HENRI IV

 

LIVRE DEUXIÈME. — LE ROI DE BATAILLE - 1581-1590

CHAPITRE III. — LE PANACHE BLANC - 1589-1591.

 

 

Henri était roi de France de droit et de nom, mais il ne l'était point de fait. Son Louvre était une tente, a dit Chateaubriand. Il devait conquérir pied à pied et l'épée à la main la moitié de son royaume, et il allait s'écouler encore des années avant qu'il jouit en réalité de cette souveraineté nominale, dont il nous suffira de peindre les débuts pour faire comprendre combien, Henri III mort, il demeurait à faire à Henri IV pour être enfin ce qu'il devait être, et non ce qu'il était en effet, c'est-à-dire un Henri sans peur, sans reproche, mais sans terre.

Quel sombre et énergique tableau d'avènement que celui-ci, tracé par d'Aubigné comme à la pointe de l'épée, et tout chaud encore des émotions de la première entrevue avec les seigneurs catholiques du camp de Saint-Cloud, de ce successeur d'Henri III qui n'avait pu se hasarder au milieu de ses nouveaux sujets qu'accompagné de ses plus fidèles et portant comme eux la cuirassine sous le pourpoint !

Henri IV se trouve roi plustost qu'il n'eust pensé et désiré, et demi assis sur un trosne tremblant. Au lieu des acclamations et du Vive le Roy ! accoustumé en tels accidents, vid en mesme chambre le corps mort de son prédécesseur, deux minimes aux pieds avec des cierges, faisans leur liturgies, Clermont d'Antragues tenant le menton ; mais tout le reste parmi les hurlemens, enfonçans leurs chapeaux ou les jettans par terre, fermais le poing, complottans, se touchais à la main, faisans des vœux et promesses, desquelles on oioit pour conclusion : plukut mourir de mille morts ! Dans cet estourdissement encore, il y en eut qui demandèrent pardon à genoux des choses commises auprès du Roi, à quoi un duc respondit : Taisez-vous, vous parlez comme femmes. Les compagnons du bourlet esclatent leurs lamentations ; mais d'O, Manou, son frère, Antragues, Chasteau-Vieux, murmurent, et à dix pas du roi, il leur eschape de se rendre plus tost à toutes sortes d'ennemis que de souffrir un roi huguenot, ils joignent à leurs propos quelques autres, entre ceux-là Dampierre, premier mareschal de camp, qui fit ouïr tout haut ce que les autres serroient entre les dents ; tout cela se rallie au duc de Longueville, qu'ils eleurent pour porter paroles de leurs volontez.

Le maréchal de Biron prit plaisir au murmure de ceux-là (non pour les suivre) mais pour faire valoir sa besongne à la nécessité ; il se présenta sans se faire de feste. Le roi tout troublé de ces choses, s'estant retiré en une garde-robe, prit d'une main La Force et de l'autre un gentilhomme des siens (d'Aubigné). La Force s'estant excusé, l'autre commandé de dire son avis sur la présente perplexité parla ainsi...

Le discours de d'Aubigné mérite d'être reproduit, car il peint admirablement la situation et les moyens par lesquels Henri, tournant les obstacles qu'il ne pouvait affronter, en triompha. Il donne d'ailleurs au récit attristant de ces basses menées, de ces sourdes intrigues, de ces subalternes exigences, de ces vulgaires sentiments de courtisans armés, corrompus par la guerre civile, la fière allure et le ton dramatique qui le relèvent et l'ennoblissent un peu.

Sire, vous avez plus besoin de conseil que de consolation ; ce que vous ferez dans une heure donnera bon ou mauvais branle à tout le reste de vostre vie, et vous fera roi ou rien ; vous estes circui (entouré) de gens qui grondent et qui craignent, et couvrent leurs craintes de prétextes généraux ; si vous vous soumettez à la peur des vostres, qui est-ce qui vous pourra craindre, et qui ne craindrez-vous point ? Si vous pensez vaincre par bassesse ceux qui murmurent par cette maladie, de qui ne serez-vous point tyrannisé ? de les viens d'ouïr, ils menacent que si vous ne changez de religion, ils changeront de parti, en feront un à part pour venger la mort du Roi ; comment auseront-ils cela sans vous, puisqu'ils ne l'ausent avec vous ? Gardez-vous bien de juger ces gens-là sectateurs de la royauté pour appui du royaume, ils n'en sont ni fauteurs ni autheurs ; s'ils en sont marqués, c'est comme les cicatrices marquent un corps. Quand vostre conscience ne vous dicteroit point la response qu'il leur faut, respectez les pensées des testes qui ont gardé la vostre jusques ici ; appuiez-vous après Dieu sur ces épaules fermes, et non sur ces roseaux tremblants à tous vents ; gardez cette partie saine à vous, et dedans le reste perdez ce qui ne se peut conserver...

A l'heure que je parle à vous, le mareschal de Biron et avec lui les chefs des meilleures troupes, ne pensent point à vous quitter. Les offenses de Blois sont sur leurs testes, ils ont besoin de vous, chérissent mesmes une occasion pour vous obliger et gagner la grâce de vostre establissement ; serènez vostre visage, usez de l'esprit et du courage que Dieu vous a donné ; voici une occasion digne de vous ; mettez la main à la besongne, et cependant que les grondeurs et leurs confesseurs mesureront la crainte de vostre religion à celle qu'ils ont des ligueurs, commencez par le inareschal de Biron ; faites-lui sentir le besoin que vous avez de lui jusques aux bords de la lascheté et non plus avant ; demandez-lui pour première preuve de son vouloir et crédit, qu'il aille prendre le serment des Suisses, qu'il les face mettre en bataille pour crier Vive le roi Henri IV ; depeschez Givry vers la noblesse de l'Isle-de-France et Brie qui est en l'armée, Humière vers les Picards ; descouplez ainsi à propos ceux que vous connoissez mieux que nous, et sur les premiers rapports qu'on vous fera des bonnes volontez demandez lors le mesme office à ceux de qui vous tenez l'esprit douteux.

Quant au duc d'Espernon, que je tiens le plus considérable de vostre armée, il est trop judicieux pour manquer à son devoir, aussi peu à son intérest ; tenez-le par la main, il consent en ne dissentant point ; sa présence authorise vos affaires pour une paix qu'il espéreroit en vain des ennemis ; il ne rompra pas celle qui est toute faite avec vous. N'ignorez pas que vous êtes le plus fort ici ; voilà plus de deux cents gentilshommes de vostre cornette dans ce jardin, tout glorieux d'estre au Roi. Si vostre douceur accoutumée et bien séante à la dignité roïale, et les affaires pré-sens n'y contredisoient, d'un clin d'œil vous feriez sauter par les fenestres tous-ceux qui ne vous regardent point comme leur roi...

Le roi, ajoute d'Aubigné, approuva la pluspart de cet avis, qui n'était point en effet en tous points le meilleur.

Ce qu'il avait de bon, c'était de remonter énergiquement des ressorts moraux abattus par tant et de si subites épreuves, c'était son irrésistible sursum corda, son mâle langage, pareil à un vin généreux ; ce qu'il avait de mauvais, c'est qu'il était trop hardi pour être sage, trop impatient pour être sûr, trop fier en un mot pour être assez modeste.

Henri, qui avait toujours discerné à merveille dans les paroles de ses confidents ce qui venait de la raison et ce qui venait du tempérament, retint de ce conseil ce qui convenait le mieux à son caractère : ne point perdre le temps de l'occasion, rompre le faisceau des fédérations artificielles de l'ambition ou de la crainte, parler à propos et agir à point. Il y ajouta ce.qui convenait à sa situation, c'est-à-dire le calme insinuant, la familiarité attirante, l'accent de probité, l'air de bonhomie, les concessions opportunes, les tempéraments nécessaires, la modération, en pareille occasion plus efficace que l'énergie, et cette force de la douceur, cette grâce de la patience, auxquelles rien ne résiste.

C'est ainsi qu'il se montra à la fois, — dans les négociations qui aboutirent à la déclaration solennelle, au pacte du 4 août, entre le nouveau roi et les principaux de ses nouveaux sujets, —aussi habile politique qu'il allait se montrer habile capitaine dans le plan de cette première campagne, considérée à bon droit par les meilleurs juges comme un chef-d'œuvre de prévoyance et de tactique.

C'est ainsi qu'il sut récompenser en les employant les dévouements sincères, comme celui de M. de Givry, qui l'avait salué le premier de cette héroïque bienvenue : Ma foi, sire, vous estes le roi des braves, lâche et poltron qui ne vous suit !

C'est ainsi qu'il utilisa en le louant comme il le méritait l'exemple des chefs de la garde écossaise, qui s'étaient jetés à ses pieds en disant : Ah ! sire, vous estes à présent nostre roy et nostre maistre !

C'est ainsi enfin qu'en gagnant ceux qu'il n'avait pu attirer, en payant d'honneurs ceux qui préféraient les honneurs à l'honneur, en intimidant quelques récalcitrants, en congédiant quelques douteux, en charmant tout le monde, même ceux qui le quittaient pour lui revenir bientôt, il accomplit ce tour de force d'esprit, ce chef-d'œuvre d'ascendant moral, grâce auquel il triompha de tant d'obstacles.

Qu'on juge de son succès par les circonstances qui le rendaient à la fois si difficile et si nécessaire. Il s'agissait de se faire aimer des uns, craindre des autres, admirer de tous, de dominer à la fois les embarras d'une situation qui ne lui permettait que des menaces ou des promesses également difficiles à tenir, et de sortir roi autant qu'il pouvait l'être de ces négociations orageuses où tout autre que lui eût dû laisser sa couronne en gage et peut-être sa vie en sacrifice.

Nous n'avons pas à entrer dans le détail des intrigues et des résistances dont Henri, roi légitime aux termes incontestables du droit public fronçais, mais roi militant, roi protestant, excommunié par une bulle de Sixte-Quint (du 10 septembre 1585), exclu du trône par deux déclarations des états de Blois (18 octobre et 5 novembre 1588), fut obligé de dénouer un à un les nœuds qu'il ne pouvait trancher.

Acclamé par Givry, reconnu par les Suisses, dont Sancy lui avait ménagé, non sans peine, la fidélité mercenaire, Henri, le 2 août au soir, ne disposait encore, en face de la Ligue unie, exaspérée,— que l'assassinat du dernier des Valois ne montrait que trop prête à tous les moyens, même les plus criminels, de rétablir la balance en sa faveur, — Henri ne disposait que du tiers des troupes réunies au camp de Saint-Cloud ; et il dut passer, pendant la journée du 5 août, par toutes les vicissitudes de l'avènement le plus orageux.

Enfin, le 3 au soir, grâce à sa loyauté, à sa finesse, à l'ascendant de son caractère, au charme de son esprit, à ce je ne sais quoi qui le désignait manifestement et irrésistiblement comme l'homme nécessaire, providentiel, il était parvenu à gagner le maréchal de Biron, à neutraliser M. d'O et la faction des catholiques ardents dont ce favori d'Henri III était le chef, enfin, à se passer au besoin du concours que l'ambitieux d'Épernon Mettait à un prix inacceptable pour un prince qui voulait régner par lui-même.

Ce chef-d'œuvre de patience et d'habileté, ce miracle d'équilibre, ce prodige de conciliation, qui réunirent en faisceau tant de volontés divergentes et d'intérêts contraires, furent consacrés par un pacte solennel et justement célèbre.

Il marque, en effet, la première abdication de l'oligarchie aristocratique entre les mains du fondateur de cette dynastie des Bourbons à laquelle était réservé dans notre histoire le rôle de conduire l'autorité royale au plus haut point de sa puissance, pour la laisser retomber ensuite, victorieuse de la noblesse, puis vaincue par le Tiers-état, au dernier degré de la déchéance.

Voici les clauses, en ce qui concernait la religion d'une part, le gouvernement de l'autre, de cet acte d'alliance et d'investiture, du 4 août 1589, un des monuments de l'histoire du droit national.

... Henri promit et jura, en foi et parole de roi, de Maintenir dans le royaume la religion catholique, apostolique et romaine, de ne rien changer dans ses dogmes ni dans sa discipline, de ne conférer les bénéfices et autres dignités ecclésiastiques qu'à des sujets capables et à des catholiques. Il renouvela la promesse, faite avant son avènement, de se soumettre, au sujet de sa religion, à ce qui serait décidé par un concile général libre ou par un concile national, qu'il aurait soin de faire assembler au plus tard dans le délai de six mois. Il s'engagea en outre à ne conférer qu'a des catholiques, pendant le même espace de temps, les gouvernements, charges et autres emplois publics qui deviendroient vacants et à leur réserver exclusivement le gouvernement de toutes les villes qui seraient enlevées à la Ligue, à l'exception d'une seule dans chaque bailliage ou sénéchaussée.

La déclaration garantit aux calvinistes : 1° la liberté entière de conscience dans l'intérieur de leurs maisons ; 2° l'exercice public de leur culte dans les places dont ils étaient malins, dans une ville de chaque baillage ou sénéchaussée parmi celles qui seraient enlevées à la Ligue, dans la ville de Saumur, à l'armée, et partout ou le roi se trouvait. La déclaration leur assura les gouvernements, charges et offices dans les mêmes lieux et dans les mêmes limites où ils obtenaient l'exercice public de leur culte.

Ces dispositions étaient conformes au traité de la trêve conclue, durant le mois d'avril précédent, entre Henri III et Henri IV. Elles restreignaient les avantages accordés aux huguenots par l'édit de Poitiers ou de 1577 ; mais elles n'étaient que provisoires et ne devaient durer que jusqu'au moment ou l'état des calvinistes serait réglé par une paix générale du royaume.

Henri promit d'assembler dans le délai de six mois les états généraux pour régler tous les grands intérêts du royaume. Il s'engagea spécialement à maintenir les princes, seigneurs, gentilshommes et tous ses bons sujets indifféremment dans leurs biens, charges, dignités, états, offices, privilèges, prérogatives, droits et devoirs accoutumés ; d'avoir en particulière recommandation les serviteurs du feu roi ; de tirer une vengeance exemplaire et à jamais mémorable du parricide commis en la personne de ce prince.

... De leur côté, les princes du sang, ducs, pairs, officiers de la couronne et autres seigneurs et gentilshommes reconnurent pour leur roi et prince naturel, selon la loi fondamentale du royaume, Henri quatrième, roi de France et de Navarre, lui promirent service et obéissance, et lui engagèrent leurs biens et leur vie pour exterminer les rebelles el ennemis qui voulaient usurper l'État.

La déclaration fut souscrite, et le serment de fidélité prêté ensuite par les deux princes du sang, Conti et Montpensier ; par les deux maréchaux de France présents, Biron et d'Aumont ; par le colonel-général de la cavalerie, le comte d'Auvergne ; par les ducs de Longueville, de Luxembourg, de Rohan, et le comte de Givry, représentant la plus haute noblesse catholique ; enfin par une infinie multitude de gentilshommes présents à l'armée.

La déclaration signée par les chefs et le corps des catholiques, eut l'assentiment formel des chefs des protestants réunis à Saint-Cloud, de Chastillon, de La Noue, de Beauvais-Lanocle, de Guitry, de Là Force, dé Sancy, de Rosny.

Il importe de remarquer que, parmi les seigneurs qui viennent d'être nommés, se trouvaient les gouverneurs de la Normandie, de la Picardie, de la Bourgogne, de la Champagne, et les représentants légitimes d'une partie considérable de l'Isle-de-France, par conséquent les plus hauts dignitaires dans l'ordre civil comme dans l'ordre militaire. Il faut ajouter que la déclaration souscrite par les seigneurs fut ratifiée par les acclamations et le consentement des simples soldats de l'armée[1].

Cette reconnaissance d'Henri IV par les seigneurs du camp de Saint-Cloud était de leur part, il faut en convenir, encore plus un tribut payé à la nécessité qu'un hommage accordé aux mérites qui avaient rendu le nouveau souverain si populaire ; et cette qualité de roi militant d'un royaume encore à conquérir en grande partie lui imposait bien plus de devoirs qu'elle ne lui conférait de droits. Un des signataires de la déclaration ne fait pas mystère de ces mobiles prévoyants, égoïstes même, qui avaient déterminé le choix d'un prince dont la candidature, bien que fondée sur les lois de la succession monarchique, n'eût peut-être pas triomphé des passions contraires, si elle n'eût été sanctionnée par l'intérêt.

La France estant en cet estat, dit le duc d'Angoulême dans ses Mémoires, il luy falloit un roi sans peur de bazarder sa personne et sa vie : autrement il luy eust esté impossible de conquérir le partage légitime que luy avoient laissé ses prédécesseurs.

Henri était donc acculé à la nécessité de combattre, et il n'était pas pour lui de plus sûr moyen de conserver sa couronne que d'en inaugurer par une victoire la prise de possession. Il sentait à merveille cette nécessité de sa situation, et elle était de celles qui ne lui déplaisaient pas ; mais il eût été au moins logique, de la part de ceux qui se montraient si exigeants pour lui, de l'être un peu plus pour eux-mêmes, et en donnant à leur nouveau souverain la victoire pour but, de ne pas lui en enlever les moyens.

Il est pourtant malheureusement vrai que les 40.000 hommes du camp de Saint-Cloud, après que la défection de quelques-uns de leurs chefs, notamment du duc d'Épernon, eût entamé leurs rangs, se trouvèrent réduits de près de moitié.

Henri, au lieu de profiter de l'occasion d'en finir avec la Ligue d'un seul coup, allait être contraint d'abandonner le siège de Paris et de limiter la partie, où le nombre lui faisait faute, à la plus stricte et plus prudente défensive.

C'est là un fruit des passions et des ambitions du temps qu'Henri dut trouver bien amer, et malgré les compensations glorieuses et prochaines par lesquelles son génie allait le dédommager de cette disgrâce de la fortune, l'historien ne saurait trop déplorer ces retards durant lesquels la France dut attendre comme son roi.

Si tous les chefs du camp de Saint-Cloud, — n'hésite pas à dire le plus autorisé de nos devanciers, — s'étaient ralliés au parti des politiques ; si l'armée de 40.000 hommes, réunie sous les murs de Paris, s'était tenue ensemble ; si elle avait donné la main aux serviteurs de la royauté qui tinrent bon dans les provinces, la Ligue, réduite aux abois lors de l'assassinat de Henri III, était morte, les dangers de la France conjurés, ses souffrances finies...

Malheureusement, parmi les nouveaux serviteurs d'Henri IV, la plupart avaient songé à lui moins qu'à eux, et à l'intérêt du pays moins qu'à leur intérêt. M. Poirson remarque avec raison que dans cette fermentation des délibérations de la noblesse au camp de Saint-Cloud couvaient la plupart des levains funestes qui devaient plus tard s'aigrir, empoisonner les rapports d'Henri avec ses grands vassaux, et aboutir à des explosions déplorables, comme la trahison de Biron et la rébellion du duc d'Angoulême.

Il est évident que toutes les factions qui désolèrent le commencement de ce règne, qui traversèrent ou compromirent la fortune du roi et de la France, prirent naissance au camp de Saint-Cloud. On y distingue dès lors clairement la faction des gentilshommes libres, ne servant le roi dans ses plus pressants dangers qu'à leur heure et à leur fantaisie, d'une façon désordonnée ; la faction des catholiques zélés ou ardents qui se transforma plus tard en tiers parti, la faction aristocratique des seigneurs aspirant à ressusciter les anciens grands fiefs, s'emparant en attendant, des gouvernements de province et des principales charges, exerçant tous les droits du Roi en son nom, mais à leur profit...

Ces usurpations n'auraient pas suffi pour empêcher le parti royal d'écraser la Ligue expirante. Mais le coup suprême à cette noble ambition, à cette généreuse espérance d'Henri et de ses partisans fidèles, leur fut porté par la défection intéressée, masquée de l'hypocrite prétexte des scrupules religieux, qui lui enleva à la fois l'appui du duc d'Epernon et du duc de la Trémoille ; celui-ci un des principaux chefs catholiques ; celui-là un des principaux chefs des huguenots.

Un fanatisme plus sincère, niais non moins aveugle, priva Henri des services de Vitry et de quelques autres membres de la noblesse qui passèrent dans le camp de la Ligue.

Ainsi l'armée de Henri se trouva diminuée de moitié au moment de combattre, et la Ligue se fortifia du secours de la plupart de ceux dont l'abandon affaiblissait son adversaire.

Enfin l'autorité royale, menacée par Mayenne et bientôt par l'Espagnol sur le champ de bataille d'une lutte inégale, était en même temps sourdement et impunément minée dans les provinces par les entreprises usurpatrices des grands feudataires, comme d'Épernon et la Trémoille, affichant, jusqu'à lever la taille pour leur compte, leur intention de rompre les derniers liens qui pouvaient les attacher à un suzerain auquel ils n'avaient point prêté serment, et de transformer leurs gouvernements en fiefs indépendants.

Ces serviteurs infidèles, ces faux amis furent, autant et plus que Mayenne, que l'Espagnol, les véritables ennemis d'Henri, les plus dangereux, les plus coupables. C'est leur défection, leur trahison, la pire de toutes, qui ranima la lutte près de s'éteindre, qui rendit le duc de Mayenne intraitable au moment où il allait prêter l'oreille aux accommodements, qui rendit Paris imprenable au moment où il allait se soumettre. C'est à eux enfin que revient la responsabilité de la prolongation des hostilités dans les- conditions les moins favorables au succès de la bonne cause et au salut du pays.

Dès le 4 août, le jour même de la déclaration de Saint-Cloud, Henri, réduit à 22.000 hommes, manquant des munitions, des vivres et de l'argent nécessaires pour continuer les opérations d'un siège en règle, trop avisé pour tenter dans de telles conditions la fortune d'un assaut et risquer le tout pour le tout, commença un mouvement rétrograde qui le plaça sous la protection de deux rivières, la Seine et l'Oise, mises entre l'ennemi et lui. Il retira à l'ancien ligueur Saint-Marc, sur lequel il ne pouvait compter, pour le confier à un de ses compagnons les plus éprouvés, M. de Bellengreville, le gouvernement de la ville de Meulan, qui avait à ses yeux une grande importance parce qu'elle commandait une partie du cours de la Seine, et pouvait arrêter, dans une mesure considérable, les approvisionnements de Paris. Puis le roi porta de Poissy, où il traversa la Seine, son armée sur Pontoise et sur Beaumont visitant en armes le Vexin français et le Valois, et établissant à chaque pas son autorité.

C'est à Beaumont-sur-Oise qu'Henri arrêta son plan de campagne. Il fit coïncider avec l'époque du congé, dont la noblesse de Picardie et de Champagne avait reçu la promesse d'Henri III, une sorte de promenade militaire dans toute la France du Nord, utilisant ainsi jusqu'au départ de ces troupes, qu'il ne lui était pas permis de conserver. Le duc de Longueville rentra donc, par ses ordres, dans son gouvernement de Picardie, avec la noblesse du pays et un corps de 3.000 Suisses. La Noue accompagnait l'expédition, chargé de servir de Mentor à son chef et de le soutenir des conseils de sa vieille expérience. En même temps, le maréchal d'Aumont, nommé gouverneur en remplacement du duc de Nevers, resté neutre, regagnait le siège de sa militante autorité en Champagne avec l'escorte de la noblesse de la province et d'un corps de 3.000 Suisses.

Les deux lieutenants d'Henri avaient pour instruction de harceler la Ligue dans toute l'étendue de leur commandement, de favoriser le mouvement de loyauté qui se prononçait pour le nouveau roi, mais avait besoin d'être stimulé, encouragé, soutenu, et de lui donner leur drapeau pour signe de ralliement ; enfin de suivre avec attention les opérations du Roi pour leur prêter au besoin le concours d'une diversion ou d'un renfort décisifs.

L'armée royale, dégarnie de ces forces, se trouvait réduite à environ 10,500 soldats français, suisses et allemands, commandés par l'élite de la noblesse française. C'était assez pour combattre et même pour vaincre à une époque où les grandes agglomérations d'hommes armés étaient impossibles par suite de la constitution féodale du service militaire, et de l'épuisement de trente années de guerre. La grande armée commandée par Joyeuse, réunie à si grand'peine et avec de si grands frais, ne dépassait pas ce chiffre de 10.000 hommes, et avait été battue, à Coutras, par moins de 5.000. Mais s'il était possible de tenter, même avec si peu nombreuse compagnie, la fortune des armes, c'était à la. condition de savoir attendre, multiplier ses chances, choisir l'occasion et le théâtre, l'heure et le lieu, de cette prochaine rencontre avec l'armée de la Ligue, rencontre inévitable, prochaine et sans doute décisive.

Henri vit sa situation d'un œil pénétrant, et s'apprêta, avec une prévoyance et une activité admirables, à en utiliser les avantages et à en neutraliser les inconvénients.

En partant de Beaumont, il alla prendre Creil et Clermont en Beauvaisis, ville sise au confluent et sur le bord d'une petite rivière qui se jette dans l'Oise. Il s'établit aussi fortement dans Senlis et Compiègne. Ainsi se réalisait peu à peu son dessein de tenir Paris en échec et en souffrance, en attendant qu'il pût l'assiéger et le réduire par famine. Ce but était atteint par le soin qu'il prenait de se rendre maître du cours de l'Oise et de ses affluents, comme il l'avait fait pour le cours de la Seine à Meulan.

Pour la première fois, l'art de se servir d'une façon systématique et rationnelle du réseau des communications était employé d'une façon à la fois politique et tactique ; et cet art, nul ne devait le pratiquer d'une façon plus originale que ce roi errant et militant pendant la plus grande partie de sa vie, que son itinéraire nous montre constamment en mouvement, et qui avait appris à ses dépens à connaître dans ses moindres ressources et ses plus intimes replis, ce royaume tant de fois parcouru à cheval, ce royaume qu'il lui fallut conquérir, pour ainsi dire, lieue par lieue.

Henri ne raisonna pas moins juste, au point de vue politique et militaire à la fois, quand il refusa de se retirer dans ses provinces du Midi, de réunir les états-généraux, et préféra se maintenir en Picardie et en Champagne, y prendre ses points d'appui pour étendre aux pays de l'Ouest et du Centre son levier d'influence, faire de la France du Nord le noyau de la France future, se tenir à la fois à proximité des secours qu'il demandait à l'Allemagne, et surtout de ceux qu'il attendait de l'Angleterre. Dans ce but il devait choisir la grasse et riche Normandie pour son quartier général de ravitaillement, de munitionnement, de thésaurisation, enfin attirer sur lui l'effort de l'armée de la Ligue et en décharger les places qu'il possédait aux environs de Paris, Étampes, Pontoise, Meulan, Senlis, en leur permettant de réparer à propos leurs brèches et leurs pertes.

Tel fut le plan d'opérations qui allait recevoir dans la belle victoire défensive d'Arques une glorieuse et définitive consécration.

Henri entra le 20 août en Normandie. A ce moment le roi militaire avait admirablement pris ses mesures pour triompher par son génie des ingratitudes de sa position, et corriger noblement la fortune. Ce qui achève, dit M. Poirson, d'imprimer à sa première campagne le cachet du génie, c'est le soin qu'il prit de relier entre elles, d'un bout de la France à l'autre, toutes les fractions du parti royal et en même temps d'empêcher presque complètement les ligueurs des deux parties de la France de correspondre entre eux, de se secourir mutuellement, puisque de Nantes jusqu'à Gien, à l'exception d'Orléans, il occupait tous les ponts et tous les passages de la Loire, et que la Loire coupe le royaume en deux.

Le roi politique n'avait pas obtenu de moins précieux résultats, quoique encore bien modestes, eu égard au but. L'autorité du successeur d'Henri III n'était guère, le 20 août, reconnue que dans tout ou partie de douze gouvernements de la France sur vingt-quatre, et il ne lui était permis de compter que sur l'obéissance d'un sixième environ de ses sujets. Il ne pouvait soumettre les autres qu'en triomphant non du fantôme de roi qu'on lui avait opposé, de ce cardinal de Bourbon usurpateur, sous le vain titre de Charles X, des droits de son neveu, et que grâce à une initiative hardie de Duplessis-Mornay, il tenait lui-même sous les verrous du donjon de Fontenay, mais de l'organisation puissante de la Ligue, unifiée et dirigée par le duc de Mayenne. C'était là un adversaire autrement redoutable que le rival cacochyme sous le nom duquel le prince lorrain dissimulait les projets usurpateurs de sa propre ambition. Il fallait tenir compte aussi de l'effet de la résistance en apparence légale entretenue par les déclarations des fractions ligueuses des Parlements, à Toulouse, à Rouen et ailleurs.

La partie qui allait se nouer entre les partisans de la déclaration de Saint-Cloud (4 août) et les adhérents au manifeste du duc de Mayenne (5 août), comprenant royauté de Charles X, exclusion de Henri de Bourbon, conseil de l'Union, lieutenance générale du duc de Mayenne, était de celles qui ne doivent pas être hasardées, et que peut seul gagner un joueur hardi et prudent à la fois comme l'était Henri IV.

Henri quitta le Pont-Saint-Pierre le 24 août, et marchant avec son armée en bataille, par une précaution alors inusitée dont le mérite lui appartient, il arriva à Darnetal, où il logea. Pendant que le maréchal de Biron, auquel il avait laissé le commandement, faisait mine d'établir les préparatifs d'un siège (Darnetal est à un quart de lieue des faubourgs de Rouen), le Roi courut lui-même, à peine accompagné de quatre ou cinq cents cavaliers, jusqu'à Dieppe, qui s'était prononcé en sa faveur dès le 6 août, mais où il jugeait avec raison sa présence nécessaire pour affermir une fidélité sur laquelle il fondait de grands desseins.

La ville de Dieppe était alors riche et forte. Son port était un des meilleurs de la Normandie... Elle comptait vingt-cinq mille citoyens dans les murs et cinq mille au faubourg du Polet. Elle était défendue par une citadelle bâtie dans ces derniers temps au devant et à gauche du château ; par le château assis sur une falaise élevée ; par une enceinte de murailles flanquée de tours de distance en distance ; par d'autres ouvrages exécutés dans le port et sur la plage ; La population de la ville avait été organisée militairement par le gouverneur Aymar de Chastes ; la milice bourgeoise avait été soigneusement armée et aguerrie dans de nombreuses expéditions contre les ennemis du voisinage. A ces forces le gouverneur et l'échevinage, d'accord entre eux, avaient joint, depuis les barricades, des troupes mercenaires, payées avec un emprunt de 200.000 livres que les principaux négociants avaient ouvert ; ils avaient ajouté à ces forces une troupe de 200 maîtres, composée de gentilshommes de la province, réfugiés en grand nombre à Dieppe. Ces divers corps présentaient un effectif de plus de six mille hommes, divisés en infanterie, cavalerie, artillerie.

De Chastes, attentif à accroître sans cesse la force militaire de la ville, avait mis en sa possession les localités voisines qui pouvaient servir à ses moyens de défense. Le château d'Arques, avec son donjon, ses fossés profonds, sa vaste enceinte murée et flanquée de quatorze tours, était également fortifié par la nature et par l'art. Il dominait le bourg d'Arques, l'une des entrées de la ville et la route principale conduisant à Dieppe. Après le Polet, nul poste n'importait autant aux abords de la place[2]...

Quoique le gouverneur de Dieppe fût un homme loyal et sûr, et que la population se montrât animée des plus favorables sentiments de sympathie religieuse et de patriotique fidélité, l'expédition d'Henri IV venant se jeter, avec une poignée de cavaliers, au milieu d'une ville située au bord de la mer, et d'une garnison de six mille hommes, était de celles qui n'étaient pas sans risques, étant données les mœurs du temps, dépravées par la guerre civile. Mais la confiance héroïque du roi, loin d'encourager des menées de rébellion et de trahison, déconcerta toute velléité hostile, et le gouverneur n'eut pas de peine à entraîner ses troupes au-devant d'un prince qui témoignait d'une si flatteuse opinion de la loyauté française. Tous les cœurs furent gagnés par cette téméraire et chevaleresque visite.

Aymar de Chastes sortit de la ville avec sa cornette blanche et les principaux habitants, et il alla recevoir Henri et sa troupe jusque dans les faubourgs de Dieppe (26 août).

Aussitôt qu'il l'aperçut il descendit de cheval et lui dit : Qu'il venoit saluer son seigneur et remettre à sa disposition le gouvernement de la place, après quoi il lui baisa les mains.

Le roi lui répliqua vivement : Ventre-saint-gris ! je ne connois aucun qui en soit plus digne que vous !

La garnison et les principaux citoyens voulurent lui adresser des félicitations ; il coupa court aux discours officiels en disant : Mes enfants, point de cérémonie ; je ne veux que vos amitiés, bon pain, bon vin et bon visage d'hôte[3].

Il était impossible qu'il n'obtint pas ce qu'il demandait dans un langage jovial et cordial, si différent de celui qu'en pareille circonstance les habitants d'une ville honorée d'une auguste visite, entendaient tomber de la bouche de ses prédécesseurs. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner, si dès ce moment Henri eut pour lui tous les Dieppois, gagnés à le servir pour son courage, à l'aimer pour sa bonté.

La reconnaissance se joignit à cet enthousiasme quand Henri eut payé sa bienvenue à la ville hospitalière en la délivrant de l'importun voisinage de la ville ligueuse de Neufchâtel, qui coupait le passage aux Dieppois, interceptant leurs communications et leur commerce avec tous les pays circonvoisins. Ce repaire de brigands fut cerné, pris d'assaut ; le pays fut purgé, à vingt lieues à la ronde, des aventuriers qui le tenaient à rançon, et Dieppe, grâce à cette intervention victorieuse, respira librement, en bénissant l'auteur de sa sécurité.

Henri employa deux jours à étudier la situation de Dieppe, à se rendre compte des ressources que lui offrait le port pour ses communications avec l'Écosse, l'Angleterre, la Hollande, dont il attendait le secours, et, en cas de revers, pour se ménager par mer un refuge à la Rochelle, une retraite en Angleterre. Il se convainquit ainsi, par une inspection attentive de la ville et des environs, qu'il lui était loisible, non-seulement de résister à un siège en se cantonnant dans ses murs, mais encore de faire de la position d'Arques le centre d'un système de fortifications avancées, où, à l'abri d'une sorte de camp retranché, il pouvait suppléer, par la faveur des lieux, à l'avantage du nombre qui lui manquait, et défier les efforts de l'armée de la Ligue.

Durant son séjour à Dieppe, Henri reçut la soumission de la ville et du château de Caen, suivie de celle de Saint-Lô, de Coutances et de Carentan, et il revint à son camp sous Rouen, où d'habiles démonstrations ne tardèrent pas à attirer sur ce point tout l'effort du duc de Mayenne, qui venait d'entrer en campagne avec une armée considérable. L'effet de cette diversion devait être de dégager les villes et les pays restés fidèles au roi autour de Paris, et de lui permettre à lui-même de se préparer à recevoir, sur le terrain qu'il avait choisi, l'attaque qu'il avait réussi à détourner pour quelques jours.

C'est en vain que les conseils de la prudence et de l'intérêt cherchèrent, eu cette conjoncture critique, à presser Henri de profiter du répit qui lui était laissé, pour se dérober à une lutte inégale. Le maréchal de Biron lui-même se faisait l'écho de ces tacticiens à courte vue, qui pensaient qu'Henri avait moins à perdre à éviter son adversaire qu'à l'attendre. Le roi pensait le contraire et déclara bien haut qu'il n'irait ni à Tours, ni en Angleterre, qu'il ne donnerait pas lui-même le signal du découragement et de la défection ; qu'il n'abandonnerait point ses amis de Normandie à de furieuses représailles ; que pour garder son royaume, il fallait y rester, de-il y périr ; enfin, que celui qui quitte la partie la perd, et qu'il était résolu à la jouer. En conséquence, le Roi, le 2 septembre, leva son camp de devant Darnetal, prit, sur son passage, la ville d'Eu, et dirigea son armée, composée de 9.000 fantassins et de 800 cavaliers, vers cette position de Dieppe et d'Arques, où il travailla dès son arrivée, après avoir gagné le maréchal de Biron à son plan et à ses espérances, à s'établir inexpugnablement.

Le 8 septembre, le Roi campait à Arques et dans les villages environnants. Là, il se prépara, dès le débotté, à cette lutte originale, dont la physionomie a été, jusqu'aux récentes et décisives investigations de la critique historique et militaire, si étrangement dénaturée.

On a vu en effet jusqu'ici, dans l'affaire d'Arques, un combat ou même une bataille isolés. La vérité n'est rien moins que conforme à cette légende ; elle n'enlève rien d'ailleurs au mérite d'Henri et y ajoute plutôt ; car, bien loin d'avoir été le théâtre d'une action isolée, d'une affaire en règle, d'une offensive heureuse, la position d'Arques a été en réalité disputée à Henri, victorieusement conservée par celui-ci malgré une série d'assauts successifs, pendant une véritable campagne de siège, qui dura non pas un jour, mais vingt-trois jours, à travers les plus dramatiques vicissitudes, depuis la première tentative jusqu'au dénouement, c'est-à-dire la retraite de Mayenne.

Il importait, tout d'abord, de dégager la figure véritable et le caractère authentique de cette première rencontre de l'armée de la Ligue et de l'armée royale. Nous n'avons point, d'ailleurs, le temps de faire en détail cette démonstration, aujourd'hui basée sur des faits incontestables. Nous nous bornerons à résumer les travaux par lesquels Henri conjura si heureusement les dangers d'une infériorité de nombre qui l'eût exposé, dans une lutte à découvert, à être cerné, pour arriver à ce combat suprême, plus décisif par les conséquences que par les moyens, qui enveloppa dans sa gloire et baptisa dans son nom toute une série de combats antérieurs, dont l'objectif fut tour à tour le château d'Arques, le faubourg du Polet et la ville de Dieppe elle-même.

En embrassant de son coup d'œil pénétrant les diverses parties du bassin, du carré oblong que forme la vallée d'Arques, Henri résolut de relier ces localités entre elles par des travaux d'art militaire ; d'en former une position dont la chaussée et le hameau d'Archelles, le bourg et le château d'Arques seraient la tête ; dont la citadelle, le château, la ville de Dieppe, avec le faubourg du Polet seraient la base ; dont les collines de droite et de gauche seraient les flancs. Les trois entrées de la vallée d'Arques, et toutes les routes conduisant soit à Dieppe, soit au Polet durent recevoir à temps les ouvrages propres à les fermer exactement. Ce parallélogramme, pourvu partout de moyens de résistance naturels ou empruntés à l'art, devenait une immense ceinture de défense. Il servait de seconde enceinte fortifiée, d'ouvrages avancés à la ville de Dieppe ; il offrait en même temps à l'armée royale une suite de lignes retranchées, derrière lesquelles elle attendrait avec un immense avantage l'attaque de l'ennemi. La position était défendue à la fois par la guerrière population d'Arques, de Dieppe, du Polet, et par l'armée royale.

Le Roi arrêta de porter ses forces sur les divers points de la position, au fur et à mesure qu'ils seraient menacés ; de les loger selon les circonstances, au dedans ou au dehors du carré ; tantôt de le faire servir de lignes de fortifications à la protection des troupes, tantôt d'employer ses troupes à la défense extérieure de la ligne de fortifications.

Le plan du Roi, conçu avec une rare habileté, fut, d'une part, de conserver Dieppe ; d'une autre, d'éviter toute action générale, toute bataille rangée, et de contraindre Mayenne à lui faire une guerre de postes, où chacune des attaques deviendrait un désastre pour les Ligueurs. Ce fut dans cet esprit que du 8 au 15 septembre, il distribua les forces dont il disposait, et fit exécuter les divers travaux d'art militaire, pour lesquels il n'eut d'autre ingénieur que lui-même et le maréchal de Biron[4].

Tandis que Henri, en huit jours, multipliait, par les combinaisons du génie, les ressources de sa position et la rendait presque inaccessible, même à un assaut de Titans, le duc de Mayenne partait de Paris (le 12 septembre), avec une armée de près de trente-cinq mille hommes, triomphant d'avance d'une résistance qu'il considérait comme impossible, se vantant d'écraser dans Dieppe, du premier coup, l'armée royale, et de jeter à la mer le Gascon hérétique, ou de le ramener garrotté à la Bastille. Cette jactance inspira assez de confiance aux badauds de Paris pour que plus d'un se mît en devoir de louer d'avance des fenêtres rue Saint-Antoine pour voir passer Henri quatrième vaincu et enchaîné.

Arrivé de Paris à Mantes et de Mantes à Neufchâtel jusqu'à Gamaches et Eu, qu'il avait occupés en passant, le duc de Mayenne s'était flatté de détruire, par ce long détour, tout l'effet des laborieuses et industrieuses combinaisons de sou adversaire. En prenant son point de départ à Eu, au lieu de le prendre à Neufchâtel, pour aborder le Polet et Dieppe, il comptait avoir trouvé une route qui le conduirait au point qu'il avait choisi pour objectif de son attaque, sans qu'il eût rien à redouter des fortifications que le Roi avait élevées tour à tour à la tête et au flanc de sa position, c'est-à-dire au faubourg d'Arques, à Archelles, à l'avenue du village de Martin-Église.

Dans cette illusion, il conduisit son armée au hameau de Tibermont, et campa entre ce hameau et la paroisse de Neuville, qui n'est qu'à un quart de lieue du Polet. Il employa les trois premiers jours, du 13 au 16 septembre, à reconnaître ce faubourg et la position orientale de Dieppe, et à faire les préparatifs d'une attaque, au milieu d'escarmouches sans importance entre les deux partis.

Le 16 septembre, l'armée de la Ligue sortit de son camp et marcha sur deux colonnes, dont l'une, celle de droite, ayant à sa tête le duc de Mayenne en personne, se porta sur le Polet, défendu par le Roi lui-même ; la division de gauche, commandée par le duc de Nemours, alla occuper la hauteur voisine de Martin-Église et du camp d'Arques, dont le maréchal de Biron gardait les approches.

Le Roi, impatient de combattre, sortit des retranchements du Polet et escarmoucha si vivement avec les avant-postes ligueurs, qu'il eut son cheval tué sous lui, au milieu des plus brillants épisodes.de cette journée chevaleresque, où maint combat singulier protesta une dernière fois contre la tactique nouvelle, suivant laquelle l'artillerie et les masses allaient jouer un rôle exclusif de ces exploits individuels. En revanche, il ne céda pas un pouce de terrain et força le duc de Mayenne à reculer avec une perte de 200 hommes.

Sur l'autre point de l'attaque, le duc de Nemours ne fut pas plus heureux, et le maréchal de Biron tua aux assaillants ou leur fit prisonniers 400 hommes, dont 22 officiers, après s'être établi, un moment jusque dans la position ennemie, au village de Martin-Église.

Le lendemain, une nouvelle tentative du duc de Mayenne et du duc de Nemours n'aboutit comme la veille qu'à un double échec, et à la honte d'avoir sacrifié près de mille hommes pour le dérisoire résultat de tâter un adversaire chatouilleux, et qui ne donnait pas prise à la main.

Mayenne, rendu aussi prudent par cette déception qu'il s'était montré présomptueux avant l'épreuve, se résigna à ne plus rien hasarder, à procéder stratégiquement, à concentrer tous ses efforts sur un seul point. Il consacra trois jours à masser ses forces en arrière de Martin-Église, pour diriger de là sur le camp retranché l'effort de toutes ses troupes, comptant que la destruction du gros de l'armée royale entraînerait inévitablement la soumission des corps isolés, la réduction du Polet et de Dieppe, la ruine enfin de son opiniâtre adversaire.

Henri avait deviné ce dessein, et quittant le Polet pour retourner au camp d'Arques, il alla s'y placer au milieu de son armée menacée. Il passa toute la nuit du mercredi 20 au jeudi 21 septembre à la tête de la première garde, et dès la pointe du jour, il disposa, avec l'aide du maréchal de Biron, ses troupes en trois divisions échelonnées en trois lignes : la première, préposée à la défense de la tête du camp du côté de Martin-Église, sous le commandement du maréchal de Biron ; la seconde, parallèle à la première, chargée, sous les ordres directs du roi, de garder le milieu du camp ; enfin la troisième destinée à occuper et à protéger, forte de 5,600 fantassins français ou suisses et de 500 cavaliers, le principal retranchement, construit près d'Archelles, à la tête de la chaussée d'Arques.

Henri n'avait pas négligé de prévoir le cas d'une diversion contre le Polet et contre Dieppe, et avait paré à la défense de ces deux points comme à celle du camp royal, en faisant appel à tous les dévouements. Il avait encadré dans ses troupes des détachements de la milice bourgeoise, et jusqu'aux habitants du Polet armés et enrégimentés. Chastillon et Guitry commandaient cette garnison à demi improvisée, mais animée d'un véritable enthousiasme de fidélité et de patriotisme.

Le jeudi 21 septembre, entre cinq et six heures du matin, l'armée de la Ligue, favorisée par un brouillard épais qui la masquait à l'artillerie du château d'Arques, déboucha de Martin-Église et s'avança vers le camp royal.

Mayenne commandait en chef la cavalerie ligueuse ; il avait sous ses ordres le duc de Nemours et les autres princes de sa famille, tous ayant voulu prendre part à ce duel entre la maison de Lorraine et la maison de Bourbon[5]. L'infanterie, conduite par ses lieutenants et traînant après elle une batterie de quatre canons, s'avançait vers le retranchement qui se prolongeait de la forêt d'Arques à la Maladrerie, c'est-à-dire la portion de la tête du camp où était posté le corps d'infanterie aux ordres du maréchal de Biron. En même temps, le comte de Belin, l'un des mestres de camp du lieutenant général de la Ligue, recevait commission de prendre les retranchements en flanc, tandis qu'ils seraient attaqués sur leur front, et de diriger un corps de troupes à travers la forêt d'Arques.

Mais M. de Belin ne put pousser à son but sa reconnaissance. Surpris, fait prisonnier, conduit au roi, fouillé, on trouva dans sa poche tout l'ordre de bataille de l'armée ligueuse, document des plus utiles, dont Henri et Biron mirent les révélations à profit. Le roi, fort satisfait de la découverte, embrassa son prisonnier. Encouragé par cette affabilité, M. de Belin parla à cœur ouvert, et ne dissimula pas au roi qu'il allait avoir affaire à trop forte partie, avec toute l'armée de la Ligue sur les bras, pour pouvoir résister, s'il n'avait que ce qu'il lui voyait de troupes.

Vous ne les voyez pas toutes, monsieur de Belin, lui répliqua le roi avec cette confiance qu'il savait faire partager aux plus timorés, car vous ne comptez pas Dieu et le bon droit qui m'assistent.

La première partie de ce combat ou plutôt de cette série d'engagements simultanés, car un point d'attaque avait dû correspondre, dans le plan du duc de Mayenne, à chaque point de résistance, justifia la confiance d'Henri IV dans l'issue de cette lutte inégale, mais où le courage et l'habileté rétablissaient l'équilibre.

A droite, le maréchal de Biron repoussa longtemps victorieusement l'effort de l'infanterie ligueuse, qui finit par pénétrer dans le retranchement, mais dut l'évacuer par suite du retard de la cavalerie chargée de la soutenir.

A gauche et dans la prairie, le résultat du choc entre les escadrons ligueurs et les cavaliers commandés par le comte d'Auvergne et le duc de la Force était encore plus favorable. La mort du chef des Albanais de la Ligue et celle de M. de Sagonne, — provoqué en combat singulier par le comte d'Auvergne et tué par cet adversaire de seize ans d'un coup de pistolet, — démoralisèrent, leurs escadrons, qui reculèrent en désordre sur leur seconde ligne, composée des escadrons du duc de Nemours et du duc d'Aumale.

Il fallut que Mayenne marchât avec sa réserve pour arrêter cet élan en arrière et pour conjurer la déroute. Mais le but de la journée était manqué, s'il ne parvenait à réparer l'échec de cette première tentative et à brusquer le succès de la nouvelle par tous les moyens, fut-ce au prix d'un de ces artifices odieux, de ces déloyaux stratagèmes qui dépassent même les licences accordées à la ruse, non à la fraude, par l'art de la guerre.

La corruption des mœurs du temps comportait peu de scrupules, et l'âme de Mayenne n'en éprouvait aucun. Il était de ces politiques cyniques, de ces capitaines sans chevalerie qui pensaient que la fin justifie les moyens, et que le succès absout tout.

II se décida donc, faute d'avoir su profiter de l'occasion, à la faire naître en attaquant les royaux au dehors avec toutes ses forces marchant en bataille, pendant qu'une troupe introduite par trahison jusque dans le camp, lui en livrerait l'accès.

Par son ordre, les lansquenets au service de la Ligue s'approchèrent de la tranchée perdue en criant : Vive le roi ! et en faisant mine de déserter. Naturellement les mercenaires défectionnaires furent accueillis à bras ouverts par leurs camarades, les lansquenets des troupes royales, qui poussèrent l'empressement jusqu'à leur donner la main pour sauter dans le retranchement. Ils abaissèrent en effet leurs drapeaux et leurs piques devant le maréchal de Biron, en signe de foi et d'hommage. Comment ne pas croire à une démonstration si opportune, qui pouvait être décisive ? Le maréchal et Henri, incapables d'user de pareils subterfuges, prirent donc au sérieux cette soumission et se contentèrent de son simulacre ; trop confiants et trop pressés pour faire à ces braves gens l'injure de les désarmer, ils se bornèrent à les isoler sous la surveillance de quelques officiers. Puis ils revinrent à leur besogne la plus urgente. Elle consistait à défendre le retranchement central contre le gros de l'armée de la Ligue, qui fondait sur le camp par grandes masses de cavalerie et d'infanterie. La ligne du camp, cédant à cette irrésistible pression, ne tarda pas à être enfoncée sur plusieurs points, par où commença l'irruption. C'est alors que profitant traîtreusement de l'occasion, et abusant d'une funeste sécurité, les lansquenets, soi-disant prisonniers, relevant soudain leurs piques et ajustant leurs arquebuses, dispersèrent leurs gardes, tuèrent ou firent prisonniers les officiers qui les surveillaient, et joignirent leurs coups à ceux des troupes de la Ligue dont le flot inonda les retranchements. Ainsi pris entre deux feux, Henri et le maréchal de Biron cherchèrent à arrêter le trouble et le désordre résultant de cette double attaque, non sans courir les plus grands dangers.

Un des capitaines de ces rusés condottieri, dont l'intervention inopinée pouvait être si fatale, poussa l'audace jusqu'à s'approcher du roi l'épieu haut, en le sommant4 s'il tenait à la vie, de se rendre au duc de Mayenne. Henri eut cent fois préféré la mort. D'un furieux coup d'épée, il détourna l'atteinte du mercenaire menaçant, qui, emporté par l'élan si hardiment contrarié, tomba à terre. Le roi, le pied sur sa poitrine, l'obligea de se rendre à merci, et le confia à ses gardes, accourus, leur ordonnant de faire honneur à sa parole, même vis-à-vis d'un adversaire indigne, et de lui épargner le châtiment si mérité.

Pendant ce temps, les ligueurs faisaient des progrès rapides, s'emparaient de la tranchée perdue ou premier retranchement, occupaient la prairie voisine, et maîtres de toute la zone du camp voisine de Martin-Église, cernaient le roi entre les deux retranchements, prêts à passer de cette ligne intermédiaire à la troisième, et, par un suprême effort, à consommer la ruine de l'armée royale et leur victoire par la prise du dernier retranchement.

Dans cet assaut qui fut aussi une mêlée, et qui dura cinq heures, au grand dommage d'une foule de braves gens des deux parts, la fortune de la journée fut disputée des deux côtés avec un acharnement voisin du désespoir.

Henri, à la tête des débris de sa cavalerie décimée, chargea l'ennemi jusqu'à dix fois, rallia ses troupes trois fois et eut deux chevaux tués sous lui. Ce fut un moment terrible. Le roi fut non-seulement exposé à la honte d'être vaincu, mais à celle de mourir seul. Car le désordre autour de lui s'était changé un moment en panique, et le cri de Sauve qui peut ! ne lui avait laissé que quatre compagnons.

De deux cent quarante chevaux qui le suivaient au premier choc, tout s'était débandé, le laissant aux prises, au milieu de ces quatre entêtés héroïques comme lui, avec cette masse sombre d'infanterie qui s'avançait pour l'envelopper, pendant que la cavalerie aux ailes manœuvrait pour lui fermer la retraite.

Tenant toujours tête à l'orage, au milieu des arquebusades qui sillonnaient de feux les flancs de la troupe envahissante comme l'éclair sillonne la nue, Henri, à la faveur de la fumée, se retira à sa seconde ligne et vers le bataillon des Suisses. Il était en proie, non sur son sort, mais sur l'issue du combat, à une telle appréhension qu'il commanda que l'on appelât son ministre, et lui fit faire à la tête de la troupe la prière suprême, celle qui salue la victoire ou console la mort.

Un peu réconfortés par les paroles sacrées, les Suisses se sentirent électrisés, quand, joignant l'exemple au précepte, Henri s'approcha de leur colonel Galaty et lui dit : Mon père, gardez-moy une picgue ici, car je veux combattre d la tête de rostre bataillon.

De telles paroles et de telles actions étaient faites pour changer la face des choses. Le bataillon suisse résista, comme une muraille de fer et de feu, au double assaut de l'infanterie et de la cavalerie de la Ligue, cherchant en vain à l'entamer de deux côtés différents. Les haies se remplirent des arquebusades meurtrières de ses meilleurs tireurs déployés sous leur abri. Le duc de Montpensier amena à Henri les cavaliers de réserve à la troisième ligne. Les escadrons du comte d'Auvergne et du duc de la Force exécutèrent des charges d'ouragan sur la cavalerie ligueuse, étonnée, effrayée, rejetée en partie dans les marais de la vallée d'Arques.

Mayenne confus, désespéré, dut donner en blasphémant le signal de la retraite, ne combattant déjà plus pour la victoire, mais pour le salut.

Galaty avait rétabli le combat. L'intervention inopinée de Chastillon en décida l'issue. Nous avons vu qu'il avait été préposé avec Guitry à la défense du Polet et de Dieppe. Mais il ne put résister au bruit du canon, et par une inspiration de dévouement qui se trouva être un coup de génie militaire, il se mit à la tête d'un corps d'élite de six ou sept cents arquebusiers français, traversa Dieppe, franchit au pas de course la chaussée d'Arques, la chaussée d'Archelles, le principal retranchement et déboucha sur le théâtre sanglant de la lutte encore indécise en criant au roi : Courage, sire, nous voici pour mourir avec vous !

A ce moment, pareil au visage de la Fortune adoucie, le soleil parut enfin à l'horizon, criblant la plaine éclaircie de ses flèches d'or, victorieuses du brouillard. A ces clartés propices, l'artillerie put entrer en lice et réparer le temps perdu pour elle durant un défavorable crépuscule. Trois batteries, dominant toutes trois le champ du combat, purent tonner, celle de la courtine du principal retranchement foudroyant en tête les colonnes ligueuses ; celles du plateau et du château d'Arques les enfilant en écharpe, et creusant dans leurs flancs des trouées de vingt-cinq hommes.

Renforcé aussitôt de l'infanterie du maréchal de Biron, et des huit compagnies bourgeoises et salariées de Dieppe, le hardi capitaine marcha droit au retranchement de la Maladrerie où Mayenne avait logé son artillerie et se disposait à tenter un suprême effort et à renouer la partie. Attaquer les ligueurs, les déloger, les pourchasser, dégager le camp, nettoyer jusqu'à la moindre courtine et écraser les bataillons ennemis en retraite, à grandes volées des canons que Fleuri lui envoya à propos, tout cela fut pour Chastillon l'affaire d'une heure, au bout de laquelle la journée, qui avait failli être désastreuse, se termina victorieusement et glorieusement.

Telle fut l'issue de cette attaque du camp du Roi, nommée la journée d'Arques. Henri n'acheta pas trop cher le succès. Il n'eut à regretter que cinq officiers de distinction, Fournier et le comte de Roussy, tués sur le champ de bataille, Bacqueville, mort des glorieuses blessures reçues ce jour-là, le comte de Rochefort et le sieur de Rivau, perfidement arrêtés par les lansquenets ennemis. Cent cinquante soldats furent tués, un plus grand nombre blessés, la plupart au moment de la trahison de ces mêmes lansquenets. Parmi les officiers et les gentilshommes, Apency, La Roche. Jacquelin, Larchant, Harambure, furent blessés en combattant valeureusement.

Les bourgeois de Dieppe luttèrent d'intrépidité avec les plus braves troupes régulières, et perdirent soixante hommes dans l'action. L'un d'eux, Étrépagny, se signala tellement en vengeant la mort de son frère, que le Roi lui donna des lettres de noblesse.

Les Ligueurs perdirent dix officiers supérieurs, trois mestre de camp, quatre chefs de corps, tués ou faits prisonniers. Quatre cents de leurs soldats selon quelques historiens, six cents selon d'autres, périrent, et parmi les morts on compta deux cent cinquante gentilshommes ou cavaliers. Ils eurent un bien plus grand nombre de blessés et de prisonniers. Cette perte restreinte du combat et du moment devint bien autrement considérable par les conséquences ; la honte et le découragement firent bien plus contre les Ligueurs que le fer de l'ennemi. Une armée de trente-cinq mille hommes avait été repoussée dans toutes ses attaques par une armée de neuf mille huit cent hommes, et chassée des positions dont elle ne s'était saisie un moment que par la perfidie. Parmi les volontaires, ce fut à qui fuirait un tel parti : dans les deux jours qui suivirent, trois mille soldats, la plupart bourgeois de Paris, désertèrent le camp de Mayenne : beaucoup tombèrent dans leur fuite au pouvoir des royaus[6].

Intrépide et habile sur le champ de bataille, Henri demeura modeste et politique après le victoire. Il en attribua l'honneur à Dieu, et après lui le mérite à ses compagnons d'Auvergne, Galaty, Chastillon et surtout le maréchal de Biron, dont il avait trop d'intérêt à conserver le concours pour ne pas exagérer ses services. Il s'oublia lui-même, sûr de n'être pas oublié par ceux qui l'avaient vu à l'œuvre ; continuant sa victoire par la conquête de ses amis encore indécis, il profita des actions de grâces destinées à la célébrer pour afficher, en paroles familières et expressives, cette tolérance mutuelle dont il faisait d'avance la règle de son gouvernement, et qu'il pratiquait le premier pour la mettre mieux en honneur.

Sur le champ même du combat, il rendit à Dieu public et solennel hommage de son succès. Il se transporta ensuite au bourg d'Arques, où les catholiques firent chanter un Te Deum et où les réformés entonnèrent leurs psaumes. C'est au moment de cette double cérémonie qu'Henri, s'approchant du corps des Suisses, dont plusieurs appartenaient à la religion catholique, leur dit :

Nous croyons tous en un même Dieu ; chacun de nous espère la gloire éternelle par les mérites d'un même Jésus-Christ. Nous tenons deux divers chemins pour y aller : allons donc le remercier de la victoire qu'il nous a donnée ; priez-le à votre mode, je l'irai prier à la mienne ; je vous prie, ne vous scandalisez point de moi, je ne me scandaliserai point de vous.

Il était impossible de désarmer plus habilement et plus heureusement les susceptibilités religieuses.

Henri profita de l'inaction apparente du duc de Mayenne, qui couvait de nouveaux desseins, pour se reposer, se ravitailler et recevoir un premier secours de l'Angleterre, dont il avait grand besoin. Le 23 septembre, lord Staffort et un gentilhomme français, nommé Bossy, débarquèrent dans le port de Dieppe, amenant sur treize vaisseaux 200.000 livres en argent, 70 milliers de poudre, 3.000 boulets, des blés, biscuits, vins et bières, des draps et jusqu'à des souliers qu'Henri distribua à ses soldats, qui en faisaient, avec cet infatigable et prestigieux marcheur, une ample consommation.

Pendant ce temps, Mayenne se préparait à tenter, par des voies nouvelles, un suprême effort.

Le duc était revenu à ridée d'assiéger Dieppe, en attaquant la ville, non plus du côté du Polet, ou il avait trouvé une si vive résistance, mais du calé du château et de la citadelle. Son plan était de battre à la fois la place avec son artillerie, et de l'affamer, de réduire en peu de temps la population aux dernières extrémités, et de l'amener à capituler. Sa grande expérience et son bonheur précédent dans la conduite des sièges lui donnaient l'espoir du succès.

En conséquence, le dimanche 24 à minuit, il abandonna ses quartiers de Martin-Église, et mit son armée en marche pour en aller prendre de nouveaux, du côté de la vallée d'Arques.

Henri instruit par ses coureurs de ce mouvement, et sur ce mouvement jugeant des projets de son ennemi, disposa tout sur-le-champ pour repousser les nouvelles attaques dont la partie occidentale de sa position se trouvait menacée, et pour soutenir un siège après avoir défendit un camp[7].

Il continua à harceler l'ennemi, à brûler les villages des environs, qui pouvaient.lui servir de quartiers, à arrêter et piller ses convois. C'est ainsi que, par son ordre, Du Rollet, gouverneur du Pont-de-l'Arche, défit près de Rouen un grand convoi de soixante chariots qui apportaient au camp de Mayenne des munitions, des habillements et 32.000 paires de chaussures pour l'infanterie et la cavalerie, dont l'armée royale fit son profit.

En même temps, Henri fortifiait Dieppe de façon, non-seulement à assurer à sa garnison, renforcée de la plus grande partie de son armée, la liberté de la défensive, mais même celle de l'offensive.

Du 24 au 26 septembre, le mouvement de Mayenne s'accentua et se prononça vis-à-vis des deux postes avancés qui constituaient la première ligne d'approches de Dieppe : le château d'Arques et le passage de Bouteille.

Chassée d'Arques, de façon à n'avoir plus envie d'y revenir, inquiétée au passage de Bouteille, dont elle était parvenue à s'emparer, l'armée ligueuse réussit enfin à se saisir de la hauteur de Saint-Pierre-d'Épinay, qui dominait presque toute la ville, à s'y retrancher et à y établir ses batteries sous la protection d'une partie de ses forces.

Mais Mayenne avait compté sans le génie inventif du roi, qui, toujours fertile en expédients, neutralisa les avantages du poste de bombardement choisi par les assiégeants. Il avait imaginé de faire faire, avec des voiles de navire, des masques destinés à déconcerter le tir des canonniers ennemis, en leur ôtant le point de mire quand ils voudraient battre en brèche.

Grâce à ce stratagème, le feu ouvert par le duc contre les remparts et contre les édifices de Dieppe avec huit canons, demeura inoffensif, et la pauvreté du résultat, encore plus que celle des moyens, donna à rire aux assiégés. Ils ripostèrent plus sérieusement et plus efficacement avec le canon des remparts et de la citadelle, qui démontèrent deux pièces de l'artillerie ennemie, et ouvrirent la voie à une sortie de cavalerie et d'infanterie dirigée par le roi. La batterie fut culbutée, les gabions et les plates-formes furent brûlés, les troupes de soutien repoussées, et le duc en demeura pour sa poudre perdue.

Mais il était tenace et recommença le lendemain sur nouveaux frais, qui ne furent pas plus heureux ; car le roi, Biron et Guitry expérimentèrent, aux dépens de la colonne ligueuse qui s'était établie sur une hauteur en face de la citadelle, et y commençait des travaux d'attaque, un mode de combattre de l'invention du canonnier normand Charles Brise, qui fit merveille.

Il fut convenu que la mêlée une fois engagée, les escadrons se dédoubleraient et s'ouvriraient soudain pour laisser tout son jeu à une batterie volante de quatre canons, sur laquelle, après chaque coup, se refermerait le rideau de cavalerie, afin de permettre aux servants de charger et d'avancer leurs pièces. Six manœuvres de ce genre pratiquèrent dans les rangs ennemis six trouées, à la suite desquelles les colonnes d'assaut se débandèrent, sans demander leur reste.

Sire, aviez-vous jamais vu mener du canon à l'escarmouche ? demandait à Henri, à l'issue de cette concluante expérience, le vieux maréchal de Biron émerveillé.

Henri se mit à rire, puis à songer dans sa barbe. Il avait, comme nous le verrons bientôt, à procurer encore au vétéran, resté engoué des préceptes de la guerre traditionnelle, plus d'un étonnement.

Le duc de Mayenne, tenu à distance de Dieppe, cherchait en vain le défaut de sa cuirasse de fortifications, quand un corps auxiliaire de 1.260 Écossais, conduit par le sieur d'Ovins, ancien serviteur du roi, débarqua fort à point dans le port (30 septembre). A peine installé dans le faubourg voisin du village de Bouteille, dont les ligueurs s'étaient emparés, d'Ovins demanda à payer sa bienvenue en les en délogeant et y réussit.

Le duc de Mayenne, déconcerté, découragé, s'obstinait cependant à tâter la place et à attendre l'occasion, lorsqu'une nouvelle imprévue, qui le menaçait d'une prochaine et funeste interversion des rôles, l'obligea à lever le siège, crainte de se trouver pris entre l'armée assiégée et l'armée de renfort, dont on lui signalait l'approche, et que Longueville, d'Aumont et le comte de Soissons conduisaient enfin au roi.

Le duc décampa piteusement, le vendredi 6 octobre 1589, après vingt-trois jours d'attaque dirigées contre les divers points de la position du roi, douze jours contre le Polet et le camp d'Arques, onze jours contre le bourg d'Arques et la ville de Dieppe : infructueuses tentatives payées par la perte de la moitié de son armée, 17.000 hommes tués, blessés, prisonniers ou déserteurs.

Henri ne laissa point partir son adversaire sans lui faire de désagréables adieux en le poursuivant, le harcelant, en enlevant le quartier du chevalier d'Aumale le premier jour de cette conduite, et en s'emparant, le lendemain, d'un convoi de 200 bœufs.

Peu de jours après, le roi présida au débarquement d'un corps de 4.000 Anglais, en trois régiments, que la reine Élisabeth lui envoyait sous la conduite de lord Willoughby. Bientôt après, rassuré sur le sort de son armée de Picardie, dont Mayenne, au lieu de la rechercher, avait prudemment évité la rencontre, Henri se rendit au-devant de ce tardif mais utile renfort, qu'il rejoignit à Gamache, après une traite de quinze heures à cheval sans repaître, à la tête d'une escorte de 700 chevau-légers. Il prit le château et la ville de Gamache, puis celle d'Eu, et après avoir opéré la jonction et la fusion de ses deux armées, celle qu'il ramena d'Arques et celle de Picardie, il se trouva à la tête de 14.000 hommes de pied et de 4.000 chevaux. Un prêt de 60.000 écus, que les Hollandais lui envoyèrent, joint aux subsides reçus d'Angleterre, lui permettait de pourvoir à la solde de troupes assez nombreuses pour tenir la campagne et prendre l'offensive.

C'est alors qu'Henri, résolu à battre le fer pendant qu'il était chaud, et à profiter de l'enthousiasme des siens et du découragement de es adversaires pour tenter un coup décisif, s'avança sur Paris.

Il affichait ainsi l'espoir d'ajouter encore une belle page à cette relation officielle de la campagne d'Arques, premier type des fameux Bulletins de la grande armée, dans laquelle il mettait habilement et noblement à l'ordre du jour non-seulement de l'armée, mais de la France et de l'Europe, les plus valeureux et parmi eux jusqu'aux plus humbles de ses compagnons.

Pour garder jusqu'au bout le droit et les chances de son côté, Henri, avant de mettre à exécution le plan de cette expédition hardie sur la capitale rebelle, avait fait sonder les dispositions du duc de Mayenne, prêt à tous les sacrifices permis pour acheter, sans effusion de sang, la conquête de Paris et la paix.

Il fit dire à Mayenne, par M. de Belin, qu'il mit en liberté, sur sa parole : qu'il lui demandoit la paix, et qu'il en avoit telle envie que sans avoir égard ni à sa dignité, ni à sa victoire, il la recherchoit non pour crainte qu'il eut de lui, mais par la pitié des misères de son royaume.

Malheureusement la Ligue n'était pas une machine compatible avec la paix. L'ambition l'avait armée, beaucoup plus que le zèle pour une religion qui n'était pas en péril. Mayenne, par la guerre, pouvait arriver à tout. Du moins il prétendait à tout ; ses arrière-pensées usurpatrices n'étaient plus un mystère pour personne, non plus que ses engagements avec l'étranger, qu'il avait pris pour complice en attendant qu'il pût en faire sa dupe, et qui, de son côté, le soutenait pour le mieux tromper.

Le duc de Mayenne n'eût donc été libre d'accepter les ouvertures d'Henri qu'en s'exposant à la honte de désavouer toute sa conduite, au danger d'abandonner d'impérieux amis. Il éluda par des faux-fuyants les propositions l'accommodement qui lui furent faites, espérant trouver dans l'avenir prochain une occasion de revanche. Peut-être comptait-il aussi pour cela sur l'ambition, l'intérêt, la vanité, la jalousie de ces serviteurs d'Henri, qui, sans le trahir ouvertement, dans le but au contraire de lui rendre indispensables leurs onéreux services, allaient conspirer tacitement pour éviter tout succès capable de terminer la guerre et de les rendre inutiles.

L'histoire d'Henri à ce moment, ces vicissitudes étranges qui lui firent tant de fois manquer l'occasion décisive au moment de l'atteindre, et devaient mettre encore plus d'une fois sa cause et celle de la France à deux doigts de sa perte, seraient inexplicables si l'on ne mettait immédiatement en ligne de compte ce qui explique tout. Nous voulons dire la sourde coalition de ses plus hauts amis, pire pour lui que celle de ses plus dangereux ennemis, contre ce triomphe définitif d'un prince que beaucoup servaient moins par dévouement que par intérêt, et auquel ils voulaient demeurer, le plus longtemps possible, nécessaires.

C'est ainsi que nous verrons le maréchal de Biron chercher dans son expérience militaire des ressources, moins pour seconder le génie d'Henri que pour le paralyser ; et sous prétexte de susceptibilités que le roi était obligé de ménager en les méprisant, car il en connaissait les mobiles ambitieux et intéressés, lui marchander sans cesse son concours, bouder puérilement ses succès, enfin, le lendemain d'Arqués, la veille de l'expédition sur Paris, lui mettre le marché à la main.

Le vieux capitaine au cœur de condottière, une fois apaisé par quelqu'une de ces flatteries délicates, de ces caresses irrésistibles dont Henri avait le secret, et consentant à rester encore auprès du maître qu'il allait quitter, l'expédition sur Paris semblait ne plus devoir rencontrer que les obstacles naturels et prévus. Le roi l'eût en effet menée à bonne fin sans un nouveau trait de cette fatalité de négligence ou de connivence qui planera désormais sur tous ses desseins, et l'obligera à disputer la victoire, non-seulement à ses ennemis, mais à ses généraux.

C'est le 21 octobre 1589, qu'après avoir séjourné quelques jours encore à Dieppe, et achevé de pourvoir aux affaires de la Normandie, Henri, laissant dans cette province, pour y maintenir et y protéger la cause royale, le duc de Montpensier, s'avança sur Paris. L'entreprise, selon les circonstances, devait terminer la guerre en lui livrant la capitale du royaume et le siège de la Ligue, ou bien se réduire à un hardi coup de main, et à une occasion de ramasser du butin pour faire vivre ses troupes[8].

Henri gagna trois marches sur Mayenne, et le 1er novembre 1589, il le devança sous les murs de Paris, où on l'attendait encore, non en vainqueur mais en captif.11 emporta d'assaut, l'épée à la main, en quelques heures, les cinq faubourgs situés du côté de l'Université, les faubourgs Saint-Marceau, Saint-Victor, Saint-Jacques, Saint-Michel, Saint-Germain. La terreur d'un côté, la fidélité de l'autre, conspirant à consommer l'ouvrage de la force, il eût certainement triomphé de la faible résistance que lui opposait la ville éperdue sous cette foudroyante étreinte, sans un fatal malentendu qui permit à Mayenne de venir à temps lui ravir sa proie.

Paris se rendait si l'on eût obéi aux ordres formels du roi, rompu le pont Saint-Maxent, et coupé le passage à Mayenne. La négligence de Montmorency-Thoré ravit à Henri cette occasion et cette fortune qui ne devaient pas se retrouver. Il livra le passage du pont Saint-Maxent au lieutenant-général qui, le lendemain de la Toussaint, introduisit son armée dans Paris et la joignit à la garde bourgeoise. Paris, dès lors, devait être assiégé en règle, et un siège demande un appareil de guerre, des approvisionnements, de l'argent, qui manquaient également au roi. Il décampa donc et tourna ses armes ailleurs[9].

Pour être juste, il faut reconnaître que l'élan patriotique et loyal qui pouvait si puissamment aider à ses efforts et jeter dans les bras de son roi la partie de la population parisienne demeurée fidèle, fut fatalement contrarié par une de ces boucheries de représailles qu'Henri empêchait et même châtiait partout où il se trouvait, mais dont, hors de sa présence, la férocité du temps, l'implacable ardeur de ressentiments récents, souillaient trop souvent et déshonoraient la victoire.

La portion de l'attaque confiée aux troupes réformées, celle du faubourg Saint-Germain, fut marquée par des excès qu'Henri avait épargnés à Eu et aux autres villes normandes prises par lui, et dont il préserva également les cités qu'il conquit à la fin de cette première campagne. Les soldats protestants de Chastillon, trop pleins du souvenir du meurtre de son père et du massacre de ses coreligionnaires, entrèrent au faubourg Saint-Germain en criant : Saint-Barthélemy ! et en tuant tout sur leur passage[10]. Sully avoue un massacre de quatre cents habitants en un monceau en moins de deux cents pas d'espace et n'ajoute à ce détail que l'expression de sa lassitude à frapper des adversaires sans défense, mais point celle du regret de l'immolation lie tant de victimes innocentes.

Le souvenir et la rancune de cette boucherie inutile servirent longtemps de thème aux prédications des enragés de la Ligue, et de prétexte à l'obstination des rebelles endurcis contre l'impatience des rebelles lassés ou des patriotes fidèles. Ce fut un obstacle de plus à vaincre plus tard pour Henri. C'est ainsi que longtemps fut servie à son détriment, par les amis trop fanatiques comme par les amis trop politiques, la cause de ce roi qui travaillait autant qu'il le pouvait, mais trop souvent en vain, à moraliser la guerre, à l'humaniser encore plus qu'à la perfectionner.

Au retour de son coup de main avorté sur Paris, Henri, après avoir parcouru l'Orléanais et assuré son autorité dans toute la province, sauf Chartres et Orléans, se rendit à Tours (21 novembre). Là le roi politique profita de l'inaction du roi capitaine pour recevoir des hommages et encourager des adhésions qui fortifiaient son prestige moral, tandis que ses exploits et ses pardons ajoutaient à sa popularité.

Le conseil d'État et le haut clergé, représentés par les cardinaux de Vendôme et de Lenoncourt, prêtèrent à cet élan l'appui de leur exemple. Le parlement de Tours, composé des membres fidèles au droit et à la patrie qu'avait répudiés la faction ligueuse du parlement de Paris, dit parlement Brisson, et qui étaient venus former dans la capitale de la Touraine le faisceau de la résistance légale à l'usurpation, reconnut solennellement Henri comme seul et légitime roi de France.

La grave et incorruptible assemblée avait à sa tête des magistrats tels que de Thou, d'Espesse, Servin, Achille de Harlay, récemment échappé des prisons de la Ligue, et l'appui de tels hommes n'était pas moins utile à Henri qu'il était flatteur. Aussi est-ce sans trop de difficulté qu'il s'empara du Mans et propagea en Anjou un mouvement de soumission qui lui gagna une partie du pays.

Lorsque Henri rentra le 23 décembre en Normandie, où de nouvelles conquêtes ne laissèrent plus guère à la Ligue qu'Avranches, Rouen et le Havre, il put établir, en face des échecs qui constituaient tout le compte de la royauté dérisoire du cardinal de Bourbon, son prisonnier, et d'autant plus haut proclamé par Mayenne sous le nom de Charles X (21 novembre), un bilan des plus encourageants pour lui et pour ses amis.

Pendant les six mois de sa première campagne de souverain militant, de roi équestre et campestre, il avait vaincu dans les combats d'Arques, fait parcourir plus de deux cents lieues à une armée chargée d'artillerie, établi solidement son autorité et son parti dans les huit provinces contiguës du nord et du centre du royaume, l'Ile-de-France, la Picardie, la Champagne, la Normandie, l'Orléanais, la Touraine, le Maine et l'Anjou ; il avait de plus gagné des recettes qui lui assuraient un revenu de deux millions d'écus.

En France, il était reconnu par les neuf dixièmes du haut clergé (cent évêques ou archevêques sur cent dix-huit), la partie fidèle des parlements de Tours (Paris), de Rennes, de Grenoble, de Toulouse, d'Aix, ces derniers établis à Romans, à Carcassonne, à Pertuis.

A l'extérieur, la Suisse avait renouvelé avec Henri l'antique alliance traditionnelle. A Tours, il avait rencontré les ambassadeurs vénitiens, lui apportant les hommages de la Seigneurie. L'Angleterre, l'Écosse, les Provinces-Unies des Pays-Bas, les princes protestants d'Allemagne, le soutenaient non-seulement de leurs sympathies, mais de leurs subsides et de leurs troupes.

Les affaires du nouveau roi, un mois et demi après son avènement, semblaient donc en assez bonne voie et assez constant progrès pour que la première occasion favorable lui permit de triompher définitivement de la Ligue, affaiblie par les dissensions de l'Union, discréditée par la tyrannie des Seize, déshonorée par ces velléités usurpatrices que Mayenne, n'étant plus assez fort pour les soutenir personnellement, était entraîné malgré lui à placer de plus en plus sous la protection de l'Espagne.

En même temps, en effet, que grandissait en France le sentiment national, peu à peu exaspéré par l'intervention étrangère, le sentiment catholique s'y familiarisait avec l'idée de l'abjuration du roi comme le meilleur moyen pour lui de soumettre les consciences, après avoir gagné les cœurs.

Cette double pensée de haine implacable d'un côté, de réconciliation possible avec l'Église de l'autre, fermenta dans l'opinion à partir de la fin de 1589. Elle devait produire un effet non moins heureux pour les intérêts d'Henri que celui de ses victoires, puisqu'il lui permit de recueillir enfin le fruit de tant de fatigues qui eussent été stériles, si le sang versé à Arques n'eût pas été considéré comme sacrant le roi, et le sang versé à Ivry comme rachetant l'excommunié et baptisant l'hérétique.

La campagne de 1590 s'ouvrit par quelques tentatives heureuses de Mayenne, impatient de ressaisir sa popularité et de réparer les échecs qui avaient failli lui faire perdre la confiance de l'Union et l'appui de l'Espagne. Le lieutenant général de l'Union exauça enfin le vœu des Parisiens en leur tirant trois épines qu'ils avoient aux pieds, dit un contemporain, c'est-à-dire Vincennes, Pontoise et Meulan, d'où le roi emprisonnait et affamait ses sujets rebelles. Mayenne prit Vincennes sans peine, réduisit Pontoise après un siège de dix-sept jours (5 janvier 1590), mais il échoua dans ses efforts contre Meulan, héroïquement défendu par le gouverneur Bellengreville et par Henri, qui était accouru à son secours. Henri parvint par trois fois à entrer dans la place, à la ravitailler et munitionner, et il ne s'épargna ni à la peine ni au danger, car tandis qu'il dirigeait en personne l'une de ses batteries sur la tour de l'église Saint-Nicaise, un boulet de canon ennemi lui passa entre les jambes. Henri prit Poissy comme intermède, et contraignit enfin Mayenne et ses lieutenants à décamper de devant Meulan, le 5 mars 1590[11].

Ces premières rencontres à travers les murailles d'un siège n'étaient point faites pour réaliser la double ambition de Mayenne et de Henri, impatients de se mesurer dans des circonstances plus solennelles et plus décisives. Tous deux n'avaient fait, pour ainsi dire, qu'aiguiser leur épée dans des escarmouches préliminaires ; il fallait à leurs haines et à leurs espérances la satisfaction d'une bataille rangée, d'une victoire définitive. Ni l'un ni l'autre n'avaient rien négligé, Mayenne pour l'obtenir, Henri pour la mériter.

Le duc de Mayenne avait complété son armée des levées faites à l'intérieur, des secours reçus de l'étranger, et il avait rassemblé des forces considérables pour le temps. Son infanterie, formée en partie de régiments français, en majorité de Suisses et de lansquenets, vieillis dans le métier, estimés des deux partis pour leur courage, dès le début égalait au moins celle du Roi. Sa cavalerie, dans le principe, était loin de valoir celle de Henri, presque toute composée de gentilshommes que le sentiment de l'honneur animait, et qui avaient acquis une longue expérience des armes durant les guerres de religion. Il essaya de donner à son infanterie une incontestable supériorité, et il se flatta d'avoir corrigé l'infériorité de sa cavalerie, en obtenant de Philippe II un corps d'auxiliaires tirés des Pays-Bas. C'étaient d'une part six mille hommes de pied. C'étaient de l'autre dix-neuf cents chevaux, dont douze cents lanciers wallons et flamands, trois cents chevau-légers franc-comtois et espagnols, également armés de lances, quatre cents arquebusiers à cheval, alors nommés carabins. Le duc de Parme les choisit lui-même parmi ses meilleurs soldats, et le comte d'Egmont, odieusement infidèle à la mémoire de son père, les conduisit en France. L'armée de Mayenne s'éleva alors à dix-neuf mille hommes, quinze mille fantassins, et quatre mille cavaliers[12].

En même temps que le duc de Mayenne cherchait à s'assurer la victoire par la supériorité matérielle du nombre et de la qualité des troupes, il essayait de ranimer le prestige moral de sa cause en invoquant en sa faveur l'autorité des parlements ligueurs, qui prononcèrent de nouveaux arrêts de déchéance contre Henri et de condamnation contre ses partisans. Il appelait aussi à son secours l'appui, plus efficace encore, des déclarations du légat du pape Gaetano, qui s'empressa de confirmer le pacte de la Sainte-Union, de décréter d'anathème ceux que les parlements frappaient de mort et de confiscation, enfin de prohiber le concile national convoqué à Tours par Henri, fulminant, au nom du Saint-Siège, l'excommunication et la déposition des prélats désobéissants.

Ainsi, en même temps qu'il armait la force contre Henri, son implacable adversaire appelait à l'aide de la force toutes les mauvaises passions religieuses et civiles, l'intérêt, la peur, la haine, le fanatisme.

Contre tant d'ennemis il ne restait à Henri que son droit, son courage et son génie, appuyés par une armée comme toujours de moitié inférieure en nombre à l'armée adverse. Mais c'était assez, comme nous l'allons voir.

Le roi, après avoir délivré Meulan et repris Poissy, attaqua la ville de Dreux, interceptant ainsi les communications des Parisiens avec Chartres, et menaçant d'enlever à la disette croissante qui sévissait dans la capitale séquestrée les blés de la Beauce après ceux de la Normandie. Les murmures de Paris poussèrent le duc de Mayenne à rechercher prématurément cette action décisive dont il eût préféré attendre et choisir l'occasion. Il dut s'avancer avec son armée au secours de la place, décidé à la sauver à tout prix, même au prix d'une bataille dont le légat et ses auxiliaires espagnols lui présentaient le succès comme assuré. Il s'agissait pour lui, ajoutaient ses flatteurs, d'emporter la couronne de France à la pointe de l'épée et de se faire sacrer par la victoire.

La situation était critique. Henri l'envisagea sans illusions comme sans crainte, et pendant deux jours de réflexions et de préparatifs, il travailla à mettre la fortune des armes du côté du bon droit.

Parti de Dreux le 12 mars 1590, le roi se rendit le même jour à Nonancourt, où il tint, avec les chefs de l'armée, un conseil suprême sur la question de savoir s'il était opportun de hasarder une bataille, et, en cas affirmatif, sur le choix des moyens pour la livrer le plus avantageusement possible.

La nécessité politique et financière, une généreuse soif de gloire, l'espérance fondée sur le résultat des campagnes précédentes l'ayant emporté sur les objections des conseillers timorés, et l'avis du maréchal de Biron et d'Henri, favorables au parti le plus hardi et le plus décisif, ayant rallié la majorité, le roi ne s'occupa plus que du plan et de l'ordre de la bataille, qu'il passa le reste de la soirée et la nuit du 12 au 13 mars à tracer minutieusement de sa main.

Dans cette œuvre de chef d'armée, il se guida pour la défense, par les observations d'une remarquable sagacité qu'il avait faites sur ses troupes et sur celles de son adversaire ; pour l'attaque, il trouva des combinaisons pleines de nouveauté et de génie. Il savait que l'armée ennemie était très-forte en lanciers. Le choc de ces cavaliers, quand ils pouvaient faire un libre usage de leur principale arme, que les contemporains appellent une épouvantable forêt de lances, était terrible en soi, et semblait devoir devenir irrésistible à la cavalerie royale, par suite des habitudes qu'elle avait prises. Presque toute cette cavalerie se composait de noblesse volontaire, qui, durant les guerres civiles, avait préféré à l'usage des lances, qu'elle trouvait embarrassantes, celui des pistolets, plus faciles à manier...

Henri remédia, par l'adresse de ses dispositions, à cette infériorité des armes. D'abord, au lieu de laisser sa cavalerie en grandes masses, et de la ranger en haie, il la divisa en sept corps, dont le plus nombreux, celui qu'il commandait, ne comptait pas plus de six cents hommes, et il la forma en escadrons ayant cinq rangs de profondeur. De la sorte, toute sa cavalerie n'essuyait plus de front la violence de la première charge des ennemis...

En second lieu, le Roi distribua son infanterie aux flancs de ces escadrons, entremêlant partout l'infanterie à la cavalerie... Le Roi avait dès longtemps et profondément médité cette manœuvre, qui consistait à entremêler les armes dans l'occasion ; son excellence, reconnue auparavant en théorie, se trouva justifiée par l'expérience de cette journée.

Dans le plan de Henri, à côté de ces précautions prises pour la défense, on trouve les combinaisons pour l'attaque, et ces dernières semblent appartenir à un ordre supérieur encore. Il s'assura l'avantage de l'artillerie. Il donna à son armée un front peu étendu, relativement à sa profondeur. Cette disposition, et les événements de la bataille, montrent que.son but fut de percer la ligne ennemie avec son centre renforcé... En outre, pour vaincre l'armée de la Ligue, il s'attacha, comme le prouve le dernier ordre qu'il donna à l'action, à rompre toute union entre l'infanterie et la cavalerie de l'ennemi, à isoler son infanterie, à la livrer, privée d'ordre et de support, aux attaques combinées des cavaliers et des gens de pied de sa propre armée. Telles sont les hautes qualités que les hommes du métier, les écrivains militaires, depuis le temps d'Ivry jusqu'à nos jours, ont relevées dans son ordre et son plan de bataille[13].....

Le matin de celte veille féconde, le 13 mars 1590, Henri soumit son plan aux maréchaux de Biron et d'Aumont et aux principaux chefs de l'armée, qui l'approuvèrent unanimement. Il le remit écrit de sa main au baron de Biron, maréchal de camp général, qu'il chargea d'en assurer l'exécution, avec le concours — pour le détail — de Dominique de Vic, officier d'une expérience consommée, en qualité de sergent général de bataille. Ces fonctions correspondaient à celles du chef d'état-major général et de son sous-chef dans l'organisation militaire de nos jours.

Après avoir pris ces mesures pour assurer les bonnes conditions stratégiques et militaires de la lutte, Henri, suivant son habitude, songea à raffermir le moral des siens, sachant bien que la moitié de la victoire est dans l'art d'inspirer au soldat la résolution de vaincre ou de mourir. Il n'est pas de meilleurs véhicules de cette disposition que la prière, qui donne la foi et l'espérance, qui aguerrit au devoir et au sacrifice, et la contagion de l'exemple.

En attendant qu'il électrisât ses troupes en bravant le danger devant elles, Henri leur apprit lui-même, sans ostentation, mais sans timidité, en appelant humblement sur ses armes les bénédictions divines, à recourir aux sources du vrai courage. Comme tous les hommes doués de l'esprit de principauté et du génie de gouvernement, Henri était religieux ; et s'il eût pu cesser de l'être, le souvenir de tant d'épreuves, qu'il n'avait traversées sain et sauf que par un miracle de grâce, eût à la veille de la plus dangereuse de toutes, rouvert son cœur à la foi et l'eût ramené aux pieds de Dieu. Il s'y précipita publiquement, et avec la vaillante simplicité qu'il mettait dans tous les actes que lui inspirait une moralité supérieure à des entraînements passagers.

Il adressa, en présence de toute l'armée, une prière à Dieu, dans laquelle il le prenait à témoin que s'il marchait au combat, ce n'était poussé d'aucune autre passion que celle de l'amour de son peuple, dont il préférait la délivrance et le repos à la sûreté de sa vie ; il suppliait ensuite sa providence de ne le conserver que si elle jugeait ses jours utiles au bien de la chrétienté, et au salut de la France.

Cette prière réveilla et excita la pitié dans l'âme de tous ; l'on vit aussitôt les églises de Nonancourt pleines de princes, seigneurs, gentilshommes, soldats, assistant à la messe, se confessant et communiant ; et les huguenots accomplissant de leur côté avec ferveur les pratiques de leur culte[14].....

Henri, renforcé de cinq cents cavaliers par le duc de Montpensier, informé de l'arrivée prochaine sous son drapeau d'un nombre considérable de gentilshommes fidèles, fit lever le camp à son armée et la dirigea saine de corps et d'esprit, bien approvisionnée et catéchisée, vers le village de Saint-André, distant de quatre lieues de Nonancourt, et tirant vers Ivry, où l'on estimait devoir rencontrer l'ennemi.

L'armée, marchant dans l'ordre suivant lequel elle devait combattre, selon le principe adopté par Henri, et qui devait plus tard servir de base à la théorie des manœuvres, arriva le 13 mai, à dix heures du matin, dans la plaine circulaire d'Ivry, séparée par des coteaux d'une vallée profonde, au fond de laquelle coule l'Eure, baignant sur chacune de ses rives les bourgs d'Ivry et d'Anet.

Henri se mit aussitôt en mesure de ranger ses troupes en bataille, prenant sa première position entre Saint-André et Foucrainville. Il reconnut son armée d'escadron en escadron, passant quatre heures et fatiguant trois chevaux à cette inspection minutieuse que marqua un dramatique incident.

Arrivé à la hauteur du corps des reîtres, mercenaires allemands et suisses que commandait Schomberg, Henri provoqua lui-même un incident qui lui fait honneur. Plus riche d'honneur que d'argent, il payait ses auxiliaires moins en monnaie d'argent qu'en monnaie de danger et de gloire. Mais tout en appréciant l'honneur de servir sous un général qui ne marchandait ni les fatigues ni les promesses, les vieux routiers, dont la guerre était le métier parfois lucratif, le trouvaient précaire avec un prince sans coffres, qui, par-dessus le marché, tenait à la discipline, et ne permettait pas qu'on se dédommageât par le pillage, sur des ennemis qui étaient ses sujets, des retards de la solde et des maigreurs du butin. De là, au départ de Dreux, pour une affaire qui menaçait d'être chaude, quelques malins propos dans les troupes mercenaires mécontentes, et quelques signes de mutinerie, variations sur le thème connu, devenu proverbial : Point d'argent, point de Suisses !

Schomberg, qui était un brave officier, ainsi qu'il le montra bientôt, sentait comme ses soldats les côtés décevants d'une façon de faire la guerre qui rapportait plus d'honneur que de profit. Et tout en adoucissant, autant qu'il l'avait pu, la surprise d'une réclamation des plus indiscrètes, il n'avait pu s'empêcher de se faire l'organe des griefs et des vœux de ses soldats et de prêter sa rude voix à leurs murmures.

Henri avait plus senti l'inopportunité d'une telle requête que sa justice, et se laissant aller à un mouvement d'humeur que les circonstances n'excusent que trop, il avait brusquement répondu aux doléances et aux exigences du vieux capitaine déconcerté : Que jamais homme de cœur n'avait demandé d'argent la veille d'une bataille.

Une telle leçon avait porté son coup en colère moins encore qu'en douleur. Le roi, en voyant Schomberg, se souvint à propos qu'il y avait là une faute à réparer.

Arrivé avec Schomberg, silencieux et froissé, sur le front de ses troupes, dont le colonel des reîtres lui faisait les honneurs, Henri, s'avançant soudain vers lui :

Monsieur de Schomberg, dit-il de façon à être entendu de tous, je vous ai offensé. Celte journée peut être la dernière de nia vie, je ne veux point emporter l'honneur d'un gentilhomme ; je sçais votre valeur et votre mérite ; je vous prie de me pardonner, et embrassez-moi.

Schomberg, étonné, attendri, se pencha sur sa selle, et baisa en pleurant la main du roi, qui le releva et lui donna l'accolade.

Il est vrai, sire, dit alors le vieux capitaine avec une mélancolique dignité, Votre Majesté me blessa l'autre jour ; mais aujourd'hui elle me tue, car l'honneur qu'elle me fait m'oblige de mourir pour elle en cette occasion.

Il tint parole. Le lendemain, il quitta le commandement des reîtres pour combattre dans la cornette du roi, et se fit tuer à ses côtés.

Joignant à cette réparation publique envers le colonel une mesure qui ne fut pas moins goûtée par ces soldats grossiers, plus sensibles encore à l'intérêt qu'à l'honneur, Henri acheva de les gagner en leur faisant, le jour même, distribuer un à-compte.sur leur solde de quatre-vingt mille écus, qu'il venait fort à propos de recevoir de la Rochelle, ne gardant rien pour lui, quoiqu'il manquât de tout.

La besogne du roi, pour ranger ses troupes en bataille, avait été compliquée, mais il ne s'en plaignait pas, par l'arrivée successive de renforts que lui conduisaient divers seigneurs des deux religions. C'étaient le prince de Conti, la Guiche, Parabère, Duplessis-Mornay et la Trémoille, le déserteur du camp de Saint-Cloud qui, ramené dans le giron de la monarchie légitime par les exhortations de l'illustre négociateur et capitaine son coreligionnaire, choisissait, avec un noble à-propos, la veille d'une bataille pour témoigner de son repentir et réparer sa faute.

Le roi, fort encouragé par ces favorables auspices, apprit sans regret par ses coureurs l'arrivée imminente des troupes de la Ligue, dont les colonnes d'avant-garde paraissaient en effet, après avoir traversé l'Eure sur le pont d'Ivry. Mais il était trop tard pour en venir aux mains. En mars, les jours sont encore courts, le crépuscule précoce, et arrivées en présence après deux heures, les deux armées ne purent employer le reste de l'après-midi qu'à s'établir, se reconnaître, s'observer. On escarmoucha toutefois des deux parts sur les fronts de bandière, comme pour s'émoustiller et se dégourdir, en réalité, pour se disputer quelques positions avancées ; celles que l'armée royale s'assura sans trop de peine favorisèrent fort, le lendemain, la liberté et le succès de ses mouvements.

Henri n'eut donc qu'à se féliciter de la prudence et de la patience inattendues dont il parvint à faire preuve, ce jour-là, au grand étonnement de ses compagnons. A cet étonnement ne tarda pas à succéder leur admiration, quand ils virent acquis les résultats que Henri avait devinés, et dont l'espérance lui avait inspiré la force nécessaire pour se replier sur lui-même, pour contenir l'élan de sa martiale ardeur, pour imposer à la généreuse impatience qui le consumait le frein de la temporisation. Henri recueillit, avant la victoire, les premiers fruits de cette patience, en voyant s'augmenter ses moyens et s'atténuer peu à peu cette disproportion fâcheuse de forces que diminua encore, le soir du 13 mars, l'arrivée de plus de deux cents chevaux, amenés au rendez-vous de péril et d'honneur par les seigneurs et gentilshommes de Normandie. Il était rejoint, en même temps, par des détachements d'hommes à pied, empruntés à leurs garnisons régulières et à leurs milices bourgeoises par Larchant, du Rolet, de Chastes, gouverneurs d'Évreux, du Pont-de-l'Arche, de Dieppe.

Dans la soirée du 13, les chefs se réunirent et tinrent conseil sur les éventualités du lendemain. Il fallait tout prévoir, même un revers, et en ce cas, se ménager une ligne de retraite. Henri refusa noblement d'accéder à cette prévoyance. Il déclara que pour lui, il ne connaissait d'autre champ de retraite que le champ de bataille, indiquant ainsi sa résolution bien arrêtée d'y vaincre ou d'y périr.

A l'issue du conseil, il donna le signal du repos général. Bien gardés et commodément établis dans les bourgs de Saint-André, de Foucrainville et autres voisins, les royaux purent réparer leurs forces dans un sommeil sans alarmes, tandis que les troupes de Mayenne durent passer une partie de la nuit à s'installer dans des hameaux sans ressources, ou à camper sous la tente.

Henri ne songea à fermer un moment les yeux qu'à deux heures du matin, après avoir tout vu par lui-même, reconnu le terrain, visité les quartiers et ordonné en personne toutes les gardes de l'armée, crainte de surprise.

Il avait à peine dormi deux heures sur la couche militaire et spartiate (une simple paillasse), où il s'était jeté après avoir mangé un quartier de pain et bu un gobelet de vin avec les officiers de sa cornette blanche, qu'il fut réveillé par des rapports desquels il semblait résulter que l'armée ennemie désertait le combat et battait en retraite.

Vérification faite, il ne s'agissait que d'un mouvement en arrière, qui reculait de moins d'une demi-lieue la ligne de bataille.

Sur ces dernières données, le roi prit ses dispositions définitives, qu'il remit en débat au conseil, moins pour les éprouver par une dernière discussion que pour bien pénétrer chacun de ses lieutenants de cette tactique nouvelle qu'il allait inaugurer à Ivry par la victoire.

Cette tactique consistait en ce que les marches et les engagements des divers corps, au lieu d'être livrés au hasard, à l'occasion, à l'inspiration des chefs, comme il n'arrivait que trop souvent, devaient être subordonnés aux prévisions du plan convenu, et poursuivre de concert le but d'un succès général ; elle comprenait surtout une sollicitude toute particulière pour le soin si important du ralliement des troupes à un centre commun vers lequel elles devaient converger, en cas de succès ou de revers, pour chercher la direction unique et souveraine.

Pendant que les principaux compagnons d'Henri, à l'issue du conseil matinal qu'il avait présidé dès l'aube, se rendaient à leurs cantonnements respectifs et s'y réconfortaient pieusement, selon son avis et son exemple, dans une dernière halte de recueillement et de prière, le roi, qui sentait l'occasion décisive, et de celles où il s'agit non-seulement de la victoire, mais du salut, non-seulement de la réputation, mais de la couronne, vaquait à ses devoirs de général avec une sorte de martiale alacrité, d'intime confiance, et se vivifiait dans l'action.

Une fois assuré du mouvement rétrograde de Mayenne, il donna à l'armée les ordres nécessaires pour que, quittant Saint-André, Foucrainville et les villages environnants où elle avait bivouaqué la nuit, elle se portât à une lieue en avant, à la rencontre de l'ennemi (14 mars).

A neuf heures, il était à cheval sur le terrain, pour surveiller, pour diriger cet avancement de front et cette prise de position ; et il jouissait de la première vue du champ de bataille au repos, échiquier verdissant où la lutte imminente allait ensanglanter les premières traces du retour du printemps.

Il prit pour champ de bataille l'intervalle entre les villages d'Epieds et de Boussey, un peu en deça du chemin qui conduit d'un village à l'autre. La situation du petit bois ou haie d'Epieds, qui fut le théâtre de deux incidents du combat ; l'obélisque d'Epieds, encore subsistant aujourd'hui, indiquent d'une manière précise la partie de la plaine d'Ivry où les armées se mesurèrent[15].

Dès que les troupes furent placées, le maréchal de Biron d'abord, et ensuite Henri en personne procédèrent à une successive visite à chaque corps, dans le but de s'assurer par le détail de l'exécution complète du plan arrêté, et de donner au soldat, avant le signal de l'action, cet encouragement muet de la vue de ses chefs, le plus éloquent de tous, et qui lui fait désirer ce signal.

C'est pendant qu'Henri se livrait, avec la minutie d'un sergent de bataille — car ce jour-là, il le fut autant que le brave Dominique de Vic qui se multipliait, de son mieux, quoique amputé d'une jambe —, à cette inspection, à cette reconnaissance des siens, si nécessaires pour être maitre de son jeu, que parut une troupe de cavaliers commandée par Rosny (Sully). Le fidèle capitaine accourait au premier appel de son maitre et de son ami, à la rescousse, à la tête d'un gros de gentilshommes et de ses deux compagnies d'arquebusiers à cheval. Sully nous a raconté lui-même cette rencontre :

... Si tost que le Roy advisa vos trouppes (lui rappellent ses secrétaires, rédacteurs de ses Mémoires) il s'advança et vous dit : Mettez vostre a compagnie en ordre sur mon aisle droite, dans le corps de mon escadron ; faites mettre vos harquebusiers pied à terre ; car je les cognois, je veux qu'ils me servent au jourd'huy d'enfans perdus ; et leur dittes qu'ils envoyent leurs chevaux avec les bagages ; et quand à vous, venez avec moy ; car je veux vous montrer toute la disposition des deux armées afin de vous instruire à vostre mestier. Et en cette manière, vous ayant quasi passé devant toutes les trouppes et encouragé un chacun, et dit un mot sur les causes de l'ordre qu'il avoit estably, il ne fut pas quasi revenu devant son escadron, que l'on commença à escarmoucher...

Il était à peu près dix heures et demie du matin, lorsque les dispositions furent prises de part et d'autre conformément au plan de chaque général et suivant une physionomie qu'il importe à l'appréciation de la bataille d'esquisser à vol d'oiseau, avant que la lutte la trouble et la dénature de ses brusques mouvements, de ses flammes et de ses fumées.

Henri répartit ses troupes en deux grandes masses, et en forma deux lignes dont une d'avant-garde, postée à cinquante pas en avant de l'autre, ramassée en une sorte de coin et prête à s'enfoncer dans le centre ennemi. Cette avant-garde se composait de la cavalerie légère, commandée par le comte d'Auvergne et par Givry, d'une division de deux cent cinquante chevaux et de huit cents fantassins d'élite aux ordres du baron de Biron, enfin, de l'artillerie interposée entre les deux. En avant de l'artillerie, qui comptait quatre gros canons et deux couleuvrines, et que dirigeait le grand maître Philibert de la Guiche, avec cinquante arquebusiers à cheval, deux cents pionniers et la compagnie ordinaire des canonniers, se tenaient les enfants perdus, ou tirailleurs, sous la conduite de leurs colonels Saint-Denis, Brignoles, Parabère, auxquels avaient été ajoutées les deux compagnies d'arquebusiers à cheval de Badet et de James, amenées par Sully.

La ligne de bataille était formée de cinq corps de troupes, infanterie et cavalerie, mêlés suivant le système du roi, qui s'était réservé le commandement du troisième corps placé au centre. On l'y voyait l'épée à la main ; à la tête d'un escadron de six cents chevaux, dont le premier rang, où se tenaient le prince de Conti et le comte de Saint-Paul, offrait avec orgueil au hasard des combats la fleur de la noblesse de France.

... Derrière ce premier rang marchaient la cornette du roi et les six compagnies du prince de Conti, de Thorigny, de Maligny, de Montlouet, de du Fargis, de du Plessis-Mornay. Autour de cet escadron étaient groupés huit régiments ; à sa gauche, les deux régiments suisses des cantons de Glaris et des Grisons, soutenus des deux régiments français des Gardes et de Brigneux ; à sa droite, les deux régiments suisses de Soleure et du colonel Baltazar, flanqués des régiments français de Vignoles et de Saint-Jean[16].

Nous avons donné le détail de la composition de ce corps du centre, parce qu'il était commandé par le Roi, qui lui destinait dans sa pensée le rôle décisif dans l'action et l'avait, pour le rendre propre à son but, à savoir d'enfoncer le centre de l'armée ennemie, soigneusement affilé, aiguisé par une avant-garde en flèche, enfin, non moins solidement relié aux huit régiments de soutien et au corps de réserve, commandé par le maréchal de Biron.

En face de cette armée royale, qui même après l'arrivée des derniers renforts survenus au commencement de la bataille, ne comptait que deux mille cinq cents chevaux et huit mille hommes de pied, l'armée de la Ligue déployait des forces d'un tiers supérieures en nombre — seize mille hommes, dont quatre mille cavaliers et douze mille fantassins —, dans le dessein évident de profiter de cette supériorité du nombre, surtout de celle de sa cavalerie, pour resserrer son croissant en cernant peu à peu et enveloppant l'adversaire.

Le duc de Mayenne dans ce but, avait pris la direction du centre. Ses escadrons, sur ce point essentiel au succès de l'action, comptaient dix-sept cents cavaliers, effectif réuni des plus extraordinaires pour le temps, où la cavalerie ne combattait guère par masses. Malheureusement pour le plan du duc de Mayenne, M. de Tavannes, qui avait été chargé de ranger et placer la cavalerie, avait la vue courte et, à ce qu'il semble, l'esprit peu prévoyant. Il ne ménagea point assez les espaces. Cette disposition vicieuse devait paralyser la manœuvre des reîtres, habitués à passer entre les escadrons et à se rallier derrière l'armée en caracolant après chaque charge, en même temps qu'elle gênait les évolutions des escadrons, refoulés et enchevêtrés les uns dans les autres, dès le premier choc.

De plus, l'armée de Mayenne avait contre elle d'autres désavantages : l'infériorité de son artillerie, qui ne comptait que quatre pièces mal servies ; enfin, l'absence d'une réserve, qui devait lui être fatale, autant que son secours devait être utile à Henri.

Celui-ci, auquel son adversaire, demeuré en expectative, laissait l'avantage ou le désavantage — selon qu'on en sait user — de l'offensive, prit hardiment l'initiative en profitant de la marche de cent cinquante pas en avant dont il donna le signal, pour modifier et rectifier, avec une rare présence d'esprit, le front de son armée. Il agissait ainsi de façon à la faire échapper au double inconvénient du soleil en face, et du vent contraire, qui eût chassé, dans les yeux des soldats, la fumée de la mousqueterie et du canon. Pendant ce mouvement, l'armée forcément découvrit ses lignes trapues et ramassées, et trahit à l'œil inquiet des généraux cette infériorité de nombre que le plan de bataille de Mayenne, ses lignes rebondies et ses derrières mystérieux, rendaient encore plus saisissante d'apparence que de réalité. Aux remarques qu'on lui en fit, non sans appréhension, Henri se borna à répondre ce mot : Plus de gens, plus de gloire, que Corneille devait traduire ou plutôt paraphraser dans ce fameux vers :

A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

Puis le roi, sortant de son escadron, procéda à la suprême revue en parcourant le front de l'armée, et fit passer dans toutes les âmes le feu qui brillait dans ses yeux.

... Convaincu, d'après les observations du prince de Condé son oncle et de l'amiral de Coligny, que la perte des batailles de Dreux et de Saint-Denis devait être attribuée surtout à la circonstance qu'on avait attaqué l'infanterie plutôt que la cavalerie, il enjoignit à ses capitaines de diriger leur premier et principal effort contre les escadrons ennemis, en se persuadant bien qu'après avoir défait, les gens de cheval, ils auraient bon marché de ceux qui combattaient à pied. Il échauffa le courage des officiers et soldats par ces courtes et significatives paroles : Mes amis, vous êtes tous Français, je suis votre roi et voilà l'ennemi !

Retourné à son escadron, il dit aux seigneurs et aux gentilshommes qui l'entouraient : Mes compagnons, si vous courez ma fortune, je cours aussi la vôtre ; je veux vaincre ou mourir avec vous. Gardez bien vos rangs, je vous prie, et si la chaleur du combat vous les fait quitter, pensez aussitôt au ralliement ; c'est le gain de la bataille. Vous le ferez entre ces trois arbres que vous voyez là-haut à main droite. Et il leur montra trois poiriers qu'on découvrait dans cette direction. Ces mots étaient un cri de charge qui, adressé à l'impatience et à l'impétuosité française, me souffrait aucun délai. Aussi, informé dans ce moment que les renforts de Picardie, conduits par d'Humières et de Mouy, n'étaient plus qu'à une demi-lieue du champ de bataille, il refusa de retarder le commencement de l'action jusqu'à leur arrivée. Il prescrivit de les joindre au corps de réserve, dont il trouvait prudent du reste d'accroître la cavalerie, et il ordonna à son artillerie d'ouvrir le feu.

L'artillerie, dirigée avec habileté par le grand maître la Guiche, fit neuf décharges avant que l'ennemi eût mis le feu à une seule de ses pièces ; elle pointa avec assez de précision pour que tous ses coups portassent, tandis que les canons du duc tirèrent constamment trop bas ; elle profita enfin de la position contre les ligueurs, qui, postés sur la pente d'un coteau, donnaient prise sur eux d'une manière désastreuse. Aussi fit-elle de larges trouées dans les rangs de l'armée de la Ligue, tandis que les canons de Mayenne ne tuèrent qu'un seul gentilhomme dans la troupe du duc de Montpensier. La supériorité de l'artillerie du roi, qui se montre au commencement de l'action, reparaît à la fin, et décide les derniers événements de la journée[17]...

Il ne saurait entrer dans notre dessein de décrire minutieusement les phases successives et les vicissitudes diverses de la bataille. Il nous suffit d'avoir indiqué le plan et esquissé la physionomie de cette partie militaire dans ce qu'elle a d'original.

L'action, comme on le pense, fut des plus disputées et l'issue fut longtemps douteuse. Un moment même la fortune sembla se prononcer contre Henri, quand son avant-garde fut entamée par une charge désespérée, irrésistible, des reîtres et des cavaliers wallons et flamands du comte d'Egmont, quand le baron de Biron fut blessé au bras et au visage en défendant l'artillerie royale menacée, lorsque enfin les canons, dont le feu avait été éteint, tombèrent entre les mains des assaillants et disparurent un moment dans leur torrent.

Sans l'intervention de la réserve et la diversion de l'attaque du roi sur le centre ennemi, cette surprise, qui dégénérait en déroute, pouvait avoir sur le sort de la bataille, un moment très-compromis, au dire de Duplessis-Mornay et de plusieurs témoins et acteurs du drame, comme le fameux capitaine partisan La Curée, une influence funeste.

Le maréchal de Biron ayant rétabli les choses à l'avant-garde et à l'aile gauche, les chevau-légers de Givre et d'Auvergne une fois ralliés, les corps ébranlés du duc de Montpensier, du baron de Biron, du maréchal d'Aumont remis en équilibre, et l'artillerie délivrée et remontée, le roi jugea le moment venu de mettre la main aux cartes, si brillantes qu'elles fussent, et de couper en deux, en enfonçant le centre, la ligne ennemie.

Henri, à la tête de son escadron, marcha donc contre celui de Mayenne. Avant de ceindre le casque de charge, il s'écria, en le montrant à ses six cents gentilshommes, qui avaient en face d'eux mille reîtres et dix-sept cents cavaliers :

— Mes compagnons, Dieu est pour nous ; voici ses ennemis et les nôtres, voici votre roi. A eux ! Si les cornettes vous manquent, ralliez-vous d mon panache blanc, vous le trouverez au chemin de la victoire et de l'honneur ![18]

L'honneur, mot nouveau, sentiment nouveau, d'abord et surtout français, qui allait sortir, à la voix d'un prince français par excellence, de la décadence chevaleresque et commencer ses miracles !

Mayenne lança d'abord les reîtres, qui firent une charge, puis tournèrent bride, suivant leur pratique, pour aller se rallier derrière l'infanterie et recommencer l'attaque. Mais n'ayant pas trouvé le champ libre pour leur caracole, ils se détournèrent vers l'infanterie ligueuse qui baissa ses piques pour se préserver de ce tourbillon, et furent rejetés sur le grand escadron de Mayenne. Ils y répandirent le désordre et ils en entraînèrent une partie dans leur débandade à l'entrée d'un petit bois, où la mort d'un de leurs chefs, le comte de Brunswick, acheva de les démoraliser, au point qu'ils refusèrent de sortir de leur refuge pendant tout le reste de l'action, laissant M, de Mayenne fort embarrassé.

Henri, profitant de l'occasion propice, fondit sur les Wallons et les Flamands du comte d'Egmont, les traversa et fit, suivi de sa lourde chevauchée de noblesse bardée de fer, une trouée irrésistible dans le gros corps commandé par le duc de Mayenne, coupant le champ aux lanciers de la Ligue. Ceux-ci, privés de leur essor, durent jeter à terre leurs lances inutiles, et repousser avec le sabre la furia des cavaliers royaux, que leur armure préservait de l'atteinte des lames émoussées, tandis que leur espadon et leurs pistolets multipliaient des coups meurtriers.

Mayenne détacha de sa division de gauche, pour soutenir les Wallons du comte d'Egmont, le corps des carabins, ou arquebusiers à cheval, dont les décharges, portant en plein à vingt-cinq pas, arrêtèrent net l'élan victorieux de la cavalerie royale, qui céda et plia sur sa pointe gauche devant l'effort des carabins et Wallons réunis.

Pot de Rhodes, qui portait la cornette blanche du roi, fut atteint d'un coup de pistolet dans les yeux, puis emporté par sa monture qu'ii ne put maîtriser, les rênes ayant été brisées dans sa main et ses yeux étant aveuglés par le sang qui coulait sur son visage.

Un jeune seigneur, qui portait sur son casque, par une fâcheuse imitation, une aigrette blanche pareille à celle de Henri, suivit le porte-étendard royal dans sa course involontaire à travers champs.

De là un mouvement de panique contagieux parmi quelques-uns des jeunes gentilshommes de l'escadron d'Henri, qui, se figurant que la cornette blanche reculait, que le roi se retirait de la mêlée, qu'eux-mêmes trouvaient trop chaude, prirent le large, pour se reformer ensuite, honteux de leur alarme, à l'abri du corps de réserve du maréchal de Biron.

Il n'en est pas moins vrai que, par suite de ces contretemps, l'escadron royal se trouva réduit d'un tiers, et cela au moment décisif, malgré les efforts et les adjurations d'Henri, qui, se faisant reconnaître à sa témérité, criait aux fuyards : Tournez visage, afin que si vous ne roulez pas combattre, pour le moins vous me voyiez mourir !

Cette fois encore le roi dut payer de sa personne, multiplier son exemple électrisant, et dominer la fortune à force de la braver. Quittant le rôle de général pour se faire simple capitaine, et comme le lui disait Sully, simple cheval-léger, il piqua des deux en avant des siens, et les entraîna à sa suite, comme un ouragan de fer et de feu, au plus épais des escadrons ennemis.

Au bout d'une mêlée courte, mais terrible, dont le quart d'heure dura à plus d'un une éternité, Henri et les siens, frappant sans discontinuer, tuant et mourant, renversant tout sous leurs coups foudroyants, avaient repoussé les Wallons, culbuté l'escadron de Mayenne, et rejeté le tout en lambeaux sur le bois où les reîtres s'étaient réfugiés en déclarant, suivant l'habitude de ces troupes d'aventure, qu'ils en avaient assez.

Sur le champ de bataille jonché de morts, de blessés, de débris d'armures, de tronçons d'épées, de plumes noircies, de chanfreins ensanglantés, gisait le comte d'Egmont, auquel M. de Fonslebons avait cassé la tête d'un coup de pistolet.

Quand Henri, au retour de sa charge vertigineuse, couvert de sueur et de sang, de poussière et de fumée, le bras gonflé, l'épée ébréchée par les coups qu'il avait donnés sans compter, se trouvant trop faible pour continuer la lutte ou essayer la poursuite, se dirigea vers le bouquet de poiriers qu'il avait assigné aux siens pour rendez-vous, il n'avait plus auprès de lui qu'une douzaine de déterminés, de faucheurs comme lui, pour parer à un retour offensif, dont les premières balles tuèrent à ses côtés son capitaine des gardes, M. de Clermont d'Entragues.

Là il passa encore un mauvais quart d'heure. 11 attendait avec impatience, avec angoisse, que son panache blanc, agité par lui d'une main fiévreuse, ralliât autour de lui assez de monde pour résister à l'assaut d'un escadron composé de trois cornettes de Wallons, qui, placé hors de la troupe de Mayenne et entre deux bataillons suisses, était demeuré intact et marchait droit sur la petite éminence aux trois poiriers.

C'en était fait d'Henri, si s'apercevant du danger, et fidèles au plan concerté, d'Auvergne, Biron, Givry, d'Aumont, la Trémoille, abandonnant sur les deux ailes de l'armée de la Ligue une poursuite inopportune, n'avaient amené au roi successivement les renforts dont il avait un si pressant besoin.

Dès leur arrivée se mettant à leur tête, le roi chargea impétueusement l'escadron ennemi qui le menaçait, le tailla en pièces et s'empara de ses enseignes.

Ce dernier exploit acheva de démoraliser la cavalerie des ligueurs, qui, rompue à la fois au centre et aux ailes, se débanda précipitamment, une partie vers Chartres, le gros vers le bourg d'Ivry pour y passer la rivière.

C'est ce moment critique et décisif de l'action que rappelle l'obélisque d'Épieds, encore debout aujourd'hui.

Il restait toute l'infanterie de la Ligue, qui ne comptait pas moins de douze mille hommes. C'était un gros morceau à avaler, pour me servir de l'expression vulgaire et soldatesque, et dont il n'était pas facile de ne faire qu'une bouchée. Mais ces troupes encore fraiches étaient démoralisées par le spectacle de la déroute de la cavalerie, la perte de son soutien, la fatigue d'une longue attente, pire que celle de l'action, enfin la pensée qu'elles allaient avoir affaire à l'effort. de toute une armée réunie et à demi victorieuse.

Cette armée, à la vue d'Henri, revenant reprendre son poste de bataille, à la tête du corps du centre destiné à la plus rude besogne, éclata en transports de joie et d'espérance. Les acclamations spontanées de cette martiale ovation, présage heureux pour le succès de l'entreprise qu'allait diriger un général dont le miraculeux retour était ainsi salué par les siens, durent sembler un menaçant augure aux troupes de la Ligue.

Cependant c'étaient là de vieux soldats, blanchis sous le harnois, capables d'une résistance opiniâtre ; les bataillons suisses en particulier, paraissaient disposés à disputer chèrement à l'affront d'une défaite le traditionnel honneur de leur corps.

En voyant l'attitude déterminée de ces vieilles bandes, Henri pressentit que la fin de la bataille serait aussi rude que ses commencements, et il prit ses mesures en conséquence.

Après avoir renoncé à l'idée — qui avait déjà été fatale à Dreux, et y avait changé la victoire en défaite, — de faire attaquer par la cavalerie cette tuasse de douze mille hommes, maintenant d'un air si ferme le drapeau de la Ligue, il s'arrêta au dessein de concentrer sur cet effort toutes ses ressources disponibles en infanterie, c'est-à-dire la réserve du maréchal de Biron, autour de laquelle avaient fait la boule de neige tous les débris des corps maltraités pendant l'action, et son aile droite qui n'avait pas encore donné.

L'ordre fut donc donné au maréchal de Biron de commencer l'attaque.

Mais le bourru vétéran auquel son expérience, ses services et la nécessité de le ménager assuraient le privilège d'une rudesse de parole sous laquelle il dissimulait volontiers la duplicité des actes, répondit qu'il n'en ferait rien, qu'il ne s'agissait pas de risquer le gain, si chèrement acquis, de la première partie de la bataille, et d'abandonner la seconde au hasard. Il proposait de faire avancer du canon et de démolir et écraser à distance les murailles vivantes de cette forteresse humaine[19].

L'avis prévalut. Mais tandis qu'on se mettait en devoir de s'y conformer et q n'on plaçait en batterie, devant l'infanterie de la Ligue, les pièces destinées à la battre en brèche comme un rempart, Henri, cédant à la fois à une inspiration chevaleresque et à un scrupule de politique, voulut tenter d'acquérir, par la persuasion et l'intimidation, ce succès qu'il lui en coûtait de devoir au massacre de tant de braves gens.

Il fit sommer les bataillons suisses de se rendre, leur offrant de les recevoir à quartier. Il se ménageait la reconnaissance de la nation helvétique, en donnant aux troupes qu'il manifestait le désir d'épargner une marque d'estime et de pitié faite pour les flatter, pour les toucher, et les décider à un accommodement honorable.

Sentant la victoire impossible, en présence de l'artillerie qui allait les foudroyer, les Suisses posèrent les armes, levèrent les mains en signe qu'ils se rendaient, et envoyèrent leurs enseignes au roi. Henri les leur fit restituer aussitôt, par une courtoisie pleine de tact, et envoya les chefs au maréchal de Biron, pour en recevoir une capitulation de nature à les dédommager de n'avoir point combattu.

Les lansquenets de la Ligue invoquèrent en vain la faveur du même traitement. Le cri tout entier de l'armée s'éleva contre une clémence qui ne lui eût pas permis la juste vengeance de la trahison d'Arques. Les lansquenets, abandonnés aux représailles du soldat, subirent les lois de la guerre dans ce qu'elles ont d'inexorable, et expièrent, en trouvant la force implacable, le crime d'avoir abusé de la ruse. Ils furent taillés en pièces, et dans l'aveuglement de cette boucherie expiatoire, douze cents fantassins ligueurs, non mercenaires et non étrangers, partagèrent leur sort. Les efforts généreux et les menaçantes défenses du roi, qui criait, dès le début de la bataille : Tue l'étranger, sauve le Français ! préservèrent le reste. Tous les fantassins français qui se rendirent eurent la vie sauve ; on l'accorda en particulier aux vingt enseignes ou compagnies qui flanquaient les bataillons suisses.

Il était deux heures ; la victoire était partout acquise. Henri sut en profiter, et, dans une poursuite acharnée, il en épuisa les avantages jusqu'à une sorte d'extermination de l'armée ennemie.

Le duc de Mayenne, profitant du répit que lui avait laissé la négociation avec les Suisses, avait organisé hâtivement une retraite pareille à une fuite, et à la tête de huit ou neuf cents chevaux, passé l'Eure, dont il avait rompu le pont derrière lui.

Il laissait ainsi sans issue de salut une partie de sa cavalerie et les reîtres, que nous avons vus, dès leur première pistoletade, se réfugier dans un petit bois et refuser d'en sortir. Ces débris remplissaient le bourg d'Ivry, enfermés dans ce refuge par la rivière dont le passage était trop dangereux pour être tenté. Tandis qu'ils hésitaient, Henri, d'un côté, les cernait dans le bourg sous les piques du maréchal de Biron, tandis que de l'autre côté avec sa cavalerie, il allait chercher le gué praticable d'Anet.

Ainsi pris entre les deux branches d'un étau sans cesse resserrées, les reîtres furent étouffés dans un vain essai de résistance désespérée ; ce qui ne périt pas en se défendant fut noyé dans l'Eure et les marécages voisins, où avaient été acculés les fuyards ; cet épilogue de la bataille fut plus sanglant que la bataille même. Le roi poursuivit ces débris errants jusqu'à Rosny, à huit lieues du champ de bataille. Il était neuf ou dix heures du soir quand il descendit de cheval et se fit débotter. Il avait été en selle douze heures consécutives.

La bataille d'Ivry coûta à l'armée de la Ligue environ quatre mille hommes tués ou blessés et six mille prisonniers, son artillerie, son bagage et son trésor, vingt enseignes de cavalerie et soixante d'infanterie, sans compter les vingt-quatre que le roi fit rendre aux Suisses. Dans ce trophée figuraient le grand étendard rouge du général des Espagnols et Flamands, et la cornette blanche de Mayenne, tombée aux mains de Sully blessé, par le plus singulier des hasards de la guerre.

Plusieurs des principaux chefs ligueurs étrangers et indigènes, le comte d'Egmont, Éric, bâtard de Brunswick, d'Arconat et plusieurs seigneurs français de marque, tels que La Chasteigneraye, périrent dans le combat ou après l'action. D'autres furent blessés et faits prisonniers : le comte d'Ostefrise, colonel des reîtres, Bois-Dauphin, Fontaine-Martel, Medavy, Thenissé, Falandre, trois mestres de camp et divers autres chefs de corps.

Le roi, de sou côté, paya cher la victoire, puisqu'elle lui coûta plusieurs de ses plus braves et plus fidèles compagnons.

Parmi vingt-six gentilshommes d'élite qui succombèrent, il faut citer : MM. de la Vergne, de Crenay, Clermont d'Entragues, capitaine des gardes du corps ; Pas-de-Feuquières, neveu de madame du Plessis-Mornay ; de la Salle, frère du capitaine La Curée, et non moins intrépide que lui ; le marquis de Nesle, gendre du chancelier Hurault de Cheverny, qui, quoique capitaine de gendarmes, voulut combattre au premier rang des simples chevau-légers, et tomba percé de quinze blessures ; Théodoric de Schomberg, commandant des reîtres royaux, qui, abandonnant son corps pour combattre à côté d'Henri comme simple volontaire dans la cornette, scella de son sang la dette de reconnaissance contractée la veille ; M. de Longaunay, gentilhomme normand, âgé de plus de soixante-dix ans, mais qui n'avait pu résister à l'appel de son roi et la tentation d'une occasion de gloire.

Parmi les blessés, figuraient le baron de Biron, MM. d'Angennes, de Montlouët, l'Hospital, le comte de Choisy, Daillon, comte du Lude, François d'O, mais surtout Sully, qui n'était encore que Rosny, et qui nous a laissé de ses aventures pendant la bataille, où il paya si bravement de sa personne, un récit caractéristique et frémissant d'une vie intense, héroïque et comique à la fois, comme le temps et comme l'homme.

Nous ne résistons pas au plaisir de donner quelques traits de cet original et pittoresque récit de la bataille d'Ivry, prise au point de vue épisodique et familier, et d'achever ainsi, par l'impression de la chronique, celle de l'épopée, par l'effet de l'anecdote, celui de l'histoire.

C'est à la fameuse charge d'Henri à la tête de son escadron, suivie de la disparition de la cornette blanche, emportée à travers champs, dans la main de Pot de Rhodes, blessé, et d'une déroute partielle de la gauche de ce corps brillant, composé à la fois de gentilshommes bronzés au feu, et de jeunes courtisans qui le voyaient pour la première fois, c'est à ce moment que le baron de Rosny reçut sa première et multiple blessure.

Enfin, les ennemis firent jour ; plusieurs de l'escadron du Roy s'enfuirent et quasi toute la main gauche d'iceluy ; il y en eut de tuez et de blessez et force chevaux aussi ; vous et vostre cheval fustes renversez, vostre cheval blessé d'une mousquetade des enfants perdus, qui luy perçoit le nez et tout le col, et alloit sortir à la selle, et d'un grand coup de lance, qui vous emporta le molet de la jambe, et luy descousit deux pieds du ventre ; vous eustes encore un coup d'espée en la main, et un coup de pistolet en la hanche qui sortoit au petit ventre ; estant ainsi mal mené, vostre escuyer eut tant d'heur qu'il vous amena un autre cheval, sur lequel vous montastes assez légèrement, veu vos blesseures. Mais à la seconde charge, vous fustes encore porté par terre, vostre cheval tué, et vous blessé d'un coup de pistolet dans la cuisse et d'un coup d'espée à la teste ; avec tout cela, vous ne laissastes de vous relever ; mais à cette fois vous ne trouvastes nul des vostres, tellement que vous demeurastes dans le champ de bataille, sans sçavoir ou aller, n'y que faire, et voyant venir à vous un des ennemys, l'espée au poing pour vous charger, lequel infailliblement vous eut tué, car vous estiez sans casque, vous gagnastes un poirier que vous nous avez montré depuis deux fois, lequel avoit les branches si basses et si estendûes qu'il ne vous pût approcher ; et ainsi, après vous avoir tournoyé longtemps, il vous quitta...

Après avoir ainsi échappé, par un miracle tragi-comique, à un adversaire aussi empêché qu'acharné, grâce à ces branchages, derrière lesquels il bravait, comme dans une cage, le cavalier bardé de fer qui ne pouvait que tournoyer autour du poirier protecteurs comme autour d'une bague masquée, Rosny fut assez heureux pour rencontrer la Roche-Forêt. Celui-ci menait en main un petit courtaud dont il avait désarçonné le maître et dont il s'était emparé. Rosny, qui était un homme prévoyant, avait toujours sur lui, les jours de bataille, une provision d'or suffisante pour parer à tous les besoins d'une mésaventure qu'on répare plus facilement avec de l'or qu'avec du fer. Il bailla donc à son partenaire imprévu cinquante écus qu'il avoit dans sa pouchette, en échange de cette monture de hasard sur laquelle il se fit hisser à grand'peine par son compagnon de passage devenu plus tard son ami, en souvenir de ce service.

... Avec ce cheval vous en allant parmy le champ de bataille ainsy mal équippé, vous vistes venir à vous sept des ennemis, dont l'un porloit la cornette blanche et générale de M. du Mayne, lesquels se suivoient à la Ille, qui vous crièrent : Qui vive ? Vous leur dittes vostre nom ; lors le premier d'iceux vous dit : Nous vous cognoissons bien tous, nous voulez vous faire courtoisie, et nous sauver la vie ?Comment ! dittes-vous, vous parlez comme des gens qui ont perdu la bataille. — Est-ce tout ce que vous en sçavez ? respondirent-ils. Ouy, nous l'avons perdue, et si sommes trois qui ne nous sçaurions retirer, car nos chevaux sont comme morts. Aussi y en avoit-il deux qui n'alloient qu'à trois jambes, et l'autre, les trippes luy sortoient du ventre...

On devine la surprise et la joie de Rosny à cette bonne fortune inattendue, pour un blessé errant, de s'entendre offrir une escorte de prisonniers di primo cartello, dont le porte-étendard de l'armée ennemie.

Rosny n'eut garde de refuser l'aubaine et de ne point accorder quartier à des gens qui, moins démoralisés, et le sachant seul (ils le pensaient accompagné), eussent pu le prendre lui-même et le rançonner sans difficulté. Le marché fut vite conclu, et MM. de la Chasteigneraye, de Chanteloup, d'Anfreville et de Sigongne se rendirent à lui, ce dernier lui mettant en main la cornette blanche avec force belles paroles.

Les autres, qui étaient MM. de Nemours, chevalier d'Aumale et de Trémont, voyant les troupes royales s'avancer de leur côté, et se sentant mieux montés que leurs compagnons, se ravisèrent et tentèrent, avec succès, de fausser compagnie à leur vainqueur, qui n'en put mais. Adieu, monsieur, adieu, crièrent-ils à Rosny interloqué, nous nous sauverons bien encore, car nos chevaux ont bonnes jambes et bonne haleine ; mais nous vous recommandons ces quatre gentilshommes.

Ce disant, ils piquèrent des deux, et force fut à Sully de se contenter de la partie, de crainte de perdre le tout.

Ces trois seigneurs s'estant donc ainsi eschappez de vos mains, pour ce que vous ne les pouviez pas tenir, ny par persuasion ny par force, et les quatre autres vous estant demeurez avec la cornette blanche semée de croix noires de Lorraine, en mémoire des occis à Blois, d'autant qu'il leur estoit impossible de se retirer, vous pristes vostre addresse vers le gros des Suisses, tous lesquels (autant ceux du Roy que ceux de la Ligue) estoient les piques basses, et les harquebuses en jolie les uns devant les autres, en ordre de combat, sans néantmoins s'entre-donner aucun coup de pique, ny tirer une harquebusade ; plusieurs trouppes, tant d'une part que d'autre, couroient el vacquoient esparces dans le champ de bataille, les uns fuyant devant tout ce qu'ils voyoient de plus fort venir droit à eux, et les autres chargeans tout ce qu'ils voyoient avoir apparence d'ennemy, fut fort fut foible...

Au milieu de ce désordre du champ de bataille qu'il peint si naïvement et si malignement, Rosny échappa, avec son bonheur habituel, au danger d'être volé par les siens et d'être frustré de sa conquête.

... Tellement qu'une de ces trouppes, voyans ceux que vous aviez pris, avec des casaques de velours ras noir parsemées de croix de Lorraine sans nombre, en broderie d'argent, et cette cornette blanche aux croix ligueuses encore debout — car elle estoit entre les mains d'un des grands pages du Roy que vous aviez rencontré là par hazard, auquel vous l'aviez baillée en garde, ne la pouvant porter, à cause d'un grand coup d'espée que vous aviez dans la pointe du coude du bras gauche, et un autre moindre au poignet de la main droite — ; cette bande donc de gens de guerre s'envint droit à vous, comme en un butin certain et tout préparé ; mais vous estant advancé vers eux et ayant rencontré les sieurs de Chambray, Larchant, de Rolet, de Crève-cœur, de Palcheux, de Brasseuses et quelques autres de vos amis fort particuliers qui vous recognurent — mais plutost à la parole qu'aux lineamens du visage, d'autant que vous l'aviez tout tantoûillé de sang et de boüe —, et s'arrêtèrent à parler à vous, à quoy se joignit après peu à peu le surplus de leur bande, qui estoit commandée par le comte de Thorigny...

Ce dernier, voyant Rosny si maltraité, lui remontra qu'il serait fort en peine de conserver ses prisonniers, et qu'il devait avoir hâte plutôt de se faire panser. Rosny, crainte de plus fâcheuse rencontre, accéda donc à ces remontrances, et se déchargea d'une garde incommode sur le sieur de Thorigny, qui lui promit de lui rendre bon compte de ses prisonniers, surtout du sieur de la Chasteigneraye, son parent, qu'il était bien aise de préserver de toute male occurrence.

M. de Thorigny promettait là plus qu'il ne pouvait tenir, et il avait compté sans l'impopularité militaire de son parent, signalé par mégarde aux haines soldatesques qui parcouraient le champ de bataille, ivres de vengeance et de butin.

... Peu après il fut tué par trois hommes d'armes de la compagnie de M. d'O, qui avoient esté des gardes du feu Roy, lesquels l'ayant reconnu, sans le menasser, luy donnèrent chacun un coup de pistolet, en luy criant : Ah ! mordieu, traistre à ton Roy, tu t'es resjouy du meurtre de ton Roy et as porté l'escharpe verte de sa mort...

A ces farouches représailles, Rosny perdit une bonne rançon. Il la refusa généreusement de M. de Thorigny, qui s'en déclarait débiteur, par un scrupule dont les offres furent repoussées, ce dernier étant son ami particulier et étant assez marri de la perte de son parent pour qu'on n'ajoutât pas à ses regrets.

M. d'Andelot fut moins délicat que M. de Thorigny, et par un subterfuge peu honorable, chercha à disputer à Rosny sa conquête et à lui escamoter le trophée de la cornette blanche à la faveur d'une alerte propice à la supercherie. Mais Rosny n'était pas homme à lâcher sa proie, et devait, quelques jours après, se faire rendre solennellement justice contre son peu scrupuleux compétiteur, débouté avec humiliation de ses prétentions.

Pour le moment, toujours suivi de ses prisonniers, il alla chercher abri, à la tête du régiment de M. de Vignolles, pour éviter tous autres accidents.

... Et là, fustes-vous contraint de faire chercher un chirurgien pour vous faire bander cette grande playe de la hanche qui venoit sortir dans le petit ventre, par laquelle vous perdiez tout vostre sang, et de vous faire apporter du vin pour empescher l'esvanoùissement ou vous alliés entrer ; et en cette sorte vous vous conduittes jusqu'à Minets, où vous appristes que le Roy avoit passé la rivière d'Eure poursuivant la victoire, comme il fit jusqu'à Rosny, où il alla coucher chez vous.

C'est quelques jours après qu'eut lieu, entre Henri et Rosny, qui se faisait porter chez lui, cette rencontre pittoresque, théâtrale, comique et touchante, qu'il faut laisser raconter, à l'auteur des Œcomomies royales, dans ce langage dont rien ne saurait remplacer la rude et piquante saveur.

Le lendemain, ayant fait faire un brancard assez à la haste — à cause des nouvelles que vous eustes que Mantes capituloit, et que vous prétendiez au gouvernement — de branches d'arbre sans peler, accommodé de cercles de poinçons, vous vous listes porter à Rosny ; mais en arrivant par le costé de Sevrons, pour éviter les montées et descentes de la Rouge-voye et de Chastillon, vous vistes du haut du costau, la plaine d'alentour toute couverte de gens de cheval et de chiens qui chassoient, tirans vers le bourg, dans lequel estant aussi entré par l'autre costé, vous fustes rencontré par le Roy — qui revenoit du chasteau, y ayant esté prendre la collation — en l'équipage qui s'ensuit.

Premièrement marchoient deux de vos grands chevaux menez en main par deux de vos palefreniers, puis vos deux pages montez sur deux autres de vos grands chevaux, le premier desquels estoit vostre grand coursier gris, sur lequel vous aviez combattu la première fois, et qui avoit trois pieds de long de la peau de l'espaule droite et des costez fendus, du coup de lance qui vous avoit emporté la botte et un morceau du motet de la jambe ; et une harquebusade qui luy avoit traversé le nez et une partie du col, et luy estoit venue sortir dans la crinière près des panneaux de la selle, lequel après s'estre relevé sans selle s'en alloit courant par le champ de bataille, et enfin par un grand heur avoit esté repris par trois de vos harquebusiers qui avoient servi d'enfans perdus au combat.

Ce page avoit vestu vostre cuirasse et portoit la cornette blanche des ennemis ; et l'autre vos brassars et vostre casque au bout d'un bris de lance, d'autant que pour estre tout fracassé et enfondré de coups, il estoit impossible de le porter en teste ; après ces pages venoit le sieur de Maignan, vostre escuyer, ayant la teste bandée et le bras en escharpe à cause de deux playes, lequel estoit suivi de vostre valet de chambre Moreines monté sur vostre haquenée anglaise, lequel portoit vostre casaque de velours orangé à clinquant d'argent sur luy et en la main droite comme un trousseau de trophées, tout cela lié ensemble, divers morceaux de vos espées, pistolets et pannaches que l'on avoit ramassez.

Après cela vous veniez, dans vostre brancart, couvert d'un linceul seulement ; mais, par dessus, pour parade des plus magnifiques, vos gens avoient fait estendre les quatre casaques de vos prisonniers, qui estoient de velours ras noir, toutes parsemées de croix de Lorraine sans nombre en broderie d'argent, sur le haut d'icelles, les quatre casques de vos prisonniers avec leurs grands pannaches blancs et noirs tous brisez et despenaillez de coup ; et contre les costez des cercles estoient pendus leurs espées et pistolets, aucuns brisez et fracassez ; après lequel brancart marchoient vos trois prisonniers, montez sur des bidets, dont l'un, à sçavoir le sieur d'Anfreville estoit fort blessé, lesquels discouraient entr'eux de leurs fortunes, et des succez contraires aux espérances que M. du Mayne et le comte d'Egmont avoient données à un chacun, ne parlant deux jours devant la bataille que d'assiéger la ville où le Roy se retireroit, ne s'attendans nullement que le Roy se deut résoudre au combat, attendu l'inégalité de ses forces.

Apres ces prisonniers, marchoit le surplus de vos domestiques ; puis le sieur de Vassan qui voulut en arrivant porter vostre cornette, et à sa suite vostre compagnie de gens d'armes, et les deux compagnies d'harquebusiers à cheval des sieurs Jammes et Badet, qui avoient servi d'enfans perdus devant l'escadron du Roy, lors du combat ; tout cela fort diminué de nombre — car vous en aviez perdu plus de cinquante, tant des uns que des autres —, mais grandement augmentez de gloire, aucuns d'eux se faisans porter dans des brancars comme vous, d'autres ayans les testes bandées, ou les bras et les jambes en escharpe.

Le Roy et tous ceux qui estoient avec luy voyans cette espèce d'ovation, trouvoient cela bien disposé, encore qu'il eut esté faict par hazard, un peu entremeslé de la vanité du sieur de Maignan vostre escuyer, auquel le Roy en parla comme cela — car il le cognoissoit, son père ayant esté un de ceux qui ayda bien à le guarantir du péril d'Éause — et puis s'approchant de vostre brancart, vous dit :

— Mon amy — car ce prince, débonnaire comme vous sçavez mieux que nous, depuis que l'estant venu trouver au siège de Cbastellerault, vous luy apportastes nouvelles de sa réconciliation que vous aviez négociée en passant à Blois, avec le roy Henri III, ne vous appeloit ni ne vous escrivoit quasi poinct autrement, surtout lorsqu'il vouloit vous gratifier ou que vous aviez fait quelque action qui luy plaisoit — je suis très-ayse de vous voir avec un beaucoup meilleur visage que je ne m'attendois pas, et auray encore une plus grande joye si vous m'asseurez que vous ne courrez point fortune de la vie, ny de demeurer estropié — car pour les autres coups ce ne sont qu'autant d'accroissemens de gloire et par conséquent de contente-mens, lesquels font supporter patiemment toutes les douleurs des playes, comme je l'ay moy-mesme esprouvé — d'autant que le bruit couroit que vous aviez eu deux chevaux tués entre les jambes, esté porté par terre, saboulé et pétillé aux pieds des chevaux de plusieurs escadrons, et matrassé et charpenté de tant de coups que ce seroit grande merveille si vous en eschappiez, ou pour le moins ne demeuriez mutilé de quelque membre.

Auxquelles amiables paroles vous respondistes ainsi — car nous nous estions approchez tout contre le Roy tout expres pour entendre vos discours :

— Sire, Vostre Majesté m'apporte autant de consolation qu'elle m'honore excessivement, de tesmoigner un si grand soin de moy ; aussi n'ay-je point de paroles proportionnées à mes ressentimens ny condignes aux louanges que méritent vos vertus. Et partant, laissant les choses à moy impossibles, je luy dirai pour response à ce qu'elle désire, sçavoir : Que jay recogneu une tant visible assistance de la main paternelle de Dieu, parmy tant de diverses fortunes et bonnes et mauvaises qui m'ont esté occurrentes pendant la bataille, que la délivrance des uns et la gloire des autres en appartient à luy seul, qui a conduit favorablement les coups que jay recrus ; m'a tiré d'entre les pieds de plus de deux-mille chevaux qui m'ont passé sur le ventre ; et ce, croy-je, planté un poirier dans cette campagne arec les branches si basses qu'elles m'ont guarenty d'un coup, duquel jay veu tuer le pauvre Feuquères, et puis m'a fait tomber ès mains non-seulement trois des principaux gentilshommes de l'armée — dont en voilà deux au cul de mon brancart, qui payeront les chirurgiens et mes chevaux tuez — mais aussi une marque fort exquise et spéciale d'un bonheur non commun, qui est la cornette blanche du général de l'armée ennemie, que j'estime plus que tout le reste. Et quant à mes playes, elles sont, grâces à Dieu, en si bon estat, combien qu'elles soient fort grandes, et surtout celle de la hanche qui vient sortir au petit ventre, que j'espère, dans deux mois au plus tard, me trouver assez fort et dispost pour en aller encore autant chercher pour vostre service avec telle affection que je voudrois estre asseuré d'en recevoir autant à mesme prix.

Sur quoy le Roy repartit et vous dit :

Brave soldat et vaillant chevalier, qui sont, à mon advis, les tiltres les plus glorieux que l'on puisse donner à un homme d'honneur faisant profession des armes, j'avois tousjours eu tres-bonne opinion de vostre courage, et conceu de bonnes espérances de vostre vertu ; mais vos actions signalées en une tant importante occasion, et vostre responce grave et modeste qui attribue tout à Dieu, a surmonté mon attente, ayant bien jugé, comme c'est aussi mon advis, qu'il n'y a rien si mal séant à un homme de qualité, que d'user de vaines jactances, pour les choses signalées qu'il peut avoir faites, es-quelles son honneur et sa profession l'obligeoient : et partant, en présence de ces princes, capitaines et grands chevaliers qui sont icy pres de moy — desquelles les âmes généreuses, la fermeté de leurs cœurs, la force et la vigueur de leurs bras et l'affilé tranchant de leurs espées sont appuis qui maintiennent et illustrent ma personne et ma couronne —, vous veux-je embrasser des deux bras, et vous desclarer à leur veüe, vray et franc chevalier, non tant de l'accolade, tel que je vous fais à présent, ny de Saint-Michel, ny du Saint-Esprit, que de mon entière et sincère affection, laquelle jointe aux longues années de vos fidels et utiles services, me font vous promettre comme je faits aussi aux illustres vertus de tous ces braves et vaillans hommes qui m'escoutent, que je n'auray jamais bonne fortune, ny augmentation de grandeur que vous n'y participiez ; et craignant que le trop parler presjudiciât à vos playes, je m'en retourne à Mante ; et partant, adieu, mon amy, portez-vous bien, et vous asseurez que vous avez un bon maistre.

Et sur cela, sans vous donner le loisir de le répliquer, il prit le galop, et s'en alla continuer sa chasse dans vostre garenne d'entre Rosny et Mante[20].

Nous avons voulu donner cet épisode en entier, parce qu'il est de ceux qui éclairent le temps et les hommes, les mœurs et les caractères d'une lumière décisive et que rien n'obscurcit plus.

On devine que des blessures, pansées d'un baume si cordial, ne furent pas longtemps à se fermer, et que Rosny ne mit point deux mois à guérir. Il guérit, en effet, assez tôt pour venir, serviteur toujours fidèle, mais souvent mécontent, et qui n'oubliait jamais ni les intérêts de son maître ni les siens, chercher querelle au roi et le bouder à propos de ce gouvernement de Mantes, que des considérations politiques, supérieures à ses sympathies, obligèrent Henri de donner au duc de Montpensier.

Le roi laissa Rosny lui chanter pouille à son aise, épuiser sa colère, s'attendrir enfin devant sa douceur. Puis il le renvoya plus dévoué que jamais, quoique murmurant encore, ensorcelé par ce regard magnétique et ces gracieuses paroles dont il avait le secret. Il devait s'en servir pour s'attacher à jamais ses amis, séduire jusqu'à ses ennemis, et enfin recevoir, de l'amour de ses sujets, cette couronne de la popularité que la naissance ne donne point et qu'aucune autre ne saurait remplacer.

C'est avec cet art magique, d'autant plus efficace qu'il semblait s'abandonner seulement à son naturel dans ces mesures habiles, inspirées par une profonde connaissance des hommes, et improviser ce qu'il avait longuement médité, qu'il multiplia, pour le bien de son service, pour l'émulation et la récompense de ses serviteurs, les fruits de cette victoire d'Ivry, et ne cessa de les féconder.

C'est ainsi qu'au souper qu'il fit en public à Rosny le soir de la bataille, il rompit avec l'étiquette, admettant à l'honneur de sa table les généraux qui avaient combattu à ses côtés. Instruit de l'arrivée du maréchal d'Aumont, qui avait, au début de la bataille et à son milieu le plus critique, contribué deux fois au succès d'une façon décisive, il se leva pour aller le recevoir au bas de l'escalier, l'embrassa tendrement et lui fit gracieusement fête ; en le saluant d'un compliment et d'un souvenir charmants, surtout le soir d'une victoire :

Puisque vous avez honoré mes noces de votre présence, il est juste qu'à mon tour je vous fasse les honneurs de chez moi.

Pendant le repas, il rendit justice à tout le monde, n'oubliant que lui seul, et loua chacun des acteurs, de la façon la plus faite pour le récompenser de son rôle dans l'action et dans le succès. Il remercia jusqu'aux simples soldats qui s'étaient le plus distingués. Il publia tous les noms et tous les services dans la lettre-circulaire officielle qu'il adressa aux provinces pour leur rendre compte de la journée d'Ivry, dont ce bulletin est, avec celui d'Arques, le trophée historique. Enfin, quand on lui présenta les prisonniers, il eut pour tous un accueil consolant, pour tous des mots flatteurs, qui lui gagnaient ceux qu'il avait conquis.

Le lendemain d'Ivry semblait devoir être la veille du triomphe définitif d'un tel général et d'un tel roi. Partout la fortune apaisée semblait sourire aux armes d'un prince qui se battait si bien. A la nouvelle de sa victoire, adressée de sa main à ses meilleurs amis, ceux-ci mettaient une coquetterie héroïque à répondre par des nouvelles semblables.

Il écrivait à François de Chabannes, marquis de Curton, l'un des chefs de son parti en Auvergne :

Curton, je viens de battre mes ennemys dans la plaine d'Ivry, je ne tarde pas à te l'écrire parce que personne n'en recevra la nouvelle avec plus de plaisir que toy. Ce 14 mars, à neuf heures du soir.

Le même jour et à la même heure, par une coïncidence faite pour frapper, Curton adressait au roi la dépêche suivante qui se croisait avec celle d'Henri :

Sire, je viens de battre vos ennemis dans la plaine d'Issoire. Le comte de Randan, qui les commandoit, vient de mourir de ses blessures. Mon fils a été aussi blessé, mais j'espère qu'il n'en mourra pas. Rastignac, Lavedan, Chazeron ont faict des merveilles. J'enverray demain un plus long détail à Vostre Majesté. Ce 14me mars 1590, à neuf heures du soir[21].

Le 14 mars était un jour réservé à un triple revers pour l'Union. Ce même jour Lansac, un des chefs ligueurs, échoua dans une tentative pour surprendre le Mans, et ne revint la renouveler avec des renforts, fournis par le duc de Mercœur, lieutenant de Mayenne en Bretagne, que pour être battu une seconde fois. Pendant que l'Estelle et du Hertray délivraient ainsi le Maine de la Ligue, Sobole et Moret des Réaux défirent les Espagnols, dans le pays Messin, et taillèrent en pièces le régiment de Nervèze. Ces divers combats ne coûtèrent pas moins de quatorze mille hommes à la Ligue, qui, du 14 mars au 11 avril 1590, ne compta pas de jour sans revers. Elle ne s'en montra que plus implacable, puisant dans son désespoir de nouvelles forces, trouvant toujours dans l'aveuglement populaire, le fanatisme religieux et l'ambition étrangère, d'inépuisables secours, et renaissant, plus vivace que jamais, avec de nouvelles têtes, comme l'hydre de la Fable, du sang de ses têtes coupées.

La victoire d'Ivry, si glorieuse pour Henri, devait être aussi stérile, politiquement parlant, qu'elle fut moralement féconde. Elle lui conserva ses amis, lui gagna quelques amis de plus, le préserva du coup mortel que Mayenne allait lui porter. Mais elle ne le délivra point de la guerre. Elle ne lui permit point l'entrée dans Paris, dont à chaque succès, il venait en vain essayer de forcer les portes. Enfin, elle jeta dans la lutte rallumée, non un ennemi nouveau, car l'Espagne était depuis longtemps l'alliée et le complice secret de l'anarchie française, mais un adversaire déclaré, menaçant à la fois le roi et le royaume par cette intervention ouverte, implacable, tyrannique de Philippe II dans les affaires de la Ligue, qu'il allait désormais diriger au gré de ses vues usurpatrices, traitant Mayenne en maître et Henri en rival.

Henri essaya vainement, en général et en politique, de prévenir, par un coup décisif, l'atteinte de ces armes nouvelles que forgeait et empoisonnait contre lui le fanatisme romain, dominé par l'ambition espagnole. Tandis que Mayenne cherchait à rassembler et à incorporer, dans les débris de l'ancienne, une nouvelle armée, tandis que Philippe préparait ces renforts qui devaient se faire attendre cinq mois, Henri ramassait toutes ses forces pour un effort suprême tenté sur la capitale déçue, mécontente, découragée, affamée, désarmée — elle n'avait plus qu'un canon qui ne fût pas hors d'usage —, démantelée, mal défendue par l'Union divisée et des murs en ruines.

Mais s'il était prêt à profiter de l'occasion, il n'entrait pas dans le plan des amis ambitieux et cupides qui lui mesuraient leurs services de façon à les faire toujours durer, de le voir réussir assez vite pour pouvoir s'en passer. L'entrée dans Paris ne faisait l'affaire ni des catholiques ardents, qui ne s'accoutumaient point encore à l'idée d'un roi huguenot, même avec l'espoir de sa conversion, ni des grands seigneurs rêvant l'indépendance féodale, ni des maréchaux comme Biron, qui préféraient les profits de la guerre à l'honneur de la victoire.

Les Suisses se mutinèrent, refusant de marcher jusqu'au payement de l'arriéré de leur solde.

D'O et les intendants, par négligence ou inertie calculée, laissèrent l'armée manquer de provisions, d'argent, de munitions, à ce point que le roi dut attendre les poudres et les boulets que l'on envoyait d'Angleterre.

La mauvaise saison se mit de la partie, et des pluies continuelles empêchèrent le départ de l'armée ou contrarièrent sa marche.

Bref, du 18 mars au 1er avril, Henri fut réduit, par ce concert de mauvaises volontés qui, autour de lui, paralysait systématiquement ses efforts, à une inaction durant laquelle il perdit l'occasion décisive, principal fruit de la glorieuse et précaire victoire d'Ivry.

Le témoignage de Sully indigné est explicite et confirmé par Mézeray sur ce point des dissensions et des trahisons intestines qui firent avorter le plan d'Henri IV[22].

Le duc de Nemours, désigné par Mayenne pour commander dans Paris et les Seize mirent à profit le répit qui leur était donné par les serviteurs du Roi conjurés avec eux. Ils firent entrer dans Paris quinze cents lansquenets, commandés par le comte de Collalte, un pareil nombre de soldats fournis par les détachements qu'on avait répandus auparavant dans les places voisines de la capitale, Meaux et quelques autres villes, et ils joignirent ces troupes régulières à la milice bourgeoise. Ils ramassèrent des vivres et des provisions pour nourrir Paris pendant un mois ; ils réparèrent les murailles et les mirent en état de soutenir les attaques de l'ennemi ; ils firent couler soixante-cinq canons, et fabriquèrent un amas de poudre suffisant pour les servir. Ils dissipèrent les craintes et l'abattement du premier moment ; ils firent prédominer chez les masses le souvenir des cruautés dont elles avaient été victimes lors de j'attaque des faubourgs de Paris, le sentiment de la confiance dans leur nombre et la passion pour la défense de leur religion. Tel était l'état dans lequel ils avaient mis Paris quand le Roi, sorti des embarras où de coupables calculs l'avaient jeté, put enfin faire agir ses troupes dont le nombre n'excédait pas alors treize mille hommes[23].

Avec une armée aussi chétive en comparaison du but à atteindre, Henri ne pouvait songer à étreindre la cité rebelle, mise en état de résistance, défendue par trois mille hommes de troupes régulières et quarante mille bourgeois armés et fanatisés. Il fallait renoncer aux chances redoutables d'un assaut, suivi, en cas de succès, d'une guerre de barricades. Dans une si difficile et précaire victoire, une armée pouvait fondre insensiblement et être ensevelie dans son triomphe. Que serait-ce, en cas de défaite ?

Henri refusa de tenter la fortune de l'assaut, et même d'essayer un investissement dérisoire. Mais par un juste milieu qui conciliait les scrupules du politique et les prévisions du général, il se prononça pour le système du blocus qui lui permettait de soumettre Paris en l'épargnant, et de réduire à accepter leur salut de leur roi ces sujets qu'il aimait malgré leur ingratitude[24], ces enfants prodigues pour lesquels il se sentait ce cœur de père qui frappe à côté, comme a dit la Fontaine.

Dans cette vue, il s'empara de Corbeil et de Lagny (1er et 2 avril), puis successivement, dans le cours de ce mois, de Melun, Moret, Crécy, Provins, l'une des principales villes de la Brie ; Montereau, Nogent, Bray-sur-Seine. Le 25 avril, il conduisit ses troupes devant Paris. Le 8 mai, il fit placer son canon sur les buttes de Montmartre et de Montfaucon ; le 9, il prit Charenton et Saint-Maur ; quelques jours après il contraignit Beaumont-sur-Oise à capituler. En joignant ces villes à celles qu'il possédait déjà, il se trouva maitre de tous les passages qui amenaient des vivres des provinces à Paris ; du haut et du bas de la Seine, par Melun, Corbeil, Saint-Cloud, Poissy, Meulan, Mantes ; des affluents de la Seine, du Loing et de Monne, par Moret et Montereau ; de la Marne, par Charenton, Lagny, le pont de Gournay ; de l'Oise, par Compiègne, Creil et Beaumont. Paris dès lors ne reçut plus de provisions par eau, et ne tira plus qu'une petite quantité de subsistances des campagnes les plus rapprochées et de la seule Ile-de-France[25]...

Dans les premiers jours de mai, les effets du plan royal commencèrent à se dessiner dans leur menaçante logique.

Malgré tous les efforts du charlatanisme des meneurs de la Ligue pour entretenir le feu sacré du fanatisme populaire, malgré les processions de moines enrégimentés, les renouvellements solennels à Notre-Dame du serment de haine à l'hérétique, la réalité trop certaine de la disette ne tarda pas à refroidir de décevantes espérances, et les fumées des cerveaux enfiévrés ne purent empêcher de se faire sentir les murmures de l'estomac.

Profitant habilement de ces dispositions, exploitant avec succès l'opportune mort du vieux cardinal de Bourbon, décédé le 9 mai dans sa prison de Fontenay, en Poitou, et la disparition de ce fantôme de roi, qui ne tiendra dans ce livre que la place qu'il tint dans l'histoire, celle d'une parenthèse, les politiques, ou partisans des idées de modération, de transaction, firent à la cause royale et nationale une propagande assez fructueuse pour assurer en peu de temps, grâce à des défections encouragées à la fois par la sympathie et la nécessité, par la raison du plus fort s'ajoutant à la raison du droit, le triomphe d'une majorité nouvelle.

Cette contre-Ligue, qui contre-minait la Ligue, eût réussi sans doute à forcer la voie aux négociations ou à favoriser le succès d'un assaut décisif, si, comme toujours, les ennemis d'Henri n'eussent trouvé, parmi ses amis et jusque dans son propre entourage, leurs meilleurs et leurs plus dangereux auxiliaires, ceux dont on ne se défie point, ou qu'on n'ose punir, tant la nécessité et l'intimité les ont rendus presque inviolables.

Nous avons expliqué les motifs d'intérêt, d'ambition, de jalousie, qui provoquaient, chez la plupart des lieutenants

d'Henri, le désir de voir la guerre se prolonger avec leurs services. Henri, au contraire, aspirait non moins vivement à achever la guerre pour commencer à régner.

Des hommes capables de telles arrière-pensées n'étaient point inaccessibles à la corruption, et devaient pratiquer sans vergogne le commerce lucratif des sauvegardes occultes et des ravitaillements clandestins.

C'est ce que firent les chefs qui semblaient les plus loyaux et les plus incapables de se prêter à de tels accommodements, jusqu'à Givry, lui-même. Ce premier fidèle du camp de Saint-Cloud, un des héros d'Ivry, Givry, aussi faible contre la tentation qu'il était inaccessible à la crainte du danger, laissait entrer chaque jour des vivres et des provisions dans la capitale assiégée, par ces mêmes passages de Charenton et de Conflans, dont il avait l'illusoire garde.

Pour être juste, il faut tenir compte, dans l'appréciation d'un tel fait, du relâchement de la discipline, de la pénurie de la plupart des seigneurs, qui n'étaient point soldés et faisaient à leurs frais une guerre onéreuse, enfin, des relations de parenté, d'amitié, d'intérêt, dont la guerre n'avait pu si bien trancher tous les liens qu'il n'en eût beaucoup survécu entre les assiégés et les assiégeants, la même famille comptant souvent des membres dans les deux partis.

Il y a donc lieu de peser toutes ces considérations atténuantes dans la balance où il faut mettre, non sans regret, les 45.000 écus de la honteuse rançon de ses complaisances, payée à Givry, qui n'était pas le seul, on peut le croire, à exploiter et à mettre en rapport le siège de Paris, mais dont la fortune est signalée par les historiens vengeurs comme s'étant faite aux dépens des succès de son maître. De Thou et Palma Cayet s'accordent à reconnaître que ceste seule action de Givry fut cause de faire opiniastrer Paris contre le Roi, et échouer l'entreprise formée par lui sur ceste ville. Sully n'est pas moins explicite :

... Si le Roy eut esté bien servy, et que la pluspart des capitaines et gens d'authorité n'eussent point permis l'entrée des vivres, pour en retirer des escharpes, plumes, estoffes, bas de soie, gans, ceintures, chapeaux de castor, et autres telles galantises, il leur eut esté impossible d'attendre le secours du prince de Parme... l'arrivée duquel fit lever le siège...

Déduit au lent succès d'un blocus dont ses propres lieutenants traversaient les effets, Henri résolut de le resserrer de façon à rendre les communications moins faciles, et surtout de priver la ville des ressources suprêmes qu'elle tirait de la ceinture de marais cultivés qui continuait celle des faubourgs, et par où elle entretenait encore sa détresse.

Le 9 juillet, Henri prit Saint-Denis, puis Dammartin. Encouragé par des renforts reçus des provinces du Centre et du Midi, qui portèrent son armée à vingt-cinq mille soldats, le roi attaqua à la fois, le 27 juillet, les dix faubourgs de Paris, et s'en empara, tenant sous son canon les dix portes par lesquelles Paris respirait et s'alimentait encore furtivement.

Dès ce moment, la famine succéda à la disette, et la terreur put seule prolonger les forces du désespoir dans cette population de deux cent mille âmes, condamnée à périr tout entière, immolée à la haine ou à la peur de ces outranciers du temps, pareils à ceux du nôtre, qui, en 1590 comme en 1870, imposaient, après avoir bien dîné, l'héroïsme à des affamés. Le mot est applicable, dans tous ses sens les plus douloureux, à la situation d'une ville dont les angoisses et les féroces sacrifices de certains naufrages, comme celui de la Méduse, peuvent seuls traduire l'agonie.

La bouillie d'avoine et de son, qui tenait lieu de pain, devint le luxe des riches. Le peuple fut réduit à manger les chiens, les rats, les herbes crues, les débris jetés dans les ruisseaux. Quand ces hideux aliments lui manquèrent, il s'en prit aux cadavres mêmes, puis aux os de ses pères. Une femme mangea ses enfants morts et peu après expira elle-même de remords et d'horreur. Les gens du peuple firent du pain avec les os, broyés du cimetière des Innocents (16 août) : c'est ce que l'on nomma le pain de madame de Montpensier. Cette nourriture était aussi meurtrière que la faim : ils mouraient à tas dans les rues ; chaque jour il en périssait deux cents, trois cents ; les bras ne suffisaient pas pour les enterrer ; trente mille succombèrent par le supplice de la faim[26].

Tandis que les princes lorrains, qui préféraient tous les désastres à la ruine des espérances de leur ambition et de

leur orgueil, tandis que les Seize, qui se cramponnaient à leur tyrannie de toute la crainte d'une juste expiation de leurs crimes, se raidissaient contre l'horreur et la pitié, et restaient aveugles et sourds aux maux dont ils étaient la cause, le cœur d'Henri saignait.

Ses yeux se mouillaient de larmes à la vue de cet acharnement d'un peuple fanatisé refusant de se jeter dans les bras de son roi, ouverts pour l'embrasser.

Il feignait de ne pas voir les convois furtifs de paysans amenant quelques vivres à la ville affamée, et il encourageait, en ne les punissant pas, les ruses généreuses de ses soldats, tendant du pain aux assiégés au bout de leurs piques.

Au dernier moment il n'y tint plus et se prêta à tous les accommodements implorés de lui, s'efforçant de concilier la nécessaire rigueur envers les coupables et les endurcis, avec la clémence due aux repentants ou aux innocents.

Un chroniqueur contemporain a naïvement et éloquemment rendu les sentiments qui s'agitaient en lui durant ce noble combat entre la sévérité du roi et la miséricorde du père.

Il ne faut pas, dit-il, que Paris soit un cimetière ; je ne veux pas régner sur des morts ; et encore : Je ressemble à la vraie mère de Salomon, j'aimerois mieux n'avoir point de Paris, que de l'avoir déchiré en lambeaux. Aimant mieux faillir aux règles de la guerre qu'à celles de la nature, consultant la sienne, qui a toujours esté pleine de clémence, rompant la barrière des lois militaires, et considérant que ce pauvre peuple estoit chrétien, et que c'estoient tous ses sujets, il accorda premièrement passeport pour toutes les femmes, filles, enfants et escoliers qui voudroient sortir. Lequel s'estendit enfin à tous les autres, jusques à ses plus cruels ennemis, desquels même il eut soin de commander qu'ils feussent humainement receus en toutes les villes où ils se voudroient retirer. Ce départ de toutes les bouches inutiles eut lieu le 20 août[27].

Cette longanimité et cette magnanimité d'Henri, il faut le reconnaître à son honneur, devaient finir par lui faire manquer le succès, en fournissant à ses ennemis, qu'il ne put se résigner à accabler, le temps de ménager et d'attendre la diversion libératrice.

Quand des complots significativement nommés Journées de la paix et du pain, éclatant à onze jours de distance, dans le but de livrer la ville au roi (27 et 28 août) firent sentir aux chefs de la Ligue la nécessité de paraître céder au vœu populaire, ils entamèrent avec Henri des négociations illusoires, qu'ils traînèrent habilement en longueur, avec sa généreuse crédulité pour complice.

D'un autre côté, ses propres lieutenants le tenaient systématiquement inactif et mal informé, interceptant les nouvelles et lui cachant jusqu'aux mouvements de l'armée espagnole de secours, dont il n'apprit l'entrée en France que lorsqu'elle arrivait à Meaux.

A ce moment ce fut bien pis. Quand le roi fut informé que Farnèse, duc de Parme, parti des Pays-Bas à la tête de treize mille hommes, avait opéré à Meaux sa jonction avec les troupes du duc de Mayenne, il se hâta d'agiter dans son conseil les mesures propres à paralyser les effets de cette jonction et à isoler l'armée de secours de la ville assiégée.

Il le pouvait en se portant hardiment, avec le gros de ses forces, au-devant des ligueurs et des Espagnols réunis, et en leur barrant le passage dans la favorable position de Claye, à trois lieues en deçà de Meaux.

C'est alors que le maréchal de Biron, jouant le rôle d'un complice secret et d'un tacite allié de l'ennemi, insista si impérieusement pour la position de Chelles, qu'il la fit préférer, par un avis que le duc de Parme eût volontiers payé bien cher.

Le résultat de cette manœuvre fut de laisser le passage libre vers Paris dégarni (dont un corps de cavalerie eût suffi à garder les abords) à l'armée de secours, qui se trouva être, sans coup férir, une armée de délivrance.

N'ayant pu empêcher, grâce à sa connivence ou à sa mauvaise volonté — car une telle faute de manœuvre ne pouvait être, de la part d'un homme comme le maréchal de Biron, que volontaire — Paris de se ravitailler, Henri résolut de ne pas permettre à Farnèse de sortir impunément des marais de Chelles. Il voulait l'y acculer à la nécessité de faire retraite ou d'accepter une bataille hasardeuse. Car Henri disposait encore de vingt-cinq mille hommes d'élite, la plus belle armée qu'on eût vue en France de mémoire d'homme.

C'est alors qu'éclatèrent, de la façon la plus imprévue et la plus fatale, les vices de cette organisation militaire qui mettait tour à tour le général à la discrétion des impatiences ou des répugnantes d'une armée de volontaires auxquels il commandait en apparence et obéissait en réalité.

 Il s'agissait uniquement pour le Roi que son armée restât en corps et tint ferme pendant un mois. La déplorable indiscipline de ses serviteurs tira d'un seul coup son ennemi des plus redoutables difficultés, et lui enleva à lui-même sa dernière chance de réussite. Les gentilshommes, qui servaient à leurs frais, avaient épuisé leurs ressources ; prêts à affronter la mort au jour d'un combat, ils refusaient de subir les fatigues d'une guerre, même courte, ajoutée sans interruption aux fatigues du blocus. Ils exigeaient impérieusement la bataille sur-le-champ ou le départ. Pendant les dix jours que l'on resta en présence de l'ennemi, la défection commença dans le camp royal. Vainement il leur fut représenté qu'ils avaient devant eux l'Espagnol qui, depuis le temps de Charles-Quint, depuis soixante ans, complotait tantôt par la force, tantôt par les intrigues, la ruine de la France, et qui à présent envahissait son territoire.

Vainement, il leur fut demandé avec prières, avec supplication, de ne pas refuser au Roi et à la patrie les moyens de l'écraser. Henri ne put obtenir d'eux cet acte de patience, de constance guerrière, de dévouement. Il fallut qu'il accordât un congé qu'on voulait prendre, qu'on prenait déjà.

Le 11 septembre, il divisa l'armée en deux parts. Il renvoya dans leurs provinces tous les chefs non soldés, les gentilshommes avec les hommes de leur suite, qui partirent pour la Touraine, le Maine, l'Anjou, la Normandie, la Picardie, la Champagne, la Bourgogne. Quant aux troupes soldées, il en garda un corps auprès de lui et distribua la masse en fortes garnisons dans les villes voisines de Paris : Melun, Corbeil, Senlis, Meulan et Mantes[28].

Ainsi, Henri longtemps maître, s'il n'eût dépendu de son armée, de prendre une initiative triomphante, se trouva réduit à une expectative précaire. Ainsi fondit, aux feux d'un mécontentement nostalgique, vaincue par l'ennui, cette armée qui eût été, avec d'autres habitudes et un autre chez, invincible. Ainsi Henri perdit le fruit d'une campagne de six mois, subitement stérilisée. Ainsi, il toucha, une fois de plus, au fond le plus amer des disgrâces de la fortune au moment où il semblait avoir conquis enfin ses faveurs. Ainsi enfin, Paris, délivré de la faim pour retomber dans la servitude, dut à un revirement inattendu de reprendre sous le joug espagnol une précaire liberté, et de se disputer encore trois ans à une soumission bienfaisante.

Le 17 septembre, Mayenne entra dans Paris, le duc de Parme prit successivement Saint-Maur, Charenton, Corbeil, et acheva de dégager Paris et ses communications nourricières. Toutefois, vivement et fâcheusement harcelé par les troupes royales, il dut borner son succès à avoir empêché celui d'Henri, et à regagner, par une retraite impunie, ses cantonnements d'hiver dans les Pays-Bas (1-29 novembre).

Il laissait à Henri, avec le regret de n'avoir pu l'arrêter, l'espérance de le faire plus tard, après avoir corrigé les défectuosités d'un instrument d'organisation militaire si décevant, après avoir mis à profit la leçon des fautes qu'il avait subies plutôt qu'il ne les avait commises, après avoir raffermi, en Europe et en France, ce prestige d'Ivry, qui lui avait ramené le duc d'Épernon, le duc de Nevers et le parlement de Bordeaux, dont l'échec sous Paris refroidissait déjà le tiède dévouement.

 

 

 



[1] Histoire du règne de Henri IV (depuis août 1589), par M. Auguste Poirson, 3e édit., t. I, p. 27-29.

[2] Histoire du règne de Henri IV, par M. Auguste Poirson, t. I, p. 63-64.

[3] Poirson, t. I, p. 66.

[4] Histoire du règne de Henri IV, par M. Poirson, t. I, p. 80-81.

[5] Poirson, t. I, p. 111.

[6] Poirson, t. I, p. 121-122.

[7] Poirson, t. I, p. 124.

[8] Poirson, t. I, p. 140.

[9] Poirson, t. I, p. 140-141.

Le témoignage de Sully confirme l'appréciation de l'historien sur les causes de l'échec d'Henri IV sous Paris, en même temps qu'il fait ressortir les considérations par suite desquelles il y eut moins lieu de regretter cette issue d'une entreprise prématurée, et dont le succès eût pu être fort décevant. Voici les paroles de Sully, qui nous révèle la grossièreté des mœurs militaires d'un temps où le pillage s'ajoutait au massacre pour dégoûter les Parisiens de se rendre trop vite :

Lors, l'on commença à piller (après le massacre du faubourg Saint-Germain) ; vous et huict ou dix des vostres ne listes qu'entrer et sortir dans six ou sept maisons où chacun gagna quelque chose, et (lui rappellent ses secrétaires), y eustes par hazard quelque deux ou trois mille escus qui vous furent baillez pour vostre part. lie là vous advançastes vers la porte de Nesles qui estoit demeurée ouverte, si bien que quinze ou vingt de vous austres entrastes dans la ville quasi jusques vis-à-vis du Pont-Neuf, d'ou l'on vous lit bien retirer ; si les trouppes eussent esté presles à donner par là, je croy que la ville se pouvoit prendre ; mais peut-estre que l'armée se fut perdüe dedans ; et si celuy qui estoit envoyé pour rompre le pont de Saint-Maxent, eut bien faict son devoir, il y a grande apparence qu'elle se fût rendüe ; M. du Mayne ne pouvant y arriver à temps.

[10] Poirson, t. I, p. 140-141.

[11] Le Roy entra dans le fort (de Meulan) et le lendemain il monta au haut d'un clocher dont il fut contraint, aussi bien que tous vous autres, de descendre un Mon et une corde entre les jambes, d'autant que les ennemis avoient, de trois ou quatre voilées de canon, couppé toute la petite montée (l'escalier) et y tiroient tousjours. L'après-disnée, le Roy voulut loger quatre pièces pour tirer dans la ville et se mit en colère contre vous, de ce que l'en vouliez empescher, luy disant : Par Dieu, Sire, s'ils entendent leur mestier, ils mettront bien-tort vostre canon le ventre au soleil ; comme ils n'y faillirent pas, et fallut attendre la nuict pour les retirer. (Mémoires de Sully.)

[12] Poirson, t. I, p. 174.

[13] Poirson, t. I, p. 184-185.

[14] Poirson, t. I, p. 186.

[15] Poirson, t. I, p. 195.

[16] Poirson, t. I, p. 197.

[17] Poirson, t. I, p. 205-206.

[18] D'Aubigné, t. III, livre III, ch. V, p. 321

[19] C'est la manœuvre décisive de Fontenoy contre le grand carré anglais, manœuvre dont l'inspiration aurait été due à Bussy, selon les uns, à Richelieu, suivant d'autres, et qui se trouve ainsi avoir été imitée d'Ivry, d'Henri IV et du maréchal de Biron.

[20] Œconomies royales ou Mémoires de Sully, édition Michaud et Poujoulat, t I, p. 75 à 80.

[21] De Saint-Foix, Histoire de l'ordre du Saint-Esprit, t. II, p. 39, 40. Paris, Pissot, 1775.

[22] Sully, éd. Michaud, c. CXLVIII et XXX, t. I, p. 636 et 80 A. — Mézeray, t. p. 775-776. — Poirson, t. I, p. 236.

[23] Poirson, t. I, p. 239.

[24] Mes charmants vilains sujets, disait plus tard, avec une mélancolique malice, la reine Marie-Antoinette.

[25] Poirson, t. I, p. 240-241.

[26] Poirson, t. I, p. 244.

[27] Poirson, t. I, p. 245.

[28] Poirson, t. I, p. 250.