutes les autres devant sa gloire maternelle et qui l'associe justement à l'immortalité de son fils. Napoléon lui dut l'habitude de l'obéissance, si nécessaire à celle du commandement, le sentiment du devoir, le respect de la règle, l'amour du bien, le culte du beau, l'aspiration au grand. Il lui dut cette moelle de lion dont furent nourries ses premières années. Il reconnut plus tard, avec une éloquente émotion, le sacrifice de cette prédilection féconde et le bienfait de cette éducation sans erreur, sans faiblesse, sans faute. C'est à ma mère, à ses bons principes que je dois ma fortuné et tout ce que j'ai fait de bien. Je n'hésite pas à dire que l'avenir d'un enfant dépend de sa mère. A Sainte-Hélène il ajoutait : Madame-mère avait un grand caractère de la force d'âme, beaucoup d'élévation et de fierté. Elle veillait avec une sollicitude qui n'a point d'exemple sur les premières impressions. Les sentiments bas étaient écartés, flétris. Elle ne laissait arriver à ses enfants que ce qui était grand et élevé. Elle avait de l'horreur pour le mensonge, pour tout ce qui était l'apparence d'une inclination basse. Elle savait punir et récompenser ; elle tenait compte de tout à ses enfants. Heureuse et bénie à jamais la mère digne d'un tel hommage ! Nous l'avons souvent dit, et ne nous lasserons pas de le répéter, parce que le jour où cette vérité sera honorée comme elle mérite de l'être, une noble et salutaire émulation s'emparera de la famille. Mais, sachez-le bien, un bon fils, car tout le monde ne peut prétendre à la grandeur, est la récompense d'une bonne mère. Enfants, ne l'oubliez pas, c'est dans le cœur de votre mère qu'est la source de vos vertus. Il n'est pas de grand homme qui n'ait eu une grande mère. Cette maxime devrait être gravée au fronton de tous les foyers domestiques, pour apprendre aux enfants à respecter le bienfait d'une mère, pour apprendre aux mères à respecter et à cultiver cet inconnu des âmes d'enfant qui peut être le génie et la gloire. S'il est permis d'exprimer : à propos d'une éducation maternelle ainsi honorée d'un immortel Magnificat, un reproche ou un regret, c'est qu'elle ait été exclusivement intellectuelle et morale, portée encore plus vers le grand que vers le beau, vers la gloire que vers le devoir, par des exemples et des préceptes inspirés par un idéal de vertu antique, profane, romain. La mère de Napoléon, qui avait traversé en homme, presque en soldat, l'épreuve de feu des discordes civiles et de la lutte pour la patrie, était d'une énergie de caractère qui ne laissait que peu de place à la tendresse. Les sources vives de son cœur de femme semblaient s'être non desséchées, mais dérobées sous les précoces expériences de sa vie si accidentée. L'unique roman de son existence avait été cette odyssée militante à la suite de son mari, où elle avait en quelque, sorte, sans rien perdre de la beauté, de la pudeur et de la grâce de son sexe, virilisé son âme. Elle connaissait peu la faiblesse des larmes. Elle devait porter, sans être même effleurée par la douleur de ces enfantements répétés, toujours calme, fière, sereine, le fardeau d'une maternité treize fois féconde. Par une telle femme Napoléon fut élevé, non pas comme un héros de Plutarque — car, par une exception singulière, il semble n'avoir connu que très-tard, peut-être même avoir toujours ignoré ce livre, bréviaire ordinaire de la jeunesse des grands hommes —, mais comme un fils de la Rome consulaire, en vue unique de la grandeur et de la gloire, sans ces tempéraments de tendresse, sans ces inspirations d'humanité qui mêlent la douceur à la force et le dévouement à l'ambition. Il faudra plus tard la solitude, la méditation, la pauvreté, le malheur et les larmes secrètes des douleurs précoces pour adoucir en le trempant ce caractère tout d'une pièce, en émousser les rudesses natives et faire de l'acier du fer. Le grand danger de ces éducations absolues, c'est qu'elles ne laissent qu'une issue à la vie. Si le début est manqué, tout est perdu, et Napoléon eût été le Gracque de cette Cornélie, s'il n'eût été César. Napoléon eut pour nourrice une bonne paysanne corse, au beau type souriant, au sang pur, habile à le bercer, heureuse à le caresser, dont il garda toujours le meilleur souvenir. Cette femme, au nom de bon augure, s'appelait Camilla Ilari, qui ne se doutai l pas qu'elle donnait le sein à un futur empereur et qu'elle aurait un jour dans son histoire la ligne biographique des figures domestiques et des serviteurs fidèles, un coin de bas-relief au piédestal de la statue[2]. De l'enfance de Napoléon proprement dite, il ne demeure, en fait d'anecdotes authentiques, rien de bien saillant. Ses études premières furent assez négligées, comme si on se fût douté qu'une telle terre pouvait demeurer impunément en jachère, prête qu'elle était à racheter une stérilité passagère par des miracles de fertilité et de prodigieuses moissons. On s'occupa donc surtout dépolir et d'assouplir ce caractère étrange, aux longues stagnations, entrecoupées de subites tempêtes, aux précoces mélancolies mêlées de courtes et brûlantes joies, moitié neige et moitié volcan. C'est Napoléon qui nous a raconté lui-même la plupart de ces éruptions de sa première fougue, avide de lutte et de commandement ; c'est lui aussi qui nous a révélé l'abandon systématique où l'on laissa son intellectuel pour s'occuper surtout de son moral, soit qu'on craignît pour sa santé, avec une organisation aussi ardente, le duel prématuré de l'esprit et du corps, soit qu'on ait pensé fort justement que la première éducation doit précéder la première instruction, et qu'il importe de pétrir le caractère avant de façonner l'intelligence, surtout quand on a affaire à des natures richement douées, capables d'attendre la semence, qui s'y aigrirait, inopportunément jetée. C'est donc à peine si on dégrossit des premières leçons ce bloc de marbre abrupt. C'est l'archidiacre Lucien, son grand-oncle, hôte de la maison et commensal de la famille, qui lui enseigna le catéchisme et l'histoire sainte ; c'est l'oncle Joseph Fesch — plus lard cardinal Fesch —, issu du second mariage de la mère de Letizia Ramolino avec un capitaine suisse au service de Gênes, qui fut son maitre d'écriture, mais non de calligraphie. Tout semble s'être borné là, et ces premiers éléments inculqués, ces premiers freins posés, on semble avoir laissé l'enfant aller de lui-même. Il était d'abord volontaire, capricieux, turbulent. La tante Mammuccia Caterina, dont il était le favori, dame Saveria, sa gouvernante, qui en raffolait, suggérèrent l'idée toute féminine de le mettre dans un pensionnat de petites filles, où son caractère se dépouillerait de ces natives rudesses, de ces premières aspérités par le contact et l'exemple de l'ingénuité, de la pudeur, de la douceur d'un autre sexe. Napoléon ne fit que traverser les jeux de ces compagnes dont la robe l'humiliait. Et il fallut bien vite le ramener aux garçons qu'il pouvait ranger en ligne, commander, électriser, mettre aux prises avec un coup d'œil, un sang-froid et une intrépidité remarquables. Il avait sur tous ses compagnons un ascendant marqué dont il se rendait compte et dont l'hommage ne l'étonnait pas. Il ne souffrait pas de rebelles dans sa propre famille, et en dépit de sa qualité d'aîné, Joseph dut plus d'une fois passer sous le joug. Nous avons sur ce point les propres aveux de l'Empereur. Je ne fus qu'un enfant obstiné et curieux. Rien ne m'imposait, ne me déconcertait ; j'étais querelleur, lutin ; je ne craignais personne. Je battais l'un, j'égratignais l'autre, je me rendais redoutable à tous. Mon frère Joseph était battu, mordu, et j'avais porté plainte contre lui, quand il commençait à peine de se reconnaître. Bien m'en prenait d'être alerte ; maman Letizia eût réprimé mon humeur belliqueuse ; elle n'eût pas souffert mes algarades. Sa tendresse était sévère ; elle punissait, récompensait indistinctement. Mon père, homme éclairé, mais trop ami des plaisirs pour s'occuper de notre enfance, cherchait quelquefois à excuser nos fautes. — Laissez, lui disait-elle, ce n'est pas votre affaire, c'est moi qui dois veiller sur eux. Mais la sollicitude maternelle avait beau être vigilante et attentive, elle ne pouvait réprimer tous les écarts de cette suprématie parfois tyrannique que Napoléon s'arrogeait sur ses camarades par le droit du plus habile plus encore que du droit du plus fort ; car, déjà confiant dans la simple manifestation de son génie naissant, l'enfant, grave et hautain, ne mettait guère la main au combat. Il laissait les plus braves et les plus fidèles autour de lui, fiers de son choix, se commettre aux hasards des mêlées brutales. Lui, placé sur quelque point central, il dirigeait l'attaque ou la défense, plus soucieux du succès, de l'action et du résultat de sa stratégie que du vain honneur de montrer un courage dont on ne doutait pas. Ces aptitudes stratégiques, cet art précoce de combinaison, Napoléon, enfant, l'imagination enivrée des traditions du patriotisme corse avec lesquelles le berçait le soir le pâtre Bagalino, compagnon de son père dans les derniers combats de l'indépendance, recherchait et trouvait les occasions d'en donner des preuves qui donnèrent à sourire et qui donnèrent à songer aussi à plus d'un des spectateurs de ces exercices de courage, de ruse et de force, de ces petites guerres significatives entre enfants qui seront des hommes. On raconte qu'à peine âgé de sept à huit ans, Napoléon dirigea une expédition des enfants de la ville d'Ajaccio contre d'autres enfants habitant les faubourgs. Les faubouriens battaient les citadins. Napoléon, qui était de la ville, voulut mettre un terme à cette humiliation. On le vit, pendant toute une saison, disciplinant d'abord les siens, les aguerrissant par de prudentes escarmouches, leur rendant la confiance en eux-mêmes, par une suite d'heureuses opérations, puis enfin risquant une bataille rangée dans un lieu choisi par lui, où l'avantage du terrain et celui des munitions, les cailloux, se trouvèrent du côté des citadins. Ce qui fut beaucoup remarqué, c'est que Napoléon refusa d'employer contre les borghigiani, les faubouriens, un vrai petit canon qu'il avait. Les borghigiani manquaient de canon. Il ne voulait vaincre qu'à armes égales[3]. Pour achever ce tableau trop rapidement brossé — mais une histoire si vaste, si profonde et si variée ne supporte pas la minutie et les pourlèchements hollandais — de la famille et de la première enfance de Napoléon, en nous réservant d'ailleurs d'y ajouter de temps en temps quelque touche nouvelle, nous devons grouper autour de cette figure lumineuse et absorbante, dans la pénombre domestique, ces visages fraternels auxquels le reflet de la gloire napoléonienne fera une gloire et que le plus grand homme des temps modernes associera à son immortalité. Ces compagnons et ces compagnes d'enfance que la fécondité bénie de Letizia Ramolino multiplia autour du fruit préféré de ses entrailles ; ces frères et sœurs, un moment au nombre de treize, réduits à huit par la mort, auxquels Napoléon donnera un jour un trône à côté du sien et une nuée dans son apothéose, c'étaient d'abord : Joseph (1768), l'aîné par l'âge, qui de bonne heure accepta d'être le cadet en tout le reste, acceptant de bonne grâce une supériorité devant laquelle il fallait plier ou rompre ; Lucien (1775) ; Louis (1778) ; Jérôme (1784), et les trois filles, venues successivement entremêlées aux trois derniers frères, quand la sève de ce tronc robuste, affaiblie, mais non épuisée par toutes ces pousses masculines, n'eut plus que des virilités intermittentes et y mêla la fleur au fruit et la grâce à la force : Élisa (1777), Pauline (1780), Caroline (1782). De ces sept frères et sœurs de Napoléon, il n'en est pas un qui n'ait fait honneur, par quelques-uns des traits de beauté, d'intelligence et de charme, réunis dans l'enfant privilégié, à l'origine commune. Tous furent marqués du sceau de prédilection de cette race choisie et trahirent par un parfum indélébile le vase d'élection d'où ils étaient sortis. Tous furent remarquables par l'intelligence et le caractère et, effacés sans être éclipsés par la gloire prépondérante de l'astre de la maison ils demeurèrent ses dignes satellites gravitant non sans honneur autour de lui. L'histoire des frères et sœurs de Napoléon se trouve intimement liée à la sienne, dont elle varie, sans la troubler, la puissante unité. Nous ne séparerons pas ce que le sang et la gloire ont uni, et nous dirons en leur temps les vicissitudes de ces vies secondaires, mais belles encore, leur faisant la place de l'anecdote dans l'histoire. Nous leur réservons les coins elle second plan de notre sujet, pour leur partager inégalement, mais impartialement les rayons échappés de la lumière centrale. Nous avons dit que Charles de Buonaparte et sa famille, en raison île leurs antécédents, de leur influence maîtresse, avaient été, dès les premiers jours de l'occupation définitive et de la pacification qui la suivit, l'objet légitime des prévenances et des égards d'une conquête qui voulait se faire pardonner, à force de bienfaits, le crime de son origine et dont le joug ne pouvait que gagner à l'exemple de tels adhérents. Les fiers Buonaparte, rebelles aux menaces, ne résistèrent pas aux habiles caresses d'une domination qui respectait leurs droits, tenait compte de leur rang, se montrait empressée à les dédommager de leurs sacrifices et offrait à leur nom, éclipsé dans la résistance par la gloire de Paoli, les occasions et les avantages du premier rang dans la fidélité. De bonne heure, entre le chef de la famille dompté par l'expérience, gagné par l'intérêt, homme élégant et lettré que la France attirait et qui n'avait pas cru devoir prolonger au delà de la lutte une hostilité qui n'était plus dans son cœur, et entre les gouverneurs qui se succédèrent dans l'île, les relations, naturellement nouées par une mutuelle estime, se resserrèrent progressivement, et la nouvelle patrie offrit au père de famille, justement préoccupé de l'avenir, les ressources de son éducation et de sa protection. Une dernière circonstance où Charles de Bonaparte — nous francisons maintenant son nom —, l'ancien chef des bandes patriotes, l'éloquent orateur de la consulte extraordinaire de Corse, se montra ami aussi loyal qu'il avait été loyal ennemi, lui gagna à jamais les bonnes grâces reconnaissantes de M. de Marbeuf, pour lequel il prit hardiment parti contre la rivalité jalouse de M. de Narbonne-Pelet. Un moment écrasé, le parti de M. de Marbeuf triompha enfin d'imputations calomnieuses, grâce aux efforts d'une députation de la noblesse des États de Corse, inspirée et dirigée par Charles de Bonaparte. Toute la famille et tous les amis du lieutenant général, défendu, réhabilité, vengé, grâce aux plaidoyers de cet avocat local, se firent un devoir de contribuer au payement de la dette de sa reconnaissance. De là cette protection pleine de sollicitude des Marbeuf et des Brienne étendue depuis ce jour sur la famille de ces nobles clients, les Bonaparte, protection légitime, naturelle et irréprochable, comme un mutuel échange de services et de bons procédés. De là, en vue du crédit de l'archevêque de Lyon, M. de Marbeuf, qui avait la feuille des bénéfices, la destination de Joseph aux honneurs du clergé et la tournure spéciale donnée à son éducation, subitement déviée de son but par la Révolution. De là l'entrée de Joseph de Napoléon et de Lucien au collège d'Autun et ensuite des deux derniers à l'école de Brienne. De là l'admission d'Élisa à Saint-Cyr ; enfin, de là ces relations tutélaires de la jeunesse de Bonaparte et de ses frères avec les Marbeuf, les Brienne, les Sémonville, et le crédit d'un nom célèbre en Corse, mais obscur en France, qui ouvrit les écoles à leur ignorance et les salons à leur isolement : inappréciables et providentiels bienfaits de la destinée favorable que Napoléon n'oublia jamais et qu'il reconnut en protégeant à son tour les descendants de ses protecteurs et en leur faisant une place jusque dans le testament de Sainte-Hélène. C'est le 15 décembre 1778 que Napoléon, qui n'avait pas encore atteint sa dixième année, accompagna en France son père, député de la noblesse corse. Ils passèrent par Florence, où l'illustration de son nom et son origine toscane leur valurent une audience du grand-duc Léopold et une lettre de recommandation pour la reine Marie-Antoinette, sa sœur. Le père laissa son fils au collège d'Au Lun, où il passa trois mois et demi (du 1er janvier au 15 avril 1779) à émousser un peu son accent italien, à se former aux premiers éléments de la langue française et à attendre une vacance à l'école militaire de Brienne, où Charles Bonaparte, appuyé par tout le crédit des Marbeuf, sollicitait pour lui une place, ayant refusé la bourse qui lui avait été d'abord accordée à l'école inférieure de la Flèche. Le registre d'entrée à l'école militaire de Brienne-le-Château, en Champagne, tenue par le P. Berton, sous-principal, porte cette mention laconique sur 'élève du roi, qui devait être roi à son tour. Napoléon de Buonaparte est entré à l'Ecole militaire de Brienne-le-Château, à l'âge de neuf ans, huit mois, cinq jours. Il y a passé cinq ans, cinq mois, vingt-sept jours, et en est sorti à l'âge de quinze ans, deux mois, dix jours, pour se rendre à l'Ecole militaire de Paris. C'est l'histoire, toute domestique et sans autres événements que ceux du drame intérieur, de bonne heure si agité dans une telle âme, de ces cinq ans, cinq mois, vingt-sept jours qu'il nous faut esquisser rapidement, nous attachant surtout à exposer les indices et les caractères de cette première phase d'initiation et de formation, de la période d'incubation souterraine et de fermentation mystérieuse de ce volcan de passions et d'idées qui devait éclater, dix ans plus tard, sur le monde. A Brienne comme à Autun, cet enfant étrange et sauvage, ami précoce de la solitude et de la réflexion, étonna les maîtres et les élèves et leur inspira d'abord plus de surprise que de sympathie. En dépit de son air grave et décent, il prêtait par certains côtés au ridicule, avec sa gaucherie d'aiglon effarouché, ses fiertés, ses brusqueries, son accent métallique, son orthographe esclave naïve de la prononciation, et son énigmatique écriture. Il y avait en lui quelque chose d'un sphinx dépaysé, qui faisait rire les camarades et réfléchir les maîtres plus observateurs. Napoléon passa donc par toutes les épreuves de la malignité écolière, et il dut, malgré lui, recevoir sa bienvenue ironique en une grêle de plaisanteries à brûle-pourpoint, ou de réticences moqueuses, de grimaces, de lazzi, tribut habituel de la légèreté française, à tout ce qui l'étonné. Il semble avoir patiemment supporté, déjà indifférent aux injures vulgaires et absorbé d'ailleurs par les âpres mélancolies du dépaysement, cet orage épigrammatique qui dura peu. Deux ou trois réparties qui dénotaient un adversaire capable de se défendre et même d'attaquer à son tour, cette attitude digne et ferme, indice d'un caractère à ménager, et bientôt, la confusion du premier abord dissipée, les éclairs d'intelligence et de sagacité dont s'anima cette jeune tête marmoréenne, tous ces signes précurseurs, et ce je ne sais quoi de grand qui était déjà en lui, gagnèrent au réservé, mais au studieux et soumis Bonaparte la sympathie des plus généreux parmi ses camarades, et la sollicitude des plus intelligents parmi ses maîtres. On respecta cette noble tristesse, faite de douleurs patriotiques et de domestiques regrets, et qui semblait porter le double deuil de la famille absente et du pays déchu. On admira cette constance, cette patience, cette ténacité d'une volonté qui se domptait elle-même, et qui se portait à l'étude avec une sorte de martial élan et d'héroïque ardeur. On cessa de rire de l'accent italien de cet enfant au profil dantesque, maigre, pâle et chétif, dont le regard semblait aller bien au delà du présent et que commençait à dévorer l'impatience ambitieuse de l'avenir dont il gardait jalousement la prescience. Corps dont l'âme usait le fourreau, maigreur faite de sobriété et de travail, pâleur dont la flamme de l'idée, comme une lampe à travers les parois de l'albâtre, faisait rayonner la lividité : il y avait dans cet élève noble, pauvre, fier, laborieux, silencieux, rangé, soumis, doué pour les mathématiques de l'aptitude géniale de sa race, et portant, dans les conceptions scientifiques, ce mélange d'imagination et d'exactitude qui agrandit l'horizon de l'esprit sans lui rien faire perdre de sa portée, il y avait une sorte de mystérieux prestige qui le fit bientôt épargner, regarder, écouter. Et l'hommage d'une sorte de précoce respect, tut bientôt assuré, parmi cette folle et malicieuse mais généreuse jeunesse, à la supériorité prématurée de l'esprit et du caractère de celui dont ou avait les premiers jours, travesti en sobriquet de : la paille au nez le prénom fatidique : Napolione. C'est à Brienne, Napoléon l'a remarqué plus tard lui-même, qu'eut lieu, sous les influences que nous venons d'analyser, la première transformation de son tempérament, de son caractère et de son esprit. L'enfant, vif, turbulent, fantasque, alerte, rebelle, et en dépit de tout quelque peu gâté, non par la mère, qui avait reconnu de bonne heure la nécessité d'un frein, qui le considérait avec un mélange de crainte et d'espérance, et qui était parfois tentée de préférer l'aîné, le beau, le sage, le doux Joseph ; mais par tout l'entourage des serviteurs et des vieilles filles-tantes, cet enfant-là se montra tout à coup grave, réservé, soumis, laborieux, mais d'une susceptibilité ombrageuse et d'une sensibilité profonde. Les traits distinctifs de cette physionomie intellectuelle et morale dont le charme impérieux devait peu à peu gagner ses maîtres et conquérir ses camarades, étaient la patience dans la force, la douceur dans la tristesse, l'énergie de la volonté et la curiosité ambitieuse de l'esprit. Il semblait suivre lentement mais sûrement une voie tracée, dont il ne sortait pas. Ses progrès furent continus, mais sans trompeurs et décevants éclats. Il devint peu à peu un des meilleurs élèves de l'école de Brienne, mais n'en fut jamais le prodige. C'est à peine si quelques circonstances caractéristiques et prophétiques, en le faisant sortir de la réserve modeste dont il s'enveloppait, trahirent pour quelques yeux attentifs les sourdes fermentations de cette nature puissante et découvrirent le volcan de son esprit et l'abîme de son cœur. Son exaltation demeura longtemps stagnante. Pichegru seul, son maître de quartier et son répétiteur, semble avoir deviné, dès l'école de Brienne, les promesses de cette intelligence encore voilée de rêverie, et les menaces de cette ambition qui ne semblait encore que le désir d'apprendre et la volonté de savoir. Quand plus tard le crime et le malheur de sa destinée eurent mis le général, gagné par les ennemis de la France, entre l'alternative de corrompre ou de combattre Bonaparte, il n'hésita pas à voir en lui un adversaire et non un complice : N'y perdez pas votre temps, dit-il à ceux qui songeaient à tenter ces suggestions qu'il sentait aussi imprudentes que stériles, je l'ai connu dans son enfance ; ce doit être un caractère inflexible ; il a pris un parti, il n'en changera pas. Napoléon en effet, avait donné, durant cette période de gestation et d'incubation, où son génie ne se révéla que par de rares éclairs et se fit deviner plutôt que reconnaître, quelques témoignages caractéristiques de cette énergie, de cette décision, de cette ténacité qui ne souffraient point de compromis, et alarmaient plus tard, à bon droit, Pichegru devenu coupable. À deux on trois épreuves on put voir en lui, dans l'élève même, le maître futur, incapable de certaines obéissances et de certaines résignations, et préférant rompre que plier. Un jour, le maître de quartier, brutal de sa nature, sans consulter les nuances physiques et morales de l'enfant, le condamna à porter l'habit de bure et à dîner à genoux à la porte du réfectoire ; c'était une espèce de déshonneur. Napoléon avait beaucoup d'amour-propre, une grande fierté intérieure ; le moment de l'exécution fut celui d'un vomissement subit et d'une violente attaque de nerfs. Le supérieur, qui passait par hasard, l'arracha au supplice en grondant le maître de son peu de discernement, et le P. Patrault, son professeur de mathématiques, accourut, se plaignant que, sans nul égard, on dégradât ainsi son premier mathématicien[4]. Le collège militaire de Brienne-le-Château était desservi par les religieux minimes de Champagne. Parmi ces bons et savants pères, Napoléon eut pour maîtres préférés le P. Patrault, professeur de mathématiques, et le P. Dupuy, sous-prieur, professeur de belles-lettres, dont il fut l'élève favori. Il dut surtout, au point de vue littéraire, beaucoup au second, prêtre admirable, d'une science et d'un goût bénédictins, d'une modestie et d'une douceur angéliques, qui polit, avec une sollicitude toute paternelle et un amour-propre d'artiste, le marbre de cette intelligence abrupte, dont il avait pénétré les ressources, et, retiré à Laon, demeura avec Bonaparte en correspondance jusqu'en 1789, encourageant et corrigeant ses premiers essais littéraires. Le bon religieux fut récompensé de ce zèle et de ce dévouement par le succès de ses soins, et le bonheur de jouir, avec son élève devenu général et consul, de l'aurore de cette immense fortune à laquelle il avait contribué. Le Mémorial contient sur ces premiers maîtres de Napoléon, surtout sur le P. Patrault, quelques détails intéressants que nous allons reproduire après les avoir d'avance complétés, en rendant la place qui lui appartient à cette vénérable et charmante figure du P. Dupuy, le mentor littéraire de Bonaparte, alors qu'il s'essayait à écrire l'histoire avant de la faire, et se dédommageait par les mâles plaisirs de l'idée de l'attente de l'action. Napoléon a marqué en même temps de quelques traits profonds le signalement moral de son adolescence et l'énergie avec laquelle accentuèrent la phase intérieure que nous avons décrite, les premiers troubles et les premiers frémissements de la puberté[5]. A l'âge de puberté, Napoléon devint sombre, morose ; la lecture fut pour lui une espèce de passion poussée jusqu'à la rage ; il dévorait tous les livres. Pichegru fut son maître de quartier et son répétiteur. Pichegru était de la Franche-Comté et d'une famille de cultivateurs. Les minimes de Champagne avaient été chargés de l'École militaire de Brienne ; leur pauvreté et leur peu de ressources attirant peu de sujets parmi eux, faisaient qu'ils n'y pouvaient suffire ; ils eurent recours aux minimes de Franche-Comté ; le P. Patrault fut un de ceux-ci. Une tante de Pichegru, sœur de la charité, le suivit pour avoir soin de l'infirmerie, amenant avec elle son neveu, jeune enfant auquel on donna gratuitement l'éducation des élèves. Pichegru, doué d'une grande intelligence, devint, aussitôt que son âge le permit, maître de quartier et répétiteur du P. Patrault, qui lui avait enseigné les mathématiques. Il songeait à se faire minime. C'était là toute son ambition et les idées de sa tante ; mais le P. Patrault l'en dissuada, en lui disant que leur profession n'était plus du siècle, et que Pichegru devait songer à quelque chose de mieux ; il le porta à s'enrôler dans l'artillerie, où la révolution le prit sous-officier. On connaît sa fortune militaire ; c'est le conquérant de la Hollande. Ainsi, le P. Patrault a eu la gloire de compter parmi ses élèves les deux plus grands généraux de la France moderne. Plus tard, ce P. Patrault fut sécularisé par M. de Brienne, archevêque de Sens et cardinal de Loménie, qui en fit un de ses grands vicaires et lui confia la gestion de ses nombreux bénéfices. Lors de la Révolution, le P. Patrault, d'une opinion politique bien opposée à son archevêque, n'en fit pas moins les plus grands efforts pour le sauver, et s'entretint à ce sujet avec Danton, qui était du voisinage ; mais ce fut inutilement, et l'on croit qu'il rendit au cardinal le service, à la manière des anciens, de lui procurer le poison dont il se donna la mort pour éviter l'échafaud. Napoléon ne conservait qu'une idée confuse de Pichegru ; il lui restait qu'il était grand et avait quelque chose de rouge dans la figure. Il n'en était pas ainsi à ce qu'il paraît de Pichegru, qui semblait avoir conservé des souvenirs frappants du jeune Napoléon... Parmi les camarades que Napoléon distingua à l'École de Brienne, et dont il fit plus tard ses compagnons, il faut citer Desmazy, Gudin, Nansouty, Phélippeaux, qui devait se trouver son ennemi et son rival heureux au siège de Saint-Jean-d'Acre. Singulière coïncidence que celle de ces deux destinées, unies par un commun enseignement, une jeunesse amie, puis implacablement séparées par les hasards de la Révolution, qui placèrent dans deux camps ennemis deux officiers si bien faits pour se comprendre, pour se soutenir, et qui ne purent que se combattre. Saint-Jean-d'Acre fut le fatal rendez-vous où se dénouèrent, dans un duel héroïque à coups de canon, dont Phélippeaux fut le vainqueur et la victime, les relations intimes, commencées dans la fraternité de l'étude et l'émulation des succès de collège. Bourrienne, le premier secrétaire intime, plus tard le biographe jaloux de Napoléon, se trouva aussi du nombre de ses camarades et familiers d'enfance. Je suis resté constamment, dit-il[6], avec lui dans la classe des mathématiques, où, selon moi, il était incontestablement le plus fort de l'École. J'échangeais quelquefois avec lui, contre des thèmes et des versions, dont il ne voulait absolument pas entendre parler, la solution des problèmes que l'on nous donnait à résoudre, et qu'il trouvait sur le champ avec une facilité qui m'étonnait toujours. C'est vers le milieu de l'année 1782 que Napoléon fit, sous la direction du P. Charles, sa première communion. Il accomplit ce grand acte, couronnement de l'initiation religieuse, dont le souvenir solennel embaume toute la vie, avec la logique de son esprit, la gravité de son caractère, la pureté d'une âme à la fois précoce et novice, qui devinait l'expérience sans la devancer, la fierté d'un cœur qui se donne et qui sait son prix. Après cette halte d'hommage devant le joug du Seigneur, Napoléon, un peu rasséréné et pacifié par l'influence vivifiante et salutaire de ce pacte d'union entre la créature et le créateur, qui dévoile devant les premiers pas de l'homme dans la vie le rassurant horizon de la Providence, se porta de nouveau vers l'étude, le travail, la méditation, avec l'impatient élan de la virilité naissante. C'est à ce moment qu'il se fait comme une éclaircie dans les nuages de son caractère, et que sa nature, longtemps repliée, éclate débarrassée de ses nœuds, en une fleur tardive et courte de jeunesse, de vivacité, d'alacrité imprévues. Napoléon, toujours grave et discret, cesse d'être triste et muet, et ses premiers succès, justifiés par un incontestable talent et acceptés par lui avec cette joie plus sympathique que l'orgueil, font succéder, à l'éloignement de la plupart de ses camarades, réconciliés avec sa supériorité adoucie, une sorte de popularité. C'est de cette époque heureuse (1783), où il reçoit sa première couronne des mains de madame de Montesson, que date la période d'épanouissement et d'éclat, de cette adolescence disgraciée, triomphant enfin des premières crises de l'éducation, apprivoisé à nos mœurs, à notre langue, à nos idées, délivré des dernières rudesses corses, en proie à ces délices du travail victorieux, à la fois lumière et chaleur de l'âme, il s'écrie, avec une sorte d'enthousiasme reconnaissant : Pour ma pensée, Brienne est ma patrie. Il naît à l'espérance, il pardonne à la France devenue maternelle, il s'enivre de ce vin généreux de l'histoire. Il goûte la gloire dans ses commencements, si fiers et si doux. Ma tête alors commençait à fermenter, a-t-il dit plus tard lui-même, de cet état de mâle volupté que donne à l'esprit la conscience de sa force naissante. J'avais besoin d'apprendre, de savoir, de parvenir. Je dévorais les livres. Bientôt, il ne fut bruit que de moi dans l'école ; j'étais admiré, envié ; j'avais la conscience de mes forces ; je jouissais de ma suprématie. Cette suprématie n'était pas sans quelques lacunes du côté de la prononciation, à laquelle Napoléon ne s'assouplit que progressivement, de l'orthographe, dont les subtilités et les irrégularités l'étonnaient, et surtout de l'écriture. L'habitude de noter avec rapidité, de croquer l'idée au vol et de suppléer à l'inégalité de la phrase pédestre, dans sa lutte avec la pensée ailée, avaient déjà déformé l'écriture ordinaire mais distincte qu'il tenait de Joseph Fesch, et qui se transforma de plus en plus en une sorte de cursive abréviative, sténographique et presque cabalistique, prochain désespoir de ses secrétaires. Napoléon convenait de bonne grâce de cette infériorité calligraphique. Un jour, dans les premiers jours de l'Empire, un homme de mise modeste se présente dans ses antichambres et parvient non sans peine à être introduit. —Qui êtes-vous ? lui demande l'Empereur, avec ce geste bref et ce regard scrutateur faits pour déconcerter le fâcheux le plus aguerri et le plus opiniâtre solliciteur. — Sire, je suis votre ancien professeur d'écriture. C'est moi qui ai eu l'honneur de donner pendant quinze mois des leçons à Votre Majesté. — Et vous avez fait un bel élève, répondit l'Empereur, moitié souriant, moitié fâché, je vous en fais mon compliment. Excusez-moi si je ne vous reconnaissais pas. Le pauvre cuistre, tout penaud, n'en fut pas moins congédié avec une pension. En 1783, Napoléon fut un de ceux que le concours d'usage désigna à Brienne pour aller achever son éducation à l'Ecole militaire de Paris. Le choix était fait annuellement par un inspecteur qui parcourait les douze écoles militaires. Cet emploi était rempli par le chevalier de Kéralio, officier général, auteur d'une Tactique, qui avait été le précepteur du présent roi de Bavière, dans son enfance duc de Deux-Ponts. C'était un vieillard aimable des plus propres à cette fonction. Il aimait les enfants, jouait avec eux après les avoir examinés, et retenait avec lui, à la table des minimes, ceux qui lui avaient plu davantage. Il avait pris une affection toute particulière pour le jeune Napoléon, qu'il se plaisait à exciter de toutes les manières. Il le nomma pour se rendre à Paris, bien qu'il n'eût peut-être pas a l'âge requis. L'enfant n'était fort que sur les mathématiques, et les moines représentèrent qu'il serait mieux d'attendre à l'année suivante ; qu'il aurait ainsi le temps de se fortifier sur tout le reste ; ce que ne voulut pas écouter le chevalier de Kéralio, disant : Je sais ce que je fais ; si je passe par-dessus la règle, ce n'est point ici une faveur de famille, je ne connais pas celle de cet enfant ; c'est tout à cause de lui-même ; j'aperçois ici une étincelle qu'on ne saurait trop cultiver. Le bon chevalier mourut presque aussitôt ; mais celui qui vint après, M. de Regnaud, qui n'aurait peut-être pas eu sa perspicacité, exécuta néanmoins les notes qu'il trouva, et le jeune Napoléon fut envoyé à Paris[7]. Les notes officielles du chevalier de Kéralio, toutes concluant à la promotion, furent plus réservées que ses discours, et ne témoignent pas du même engouement. Elles sont ainsi conçues : M. DE BUONAPARTE (Napoléon), né le 15 août 1769, taille de quatre pieds dix pouces dix lignes. De bonne constitution. Excellente santé. Caractère soumis. Il a fait sa quatrième. Honnête et reconnaissant. Sa conduite est très-régulière. Il s'est toujours distingué par son application aux mathématiques ; il sait passablement l'histoire et la géographie. Il est faible dans les exercices d'agrément. Ce sera un excellent marin. Mérite de passer à l'école de Paris. C'est sur ces propositions que, le 1er septembre 1784, Napoléon fut admis dans la compagnie des cadets gentilshommes établis en l'École royale militaire de Paris, et entretenus aux frais du roi. Il arriva à Paris, le 22 octobre 1784, avec MM. de Montarby, de Comminge, de Castrie et de Bellecourt, ses camarades de promotion dont il était le premier. Napoléon avait alors un peu moins de quinze ans. A la bibliothèque, où il prenait presque toutes ses récréations, où sous l'ombrage du chêne de la cour de Brienne qui abrita ses premières méditations, il avait déjà lu Homère, Hérodote, Pausanias, Polybe, Arrien, Diodore de Sicile, Strabon, César, Tite Live, Quinte-Curce, Tacite, Bossuet, Rollin, Vertot, Saint-Real, Voltaire, et, dans la belle langue où résonne le si, appris par cœur les plus beaux morceaux du Tasse et de l'Arioste. À ce jeune rêveur, nourri d'antiquité, il demeurait à apprendre la vie, et à boire à la mamelle de cette rude nourrice le lait des forts, aux fécondes amertumes. |
[1] Esclave des souvenirs de son enfance, l'homme obéit toute sa vie sans s'en douter aux impressions qu'il a reçues dans son jeune âge, aux épreuves et aux influences auxquelles il a été en butte. (Idées Napoléoniennes.)
[2] Le 20 fructidor an XII (7 septembre 1804) Portalis écrivait à l'Empereur : Sire, le curé de Saint-Agricol d'Avignon me transmet une lettre de dona Camilla Ilari, qui s'annonce comme ayant été la mère nourrice de Votre Majesté, et qui arrive de Corse pour être témoin des prodiges de son auguste nourrisson. Je m'empresse de faire parvenir à Votre Majesté cette dépêche, qui intéressera son cœur, si l'exposé de la dame Ilari est véritable. Il l'était, car Napoléon la fit venir, lui fit le meilleur accueil, s'amusa beaucoup des saillies de sa naïveté. Elle assista au couronnement et eut du pape une audience de plus d'une heure et demie. Elle était extrêmement dévote. Son mari, caboteur de l'île, valait moins qu'elle. Il était paresseux et débauché, et une des grandes sollicitudes de l'Empereur fut d'empêcher la petite fortune qu'il constitua à sa nourrice de devenir, en tombant dans le domaine de la communauté, la proie des dissipations de son mari. Il y eut procès, et l'Empereur rédigea en faveur de sa nourrice un mémoire qui n'est pas la moins curieuse de ses œuvres. La question n'était point sans intérêt, les libéralités successives de l'Empereur n'ayant pas constitué moins de cent vingt mille francs de biens fonds en Corse à la dame Ilari, dont il avait fait une petite grande dame, disait-il en souriant, à qui l'impératrice Joséphine avait donné des diamants, et à qui lui-même avait assuré la propriété de la plus belle vigne de son patrimoine ; cette vigne de l'Esposala, fameuse dans les fastes vinicoles de l'île, et qui avait été à lui-même sa seconde nourrice, son revenu fournissant aux dépenses de l'écolier de Brienne et même du lieutenant Bonaparte. Elle devait aussi hériter, de la famille Ramolino, de la maison patrimoniale de Napoléon. (Voir le Mémorial de Sainte-Hélène, édition de 1842, t. II, p. 57.)
[3] Rapetti, Biographie générale (Didot). — Nasica, Mémoires sur l'enfance de Napoléon, etc. Paris, 1852, in-8°.
[4] Mémorial, t. I, p. 62.
[5] Mémorial. Propre dictée de Napoléon.
[6] Mémoires de Bourrienne, t. Ier.
[7] Mémorial (Dictée de Napoléon), t. I, p. 64.