Marie persiste à revendiquer sa couronne et sa liberté. — Sa captivité est une captivité militante. — La tyrannie justifie la conspiration. — La lutte eût pu âtre victorieuse si Marie eût été moins généreuse et moins confiante. — C'est Marie qui sauve Murray de la ruine et de la mort. — Le duc de Norfolk est flatté et trompé par le régent d'Écosse. — Ses délations causent la disgrâce du duc et le transfèrement de Marie du château de Bolton à celui de Tutbury. — Fruits amers des illusions de Marie. — Affaiblissement de son parti en Écosse. — Elle est transférée de Tutbury à Winckfield. — Double mouvement, catholique et anglais, en faveur de Marie Stuart. — Un groupe de grands seigneurs, en tête desquels est Leicester, favorise son mariage avec le duc de Norfolk. —Négociations entamées par l'évêque de Ross en vue d'un accommodement entre Marie et Élisabeth. — Fureur de la reine d'Angleterre quand elle apprend que les projets de mariage entre le duc de Norfolk et Marie, après son divorce avec Bothwell, sont favorisés par ses propres courtisans. — Opposition de Murray à ce projet et rejet insultant, par une Convention composée à son gré, des ouvertures hypocrites d'Élisabeth en vue d'une restauration de Marie. — Rupture de Lethington avec Murray. — Élisabeth, malgré l'exécution par Marie des conditions préliminaires de leur accord, refuse d'aider à son rétablissement. — Murray fait exécuter Paris, serviteur de Bothwell, et cherche à compromettre, au moyen de sa confession altérée, Lethington en Écosse, Marie en Angleterre. — Il livre à Élisabeth les lettres confidentielles du duc de Norfolk. — Arrestation du duc. — Insurrection des comtés du Nord. — Avortement sanglant de cette insurrection. — Marie est transférée de Winckfleld à Tutbury, et de Tutbury à Coventry. — Négociations entamées par Élisabeth avec Murray tendant à la remise de Marie entre ses mains. — La mort tragique du régent interrompt ces négociations. — Bothwellhaugh. — Élisabeth pleure son meilleur ami. — Marie pardonne à la mémoire de son persécuteur. — Lethington et Kirkcaldy de Grange passent définitivement au parti de la reine. — Guerre civile en Écosse. — Intervention des troupes anglaises, malgré les protestations de Marie et de la France. — Ravages exercés par le comte de Sussex. — Protestations stériles de la France. — Bulle d'excommunication fulminée par le pape Pie V contre Élisabeth. — Ruine du parti de la reine en Écosse. — Acharnement déployé contre les Hamilton. — Régence du comte de Lennox. — Marie est transférée de Tutbury à Chatworth. — Elle y soutient des conférences avec Cecil et Mildmay, envoyés d'Élisabeth, chargés de l'amuser par des négociations décevantes d'accommodement. — Son énergie, sa souplesse, ses sacrifices. — Marie est transportée à Sheffield où elle doit demeurer quatorze ans. — Elle y tombe malade. — Élisabeth profite des objections dilatoires de Morton, délégué du régent Lennox, pour rompre les conférences ouvertes à Chatworth et dont Marie espérait sa réintégration ou tout au moins sa liberté. — Kirkcaldy de Grange convoque à Saint-André une assemblée des lords fidèles. — Surprise de Dumbarton. — L'archevêque de Saint-André est pendu par ordre du régent Lennox. — Saisie à Dumbarton de papiers qui mettent Élisabeth sur la voie des négociations secrètes nouées par Marie et le duc de Norfolk avec l'Espagne. — Une inspiration de Kirkcaldy de Grange. — Surprise de Stirling. — L'intervention du comte de Mar change en déroute la victoire du comte de Huntly et des Hamilton. — Mort de Lennox. — Régence du comte de Mar. — Il renonce au siège d'Édimbourg et n'attend rien que de l'influence anglaise. — Plan de l'évêque de Boss pour la délivrance de Marie. — Projet d'une invasion espagnole combinée avec une insurrection anglaise. — Voyages et négociations de Ridolfi. — Prétentions espagnoles. — Irrésolution du duc de Norfolk. — Découverte de la conspiration. — Arrestation du duc de Norfolk. — Son procès. — Son exécution. — Marie menacée est épargnée, en apparence, par Élisabeth. — Traité de Blois entre la France et l'Angleterre. — Morton livre à Élisabeth le comte de Northumberland, trahi par son hôte et prisonnier depuis deux ans à Lochleven. — Son exécution. — Contre-coup, en Angleterre, en Écosse, de la Saint-Barthélemy. — Mission de Killegrew en Écosse pour reprendre, avec le comte de Mar, les négociations secrètes entamées successivement avec ses deux prédécesseurs pour livrer Marie A ses sujets rebelles. — La mort mystérieuse du comte de Mar, attribuée au poison, rompt les pourparlers de cet odieux marché. — Régence du comte de Norton. — Sa tyrannie. — Guerre civile implacable. — Les Hamilton traitent, découragés, avec le régent. — Il ne reste au parti de la reine que Kirkcaldy de Grange et Lethington. — Appui précaire de la France. — Siège d'Édimbourg par Morton et Drury. — Résistance héroïque et désespérée. Reddition de la citadelle d'Édimbourg. — Mort volontaire de Lethington. — Morton fait pendre Kirkcaldy de Grange. — Douleur de Marie. — Elle touche au découragement. — Elle arrive à la résignation. — Elle essaye d'adoucir et d'apprivoiser la farouche Élisabeth. — Petites lettres et petits présents. — Passe-temps de Marie à Sheffield. — Son goût pour les chiens et les oiseaux. — Blessures du cœur de Marie. — Ingratitude précoce de son fils. — Mort du cardinal de Lorraine. — Henri III succède à Charles IX, renouvelle le traité de Mois et remplace M. de la Mothe-Fénelon, comme son ambassadeur à Londres, par Castelnau de Mauvissière, moins favorable à Marie. — Le duc de Guise prend la direction de la Ligue. — Représailles de Catherine de Médicis. — Walsingham succède comme secrétaire d'État à Cecil, lord Burleigh est nommé grand trésorier. — Marie se décide à une lutte suprême et désespérée. — Circonstances qui l'y encouragent. — Fin de la tyrannie de Morton. — Sa disgrâce. — Son arrestation. Son procès. — Sa mort sur l'échafaud. — Mort de Bothwell. — Sa confession disculpe Marie de toute responsabilité dans le meurtre de Darnley dont il se reconnaît l'auteur. — Mort de la comtesse de Lennox. — Sa réconciliation avec Marie. — Ses lettres et ses présents touchants. — Marie réhabilitée cherche à vaincre ou à mourir. — Le duel entre Élisabeth et elle devient un duel sans merci. — Grâce aux pièges de Walsingham, c'est le bourreau qui sera le champion d'Élisabeth.Marie Stuart, nous l'avons vu, maintenant énergiquement, à travers de rares et passagères défaillances, plutôt physiques que morales, son droit contesté, n'avait pas voulu, dans les conditions les plus faites pour excuser une telle concession, se soumettre à la suzeraineté d'Élisabeth, ni abdiquer en faveur de l'usurpation. Elle avait persisté et devait persister jusqu'à son dernier soupir, à réclamer sa couronne et sa liberté. La vie d'une telle prisonnière, on le comprend, n'a donc rien des pauvretés et des monotonies d'une détention résignée. C'est une lutte sourde, c'est un drame étouffé. Le récit de sa captivité est donc intéressant et varié comme le cinquième acte d'une tragédie qui se dispute au dénouement. C'est ainsi que nous la verrons, sans se décourager jamais, profiter de toute occasion d'invoquer son droit méconnu, faire appel, après les déceptions de la protection illusoire d'Élisabeth, à l'intervention de l'Espagne et de la France, chercher, maille à maille, une issue au filet dont elle est enveloppée, et donner à l'histoire et à la postérité le spectacle de l'innocence intrépide, infatigable, imperturbable, se débattant sans cesse sous les liens d'une persécutrice couronnée. Marie ne se reposera désormais que dans la mort. Et cette reine militante, indomptable, ne trouvera qu'au cercueil le sommeil auquel elle rougirait de se laisser tomber, vaincue, mais non soumise, et refusant jusqu'au bout à la fortune, qui a rendu irréparable sa déchéance matérielle, sa déchéance morale. Quelques historiens ont essayé de la blâmer de cette obstination qui plia, mais ne rompit jamais, et qui survécut à la ruine même des dernières espérances. Nous ne serons pas de ceux-là, et nous reconnaîtrons que jamais talion ne fut plus excusable, et que jamais provocation plus odieuse ne justifia mieux le droit de légitime défense[1]. Que Marie ait, usant des seuls moyens qu'on ne put lui retirer, conspiré contre sa geôlière, cela n'est pas douteux. Qui pourrait lui en faire un crime ? A ceux qui luttent pour leur droit et leur liberté, et auxquels on ferme toute issue légale, auxquels on interdit tous les champs de bataille publics, il demeure la lutte occulte, les armes mystérieuses du salut, et les complots sacrés de l'innocence cherchant des alliés. Pendant dix-neuf ans d'injuste captivité, Marie allait donc lutter, supérieure, par le courage et la vertu, à des ennemis qui n'avaient contre elle que l'avantage de la fortune et de la force. Et c'est ce duel exemplaire, tout à son honneur, que nous allons esquisser brièvement, avant de la conduire au tragique tombeau, glorieusement conquis. Dès le milieu de décembre 1568, Marie, avertie des menées d'Élisabeth pour la garder en Angleterre, maintenir le pouvoir à Murray et se faire livrer le jeune prince comme un gage de sa domination sur l'Écosse, avait recommencé un combat dont l'issue eût pu être encore victorieuse pour elle, si sa générosité et sa confiance n'eussent paralysé, comme toujours, le dévouement des siens, et si elle eût eu affaire à des adversaires dignes d'elle. Elle avait nommé pour ses lieutenants en Écosse le duc de Châtellerault et les comtes de Huntly et d'Argyle. Elle avait ranimé les dévouements qui lui demeuraient, malgré tout, fidèles. Et le régent, sans ressources, sans argent, sans amis, ne serait rentré en Écosse que déshonoré par les proclamations des partisans de la reine prisonnière, et que mort sous leurs poignards vengeurs, si l'intervention de Marie ne l'eût sauvé, par un scrupule qu'il ne méritait pas, de cette inévitable expiation. Les nouvelles répandues en Écosse contre lui ajoutèrent encore à la haine que lui portaient ses ennemis. Les habitants des frontières, ceux du Liddisdale, des comtés de Berwick et de Dumfries, résolurent de lui faire expier, à son passage, sa tyrannie en Écosse et sa honteuse conduite en Angleterre, si toutefois les Anglais le laissaient sortir de leur pays. Parmi les seigneurs admis à vérifier ses preuves, le plus grand nombre, persuadés de l'innocence de Marie et de la culpabilité de ses accusateurs, l'avaient pris en haine, à cause de sa lâcheté et de sa fourberie. Le duc de Norfolk, qui avait eu à souffrir de sa perfidie, les comtes de Northumberland et de Westmoreland, tous deux catholiques ; étaient particulièrement animés contre lui. Aussi laissèrent-ils s'organiser, si même ils n'y prêtèrent la main, un complot contre sa vie et celle de ses compagnons. C'était prés de North-Allerton que le régent devait être intercepté par les Norton, les Mackenfield et leurs vassaux, et probablement mis à mort avec aussi peu de pitié qu'en avaient montré les ennemis de Riccio et de Darnley[2]. Murray aux abois détourna le coup par une nouvelle perfidie. Il chercha à regagner les bonnes grâces du duc de Norfolk et jusqu'à celles de la reine par un repentir affecté, avide, disait-il, de réparer le mal qu'il avait fait. Norfolk le crut, lui confia le secret de ses ambitions, de ses espérances, de sols double projet de délivrer la reine et de l'épouser, reçut ses encouragements hypocrites, et communiqua à Marie ses illusions. Maintenant, lui avait-il dit en terminant l'entretien où fut scellé le pacte de cette imprudente alliance, comte de Murray, vous avez ma tête entre vos mains. Marie, rendue méfiante par le malheur et l'expérience, refusa d'agréer les ouvertures de Murray, transmises par Robert Melvil, avant qu'il n'eût donné de sa bonne foi un gage incontestable : sa délivrance et sa restauration. Mais Norfolk avait trop d'intérêt à être convaincu pour n'être pas plus crédule. Le duc de Norfolk, traitant désormais le régent comme son meilleur ami, lui fit obtenir d'Élisabeth un prêt de 5.000 livres ; et sur son ordre, les épées, qui n'attendaient qu'un signal pour tremper du sang du traître le sol des frontières anglaises, rentrèrent dans le fourreau. En même temps, Marie, renouvelant la faute qu'elle avait commise déjà deux fois à la prière d'Élisabeth, licenciait l'insurrection déjà organisée par ses partisans. Murray, qui devait son salut à l'intervention du duc de Norfolk et de Marie, s'empressa de récompenser ce bienfait par la plus perfide ingratitude, en compromettant par ses délations le duc, dès ce moment disgracié, et la reine dont les amis, le duc de Châtellerault, lord Herries, l'évêque de Ross, furent retenus à Londres, et dont la prison fut resserrée. Dès le 26 janvier 1569, par un froid rigoureux, par des chemins couverts de neige et de glaces, elle fut elle-même, sur l'ordre impatient d'Élisabeth, transférée en litière avec lady Livingston au château de Tutbury, où elle n'arriva qu'après dix jours de fatigues et de souffrances peu ménagées. C'était une vieille forteresse royale, froide, humide, à moitié délabrée et située dans un pays triste et insalubre ; elle était entourée de murs épais et d'un large fossé ; on n'y pénétrait que par un pont-levis que défendaient plusieurs tours armées de canons. Marie y fut reçue par le comte et la comtesse de Shreswbury, qui étaient chargés de lui faire les honneurs de leur lugubre bastille, à peu près comme un geôlier est chargé de faire les honneurs de sa prison. Le comte était courtois et bienveillant, quoique soupçonneux et dévoué aux caprices d'Élisabeth. Mais Marie devait trouver, plusieurs fois, dans le caractère méchant de la comtesse, une aggravation aux rigueurs de sa captivité[3]. A peine Marie était-elle enfermée à Tutbury, que les illusions et la crédulité du duc de Norfolk portèrent leurs fruits amers en attendant les fruits sanglants. Murray jeta le masque, publia, sous le nom du jeune roi, son pupille, une proclamation infamante pour la reine, approbatrice pour lui, convoqua les chefs du parti fidèle à une réunion de réconciliation à Glasgow (13 mars 1569), entama avec eux des pourparlers, à la condition d'un désarmement réciproque, condition qu'ils exécutèrent seuls, enfin obtint par la crainte l'adhésion des uns, et paralysa les autres par la déloyauté et la violence. Le 10 avril, il faisait arrêter et emprisonner lord Herries et le duc de Châtellerault, et réduisait à la soumission les comtes d'Huntly et d'Argyle, qui, incapables de lutter seuls et sans appui, durent renoncer à compromettre, par une résistance inutile, la cause même qu'ils voulaient servir. Alors eurent lieu, de la part de Murray et de son parti déchaîné, de telles représailles, de telles exactions, de telles cruautés, qu'elles provoquèrent une réaction inévitable, dont Murray devait être la victime et Marie la dupe. Élisabeth ne répondait aux plaintes de cette dernière que par de nouvelles rigueurs. Elle venait, sans motif aucun et uniquement parce qu'elle ne voulait pas que sa rivale pût jamais reposer sa tête, de la faire transférer de Tutbury à Winkfield, dans le comté de Derby[4]. Elle ne put empêcher un double mouvement en faveur de sa prisonnière, qu'elle précipita par les mesures mêmes prises pour le paralyser. En diffamant Marie Stuart, Élisabeth et Cecil avaient espéré la rendre inhabile à succéder à la couronne d'Angleterre. La reine, qui se défiait de ses droits à cause du défaut de sa naissance, pensait être délivrée par là des terreurs que lui causaient les titres de sa rivale, et le ministre, préparer les voies aux enfants du comte de Hertford, dont il était le tuteur, et dont il appuyait secrètement les prétentions au trône. Ils furent l'un et l'autre trompés dans leurs calculs. Aussitôt après les conférences, il se forma un parti puissant pour renverser Cecil et faire reconnaître les droits de Marie Stuart[5]. Dans ce parti inspiré par l'ambition et la jalousie plus que par la raison et la pitié, entrèrent, entre autres, Throckmorton et le favori d'Élisabeth, Leicester lui-même. Cecil, menacé, attendit que l'orage fût passé, et, reconnaissant la situation dangereuse pour son crédit, fit patte de velours au duc de Norfolk, dont l'état de l'Europe était fait pour encourager les prétentions autant que pour réduire ses adversaires à la patience et au silence. Le duc d'Albe, en effet, avait soumis les insurgés des Pays-Bas, et le duc d'Anjou venait de gagner la bataille de Jarnac. Le catholicisme triomphait sur le continent, et ceux qui le professaient en Angleterre supportaient en frémissant le joug d'une longue oppression, et n'attendaient qu'un signal de délivrance. Aidés de cette situation, les nobles, ligués contre Cecil, auraient peut-être triomphé des résistances de leur reine, s'ils s'étaient contentés de la ruine du secrétaire. Mais ils travaillaient en même temps au mariage du duc de Norfolk avec Marie Stuart, et se proposaient, après qu'il serait conclu, de faire reconnaître cette princesse comme héritière de la couronne d'Angleterre. C'était attaquer Élisabeth dans la partie la plus sensible de son égoïsme, et réveiller toutes ses jalousies et toutes ses terreurs[6]. Cependant le projet faisait son chemin, et, fort de l'adhésion définitive du duc de Norfolk, d'abord hésitant à engager une lutte qui pouvait se dénouer par la guerre civile et l'échafaud, recrutait l'accession des lords Pembroke, Arundel, Lumley et de plusieurs autres seigneurs puissants. En même temps arrivait à Londres l'évêque de Rosa, porteur d'une sorte d'ultimatum suppliant, où Marie demandait à sa royale sœur de la rétablir sur le trône ou de la laisser en liberté chercher d'autres appuis. Cette requête était appuyée sur un projet écrit de traité, dont les principales stipulations portaient : ratification du traité d'Édimbourg de 1560, en échange de la réserve des droits successoraux de Marie au trône d'Angleterre, en cas de décès d'Élisabeth sans enfants légitimes ; traité d'alliance entre l'Angleterre et l'Écosse, lequel serait approuvé par les États des deux royaumes et confirmé par les deux reines. Pour être agréable à la reine d'Angleterre, Marie consentait, en outre, à pardonner à ses sujets rebelles, à la condition qu'ils rentreraient dans le devoir, lui rendraient son fils, les forteresses qu'ils occupaient, ses joyaux dont ils s'étaient emparés et les biens qu'ils avaient confisqués. Le meurtre du roi devait être poursuivi, et les coupables ou complices punis conformément aux lois du royaume. Enfin l'entrée de l'Écosse était interdite à Bothwell, et un procès de divorce serait instruit d'après l'avis de la noblesse. Aussitôt ces articles acceptés par les parties contractantes, Marie devait être renvoyée dans ses États avec une escorte honorable, et tous les' actes contraires à ses droits devaient être annulés. Si ce projet de traité contenait pour Marie plus d'un sacrifice pénible, il donnait du moins satisfaction à ses ambitions et à ses espérances les plus impérieuses ; il lui rendait du moins le trône et la liberté. Mais il heurtait en cela doublement le dessein secret de l'implacable Élisabeth, de ravir à jamais l'un et l'autre à sa rivale. C'est à peine si, même humiliée et enchaînée, elle se résignait à la laisser vivre. Et on lui proposait de la laisser partir, de la laisser régner ! A quoi auraient donc servi tant d'efforts contraires ? A quoi étaient donc utiles les subterfuges et les artifices s'ils ne contribuaient psi à la préserver de rendre sa proie ? Mais on allait bien voir que là où ses conseillers se trompaient, Élisabeth était infaillible, et qu'elle était inflexible là où ils fléchissaient. Élisabeth mit donc toutes les ressources de son astucieux génie en œuvre pour arriver à son but : ou obtenir par la contradiction des conditions plus avantageuses, ou rompre une négociation qui avait le tort de chercher à réparer ce qu'elle voulait précisément rendre irréparable. Les négociations, auxquelles Murray feignit de se prêter, commencèrent quand des contre-propositions rédigées par Leicester, et écrites de sa main, eurent complété les éléments du débat. Leicester avait ajouté à ces contre-propositions, à l'insu d'Élisabeth, un dernier article, d'après lequel Marie devait, renonçant à tout mariage avec un prince étranger, s'engager à épouser le duc de Norfolk, qui était le premier et le plus noble seigneur du royaume. Ce projet fut envoyé à Marie avec une lettre très-affectueuse, signée de Leicester et contresignée par les autres partisans du mariage, qu'ils recommandaient non moins vivement que lui, et qu'ils promettaient de soutenir. Dans la situation où se trouvait Marie, un mariage avec le duc de Norfolk, ainsi proposé par la noblesse, offrait d'immenses avantages. C'était à la fois la réfutation des calomnies de Murray, son rétablissement sur le trône d'Écosse et la reconnaissance de ses titres à celui d'Angleterre[7]. Marie sentit ces avantages, et résolut de leur sacrifier sa légitime répugnance pour de nouvelles noces. Mais, résignée à sortir du veuvage pour chercher le bonheur dans une quatrième épreuve, elle voulut mettre toutes les chances de son côté ; et, se souvenant de l'opposition qui avait commencé de troubler son union avec Darnley, elle réclama l'assentiment de la reine d'Angleterre. Ce témoignage de déférence mettait Marie à l'abri de tout soupçon. Leicester fortifia encore le projet par l'adhésion des deux ambassadeurs de France et d'Espagne, de Cecil lui-même. Il se hasarda alors à faire, au sujet de l'accommodement et de sa consécration matrimoniale possible, une démarche qui provoqua de la part d'Élisabeth une explosion de fureur et de reproches qu'elle réprima d'ailleurs bientôt, dès qu'elle eut trouvé le moyen de rompre un projet si maladroitement blessant pour son orgueil et pour sa haine, et peut-être déjà d'en punir le principal auteur. Dans le fait, cet auteur c'était autant Murray, qui avait le premier éveillé l'ambition de Norfolk et profité de ses illusions, que Norfolk lui-même. Mais Élisabeth haïssait Norfolk depuis qu'il aimait Marie ; elle avait trouvé injurieux cet accord impatient qui disposait de sa couronne de son vivant, et qui unissait deux fiancés, dont l'un était à sa quatrième femme et l'autre à son quatrième mari, dont l'un était surtout son sujet, dont l'autre était sa prisonnière. Le duc avait été, en effet, très-pressé et plus impatient que sage. Sachant que l'Espagne cherchait à le supplanter, que plusieurs seigneurs catholiques, et particulièrement les comtes de Northumberland et de Westmoreland, lui préféraient Philippe II, et à défaut de ce prince, le vainqueur de Lépante, que déjà des propositions à ce sujet avaient été faites plusieurs fois à l'ambassadeur d'Espagne, il avait cherché, par un engagement prématuré, à s'assurer sa royale conquête. Marie, qui se voyait entrer, par ce mariage, en possession de la couronne d'Angleterre, après sa cousine, n'avait pas su résister à tant d'impatience, quoiqu'elle n'ignorât point à quels dangers elle s'exposait. Une sorte de contrat avait été conclu entre eux ; le duc avait envoyé un riche diamant à la reine captive, qui l'avait accepté et promis de le porter à son cou jusqu'au jour de leur mariage ; elle avait renvoyé son portrait en signe d'acceptation. Dès ce moment, il y eut, entre les deux fiancés, un échange fréquent de lettres et de présents ; et l'évêque de Ross prit les conseils de celui qui semblait devoir être un jour l'époux de sa souveraine[8]. Mais il y a bien de la distance, quelquefois, entre la coupe et les lèvres. Élisabeth trouva moyen, grâce à la complaisance de Murray, de rompre, par l'opposition de l'Écosse, les négociations qu'elle avait été contrainte d'accepter en Angleterre ; et grâce à la perfidie de Murray, confident des espérances de Norfolk, elle fut instruite à fond de desseins dont l'ambition lui sembla une trahison. Il va sans dire que lord Boyd, ambassadeur de Marie auprès de Murray, et porteur d'une lettre d'elle où elle demandait qu'une commission fût nommée pour connaître de son mariage avec Bothwell, et s'il était trouvé contraire aux lois, qu'une procédure fut immédiatement engagée en vue d'arriver au divorce — demande appuyée du consentement de Bothwell lui-même — reçut un accueil médiocre. Il va sans dire aussi, que la réunion de la noblesse, convoquée par le régent, à Perth, le 25 juillet, et où les partisans de la reine, effrayés par le sort du duc de Châtellerault et de lord Herries, encore prisonniers à Édimbourg, étaient en minorité, repoussa avec indignation la triple alternative hypocritement proposée par Élisabeth, et rappelée par Murray avec une indifférence qui affectait l'impartialité. La restauration de la reine fut repoussée ; son association avec son fils le fut également ; son retour en Écosse, comme personne privée, ne fut ni adopté ni rejeté. Quand vint la question de divorce, la lettre de Marie fut lue avec dédain ; et, parce qu'elle s'y donnait le titre de reine, il fut décidé qu'on la laisserait sans réponse... ... Grâce aux manœuvres et aux violences du parti de Murray, la délivrance de Marie Stuart fut ajournée indéfiniment, et les chances de son mariage avec Norfolk considérablement diminuées. En Écosse, le peuple fut très-mécontent, car il désirait plus que jamais d'avoir sa reine. Quelques-uns des adhérents du régent se séparèrent de lui à cette occasion. Lethington, qui se défiait à bon droit de son ancien complice, alla chercher un asile chez son ami le comte d'Athol[9]. Ainsi furent encore une fois déçues les plus légitimes espérances de Marie, qui avait déployé dans cette négociation, dont un moment le succès lui apparut comme inévitable, des prodiges d'activité et des miracles de patience. Quand Élisabeth, qui avait promis de procéder au rétablissement de Marie, dès que la cour de France aurait assuré qu'aucune cession de ses droits n'avait été faite par Marie au duc d'Anjou, se trouva mise en demeure de s'exécuter par la production d'une négation signée du roi, de la reine-mère, du duc d'Anjou et du cardinal de Lorraine, elle équivoqua, tergiversa et finit par s'emporter en reproches et en menaces qui trahissaient la fermentation de son âme. Elle était, en effet, en proie à une jalouse fureur, en pensant à la difficulté croissante pour elle, d'empêcher de remonter sur le trône une reine demeurée populaire, et de refuser de rendre la liberté à une femme sur qui Bothwell lui-même abandonnait ses droits. Cette fureur, qui devait redoubler quand le perfide Murray lui eut fourni, par la communication les lettres du duc de Norfolk, les preuves d'un accord concerté entre lui et les principaux de la noblesse, dans le but d'épouser la reine d'Écosse, éclata sans ménagements dans ses entrevues avec l'évêque de Ross, avec l'ambassadeur de France, et dans l'intimation qu'elle adressa au duc de Norfolk de renoncer à tout projet. Prenez garde, lui dit-elle, milord, sur quel oreiller vous reposerez votre tête. Mais ni Élisabeth ni Murray n'étaient des caractères à se contenter de plaintes ou de menaces ; le coup chez eux suivait de près les paroles, et leur haine ne cessait de frapper que sur des cadavres. Il fallait à Murray, offensé et inquiet de la contradiction de Lethington, son sang et celui de Balfour, qui probablement lui était devenu importun à force de lui faire payer ses services. Il fallait à Élisabeth la tête du duc de Norfolk, en attendant une plus haute encore. Murray tenait en prison, depuis un an, un des confidents de Bothwell, Paris, qui lui avait été livré par le roi de Danemark. Celui qui l'avait ramené, William Stuart, soupçonné d'avoir surpris le secret de son compagnon de route, fut brûlé vif comme sorcier, le 15 août, et, dès le lendemain, Paris, interrogé, jugé, condamné on ne sait comment, fut exécuté. Tout s'était passé entre Murray, son secrétaire, John Wood, un de ses serviteurs nommé Ramsay, et Buchanan, le pamphlétaire à gages. Aussitôt après l'exécution, Murray fit paraître deux confessions attribuées à ce malheureux, dans l'une desquelles Marie était incriminée. En même temps qu'il fournissait à Élisabeth ces nouveaux gages, Murray cherchait à se débarrasser de Lethington et de Balfour, également dénoncés par Paris et accusés par Crawford comme meurtriers de Darnley. Il les fit arrêter, mais dut ajourner leur procès et les élargir sur l'intervention de Kirkcaldy de Grange, qui s'écria que puisque l'heure de la justice était enfin venue, il fallait qu'elle sonnât pour tous, et que Morton et Archibald Douglas fussent aussi châtiés. Cette opposition déconcerta Murray, et Lethington, en attendant des débats qui ne devaient pas venir, trouva un asile auprès de son intrépide ami, dans la forteresse d'Édimbourg dont il avait la garde, ce qui obligeait à le ménager. Murray fut plus heureux dans la trahison moins compliquée qu'il consomma enfin en livrant à Élisabeth les lettres confidentielles de Norfolk, par une déloyauté et une ingratitude monstrueuses. Élisabeth, plus heureuse encore que lui, trouva dans cette délation de quoi se venger, et elle. s'adonna avec passion à cette vengeance contre l'auteur de cette combinaison de restauration et de mariage qui avait séduit jusqu'à Leicester lui-même. Elle fut servie du reste à souhait par la fatalité qui poursuivait toutes les entreprises de Marie et la frappait successivement dans ses amis ou par ses amis. Réduite, — en présence de la mauvaise foi brutale d'Élisabeth, refermant chaque fois plus profondément cette porte de la liberté qu'elle entr'ouvrait de temps en temps devant sa prisonnière, — à ne plus chercher que dans la conspiration des moyens de se sauver ou de se venger, Marie avait encouragé les offres du duc de Northumberland, décidé à tenter la hasardeuse entreprise de la délivrer. Il avait associé à son projet le comte de Westmoreland et plusieurs gentilshommes du Nord, dévoués comme lui à l'ancienne foi. Un des conjurés, Léonard Dacre, était parvenu à s'introduire à Winckfield, pour s'entendre avec la captive. Il était convenu que, pour sortir, elle prendrait les vêtements d'une de ses femmes ; une fois hors du château, elle trouverait de distance en distance des relais de vingt hommes montés sur des chevaux rapides, en sorte qu'elle serait, en peu de temps, à l'abri de toute poursuite. Quelle tentation pour une prisonnière aussi désireuse de la liberté ! Et cependant elle y résista[10]. Elle y résista et perdit l'occasion à attendre l'avis du duc de Norfolk, avis intéressé et qui fut négatif, car le but des conjurés, qui était de transporter la reine d'Écosse en Flandre et de la remettre au duc d'Albe, contrariait ses prétentions matrimoniales. Les auteurs du complot furent déconcertés et non moins irrités contre Norfolk que contre le comte de Westmoreland, son beau-frère, maudit de son importune opposition. Cependant il n'avait pas renoncé à ses espérances, et les négociations continuaient avec l'ambassadeur d'Espagne, quand le secret en fut trahi. Cette découverte ajouta encore à la colère d'Élisabeth et à sa soif de vengeance. Elle assembla son conseil, non pour le consulter, mais pour lui déclarer ses volontés. Des mesures furent prises, comme si l'Angleterre eût été menacée d'une invasion ; on fit surveiller les ports et les passages du royaume, doubler les gardes de la tour et saisir les dépêches des ambassadeurs. Le comte de Huntingdton, un des prétendants à la couronne d'Angleterre, fut désigné pour être adjoint à la garde de Marie, et l'ordre fut donné de la transférer immédiatement à Tutbury. Cette nouvelle surprit la malheureuse princesse au milieu de ses rêves de mariage et de délivrance ; elle en fut atterrée[11]. Dès le lendemain, transportée à Tutbury, elle y fut l'objet d'une surveillance étroite, et des perquisitions brutales profanèrent ses plus intimes effets. Comme d'ordinaire, elle protesta, supplia la France et l'Espagne, qui supplièrent aussi par l'intermédiaire de leurs ambassadeurs. Comme d'ordinaire aussi, Élisabeth, à qui on n'opposait que des plaintes et des prières, agit tandis que Norfolk fuyait sa disgrâce, et se retirait à son château de Kenninghall, répondant par un refus aux excitations qui le provoquaient à une lutte ouverte. Cette abstention, qui le perdit, sauva d'ailleurs peut-être Marie d'une exécution sommaire, car il avait été arrêté dans le conseil privé qu'elle serait dépêchée sans jugement, dès que le duc, comme on s'y attendait, aurait tiré l'épée en sa faveur... Il est probable que le duc, s'il eût agi avec promptitude et vigueur, aurait pu tenir en échec les forces de la reine, mais il n'avait rien de ce qui fait réussir les conspirateurs. Il crut se sauver par ses irrésolutions et sa feinte soumission. Il ne fit que s'aliéner ses amis et rendre sa perte plus certaine. Norfolk, se fiant aux assurances de Cecil et de Leicester, se rendait à la cour, sur l'ordre que lui en avait donné Élisabeth, sous peine de trahison, lorsqu'il fut tout à coup arrêté à Barnhom, à trois mille de Londres, et enfermé dans une maison particulière sous la garde de sir Henri Nevil. En même temps, les sheriffs du Suffolk et du Norfolk s'assuraient de la personne de tous ses serviteurs. Mandés à Windsor, comme lui, ses adhérents, les comtes d'Arundel, de Pembroke, lord Lumley et sir Nicolas Throckmorton y furent consignés dans leurs appartements. Les dernières communications de Murray permettaient d'essayer un procès au moins intimidateur. Élisabeth résolut d'y procéder, et le premier pair du royaume fut jeté dans une barque et conduit par la Tamise de Windsor à la tour de Londres. Marie ne se laissa point abattre par le coup de foudre de l'arrestation du duc ; elle parvint, au contraire, à l'encourager, à le consoler, et à lui faire parvenir la proposition d'une tentative d'évasion simultanée, que le duc éluda en ce qui le concernait, et supplia Marie d'ajourner, de son côté, pour ne point envenimer sa cause et fournir des prétextes à la colère d'Élisabeth, qui manquait encore de raisons. Marie se soumit à cette exigence égoïste ; elle fit dire au duc que si tel était son désir, elle se contenterait de sa misère présente, et qu'elle ne demandait rien en retour de ce sacrifice, sinon qu'il lui demeurât constamment attaché[12]. Les partisans et les défenseurs de Marie dans les comtés du Nord, restés presque tout entiers catholiques, n'imitèrent point la pusillanime résignation du prisonnier de la Tour, et résolurent, excités par une femme héroïque, la comtesse de Westmoreland, sœur virile de l'indécis Norfolk, de demander aux chances de la lutte leur liberté et celle de la reine d'Écosse, malgré la reine d'Écosse elle-même, qui tremblait pour son fiancé, qui ne tremblait que pour lui. Sommés par le comte de Sussex, qui commandait dans le Nord, de se rendre à Londres, sous peine d'arrestation, les comtes de Northumberland et de Westmoreland préférèrent, aux dangers de cette arrestation, ceux de la révolte ouverte. Ils prirent les armes et entrèrent en campagne le 14 novembre 1569. Ils s'emparèrent de Durham, y rétablirent le crucifix, et y firent célébrer publiquement la messe. Le comte de Sussex s'enferma dans la ville d'York. Là, il attendit que la fatalité de toutes les insurrections lui fournît une occasion favorable d'écraser ces bandes enthousiastes, mais indisciplinées, qui suivaient en désordre une bannière représentant le Sauveur avec ses cinq plaies ruisselantes de sang, et portée par un vieillard à cheveux blancs, apôtre plus que capitaine, Richard Norton. Bien que l'insurrection fût surtout religieuse, la délivrance de la reine d'Écosse faisait partie de ses arrière-pensées politiques, et huit cents cavaliers furent détachés pour l'enlever de la prison. Arrivés près de Pontefract, ils apprirent qu'ils avaient été devancés. A la première nouvelle du soulèvement, Marie avait été transférée hâtivement de Tutbury à Coventry, sous la garde spéciale de Huntingdton. En même temps, la répression royale ayant combiné ses forces et pris son élan, l'insurrection se trouva menacée à la fois par Bedford, chargé de contenir le pays de Galles, par le comte de Warwick, spécialement commis à la pacification du Nord, et par les garnisons d'York et de Berwick, commandées par Sussex et lord Hunsdon. Affaiblis, découragés, déçus par les promesses stériles des ambassadeurs d'Espagne et de France, les restes des bandes des comtes de Northumberland et de Westmoreland se jetèrent en Écosse, et les deux chefs de l'insurrection en déroute n'avaient plus autour d'eux que deux cents cavaliers quand ils traversèrent la frontière pour se réfugier dans le Liddisdale. Lord Hume, qui avait passé, comme beaucoup d'autres, du parti de Murray dans celui de la reine, les attendait à la tête de quelques centaines d'hommes. Celte petite troupe, destinée à les secourir, ne servit qu'à protéger leur fuite. Une partie des rebelles, et entre autres le comte et la comtesse de Westmoreland, trouvèrent un asile chez les borderers ; Northumberland se jeta dans la forteresse de Harlow, qui appartenait aux Armstrong. Telle fut l'issue de cette téméraire entreprise ; elle ne pouvait en avoir d'autre. Il ne restait plus à faire que l'œuvre de la vengeance ; elle fut digne de la fille de Henri VIII. Dans le seul comté de Durham, il y eut plus de trois cents victimes ; et de Newcastle à Wetherby, dans une étendue de soixante milles sur quarante, il n'y eut pas une ville ni un village où le sang ne rougit les échafauds[13]. L'insurrection du Nord, bien loin de servir la cause de Marie Stuart, ne fit qu'aggraver ses malheurs. Découragée de garder une prisonnière si remuante, non moins que de mettre en liberté une reine qui ne pouvait que la haïr et même la mépriser, Élisabeth, qui n'osait pas encore songer à trancher elle-même le fil de cette vie importune, chercha à se décharger de ce soin sur le digne Murray. Elle entama en conséquence avec lui une négociation destinée à la remise de Marie Stuart entre les mains du régent, sous la réserve de certaines garanties illusoires pour la vie de la captive. Cependant les plaintes et les protestations de Marie, informée de cet odieux projet d'un abandon pire que tout le reste, ainsi que les représentations des ambassadeurs de France et d'Espagne, donnèrent à réfléchir à Élisabeth, qui abandonna ou ajourna un dessein qu'elle n'avait voulu qu'amorcer. Mais Murray, alléché par un parti qui, suivant lui, rétablissait son crédit et prévenait sa chute, — car, maître de la vie de la reine d'Écosse, il était maître de ses amis et de ses ennemis, — ne renonça pas à la proie qu'on lui avait offerte. Il présenta donc à Élisabeth l'appât d'un échange entre la reine d'Écosse et le comte de Northumberland, que Hector Armstrong, son hôte, avait trahi, livré à prix d'or, et que le régent avait écroué au château de Lochleven. Les négociations entre Élisabeth et Murray, ranimées par cette nouvelle alternative, duraient encore, assez vivement poussées par le régent, entretenues par la reine d'Angleterre avec sa duplicité habituelle, et peut-être sa belle défense, fondée sur des scrupules plus apparents que réels, eût-elle fléchi, quand la mort subite et tragique de Murray la dispensa de la tentation. La justice de Dieu venait de frapper, en plein triomphe, par la main d'un assassin vengeur, l'usurpateur, le spoliateur, le persécuteur de Marie Stuart, et de briser le joug sous lequel étouffait l'Écosse. L'assassin de Murray, assassin non vulgaire, non mercenaire, et qui porta dans ce crime expiatoire une sorte de grandeur héroïque, s'appelait Hamilton de Bothwellhaugh. Fait prisonnier à la bataille de Langside, parmi les plus acharnés défenseurs de la reine, il n'avait été épargné que comme Murray épargnait ses ennemis. Ses biens avaient été confisqués, et on ne lui avait rendu la liberté que pour lui permettre, pour ainsi dire, d'assister à sa ruine. Ruine complète, implacable, sans le moindre brin de pardon, sans le moindre germe d'espérance. Du moins, se disait le gentilhomme dépouillé, il nous reste les biens de ma femme, non atteints par ma forfaiture. Il avait compté sans la haine de Murray et l'avidité de son parent, John Bellenden, qui s'était fait adjuger jusqu'au patrimoine de lady Bothwellhaugh. Quand Bellenden prit possession, la malheureuse dame avait accouché la veille. Sans pitié et sans pudeur, le nouveau maître chassa la maîtresse d'hier à demi nue, au milieu de la neige. La folie la soulagea de tant de douleurs. Le lendemain, son mari éperdu la trouva errant dans les bois, inconsciente de son sort, et effeuillant des perce-neige. Elle ne tarda pas à mourir. Il jura de la venger, et étalant une écharpe de soie qui avait appartenu à la chère défunte, il y roula une poignée de la terre de sa tombe ; puis, se ceignant les reins de cette ceinture funéraire, il fit vœu de ne la quitter que délivré de son serment. Un tel homme ne devait pas attendre longtemps, ni manquer son coup. Instruit que le régent devait, le 23 janvier, se rendre de Stirling à Édimbourg par Linlithgow, Bothwellhaugh choisit dans cette dernière ville, pour théâtre de son exploit, une maison appartenant à l'archevêque de Saint-André, qui faisait saillie sur la rue par où devait passer Murray avec son cortège. Le soir du 22 janvier 1570, il arriva furtivement à la porte de la maison solitaire. Dès l'aube, le lendemain, ses préparatifs étaient terminés, et il était à l'affût, botté et éperonné, la main à son arquebuse, sûr de n'être ni vu ni entendu trop tôt. Il avait, en effet, sur le parquet de la galerie, garnie de treillis, qui surplombait la rue, étendu un lit de plume pour amortir le bruit de ses pas, et il avait tendu les murs d'une draperie noire qui absorbait son ombre et ne dénonçait pas ses mouvements. Quand le régent passa, Bothwellhaugh, qui l'ajustait sans trembler, tira, et Murray, pâle et sanglant, s'affaissa sur sa selle, frappé dans la région du cœur par la balle vengeresse. Bothwellhaugh n'avait pas songé seulement à la vengeance ; il avait assuré son salut, qui en faisait partie. La porte de la rue était barricadée fortement à l'intérieur. Tandis qu'au milieu de la confusion d'un tel événement, on perdait à l'enfoncer un temps précieux, le meurtrier courait au jardin, y trouvait son cheval tout sellé et bridé, l'enfourchait d'un saut et disparaissait d'un bond par la petite porte ouverte sur les derrières.' Il était déjà loin, quand les gardes du régent, galopant sur sa trace, durent renoncer à une poursuite inutile. Il était reçu en triomphe, comme un libérateur, au château de Hamilton, quand expira, le soir même du 23 janvier 1570, le régent d'Écosse, victime d'une de ses victimes. Il avait à peine quarante ans. Élisabeth se sentit atteinte au cœur de sa politique par une perte si imprévue. Elle s'enferma et pleura sincèrement son meilleur ami. Marie versa aussi quelques larmes généreuses sur le trépas de son plus fatal ennemi, et elle porta la magnanimité jusqu'à console' la comtesse de Murray. Elle lui écrivit : Je n'ai point désiré que son sang fût répandu ; j'aurais mieux aimé qu'il eût vécu pour se reconnaître et se repentir des injures qu'il m'a faites, — si j'avais pu arrêter sa mort, — que de le voir s'en aller si misérablement. Ma nature ne me permet pas d'oublier ce qu'il m'était par le sang, et que je dois regretter sa mort[14]... Élisabeth avait raison de regretter Murray, car sa mort fut le signal d'une recrudescence de la guerre civile en Écosse et en Angleterre ; et elle accumula sur sa tête un orage qu'elle ne dissipa qu'à force d'énergie, d'habileté et de bonheur. En Écosse, le parti de la reine était désormais dirigé par les deux hommes les plus remarquables, avec Murray et Morton, du parti opposé, Lethington au conseil et Kirkcaldy de Grange à l'action. Il réunissait la plus grande partie de la noblesse, ralliée au projet de mariage de Marie avec le duc de Norfolk ; il disposait des forteresses de Dumbarton et d'Édimbourg ; il se rua donc à la lutte avec une sorte de joie, et se prépara à prendre, de tant de revers, une revanche implacable et décisive. En même temps, Léonard Dacre releva dans le Nord l'étendard de l'insurrection. Les clans de Buccleugh et de Fernyhirst, les deux plus puissants des borders, se jetèrent sur la frontière anglaise et la pillèrent ; enfin le comte de Westmoreland reprit son armure et la montra de nouveau aux bandes anglaises. Mais l'urgent et le critique de la situation n'étaient point dans les comtés du Nord, ou l'insurrection, tardive et inégale, devait s'éteindre d'elle-même. Le danger était en Écosse, du moment surtout qu'Élisabeth ne voulait point le prévenir par la mise en liberté de Marie. Loin de là, elle encouragea et releva le parti anglais, dont Morton et Lennox rallièrent les débris, auxquels ils essayèrent en vain de ramener Lethington. Ni l'un ni l'autre n'avaient intérêt à une conciliation qu'ils feignirent cependant de ménager, ni à une pacification, dont les orageux pourparlers, entre les chefs du parti de la reine et ceux du parti du.roi, ne firent qu'envenimer les griefs et précipiter une lutte désormais implacable, et où le plus inexorable talion exerça ses vengeances. Élisabeth donna le signal en se réservant les bénéfices de l'offensive. Sous ces prétextes de frontières violées, de connivence avec l'insurrection, d'asile fourni aux rebelles, qui ne manquent jamais en pareil cas, et dont la raison du plus fort n'a même pas besoin, elle envahit l'Écosse, malgré les protestations toujours stériles de la France et l'excommunication fulminée par le pape Pie V. La mission de M. de Montlouet ne fit qu'irriter, par tous les torts de la contradiction impuissante, la colère d'une souveraine décidée à donner à ses amis le gage de belles dépouilles, à honorer les funérailles de Murray par une hécatombe d'illustres ennemis, et à faire porter à toute l'Écosse le deuil de ses regrets. Quant à la bulle d'excommunication, peu redoutable en elle-même pour une hérétique, elle effraya et inquiéta la reine d'Angleterre plus qu'elle ne voulut le paraître, parce qu'elle rattacha cet acte à un plan d'invasion et de déchéance concerté avec l'Espagne, projet qu'elle se réserva bien, à la première lueur de culpabilité de Marie et surtout du duc de Norfolk, d'étouffer dans le sang. Mais ces craintes et ces colères ne la rendaient que plus acharnée à sa vengeance, et tandis que Marie invoquait en vain l'appui armé de Charles IX et fatiguait de ses supplications l'écho de la cour de France, plus tendre que le cœur de Catherine de Médicis, l'Écosse était impitoyablement mise à feu et à sang. Sussex avait déjà franchi la frontière et envahi le Teviotdale et le Merse, qui étaient sans défense. Pendant huit jours, il promena, avec une cruauté sauvage, dans ce district, qui était un des plus riches de l'Écosse, la ruine et l'incendie. Cinquante châteaux ou forteresses et plus de trois cents villages furent rasés ou réduits en cendres. En même temps, une autre armée, sous la conduite de lord Scroope, envahissait la frontière de l'Ouest. Là, comme dans le Teviotdale et le Merse, la marche des troupes anglaises fut marquée par les flammes qui dévoraient les villages, les fermes et les instruments de travail. Les horreurs commises furent telles, qu'on n'avait jamais rien vu de semblable[15]. L'important surtout était de ruiner les Hamilton. Morton, Lennox et Drury, Anglais et Écossais ensemble, dispersèrent leurs adversaires, occupés à assiéger le château de Glasgow, et ravagèrent sans merci toute la vallée de la Clyde. Le palais d'Hamilton, les châteaux de Kimeil et de Linlithgow furent saccagés ; et la maison d'Hamilton, la plus riche et la plus puissante du royaume, fut réduite à un état voisin de la misère. Tant de malheurs et de pertes n'étaient pas compensés, pour Marie et son parti, par la défection de Kirkcaldy de Grange et de Lethington, qui devaient éprouver à leur dépens cette vérité cruelle que le mal est plus facile à faire qu'à réparer. Cependant après avoir fait payer à l'Écosse les frais de la guerre, Élisabeth se prépara à lui faire payer les frais de la paix et à consommer, suivant son habitude, dans des négociations décevantes, accordées aux instances de Marie et aux menaces de la France, les avantages obtenus par la force. Marie, d'après le conseil de la France, était résolue à accepter toutes les conditions qui ne seraient pas incompatibles avec son honneur. Elle donna en conséquence ses instructions à lord Levingston, chargé de ses propositions pour l'Écosse et invité à profiter, en vue du rétablissement de Marie, des dispositions du pays, de l'interrègne de la régence et de la trêve conclue par l'intermédiaire du comte de Sussex. Mais la neutralité d'Élisabeth n'était jamais qu'un voile illusoire jeté sur son intervention la plus hostile. Tandis qu'elle abusait Marie par son désir affecté de conciliation, elle faisait souffler par Randolph la discorde en Écosse, et elle hâtait sous main l'élection d'un régent et le choix du comte de Lennox, évidemment contraire aux intérêts qu'elle feignait de favoriser. Marie avait été transférée de Tutbury à Chatsworth. C'est là que la captive put, à la fin de septembre 1570, recevoir enfin la visite d'un envoyé français, M. de Poigny, et entamer avec les deux commissaires d'Élisabeth, le secrétaire Cecil et sir Walter Midlmay, tous deux ses ennemis jurés, des négociations dans lesquelles elle était résolue d'aller jusqu'à donner à Élisabeth le gage de la tutelle et de la garde de son fils. Malgré ce pénible sacrifice, elles devaient avorter comme les autres. Pendant que Marie subissait cette nouvelle épreuve de la poursuite d'une solution toujours retardée par de nouvelles exigences, et usait sa souplesse d'esprit et son courage à recommencer chaque jour ce travail de Pénélope que sa rivale détruisait chaque nuit, l'Écosse était rançonnée et intimidée. Le comte de Sussex, sous prétexte de rechercher Léonard Dacre et ses compagnons réfugiés en Écosse, s'avançait jusqu'à Dumfries, ravageant tout sur son passage. Le comte de Lennox, de son côté, quoique la trêve n'eut pas été dénoncée, inaugurait son administration en se portant inopinément avec le comte de Morton, contre le château de Bréchin, qu'il prenait d'assaut et dont il faisait pendre la garnison. Puis le comte de Sussex arrangeait une nouvelle trêve de deux mois, et il n'en était rien de plus. C'est sous l'empire de ces nouvelles, de ces préoccupations, de ces soucis, que Marie pendant près de trois semaines que durèrent les débats de sa négociation avec Élisabeth, tint tête aux deux diplomates avec une présence d'esprit, une pénétration, une souplesse qui firent l'admiration de ses adversaires eux-mêmes[16]. Les commissaires anglais proposaient douze articles, stipulant un traité d'alliance entre les deux royaumes, la ratification du traité d'Édimbourg, une ligue offensive et défensive, l'extradition du comte de Northumberland et des autres réfugiés, le transfèrement en Angleterre, pour y être élevé sous la garde d'Élisabeth, du prince royal d'Écosse, la renonciation, par Marie Stuart, à tout mariage qui ne serait pas approuvé par la reine d'Angleterre. La plus pénible des conditions d'un tel projet, nous l'avons dit, était la remise de son fils entre les mains d'Élisabeth. Marie y consentit cependant, sur les instances de l'évêque de Boss, en entourant ce sacrifice de toutes les précautions que peut suggérer la sollicitude maternelle. Elle pouvait croire être au bout de ses sacrifices et de ses malheurs par son acceptation, communiquée au pape Pie V, aux rois de France et d'Espagne, et approuvée par eux. Élisabeth aussi semblait ne pouvoir éluder davantage la réalisation d'un accommodement, suspendu pendant deux années, souhaité de tous, et qui la débarrassait elle-même du soin de garder Marie prisonnière, pire, par les dangers d'une lutte incessante, et par la responsabilité qu'il entraînait, que tous les inconvénients de sa liberté. Mais Élisabeth n'était pas femme à lâcher sa proie, et l'opposition de Lennox et de ses amis allait lui fournir ces prétextes dilatoires par lesquels elle différait sans cesse, d'une occasion à une autre, cette délivrance qui lui répugnait comme une abdication. En attendant, elle n'accordait pas même à Marie ce premier soulagement d'un relâchement de ses liens, et d'un répit à la persécution qui l'avait vieillie et épuisée avant l'heure. Sa prison était tout aussi rigoureuse, et sa santé devint languissante. Atteinte depuis cette époque de douleurs rhumatismales, elle ne pouvait déjà plus supporter l'exercice du cheval. Sous prétexte de la faire changer d'air, mais en réalité pour la sortir d'un pays où ses malheurs avaient excité de nombreuses sympathies, Shrewsbury la fit transporter au château de Sheffield. A peine arrivée dans cette nouvelle prison, où elle devait tramer quatorze années de sa triste existence, elle tomba sérieusement malade[17]... Son énergie triompha promptement de cette défaillance, plus physique que morale, et une dernière espérance lui rendit des forces. La négociation libératrice était en progrès. Les députés de son parti, lord Levingston et l'évêque de Calloway, lui apportaient l'adhésion des lords fidèles, et il ne restait plus à obtenir, pour consacrer le traité définitif, que le consentement des mandataires du régent Lennox. Tout permettait de l'espérer, et Marie, avec une sorte de fiévreuse impatience, dépêcha à Londres les envoyés de ses partisans, auxquels elle avait adjoint l'évêque de Boss. Élisabeth les accueillit favorablement, mais se rejeta tour à tour, pour ajourner la conclusion, sur l'absence des comtes d'Huntly, d'Argyle et d'Athol, puis sur celle des commissaires du régent. En même temps, elle calmait les impatiences, devenues menaçantes, de la France, en feignant de prêter l'oreille à une proposition de mariage avec le duc d'Anjou dont, en dépit de toutes sortes de disproportions et d'incompatibilités, l'appât réussit encore, grâce à l'ambition et à la vanité de Catherine de Médicis. Enfin arrivèrent les délégués du régent, le comte de Morton, l'abbé de Dumferline et Mackgill. Ils étaient choisis de façon à empêcher tout accommodement. En effet ils étalèrent des prétentions inadmissibles, et essayèrent de ranimer le débat d'York, sur l'innocence de la reine. Enfin poussés à bout, ils se retranchèrent derrière l'insuffisance de leurs instructions. En même temps, les commissaires anglais cherchaient à profiter de la situation pour obtenir, en dehors et en surplus des stipulations du projet, des otages choisis de façon à démembrer complètement le parti de la reine, et même la remise, entre les mains du régent, des forteresses de Dumbarton et d'Édimbourg, derniers boulevards de la défense de Marie. Marie se plaignit de cette infraction à la foi promise, l'évêque de Ross s'indigna, et Charles IX se décida à faire quelque chose. Il envoya M. de Vérac, avec quelques gens et des munitions, pour ravitailler Dumbarton, et promit de fournir, pendant six mois, un secours mensuel de 4.000 écus, en recommandant d'éviter tout ce qui pourrait le brouiller avec la reine d'Angleterre. Il faisait espérer des secours plus efficaces, quand les affaires de son royaume le lui permettraient[18]. Sur ces entrefaites, et tandis que Kirkcaldy de Grange, décidé à tenter une diversion efficace, convoquait à Saint-André une assemblée de la noblesse, afin d'y proclamer l'autorité de la reine, le succès imprévu d'une hardie entreprise, tentée par le capitaine Crawford, faisait tomber entre les mains du parti du roi la forteresse, considérée comme inexpugnable, de Dumbarton (1-2 avril 1571). La garnison surprise n'eut pas même le temps de courir aux armes ; elle dut se rendre sans avoir pu opposer la moindre résistance. Lord Fleming — le gouverneur — parvint à s'échapper en se laissant glisser le long du rocher. Parmi les prisonniers se trouvaient M. de Vérac, l'envoyé de Charles IX, et l'archevêque de Saint-André[19]. La lutte, nous l'avons dit, était devenue implacable. Le régent Lennox se hâta d'offrir, presque sans forme de procès, aux mânes de son fils et de son prédécesseur la mort de l'archevêque, accusé de complicité dans leur assassinat, et condamné, pendu et écartelé en vingt-quatre heures. En même temps, il envoya à Élisabeth, pour sa part de butin, les papiers saisis au château de Dumbarton, dont quelques-uns étaient relatifs à des négociations secrètes entamées par Marie ou plutôt par ses défenseurs avec l'Espagne, en prévision de l'échec des pourparlers ouverts sous l'influence de la France. Ces papiers, envoyés à Londres, éveillaient des soupçons ; et des mesures furent prises pour obtenir de plus complets renseignements[20]. En attendant, Élisabeth, qui avait profité de l'opposition de Morton et de la prétendue insuffisance de ses pouvoirs pour rompre les conférences de Londres, profita de la découverte, peu compromettante encore, des papiers de Dumbarton, pour résister aux protestations des ambassadeurs de France et d'Espagne, demeurer sourde aux supplications de Marie, et commencer le dossier, successivement grossi par l'imprudence et la délation, dont elle devait tirer tour à tour, en y mettant la patience et le temps, la perte du duc de Norfolk et celle de Marie elle-même. Marie ne pouvait se défendre que par des lettres, qu'elle semait dans toutes les directions où elle pouvait espérer faire germer un secours. Quant à ses partisans d'Écosse, ils soutenaient la lutte avec une énergie désespérée ; mais les subsides et les approvisionnements dérisoires de Charles IX ne servaient qu'à entretenir le zèle d'un parti que minait la crainte, et qui n'avait jamais été incorruptible. Élisabeth, qui n'avait garde d'exciter l'indolence des alliés de Marie, les laissait achever de s'endormir. Elle se montrait, au contraire, pour Lennox, en qui elle désirait conserver le digne successeur de Murray, d'une sollicitude infatigable. Elle lui faisait passer par Drury, par petits détachements furtifs, des hommes et des munitions ; elle l'encourageait surtout dans son acharnement ; elle jetait de l'huile sur les passions incandescentes de a guerre civile ; et elle flattait le dévouement du régent de la confirmation, à titre de récompense, du marché par lequel elle devait livrer à Lennox la personne de Marie, dont le féroce successeur de Murray ne demandait pas mieux que de lui rejeter la tête, comme gage d'alliance. Cependant la lutte touchait à une sorte de paroxysme. L'arrestation de M. de Vérac et de M. de Chisolm, qui conduisaient aux défenseurs d'Édimbourg un convoi d'armes et de munitions que Lennox intercepta, avait ajouté un nouveau grief à tous ceux qui avaient rendu les deux partis irréconciliables depuis la mort de l'archevêque de Saint-André. Les comtes de Huntly et d'Argyle, avec lord Herries, Maxwell et Fernyhirst, occupaient Édimbourg à la tête de 1500 hommes que Grange, avec l'artillerie du château, protégeait contre les attaques de Lennox et de Morton. Ainsi la lutte était triple et avait pour champ militaire le siège d'Édimbourg, pour champ politique les intrigues de l'Écosse avec Élisabeth et les négociations de Marie prisonnière avec l'Espagne et la France, pour champ légal les déclarations des parlements rivaux, convoqués par Grange à Édimbourg et par Lennox à Stirling, et proclamant réciproquement la forfaiture de leurs membres. A ce moment, Kirkcaldy de Grange eut une de ces inspirations subites, heureuses, foudroyantes, qui secondées par son activité et son habileté, avaient souvent, à Carberry-Hill, à Langside, décidé de la victoire de son parti. Ne pouvant quitter la citadelle d'Édimbourg, dont le sort tenait à sa présence, il confia au comte d'Huntly l'exécution du plan hardi et décisif qu'il avait conçu pour trancher le différend et terminer la querelle d'un seul coup. ll s'agissait tout simplement de s'emparer à la fois, comme d'un coup de filet, du régent, du prince royal et du parlement, réunis sans défiance à Stirling. L'entreprise, si audacieuse qu'elle fût, toucha au succès. Partis d'Édimbourg à l'entrée de la nuit, à la tête de soixante arquebusiers et de trois cents chevaux, Huntly, Claude Hamilton, Scott de Buccleugh, Spens de Vormiston entrèrent à l'improviste dans Stirling, cernèrent le logis des seigneurs, et firent prisonniers, sans coup férir, les comtes de Glencairn et de Buchan, les lords Temple, Cathcart et Ochiltrée. Les comtes d'Amie, de Cassilis, Eglington et Montrose, récemment passés au parti du roi, furent aussi arrêtés. Morton refusa de se rendre, et Huntly mettait le feu à sa maison quand les soldats se dispersèrent dans la ville, impatients de pillage. Le comte de Mar profita alors du désordre pour opérer une sortie de la garnison du château qui changea subitement la face des choses, transformant les vainqueurs en vaincus, et les poursuivants en fugitifs. La plupart des prisonniers s'échappèrent, et l'unique résultat de ce brillant coup de main, qui avorta en échauffourée, fut la mort du comte de Lennox. Il fut atteint dans sa fuite, en croupe de Spens de Vormiston, à qui il s'était rendu et qui périt en voulant le défendre contre les représailles inexorables des Hamilton, vengeant la mort de l'archevêque de Saint-André. Le comte d'Argyle se mit sur les rangs pour succéder à Lennox. Le comte de Mar lui fut préféré. Il ne devait pas tarder à succomber à une tâche surhumaine, à laquelle Morton lui-même ne devait résister que quelques années. Le nouveau régent, voulant hâter la pacification de l'Écosse par un coup décisif, essaya de s'emparer d'Édimbourg, qu'il bombarda pendant quelques jours inutilement. Il se retira bientôt, sentant bien que, sans l'appui de l'Angleterre, il ne triompherait jamais de la résistance désespérée de Kirkcaldy de Grange ; et il attendit qu'Élisabeth, se décidant à sortir du nuage, favorisât effectivement et ostensiblement la chute de ce dernier boulevard de la fidélité. Il n'attendit pas longtemps. Les révélations des papiers de Dumbarton, confirmées et complétées par la découverte d'une conspiration mêlée aux négociations de Marie Stuart avec l'Espagne, fournirent enfin à Élisabeth cette occasion de jeter le masque qu'elle cherchait depuis longtemps, et lui permirent d'exercer sa vengeance contre le duc de Norfolk, à défaut de Marie qu'excusaient et justifiaient, aux yeux mêmes d'Élisabeth, son emprisonnement et ses malheurs. Il ne restait plus à la reine d'Écosse, successivement déçue, depuis deux ans et demi de captivité, dans toutes ses tentatives de lutte ou d'accommodement, qu'à essayer, à défaut de la France, qui semblait renoncer à la vieille amitié de l'Écosse, pour nouer une liaison plus avantageuse avec l'Angleterre, d'un dernier moyen de salut : l'intervention du roi d'Espagne, Philippe II. Elle eut recours à lui et provoqua une invasion espagnole, combinée avec une insurrection anglaise. Les conséquences du succès de l'entreprise, dont l'esprit primitif semble avoir été altéré, dans les voyages de Ridolfi et ses communications aux cours intéressées, par des commentaires étrangers et d'indiscrets alliages, devaient être la mise en liberté de Marie, son rétablissement en Écosse, son mariage avec le duc de Norfolk, et, sinon la mort, du moins l'arrestation d'Élisabeth. La royale geôlière, prisonnière à son tour, n'aurait été rendue à la liberté et à l'autorité que sous la réserve de la concession du libre exercice de la religion catholique en Angleterre et de la reconnaissance solennelle des droits de Marie à sa succession. L'Espagne recevait, pour garantie du prix, demeuré dans le vague, d'un concours qui ne pouvait être absolument désintéressé, la garde et l'éducation du prince royal d'Écosse. Tel était le plan conçu par l'évêque de Ross, adopté avec enthousiasme par l'ambassadeur d'Espagne à Londres, don Guéran de Espès, et colporté auprès du duc d'Albe, du pape et de Philippe II, par un certain Ridolfi, riche négociant florentin, agent secret du pape en Angleterre. Sa propagande intempérante et son zèle parfois importun mirent le duc d'Albe en méfiance et lui suggérèrent cette condition, qui était une fin de non-recevoir à peine déguisée, que l'Espagne ne commencerait pas l'entreprise, mais la seconderait seulement. C'est toujours le même raisonnement. Le succès seul a d'actifs protecteurs. Et l'on demandait le succès à deux prisonniers. La négociation languit quelque peu, malgré l'activité de Ridolfi et la bonne volonté de Philippe II, à tourner dans ce cercle vicieux, les Espagnols et les Anglais s'offrant cérémonieusement le pas, et esquivant, sous prétexte d'honneur à se faire, le danger du premier coup. L'occasion n'eût peut-être pas manqué au duc de Norfolk qui, en échange de ses protestations de fidélité et de ses désaveux, avait obtenu une demi-liberté, d'attacher intrépidement le grelot. Mais il n'était pas d'un caractère à profiter de l'occasion ; il se méfiait de tout et de lui-même. Il sentait sa position fausse d'ailleurs, à tous égards : fausse vis-à-vis de Marie, qui avait mis en lui sa dernière espérance et qu'il redoutait d'affliger d'une suprême déception ; fausse vis-à-vis d'Élisabeth, envers laquelle il avait pris l'engagement, signé et scellé par lui, de renoncer à toute menée de nature à favoriser la délivrance de la reine d'Écosse et son mariage avec elle ; fausse enfin vis-à-vis des grands seigneurs catholiques et des comtés du Nord dont il avait laissé écraser deux fois dans le sang l'héroïque témérité, et qui se méfiaient quelque peu de ce conspirateur trop prudent, de ce caméléon religieux, catholique d'apparence et protestant en réalité. Cette vaste et chimérique combinaison avorta donc misérablement, et il faut le sang de Norfolk pour l'avoir lavée du ridicule. L'égoïste attente de l'Espagne, l'irrésolution de Norfolk, stérilisèrent l'occasion propice. Comme toujours, le complot fut découvert, par suite de l'incurie ou de la trahison d'agents subalternes. Les chiffres et les correspondances échangés entre Marie et Norfolk, leurs instructions à Ridolfi ne laissaient aucun doute sur la réalité d'une conspiration, dont il était facile à des juges prévenus, comme il l'avait été à un agent indiscret, d'élargir le cercle et d'exagérer la portée. Du reste, les conspirations, et c'est là leur fatalité, ne savent jamais bien où elles vont et s'arrêtent difficilement où elles veulent. Élisabeth put donc croire avoir été menacée dans sa vie, quoiqu'elle ne dût l'avoir été réellement que dans sa liberté et dans sa religion. Il n'y en avait pas moins là un audacieux défi à sa puissance, moins de la part de Marie, qu'elle avait elle-même réduite et comme condamnée, par sa tyrannie et sa mauvaise foi, aux voies occultes et aux armes désespérées, que de la part du duc de Norfolk, son sujet désobéissant, rebelle, et on peut le dire, traître. Le duc de Norfolk était coupable et le reconnut dans des aveux publics dont la dignité est un peu effacée par l'humilité de ses lettres à Élisabeth, où pour se racheter, il immole un peu Marie, et reconnaît avec amertume, par un reproche injuste pour elle autant que flatteur pour Élisabeth, qu'elle porte malheur à ses amis. Ces sacrifices et ces prières n'attendrirent point cette fois Élisabeth, décidée à frapper un premier exemple, qui, si elle eût écouté Cecil, devenu lord Burleigh et impatient de mériter ce titre par un conseil qui fut un grand service, eût été bien tôt suivi d'un second. Arrêté, interrogé, convaincu, condamné à la peine capitale de la haute trahison par un jury de vingt-sept comtes ou lords réunis dans la grande salle de Westminster, sous la présidence du comte de Shrewsbury (14-16 janvier 1572), le duc de Norfolk fut décapité le 2 juin sur un échafaud dressé à Tower-Hill. Il mourut avec plus de courage qu'il n'en avait mis à conspirer[21]. Malgré le conseil de Burleigh, les excitations du fanatisme protestant, les exhortations du parlement, Élisabeth épargna Marie, mais elle l'épargna comme elle savait le faire, pour la frapper sourdement plus longtemps, savourer une plus longue agonie. Pour le moment, elle la trouva assez punie de la honte d'avoir échoué, du désespoir de la mort de son dernier ami, de la crainte de subir son sort, de l'affront de devoir la vie à un pardon d'Élisabeth. Mais soit que cette clémence apparente fût inspirée par la politique, par la crainte des conséquences, soit qu'elle le fût même par la haine, pour torturer plus longtemps sa victime et lui infliger le supplice de la vie, elle ne devait pas être longtemps fidèle à ce programme. Une double catastrophe, le contre-coup, en Angleterre, de la Saint-Barthélemy et de la prise du château d'Édimbourg, avec les remparts duquel tomba à jamais, en Écosse, le parti de la reine, allaient fournir à l'animosité de la reine d'Angleterre de nouveaux prétextes, et elle allait continuer avec le régent comte de Mar ces négociations entamées avec Murray et avec Lennox, par lesquelles elle s'aguerrissait à la pensée de se débarrasser de Marie et de l'immoler, à défaut de complices trop chers, de ses propres mains. Pour arriver à ce sinistre but, vers lequel elle marchait d'un pas lent mais sûr, donnant à sa vengeance l'allure même de la justice, Élisabeth avait besoin d'enlever à Marie ses derniers appuis, et par la diplomatie, et la diffamation, de détruire en France et en Écosse le parti de la reine prisonnière. Elle y parvint, quant à la France, en coquettant de nouveau avec le seul des fils de Catherine de Médicis qui lui demeurât à abuser, et en renouant, au sujet du duc d'Alençon, ces négociations de mariage rompues successivement à propos de Charles IX, en 1565, et à propos du duc d'Anjou, en 1570. A la faveur de cet appeau, elle obtenait de Charles IX et de Catherine de Médicis, amenés à l'indifférence sur le sort de la captive de Sheffield, par la communication officieuse des pièces du procès du duc de Norfolk, attestant son infidélité politique avec l'Espagne et la publication du pamphlet calomniateur de Buchanan, le gage de sécurité du traité de Blois (22 avril 1572). Par ce traité, la France abandonnait Marie, puisqu'elle signait avec sa geôlière un pacte d'alliance offensive et défensive. Restait l'Écosse, où le parti de la reine, maitre de la ville et du château d'Édimbourg, soutenait la lutte avec supériorité, grâce aux succès d'Adam Gordon, le vaillant frère du comte de Huntly dans le Nord, et de Fernyhirst dans le Sud. C'est à ce moment que Du Croc, chargé, par la cour de France, de négocier la pacification générale, revint à Édimbourg, pour travailler à cette œuvre, de concert avec Drury, autorisé par Élisabeth à le seconder. Le chef-d'œuvre de cette intervention maladroite de la France, hostile de l'Angleterre, fut la conclusion d'une trêve (30 juillet 1572), scellée par l'évacuation d'Édimbourg, où le régent et ses partisans remplacèrent les défenseurs de la reine, de plus en plus trompés et découragés. Marie n'était encore qu'au bord de cette coupe d'amertume et de déceptions qu'elle devait vider lentement jusqu'à la lie. Le comte de Northumberland, trahi par son hôte écossais, avait été enfermé depuis deux ans, sur l'ordre de Murray, qui voulait marchander le prix d'une telle victime, au château de Lochleven. Morton se chargea de le livrer à Élisabeth, qui paya joyeusement sa rançon et le fit monter à York, le 25 août, sur l'échafaud des traîtres. Sur ces entrefaites, éclata le terrible coup de cloche du massacre de la Saint-Barthélemy, qui noya dans le sang l'alliance de Charles IX et d'Élisabeth, et souleva en Angleterre et en Écosse un long cri de réprobation et d'horreur. Peu s'en fallut que Marie, coupable d'être catholique de foi et Française de cœur, ne payât de son sang, victime innocente et expiatoire du crime de la France et du catholicisme, une dette qu'elle n'avait pas contractée. Le fanatisme protestant et le servilisme légal s'unirent contre elle et la désignèrent à la hache de leurs anathèmes et de leurs oracles conjurés. Élisabeth se donna l'honneur de la modération, tout en poursuivant, par des voies détournées, l'assouvissement de ses haines, de ses jalousies, de ses craintes. Elle s'était contentée d'humilier Marie, après l'exécution du duc de Norfolk, par l'envoi à Sheffield d'une commission composée de lord Delaware, de sir Ralph Sadler, de Thomas Bromley, qui la soumit, sans l'intimider, à un interrogatoire auquel il ne fut donné aucune suite. Élisabeth aspirait à se défaire mystérieusement d'une reine dont elle n'osait se débarrasser publiquement, et elle avait choisi, par un artifice raffiné, pour exécuteurs de ce perfide dessein, les propres sujets de Marie, à qui elle voulait la livrer. Conçu avec une cruauté hypocrite entre Élisabeth, Burleigh et Leicester, ce projet ne dut pas être exécuté en Angleterre, mais en Écosse, où la conduite en fut confiée à l'un des agents anglais les plus adroits et les plus sûrs, sir Henry Killegrew, beau-frère de Burleigh, parti pour l'Écosse le 7 septembre 1572 avec deux missions, l'une publique, l'autre secrète. Par la première, il était chargé d'achever, dans l'intérêt du protestantisme en péril, la réconciliation entre Lethington, Kirkcaldy de Grange et les comtes de Mar et de Morton, et par la seconde, de concerter, avec les comtes de Mar et de Morton, la mort de Marie Stuart. Cette dernière mission lui fut donnée par Élisabeth elle-même, en présence de Leicester et de Burleigh, qui en furent les seuls confidents. D'après les instructions écrites de la main même de Burleigh et déposées au State Paper Office, il dut faire comprendre aux deux alliés d'Élisabeth que la vie de Marie Stuart ne pouvait plus être conservée pour leur sûreté commune, et qu'il convenait, non de procéder contre elle en Angleterre, mais de s'en débarrasser en Écosse, où elle serait livrée à ses ennemis. Killegrew eut ordre d'employer toute son adresse à obtenir du Régent et de Morton qu'ils réclamassent la prisonnière, sans paraître y avoir été provoqués par Élisabeth, qui voulait recueillir le profit de cette sanguinaire transaction et ne pas en encourir la haine et la honte[22]. Cette odieuse négociation, qui ne devait être abandonnée entièrement qu'en 1574, fut subitement interrompue par la mort prématurée et suspecte du comte de Mar, attribuée au poison (28 octobre 1572). Élisabeth, consolée de la perte de ce régent complaisant, par l'élection du comte de Morton (24 novembre), qui promettait un successeur encore plus dévoué à la politique anglaise et encore moins scrupuleux, n'accéda point au conseil désespéré que lui donnait Burleigh, d'en finir en Angleterre avec Marie, puisqu'elle ne pouvait en finir avec elle en Écosse. Élisabeth ne fit pas périr Marie Stuart, mais elle lui enleva le parti qui lui restait encore en Écosse, soit en le gagnant, soit en l'écrasant[23]. Morton, vrai type du baron d'Écosse, de l'homme de proie, né du sang tragique des Douglas, si dignes de leurs armes parlantes : un cœur sanglant, élevé dans les troubles de la réforme, grandi par les luttes civiles, fanatique, froid et rusé, était bien l'homme qui convenait à Élisabeth, pour la seconder implacablement dans sa tâche, pour ramener violemment l'anarchique Écosse au joug de l'unité religieuse et politique, pour trancher enfin par la hache les derniers liens qui rattachaient encore à la reine prisonnière la fidélité épuisée de partisans tant de fois déçus. John Knox qui, depuis longtemps, un pied dans la fosse, venait d'achever d'y tomber, pouvait mourir content. Le pistolet et le poignard, dans le suprême épisode d'une guerre d'extermination, maudite depuis sous le nom de guerre de Douglas, allaient achever l'œuvre de sa parole, et il se survivait dans le plus impitoyable de ses disciples. Morton, qui n'avait rien à craindre du parti de la reine, une fois destitué de ses chefs, mais qui redoutait avec raison le génie de Lethington et le courage de de Grange, armés contre lui d'un secret terrible, entama à la fois avec les défenseurs du château d'Édimbourg, les Hamilton et les Gordon, des négociations dont l'échec, d'un côté, le succès, de l'autre, comblaient ses espérances. Tandis que Lethington et Kirkcaldy de Grange, confiants dans les secours promis par la France, préférant les chances d'une résistance désespérée à des offres perfides, refusaient toute proposition d'accommodement et juraient de s'ensevelir plutôt sous les ruines du dernier boulevard de l'autorité de Marie, Morton traita avec leurs adhérents découragés, et, le 23 février 1573, signa avec eux les articles de la pacification de Perth, qui désarmèrent et annulèrent le parti de la reine. Mors, maître de concentrer sur un seul point les forces réunies de ses troupes et des renforts de l'intervention anglaise, désormais déclarée, Morton pressa, de concert avec sir William Drury, gouverneur de Berwick pour Élisabeth, le siège de la citadelle. Profitant d'une position presque inexpugnable, Lethington et Kirkcaldy de Grange, avec deux cents soldats seulement, tinrent encore assez longtemps en échec toute une armée, jusqu'à ce que la chute successive de leurs tours et le manque d'eau les contraignirent de se rendre à Drury (29 mai 1573). Ils croyaient avoir ainsi sauvé leur vie. Mais Élisabeth n'était pas moins implacable que Morton et lui livra sa proie. A défaut de Lethington, qui avait prévenu par une mort stoïque et volontaire, à la façon antique, l'affront du supplice, le régent envoya, sans égard pour ses services, sans pitié pour ses malheurs, opiniâtrement sourd au cri de grâce ! et de pardon ! sorti des entrailles même de l'Écosse, à la pensée du danger d'un de ses plus illustres enfants, Kirkcaldy de Grange au gibet, où il mourut intrépidement, comme il avait vécu, confessant à la fois sa fidélité à la réforme et à la cause royale : Avec Lethington et Kirkcaldy de Grange, succomba le parti et s'évanouirent les dernières espérances de Marie Stuart en Écosse. Cette princesse en ressentit autant de douleur que d'abattement... Les catholiques anglais, qui avaient entrepris de la délivrer en 1569 et 1570 étaient fugitifs ou intimidés ; le duc de Norfolk, qui avait conspiré pour elle, était mort ; les Écossais, qui, pendant cinq années, lui avaient conservé leur obéissance, avaient été contraints de reconnaitre son fils comme roi et de se soumettre à la domination fortement assise de Morton comme régent ; le roi d'Espagne promettait toujours et n'agissait jamais, au fond moins disposé à la secourir efficacement qu'à inquiéter Élisabeth par des complots et des troubles ; le roi de France, en lutte avec les protestants, et en défiance des catholiques de son royaume, l'abandonnait par ménagement pour sa redoutable et triomphante rivale. Dans cette situation, n'ayant plus d'appui au dedans, n'espérant plus d'assistance du dehors, elle changea de conduite et de langage. Elle essaya d'adoucir Élisabeth par ses soumissions. La liberté qu'elle n'avait pas pu se procurer de vive force, elle travailla à l'obtenir de bon gré. Sa fierté s'était d'abord offensée du silence que gardait envers elle la reine Élisabeth à qui elle écrivait souvent et qui ne lui répondait pas. Elle contint alors les mouvements de son irritation et de son orgueil. Elle prit une résignation patiente, et la reine, altière dans ses sentiments, éloquente dans ses plaintes, opiniâtre et hardie dans ses projets devint une prisonnière douce, calme et presque humble. Elle évita tout ce qui pouvait donner de l'ombrage à Élisabeth ; elle restreignit ses correspondances, qui furent surtout relatives aux affaires et aux revenus de son domaine en France. Elle obtint en retour de pouvoir se promener dans les jardins et le parc de Sheffield. Les murs humides de ses prisons lui avaient donné un rhumatisme au bras, qui l'empêchait quelquefois d'écrire et ajoutait ses gênes douloureuses à la maladie de foie dont elle souffrait depuis longtemps et que ses infortunes avaient beaucoup empirée. Aussi demanda-t-elle et lui fut-il accordé d'aller de temps en temps prendre les bains de Dugon, placés dans le voisinage de Sheffield[24]. L'émotion provoquée par cette transformation si humaine, si bien observée et si bien décrite par le sévère historien qui cède ici malgré lui à une sorte d'attendrissement, redouble, quand on pénètre dans le détail familier des occupations par lesquelles Marie, désormais réduite à l'oisiveté politique, et résignée en apparence, au moins, à son sort, trompait l'ennui d'une captivité à l'horizon de plus en plus rétréci. On ne peut la voir impunément, courbant son intelligence et son activité aux humbles proportions d'une existence intime et d'une condition privée, abaissant ses yeux fatigués par les larmes sur ces menus ouvrages de femme où elle excellait, donnant aux petits chefs-d'œuvre de son aiguille d'artiste et de ses doigts de fée, des destinations touchantes, se délassant de ses malheurs dans le spectacle de la nature et le commerce des animaux domestiques dont elle peuplait sa solitude, et trompant à leur sourire, épouse sans mari, mère sans enfants, la faim d'un cœur inassouvi. Quand elle avait écrit, causé, brodé, caressé ses chiens, fait manger ses oiseaux dans sa main, tout cela jusqu'à la satiété, et épuisé ces consolations vulgaires d'une douleur sublime, Marie priait. Mais là, encore, elle se heurtait à un refus de cette Élisabeth qui n'avait que d'amères douceurs, et dont l'indulgence encore cruelle lui accordait le superflu, en la privant du nécessaire. Marie priait seule. Elle avait en vain sollicité les secours spirituels de sa religion, et la présence, de temps en temps, d'un prêtre catholique. Élisabeth avait sèchement refusé cette faveur, en disant qu'elle n'en connaissait pas. Marie ne pouvait donc se recueillir que par ses propres forces et se sanctifier que par ses vertus. Elles croissaient et fleurissaient dans l'adversité fécondée par la résignation, et elles ne devaient pas tarder à s'épanouir dans ce fruit triste et sanglant d'une fin héroïque. En attendant la dernière lutte et le suprême adieu, Marie trouvait du moins quelque consolation dans la société dévouée de ses secrétaires écossais et français, Curle et Raullet, et de ses compagnes de captivité. Elle passait ses journées à travailler, à lire, à broder, à causer tour à tour avec ce petit monde de serviteurs fidèles, agrandi de tout un autre monde de bêtes domestiques et de pensionnaires ailés. Elle écrivait à son ambassadeur en France : Monsieur de Glasco, je vous prie me fayre recouvrer des tourterelles et de ces poules de Barbarie, pour voir si je pourrois les faire eslever en ce pays... je prendrois plésir de les nourrir en casge, comme je fays de tous les petits oiseaux que je puis trouver. Ce sont des passes-temps de prisonnière[25]. Quand ce n'étaient pas des oiseaux qu'elle demandait, c'étaient des chiens, sur lesquels elle avait reporté sa prédilection détournée des chevaux qu'elle avait adorés ; mais, depuis longtemps déjà, ses geôliers ne lui permettaient plus la promenade à cheval ; d'ailleurs le mauvais état de sa santé, la faiblesse de ses jambes, endolories par les rhumatismes produits par la vie sédentaire et l'humidité de ses résidences, le gonflement de son foie l'auraient obligée quand même à renoncer à son exercice favori. Elle se dédommageait de ne pouvoir plus que marcher en courant avec ses chiens ou en volant avec ses oiseaux en imagination. Elle écrivait en conséquence : M. le cardinal de Guise, mon oncle est allé à Lyon, je m'assure qu'il m'enverra une couple de beaux petits chiens, et vous m'en ascheterez autant, car hors de lire et de besoygner, je n'ay plésir qu'a toutes les petites bestes que je puis avoir[26]. Marie ne songeait pas seulement à elle, elle songeait aussi et surtout aux autres. Elle mettait une sorte de coquetterie à se parer de l'habileté de ses doigts et de son goût pour les ajustements, inoffensive et féminine supériorité, et à envoyer dans les directions chères à son cœur le modeste présent, le discret mémento de ses ouvrages de prison. Pour adoucir, pour apprivoiser, à force de grâce, la rude Élisabeth, pour en obtenir un peu plus d'air, de jour, un peu plus de vie, peut-être pour s'exercer chrétiennement à la patience et au pardon, c'est à son intention surtout qu'elle travaillait. C'est à son intention qu'elle commandait qu'on lui achetât de la soie, du satin, des rubans, des bracelets, des miroirs, des tablettes ornées de devises assorties à leur situation réciproque, qu'elle priait son oncle de lui expédier de la bisette d'or garnie de papillotes d'argent, du passement étroit à jour tout d'or, destinés à orner des coiffures fort mignonnement ouvrées, qu'elle faisait présenter par La Mothe Fénelon à la reine d'Angleterre, accompagnées de lettres fort gracieuses[27]. L'orgueil d'Élisabeth savourait l'hommage, son avarice se réjouissait du cadeau et, avec une roide bienveillance et un sourire renfrogné, elle remerciait maussadement la reine d'Écosse en la priant de se ramentevoir — souvenir — qu'elle avait quelques ans de plus qu'elle, et que celles qui avançaient en âge volontiers prenaient à deux mains et ne donnaient que d'un doigt. Et de ce doigt elle ne donnait encore que du bout pointu et crochu, à sa généreuse prisonnière, les adoucissements et les ménagements qu'elle implorait si gentiment. Au contraire, toute entière à sa proie attachée, acharnée à son but, opiniâtrement sourde à toute requête de mise en liberté, elle continuait avec la France et avec l'Écosse ce double jeu qui lui avait réussi, et considérait comme une conquête, comme une victoire chaque coup porté, à son instigation, au cœur de Marie, chaque circonstance rivant sa chaîne. Les événements secondaient les desseins d'Élisabeth, et favorisaient sa haine au delà de ses espérances. Les malheurs vont par troupes, et les ciels sombres attirent leur sinistre essaim. C'est par troupes que les malheurs fondirent sur Marie, blanchissant précocement ses tempes, éclaircissant cette opulente chevelure d'autrefois, alourdissant cette démarche de déesse dans les nuées, flétrissant par les larmes et l'insomnie ces beaux yeux qui avaient agité le monde et conquis tant de cœurs. Son fils, le pâle, chétif, subtil, spirituel et fourbe, Jacques VI, héritier de la grâce et de l'éloquence de sa mère, des caprices, des vertiges, des pusillanimités paternelles, grandissait sous la tyrannie de Morton, sous la férule de Buchanan, et apprenait d'eux à ne pas aimer sa mère, à qui l'absence l'avait rendu plus cher, et qui adorait ce royal ingrat acharné à battre le sein dont il était sorti. A côté, autour, au-dessous de cette blessure toujours saignante au cœur de la reine prisonnière, de la mère méconnue, c'étaient mille douleurs sans cesse renouvelées. La mort, en frappant autour d'elle, s'aguerrissait à la frapper elle-même. Elle perdait le cardinal de Lorraine et exprimait ses regrets de cette façon touchante : Dieu soit loué qu'il ne m'envoie affliction qu'il ne m'ait jusques icy donné la grâce de supporter. Bien que je ne puisse, au premier moment, commander ni empêcher ces yeux de plorer, si est-se que la longueur de mes adversités m'a appris d'espérer consolation de tous maux en une meilleure vie. Eh bien ! je suis prisonnière, et Dieu prend l'une des créatures que j'aimois le mieux. Que dirai-je plus ? il m'a osté d'un coup mon père et mon oncle. Je le suivray, quand il lui plaira, avesques moins de regrets[28]. Ce regret ne fut pas le seul. A Charles 1X avait succédé Henri III, celui de ses beaux-frères que Marie préférait, en qui elle avait le plus de confiance, et celui qui trompa le plus ses espérances. Ce prince de beaucoup d'esprit, mais de peu de conduite, plein de courage et dépourvu de caractère, suivit sous la direction de sa mère, la politique indécise qui avait troublé et ensanglanté tout le règne de Charles IX[29]. Henri III infligea à Marie l'affront de traiter sans elle avec l'Écosse du renouvellement de l'alliance, et de confirmer, au printemps de 1575, le traité d'alliance conclu avec l'Angleterre à Blois, en avril 1572. En même temps, l'ambassadeur de France à Londres, La Mothe Fénelon, dévoué aux intérêts de Marie, était remplacé par Castelnau de Mauvissière, moins engagé, plus prévenu, qui ne devait pas prêter à Marie le même concours, et qui représentait, dans les vicissitudes décevantes de la protection française, la phase d'indifférence, pour ne pas dire plus. Car le traité de pacification signé le 9 mai 1576 avait donné naissance à la Sainte-Ligue, et les Guises, d'accord avec le nouveau pape, Grégoire XIII, héritier des vues et des plans de Pie V, et avec Philippe II, étaient devenus les chefs de cette formidable association qui faillit renverser la monarchie, morceler la France et reproduire, en sens inverse, les excès et les désordres du fanatisme et de l'anarchie écossais. L'hostilité jalouse de Catherine de Médicis s'accrut de ce dernier grief des menées de l'oligarchie catholique. Le duché de Touraine, qui était la meilleure partie de son domaine, fut enlevé à Marie et transféré au duc d'Anjou. On lui donna en échange le comté de Vermandois, et ses revenus se trouvèrent diminués, précisément au moment où, rejetée à jamais, par l'ingratitude de ses deux patries, dans les bras de l'Espagne, et par les déceptions de ses espérances d'élargissement dans la captivité militante et les hasards d'une suprême lutte, elle avait le plus besoin de toutes ses ressources, au moment où elle allait engager avec le successeur, comme secrétaire d'État, de Burleigh, qui l'avait épargnée malgré lui, avec ce Walsingham, plus perfide et plus implacable encore, un duel où elle devait succomber. Deux circonstances, encourageantes et consolantes l'une et l'autre, poussèrent Marie à la témérité de ce dernier complot, défi désespéré à la vengeance ou au pardon d'Élisabeth, dont nous allons brièvement retracer les phases, et qui n'apporta à celle qui fut sa complice, plus encore que son auteur, que la délivrance de la mort et le triomphe du sacrifice. A ce complot, qui renouait et semblait renouer solidement cette fois, avec l'appui des Guise, de l'Espagne, du pape, des jésuites, la connivence de Jacques VI lui-même ou de son favori, les fils toujours rompus des trames antérieures, à ce complot, toujours le même : invasion de l'Angleterre, restauration dé Marie Stuart, réaction catholique, dont l'évêque de Ross, rendu à la liberté par Élisabeth au mois de décembre 1573, reprit les négociations, dont l'avortement, cette fois, allait être une catastrophe, Marie fut poussée irrésistiblement par plus d'un motif. Mais, en dehors de la fièvre de la liberté, de l'impatience d'une persécution calculée, ce semble, de façon à l'exaspérer et à la précipiter dans le filet mystérieux tendu sous ses pas ; par les soins de cette conspiration politique qui avait juré sa mort et ne cherchait que l'occasion de la frapper en paraissant la punir ; en dehors de la perpétuelle tentation qui inspire tous les projets de ce genre, deux circonstances, qui semblaient annoncer un retour de la fortune, une avance de la Providence, captivèrent, obsédèrent, entrainèrent Marie à cette suprême lutte où elle voyait le salut et où elle ne trouva que sa perte. Ces deux circonstances furent la fin de la tyrannie de Morton et l'expiation suprême, sur un échafaud, de ce dernier complice survivant des meurtriers de Darnley, de cet implacable dresseur d'échafauds ; et la mort de Bothwell, confessant solennellement son crime et l'innocence de Marie, que la comtesse de Lennox devait aussi attester par un de ces témoignages qui emportent la réhabilitation. Morton avait occupé la régence plus longtemps à lui seul que ses trois prédécesseurs ensemble. Durant cinq années il tint l'Écosse en paix, si l'on peut donner ce nom au silence de la terreur. Renversé au mois de mars 1578 par une de ces conspirations et de ces confédérations passées en Écosse à l'état d'institution, dépossédé de la régence, Morton se retira, abandonnant Jacques VI, investi à douze ans de la plénitude du pouvoir royal, à l'influence rivale des confédérés, qui triomphaient sous son nom. Mais cette retraite n'était qu'une feinte, une reculade pour mieux calculer son élan, et moins de deux mois après être tombé (26 et 28 avril) cet homme rusé et entreprenant se releva avec la plus habile audace et le plus complet bonheur[30]. Secondé par son allié le comte de Mar, fils de l'ancien régent, et se servant de Douglas, il se rendit maitre du château de Stirling et de la personne disputée du jeune roi. Il renonça à rétablir la régence. Mais, au nom d'un Parlement assemblé dans le château de Stirling (juillet), sous ses yeux et soumis à son influence, il composa un conseil chargé de conduire l'administration des affaires, en maintenant l'autorité nominale de Jacques VI. La suprême direction de ce conseil lui fut confiée. Investi de nouveau du pouvoir royal, quoique sous une autre forme, Morton traita avec ses ennemis ou les écrasa. Argyle, Lindsay et Montrose furent admis dans le conseil privé. Le catholique comte d'Athol, devenu duc, mourut soudainement au sortir d'un repas fait avec Morton. La famille des Hamilton, si puissante par ses possessions et si rapprochée du trône, fut abattue. Pour se concilier la faveur du roi, qui avait hérité de la haine des Lennox contre les Hamilton, Morton poursuivit à outrance ces derniers... Après avoir renversé cette redoutable maison, qui fut proscrite comme coupable du meurtre des deux régents Muray et Lennox, et dont les biens furent donnés à d'autres, Morton semblait solidement établi par la docile soumission du roi, par l'appui déclaré de l'Angleterre et l'obéissance craintive de l'Écosse. Néanmoins, une révolution, cette fois plus décisive, se préparait contre lui. Elle fut l'œuvre de deux jeunes Écossais qui, arrivés depuis peu du continent, s'insinuèrent dans la confiance de Jacques VI et devinrent ses favoris[31]. Esmé Stuart, connu sous le nom de M. d'Aubigny, élevé à la cour de France dans des vues que ne répudièrent point l'ambition et l'audace qu'il voilait de douceur et de modestie, arriva en Écosse en septembre 1579, avec une mission secrète du duc de Guise. Il devait y reconstituer, y ranimer le parti catholique, et prendre à sa tête la place laissée vide par le duc d'Athol. Il fit mieux encore. Il s'insinua dans les bonnes grâces de son cousin Jacques VI, qui prit pour lui un goût extrême, le fit son chambellan, le créa comte de Lennox et lui confia la garde du château de Dumbarton. Secondé dans ses desseins par un autre favori du roi, qui aurait pu être son rival et aima mieux être son auxiliaire, James Stewart, second fils du laird d'Ochiltrée, cadet entreprenant et hardi, le nouveau comte de Lennox trouva en lui le bras capable de saisir et de renverser Morton. Au jour convenu, fort de l'adhésion secrète de tous les ennemis de l'ancien régent, Stewart, dans une scène combinée avec art, accusa, au milieu même du conseil, et en présence du roi, le chef de ce conseil de complicité dans le meurtre de Darnley, et l'arrêta incontinent, sans trouver ni contradiction ni résistance. Cet acte, d'une extrême audace, eut un plein succès. Il annonça la ruine imminente du parti anglais en Écosse. Élisabeth en fut émue au dernier point. Elle n'oublia rien pour sauver Morton. Mais tout fut inutile. Ses injonctions menaçantes, les manœuvres du grand agitateur Randolph, envoyé tout exprès à Édimbourg, la réunion, sous lord Hunsdon, d'une armée anglaise prête à passer la frontière et à pénétrer en Écosse, ne préservèrent point ce dernier chef des anciennes guerres civiles, ce complice de plusieurs meurtres, du sort funeste qu'avaient subi et Riccio, et Darnley, et Murray, et Lennox, et Lethington, et Kirkcaldy de Grange, sort auquel n'avaient échappé ni Bothwell ni Marie Stuart, dont l'un était déjà mort dans une forteresse danoise, et dont l'autre devait rester captive jusqu'à sa tragique fin[32]. Arrêté le 31 décembre 1580, Morton fut condamné, le 2 juin 1581, à être décapité, comme coupable d'avoir participé au complot contre la vie du père du roi, et il subit le dernier, dans sa personne, fermant le cortège des justes victimes de ce talion, la vengeance du sang innocent qu'il avait contribué à verser. Son parti fut abattu, la plupart de ses parents et de ses amis encoururent des condamnations ou prirent la fuite, et Jacques, délivré entièrement de lui, donna à son principal adversaire, d'Aubigny — Esmé Stuart — le titre de duc de Lennox, nomma son accusateur James Stewart, comte d'Arran, transféra le comté de Morton au catholique Maxwell, accorda au comte de Mar le comté d'Orkney, et créa lord Ruthven comte de Lowrie[33]. Cette révolution d'Écosse porta à son comble la colère d'Élisabeth, toujours contrariée, en plein succès de ses desseins, par de subits revirements, et déjà profondément irritée par la déception de ses persévérantes démarches, pour obtenir, de l'impassible et impartial Frédéric II, l'extradition de Bothwell. Le roi de Danemark avait toujours refusé de livrer son prisonnier ; et, au printemps de 1576, Bothwell, malade et menacé de mort, avait déchargé sa conscience du secret qui l'oppressait. Dans des aveux solennels, reçus par l'évêque de Scone, en présence de quatre seigneurs de marque, et de quatre baillis de la ville, il avait, sous la foi du serment, attesté à la fois sa culpabilité dans le meurtre de Darnley, dont il nomma les auteurs et les complices, et l'entière innocence de Marie. Cette confession suprême, rédigée en latin et en danois, revêtue du sceau du roi de Danemark et des assistants, fut transmise au roi Frédéric II, qui en envoya des copies certifiées à Élisabeth et sans doute en Écosse. Le secret de ce témoignage à sa décharge, si jalousement gardé qu'il fût par les conseillers d'Élisabeth, pénétra jusqu'à Marie, que sa correspondance nous montre chargeant l'archevêque de Glasgow, son ambassadeur en France, d'envoyer en Danemark un gentilhomme nommé Monceaux, qui trompa sa confiance et dissipa l'argent destiné à son voyage. Catherine de Médicis montra peu d'empressement à favoriser la conquête d'un exemplaire de ces précieuses attestations. Mais, en 1581, le contenu de la confession testamentaire de Bothwell était déjà connu généralement et considéré comme un document certain. Jacques VI en lut un jour une version que lui communiqua Tullibardine, et baisa de joie cette preuve de l'innocence d'une mère que ses calomniateurs — qui l'avaient élevé — lui avaient appris à détester. Ce testament de Bothwell et ses révélations furent au nombre des témoignages invoqués contre Morton et qui déterminèrent sa condamnation. Bothwell survécut deux ans à ses aveux. Frédéric II, enfin édifié sur cette sinistre histoire, le fit transporter secrètement de Malmö au château de Dragsholm — aujourd'hui Adelesborg — sur la côte septentrionale de File de Seeland. C'est là, dans un donjon où sa chambre n'avait, dit-on, d'autre ouverture qu'une étroite fenêtre, par laquelle on lui passait ses aliments, qu'il mourut le 14 avril 1578. On l'ensevelit dans la petite église du village de Faurevelle. Un simple cercueil de chêne, sans pierre ni inscription, reçut ses restes ; et il ne subsista pas d'autre témoignage de cette dernière période de son existence et de sa fin que la mention au registre paroissial du jour de ces obscures funérailles[34]. S'il pouvait manquer, après les aveux de Bothwell, quelque chose à l'acquittement et à la réhabilitation de Marie Stuart, quel supplément de preuve, quel surcroît de conviction serait préférable au témoignage de la propre mère de la victime, conforme à celui du principal acteur du crime ? Eh bien ! ce document existe. Marie Stuart reçut spontanément, sans l'avoir sollicitée, la bénédiction de la mère longtemps trompée qui l'avait maudite. Quelle incrédulité, quelle hostilité pourraient résister à ces faits, aujourd'hui irrécusables, de la réconciliation, dès 1575, de la comtesse de Lennox avec sa belle-fille injustement accusée par elle et qu'elle reconnaissait innocente, de leurs rapports intimes, entretenus malgré la défense et la persécution d'Élisabeth, de leur accord, lors du projet conçu par Marie Stuart de transporter sur le continent le jeune roi livré à la tyrannie de Morton ; enfin du présent fait par la comtesse de Lennox, prisonnière à la Tour, à Marie prisonnière à Sheffield, d'un petit carré fait à point tressé, ouvré par elle, et où elle avait mêlé, avec des fils de lin très-déliés, ses cheveux blanchis par le chagrin plus encore que par l'âge[35] ? Une lettre échappée au pillage, opéré par Leicester, des papiers de Lennox, et publiée en fac-simile par l'éminent auteur des Vies des reines d'Écosse, Miss Agnès Strickland, établit, à la date du 6 novembre 1575, jusqu'à l'évidence, que la comtesse de Lennox, revenue, à la suite de la justification de Marie Stuart et de l'enquête faite par elle-même, de ses préventions contre sa nièce et belle-fille, avait cherché à réparer le temps perdu pour l'amour, et la dédommageait, par un dévouement passionné, d'avoir cru un moment les doubles traîtres qui l'accusaient. Marguerite, comtesse de Lennox, mourut âgée de soixante-trois ans, le 9 mars 1578, et nous avons les lettres de Marie, exprimant ses regrets de cette perte, et relisant à cette occasion, comme on se pare de joyaux funèbres, les lettres d'excuses de la comtesse, sollicitant son pardon de l'avoir accusée injustement, à la requête de la reine d'Angleterre, et sous l'influence de ses ennemis[36]. Ainsi donc Élisabeth avait pu emprisonner Marie sans l'abattre et la calomnier sans la déshonorer. La reine d'Écosse pauvre, abandonnée, déchue, gardait encore son courage et l'estime des honnêtes gens. Aussi, encouragée par ces témoignages favorables à son innocence et accueillis par une universelle sympathie, Marie, à la lueur de ces rayons de vérité, de justice et d'espérance qu'on essayait en vain d'étouffer, se détermina à une dernière lutte. Cette lutte ne devait être ni longue ni douteuse. Élisabeth, qui avait plutôt cherché à éviter les précédentes, avait provoqué celle-là par un redoublement de haine et de persécution. Elle était décidée à se débarrasser du souci rongeur de sa vie, du fantôme de ses insomnies, à se délivrer du supplice de la permanente alerte où la tenaient l'activité tenace, l'opiniâtre énergie d'une captive réduite à conspirer sans cesse pour reconquérir cette liberté qu'Élisabeth ne pouvait lui rendre sans reconnaître la lui avoir injustement ravie. Il fallait donc que Marie, puisqu'elle s'obstinait à lutter, fût vaincue définitivement, et que mourût cette indomptée, obstinée à vivre. Pour cela, il fallait que Marie, trouvée judiciairement coupable, fut légalement immolable. Il le fallait, pour le triomphe d'une femme et de sa haine, d'une reine et de sa politique. Élisabeth eût presque volontiers inventé, provoqué, soudoyé une conspiration contre elle-même, ne fût-ce que pour y impliquer Marie. Elle n'en eut pas besoin, et Marie n'avait pas besoin d'être excitée ; elle n'avait besoin que d'être trahie pour tomber dans le piège où Walsingham allait enfin la saisir, prête pour l'échafaud, mûre pour le martyre. |
[1] J. Gauthier, t. II, p. 263.
[2] J. Gauthier, t. II, p. 265.
[3] J. Gauthier, t. II, p. 271.
[4] J. Gauthier, t. II, p. 276.
[5] J. Gauthier, t. II, p. 277.
[6] J. Gauthier, t. II, p. 279.
[7] J. Gauthier, t. II, p. 282.
[8] J. Gauthier, t. II, p. 285.
[9] J. Gauthier, t. II, p. 288.
[10] J. Gauthier, t. II, p. 295.
[11] J. Gauthier, t. II, p. 298.
[12] J. Gauthier, t. II, p. 302.
[13] J. Gauthier, t. II, p. 308.
[14] J. Gauthier, t. II, p. 317.
[15] J. Gauthier, t. II, p. 325.
[16] J. Gauthier, t. III, p, 15.
[17] J. Gauthier, t. III, p. 17.
[18] J. Gauthier, t. III, p. 22.
[19] J. Gauthier, t. III, p. 23.
[20] J. Gauthier.
[21] Mignet, t. II, p. 165.
[22] Mignet, t. II, p. 175.
[23] Mignet, t. II, p. 179.
[24] Mignet, t. II, p.190-192.
[25] Labanoff, t. IV, p. 183.
[26] Labanoff, t. IV, p. 223 à
229.
[27] Labanoff, t. IV, p. 171, 172, 213,
214, 222, 225, 240.
[28] Labanoff, t. IV, p. 267.
[29] Mignet, t. II, p. 198.
[30] Mignet, t. II, p. 204.
[31] Mignet, t. II, p. 205.
[32] Mignet, t. II, p. 207-208.
[33] Mignet, t. II, p. 208.
[34] Wiesener, p. 514. Voyez tout ce chapitre décisif intitulé : Captivité de Bothwell en Danemark ; innocence de Marie Stuart reconnue, p. 477-543.
[35] Wiesener, p. 519
[36] Wiesener, p. 524-525.