Débarquement de Marie Stuart en Écosse. — Première impression de surprise et de déception. — Récit de Brantôme. — Double pronostic des courtisans de Marie et des partisans de Knox. — Les cavalcades d'Édimbourg et les cavalcades de Paris. — Contrastes et regrets. — Étrange sérénade. — Premières menaces du fanatisme protestant. — Marie cherche à dénouer les complications de sa situation et fait en femme habile et charmante son métier de reine. — Elle conquiert la liberté de son culte. — Appui énergique que lui prête d'abord James Stuart. — Composition de son gouvernement. — Entrée de Marie Stuart dans sa capitale. — Réception à Holyrood. — La cour écossaise et la cour française. — Caractères, costumes et portraits. — Marie cherche à apprivoiser John Knox. — Entrevue dramatique entre la reine et le sectaire. — Il n'y a rien à espérer de cette Moabite. — Conduite intéressée des lords de la Congrégation. — Politique ambitieuse de James Stuart. — John Knox blâmé par les politiques du parti protestant. — Règlement des devoirs et des droits, dans l'État, de l'Église presbytérienne. — Mécontentements suscités par ce règlement. — Liquidation armée. — Retour de Jacques Bothwell en Écosse. — Conflit avec les Hamilton. — Disgrâce du duc de Châtellerault. — Captivité et exil de Bothwell. — Expédition dans les Highlands. — Prise du château d'Inverness. — Révolte des Cordons. — Portrait équestre et militaire de Marie Stuart dans cette première campagne contre ses sujets révoltés. — Paysages des Highlands. — Bataille de Corrichie. — Mort du comte de Huntly. — Abaissement des Cordons. — James Stuart, comte de Mar et de Murray, triomphe sans scrupule. — Le chancelier Morton.C'est le 19 août 1561 que Marie Stuart, en proie au malaise physique d'une traversée pénible, mais surtout livrée à la mélancolique langueur d'un état moral fait de regrets et d'appréhensions, débarqua dans la brume du port de Leith, sur cette côte abrupte, aux aigres bises salines, d'un royaume aussi différent de celui qu'elle quittait que l'automne l'est du printemps, et que la liberté du pouvoir l'est de son esclavage. Car était-ce autre chose qu'une orgueilleuse servitude, cette minorité déguisée dont toute volonté importante était soumise au contrôle ombrageux de vingt-quatre tuteurs déguisés sous le titre de conseillers, parmi lesquels Marie n'avait pu faire entrer un seul ami fidèle et sûr, pas même ce James, comte de Bothwell, le dernier envoyé de sa mère auprès d'elle (mai 1560), pour lequel elle avait en vain réclamé un honneur mérité par son rang et ses services[1]. Ces serviteurs impérieux, ces courtisans farouches, ces conseillers hostiles qui attendaient sans impatience une souveraine qu'ils devaient recevoir sans enthousiasme, il nous faut en dire les noms, car nous allons les rencontrer, eux et leurs desseins, eux et leurs complots, à toutes les pages sombres de cette histoire désormais vouée à la fatalité. C'étaient le duc de Châtellerault, le comte d'Arran son fils, les comtes d'Huntly, d'Argyle, de Glencairn, de Morton, d'Athol, de Menteith, Marshal et de Rothes ; les lords James Stuart, Erskine, Ruthven, Lindsay, Boyd, Ogilvy, Saint-John, et le maître — héritier — de Maxwell ; les lairds — fils aînés de lords — de Lundy, Pitarrow, Dun, Cunninghamhead, Drumlanzig et Maitland de Lethington. Tels étaient les obstacles vivants, sans compter John Knox, l'apôtre implacable, et Randolph, l'ambassadeur conspirateur d'Élisabeth, contre lesquels allaient se heurter, non sans vives étincelles, la grâce et l'énergie d'une princesse nourrie des traditions absolues de la royauté française et dont, sous ses souriantes apparences, l'esprit était grand et inquiété, au dire de Michel de Castelnau, c'est-à-dire susceptible d'ambition et de politique, mais avec les caprices du sentiment et de l'imagination, et ces entraînements d'un cœur généreux inconnus à la froide et sèche reine d'Angleterre. C'est à Brantôme, en son parler malicieux et naïf, qu'il faut demander le récit de l'arrivée piteuse de Marie Stuart et de ses compagnons, et de leurs impressions communes dans ce pays où ils étaient également étrangers, en voyant la médiocrité de la réception et en oyant les étranges sérénades qui les attendaient au débotter. Ce brouillard dura tout le long d'un jour, toute la nuict, jusques au lendemain matin à huict heures, que nous nous trouvasmes environnés d'une infinité d'escueils ; si bien que si nous fussions allés en avant ou à costé, nous eussions donné à travers et nous fussions tous péris. De quoy la reyne disoit que, pour son particulier, ne s'en fust guières souciée, ne souhaitant rien tant que la mort ; niais elle ne l'eust pas souhaitée ny voulu, pour le général, pour tout le royaume d'Escosse..... On devine bien que les courtisans de la suite française de Marie Stuart exagérèrent encore l'impression de surprise désabusée qui se peignit sur ses traits quand la physionomie rébarbative de l'Écosse déchira le brouillard matinal dont l'humide aiguillon faisait nasiller les lazzis de nos raffinés transis. Ce fut une émulation d'ironie, un assaut de gouaillerie ; et on aborda sur les rires provoqués par cette dernière réflexion : que ce brouillard signifiait qu'on allait prendre terre dans un royaume brouillon, brouillé et mal plaisant. De leur côté, les partisans de Knox et le farouche réformateur empruntaient au même état du ciel, mais dans l'intérêt de leurs passions et de leurs desseins, les mêmes allusions hostiles et Pronostics dérisoires. La face du ciel et la corruption de l'air montraient assez, dit Knox, quel genre de bien Marie, la Guisarde, apportait dans ce pays ; savoir : affliction, douleurs, ténèbres, et toute impiété[2]. C'est au milieu de ces augures contraires, image des perpétuelles contradictions au milieu desquelles allait s'agiter la destinée de Marie, que l'escadre prit terre au Petit-Leith, où elle s'arrêta deux heures, et que la reine reçut les premiers hommages et les premiers vœux de sa cour et de son peuple. Puis on s'achemina vers Édimbourg, qui n'est qu'à une petite lieue du port, dans un équipage qui répondait à l'aspect du pays et aux allures des habitants, mais qui contrastait trop avec les triomphales cavalcades et les cortèges de gala à Saint-Germain ou à Fontainebleau, dont Marie emportait dans sa pensée le souvenir et le regret, pour qu'elle pût dissimuler un premier mouvement de dépit et de désappointement réprimé par la nécessité de séduire un peuple qu'elle sentait bien indomptable. La reyne y alla à cheval, et les dames et seigneurs sur des hacquenées guilledines du pays, telles quelles et harnachées de mesmes. Donques, sur tel appareil, la reyne se mit à pleurer et dire que ce n'estoit pas les pompes, les apprests, les magnificences ni les superbes montures de la France dont elle avoit joug si longtemps ; mais puisqu'il falloit changer son paradis en un enfer, falloit prendre patience..... Patience désormais mise chaque jour et plusieurs fois par jour à de bien rudes épreuves ! Le soir, comme elle cherchait le sommeil dans ce lit soucieux et cette sombre alcôve de la chambre royale au palais d'Holyrood, théâtre de l'agonie de ses aïeux, où sa mère, un an auparavant, avait rendu le dernier soupir, Marie fut tirée de son premier rêve par l'étrange et dérisoire sérénade que Brantôme a ainsi dépeinte : Et qui pis est, le soir, ainsy qu'elle se vouloit coucher, estant logée en bas en l'abbaye de Lislebourg — Édimbourg —, qui est certes un beau bâtiment et ne tient rien du pays, vinrent soubs sa fenestre cinq ou six cents marauds de la ville luy donner l'aubade de meschants violons et petits rebecs, dont il n'y en a faute en ce pays là ; et se mirent à chanter des psaumes tant mal chantés et si mal accordés que rien plus. Hé ! quel musique et quel repos pour sa nuict ! Dès le lendemain matin, ce fanatique délire, qui berçait si rudement, au son de sa psalmodie discordante, le premier repos d'une reine catholique, faillit porter les fruits sanglants de toutes les ivresses, et menaça le cœur de la reine, dont il avait agacé les nerfs, du spectacle d'un assassinat commis sous ses yeux, et quel assassinat ! celui de son chapelain, qui n'échappa que par la fuite aux estafiers furieux qui le poursuivirent jusqu'à l'autel. A la pensée de sa chapelle mise ainsi en interdit, de son aumônier désigné au couteau, du sanctuaire de son culte menacé de profanation, comme son propre asile domestique, par des sicaires ivres de l'Écriture, de ce plaisir innocent, qui lui était refusé, d'inaugurer et de consacrer par le sacrifice de la messe le premier jour de son règne écossais, Marie fut transportée de douleur et d'indignation. Le lendmain matin on lui cuida — faillit — tuer son aumosnier devant son logis ; et s'il ne se Fust saulvé de vistesse dedans sa chambre, il estoit mort Ce tour faict à son aumosnier, elle en vint si triste et faschée qu'elle dit : Voilà un beau commencement d'obéissance et de recueil de mes subjects ! je ne sçay quelle en sera la fin ; mais je la prévois très-mauvoise. Ainsy que la pauvre princesse en cela s'est montrée despuis une seconde Cassandre en prophétie, comme elle estoit en beauté. Il ne faut pas cependant croire que c'est du premier coup et sans transition que Marie fut et se sentit malheureuse. Une pareille supposition serait à la fois contraire à la vérité des faits et à celle du caractère de la reine, qui ne se désespéra qu'après avoir beaucoup espéré, qui ne se résigna pas sans lutte, et passa, dans les premières années de son séjour, par des alternatives d'humiliation et de triomphe, de popularité et de haine qui constituent le mouvement et l'intérêt de ce drame à la Shakespeare, parfois vif, gai et heureux comme une comédie, mêlé, ainsi que la vie elle-même, de douleur et de joie, de rires et de larmes. Les scènes auxquelles nous allons assister n'ont rien de la monotonie de ces actions passives où la fatalité entraine irrésistiblement les acteurs vers son but, Jeune, belle, spirituelle, élevée à l'école des délicatesses françaises et des finesses italiennes, à la cour et sous l'œil d'une Catherine de Médicis, Marie n'était pas femme à déserter, dès le premier jour, son devoir de reine, à ne pas essayer de tous les moyens de corriger sa destinée, d'apaiser sa fortune, et de dénouer, sinon de trancher les difficultés d'une situation compliquée. Nous allons voir, au contraire, avec quelle habileté instinctive et quelle expérience précoce Marie chercha ses points d'appui dans les obstacles mêmes, se fortifia par la division de ses ennemis, faute de pouvoir se fier à la concorde de ses conseillers, charma par ses grâces ceux qu'elle ne convainquit point par ses raisons, et tout d'abord, en échange de ses égards pour le culte dissident, triomphant aujourd'hui, réclama de son ministère et obtint du peuple d'Édimbourg, conquis à sa souveraine par l'admiration et la pitié, l'inviolabilité de son culte personnel et de sa chapelle particulière. Ce fut la première victoire d'une princesse dont les débuts dans le gouvernement furent heureusement inspirés par une pensée de transaction, de conciliation, d'apaisement qui ne put porter que des fleurs, et dont les fruits importuns furent flétris, avant la maturité, par l'ambition de lord James Stuart et par la jalousie d'Élisabeth, les rivalités féodales et les nuptiales compétitions soulevées bientôt autour d'une reine sans armée, sans finances et sans mari, incapable de résister à sa noblesse coalisée, et en butte aux prétendants. Le dimanche qui suivit son arrivée en Écosse, malgré le péril qui avait déjà menacé son aumônier, et les entraves que semblait devoir subir l'exercice de son culte, Marie voulut consacrer en l'exerçant, publiquement, un droit qui lui tenait à cœur, et qui, tout modeste qu'il fût, excita la colère de Knox et de ses partisans, intéressés à considérer comme un affront et comme un défi une messe impunément dite dans la chapelle royale Elle le fut cependant, malgré les menaces des ministres protestants, les murmures du peuple ameuté, et l'invasion de la cour du palais par le fanatique Patrick Lindsay, cuirassé, l'épée à la main, et suivi d'une horde d'iconoclastes et d'assassins comme lui. Mais sur la porte même de la chapelle, ce flot vivant et hurlant trouva la digue de l'impassible James Stuart, frère de la reine, qui épousant franchement sa cause, arrêta les mutins par quelques paroles énergiques et des démonstrations plus énergiques encore. L'intolérance fut vaincue, désarmée, dissipée, et Marie conserva la première et la plus chère de ses prérogatives, celle de rester fidèle à son Dieu, au milieu d'un peuple infidèle. Satisfaite de ce succès, et ne voulant pas l'exagérer imprudemment jusqu'à une tentative de réaction, Marie Stuart, malgré les justes soupçons et les justes griefs qui n'avaient pu encore triompher des illusions de sa confiance et de sa générosité, prit pour principal ministre et pour secrétaire d'État son frère naturel, James Stuart, et Maitland de Lethington, bien que tous deux fussent protestants, eussent déjà trahi sa mère et dussent la trahir elle-même. Mais ils dissimulaient leur jeu, et elle s'était flattée, à force de bienfaits, à force de pardons, de les rendre loyaux et fidèles, comme ils parurent l'être, en effet, un moment. Le comte de Huntly, chancelier — seul catholique —, le trésorier de la couronne, Robert Richardson ; le clerk-register — clerc du registre —, James Makgill, le justice-clerck, chef juge en matière criminelle, sir John Bellenden, Wishart de Pittarow, gardien du sceau privé, complétèrent le gouvernement, avec droit de séance au conseil privé. Ce conseil était composé du duc de Châtellerault, des comtes d'Argyle, d'Errol, Marshall, d'Athol, de Morton, de Montrose, de Glencairn, de lord John Erskine. Marie, se souvenant du dévouement parfois indiscret, mais fidèle, de James Bothwell, lui réserva, quoiqu'il fût absent et non encore revenu de son voyage en France, la place que son père, le comte Patrick, y avait occupée. Kirkaldy de Grange et Henri Balnaves eurent des offices de confiance dans sa maison. Malgré ces principes et ces exemples de tolérance et d'impartialité, la cérémonie de l'entrée solennelle de la reine dans sa capitale d'Édimbourg n'avait pas été exempte de quelques orages et de quelques déceptions ; et la joie que goûta Marie, dans cette première et triomphale entrevue avec son peuple, ne fut pas sans quelque secrète amertume. Cette entrée de Marie Stuart dans sa capitale eut lieu le 2 septembre. Les frais de la fête et du banquet qui l'avait précédée, le 31 août, coûtèrent 4.000 marcs d'argent à la libéralité des bourgeois d'Édimbourg, qui, à l'instigation de Knox, mêlèrent aux acclamations dont ils saluèrent la reine, des menaces symboliques de nature à intimider lia catholique. Le 2 septembre, après avoir dîné au château, Marie s'avança en grand cortège vers la ville en liesse, sous un dais de velours violet, entourée de sa cour, de sa noblesse et des principaux de la bourgeoisie. A l'arc triomphal, un jeune enfant, descendu d'un ciel d'opéra, récita des vers de bienvenue à la souveraine, et lui offrit, avec les clefs de la ville, une Bible et un livre des Psaumes.. Sur son passage, on représenta, suivant la mode du temps, des scènes tirées de l'Ancien Testament, et représentant le supplice de Coré, de Dathan et d'Abiron, foudroyés et engloutis au moment de leur sacrifice idolâtre, et d'autres spectacles d'une signification également sinistre. Ce fut avec beaucoup de peine qu'on renonça à l'outrageante représentation d'un prêtre brûlé sur l'autel pendant l'élévation de l'hostie[3]. C'est au milieu de ces manifestations diverses et de ces impressions mêlées que Marie reçut son présent de joyeux avènement : un buffet d'argent doré du prix de 2.000 marcs. Marie ne se découragea pas, et c'est le 6 septembre qu'elle constitua, sur les bases conciliantes que nous avons énumérées, son ministère et son conseil privé, inaugurant leur entrée en fonctions par une adhésion publique aux faits accomplis, et par les plus intelligents et les plus généreux efforts pour triompher d'opiniâtres résistances, et pour prévenir ou pour apaiser les conflits inévitables entre ses courtisans français et ses courtisans indigènes, ses conseillers et leurs rivaux. L'entreprise était digne d'elle, 'puisqu'elle exigeait beaucoup de tact, de prévoyance et de finesse ; mais elle était peut-être supérieure à ses forces, et rendue impossible par les événements accomplis et les passions soulevées. Nous empruntons à un de ses historiens, à la fois sympathique et prévenu, le tableau, où une certaine fantaisie romanesque n'altère point trop la vérité, le tableau caractéristique de sa première réception à Holyrood, et de sa première rencontre avec les chefs d'un parti irréconciliable, puisqu'elle ne parvint pas, tout en l'enchantant, à le dominer. La petite cour française de Marie Stuart surpassait en magnificence sa cour écossaise. Le plaid de fin tartan était vaincu par le manteau coupé à la dernière mode de Paris. Les dentelles de Flandre, la soie de Chypre, les pierres précieuses et les perles ornaient la bonne grâce des jeunes courtisans d'outre-mer, qui éclipsaient avec insouciance ces Écossais, qu'ils considéraient comme des sauvages, et qui ne pouvaient rivaliser avec eux que d'intrépidité et de elles armes. C'étaient les mêmes qu'ils avaient déjà rencontrés à Leith, venant, au pas de leurs chevaux, au-devant de leur souveraine suspecte, avec plus de curiosité et de méfiance que de respect et d'amour. C'était une troupe austère et farouche, plus faite pour contredire et combattre la royauté que pour la servir. Les hommes hardis et fiers qui la composaient étaient vêtus de pourpoints de buffle, leur barbe était courte et leurs moustaches redressées en pointe. Ils avaient une seconde armure, une côte de mailles qu'ils endossaient, même dans la paix, contre l'assassinat. Plusieurs portaient une toque de velours noir entourée de trois rangs de perles ; d'autres des casques, d'autres de larges chapeaux relevés d'un côté par une agrafe et ornés de plumes qui retombaient en arrière. Le meurtre, au milieu des orages de la régence de Marie de Lorraine, était devenu pour eux une telle habitude, qu'ils étaient toujours sur leur garde, et que, même au saut du lit, en robes de chambre et en pantoufles, ils avaient le sabre au côté et le pistolet à la ceinture... Ils abordèrent d'un œil soupçonneux cette princesse — Marie Stuart —, d'un œil hostile et jaloux les seigneurs qui l'accompagnaient... Nous reprenons, après ce croquis des personnages du groupe écossais, le récit dramatique de la première réception-gala de Marie Stuart. Le grand escalier d'Holyrood, du côté du parc, cet escalier que ses degrés nombreux, larges et bas, rendaient si doux à monter, était plus vivant qu'il ne l'avait jamais été. Des torches brûlaient dans des niches, sur des candélabres de pierre ; des orangers et des myrtes parfumaient le porche majestueux, arrondi en cintre et parsemé de petites ogives. On suivait avec admiration le pilier massif qui soutenait cet escalier léger, et qui dominait de ses guirlandes de bas-reliefs quatre balcons intérieurs superposés l'un sur l'autre. La galerie et les salons de réception resplendissaient de lumières. Ces lumières, qui se reflétaient dans les glaces de Venise de Marie de Lorraine, étincelaient au-dessus de charmants porte-flambeaux achetés en France par Marie Stuart, et qu'elle avait fait déballer en arrivant. Ils étaient de bois sculpté et représentaient, échelonnés en caryatides, de petits Sylvains aux pieds de bouc, aux corps et aux visages d'enfants. C'étaient des chefs-d'œuvre, dont quelques-uns sont conservés encore à Holyrood. Tout le monde les admira et applaudit au goût de la reine. Vêtue comme au Louvre, Marie était assise sur un fauteuil de bois ciselé, trône de ses ancêtres, et qui avait succédé au bloc de granit, en forme de chaise, sur lequel se plaçaient, dans l'abbaye de Scone, les premiers rois d'Écosse, le jour de leur couronnement. Les femmes de la reine avaient recouvert de coussins le vieux fauteuil, et, de ce siège de majesté, Marie attirait à elle jusqu'à ses plus ombrageux ennemis. De tous les environs d'Édimbourg, les plus grandes dames s'étaient empressées pour cette soirée à la nouvelle cour, mais aucune n'était comparable à Marie Stuart, et les poètes purent dire que la plus belle rose d'Écosse fleurissait sur la plus haute branche. Deux groupes briguaient à l'envi les préférences de la reine, qui excellait dans cet art où la coquetterie de la femme s'élève jusqu'à l'habileté politique, et devient un manège de la royauté. Elle ne mécontenta pas, ce soir-là, les Français qui l'avaient accompagnée, mais ses faveurs les plus marquées furent pour ses Écossais. On remarquait autour d'elle trois de ses oncles, le grand prieur, le duc d'Aumale, le marquis d'Elbeuf, de grands seigneurs dont les aînés étaient de grands hommes. Venaient ensuite le fils du connétable de Montmorency, le maréchal d'Amville, digne d'ajouter encore de l'honneur à l'honneur de son nom ; Castelnau de Mauvissière, délié comme un ambassadeur, honnête comme un chevalier ; Chastellard, aussi brave que son immortel aïeul, bien que moins sérieux, un Bayard de roman ; Strozzi, un proscrit d'une des plus puissantes familles de Florence, un héros que son talent, son courage et sa parenté avec Catherine de Médicis relevaient dans l'exil ; La Guiche, un intrépide soldat, cher au duc François de Guise, qui le réservait pour les coups de main et pour les mêlées ; Brantôme, puis La Noue, un cœur chaud et une tête calme, le Catinat anticipé de la Réforme. Les seigneurs écossais, mêlés à ce groupe, s'entretenaient avec la reine et avec les Français, plus bruyamment que ne le prescrivait l'étiquette. Marie les traita tous avec une politesse affectueuse, proportionnée à leur naissance, à leur mérite, à leur importance politique. Ils avaient, pour la plupart, une attitude guerrière et rigide à la fois, et l'on doutait s'ils ressemblaient à des chevaliers ou à des sectaires. Le premier d'entre eux était lord James Stuart, frère naturel de Marie, non moins beau que son père et que sa sœur, hardi comme un soldat et prudent comme un diplomate. Après lui, on distinguait le comte de Morton, dont le visage impitoyable et adroit inspirait la crainte, et dont l'âme était plus double, plus insensible, plus sauvage encore que ses traits ; lord Ruthven, sans peur et sans scrupule, rusé et audacieux avec l'aisance d'un homme de cour ; Lindsay, un rude et intrépide magnat de bruyères, dont les petits yeux gris enfoncés lançaient des éclairs aussi brillants que ceux de sa célèbre épée, et qui, sous son grossier pourpoint, portait, imprimés sur satin, les plus terribles versets de la Bible ; lord Huntly, orgueilleux de son courage, de ses immenses richesses territoriales et de ses innombrables vassaux ; Maitland, un aigle et un caméléon tout ensemble ; Robert Melvil, un courtisan accompli, dont le dévouement dépassait un peu les calculs de l'intérêt personnel, et qui cédait quelquefois à son cœur malgré sa raison ; Kirkaldy de Grange enfin, le plus habile tacticien de l'Écosse, un homme de guerre transcendant, admiré de tout ce qui portait en Europe l'épée de commandement, humain, d'ailleurs, au milieu des mœurs cruelles de sa patrie. Les Hamilton, dont le chef était Jacques, comte d'Aman, duc de Châtellerault ; les Seaton, les Fleming et les autres seigneurs papistes étaient déjà en minorité dans cette noblesse, dont le souffle de la Réforme entrainait les plus généreux, dont les moins délicats, les plus nombreux, flairaient, comme une proie, les biens des grandes familles fidèles à la tradition, et les domaines de l'Église et des monastères. ..... Bien qu'il eût été prié avec beaucoup d'égards, Knox, soit mépris du monde, soit hostilité, n'avait point paru dans les salons du château[4]... Marie voulut pourtant essayer la conquête de l'énergumène. En reine qui peut impunément faire les avances, en femme habituée à voir la force céder à la grâce, et la violence à la douceur, elle fit les premiers pas, et le Mahomet presbytérien ne venant pas à elle, elle alla à lui et l'attira à une mémorable entrevue, dont les termes sont trop caractéristiques pour n'être point rapportés. Si elle échoua dans son dessein d'apprivoiser le farouche réformateur, ce fut du moins avec -tous les honneurs d'une lutte si inégale, que le succès était impossible. Mais Knox ne resta point aussi insensible qu'il le parut à l'intrépidité de ce gracieux défi ; et il considéra du moins désormais, comme une ennemie redoutable, la princesse éloquente, spirituelle et subtile qui, plus d'une fois, dans leur controverse, l'avait embarrassé. Knox a raconté lui-même, en s'y donnant naturellement le beau rôle, cette scène originale, ce duel de dialectique et d'éloquence entre la jeune reine, condescendant à défendre son sexe et son autorité, et un adversaire qu'elle étonna sans le persuader. Le brutal et tyrannique pédantisme de Knox devait même aller jusqu'à vouloir sonder, après ceux de sa conscience, les mystères de son cœur, et jusqu'à reprocher à la femme son mariage, après avoir osé incriminer les intentions et contester les droits de la souveraine. A l'appel de la reine, Knox se rendit donc au palais, avec la superbe humilité et l'austère dédain d'un dictateur sacerdotal. Il se présenta devant elle, âpre et fier, avec l'habit brun presbytérien et le manteau drapé sur l'épaule, à la mode de Genève. Il la salua silencieusement[5]. Elle l'invita à s'asseoir, et commençant par un insinuant exorde : — Je souhaiterais, monsieur Knox, lui dit-elle, que ma parole agit sur vous comme votre parole agit sur l'Écosse. Nous serions amis, et ce serait le bien du royaume. — Madame, répondit emphatiquement le réformateur, qui, d'ailleurs, aimait mieux maltraiter l'amour-propre des autres que le sien, la parole est plus stérile que le rocher quand elle est mondaine ; mais quand elle est inspirée par Dieu, les fleurs, les épis et les vertus en sortent. Un entretien ainsi engagé devait bientôt glisser sur une pente agressive. On n'arrête pas un volcan en y jetant des fleurs. Il y avait, entre le réformateur qui rêvait déjà l'abjuration de Marie ou son abdication, et celle-ci, qui se flattait encore de demeurer reine tout en demeurant catholique, un de ces abîmes que rien ne peut combler et sur lesquels on ne jette pas de pont. Marie, un peu piquée de son échec, reprocha à Knox, mais toujours avec esprit et avec calme, son pamphlet contre le gouvernement des femmes. — Madame, répondit le peu galant novateur, j'ai parcouru l'Allemagne, et je suis pour le droit saxon. Lui seul est juste. Il réserve le sceptre à l'homme ; il se contente de donner à la femme une place au foyer et une quenouille. Marie lui fit remarquer que, puisque le souverain légitime se trouvait être une femme, non-seulement en Écosse, mais en Angleterre, il manquait à la fois à la loi de charité et à celle d'obéissance en prêchant le mépris de personnes dont le seul crime encore était de ne pas penser comme lui, et la haine des princes, se montrant ainsi à la fois intolérant et rebelle, double contradiction dans un ministre de L'argument était bien frappé et bien aiguisé ; et la double flèche, lancée d'une main habile, fit à l'impassibilité triomphante du docteur une cuisante et double blessure. Il se sentit atteint au défaut de sa cuirasse de logique, mais il n'était pas homme à se déconcerter pour si peu, et, se débarrassant de ces fines objections avec la verve brutale d'un homme habitué à l'emporter quand même sur de barbares auditeurs : — Madame, répliqua-t-il, si rejeter l'idolâtrie et engager le peuple à adorer Dieu selon sa parole est considéré comme une excitation des sujets contre leurs princes, je ne saurais être excusé, car c'est ce que j'ai fait ; mais si la connaissance de Dieu et de son vrai culte conduit tous les bons sujets à obéir au prince de bon cœur, qui pourrait me blâmer ? Il assura, du reste, qu'il vivrait content sous l'autorité de la reine, tant que le sang des saints ne serait pas versé, et il soutint que, dans les choses de la foi, les sujets n'étaient pas obligés de suivre la volonté de leurs princes, mais les commandements de leur Créateur. Si tous les hommes du temps des apôtres, ajouta-t-il, avaient été contraints de suivre la religion des empereurs, que serait devenue la foi des chrétiens ? La reine, établissant alors une judicieuse distinction entre les refus de la foi et les soulèvements de la révolte, lui répondit : Mais ces hommes ne résistaient pas. — Ceux qui n'obéissent point, répliqua Knox, aux commandements qui leur sont faits sont censés résister virtuellement. — Non, continua la reine, ils ne résistaient pas avec l'épée. — C'est, poursuivit Knox, parce que Dieu ne leur en avait pas donné le pouvoir et le moyen. A cette naïve et hardie déclaration, que la force conférait le droit de soulèvement, et que la faiblesse était la seule raison de la soumission aux princes, Marie Stuart répondit avec étonnement : Vous pensez donc qu'il est permis aux sujets de résister à leurs princes lorsqu'ils en ont le pouvoir ? Le fanatique réformateur, qui subordonnait l'État à la religion, ne recula point devant les conséquences de sa théorie. Très-certainement, madame, dit-il, si les princes excèdent leurs devoirs. Comparant alors le souverain qui, dans un accès de zèle aveugle, voudrait frapper les enfants de Dieu, à un père de famille qui, dans un mouvement de folie, poursuivrait ses propres enfants avec une arme, que ceux-ci auraient le droit de lui enlever, Knox dit : Il serait permis d'ôter l'épée à un tel prince, de lui lier les mains et de le mettre en prison jusqu'à ce qu'il fût devenu plus calme. Ce ne serait pas lui désobéir, mais se conformer à la parole de Dieu. Marie resta confondue. Une doctrine aussi subversive de toute autorité, qui faisait les sujets juges de l'obéissance qu'ils devaient à leurs souverains, et qui, sur la provocation de leurs chefs spirituels, les autorisait à la révolte, la remplit d'épouvante. Elle entrevit ce terrible avenir qui lui était réservé... Elle tomba dans un triste silence, et elle resta comme accablée pendant un quart d'heure[6]. Lord James Stuart, seul témoin de cette scène, plus familiarisé que Marie avec les incartades des orateurs de la Réforme, s'efforça d'amortir le choc inévitable entre une souveraine offensée et un sujet qui parlait un peu trop en maître, et d'empêcher la discussion spéculative de dégénérer en un conflit dont les conséquences pouvaient être également funestes aux deux partis. Il essaya donc, par des périphrases explicatives, de détourner l'orage, et, en rassurant sa sœur, de modérer le fougueux apôtre. Mais son plaidoyer, tout en écartant des contradictions trop flagrantes, n'eut aucun succès, et s'il évita une lutte, il n'amena point un rapprochement. Il n'y avait pas de terrain commun possible entre une reine catholique bravée dans son autorité et insultée dans sa foi, et un schismatique rebelle qui s'excusait en vain de prêcher l'interversion des rôles : la soumission des souverains et le gouvernement des sujets. Knox, malgré son enthousiasme et son orgueil, ayant reculé devant les conséquences de principes qui amenaient de telles anomalies, voulut essayer de guérir les blessures qu'il avait faites en disant : — A Dieu ne plaise ! je suis bien éloigné de commander à qui que ce soit, ou de délier les sujets de leur loyale obéissance ; je ne désire qu'une chose, c'est que les princes comme les sujets obéissent à Dieu, dont la parole enjoint, aux rois et aux reines, d'être les pères et les mères de son Église et de la nourrir. Marie, poussée à bout, répondit à cette ouverture ambiguë par une énergique profession de foi catholique, apostolique et romaine. Ce fut alors à Knox de sortir des gonds, et de recevoir un congé provoqué par ses invectives et ses blasphèmes. C'est ainsi que finit l'entretien, comme la plupart de ceux de ce genre, qui sont stériles, quand ils ne sont pas dangereux, et ne guérissent pas le mal quand ils ne l'enveniment pas. Le réformateur se retira en priant Dieu de bénir la reine, dans la république d'Écosse, aussi amplement que l'avait été Déborah dans la république d'Israël, et Marie ne songea plus qu'aux moyens de maintenir un équilibre si compromis par de telles exagérations, et à contenir dans leur excès des doctrines et des passions qu'il était inutile de chercher à tempérer, et qui demeuraient implacables. Au sortir de cette dramatique audience, Knox, qui n'avait pas triomphé à son gré, et avait rencontré pour la première fois peut-être une résistance aussi intelligente qu'énergique de la part d'une princesse qu'il croyait plus frivole, Knox rencontra un groupe de ses sectateurs et de ses amis, impatients de connaître l'issue d'un entretien si important : Il n'y a rien à espérer de cette Moabite, dit-il avec colère ; autant vaudrait pour l'Écosse bâtir sur des nuages, sur un abîme, sur un volcan. L'esprit de vertige et d'orgueil, l'esprit du papisme et des Guise est en elle... Et la reine Guisarde fut mise tout bas, en attendant qu'elle le fût tout haut, au ban de la plèbe protestante, qui se prépara, dans l'ombre des prêches, au signal de nouveaux désordres, et unit désormais, dans ses haines et ses menaces, le trône et l'autel. Le signal qu'attendait la multitude, les hauts barons, qui exploitaient son fanatisme, se gardaient bien encore de le lui donner. Avant de régler leur compte avec la reine, ils avaient d'abord à vider entre eux les différends de leur ambition et de leur rivalité. Avant de combattre ouvertement la royauté, il fallait achever de dépouiller les églises, et se partager le riche butin des biens catholiques, sauf à se le disputer entre eux. La première période du règne précaire de Marie devait jouir d'une tranquillité relative, grâce à ces divisions, qui donnèrent à l'autorité royale les bénéfices de la médiation ; grâce surtout aux calculs machiavéliques de Murray, qui avait intérêt à affaiblir toute concurrence dangereuse à ses desseins usurpateurs, et, avant de les démasquer, se servit tour à tour du sceptre qu'il convoitait pour humilier l'influence des Hamilton, et pour abattre l'opposition des Gordon. C'est cette lutte intérieure et victorieuse contre l'anarchie oligarchique, et cette double campagne d'intrigue et de conquête où lord James parut servir la cause de l'autorité et de l'unité monarchique en se servant d'elle, et triompha sous son nom, que nous raconterons d'abord. Nous réservons, pour un chapitre spécial, l'analyse des négociations diplomatiques entamées en même temps par Marie Stuart auprès d'Élisabeth pour ménager ses susceptibilités, apaiser ses griefs, se concilier ses bonnes grâces, faire triompher auprès d'elle la double cause de la reconnaissance de ses droits éventuels à la succession de la couronne d'Angleterre et de la ratification de son choix, quand l'isolement et la nécessité la portèrent à se donner un époux destiné, dans sa pensée, à être son défenseur, et qui devait être son persécuteur, après avoir en vain essayé d'être son maître. Les grands seigneurs, qui se servaient de Knox connue d'un instrument, de ses doctrines comme d'un moyen, ne partageaient ni ses violences, ni ses illusions, ni ses désintéressements ; et, s'ils avaient favorisé l'affaiblissement de la royauté et la spoliation de l'Église, ils n'avaient pas entendu substituer la tyrannie de la multitude au contrôle monarchique, ni le gouvernement des ministres protestants à l'ancienne prédominance du clergé. Ils aspiraient à l'indépendance, d'un côté, à la richesse, de l'autre, et ils virent, avec un mécontentement non dissimulé, les intempérances de langage d'un homme qui ne ménageait pas assez les transitions, brusquait les contradictions les plus autorisées et les répugnances les plus naturelles, et manquait souvent le but à force de le dépasser. Les chefs politiques du parti protestant n'hésitèrent pas à blâmer la fougue imprévoyante et provocatrice de leur apôtre, et cherchèrent à faire rentrer dans leur lit les passions fanatiques déchaînées par cet orateur-ouragan, qui soufflait prématurément la tempête. Lethington écrivait à lord Cecil : Je voudrais que M. Knox parlât d'une manière plus aimable à une aussi jeune princesse, et que sa véhémence, que rien n'arrête, ne lui fit pas émettre des sentences difficiles à digérer pour un estomac faible. Assurément, elle montre vis-à-vis de lui une sagesse au-dessus de son âge. Que Dieu lui accorde l'assistance de son esprit ! En même temps, les douze comtes ou lords dont Marie avait composé son conseil privé, procédaient à une organisation de l'Église réformée, qui réduisît au domaine spirituel les ingérences des ministres, et rognât à la fois les limites, démesurément étendues par le Livre de discipline, de leur budget et celle de leur juridiction. C'est ainsi que fut décidé que le tiers du produit des domaines ecclésiastiques restés entre les mains des prélats ou saisis par les nobles, qui avaient eu plus en vue, en Écosse, les biens que le bien de l'Église, serait remis à la reine pour l'entretien des prédicateurs, l'établissement des écoles, l'assistance des pauvres et l'augmentation de son propre revenu. Un comité, composé de lord James, de Maitland de Lethington, des comtes d'Argyle et de Morton, fut chargé de la fixation et de l'administration de ce tiers. Mais, comme il était inévitable, et comme on avait dû s'y attendre, sans chercher ou sans trouver le moyen de prévenir ces inconvénients, les conflits et les procès sortirent en foule de ce pacte de transaction, conclu sous l'influence prépondérante de lord James et exécuté par ses affidés. Les ferments anarchiques furent irrités plutôt qu'apaisés par un remède pire que le mal ; la réintégration au fond commun du tiers des biens ecclésiastiques, dont l'usurpation et la jouissance avaient motivé plus d'une apostasie et composaient plus d'une fortune, ne pouvait se faire à l'amiable. Et il fallut liquider par les armes. C'était l'affaire de l'ambition et des rancunes de lord James Stuart, qui avait bien compté sur un conflit, puisqu'il essaya une première fois de le faire naître au détriment des Hamilton, dont il poursuivit l'appauvrissement et ménagea la disgrâce. Puis, désormais solide sur les étriers de sa faveur, devenue dominatrice, il profita d'une seconde occasion pour entraîner la reine, qui venait de le créer comte de Mar, à l'occasion de son mariage avec la fille du comte Marshall, à la répression d'un attentat et à la vengeance d'un grief plus personnel que politique, et reçut, pour prix d'une victoire implacable, le comté de Murray. La première intrigue ourdie, féconde en querelles particulières, mais qui n'aboutit qu'à la guerre civile, fut provoquée par les démêlés qui ne manquèrent point de survenir, dès son retour de France, qui suivit de près l'arrivée de la reine en Écosse, entre James Bothwell, serviteur fidèle et fatal, destiné à un rôle si controversé dans l'histoire de Marie Stuart, et les ennemis nombreux que son dévouement à la cause de la reine, et aussi son caractère ambitieux et turbulent, lui avaient suscités. Pour donner aux griefs le temps de s'apaiser, Marie, avec une grande sagesse et une grande autorité, avait imposé à tous ces différends l'épreuve d'une trêve, pendant laquelle les adversaires juraient de s'épargner mutuellement, et de garder une neutralité qui est quelquefois le commencement d'une conciliation. C'est ainsi que, dès le retour de Bothwell, menacée de voir la paix publique compromise par les rivalités et les rancunes de ses conseillers, qui ne s'entendaient que pour lui infliger l'affront d'un refus commun de porter un seul jour, de douloureux anniversaire, le deuil de François II, Marie écarta le danger en exigeant le serment de trêve entre son plus fougueux serviteur et lord Seton (11 novembre 1561), ainsi qu'avec lord James Stuart et Cockburn d'Ormiston. Mais la vendetta qui régnait entre Bothwell et le duc de Châtellerault et son fils, le comte d'Arran, ne fut pas aussi facile à mettre sous la cendre. La moindre rencontre de ces personnages, qui se haïssaient implacablement, provoquait des chocs et des étincelles qui ravivaient et ranimaient le conflit. Marie dut vivre ainsi dans l'anxiété, et, pour ainsi dire, sut' la poudre, durant toute la première partie de l'année 1562, où éclata, attisée secrètement par lord James Stuart, la querelle dont les Hamilton furent les dupes et Bothwell la victime. Le duc de Châtellerault et son fils, le comte d'Arran, n'avaient point paru à l'arrivée de Marie Stuart, et ils attendaient, dans l'isolement boudeur de leur petite cour de Kinneil, près Linlithgow, qu'un ordre ou une prière de la souveraine réclamassent l'hommage de deux si illustres mécontents. On comprendra cette attitude, quand on saura que le comte d'Arran avait successivement nourri le vain projet d'être porté par Cecil au trône d'Écosse, et d'épouser Élisabeth, puis, sur le refus de celle-ci, avait retourné ses vœux du côté de Marie Stuart, qui ne les avait pas encouragés. Cette double déception avait aigri son caractère et troublé son cerveau des visions d'une intermittente démence. Le père, lui, protestait, par son absence, du dépit que lui causaient les récentes mesures prises par le comité des biens ecclésiastiques, sous une influence jalouse, qui écartait à la fois du pouvoir et de la fortune, par des contradictions humiliantes et des restitutions onéreuses, l'ancien régent d'Écosse[7]. Cependant, le duc de Châtellerault ne put persister dans un éloignement qui l'exposait à d'autres déboires et à d'autres sacrifices. On lui fit observer que qui quitte la partie la perd, et que les absents ont généralement tort. Il se rendit donc à la cour, mais pour y voir l'absence de son fils, qui avait refusé de l'accompagner, calomniée au point de la rendre suspecte à la souveraine. Là-dessus, plaintes du duc et de son fils, auquel on a osé attribuer des projets séditieux, refus d'accepter les avances conciliatrices imposées à Bothwell par la reine, représailles de celui-ci contre le comte d'Arran, qui cherche à perdre, en l'accusant à son tour de fomenter un complot contre la liberté de la reine, celui qui l'a ridiculisé. Mais ce second épisode, qui faillit compliquer la querelle jusqu'à en faire sortir un procès de lèse-majesté et de haute trahison, n'eut lieu qu'à la suite d'une réconciliation publique et solennelle où Bothwell et le comte d'Arran feignirent d'abjurer, à l'autel évangélique, entre les mains de Knox, leurs ressentiments mutuels. (25 mars 1562.) Cette scène de profanatrice comédie eut lieu dans la maison des Hamilton, à Kirk-of-Field, située en face de celle où, cinq ans plus tard, devait périr d'une mort longtemps mystérieuse, dont aujourd'hui les causes et les auteurs sont connus, l'infortuné second époux de Marie Stuart. Trois jours après, le comte d'Arran, jetant ce masque importun de fausse amitié, accusa, dans une dénonciation incohérente qu'on rejeta, plus tard, sur un accès de délire et de monomanie, Bothwell d'avoir voulu l'associer à l'exécution d'un projet criminel d'enlèvement et d'emprisonnement de la reine, — qui, à ce moment, se livrait, au château de Falkland, dans le Fife, au divertissement de la chasse, dans la forteresse de Dumbarton, dont le duc de Châtellerault avait la garde. Qu'y avait-il de fondé dans cette dénonciation, et quelle part faut-il y faire à la vérité et au mensonge, à la fièvre et à la vengeance ? Il est peu probable que si Bothwell eût nourri de pareils desseins, il les eût confiés à des gens plus capables de les trahir que de s'y associer. Le comte d'Arran voulut-il prendre les devants sur son ennemi, lui tendre un piège dangereux, en se donnant le mérite d'un grand service rendu, et ne feignit-il de se défendre que pour mieux accuser ? Tout cela est possible ; mais ce qu'il y a de certain, c'est que le résultat de cette intrigue, qui ne tourna qu'à l'avantage de lord James Stuart, fut, pour les Hamilton, la perte de la garde de la forteresse de Dumbarton, qu'ils durent rendre, et l'affaiblissement définitif d'une influence qui ne reposait plus que sur un vieillard avare et un fils en démence ; pour Bothwell, dont la reine se débarrassa sur les instances de lord James, moins comme d'un conspirateur que comme d'un importun, la disgrâce, la prison, et, au bout d'une évasion décevante qui le jeta sur les côtes d'Angleterre, une captivité qui ne finit qu'en 1564, et un exil qui ne finit qu'en 1565. L'ambitieux et astucieux lord James, débarrassé, à la faveur d'un prétendu complot, à la véracité duquel ne crut pas même l'ambassadeur anglais, du crédit des Hamilton et de la présence de Bothwell, dont il avait, d'ailleurs, dans une expédition dans le Border — pays frontière —, frappé les serviteurs et séquestré les domaines, lord James, à l'automne de 1562, s'occupa des Gordon, qu'il avait poussés à bout et provoqués à la révolte par le défi de ce titre de comte de Murray, ajouté, grâce à la faveur de la reine, le 10 septembre, à celui de comte de Mar, reçu le 7 février. Ces titres n'avaient pas alors qu'un caractère honorifique ; ils emportaient investiture seigneuriale de domaines considérables, qu'il était aussi agréable de prendre que pénible de rendre. Or, le comte de Huntly, chancelier d'Écosse, détenait, en vertu d'un mandat ou d'une tolérance de la couronne, ce comté de Murray, qui avait fait retour au domaine royal à la mort de James Stuart, fils naturel de Jacques IV, en 1544. Il était, depuis longtemps, convoité par le second lord James Stuart, auquel sa sœur avait promis, dès 1562, de l'accorder. Mais il n'était pas facile de faire rendre, à un homme comme le comte de Huntly, jaloux et mécontent, une chose qu'il trouvait bonne à garder et croyait avoir le droit de garder ; aussi est-ce sans étonnement, et peut-être même sans peine, que Marie Stuart, et surtout lord James, qui, par l'effet de la confiance et de la nécessité, tenait tout à fait sa royale sœur sous son influence, virent bientôt dégénérer en expédition militaire le voyage de plaisance et de bienvenue que, depuis le 11 août, la reine et sa cour, heureusement escortées d'une petite armée, accomplissaient dans les comtés du Nord. Marie allait en effet engager sa première lutte et gagner sa première victoire sur les résistances de l'aristocratie féodale, et le comte de Huntly allait être le héros et la victime de ce suprême effort de l'insubordination oligarchique. Car le mouvement, ici, n'avait rien de religieux. Les Hamilton, protestants, et les Gordon, catholiques, avaient associé leurs griefs contre la domination de lord James et contre ses dépossessions systématiques. Seulement, le duc de Châtellerault et le comte d'Arran ne paraissent avoir appuyé que de leurs sympathies, et peut-être de leur connivence secrète, la levée de boucliers des Gordon. C'est même la pusillanimité du duc de Châtellerault et la dénonciation échappée à son fils, le comte d'Arran, dans un accès de folie sincère ou simulée, qui avaient fait avorter à ses débuts cette conspiration dont le comte de Mar avait exagéré la découverte, et surtout les desseins, au point d'avoir fait envisager à Marie, comme une nécessité de salut pour ses deux principaux ministres, menacés par le poignard des assassins, et pour elle-même, la disgrâce des Hamilton et l'emprisonnement de Bothwell. Ainsi, maître par le désarmement de la principale famille de l'Ouest, et par la captivité du gardien et du héros des marches frontières du Sud, des Border, de la plénitude de l'autorité souveraine, James Stuart, à l'automne, n'avait plus songé qu'à dépouiller, affaiblir, et, au besoin, écraser, après les protestants Hamilton, les catholiques Gordon, et à préserver ainsi de toute concurrence sa suprématie dans le conseil. Le second fils du comte de Huntly, John Gordon — encore un prétendant à la main de la reine, évincé, après le comte d'Arrau —, n'avait pas attendu le voyage royal du mois d'août pour se mettre en pleine rébellion. Après avoir blessé lord Ogilvy, à la suite d'une querelle privée, dans les rues mêmes d'Édimbourg, et avoir failli donner ainsi le signal d'une émeute et d'un choc entre les deux partis, conjuré, non sans peine, par les magistrats de la ville, John Gordon avait bravé, en l'éludant, l'ordre de sa souveraine de se rendre prisonnier dans la citadelle de Stirling. Il s'était mis en campagne à la tête d'un millier de cavaliers, et sonnant le rappel de son clan, le comte de Huntly, son père, avait fortifié les châteaux de Findlater, d'Achendown et de Stratbogy. C'est donc dans un pays armé, menaçant, et où les dispositions des habitants, fanatisés par leur chef, ne répondaient que trop à l'âpreté du ciel et à la difficulté des accès, dans cette Écosse alpestre des Highlands, que Marie faisait un voyage romanesque qui allait être héroïque ; car, on le comprend bien, la lutte était inévitable, et le comte de Mar et les galants chevaliers qui frémissaient autour de lui, dans l'escorte royale, ne devaient pas supporter patiemment l'affront de l'inhospitalité. Le château d'Inverness ayant été fermé à la reine par le capitaine auquel les Gordon en avaient confié la garde, les épées sortirent du fourreau, les couleuvrines roulèrent sur leurs affûts, les arquebusiers allumèrent leur mèches, les tambourins et les fifres firent entendre leurs grondements belliqueux et leurs sifflements menaçants ; un assaut victorieux inaugura la guerre, et la potence où fut suspendu le gouverneur rebelle fut le premier jalon de la transformation du voyage royal en expédition de répression. Du même coup, enivrée d'une sorte de martiale ardeur, Marie, dont ces poétiques et grandioses paysages exaltaient l'imagination et dont l'âme fière goûtait la mâle volupté du danger et du triomphe, Marie s'était transformée, de reine chasseresse et pèlerine, en militante amazone, et elle donnait en souriant à l'admiration de ses compagnons l'exemple d'une infatigable intrépidité. Nous empruntons le double tableau de ce spectacle à deux historiens dont l'un nous donnera plus particulièrement l'impression des personnes et des événements, l'autre, celle du paysage. Nous commencerons par ce dernier. ..... Elle se mit hardiment en campagne. L'air libre des Highlands l'enivra de vie. Elle montait un beau cheval qu'elle maniait et dirigeait aux applaudissements de ses nobles et de Murray. Elle regrettait de ne pas être un chevalier, pour dormir la moitié de l'année sur la dure, pour ceindre la cuirasse et l'épée. Elle respirait la guerre et les aventures en tille des Stuart et des Guise. Elle se montrait contente de n'avoir plus pour dais royal que la voûte du ciel, et pour Holyrood que sa tente de satin bordée de soie et d'or. Déjà, au siège du château d'Inverness, Randolph, le spirituel et turbulent ambassadeur d'Élisabeth, raconte les témérités de Marie et les transports qu'excitaient son ardeur, sa grâce : Nous étions là tout prêts à combattre, dit-il. Ô les beaux coups qui se seraient portés devant une si belle reine et ses dames ! jamais je ne la vis plus gaie ni plus alerte ; nullement inquiète ; je ne croyais pas qu'elle eût cette vigueur. Cette vigueur de jeunesse animait la reine dans l'expédition conseillée par Murray, et un autre sentiment s'y mêlait. C'était une admiration nouvelle, involontaire pour son royaume d'Écosse, dont les mœurs étaient barbares, mais dont la nature agreste et sublime ravissait son imagination de poste... Moins pittoresque et plus unie vers le sud, l'Écosse se plonge jusqu'au golfe de Solway en vastes plaines égayées de collines fertiles et de glens riants. Au centre et au nord, dans les contrées que gravissait Marie, l'aspect change et devient grandiose. Les Highlands succèdent aux Lowlands. L'Écosse est alors une terre d'explosions et d'éclosions, brisée en caps, en montagnes, déchirée en vallées, creusée en précipices, en abîmes, un sol par moments volcanique, où le bitume bouillonne sous la glace, où l'herbe courte et pierreuse fume sous la neige, où les convulsions sourdes, où les bruits intérieurs et profonds des éléments correspondent à l'âme désordonnée des siècles écoulés et aux révolutions guerrières de l'histoire. Là, les sommets stériles se revêtent de fauves bruyères, de tristes et rares forêts de sapins. Là, les rivières torrentueuses se précipitent dans les ravins, et lavent en courant les tours des châteaux, les ruines des vieux monastères, les cabanes couvertes de chaume. Là, les vastes marécages où paissait et mugissait le bétail noir au seizième siècle, et où s'accroupissent aujourd'hui les troupeaux de moutons gras, s'étendent au milieu des brouillards sous les nuages pluvieux. Là, les innombrables lacs aux baies romantiques et aux anses vertes reflètent dans leurs eaux plombées, métalliques, un ciel d'ardoise ou de cuivre avec les pics sombres des cimes rocheuses. Là, une mer de tempêtes bat les rivages solitaires, blanchit contre mille écueils, et les rouges falaises qui se découpent en sauvages monuments au-dessus de l'écume des grèves, retentissent éternellement de longs souffles et des rugissements immenses de l'Océan[8]. Après le tableau d'un historien de l'école de Michelet ci d'un peintre de l'école de Delacroix, voici l'esquisse fine, froide et ferme, aux touches sobres, d'un historien émule de Thiers et d'un artiste admirateur de Paul Delaroche : Dans cette tournée royale, qui fut aussi une expédition militaire, Marie montra un grand courage et supporta toutes les fatigues avec gaieté, parcourant à cheval ces rudes contrées, traversant les rivières, campant dans les bruyères et regrettant de n'être pas un homme, écrivait Randolph, pour passer les nuits aux champs, revêtue de la jaquette, portant le knapsack — sac à vivres —, couverte du bouclier de Glasgow et armée de la longue épée à deux mains. De retour à Aberdeen, elle donna le comté de Murray à son frère et rendit la guerre inévitable avec les Gordon. Le comte de Huntly s'avança en effet à la tête des siens jusqu'à Corrichie, à douze milles d'Aberdeen. Mais l'armée royale, commandée par le nouveau comte de Murray, et où se trouvaient les comtes d'Athol et de Morton, le battit complètement. Il resta sur le champ de bataille, où il fut laissé sans funérailles comme un criminel, et sa défaite causa la ruine momentanée de sa maison. De deux fils qui lui restaient, John Gordon fut condamné, pour crime de rébellion, à avoir la tête tranchée, sentence commuée en un emprisonnement dans la forteresse de Dunbar, et le dernier, Adam Gordon, fut épargné à cause de son Jeune âge. Cette famille, qui était la seconde du royaume, et se vantait de pouvoir mettre vingt mille hommes sous les armes, perdit son titre, fut dépouillée de ses immenses possessions, et tomba dans un subit abaissement. Lord James obtint de sa sœur, pour le comte de Morton, son parent, la place de chancelier du royaume, laissée vacante par la mort du comte de Huntly. La disgrâce des Hamilton et la ruine des Gordon affermirent encore davantage le triomphe du protestantisme dont le chef politique, Murray, gouverna l'Écosse ?...[9] Maintenant, passant de l'histoire intérieure du gouvernement de Marie Stuart à son histoire extérieure, et du triomphe momentané de ses tentatives de centralisation et de hiérarchisation de l'autorité dans le royaume au succès relatif de ses négociations diplomatiques successorales et matrimoniales, nous consacrerons un chapitre particulier à l'analyse des mobiles et au récit des vicissitudes de cette première lutte, à armes encore courtoises, des deux sœurs royales et rivales, lutte couronnée par un mariage décevant et funeste. |