MARIE STUART

LIVRE PREMIER. — LA PETITE REINE - 1542-1561

 

CHAPITRE III. — DAUPHINE, REINE ET VEUVE.

 

 

Préparatifs du mariage de Marie Stuart avec le dauphin François. — Envoi, par les États d'Écosse, d'une députation en France. — Clauses et conditions du contrat de mariage. — Traités publics et traités secrets. — Les actes de Fontainebleau. — Quels en sont les vrais auteurs. — Politique ambitieuse et avide de Henri II. — Extraits du procès-verbal naïf et malin, dressé par le greffier de l'Hôtel de Ville de Paris, des cérémonies du mariage à Notre-Dame et des noces. — Mort de Henri II. — Le dauphin François devient roi de France à seize ans, et Marie Stuart devient reine de France à dix-sept. — Influence prépondérante de Catherine de Médicis sur l'un, des Guises sur l'autre. — Élisabeth succède en Angleterre à Marie Tudor. — Mort prématurée de François II. — Mort de la reine douairière et régente d'Écosse. — Marie Stuart orpheline et veuve à dix-huit ans. — Deuil mélancolique et touchant. — Haine secrète de Catherine de Médicis. — Complainte où Marie rime ses ennuis. — Charles II aime Marie Stuart. — Obstacles de toutes sortes qui s'opposent à un mariage. — Physionomie intime de Marie Stuart à cette époque, tracée d'après le témoignage de Brantôme. — Prétendants divers qui aspirent à la main de Marie Stuart. — Accueil évasif fait à ces propositions prématurées, parmi lesquelles une seule, celle qui concerne don Citrins, fils de Philippe II, est réservée. — Correspondance et négociations entre Élisabeth et Marie Stuart. — Mission à Paris du duc de Bedford. — Insinuations contraires des deux envoyés écossais : l'évêque de Boss et James Stuart. — Séjour de Marie en Champagne et en Lorraine. — Premier malentendu avec Élisabeth. — La ratification du traité d'Édimbourg. — Altitude conciliante et ferme de Marie. — Sa sage réserve en présence des ouvertures du parti catholique en Écosse. — Conduite équivoque de lames Stuart — Double échec des négociations de Gilles de Noailles, en Écosse, et de M. d'Oysel, en Angleterre. — Élisabeth refuse un sauf-conduit à Marie prête à rentrer en Écosse, si elle persiste à ne pas ratifier le traité d'Édimbourg. — Douleur et colère de Marie. — Double entrevue avec lord Trockmorton, ambassadeur d'Angleterre. — Scène caractéristique. — Pressentiments funèbres. — Adieux de Marie Stuart à la cour de France, à Saint-Germain. — Elle s'embarque à Calais pour l'Écosse. — Regrets universels. — Déploration de son départ dans les œuvres de Ronsard. — Récit ému et charmant de Brantôme. — Adieu France ! Adieu France !

 

Marie Stuart touchait à peine à sa quinzième année que le roi Henri II s'empressa de procéder aux mesures préparatoires de la conclusion d'un mariage qui consacrait, dans la personne de leurs souverains présomptifs, l'union des deux pays, et réalisait le triomphe de la politique française.

Le 31 octobre 1557, le roi de France adressa des lettres-patentes aux trois États d'Écosse pour les inviter à envoyer des députés, afin de discuter les conditions du mariage de Marie Stuart avec le dauphin et d'assister aux noces.

Le 14 décembre, les États, assemblés en parlement à Édimbourg, donnèrent à cet effet pleins pouvoirs à neuf députés, savoir : Jacques, archevêque de Glasgow ; David, évêque de Ross ; Robert, évêque d'Orkney ; George, comte de Rothes ; Gilbert, comte de Cassilis, trésorier de la reine ; lord Jacques Stuart, commendataire de Saint-André, frère naturel de Marie Stuart ; lord Jacques Fleming ; lord Georges Seaton, et John Erskine de Dun.

Ils avaient instruction et mandat de faire promettre, avant tout, à la reine et au dauphin de conserver l'intégrité, les lois et les libertés du royaume.

Cette formalité remplie et cette garantie reçue, le contrat fut dressé le 19 avril 1558, aux clauses et conditions suivantes : le fils aîné à issoir de ce mariage devait être roi de France, et s'il n'y avait que des filles, la fille aînée devenir reine d'Écosse en recevant quatre cent mille écus comme fille de France, et n'être mariée qu'avec le double agrément des États d'Écosse et du roi de France ; enfin, le dauphin devait porter le titre et les armes de roi d'Écosse, et s'il mourait sur le trône de France, laisser à la reine, sa veuve, un douaire de soixante mille livres tournois. La politique ambitieuse et égoïste de la famille des deux époux, chacune cherchant à tirer profit pour ses desseins et ses intérêts de l'union qui allait s'accomplir, mêla aux traités publics des traités secrets qui les contredisaient, et sema de germes de discorde et de deuil, qui ne devaient que trop fructifier, l'avenue nuptiale de Marie Stuart, parée d'espérances de paix et de bonheur bientôt fanées.

A cette jeune reine de quinze ans, qui ne pensait qu'à son cœur, et signait ce qu'on lui demandait avec l'insouciante confiance de son âge, augmentée encore des illusions enivrantes de ce triomphe qui comblait en elle toutes les aspirations de l'esprit, toutes les ambitions de l'âme, on fit souscrire à Fontainebleau, dès le 4 avril 1558, quinze jours avant qu'elle n'acceptât les conditions apportées par les commissaires du parlement d'Écosse, deux actes secrets qui eussent engagé gravement la responsabilité d'une princesse moins jeune et moins inexpérimentée, mais dont les conséquences doivent retomber sur leurs véritables auteurs.

Ces véritables auteurs, c'est, du côté du dauphin, le roi Henri II, préoccupé avant tout des intérêts de sa maison et de son royaume, et qui voulait non-seulement entraîner l'Écosse à une alliance active et efficace dans sa guerre contre l'Angleterre et l'Espagne, mais encore hériter de la couronne de Marie Stuart, si elle venait à mourir sans postérité.

Du côté des Guise, dont la mère, Antoinette de Bourbon, aïeule de Marie Stuart, avait les pouvoirs de la reine douairière d'Écosse, leur sœur, pour la représenter au mariage de leur nièce, les perspectives ouvertes à l'ambition et à l'orgueil d'une famille puissante, unie, victorieuse, populaire, tirent taire en eux tout autre scrupule. Ils virent dans le contrat de leur nièce un brevet de domination pour leur influence, et ils s'inquiétèrent peu des auspices funestes provoqués par eux et mêlés aux heureux augures, dans cet hymen, triomphe pour eux, sacrifice pour elle, qui faisait monter à l'autel une victime dont l'anarchie écossaise et l'anglaise perfidie menaçaient déjà la double couronne.

Le premier des actes coupables souscrits par Marie Stuart innocente à Fontainebleau, était une donation pure et simple de l'Écosse aux rois de France, faite en considération des services que ces rois avaient rendus de tout temps à l'Écosse, en la défendant contre les Anglais, ses ennemis anciens et invétérés, et surtout des secours que lui avait accordés le roi Henri II, en la soutenant à ses frais pendant le jeune âge de sa reine.

Le second acte ne semblait fait qu'en vue de l'inexécution du premier, dans lequel elle transmettait aussi les droits qui lui écherraient sur l'Angleterre et l'Irlande. C'était l'usufruit du royaume d'Écosse accordé au roi de France, jusqu'à ce que celui-ci eût été remboursé des sommes qu'il avait dépensées pour sa défense. Évaluant à un million d'or ces sommes que l'Écosse, dans son état de pauvreté, n'était pas capable de rendre, Marie Stuart ordonnait que le roi de France eût la jouissance de son royaume tant qu'elles ne seraient pas restituées. Avec l'assentiment de ses oncles, le duc de Guise et le cardinal de Lorraine, qui avaient été consultés, elle mettait ainsi l'Écosse en gage pour des dettes que l'Écosse n'avait pas acceptées...

 

Ce n'est pas tout, ce même jour fatal du 4 avril 1558, Marie, toujours sous les mêmes suggestions et avec la même insouciante naïveté, signa une protestation secrète et anticipée contre les engagements qu'elle devait prendre solennellement, quinze jours plus tard, en présence des commissaires écossais.

Annulant d'avance le consentement qu'elle doit donner aux articles dressés par les États de son royaume, conformément à ses lois, elle dit, dans cette protestation, qu'elle entend disposer en vraie reine, de son héritage, sans le laisser tomber entre les mains d'aucun des seigneurs du pays, et qu'elle veut lier, joindre, annexer et unir le royaume d'Écosse à la couronne de France. Elle ajoute qu'elle est obligée de se soumettre en apparence aux conditions que ses sujets exigent d'elle, parce qu'elle est loin de son pays, parce qu'elle ne tient pas les places fortes et parce qu'elle craint sans cela les troubles qui causeraient sa ruine...

 

Nous empruntons cette analyse à un éminent historien, avec lequel nous ne serons pas toujours d'accord, mais dont nous adoptons forcément, sur ce point, l'appréciation et la conclusion.

Également maladroits et également inexécutables, de pareils scies ne pouvaient pas être utiles au roi de France, et pouvaient compromettre beaucoup la reine d'Écosse..., à laquelle on ne saurait reprocher cette faute, tant elle était encore jeune et livrée aux volontés d'autrui[1]...

 

Nous dérobant aux appréhensions et aux regrets que durent inspirer de tels actes à ceux qui les connurent, nous passons au spectacle de ces noces célébrées au milieu des pompes d'une cour fastueuse et saluées des acclamations de la joie populaire, ignorante du prix dangereux auquel les avait achetées une reine à qui le nombre de ses amis faisait oublier, ce jour-là surtout, ses ennemis, et que le présent enchantait trop pour qu'elle pût redouter l'avenir.

Ceste dame et princesse, dit Brantôme, pleut tant à la France, qu'elle convia le roy Henry d'en prendre l'alliance, et la donner à M. le dauphin, son fils bien aymé, qui, de son costé, en estoit esperdument épris.

Les nopces donc en furent solemnellement célébrées dans la grande église et le palais de Paris, où l'on vit ceste reyne paroistre cent fois plus belle qu'une déesse du ciel, fust au matin à aller aux espousailles en brave majesté, fust aprèsdisner à se pourmener au bal, et fust sur le soir à s'acheminer d'un pas modeste et façon desdaigneuse, pour offrir et parfaire son vœu au dieu Hyménée...

 

Le procès-verbal naïf et malin des cérémonies nuptiales, rédigé par un greffier du Corps de ville, formaliste, minutieux et mécontent, en qui s'incarne à merveille le vieil esprit de la bourgeoisie parisienne, nous a été conservé, et nous lui emprunterons quelques détails, destinés à éveiller la curiosité du lecteur, et à lui donner une idée de ce grand spectacle qui mit tout Paris, pendant plusieurs jours, en mouvement et en liesse.

Le 24 avril 1558, à neuf heures du matin, le prévôt des marchands, les échevins et le greffier de la ville de Paris, vêtus de robbes de satin my-parti de cramoisy et jaune, à grant collet renversé, doublées de penne de velours cramoisy rouge ou de velours noir, suivis du procureur de la ville, en robe long-Lie de satin jaune, doublée de velours, des receveurs et contrôleurs en robes de satin noir, doublées de velours noir, et des conseillers et des quarteniers, vestuz de leurs bons habitz, descendirent processionnellement du grand bureau de- l'Hôtel de Ville, et se dirigèrent vers le perron, où les attendaient leurs mules et leurs cortèges.

Messieurs de la Ville s'étant assis sur leur monture, se rendirent à Notre-Dame, précédés par les dix sergents vêtus de leurs robes my-parties, et leur navire d'argent sur l'épaule, et escortés par les compagnies d'archers, arbalestriers et arquebusiers municipaux, vêtus de leurs hoquetons de livrée.

Le cortège communal monta par la grande porte dans le pont de bois qui menait au chœur de la métropole, et par ce passage recouvert de tapis de Turquie et garni de balustres enguirlandés de lierre, arriva au haut du côté gauche du chœur, où il se plaça derrière les maîtres des comptes, les généraux des monnaies et les généraux de la justice qui avaient usurpé le premier rang.

Le côté droit était occupé par la cour du parlement, les conseillers vêtus de robes d'écarlate doublées de velours, et leurs chaperons fourrés sur l'épaule, les présidents, le mortier entête.

A l'autel, merveilleusement orné et décoré comme le reste de la nef, l'évêque de Paris (sic) revêtu de ses plus riches habits pontificaux, attendait, à la tête de son clergé, le signal de l'approche du cortège royal et nuptial, pour aller à son devant avec les honneurs sacrés, la croix, les cierges, l'eau bénite et l'encens.

A onze heures, les trompettes et tambourins annoncèrent le départ du palais épiscopal, où le roi avait couché avec sa maison ; et la famille royale et la cour débouchèrent d'un pont de bois formant communication entre l'hôtel épiscopal et l'église, et apparurent, au milieu du chatoiement des brocards et de l'étincellement des pierreries, sur l'estrade élevée devant le portail de Notre-Dame, et où, conformément à l'usage, devait se célébrer d'abord le mariage.

C'est sur ce théâtre tapissé et tendu de velours pers — bleu — semé de fleurs de lys d'or de Chippre sous un ciel de mesme armoyé des armes du roy et de la royne d'Escosse que le cardinal de Bourbon procéda aux cérémonies du mariage et unit solennellement les deux fiancés. Cela fait, un hérault de France jeta sur la place, encombrée d'une foule bruyante, des poignées d'or et d'argent, en proclamant le mariage et en criant : Largesse ! Largesse ! Largesse ! et, au son des fanfares triomphales, Marie Stuart, reine-dauphine, et François, roi-dauphin, entrèrent dans l'église, pour y entendre la messe, célébrée par l'évêque de Paris.

En tête du cortège marchaient le cardinal de Bourbon et Mgr de Paris, accompagnés de dix-huit évêques.

Puis venaient en chantant et jouant tour à tour, un chœur de chanteurs et un orchestre de musiciens, vêtus de la livrée rouge et jaune ;

Puis, les cent gentilshommes de la maison du roi ;

Puis, les archevêques en grand nombre ;

Puis, les cardinaux de Lorraine, de Guise, de Sens, de Meudon, de Lenoncourt ;

Enfin, le cardinal Trivulce, légat en France, devant lequel on portait la masse et la croix d'or.

Le roi-dauphin époux — futur François II — venait ensuite, conduit par le roi de Navarre — père du futur Henri IV —, accompagné de monseigneur d'Orléans et de monseigneur d'Angoulême.

Enfin apparaissait, entre le roi de France, Henri II, qui la menait par le bras droit, et monseigneur le duc de Lorraine, qui la tenait par le bras gauche, Marie Stuart, diadème en tête, éblouissante de beauté, attendrissante d'émotion, dans sa robe de velours bleu aux broderies de dentelle blanche, à la ceinture et aux nœuds diaprés de pierreries, dont deux demoiselles d'honneur portaient derrière elle l'immense queue.

Derrière la royale mariée marchait la reine de France, Catherine de Médicis, conduite par le prince de Condé, et suivie de la reine de Navarre, de madame Marguerite, sœur unique du roi, et d'autres princesses, dames et demoiselles en grand nombre.

La dicte messe achevée, le roi et tous les princes et princesses s'en retournèrent en la mesme ordre à l'évesché où ils disnèrent, et messieurs de la ville se retirèrent en une petite maison estant devant le parvys Nostre-Dame, où ils disnèrent, et pour ce que la dicte maison estoit incommode, n'y fault plus retourner pour y disner.

 

Dès que la cérémonie religieuse du mariage avait été terminée, Marie, se retournant vers celui dont l'anneau la faisait dauphine de France, l'avait salué elle-même comme roi d'Écosse, et lui avait prêté foi et hommage en cette qualité, aussitôt imitée par les députés écossais, qui retournèrent, peu de jours après, rendre compte aux États de la mission qu'ils en avaient reçue. Le parlement, satisfait, ratifia, en décembre 1558, les transactions du 19 avril, et il accorda la couronne matrimoniale au dauphin. Il décida que, désormais, tous les actes seraient publiés au nom de François et de Marie, roi et reine d'Écosse, dauphin et dauphine de France.

Nous ne suivrons pas notre authentique et critique chroniqueur dans le récit, où se déride sa mauvaise humeur, des fêtes profanes qui succédèrent à la fête sacrée : souper du roi au Palais, sur la table de marbre, ballet des princesses, et triumphes ou scènes triomphales, sortant tour à tour, au bruit des aubades, pour parcourir la salle éblouie par ces chars, ces navires, ces cortèges, ces chœurs. des portes de la Chambre dorée ou de la Chambre des requestes de l'hostel[2].

Nous n'avons voulu que donner au lecteur un tableau raccourci de ces cérémonies et réjouissances, du costume de la mariée, de l'allégresse populaire, des auspices favorables accumulés sur cette union que la mort devait si promptement dénouer, et sur cette tête radieuse au double diadème. Hélas ! la couronne de France devait en tomber, trois ans après, pour faire place au deuil du veuvage, et la couronne d'Écosse devait en tomber aussi, sous la main de sujets rebelles, moins de sept ans après la première !

L'année suivante, le roi Henri II, blessé mortellement par la lance de Montgommery, dans le tournoi de la place des Tournelles, où il célébrait la paix de Cateau-Cambrésis (3 avril 1559), et le mariage de sa sœur avec le duc de Savoie, et celui de sa fille avec le roi d'Espagne, succombait le 10 juillet.

Il avait pour successeur l'aîné des dix enfants qu'il avait eus, après dix ans de stérilité, de la subite fécondité de Catherine de Médicis : François, né le 19 janvier 1543. C'est-à-dire que Catherine de Médicis, maîtresse de dévoiler enfin son astucieux génie, régna sous le nom de cet adolescent bilieux, taciturne, mélancolique, habitué, comme prince, à une docilité filiale qu'il conserva comme roi ; de même que les Guise montaient sur le trône à ses côtés dans la personne de la brillante, spirituelle et insouciante Marie Stuart.

Sept mois après ce mariage, Marie Tudor était morte, et, à la catholique fille de Catherine d'Aragon, avait succédé, sur le trône d'Angleterre, la fille d'Anne Boleyn qui, reprenant la paternelle tradition, et défaisant l'œuvre fraternelle, se déclara pour la Réforme et rendit irréconciliable le schisme anglican.

Cet avènement modifiait étrangement et redoutablement, ainsi que nous allons l'expliquer, la situation, comme reine d'Écosse, de Marie Stuart. Bientôt après, la mort prématurée de son époux, François II (5 décembre 1560), la précipitait dans les aventures d'une destinée qui avait commencé par être triomphante, mais que les révoltes protestantes et les machinations anglaises devaient rendre successivement militante jusqu'à la prison, et souffrante jusqu'à l'échafaud.

Mais avant d'exposer les griefs et les menées d'Élisabeth, avant de décrire les progrès de la révolution religieuse et oligarchique dont les premiers et menaçants succès avaient frappé au cœur la reine douairière et régente d'Écosse, morte le 10 juin 1560, au château d'Édimbourg, du double désespoir des déceptions du présent et des angoisses de l'avenir, il importe de clore la partie française de la vie de Marie Stuart, et de laisser la toile s'abaisser sur ce premier acte, le plus brillant de la destinée de cette reine orpheline et veuve à dix-huit ans.

Notre récit de transition, pour arriver au moment où la jalousie de Catherine de Médicis, l'ambition des princes lorrains, les complots écossais, les complicités anglaises, les nécessités de son gouvernement, les fatalités de son sort rendirent Marie Stuart à l'Écosse, la reine à ses sujets, la victime à ses ennemis ; notre récit ne sera ni long ni difficile.

La vie de Marie Stuart, depuis la mort de sa mère et la mort de son mari, est toute dans son cœur, toute dans son deuil, toute dans le drame intérieur de ses regrets et de ses pressentiments, longtemps contenus par la fierté d'une réserve mélancolique, pour éclater enfin en ces pathétiques adieux et ces sublimes sanglots, immortalisés par la double légende de la poésie et de l'art.

Brantôme, compagnon de ces promenades mélancoliques, de ces rêveries mouillées de larmes, confident de ces plaintes et de ces reproches à la Fortune, d'un exil si dangereux et d'une si précoce disgrâce, témoin, enfin, de ces déchirants adieux à un pays qu'elle ne devait plus revoir, a raconté le veuvage de Marie Stuart et l'odyssée de son retour en Écosse, où il l'accompagna, avec une grâce attendrie qui nous fera préférer sa relation à toutes les autres.

Le chroniqueur ne s'occupe point de politique et borne sa vue aux effets, sans s'inquiéter des causes. Sans chercher, par exemple, à pénétrer les mystères de l'animosité à peine dissimulée de Catherine de Médicis, qui trouva, au dire de Castelnau, fort bon et expédient de se défaire de celle par qui elle avait un jour, en juste retour d'une offense, été traitée de fille de marchand[3] ; sans chercher davantage à analyser les mobiles, subtils et équivoques comme elle, de la haine d'Élisabeth ; sans se préoccuper, à plus forte raison, des ressorts secrets de la révolution écossaise, attendant sa proie, Brantôme, spectateur, non observateur, curieux fidèle, mais non témoin sagace, ne nous donnera qu'une image intime de Marie Stuart, promenant de Champagne en Lorraine sa mélancolique figure et son poétique deuil blanc de reine-veuve.

C'est à cette image intime, tracée par la main d'un peintre familier, que nous nous arrêterons un moment, quoique déjà Marie Stuart ne s'appartint plus, et qu'elle fût obligée de disputer chaque jour, aux exigences du rang, aux devoirs de sa royauté lointaine, aux soucis de la politique, aux ambassadeurs de prétendants hâtifs, aux négociations aigres-douces avec l'Angleterre, le loisir de rêver et de pleurer à son aise celui qu'elle avait perdu, et la seconde patrie, plus chère que l'autre, qu'elle allait perdre du même coup.

Dans ces graves et délicates affaires, la reine de dix-huit ans développa un instinct précoce de gouvernement, un charme et un art exquis, et elle montra, à l'admiration de ses amis et à l'étonnement de ses ennemis, à peine aux prises avec les premières complications d'une situation bientôt inextricable, des qualités à la fois féminines et viriles : cette finesse, cette souplesse, cette patience, cette énergie, ce gracieux génie, enfin, qui allait s'aiguiser dans la lutte et l'adversité, et qui, s'il ne triompha point d'une fortune invincible, ni d'une implacable fatalité, ne fut jamais, du moins, au-dessous de son rôle.

Marie perdait trop à la fois à la mort de François II, pour qu'elle n'ait point profondément, amèrement, sincèrement regretté cet époux, qui lui était de beaucoup inférieur, mais que l'éclat du rang suprême, la poésie du premier amour, et la douleur d'une séparation si brusque, paraient à ses yeux, avec les qualités qu'il possédait, de toutes celles qu'il n'avait pas.

Marie porta donc dans son cœur ce deuil secret qui double le deuil public des habits, et sa douleur, pour avoir été plus simple, plus naturelle, plus modeste que la théâtrale douleur où affecta longtemps de s'ensevelir Catherine de Médicis, qui n'avait aucune raison d'être inconsolable, n'en doit inspirer que plus de confiance et de sympathie à l'historien.

Pendant plusieurs semaines, la jeune veuve, la reine blanche, comme on l'appelait à cause de la couleur de son deuil, porté en blanc par les reines — Catherine de Médicis, seule, avait voulu un deuil sombre comme son âme —, demeura enfermée dans sa chambre, ne recevant d'autres visites que celles de la reine-mère, du roi, de ses frères, du roi de Navarre, du connétable de Montmorency et des princes de Lorraine, ses oncles. C'est sans doute durant cette halte dans le recueillement et l'obscurité d'une solitude volontaire que, la douleur éveillant son inspiration, Marie se sentit poète par le cœur, et rencontra des accents que l'esprit ne lui avait jamais fournis.

La part faite à l'inexpérience de l'art, à la gaucherie d'une langue non encore formée, et au mauvais goût du temps, il y a je ne sais quel charme pénétrant de douceur et de tristesse dans la complainte où Marie chante ses peines, plus authentique, puisqu'elle est rapportée par Brantôme, que le pastiche des Adieux à la France, commis, il faut le dire, par l'ingénieux mystificateur littéraire de Querlon. Écoutons le chroniqueur domestique de Marie Stuart, à ce moment si touchant de son histoire.

Voylà une félicité de peu de durée, et à qui la male fortune pour ce coup debvoit pardonner ; mais la malfaisante qu'elle est voulut ainsy traicter misérablement ceste princesse, qui, de sa perte et de son deuil, fit elle-mesme ceste chanson :

En mon triste et doux chant,

D'un ton fort lamentable,

Je jette un deuil tranchant

De perte incomparable,

Et en soupirs cuisants,

Passe mes meilleurs ans.

Fut-il un tel malheur

De dure destinée,

Ny si triste douleur

De dame fortunée,

Qui mon cœur et mon œil

Vois en bierre et cercueil ?

Qui, en mon doux printems

Et fleur de ma jeunesse,

Toutes les peines sens

D'une extrême tristesse

Et en rien n'ay plaisir

Qu'en regret et désir ?

Ce qui m'estoit plaisant,

Ores[4] m'est peine dure :

Le jour le plus luisant

M'est nuit noire et obscure,

Et n'est rien si exquis

Qui de moy soit requis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour mon mal estranger[5],

Je ne m'arreste en place ;

Mais jay eu beau changer

Si ma douleur n'efface ;

Car mon pis et mon mieux

Sont les plus déserts lieux ;

Si en quelque séjour,

Soit en bois, soit en prée,

Soit sur l'aube du jour

Ou soit sur la vesprée[6],

Sans cesse mon cœur sent

Le regret d'un absent...

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mets, chanson, icy fin

A si triste complainte,

Dont sera le refrein :

Amour vraye et non feinte,

Pour la séparation

N'aura diminution.

Voylà les regrets, — continue Brantôme, — qu'alloit jettant et chantant piteusement ceste triste rogne, qui les manifestoit encore plus par son pasle teint ; car, dès-lors qu'elle fut vefve — veuve —, je ne l'ay jamais veue changer en plus coloré, tant que j'ay eu test honneur de la voir, et en France et en Écosse. où il luy fallut aller au bout de dix-huit mois, à son très grand regret, et après sa viduité, pour pacifier son royaume, fort divisé pour sa religion. Hélas ! elle n'y avait aucune envie ny volonté. Je luy ai yeti dire souvent, et appréhender comme la mort ce voyage ; et désiroit cent fois plus de demeurer en France simple douairière, et se contenter de sa Touraine et son Poitou pour son douaire donné à elle, que d'aller régner là, en son pays sauvage ; mais messieurs ses oncles, au moins aucun et non pas tous luy conseillèrent, voire l'en pressèrent — je n'en diray point les occasions — qui pourtant s'en repentirent bien puis après de la faute.

 

Il y aurait bien eu, pour Marie Stuart, un moyen de demeurer, en le redevenant, reine de France ; et ce moyen eût satisfait tout le monde, excepté peut-être Catherine de Médicis.

La reine-mère, qui avait fait, durant la vie de François II, l'expérience du caractère d'une princesse assez intelligente pour se passer de ses conseils, et trop fière pour les subir, ne se souciait pas de recommencer une épreuve qui, sans sa dissimulation et la générosité de Marie Stuart, eût abouti à un conflit. Et elle ne fit rien — bien au contraire — pour favoriser sa déchéance du pouvoir qu'elle exerçait en réalité sous le nom de son fils, et pour réaliser les vœux dont elle eut quelque peine à le détourner.

Charles IX, en effet, juvénile successeur de l'adolescent François II, avait hérité, comme il arrive souvent entre princes frères, de la plupart de ses sentiments, notamment l'obéissance envers sa mère, et une admiration passionnée pour Marie Stuart, qui n'eût pas mieux demandé que d'être encouragée.

Malheureusement, toutes sortes d'obstacles entravèrent la réalisation de ces projets. Ils furent contrariés à la fois par la jeunesse du roi, l'impossibilité d'attendre qu'il se fût émancipé du joug maternel et fût devenu capable de vouloir ce qu'il désirait ; les difficultés, non insurmontables cependant, d'une union entre beau-frère et belle-sœur, dont l'exception exigeait une dispense que le pape n'eût point refusée ; les répugnances instinctives de Marie Stuart, le pressentiment, trop justifié par l'événement, d'une fin précoce réservée au frère cadet comme à l'aîné, les scrupules de sa fidélité à une chère mémoire ; enfin et surtout l'ambition jalouse de Catherine de Médicis et ses sourdes menées.

Marie Stuart obéit donc à son sort et se prépara lentement, par une série de voyages et d'adieux, à s'arracher à ce pays maternel qu'elle aimait comme on aime le séjour de son enfance, le théâtre de ses succès, le sanctuaire de son bonheur.

Charles IX n'épousa point celle qu'il aimait, et celle qu'il épousa plus tard se ressentit de cette déception. Mais Catherine de Médicis gouverna la France et inaugura son triomphe par le succès le plus difficile de tous, celui qui lui permit de maîtriser l'inclination naissante d'un prince énergique, dont le cœur avait battu tout haut, et dont les sentiments pour Marie Stuart ont laissé dans la chronique une trace qui atteste leur vivacité.

Sur quoy ne faut doubter nullement, si, lors de son partement, le feu roy Charles, son beau-frère, fust esté en aage accompli, comme il estoit fort petit et jeune, et aussy s'il fust esté en l'humeur et amour d'elle comme je l'ay veu, jamais il ne l'eust laissée partir, et résolument, il l'eut espousée ; car je l'en ay veu tellement amoureux que jamais il ne regardoit son pourtraict qu'il n'y tinst l'œil tellement fixé et ravy, qu'il ne s'en pouvoit jamais osier ay s'en rassasier, et dire souvent que c'estoit la plus belle princesse qui nasquit jamais au monde... De sorte que si elle fust demeurée en France, il l'eust espousée ; n'y estoit résolu encore que ce fust esté sa belle-sœur ; mais le pape d'alors ne luy en eust jamais refusé la dispense[7].....

 

Du reste Marie Stuart ne manquait pas de prétendants. Elle était jeune, elle était belle, elle était reine, et dès qu'elle put admettre des ambassadeurs étrangers, elle ouvrit en même temps sa porte à de royales protestations, déclarations et propositions de mariage, qui trouvèrent son cœur fermé. Une autre eût regardé comme flatteur cet empressement qui ne lui sembla qu'importun. La politique toutefois, qui était loin d'être étrangère à ces offres, lui commanda de n'y point sembler indifférente. Elle les accueillit donc avec une grâce triste, mais congédia avec des remercîments évasifs les envoyés nuptiaux de Philippe II, qui, veuf de Marie Tudor, et n'ayant pu épouser Élisabeth, cherchait à se dédommager et peut-être à se venger de cet échec par l'union de Marie avec son fils don Carlos, ainsi que ceux des rois de Suède et de Danemark.

Le mariage joue un trop grand rôle dans la vie des femmes, surtout quand elles sont souveraines et apportent en dot un royaume à leur mari, pour que nous n'ayons pas encore l'occasion de voir Marie aux prises avec ce concours d'aspirants à sa main, et que nous ne la retrouvions bientôt assaillie de ces obsessions officielles, et devenue à la fois le juge et le prix d'un tournoi de compétitions galantes, dont l'esquisse serait piquante si le dénouement en était moins triste.

Car, lassée de ces conspirations contre son pouvoir, voilées d'un sympathique intérêt pour sa personne, et de ces chocs odieux, quand ils n'étaient pas ridicules, de rivalités indiscrètes, Marie devait se décider, prématurément peut-être, à mettre fin au tournoi et à son ennui en ne consultant que ses yeux et son cœur ; et elle devait apprendre, aux dépens de son bonheur, que les inspirations spontanées et les choix indépendants ne sont pas toujours les meilleurs.

D'autres messages plus importants aux yeux de Marie furent ceux d'Élisabeth, dont elle pressentait et dont elle cherchait à conjurer l'influence sur sa destinée, par tous les ménagements et tous les égards compatibles avec sa dignité.

Toute la conduite, toutes les démarches, toutes les paroles, toutes les lettres de la reine d'Écosse, vis-à-vis de cette sœur jalouse qui enviait ses talents et convoitait son royaume, sont pleines de tact et d'habileté.

Et on sent que, dans cette lutte à armes d'abord courtoises, qui s'engagea entre Marie et Élisabeth, par suite de malentendus funestes et de légitimes susceptibilités, peu ménagées des deux côtés par des ministres et des conseillers ambitieux et plus intéressés à la discorde qu'à l'union entre les deux souveraines et les deux pays, on sent que Marie n'eût pas été vaincue, si son adversaire n'eût pas bientôt fait succéder les moyens déloyaux aux moyens honnêtes, les habiletés défendues aux habiletés permises, et n'eût triomphé tout d'abord sur elle-même des scrupules les plus inviolables de la parente et de la femme. Elle devait abuser de ces tristes avantages pour abattre une victime déguisée en ennemie, et qui, doublement désarmée par le malheur et la confiance, dut moins sa défaite à sa faiblesse qu'à son honnêteté.

Élisabeth, qui affectait de ne manquer à aucune des convenances de son état, pour faire illusion sur ses intentions et en fouler aux pieds plus facilement les devoirs, s'était empressée d'envoyer à Marie Stuart un ambassadeur de condoléance et des assurances de sympathie, qui lui parvinrent, dès le 3 février 1561, à Paris.

Le duc de Bedford, envoyé extraordinaire, chargé de la mission d'apparat de complimenter Marie, mais surtout du mandat secret de l'inviter à ratifier le traité d'Édimbourg, dont nous raconterons bientôt l'histoire, se rencontra à son poste avec les envoyés de l'Écosse ; et les diplomates de l'équivoque fidélité de ses sujets se coudoyèrent dans un hommage commun, également décevant, avec les diplomates de l'amitié apparente et de la haine réelle d'Élisabeth.

Les envoyés écossais étaient l'évêque de Boss et le frère naturel de Marie Stuart, son plus grand ennemi sous des formes encore respectueuses et dévouées.

Ce dernier n'arriva que le 4 avril, parce qu'il était passé par l'Angleterre, et, avant de voir Marie Stuart, avait voulu prendre les instructions de lord Cecil, et présenter ses hommages mercenaires à Élisabeth et à son digne ministre.

Durant les pérégrinations par lesquelles, comme par une série de détachements et d'adieux partiels, Marie, tour à tour hôtesse du duc de Guise à Joinville, de sa tante, abbesse du couvent de Saint-Pierre-les-Dames à Reims, du duc de Lorraine, à Nancy, se préparait à la séparation définitive ; durant cette vie nomade par le mouvement de laquelle elle cherchait à tromper son ennui et à rompre l'obsession d'une pensée unique, la reine d'Écosse poursuivait avec la reine d'Angleterre ces négociations verbales — par l'intermédiaire de ses ambassadeurs — ou épistolaires, auxquelles nous avons fait allusion.

Le succès eût soulagé ses regrets et adouci ses sollicitudes ; mais elle ne l'obtint pas de l'impérieuse et cauteleuse reine.

Inaugurant son équivoque système de ne rien accorder, 'eine ce qui était de droit, que contre une concession plus avantageuse, Élisabeth marchandait à sa royale sœur jusqu'à la sécurité de son retour, et prétendait lui faire payer de la ratification du traité d'Édimbourg, qui, dans ces circonstances précaires, eût été une sorte d'abdication et de déchéance, le libre passage dans ses États.

Marie avait exprimé, dès son avènement, le désir de vivre avec Élisabeth dans les termes d'étroite intimité que comportaient le voisinage, la parenté, et qu'exigeaient les intérêts des deux royaumes.

Nous sommes toutes les deux dans la même île, répétait-elle à Bedford, en février 1561 ; nous parlons la même langue ; nous sommes les plus proches parentes et toutes deux nous sommes reines.

 

Mais, en même temps, elle avait toujours éludé la ratification d'un traité qui semblait excuser les entreprises de sa noblesse rebelle, reconnaître les droits de la religion réformée et justifier l'intervention de l'Angleterre dans les affaires de l'Écosse.

La demande d'un assentiment contraire à la politique traditionnelle de sa maison, qui fût retombé comme un blâme sur la mémoire de sa mère et eût découragé, par une sorte de désaveu, les partisans de l'intégrité de l'autorité royale et de la fidélité à l'alliance française, cette demande était un piège, et Marie évita noblement et dignement, en n'accordant ni en ne refusant une ratification qui trouvait chez elle tant de scrupules, mais que la nécessité pouvait lui imposer.

Elle éluda donc tout parti définitif jusqu'à ce qu'elle eût pu consulter son oncle le cardinal de Lorraine, alors éloigné de la cour, et surtout ses états d'Écosse.

Cette attitude excellente, à la fois conciliante et ferme, fit la plus grande impression sur les conseillers d'Élisabeth, et sur Élisabeth elle-même, qui attendit l'occasion de renouveler avec plus de chances de succès ses impérieuses avances, et dissimula son dépit comme Marie cachait sa crainte, dans un gracieux échange de demandes de portraits et d'offres d'entrevues.

Tandis que les deux reines se livraient à ces démonstrations féminines et félines, où Élisabeth rencontrait dans sa jeune adversaire une souplesse et une patience qui déconcertaient quelque peu sa roideur, les partis en Écosse ne s'endormaient pas et cherchaient à profiter, chacun dans son intérêt, de l'embarras où devait se trouver une reine de dix-huit ans, éloignée depuis douze ans de son royaume, pour discerner ses devoirs, trouver les moyens, juger les hommes, choisir les occasions, se frayer sa route et se fixer son but à travers les obstacles et les écueils d'une situation confuse.

L'anarchie écossaise, jouant d'abord le jeu de la ruse, avait député spontanément et séparément à Marie Stuart des ambassadeurs qui- cherchèrent tour à tour à la faire dévier de l'impartialité et de la réserve où elle se réfugiait, et d'attirer sa préférence à l'une des tendances contraires qu'ils représentaient.

C'est ainsi que le parti catholique, relevant la tête et opposant ses assemblées A celle des lords de la congrégation, avait essayé par l'intermédiaire de John Lesly, alors official d'Aberdeen et plus tard évêque de Ross, de faire accepter par la reine, à la faveur de ses convictions religieuses et de ses sympathies pour la France, le plan d'une réaction catholique et anti-anglaise.

Marie repoussa avec sagesse ces ouvertures, sincères ou perfides, d'un parti honnête, mais faible, qui n'avait pas su vaincre, ni même se défendre, faute d'union et de persévérance, et dont les stériles espérances n'obtinrent pas la complicité de ses illusions.

Marie était fervente catholique et dévouée Française ; mais elle sentit qu'il ne convenait pas à la reine de prendre parti dans une guerre civile et de provoquer imprudemment, en affichant ses préférences, les représailles implacables d'un parti qui, appuyé sur le fanatisme religieux et la connivence anglaise, et conduit par des hommes sans scrupules, mais non sans talent, ne cherchait que des prétextes pour justifier une usurpation.

Le mandataire' e ce parti et son chef, avec Hamilton, duc de Châtellerault, c'était ce James Stuart, futur comte de Murray, frère naturel d'une reine qui ne devait pas avoir de pires ennemis que ses plus proches parents.

L'envoyé du parlement d'Écosse rencontra, le 15 avril, à Saint-Dizier, la reine sa sœur, que John Lesly avait, la veille, saluée à Vitry.

Il lui apportait et chercha en vain à faire triompher auprès d'elle des inspirations et des propositions bien différentes de celles de son collègue et concurrent. Car, tandis que Lesly voulait que la reine fit arrêter lord James et vint débarquer à Aberdeen, où elle devait trouver une armée de vingt mille hommes, avec laquelle elle eût dompté toute résistance, James Stuart, prieur de Saint-André, développa devant sa royale sœur les raisons qui devaient lui faire préférer une politique favorable au parti de la congrégation, c'est-à-dire de la réforme et de l'alliance anglaise.

Marie refusa nettement et reçut elle-même, en réponse à ses propres tentatives de séduction, par l'offre de titres et de bénéfices, le refus d'un homme qui, ayant déjà traité de son salaire avec l'Angleterre, ne se sentait pas encore capable de toucher l'argent de deux maîtres à la fois, et se vit obligé de parer se trahison de désintéressement.

Marie ne put obtenir de son frère que la promesse, qu'il ne tint pas, de ne point passer à son retour, comme à son départ, par l'Angleterre.

Ainsi, au moment de quitter la France, pour rentrer dans son royaume, Marie se trouvait en face de la situation la plus menaçante ; de quelque côté qu'elle se tournât, elle ne voyait que des ennemis, et les plus puissants de ces ennemis gouvernaient en son nom, en attendant qu'ils pussent s'en passer. On comprendra les anxiétés et les pressentiments qui troublèrent l'âme de la charmante et malheureuse reine, quand, au moment du départ, tant ajourné, enfin inévitable, elle apprit la nouvelle du double échec de ses deux derniers ambassadeurs.

L'un, M. de Noailles, n'avait reçu pour toute réponse à ses offres du renouvellement de l'alliance française, qu'une unanime et humiliante assurance de fidélité à celle dont l'assistance avait délivré le royaume de la tyrannie papale et du joug des Français, c'est-à-dire à la reine Élisabeth.

L'autre, M. d'Oysel, chargé de précéder en Écosse sa souveraine, et de ménager à son retour la protection d'Élisabeth, n'avait pu obtenir satisfaction pour un vœu si légitime qu'on eût dû le devancer.

Sa Majesté, écrivait lord Cecil, a déclaré à M. d'Oysel qu'elle ne veut pas dissimuler avec la reine d'Écosse, et qu'elle différerait l'envoi du sauf-conduit jusqu'à la ratification du traité d'Édimbourg ; mais qu'alors elle aurait non-seulement un libre passage, mais toutes sortes d'assistances et le plus gracieux accueil.

 

Marie Stuart fut, comme elle devait l'être, profondément blessée d'un tel procédé, et elle épancha son indignation en plaintes pleines de fierté et en reproches pleins d'amertume, en présence de l'ambassadeur d'Angleterre lui-même.

C'est dans une dépêche de celui-ci, du 26 juillet 1561, que nous puisons le récit de cette audience qu'on peut considérer comme la première scène du drame qui va se nouer.

Sous le coup d'un affront coïncidant si mal avec tant d'autres chagrins, le sang des Guises et des Stuarts se révolte dans Marie ; son cœur se soulève ; elle éclate et mêle à l'exposé frémissant de ses griefs une sorte de défi, qui ne devait pas être vain.

Monsieur, dit-elle, en se redressant et en tenant sous le feu de ses yeux étincelants l'ambassadeur rougissant, — rien ne m'afflige plus que de m'être oubliée jusqu'à solliciter de la reine votre maîtresse une faveur dont je n'avais pas besoin... Faites-lui savoir qu'il passera pour étrange, parmi les princes et États de la chrétienté, qu'elle ait travaillé la première à animer mes sujets contre moi, et maintenant que je suis veuve, qu'elle prétende m'empêcher de retourner en Écosse. Je ne veux que son amitié ; je ne jette point le trouble dans ses États ; je n'entretiens pas de menées avec ses sujets, et cependant je sais qu'il en est dans son royaume qui sont disposés à recevoir les offres qui leur seraient faites. Tous ne sont pas du même sentiment qu'elle en matière de religion et en autres choses. La reine votre maîtresse dit que je suis jeune et que je manque d'expérience : j'ai assez d'âge et d'expérience pour me conduire amicalement et loyalement envers mes parents et alliés. Je l'espère, ma prudence ne me fera jamais défaut à ce point que la passion puisse m'entraîner à me servir d'un autre langage que celui qui est dû à une reine et à ma proche parente.

Le lendemain, la scène continua dans une seconde entrevue où, par suite sans doute des influences de la nuit, un sentiment de prophétique prévoyance et de mélancolique résignation attendrit jusqu'à une émotion qu'il est impossible de ne point partager, le langage de Marie Stuart.

J'espère que le vent me sera favorable, dit-elle à sir Throckmorton, en prenant congé de lui, et que je n'aurai pas besoin d'aborder sur la côte d'Angleterre ; si j'y aborde, monsieur l'ambassadeur, votre reine me tiendra entre ses mains et pourra faire de moi ce qu'elle voudra. Si elle est si cruelle que de vouloir ma mort, qu'elle fasse selon son plaisir, qu'elle me sacrifie. Peut-être ce destin vaudrait-il mieux pour moi que la vie. Que la volonté de Dieu s'accomplisse !

Quand Marie s'exprimait ainsi, elle était au terme de cette odyssée terrestre préludant à l'odyssée maritime, et au bout de ces voyages par lesquels elle cherchait à estranger son mal, à dépayser cet ennui qui la suivait partout. Elle revenait de Nancy, de Reims, où elle avait assisté, le 15 mai, au sacre de Charles IX, et elle allait quitter Paris pour faire à Saint-Germain, dans le cadre verdoyant qui lui rappelait tant de tableaux de son enfance, ses adieux définitifs à la famille royale.

Ces adieux, sous l'empire des déceptions, des pressentiments, des auspices funestes que nous avons énumérés, durent être fort tristes, car Marie inspirait à tout le monde ce qu'elle ressentait elle-même. Son absence laissait à la cour un vide impossible à combler. Et les lettres et les arts avaient pris dans la personne de leurs représentants, ses favoris, un deuil, auquel la nature elle-même avait semblé s'associer, en prolongeant l'hiver et en retardant le printemps de cette année funeste.

Le 21 juillet, Marie avait quitté Paris. Le 25 juillet, elle prit congé du roi de France, du roi de Navarre, de Catherine de Médicis, et des princes et princesses de la famille royale, et se mit en route, accompagnée du duc de Guise, des cardinaux de Lorraine et de Guise, et d'une partie de la cour.

Le 2 août, elle était à Beauvais, le 7 à Abbeville et le 9 à Calais, d'où le 11 août, elle envoyait à Élisabeth lord Henri Stuart de Saint-Colme, porteur d'un exposé des motifs pour lesquels la reine d'Écosse ne croyait point pouvoir, sauf concessions et satisfactions à débattre, ratifier le traité d'Édimbourg.

Le 14 août 1561, Marie s'embarquait à Calais, dans la ville que son oncle, le duc de Guise, venait d'affranchir et de venger victorieusement d'un esclavage de deux cent dix ans, et allait au-devant de la destinée que lui avaient préparée les faiblesses d'une autorité précaire, les fautes de ses ancêtres, et surtout les embûches de ses ennemis.

Dans ce départ funeste, Marie eut du moins la consolation d'être pleurée et accompagnée comme elle méritait de l'être. Ronsard, qui avait été page de son père, se fit l'interprète des regrets de la poésie, et Brantôme, qui, en qualité de gentilhomme de sa chambre, voulut être des compagnons de ce voyage, en fut aussi l'historien.

Voici quelques-uns des vers de Ronsard, notre premier grand poète :

Le jour que vostre voile aux vents se recourba

Et de nos yeux pleurants les vostres déroba,

Ce jour, la même voile emporta loin de France

Les Muses qui souloient y faire demourance.

Quand cet yvoire blanc qui enfle vostre sein,

Quand vostre longue, Bresle et délicate main,

Quand vostre belle taille et vostre beau corsage

Qui ressemble au portrait d'une céleste image,

Quand vos sages propos, quand vostre douce voix

Qui pourroit esmouvoir les rochers et les bois,

Las ! ne sont plus ici, quand tant de beautés rares

Dont les grâces des cieux ne vous furent avares

Abandonnant la France, ont, d'un autre costé,

L'agréable sujet de nos vers emporté,

Comment pourroient chanter les bouches des poètes,

Quand, par vostre départ, les Muses sont muettes ?

Tout ce qui est de beau ne se garde longtemps ;

Les roses et les lys ne règnent qu'un printemps.

Ainsi vostre beauté seulement apparue

Quinze ans en nostre France, est soudain disparue,

Comme on voit d'un éclaiv s'évanouir le trait,

Et d'elle n'a laissé sinon que le regret,

Sinon le déplaisir qui me remet sans cesse

Au cœur le souvenir d'une telle princesse...

Voici maintenant le récit ému et charmant de Brantôme, parlant de ce qu'il a vu et d'une princesse qu'il a adorée, récit dont rien ne saurait remplacer la saveur naïve et piquante.

Le commencement de l'automne estant donc venu, il fallut que ceste reyne, après avoir assez temporisé, abandonnast la France ; et s'estant acheminée par terre à Calais, accompagnée de messieurs tous ses oncles, de M. de Nemours et de la plupart des grands et honnestes de la cour, ensemble des dames, comme de madame de Guise ét autres, tous regrettans et pleurans à chaudes larmes l'absence d'une telle reyne, elle trouva au port deux gallères, l'une de M. de MévilIon, et l'autre du capitaine Albize, et deux navires de charge seulement pour tout armement ; et six jours après son séjour de Calais, ayant dict ses adieux piteux et pleins de soupirs à toute la grande compaignie qui estoit là, depuis le plus grand jusques au plus petit, s'embarqua, ayant de ses oncles avec elle, Messieurs d'Aumale, le grand prieur, d'Elbeuf, et M. d'Anville, aujourd'huy M. le connestable, et force noblesse que nous estions avec elle, dans la gallère de M. de Mévillon, pour estre la meilleure et la plus belle.

Le voyage commença mal. Comme le navire qui portait Marie sortait du port, elle fut témoin du naufrage, à peu de distance, d'un bâtiment gauchement manœuvré, qui sombra, et dont la plupart des matelots périrent à la portée de ses yeux.

Touchée du désastre qu'elle n'avait pu conjurer, effrayée du présage, la reine ne put s'empêcher de songer aux tempêtes prochaines, aux erreurs de la manœuvre politique, à leurs conséquences pour le navire dont elle allait prendre le gouvernail, à ce peuple orageux, sur lequel elle allait régner, et elle s'écria, par une double allusion au présent et surtout à l'avenir, à son voyage et à son sort :

— Ah ! mon Dieu ! quel augure de voyage est cela !

Cependant la galère étant sortie du port et un petit vent frais ayant soufflé, on put mettre à la voile et la chiourme put se reposer.

À propos de ces forçats enchaînés, ramant sous le bâton, qui parfois mêlait, sur leur échine courbée, un sillon sanglant à la sueur de la fatigue, Marie, remarque Brantôme, et c'est là une observation dont.il s'autorise avec raison, pour attester la profonde bonté de la reine d'Écosse, Marie, loin d'avoir pour ces esclaves du crime la souveraine indifférence d'une déesse, prit au contraire ces misérables en pitié. Elle les plaça sous sa souriante protection, et ne voulust jamais permettre que l'on battist le moins du monde un forçat ; en pria le grand prieur, son oncle, et le commanda expressément au comitecapitaine, ayant une compassion extrême de leur misère, et le cœur lui en faisoit mal.

 

Nos lecteurs et surtout nos lectrices comprendront maintenant la tendresse exaltée de ces adieux à la France, prolongés jusqu'à ce qu'eût disparu à l'horizon la terre idolâtrée, et la pénétrante éloquence de ces soupirs et de ces sanglots, palpitants dans la prose de Brantôme plus que dans toute poésie.

C'est à Brantôme donc qu'il faut, à l'exemple de tous nos devanciers, emprunter ce tableau immortel.

Elle, sans songer à autre action, s'appuie les deux bras sur la pouppe de la galère, du costé du timon, et se mit à fondre en grosses larmes, jettant tousjours ses beaux yeux sur le port et le lieu d'où elle estoit partie, prononçant tousjours ces tristes paroles : Adieu, France ! adieu, France ! les répétant à chaque coup ; et luy dura cet exercice dolent près de cinq heures, jusques qu'il commança à faire nuict, qu'on lui demanda si elle ne se vouloit point osier de là et soupper un peu.

Alors, redoublant ses pleurs plus que jamais, dit ces mots :

C'est bien à ceste heure, ma chère France, que je vous perds du tout de veue, puisque la nuict obscure est jalouse de mon contentement de vous voir, tant que j'eusse peu, et m'apporte un voile noir devant mes yeux pour me priver d'un tel bien. Adieu donc, ma chère France, je ne vous verray jamais plus !

Ainsy se retira, disant qu'elle avoit faict tout le contraire de Didon, qui ne fit que regarder la mer, quand Énée se despartit d'avec elle, et elle regardoit tousjours la terre.

Elle voulut se coucher sans n'avoir mangé qu'une salade, et ne voulut descendre en bas, dans la chambre de pouppe ; mais on luy fit dresser la traverse de la gallère en haut de la pouppe, et lui dressa-t'on là son lict ; et reposa peu, n'oubliant nullement ses soupirs et ses larmes. Elle commanda au timonnier, sitost qu'il seroit jour, s'il voyoit et découvroit encore le terrain de la France, qu'il l'esveillast, et ne craignist de l'appeler. A quoi la fortune, la favorisa ; car le vent s'estant cessé, et ayant eu recours aux rames, on ne fit guières de chemin ceste nuict : si bien que, le jour paressant, parut encore le terrain de France ; et n'ayant failly le timonnier, au commandement qu'elle luy avoit faict, elle se leva sur son lict, et se mit à contempler la France encor, et tant qu'elle peut. Mais la gallère s'esloignant elle esloigna son contentement, et ne vit plus son beau terrain. Adonc redoubla encor ces mots : Adieu la France ! je pense ne vous voir jamais plus !

 

Marie avait raison de regretter la France et de redouter l'Écosse, comme nous le va montrer bientôt la suite de ce récit. Avec la France, adieu l'idylle, adieu l'églogue, adieu même l'élégie ! nous sortons des genres tempérés, et nous voici embarqués avec la reine pastorale, bientôt reine tragique, pour le plus pathétique et le plus terrible des drames !

 

 

 



[1] Mignet, t. I, p. 46-48. Les deux actes secrets sont aux Archives de l'empire. Le premier a été publié pour la première fois, en 1838, à la fin du t. Ier de la Correspondance diplomatique de La Mothe-Fénelon. Il se trouve aussi dans le Recueil Labanoff. Il en est de même du second. La protestation était déjà connue et imprimée dès 1693, dans le Recueil des Traités de paix de Léonard.

[2] Teulet, Relations politiques, etc., t. I, p. 302 et suivantes.

[3] Chéruel, Marie Stuart et Catherine de Médicis, p. 17.

[4] Maintenant.

[5] Distraire.

[6] Le soir.

[7] Brantôme, Vies des dames illustres, Marie Stuart, édition déjà citée, t. II, p. 157.