Détails sur les principaux personnages de l'action sur laquelle va se lever le rideau du second acte du drame. — Double intrigue religieuse et politique. — La première victime est la mère de Marie Stuart. — Première période de la régence de Marie de Lorraine. — L'avènement d'Élisabeth modifie singulièrement sa situation. — Les partis relèvent la tête en Écosse. Prétexte puéril d'un conflit bientôt envenimé entre Élisabeth et Marie. — Lutte entre l'aristocratie et la royauté, le Catholicisme et la Réforme. — Retour en Écosse de John Knox. — Ses prédications et ses machinations. — Ses premiers adhérents. — But et moyens, chefs et soldats de la Congrégation. — John [inox s'enfuit à Genève. — Covenant de décembre 1557. Explosion de mai 1559. — Premier choc des deux partis et des deux armées. — La régente invoque le secours de la France, les lords rebelles, celui de l'Angleterre. — Attitude énergique de François Il et de Marie Stuart. — Expédition française en Écosse. — Négociations de John Knox de retour avec lord Cecil. — Répugnances et tergiversations d'Élisabeth. — Motifs de sa haine pour Knox et des craintes que lui inspire la réforme presbytérienne. — Physionomie politique et morale d'Élisabeth. — Elle n'accorde d'abord é l'insurrection des lords écossais qu'un concours occulte et de parcimonieux secours. — Principe machiavélique de lord Cecil. — Mission de Sir Ralph Sadler, en Écosse. — Le duc de Châtellerault se rallie à la Congrégation. — Révolution politique et religieuse du 15 octobre 1559. — Destitution de la régente. — Sa résistance soutenue d'abord victorieusement par les troupes françaises. Échecs de la Congrégation sous Leith. — Négociations de Lethington avec Élisabeth. — Fidélité et dévouement du comte de Bothwell. — Traité de Berwick. — Détresse de la garnison française de Leith. — Traité d'Édimbourg. — Mort désespérée de 'marie de Lorraine. — Consommation de la révolution politique et religieuse en Écosse. — Organisation nouvelle. — Dispositions intrépides de Marie à son départ pour l'Écosse.Avant d'introduire Marie Stuart sur le théâtre de ce drame dont nous venons de parler, et de lever, au second acte de sa vie, la toile sur ce rivage écossais où elle débarquera tout à l'heure, il importe à l'intelligence de la pièce de donner quelques détails sur les principaux personnages que nous allons voir en scène, et de montrer à ses commencements, cette double intrigue religieuse et anglaise qui devait étouffer la fille sous ses nœuds, et qui en attendant venait de faire dans la mère sa première victime. Comment la régente Marie de Lorraine, succombant à un fardeau trop lourd pour des épaules de femme, venait-elle, frappée au cœur par l'échec de sa dernière entreprise, de mourir, comme son mari, de langueur et de désespoir ? C'est là la grave et mélancolique histoire qu'il nous faut tout d'abord raconter, sans entrer dans la complication des événements et l'analyse des causes, mais en nous bornant à quelques aspects principaux et à quelques tableaux synthétiques. Nous avons laissé Marie de Lorraine, digne fille des Guise, digne mère des Stuarts, triomphant, à force d'industrie et de souplesse, des premières difficultés de son gouvernement, et tenant les rênes de la régence d'une main plus habile que le comte d'Arran, qu'elle avait eu l'art d'écarter flatteusement du pouvoir en le comblant de faveurs, prix de son abdication. Nous avons vu, grâce à ce système de modération ferme et d'autorité tempérée, à sa tolérance pour les débuts orageux d'un culte nouveau, à ses ménagements pour les susceptibilités d'une aristocratie féodale et fanatique, grâce surtout à la réaction catholique inaugurée en Angleterre par Marie Tudor, Marie de Lorraine conserver intact le dépôt de sa tutelle et maintenir en équilibre et en paix tant d'éléments de discorde et d'anarchie. Mais en novembre 1558, avec la mort de Marie Tudor et l'avènement d'Élisabeth, les choses changent en Angleterre du tout au tout, et en juillet 1559, elles changent non moins en France. Comment l'Écosse, liée à l'Angleterre par un voisinage cause de tant de luttes, liée avec la France par une tradition de deux siècles d'alliance, n'eût-elle pas ressenti le contrecoup de ces deux événements imprévus : la mort de Marie Tudor ouvrant à Élisabeth, qui semblait devoir en être écartée par tant de motifs, sa naissance flétrie, sa foi suspecte, l'accès du trône d'Angleterre ; et la mort d'Henri II, réunissant sur les deux mêmes fronts, les couronnes de France et d'Écosse ? Et tout d'abord, comme on le pense bien, en Écosse, le parti catholique et français releva sa tête humiliée, et tourna vers l'intervention française ses espérances de domination et de vengeance. En même temps, relevant ce défi, le parti de l'influence anglaise, de l'indépendance féodale et de la suprématie protestante, demandait à Élisabeth, héritière de la politique d'Henri VIII, c'est-à-dire favorable à l'union de l'Angleterre et de l'Écosse, aux progrès de la réforme et à l'expulsion des Français, un appui d'abord timide et dissimulé, bientôt cyniquement hostile et efficace. Le motif ou plutôt le prétexte fut ce puéril conflit de titres qui avait été provoqué par Élisabeth elle-même, quand elle avait, à son avènement, persisté à s'intituler reine de France, à l'exemple de douze de ses aïeux. Elle agissait ainsi au moment où Calais, le dernier vestige de la conquête anglaise, lui échappait, et le moment pou-ait paraître assez mal choisi. De quel droit s'obstina-t-elle donc à se croire offensée et même menacée, par ces vaines représailles, de parade et de protocole, de François II et de Marie Stuart ajoutant à leurs titres et à leurs armes le titre de reine d'Angleterre et d'Irlande et les armes correspondantes ? C'est pourtant cette querelle d'étiquette, envenimée par l'âpreté particulière que des vanités féminines mettent à ces revendications et à ces jalousies, qui fut, entre les deux nations et les deux souveraines sœurs, le premier brandon de discordes inextinguibles, dont la paix de Cateau-Cambrésis (mars-avril 1559) ne fit que cacher les étincelles sous la cendre. Ce conflit de titres et d'armoiries, qui n'était pas une protestation de nature à porter atteinte à la possession, car les deux souveraines s'étaient mutuellement reconnues, et Marie ne menaçait pas plus Élisabeth de la renverser du trône d'Angleterre, que celle-ci ne l'accusait d'avoir usurpé la couronne d'Écosse, fut l'occasion et le signal du premier choc en Écosse des deux influences doublement rivales qui s'y disputaient la prédominance : l'influence catholique française et l'influence anglaise protestante. Il fut difficile à Marie de Lorraine, enorgueillie du triomphe de sa fille, de se maintenir dans la sage impartialité des premiers temps de sa régence ; et la lutte entre l'autorité royale et l'anarchie féodale, entre l'intervention française et l'intervention anglaise en Écosse, apaisée depuis le supplice de Wishart et l'assassinat du cardinal Beaton, par une sorte de trêve tacite, favorisée par l'exil des principaux novateurs, pris au château de Saint-André, et enchaînés avec John Knox leur inspirateur, sur les galères du roi de France, la lutte séculaire recommença. Dès ce moment, s'agita, entre les barons du pays et les soldats étrangers, entre les protestants et les catholiques, la grande question de savoir qui l'emporterait, de l'aristocratie ou de la royauté, de l'ancien culte ou du nouveau. L'éloignement de Marie Stuart et les imprudences de Marie de Lorraine contribuèrent beaucoup à la résoudre en faveur de l'aristocratie féodale et de l'Église presbytérienne, qui devinrent mal tresses du royaume[1]... Passant sur les commencements de la révolution religieuse, et ses progrès à travers la persécution, nous arrivons à 1555 et au retour, toléré par Marie de Lorraine, qui ne put sans doute l'empêcher, ou y trouva un intérêt momentané auquel elle sacrifia à tort tous les autres, de John Knox, le Luther et le Calvin écossais. Abusant d'une confiance ou d'une patience qui lui assuraient l'impunité, le réformateur, auquel des facultés de prédicateur et d'organisateur incontestables assuraient un dangereux ascendant, travailla d'abord, sourdement et obscurément, à se constituer, par un infatigable prosélytisme, un' parti assez fort pour rendre son chef inviolable. Par le charme de la nouveauté ou les calculs de l'ambition, il attira à lui et gagna à sa doctrine trois des hommes les plus éminents et les plus influents de l'aristocratie écossaise, parmi lesquels lord James Stuart, prieur de Saint-André, frère naturel de Marie Stuart, dont nous avons déjà esquissé le caractère ambitieux, les vues usurpatrices et la conduite équivoque. Il embrassa secrètement d'abord, bientôt ouvertement la cause de la réforme, forcément liée à celle de l'opposition oligarchique dont il se fit le chef, et à celle de l'intervention anglaise dont il accepta les directions et le salaire, en compagnie d'Archibald, lord Lorn, fils du comte d'Argyle et de lord John Erskine. Lord James Stuart était fils de Jacques V et de Marguerite Erskine, et il forma le noyau trop fécond de la bientôt toute-puissante congrégation des seigneurs réformés et révoltés contre la couronne, avec son ami le comte d'Argyle et son oncle, lord John Erskine, qui après lui, devait, sous le nom de comte de Mar, exercer la régence d'Écosse. D'autres seigneurs puissants, le comte de Morton, le comte de Glencairn, le comte Marshall, sir James Sandiland, Erskine de Dun, se joignirent à eux et établirent, pour se fortifier par l'union et l'action commune qui font la vie, quand elles ne font pas leur salut, de toutes les insurrections naissantes et de toutes les fois nouvelles, des associations ou congrégations dont le réseau s'étendit bientôt sur tout le pays. L'effet des prédications enthousiastes et fanatiques de John Knox leur assura les sympathies populaires, et leur recruta de nombreux partisans. Et bientôt l'influence des lords de la congrégation et de leur parti devint assez grande pour entrer, avec l'autorité de la régente, dans une concurrence menaçante, que la réaction essaya en vain de paralyser, et qu'au contraire la persécution anima et fortifia. Car Marie de Lorraine, justement effarouchée et irritée par les tendances nouvelles, avait pris le parti tardif de les combattre et de les punir. Mais elle avait déjà affaire à trop forte partie, et secrètement activé par les menées anglaises, le feu séditieux de la secte gagna irrésistiblement du terrain, tandis que s'éteignait au contraire celui de l'ancienne fidélité à la tradition monarchique, catholique et française longtemps prédominante en Écosse. John Knox, poursuivi, se déroba, en fuyant à Genève, au poignard des sicaires ou à la hache du bourreau, mais son esprit était demeuré parmi les siens, et il enflammait des partisans chaque jour plus nombreux et chaque jour plus décidés non-seulement à désobéir aux défenses de s'assembler et de se coaliser, qui leur avaient été vainement intimées ; mais à aller jusqu'à la résistance et A la rébellion. Excités et dirigés par Knox, qui attisait, du fond de sa retraite, les rancunes et les audaces de son parti, les barons et gentilshommes protestants s'assemblèrent le 3 décembre 1557, et unis par un covenant, c'est-à-dire par un pacte de ligue insurrectionnelle, se constituèrent en Église dans l'Église, en État dans l'État, bravant à la fois les foudres catholiques et les ordres royaux, et ne se contentant plus de défendre leur croyance et d'en exiger la libre pratique, mais provoquant et menaçant l'exercice même du culte catholique. Une telle attitude de part et d'autre ne pouvait se prolonger sans choc et sans conflit. Le conflit éclata quand la mort de Marie Tudor et le mariage de Marie Stuart semblèrent offrir à la régente l'occasion favorable et décisive de réduire les hérétiques au silence et les rebelles au devoir. Au commencement de mai 1559, le retour de John Knox de Genève, ses prédications éloquentes et subversives, d'un côté, et, de l'autre, les mesures de répression affichées par la régente provoquèrent l'explosion de tant de ferments d'opposition et de désordre. Plusieurs villes d'Écosse, Montrose, Dundee et Perth embrassèrent ouvertement la réforme, et la contagion hérétique y installa ses foyers, comme l'insurrection y organisa ses quartiers. A Perth, un jour de fanatisme et de sédition, les sectateurs du nouveau culte, d'opprimés devenus oppresseurs, se répandirent dans les rues au signal d'un sermon exaspéré, se ruèrent sur les églises et les couvents, en chassèrent les prêtres et les religieux et en profanèrent les images. La régente, à la tête d'une armée, s'avança sur Perth pour châtier exemplairement la première ville rebelle, y entra par surprise, mais dut en sortir le 25 juin 1559, devant l'armée de la congrégation, qui la devança dans Stirling, prit en passant Linlithgow, et pénétra dans Édimbourg (30 juin). Arrivée à ce point extrême, la lutte s'apaisa momentanément d'elle-même faute de moyens suffisants, et. les deux partis en présence s'accordèrent, sous prétexte de négocier et de s'entendre, un armistice destiné en réalité par la régente à attendre les secours d'Henri II, et par la congrégation à invoquer et à obtenir l'appui d'Élisabeth. Les lords de la congrégation, dont les forces, sorties du quartier général du fanatisme, Saint-André, étaient commandées par lord James Stuart, le comte d'Argyle, et William Kirkaldy, laird de Grange, évacuèrent, le 25 juillet 1559, Édimbourg, où la régente promit de son côté de ne pas introduire de garnison française. Cependant la mort d'Henri II avait donné en France l'autorité royale à François II et à Marie Stuart, et la paix de Cateau-Cambrésis laissait à la disposition de leur dévouement des forces libérées de leur tâche. Le roi de France prit hautement parti pour la cause du catholicisme et de l'autorité royale, envoya un corps de troupes en Écosse, prépara une expédition que devait commander le marquis d'Elbeuf, et fit partir pour Édimbourg un envoyé spécial, M. de Béthencourt, chargé d'un subside de quatre-vingt mille livres, et porteur d'une lettre sévère et menaçante pour le prieur de Saint-André. Les lords de la Congrégation, de leur côté, ne perdaient pas de temps, on le pense bien, pour chercher les moyens de la résistance et du salut. Pendant que la régente mettait Édimbourg à l'abri d'un coup de main du côté du Forth, en plaçant dans Leith une garnison dont les canons dominaient le détroit, John Knox, non moins bon négociateur qu'orateur, plaidait auprès du commandant anglais de Berwick, sir James Crofts, la cause des confédérés et de leurs coreligionnaires. Il écrivait à lord Cecil, le principal conseiller d'Élisabeth, une lettre pathétique, et le conjurait de disposer sa royale maîtresse à secourir la Ligue, dans son propre intérêt. La triple conclusion de ces discours et de ces lettres était une demande de navires, pour protéger Perth et Dundee, places de la Ligue ; de troupes, pour résister à celles de la régente et à leurs renforts français ; d'argent, pour permettre à une noblesse pauvre de demeurer en campagne et de maintenir sous les armes ses bandes indisciplinées. La voix suppliante et menaçante de Knox, ses adjurations et protestations trouvèrent plus d'écho d'abord dans l'âme de lord Cecil que dans celle d'Élisabeth. Cecil était gagné d'avance, convaincu qu'il était de la nécessité pour l'Angleterre de poursuivre sa réunion avec l'Écosse, et en attendant d'y détrôner le catholicisme, d'y supplanter au moins l'influence française, et cela par tous les moyens possibles, en vue d'un succès, qui à ses yeux absolvait tout. Tels étaient les principes qui dominaient le mémoire que, le 5 août, Cecil avait rédigé, dans le but de vaincre les derniers scrupules de sa souveraine, et dont il mit quarante ans à réaliser l'implacable et infaillible politique. Élisabeth n'était pas de ces âmes pusillanimes qui ont la pudeur du mal et la crainte du remords. Elle s'était imposé, dès le premier jour, la loi de succéder en tout à Henri VIII, et de même qu'elle avait hérité de ses plans, elle avait hérité de son caractère. Quoique femme, elle s'était fait un point d'honneur de gouverner en homme, de faire taire son cœur, et de n'écouter que la raison, l'intérêt, et, quand elle le pouvait sans inconvénient, la passion. A peine sur le trône, en raison de sa politique et de son caractère, elle avait convoité l'Écosse, jalousé Marie Stuart et prêté une favorable oreille aux premiers murmures de la réforme frémissante et aux premières ouvertures d'une noblesse factieuse. Mais si Élisabeth était ambitieuse, avide, orgueilleuse, elle était habile, patiente, prudente ; elle savait attendre, elle savait dissimuler, elle savait se taire. Élisabeth ne voulait pas compromettre, par un défi téméraire et une intervention injustifiable, sa réputation naissante et son autorité au début. Il lui répugnait d'enfreindre si ouvertement les serments encore chauds de la paix de Cateau-Cambrésis. John Knox lui était, d'ailleurs, personnellement insupportable et elle ne lui pardonna jamais, malgré ses humiliations, ses amendes honorables, ses flatteurs repentirs, l'impertinence de son pamphlet de 1558, intitulé : le Premier coup de trompette contre le monstrueux gouvernement des femmes. En embouchant son clairon, l'imprévoyant apôtre, qui n'avait dessein d'offenser que Marie Tudor et Marie Stuart, n'avait pas songé que du même coup, il se faisait une ennemie de toute femme couronnée. Élisabeth n'avait pas seulement été blessée comme femme de ce coup de trompette satirique ; il lui avait paru non moins séditieux ; et elle s'était sentie menacée comme reine par ces attaques d'une double portée, peut-être d'un double buts qui ne tendaient pas seulement à détruire le prestige de la royauté exercée par des femmes, mais le prestige de la royauté elle-même. Des déclamations à la fois anticatholiques et révolutionnaires n'avaient donc plu qu'à demi à Élisabeth, si même elles lui avaient plu à demi ; car sa ferveur protestante ne fut jamais que politique. Elle pensait que le métier d'un roi est d'être royaliste, et que l'Église ne doit pas gouverner l'État. Elle n'avait donc aucun penchant pour la réforme presbytérienne, qui détruisait la hiérarchie dans l'Église, et introduisait l'esprit de faction dans l'État. Heureusement pour Knox et malheureusement pour la justice et la vérité, l'inoffensive usurpation de titre et d'armes de François II et de Marie Stuart, justifiée d'ailleurs, comme nous l'avons dit, par de semblables empiétements de la part de la chancellerie d'Élisabeth, provoqua, chez l'irascible et vindicative souveraine, un tel ressentiment qu'il domina jusqu'à son mépris pour le trop peu galant réformateur et son protestantisme farouche, et que sans pardonner à l'homme, elle fit grâce au système, dans l'espoir qu'elle contiendrait en Angleterre ces passions subversives qu'elle déchaînait en Écosse. Toutefois, ménageant les transitions et les gradations, elle n'accorda d'abord à la révolution protestante et féodale qui lui demandait un appui ouvert, qu'un concours occulte et de parcimonieux secours. Elle voulait attendre l'occasion, ne soutenir que le plus fort, et ne se compromettre qu'avec le succès. Elle maintint donc ses relations avec les confédérés, dans la phase d'expectative caractérisée par Cecil : ne pas laisser le feu s'éteindre. En envoyant sir Ralph Sadler, en Écosse (18 août 1559), elle lui donna pour instructions : d'entretenir la discorde entre les Français et les Écossais, de manière que les Français eussent plus à faire avec l'Écosse et d'autant moins avec l'Angleterre. Mais une attitude si équivoque est difficile à garder, et on est entraîné malgré soi à sortir de la neutralité par des actes d'hostilité plus ou moins déguisée. Si Élisabeth trouvait son compte à se servir des confédérés sans les aider et à leur faire tirer, aux dépens de leurs doigts, les marrons du feu, ceux-ci avaient trop d'intérêt à lui voir franchir la ligne qui sépare la connivence de la complicité et l'intention de l'acte, pour ne pas faire dégénérer en alliance déclarée, une protection par trop platonique. Les écus d'Élisabeth partirent les premiers, en attendant les soldats. Il lui fallut bien s'exécuter, et, bon gré mal gré, envoyer aux insurgés deux mille livres sterling (septembre 1559). Élisabeth voulut au moins en avoir pour son argent. Son envoyé Randolph et les lords affidés attirèrent au parti de la Congrégation, sinon de la réforme, le faible et vain Jacques Hamilton, fait duc de Châtellerault, en échange de sa renonciation à la régence cinq ans auparavant, et qui la regrettait, tout en trouvant fort bon le prix dont on l'avait payée. Le duc de Châtellerault, dominé par son lits, le comte d'Arras, qui avait embrassé la réforme et avait dû quitter la France et le commandement de la garde écossaise qu'il y exerçait, n'eut pas de peine à entraîner dans sa défection l'habile, mais versatile et mercenaire secrétaire d'État, William Maitland, de Lethington, déjà séduit par une pension de l'Angleterre, et qui, investi de la confiance de la régente, ne demeura dans ses conseils que pour la mieux trahir. Le complot, dont le triple objet était d'achever la destruction de l'Église catholique, de renverser la régente et de chasser les Français de l'Écosse, éclata le 15 octobre 1559. Les confédérés ayant fait un casus belli du refus de la reine-régente, de suspendre les fortifications de Leith, qui assurait ses communications avec la France par la mer du Nord, ils rentrèrent, à l'improviste, en campagne, avec une armée de douze mille hommes, et occupèrent sans coup férir Édimbourg. Ils y établirent sur-le-champ deux conseils indépendants du gouvernement régulier et, par suite, hostiles à ce gouvernement. Le premier de ces conseils était politique, et comptait pour membres le duc de Châtellerault, le prieur de Saint-André — toujours ce James Stuart, frère naturel de la reine Marie —, les comtes d'Arran, d'Argile, de Glencairn, les lords Ruthven, Boyd, Maxwell, les lairds de Dun et Kirkaldy de Grange, Henry Balnaves, et J. Halyburton, prévôt de Dundee. John Knox, Goodman et l'évêque protestant de Galloway composaient le second conseil, qui présidait aux affaires religieuses. Tous ensemble, réunis en assemblée générale, les confédérés prirent, quatre jours après, une résolution audacieuse, digne prélude de tant de violations, auxquelles nous allons assister, du droit par la force. Ils destituèrent la régente, à laquelle ils notifièrent sa déposition motivée par les scrupules de leur fidélité ! (21 octobre.) Une entreprise qui débutait aussi radicalement avait besoin de s'appuyer sur la force des armes et l'autorité du succès. Mais les confédérés furent battus, sous Leith, par les Français, et furent contraints, à la suite de cet échec, d'abandonner de nouveau Édimbourg dans la nuit du 5 novembre. La situation se compliquait et fût devenue désespérée, sans l'intervention d'Élisabeth, qui avait trop intérêt à la continuation du mouvement pour le laisser avorter. Il fallait tout d'abord parer au plus pressé, et maintenir entre les mains des coalisés un peu de ce nerf de la guerre qu'on appelle l'argent. Élisabeth, en soupirant, tira encore de ses coffres mille livres sterling qu'elle envoya à ses amis par l'intermédiaire de John Cockburn d'Orniston. Mais celui-ci tomba malencontreusement, avec son précieux fardeau, dans une embuscade dressée par un seigneur fidèle, le hardi comte James Bothwell, fils de Patrick, mort en septembre 1556, qui intercepta l'envoi et rançonna le porteur. Il donnait ainsi à la cause catholique, monarchique et française le gage d'un troisième service non moins fait pour lui mériter la reconnaissance de la régente et la haine des confédérés, que les deux précédents, dus à son père : l'enlèvement de Marie Stuart au berceau, menacée par une conjuration encouragée par Henri VIII (juillet 1543), et la capture du ministre réformé Wishart (mars 1546). William Maitland, laird de Lethington, qui avait quitté, pour être plus libre, la direction des affaires de la régente, prêta à celles des confédérés en désarroi l'appui de ses démarches et de son crédit auprès de lord Cecil et d'Élisabeth. Celle-ci se laissa décider à jouer enfin un rôle actif, quoique encore dissimulé, dans la révolution écossaise. Élisabeth envoya à Berwick le duc de Norfolk, qui conclut, en son nom, une alliance offensive et défensive avec les plénipotentiaires confédérés, Maitland, Balnaves, Pittarow et Ruthven. Cet arrangement équivoque, où chaque partie dissimulait une arrière-pensée, d'où la question religieuse était soigneusement écartée, par une réserve faite pour étonner, où l'on semblait ne s'unir que contre la tyrannie et l'invasion française, et où des sujets en révolte et une reine complice parlaient de leur respect pour leur souveraine et de leur amitié pour leur sœur, ce pacte plein de sous-entendus frauduleux porta le titre de traité de Berwick (27 février 1560). En exécution du traité de Berwick, une flotte anglaise entra dans le Forth au printemps de 1560, en même temps qu'une armée de six mille hommes de pied, et de deux mille chevaux franchissait les frontières d'Écosse, sous le commandement de lord Grey. Le duc de Châtellerault la rejoignit à Preston, avec huit mille confédérés, et les troupes françaises qui ne pouvaient, devant un ennemi si supérieur, tenir la campagne, se replièrent sur Leith et s'enfermèrent dans cette place qui gardait le golfe du Forth et était le port d'Édimbourg. Bloqués par mer, harcelés par terre, dans cette place capitale, dernier boulevard de l'influence française en Écosse, les alliés de la régente soutinrent un siège mémorable, multipliant leur petit nombre par des sorties habiles et des 'prodiges de valeur et d'industrie, et méritant l'admiration de leurs ennemis. Peut-être la garnison de Leith eût-elle triomphé, par sa résistance opiniâtre, des efforts acharnés qu'elle commençait à décourager, quand l'absence et l'impossibilité même de tout renfort et ravitaillement réduisirent ces braves troupes, qui avaient assez fait pour leur honneur, à ne songer qu'à leurs intérêts, et transformèrent la lutte en négociation. Les démarches, dans le but d'arriver à une solution pacifique d'un conflit onéreux, étaient favorisées par la commune lassitude de toutes les parties ; et François II et Marie Stuart, tristement absorbés par la découverte de la conspiration d'Amboise, détournèrent volontiers leurs soins de l'anarchie écossaise pour ne plus songer qu'à l'anarchie française. Alors, entre l'Angleterre, l'Écosse et la France, Élisabeth, qui voulait en finir, les confédérés, pressés de réaliser de pénibles avantages et de se reposer de dures chevauchées, la régente, qui se sentait rongée par la consomption et souhaitait mourir tranquille, François II, moribond lui-même, et Marie, tous deux quelque peu dégoûtés, l'un, de ses alliés, l'autre de ses sujets, intervint un premier arrangement. Cette convention préliminaire, signée à Édimbourg le 5 juillet, stipulait le démantèlement de Leith et la retraite simultanée des troupes françaises et anglaises. Un instrument définitif, daté du lendemain, signé entre les plénipotentiaires français, Jean de Montluc, évêque de Valence, l'évêque d'Amiens, la Rochefoucauld, seigneur de Randan, la Brosse et d'Oysel, et par Wotton et Cecil, au nom d'Élisabeth, réunit, sous le titre de Traité de paix d'Édimbourg, tous les germes des discordes prochaines. La renonciation de François II et de Marie Stuart à leurs droits aux titre et armes des royaumes d'Angleterre et d'Irlande ; mais surtout le moyen artificieux et détourné par lequel, tout en évitant de le nommer, les commissaires anglais plaçaient les stipulations du traité de Berwick, les concessions forcées de la régente et l'amnistie pour la noblesse révoltée sous la protection des bons offices de la reine d'Angleterre, dont l'intervention était ainsi autorisée : tels étaient les côtés perfides de cet acte de foi, les dangers de cette réconciliation salutaire, les nuages dans le présent et les orages dans l'avenir d'un traité partialement favorable à l'Angleterre, et plein, pour la reine d'Écosse, de concessions fâcheuses et de décevantes espérances. Marie de Lorraine, mère de Marie Stuart, ne vit pas la conclusion de ce traité funeste à l'autorité royale et à l'influence française, qui rendait aux chefs rebelles, notamment au duc de Châtellerault, les biens et les titres dont ils avaient été privés en France, excluait les ecclésiastiques des grandes charges du royaume, confiait la conduite des affaires à un conseil composé de douze membres, dont sept à la nomination de la reine, et cinq à la nomination des États, enfin, qui convoquait un parlement libre pour le mois d'août. Dès le 10 juin, la reine douairière et régente d'Écosse, fatiguée de sa tâche avant la fin de la journée, s'était endormie du sommeil éternel, après avoir fait aux auteurs de son désespoir de mélancoliques adieux. Cette scène pathétique de l'agonie de Marie de Guise et de ses recommandations testamentaires est un beau morceau d'histoire, traité, par M. Mignet, d'un pinceau simple et sévère, et nous reproduisons cette page, qui sert dignement d'introduction au récit des déceptions et des pressentiments de Marie Stuart, abordant en Écosse, un an après, frappée d'un double deuil, et quittant le tombeau conjugal pour se heurter au tombeau maternel. L'évêque de Valence, Montluc, envoyé par Marie Stuart et par François II, pour gagner du temps en négociant une réconciliation entre la régente et la noblesse insurgée, échoua dans cette mission. La régente elle-même ne fut pas plus heureuse dans une conférence qu'elle eut avec quelques-uns des confédérés qui exigeaient, avant tout, l'évacuation du royaume par les Français. A la fin, cette princesse, accablée de fatigue et de soucis, tomba mortellement malade. Elle se fit transporter dans le château d'Édimbourg, où la reçut lord Erskine. Là, sentant approcher le terme de sa vie, qu'avaient hâté les troubles du royaume, les douleurs de la dépossession, les inquiétudes de la défense, le chagrin d'être placée entre les exigences contraires des Écossais, avec lesquels elle aurait voulu s'entendre, et des Français, auxquels il lui fallait obéir, elle désira entretenir encore une fois les chefs des confédérés avant de mourir. Le duc de Châtellerault, les comtes d'Argyle et de Glencairn, le comte Marshall et lord James se rendirent auprès d'elle. La régente les accueillit avec son ancienne cordialité et sa naturelle bienveillance. Elle leur parla tristement de l'état malheureux du royaume qu'elle avait gouverné plusieurs années dans l'union et dans la prospérité, leur exprima le regret d'avoir été contrainte de suivre les ordres qui lui étaient venus de France, et leur conseilla de renvoyer à la fois les troupes françaises et les troupes anglaises, en les engageant néanmoins à préférer l'alliance du pays qui ne pouvait pas menacer leur indépendance nationale. Après ces sages conseils, qu'elle était libre de donner, et qu'elle n'avait pas été libre de suivre, elle les embrassa tous, et tendit la main aux nobles d'un rang inférieur, qui les avaient accompagnés. Ces adieux d'une reine mourante, dont presque toutes les fautes étaient l'œuvre d'autrui, et dont le bon sens et la douceur résistaient à l'épreuve des ressentiments et de la mort, les émut, et ils se séparèrent d'elle en fondant en larmes[2]. Lors de la réunion du Parlement, en août, aussi valable que s'il avait été convoqué de l'exprès commandement du roi et de la reine, dont on sollicitait la permission, sauf à s'en passer, la révolution politique et la révolution religieuse furent consommées et consacrées, conformément aux prévisions d'un traité où l'Angleterre, suivant l'expression de Cecil, avait mangé l'amande et laissé la coque aux Français, et dont les commissaires, ses auteurs, disaient à Élisabeth : Ce traité vous procurera finalement cette conquête de l'Écosse, que nul de vos prédécesseurs, avec toutes les batailles gagnées, n'a jamais pu obtenir, en vous donnant les cœurs et les bonnes volontés de la noblesse, qui profiteront plus à l'Angleterre que ne le feraient les revenus mêmes de la couronne. La constitution de l'Église d'Écosse ne fut pas moins profondément modifiée par le Parlement, réuni sous l'empire de la congrégation triomphante, que la constitution de l'État, où le droit régulier de paix et de guerre était, sous prétexte de tradition, subordonné à l'assentiment des députés du pays. Dans cette assemblée, présidée par Lethington, et où la personne royale absente n'était représentée que par le dérisoire symbole d'un sceptre et d'une couronne placés en croix sur un trône vide, une pétition impérieuse, rédigée sous l'inspiration de Knox, demanda le rétablissement de la discipline primitive, fondée par les apôtres, la déchéance de l'Église romaine, la suppression du culte catholique, la condamnation de la doctrine de la transsubstantiation et de l'adoration du corps de Jésus-Christ dans le pain, l'abolition du mérite des œuvres, du purgatoire, des pèlerinages, du culte des saints, des sacrements et des cérémonies de l'ancien culte, enfin, l'exclusion du clergé des délibérations des États. Une confession de foi, bâclée en quatre jours par les ministres réformés, fondée sur le Credo des apôtres, et imitée des articles de l'Église d'Angleterre, sous Édouard VI, fut adoptée et sanctionnée, le 17 août, par une acclamation presque unanime des États. Seuls, les comtes de Cassilis et de Caithness, et, parmi les lords spirituels, le primat archevêque de Saint-André et les évêques de Dumblane et de Dunkeld, refusèrent leur approbation à ce monument d'apostasie et d'iniquité qui substituait le despotisme de Knox, le Calvin de l'Écosse, à la juridiction pontificale. Ce despotisme, qui ne cessait d'être persécuté que pour devenir persécuteur, inaugura sa victoire par une pénalité draconienne contre ceux qui célébreraient la messe ou y assisteraient, et les condamna : pour la première infraction, à la confiscation ; pour la seconde, au bannissement ; pour la troisième, à la mort. Les ministres de la nouvelle Église d'Écosse réglèrent ensuite, par le Livre de discipline, la constitution de cette Église, l'organisation de son administration et ses rapports avec l'État. La différence fondamentale de cette organisation du schisme en Angleterre et en Écosse, c'est que, dans ce dernier pays, tout en prêchant l'obéissance aux pouvoirs établis, le chef de l'Église fut déclaré indépendant du chef de l'État. La souveraineté religieuse appartint au peuple, dont le choix, ratifié par l'examen public, des ministres et des anciens de la congrégation, emportait institution évangélique, droit d'administration du sacrement du baptême et de la cène, et mission pour propager la parole de Dieu. Le royaume fut divisé en dix diocèses, gouvernés par dix ministres investis du titre de surintendants, et les écoles de paroisse furent chargées de la diffusion de l'éducation et de l'instruction évangélique. Sauf quelques dissidences et quelques protestations isolées, cette organisation démocratique de l'Église presbytérienne, qui supprimait, pour la noblesse laïque, la concurrence des dignités ecclésiastiques, qui partageait entre les ravisseurs féodaux et les ministres novateurs les biens du clergé catholique, qui affaiblissait la suprématie royale sans toucher à l'usurpation oligarchique, fut accueillie sans ombrage et sans conflit ; et c'est ainsi que le traité d'Édimbourg et les actes du parlement d'août 1560 firent de l'Écosse une sorte de république protestante, conduite par des seigneurs et des ministres et placée sous le protectorat, de l'Angleterre[3]. Nous comprenons maintenant les répugnances, les hésitations, les refus de Marie, quand le délégué du comité de vingt-quatre membres principaux du parti victorieux, désigné par les États pour administrer la justice et gouverner le royaume, sir James Sandilands de Calder, vint en France soumettre à son assentiment cette charte qui la dépouillait d'une partie de ses droits. Les deux souverains, dépossédés sans discussion, sans défense, par des sujets tyranniques, de leurs plus belles prérogatives, s'indignèrent et protestèrent contre l'appui donné par Élisabeth à de pareils actes de rébellion. Marie refusa péremptoirement à l'ambassadeur d'Angleterre, sir Throckmorton, la ratification du traité d'Édimbourg, et lui dit avec énergie : — Mes sujets en Écosse ne font nullement leur devoir. Je suis leur reine ; ils m'appellent de ce nom, mais ils ne se conduisent pas comme des sujets. Je leur apprendrai leur devoir. Cet entretien, et les dernières paroles qui le terminèrent, ne laissaient aucun doute sur les dispositions de réaction et de répression légitimes de Marie rentrant en Écosse ; et le travail souterrain auquel les mineurs anglais se livrèrent dès lors ne permet pas non plus d'illusion sur la nature des sentiments voués désormais par la reine d'Angleterre à cette royale sœur qu'elle contraignait de rentrer dans son royaume furtivement, en fugitive, et d'y aborder à la faveur du brouillard. C'est ce brouillard intense qui, seul, put la dérober à la fois à la croisière anglaise qui épiait son passage à la portée du Forth, entre Berwick et Dunbar, et aux premiers hommages de ses rudes sujets. |