Nous ne saurions donner un autre titre à ce chapitre, que rempliront d'une horreur et d'une pitié shakespeariennes les incidents les plus émouvants, les trépas les plus imprévus, multipliés par la Mort qui, lassé de l'intrigue, précipite l'action, et tranche avec sa faux tous les nœuds qu'elle ne peut dénouer. C'est ainsi que disparaîtront tour à tour de la scène, brusquement effacés, tous les acteurs principaux qui l'occupent encore et s'y disputent le premier rôle. Catherine de Médicis, Henry de Guise, le cardinal son frère, le cardinal de Bourbon, rival caduc du plus vivant des héritiers, iront rejoindre : l'une ses fils, François II et Charles IX, morts si précocement du poids de la couronne, et ce duc d'Alençon, puis d'Anjou, mort non moins prématurément du désespoir de ne pouvoir la porter ; les autres leur charmante et malheureuse nièce, cette Marie Stuart, victime des représailles provoquées par leur ambition et leur fanatisme. La Ligue elle-même va tomber, frappée au cœur par le poignard qui vengera à Blois, sur la personne de ses chefs usurpateurs, l'injure de la royauté. Mais elle n'expirera point sans une suprême victime. Son agonie désespérée enfantera l'assassin du roi assassin, et Jacques Clément entraînera dans la mort Henri III, atteint aux entrailles par le même couteau qui a jeté le grand Guise sur le carreau de la fatale chambre du château de Blois. Tels sont les événements qui vont se dérouler sous nos yeux et aplanir à Henri de Navarre les voies de ce trône vers lequel il se fraye de son côté le chemin par l'épée, s'approchant et s'éloignant du but tour à tour ; car si Henri s'est montré à Coutras capable de remporter une victoire et de l'ennoblir par la générosité et la clémence, il n'a point encore acquis au même degré l'art d'en profiter. La plupart des historiens contemporains regrettent que cette belle journée du 20 octobre 1587 ait été plus féconde en espérances qu'en réalités, et que le fruit promis par une si belle fleur ait été longtemps à mûrir. Quelques-uns, d'Aubigné notamment, accusent Henri de ce retard et lui reprochent la même faute qu'à Annibal. Malgré certaines apparentes, nous ne croyons point que la responsabilité de la stérilité de la victoire de Coutras doive incomber exclusivement à Henri. Il est incontestable qu'il essaya de recueillir par des négociations opportunes les avantages qu'il ne pouvait retirer immédiatement d'un succès plus brillant que solide, et que l'enivrement insoucieux que lui prêtent des censeurs excessifs, entra dans l'avortement passager de ses efforts, pour moins que l'ingratitude des circonstances. M. de Musset-Pathay a publié, comme témoignage de l'activité et de l'habileté du roi de Navarre, une lettre adressée par lui à Henri III, dès le lendemain de Coutras, 21 octobre, dont le texte nous semble, de même qu'au savant éditeur des Lettres missives, maladroitement retouché, mais dont tout permet de considérer les idées et les sentiments comme authentiques. Voici ce document, qui respire, à travers ses défectuosités et ses interpolations, une originalité incontestable, et dont le fond ne saurait soulever les doutes provoqués par certains anachronismes de la forme. Sire, mon seigneur et frère, remerciés Dieu : j'ai battu vos ennemis et vostre armée. Vous entendrés de la Barthe si, malgré que je sois l'arme au poing au milieu de vostre royaume, c'est moy qui suis vostre ennemi, comme ils vous le disent. Est-ce moy, vostre frère, qui peux estre ennemy de vostre personne, moi ! prince du sang de vostre couronne ! moy ! François de vostre peuple ? Non, Sire, vos ennemis, ce sont ceux-là qui, par la ruine de nostre sang et de la noblesse, veulent la vostre et au par dessus vostre couronne. Certes, si n'y eust Dieu mis la main, c'estoit fait de nous en ce lieu de Coutras, et ils vous eussent en nous tué, Sire, comme en vostre cœur ils nous ont tués ; car par après, resté seul de tant de roys et princes, de quel sommeil eussiés dormi entre ces espées rouges de vostre sang, ou mesme entre pires choses que ces espées ? Avisés promptement à ceste besongne, si encore en est temps ; car le tout est caché dans les abymes de la volonté de Dieu ; mais devant luy je proteste de la justice de mes armes et de tout ce sang dont un jour vous fauldra lui rendre compte. Bandés, Sire, cette plaie de vostre peuple ; baillés-luy la paix, baillés-la à Dieu, à vostre frère, à vostre conscience. Vainqueur, c'est moy qui vous la demande ; ou s'il faut guerre, laissés-la moy rendre à ceux qui seuls vous la font et à nous, et me les baillés à mener à ceste heure qu'ils savent quel je suis... La Barthe... vous fera entendre que je ne veux que le repos de tous et la conservation des miens... Je prie le Pieu vivant, Sire, qu'il vous rouvre le clair entendement qu'il vous a baillé et qu'il a permis estre troublé par les grands péchés de ce royaume et celui de la grand'part de vostre noblesse, à tel point aveuglée par les Lorrains : alors verriés à plein, Sire, qu'en toute ceste pauvre France n'est pas un seul cœur françois ennemi de son roy. La grande source de ce poison seroit descouverte, et vous, Sire, verriés qu'icy sommes, plus que ne pensés, vos véritables serviteurs et sauveurs de vostre couronne. Si Henri n'a point écrit cette lettre, on peut affirmer qu'il était digne de l'écrire, et qu'elle n'exprime que les sentiments qu'il dut éprouver, qu'il éprouva, quand il mesura d'un œil calme la portée de sa victoire de Coutras. Cette portée n'était point telle qu'il ne fallût, pour atteindre à son but, l'augmenter, l'allonger, l'assurer par une politique aussi habile que la lutte avait été intrépide. La suite des événements démontrera surabondamment que si Henri de Navarre parla, il dut parler ainsi, et que si sa voix parvint à se faire entendre, il dépendit moins d'Henri III d'exaucer cette généreuse requête que de l'approuver. Malheureusement l'opiniâtre et jalouse défiance qui faisait le fond du caractère du roi de France, paralysa son premier mouvement, et l'empêcha de se rendre à un appel que le roi de Navarre n'eut point le temps de renouveler. H dut céder lui-même à l'irrésistible pression de circonstances défavorables, pendant que le faible Henri III persistait dans une hostilité qui était de l'intérêt de tout le monde, excepté de celui du pays et du sien, et oscillait entre les obsessions de l'influence maternelle et les tyranniques exigences de la Ligue. Henri de Navarre dut donc rentrer dans ses États, après les avoir un moment élargis jusqu'aux limites de la France, et il dut attendre, pour renouveler ses efforts en vue d'une réconciliation et d'une alliance avec Henri III, séparé de sa mère et délivré de la Ligue, — objectif permanent de sa politique, — que la nécessité joignît aux conseils de la raison et à l'attrait du sentiment sa brutale et irrésistible éloquence. De leur côté, encouragés par des succès partiels où ils virent le commencement d'une revanche de Coutras, qu'ils comptaient pousser jusqu'aux dernières limites de l'expiation, les Guise, forts de leur popularité, prétendaient avoir bientôt cette nécessité en leur faveur, et reprendre à Henri, sans l'imiter dans sa clémence, les faveurs surprises de la fortune des armes. Telle était, au vrai, la situation au lendemain de la victoire de Coutras, et le raisonnable et sincère Sully ne l'a point vue autrement quand il a énuméré les motifs de la retraite d'Henri de Navarre dans ses États, où il devait attendre, non sans essayer de la faire naître, une nouvelle occasion de gloire dont il lui fût permis de poursuivre jusqu'au bout les bénéfices. C'est là un espoir qui lui était interdit, comme on va le reconnaître, par suite d'obstacles impossibles à surmonter, même pour un victorieux. Le lendemain de la bataille de Coutras, le roi de Navarre appela Sully et, l'ayant tiré à part dans un jardin, le consulta sur ce qui lui semblait à faire et lui demanda quels fruicts et quels advantages il estimoit qu'on pouvoit tirer d'une tant illustre et signalée victoire. Voici la réponse de Sully : ... Sire, les fruicts et les advantages en seront plus ou moins grands à proportion de ce que vous et ces deux princes de vostre sang qui vous assistent demeurerez véritablement bien unis de cœur et d'affection, et poursuivrez un mesme dessein par mesmes voyes ; lequel, selon ce que j'en puis conjecturer par ce qui apparoit maintenant, doit butter à tenir vos forces unies toutes ensemble encore deux mois, lesquels vous employerez à faire de deux choses l'une : la première, de marcher droit vers le haut de la rivière de Loire ; comme vers la Charité, Nevers et Desize, auxquels lieux vous donnerez rendez-vous à vostre armée estrangère, afin qu'elle estant d'un costé de la riviere, et vous avec la vostre de l'autre, il soit en vostre puissance de vous conjoindre par la prise de telle de ces villes-là qu'il vous plaira d'attaquer ; la seconde, à prendre toutes les villes de Xaintonge, Angoulmois, Poictou et Anjou, deça Loire, excepté Poitiers et Angoulesme ; car toutes les autres ne vous sçauroient résister si vos trouppes ne se dissipent point, et que vos résolutions ne soient point diverses ; et par le moyen de telles conquestes, vostre armée estrangère vous venant joindre en prenant la source de Loire, comme c'est son plus asseuré chemin, vous vous cantonnerez si puissamment en toutes ces provinces de deça la rivière de Loire, que si le Roy par lascheté, fainéantise ou irrésolution, laisse mettre son Estat en partage par les Ligueurs et le roy d'Espagne, comme c'est le but auquel ils visent, vous puissiez en retenir la plus grande portion, qui servira un jour à conquérir le total, si mon précepteur La Brosse, selon ce que je vous en ay dit autrefois, a un diable de vérité dans le corps... Henri acquiesça à ce conseil d'autant mieux qu'il l'avait devancé et que M. de Montglat était déjà parti par son ordre pour hâter la marche de ses renforts étrangers vers le haut de la rivière de Loire. Il ne lui restait qu'à envoyer auprès du prince de Conti, frère du prince de Condé, un homme de confiance, afin que, suivant la résolution qu'il mandoit au Roy d'avoir prise, il assemblast le plus de ses amys et serviteurs que faire se pourroit, et faisant semblant d'aller joindre les forces du Roy ; coulast jusque dans son armée étrangère, dont il se seroit constitué général, et retint son envoyé auprès de sa personne pour l'assister d'advis et de conseil, luy faire sçavoir ses intentions et le maintenir ès bonnes qu'il avoit pour le service du roy de Navarre. Sully, on le devine, fut cet envoyé de confiance, et Henri ne pouvait mieux choisir. Malheureusement tout conspira contre le succès de sa mission, et eût-elle réussi, contre les résultats qu'on en attendait et que les circonstances eussent stérilisés. La première des causes fatales de cet avortement fut l'ambition jalouse du prince de Condé, artificieusement excitée et envenimée par des conseillers qui servaient leur propre intérêt, en flattant les desseins d'un maître honnête, mais quelque peu fantasque et chimérique. Le prince de Condé, rendu à ses velléités d'indépendance
par un succès auquel il avait participé et dont il avait hâte de profiter,
n'ajouta que trop de foi aux espérances qu'entretenait M. de la Trémoille, qui sollicitoit incessamment ce prince de se rendre chef
absolu, sans recognoissance d'autruy, dans les provinces d'Anjou, Poictou,
Aulnix, Xaintonge, et Angoumois au moins, laissant tout le surplus des autres
provinces de France au roy de Navarre. Dans ce but, le prince de Condé saisit la première occasion de fausser compagnie au roi de Navarre, et sous prétexte de poursuivre les avantages de la victoire de Coutras, il entraîna avec lui la partie de l'armée qui était à sa dévotion, à la conquête des places fortes des provinces convoitées, jusqu'à s'imaginer de pouvoir emporter Xaintes et Broüage, à cause de la prise de M. de Saint-Luc. M. de Turenne, de son côté, qui ne manquoit de vanité n'y d'ambition, et qui couvoit tousjours en son cœur le dessein qu'il fit depuis tout ouvertement esclatter en l'assemblée de la Rochelle, qui estoit de pouvoir estre eslu chef absolu en quelques provinces, et, sur une dissipation d'Estat que chacun croyoit estre fort prochaine, se cantonner en icelles, M. de Turenne employa toutes les ressources d'un esprit fécond en menées et belles ouvertures à favoriser son dessein et à procéder isolément à la prise des places du Limousin et du Périgord aux environs de ses maisons. Ce plan n'eut pas même pour lui le succès, car le présomptueux seigneur fut fort mal mené devant Sarlat, qui n'est qu'une fort faible ville, et contraint d'en lever le siège. Pour le comte de Soissons, prince non moins aventureux,
non moins intrigant que les autres, il ne tarda point à découvrir les secrets
mobiles de son zèle pour la cause du roi de Navarre, qu'il
estoit venu trouver plutost pour espouser sa sœur, que ses affections ny son
party, qu'il tenoit ne pouvoir pas avoir longue subsistance, fondant ses
opinions sur ce qu'il voyoit le Pape, l'Empereur, le roy d'Espagne et quasi
toute la France buttez à l'entiere destruction des huguenots. ll comptait donc profiter de cet émiettement d'un pays condamné à l'anarchie oligarchique, pour avoir part au gâteau, et à la faveur de son mariage avec Catherine d'Albret, sœur du roi de Navarre, se constituer en souveraineté propre les grands biens que possédait sa maison deçà la rivière de Loire. Aussi ne laissa-t-il au roi trêve ni répit qu'il ne l'eût ramené en Béarn, où il prétendait sa présence indispensable. Cet inopportun voyage ne tarda point h être résolu, parce qu'il trouva pour complices une impatience de retour et un besoin de repos qui travaillaient l'âme du roi de Navarre, non encore complètement vouée à l'unique souci du devoir, et peut-être plus sensible au désir de jouir de sa gloire qu'à celui de l'augmenter. Ajoutons à sa décharge qu'Henri eût en vain résisté. Ce mal du pays, cette nostalgie du foyer était le défaut de la plupart de ses compagnons, dévoués mais inconstants, et servant autant par goût de l'aventure, par attrait de la personne, que par conviction ou par intérêt. Obligés de s'équiper et d'entretenir à leurs frais les bandes qui marchaient sous leur enseigne, beaucoup de ces seigneurs, déjà fort endettés par le métier de la guerre, faite onéreusement avec un prince sans trésor dans des pays foulés et rançonnés à loisir depuis des années, où il n'y avait à glaner que de maigres butins, touchaient à leurs derniers sacrifices. Ils étaient pressés de congédier leurs levées et d'aller se reposer dans le séjour économique et réparateur de leurs manoirs. Nous parlons de ceux qui avaient encore leur terre à eux, et n'avaient point engagé leurs biens, ce qui était le cas de plus d'un de ces braves compagnons qui, comme M. d'Ambrugeac, venaient rejoindre le roi avec tous les leurs, chasteaux en croupe s'il eust pu. C'est le témoignage que lui rendait Henri IV lui-même, sans se dissimuler que plus d'un de ses amis, comme jadis les courtisans du camp du Drap d'or, mais dans un but plus noble et pour une plus belle cause, portait ses moulins et ses châteaux sur son dos. Ces raisons, sans compter plus d'une autre, empruntée aux mœurs et aux usages du temps, font comprendre la multiplicité et la brièveté de ces expéditions de partisans qui duraient rarement plus que le délai du ban, c'est-à-dire le temps d'une chemise ou deux. Henri devait être frappé de ces inconvénients du service féodal et chevaleresque, et de cette fidélité qui ne tenait guère plus d'une semaine au piquet. Aussi, profitant des leçons d'une expérience acquise plus d'une fois à ses dépens, devait-il profiter des premières années de son pouvoir pour s'affranchir de ces services précaires et de ces dangereuses dépendances, et constituer peu à peu ses forces sur les bases d'une organisation régulière, permanente, nationale. L'armée française, comme la nation française, datera d'Henri IV. En attendant, le roi de Navarre dut céder à la contagion, suivre le torrent, et sous peine de rester seul ou à peu près à Coutras, s'en retourner à Nérac, bien accompagné comme il l'était toujours quand il s'agissait de tourner bride et de ramener ses chefs à leur tourelle, ses soldats à leur garnison, ses chevaux à l'écurie ou au pâturage. Tellement, ajoute Sully, attristé par le spectacle de cette débandade de la victoire, pareille à la déroute d'une défaite, qu'au bout de huict jours, tous les fruicts esperez d'une si grande et signalée victoire s'en allèrent en vent et en fumée, et au lieu de conquérir, l'on vit toutes les choses depérir ; le roy de Navarre et le comte de Soissons se mettant si mal ensemble par rapports et soupçons, que depuis ils se séparèrent quasi comme ennemis. Cette retraite produisit sa première conséquence funeste dans la déroute des renforts étrangers envoyés au roi de Navarre par ses alliés, les princes protestants de l'Allemagne. Ces troupes mercenaires ne pouvaient s'aventurer impunément sur une terre hostile qu'à la condition d'être guidées par un chef autorisé, et d'être appuyées sur le voisinage d'une armée prête à recueillir et à contenir dans ses cadres ce débordement de lansquenets, de reîtres et de Suisses que poursuivait, partout où ils passaient, la malédiction des pays ruinés par cette lèpre d'invasion, laissant derrière elle la solitude et la stérilité. Aussi, en un mois, de la fin d'octobre à la fin de novembre, l'armée étrangère du roi de Navarre fondit-elle misérablement par les chemins au feu des colères et des représailles impitoyables qu'elle allumait. Aussi les ducs de Mayenne et de Guise n'eurent-ils pas grand'peine à tailler en pièces ces corps fatigués, indisciplinés, égarés, et à remporter sur leurs débris les faciles triomphes de Vimorri (près Montargis) et d'Auneau, à la suite desquels tout ce qui n'avait pas été tué se rendit à merci et revint piteusement dans son pays, qui en Suisse, qui en Allemagne, faisant l'étape aux frais dédaigneux du vainqueur. Le prince de Condé et le prince de Conti ne purent, faute d'activité et de prévoyance, conjurer ce grand désastre ni recueillir les épaves de cette armée d'invasion, ensevelie dans la faim, la peste, la mort qu'elle semait sur son passage, et victime de son propre fléau, que Sully compare à un grand vaisseau désemparé, submergé par la tempête qu'il a attirée. Lui-même fut trop heureux d'échapper aux conséquences de ce désastre, et ne put se dérober aux embuscades semées sur sa route qu'en feignant d'avoir quitté le roi de Navarre et de revenir se remettre au service du roi de France. C'est ainsi que, non sans maugréer, il put s'en retourner chez lui, et y calculer en rechignant ce que coûte une victoire dont on n'a pas su profiter. Bien loin d'imiter Henri de Navarre, les princes lorrains ne profitèrent pas seulement de leurs faciles succès, grossis par la faveur d'une popularité qui faisoit, dit l'Estoile, monter le cent à mil, ils en abusèrent. Leur orgueil s'en accrut, leur audace s'attesta par les vains efforts qu'ils faisaient pour paraître modestes et dissimuler leurs desseins. L'usurpation prochaine de la nouvelle tyrannie éclata aux yeux et aux oreilles de Henri III et de sa mère jusque dans ces Te Deum solennels, chantés en leur présence à Notre-Dame, où ils semblaient assister moins à leur triomphe qu'à leur défaite, et dans lesquels la multitude faisait moins résonner les voûtes des louanges de Dieu que de celles du duc de Guise. C'est ainsi que nous arrivons — au milieu du double danger de la couronne de France, sur laquelle des princes sans scrupules tendent déjà la main, et de la couronne de Navarre qui branle de nouveau sur le front d'un prince obligé, après avoir triomphé de ses ennemis, de se défendre contre ses amis et contre lui-même — à l'année 1588. Cette année est évidemment marquée par la Providence du sceau tragique des années de transition, de transformation, de solution quand, indignée de l'abus que les hommes ont fait de son abstention apparente, elle reprend les rênes du monde, et fait passer son char sur les peuples et les rois coupables. La défection du prince de Condé, la trahison des Guise, méritaient une leçon. Ces acteurs devenaient importuns et devaient disparaître de la scène. Une mort mystérieuse et suspecte, attribuée au poison domestique, allait en faire sortir Henri, prince de Condé, rival du roi prédestiné. Après avoir dû subir jusqu'à l'affront d'une paix négociée par sa mère, où il était à peine traité d'égal à égal par les Guise triomphants, Henri III, se servant contre des traîtres des armes désespérées de la ruse, allait essayer de réhabiliter, par le coup d'État sanglant d'un assassinat, son pouvoir humilié, et de reconquérir sa liberté menacée en emprisonnant dans la mort des adversaires qu'il ne pouvait espérer de vaincre vivants. La mort subite et diffamée du prince de Condé à Saint-Jean-d'Angély est du 5 mars 1588. L'assassinat du duc de Guise et de son frère est du 22 décembre 1588. Nous ne saurions mieux faire que d'emprunter le récit des dramatiques événements qui devaient changer la face des choses, et servir de transition à la réconciliation si impossible en 1588, si nécessaire en 1589, du vainqueur et du vaincu de Coutras, au grand écrivain qui a été, après Bossuet, le plus éloquent interprète des desseins de Dieu, révélés par l'histoire, M. de Chateaubriand : Henri Ier, prince de Condé, meurt empoisonné à Saint-Jean-d'Angély ; Charlotte de la Trémoille, sa femme, accusée de l'empoisonnement, fut déclarée innocente huit ans après, par arrêt du Parlement... La veuve de Condé, demeurée grosse, accoucha d'un fils qui fut Henri II du nom, et aïeul du grand Condé. Cette race héroïque était comme une flamme toujours prête à s'éteindre. Elle s'est enfin évanouie[1]. An 1588, journée des Barricades. Les Seize[2], s'étant concertés avec le duc de Mayenne, en l'absence du duc de Guise, qui se tenait éloigné de Paris dans la crainte d'être surpris par le roi, avaient résolu de s'emparer de, la Bastille après avoir tué, s'ils le pouvaient, le chevalier du guet, le premier président, le chancelier, le procureur général, MM. de Guesle et d'Espesses, et quelques autres. Ils comptaient se servir de l'arsenal, au moyen d'un fondeur gagné par leur parti, et qui leur en ouvrirait les portes. Des commissaires et des sergents, feignant de mener de nuit des prisonniers, étaient chargés d'occuper le grand et le petit Châtelet. Une autre bande de conjurés se tenait prête à se jeter dans le Temple, l'Hôtel de ville et le Palais de Justice, à l'heure où l'on avait coutume d'en permettre l'entrée au public. Quant au Louvre, il devait être assiégé et bloqué à la fois par les rues y aboutissant ; les gardes égorgés, on arrêterait le roi..... ..... Aussitôt qu'on se serait rendu maitre de Henri, on tuerait les membres du conseil ; on donnerait d'autres ministres au roi, en épargnant sa personne, à charge par lui de ne se mêler dorénavant d'aucune affaire... Henri III, averti de ces menées, n'en voulut rien croire, trompé par Villequier, qui lui répétait que le peuple l'aimait trop pour rien entreprendre contre sa couronne. La Bruyère, La Chapelle, Rolland, Le Clerc, Crucé, Compan, principaux chefs des Seize, se réunirent de nouveau dans la maison de Santeuil, auprès de Saint-Gervais. Nicolas Poulain, qui redisait tout au roi, s'y trouvait aussi ; on lut une lettre du duc de Guise qui promettait merveilles. La Chapelle déploya une carte de gros papier, où Paris et ses faubourgs étaient figurés ; les seize quartiers de la capitale furent réunis en cinq quartiers qui eurent chacun pour chef un colonel et un capitaine. Le dénombrement fait, on trouva que l'on pouvait promettre au duc de Guise trente mille hommes bien armés. Le Balafré envoya de son côté des
capitaines expérimentés qui se cachèrent dans Paris ; la porte Saint-Denis,
dont il avait les clefs, devait être livrée à d'Aumale, qui s'introduirait
dans la capitale la nuit du dimanche de Quasimodo, avec cinquante cavaliers ;
le duc d'Épernon faisait pour le roi la ronde militaire, depuis dix heures du
soir jusqu'à quatre heures du matin : deux de ses gens, vendus aux ligueurs,
s'étaient chargés de le dépêcher..... ..... Le roi ne trouva rien de mieux à faire, au milieu de ces périls, que d'aller paisiblement à Saint-Germain conduire le duc d'Épernon, et de revenir huit jours après. Madame de Montpensier avertit les Seize que la mine était éventée, et qu'elle avait prié Henri III de recevoir le duc de Guise, son frère, qui viendrait seul se justifier auprès de Sa Majesté des projets dont on l'accusait d tort. Henri interdit au duc de Guise l'entrée de Paris ; l'ordre fut mal donné ou mal exécuté, et l'on ne trouva pas quelques écus au trésor pour faire partir un courrier. A travers ces mille complots, madame de Montpensier avait remarqué que le Roi s'allait promener presque sans escorte au bois de Vincennes ; vite elle conçoit le projet de l'enlever, de mettre cet enlèvement sur le compte des huguenots, et de procéder au massacre des politiques. Le coup manqua, toujours par les révélations de Poulain. Le duc de Guise vint à Paris malgré la défense du Roi, rassuré qu'il était par Catherine de Médicis, qui lui promettait d'arranger tout à son avantage. La reine-mère, négligée de son fils, voulait reprendre son empire en brouillant les affaires et les intérêts[3]. La France était folle de cet homme-là, a dit du duc de Guise un historien du temps, car c'est trop peu dire amoureuse. Depuis ses succès sur les Allemands, alliés du roi de Navarre, le peuple ne l'appelait plus que le nouveau Gédéon, le nouveau Macchabée ; les nobles le nommaient notre grand. Il n'avait qu'à venir à Paris pour en être le maître ; le roi le lui défend et il arrive : toute la ville court au-devant de lui en criant : Vive le duc de Guise ! Hosannah filio David ![4] Cette entrée du Balafré à Paris
fut un triomphe ; la foule se précipita sur ses pas, baisant ses habits et
lui faisant toucher des chapelets comme à un saint. De toutes les fenêtres
les femmes lui jetaient des feuillages et des fleurs Le chef de la Ligue alla
descendre à l'hôtel de Soissons, chez la reine mère. Catherine fut troublée ;
mais bientôt raffermie, elle conduisit le duc son hôte chez le roi. Elle
était portée dans sa chaise, et le duc marchait à pied auprès d'elle :
arrivés au Louvre, ils trouvèrent la garde doublée, les Suisses rangés en
haie, les archers dans les salles, les gentilshommes dans les chambres. Dans
ce moment même Henri Iii délibérait s'il ne ferait pas tuer son ennemi à ses
pieds. Alphonse, Corse, dit Ornano, avait été mandé, et se proposait pour
exécuteur des hautes-œuvres du roi. Le duc de Guise entre avec Catherine dans
le cabinet du monarque, qui lui reproche d'avoir violé ses ordres. Le duc
balbutie quelques excuses, profite d'un moment d'hésitation de Henri, et se
retire sans être arrêté. Une seconde entrevue eut lieu à l'hôtel de Soissons,
mais alors Guise était gardé par le peuple. Cependant le roi fait entrer, le jeudi 4 mai, 4.000 Suisses dans Paris. Le peuple les vit défiler en silence, et paraissait assez tranquille, lorsqu'un mot d'un rodomont de cour, prononcé sur le pont Saint-Michel, produisit l'explosion, comme l'étincelle qui tombe sur de la poudre : dans un moment, les rues sont dépavées, les pierres portées aux fenêtres, les chaines tendues, renforcées de meubles, de planches, de solives, de tonneaux pleins de terre ; le tocsin sonne ; les troupes royales, laissées sans ordre, sont renfermées dans les retranchements et les dernières barricades poussées jusqu'aux guichets du Louvre. Le duc de Guise ne parut point
dans les premières heures ; retiré dans son hôtel, il se ménageait des moyens
de retraite. Lorsqu'il apprit le plein succès de l'insurrection, il se montra
; on cria : Vive Guise ! et lui, baissant
son grand chapeau, disait : Mes amis, c'est assez ; messieurs, c'est trop ; criez vive le Roi ! Le poste des Suisses au Marché-Neuf, attaqué à coups de
pierre et d'arquebuses, eut une trentaine d'hommes tués ou blessés. Le duc de
Guise les délivra ; il permit aux soldats du roi de se retirer, faisant
ouvrir les barrières qui se refermaient derrière eux. Des négociations
entamées par Catherine n'aboutirent à rien..... Le roi, n'ayant pas un moment à perdre, sortit à pied,
tenant une baguette à la main. Arrivé aux Tuileries, où étaient les écuries,
il monta à cheval avec ceux de sa suite qui avoient le moyen d'y monter.
Estant à cheval, il se retourna vers la ville et jura de n'y rentrer que par
la brèche. Il ne revit plus Paris que des hauteurs de Saint-Cloud, et n'y
rentra jamais. La journée des barricades ne produisit rien, parce qu'elle ne fut point le mouvement d'un peuple cherchant à conquérir sa liberté ; l'indépendance politique n'était point encore un besoin commun. Le duc de Guise n'essayait point une subversion pour le besoin de tous, il convoitait seulement une couronne ; il méprisait les Parisiens tout en les caressant, et n'osait trop s'y fier. Aussi tout s'opérait sans une de ces grandes convictions de doctrine politique, sans cette foi à l'indépendance qui renversent tout ; il y avait matière à trouble ; il n'y avait pas matière à transformation, parce que rien n'était assez édifié, rien assez détruit. L'instinct de liberté ne s'était pas encore changé en raison ; les éléments d'un ordre social fermentaient encore dans les ténèbres du chaos ; la création commençait, mais la lumière n'était point faite. Même insuffisance dans les hommes ; ils n'étaient assez complets ni en défauts, ni en qualités, ni en vices, ni en vertus, pour produire un changement radical dans l'État. A la journée des Barricades, Henri de Valois et Henri de Guise restèrent au-dessous 'de leur position ; l'un faillit de cœur, l'autre de crime. La partie fut remise aux États de Blois..... ..... Catherine, qui, sans égard à la loi salique, voulait faire tomber la couronne à sa fille, mariée au duc de Lorraine, hâta, à Rouen (11 juillet 1588), l'édit d'union. Cet édit rétablissait la paix, en accordant d'immenses avantages à la Ligue, en entassant les honneurs et les charges sur le duc de Guise, et en excluant tout prince non catholique de la couronne : le roi le signa en pleurant. Alors Philippe II d'Espagne perdait son invincible Armada, comme Henri III de France perdait son honneur. Mais ce qui advint fit voir que de la part de Henri, il entrait dans cet abandon de toute dignité, moins de lâcheté que de vengeance. Les états se devaient assembler à Blois au mois d'octobre, pour sanctionner l'édit d'union. Guise et Henri méditaient chacun dans leur cœur d'y terminer leur querelle. Le roi se mit d'abord en mesure d'agir, en congédiant ses ministres Bellièvre, Cheverny, Villeroi, Pinart et Brulart ; il nomma à leur place Montholon, Ruzé et Revol. On tit peu d'attention à ce changement, qui ne laissait pourtant dans le conseil aucun homme capable, par sa position ou son expérience, de s'opposer au dessein du maître. La reine mère arriva malade au château de Blois avec son fils. Les états s'ouvrirent le 16 d'octobre (1588). ... Voici quel était le plan du duc de Guise : offrir au roi sa démission de lieutenant général du royaume, demander à se retirer afin d'obtenir des états l'épée de connétable ; alors, devenu maître de toutes les forces du royaume, déposer Valois et l'enfermer dans un couvent... Madame de Montpensier portait, suspendus à son côté, des ciseaux d'or, pour faire, disait-elle, la couronne monacale à Henri, quand il serait dans un cloître... Reste à savoir si les états
auraient adjugé la couronne au duc de Guise ; la reine mère la voulait faire
passer à la branche aînée de Lorraine ; le vieux cardinal de Bourbon
revendiquait de prétendus droits, et Philippe II mêlait ses intrigues et ses
armes à toutes ces prétentions et à toutes ces discordes. Quoi qu'il en soit, Henri III, poussé à bout, se réveilla pour la vengeance ; il se conduisit avec une profondeur de dissimulation qui ne semblait plus possible dans une âme aussi énervée et un homme aussi avili[5]..... Le jeudi 22 décembre 1588, le duc de Guise, se mettant à table pour dîner, trouva sous sa serviette un billet dans lequel était écrit : Donnez-vous garde ! On est sur le point de vous jouer un mauvais tour. L'ayant lu, il écrivit au bas : On n'oserait, et il le rejeta sous la table. Voilà, dit-il, le neuvième d'aujourd'hui. Malgré ces avertissements, il persista à se rendre au conseil, et comme il traversait la chambre où se tenaient les quarante-cinq gentilshommes ordinaires, il fut égorgé[6]. Voici les détails émouvants fournis par la relation de Miron, médecin d'Henri III, et d'autres chroniques du temps : ... Peu après que le duc de Guise fut assis au Conseil : J'ai froid, dit-il, le cœur me fait mal ; que l'on fasse du feu ; et s'adressant au sieur de Morfontaine, trésorier de l'épargne : Monsieur de Morfontaine, je vous prie de dire à M. de Saint-Prix, premier valet de chambre du roy, que je le prie de me donner des raisins de Damas ou de la conserve de rose. Le duc de Guise met des prunes dans son drageoir, jette le demeurant sur le tapis. Messieurs, dit-il, qui en veut ? et se lève. Mais ainsi qu'il est à deux pas près la porte du vieux cabinet, prend sa barbe avec la droite et tourne le corps et la face à demi pour regarder ceux qui le suivoient, fut tout soudain saisi au bras par le sieur de Montséryrainé qui étoit près de la cheminée, sur l'opinion qu'il eut que le due voulut se reculer pour se mettre en défense ; et tout d'un temps est par le même frappé d'un coup de poignard dans le sein, disant : Ah ! traître, tu en mourras. Et en même temps, le sieur des Effranats se jette à ses jambes, et le sieur de Saint-Malines lui porte par le derrière un grand coup de poignard prés de la gorge dans la poitrine et le sieur de Loignac un coup d'épée dans les reins. Et bien qu'il eut son épée engagée de son manteau, et les jambes saisies, il ne laissa pas pourtant (tant il étoit puissant !) de les entraîner d'un bout de la chambre à l'autre, jusqu'au pied du lit du Roy où il tomba... Lequel étant en son cabinet, leur ayant demandé s'ils avoient fait, en sortit et donna un coup de pied par le visage à ce pauvre mort, tout ainsi que le duc de Guise en avoit donné au feu amiral. Chose remarquable, avec une, que le Roy l'ayant un peu contemplé, dit tout haut : Mon Dieu ! qu'il est grand ! il parait encore plus grand mort que vivant. Le sieur de Beaulieu, apercevant en ce corps quelque petit mouvement, il lui dit : Monsieur, cependant qu'il vous reste quelque peu de vie, demandez pardon à Dieu et au Roy. Alors, sans pouvoir parler, jetant un grand et profond soupir, comme d'une voix enroulée, il rendit l'âme, fut couvert d'un grand manteau gris, et au dessus mis une croix de paille. Il demeura bien deux heures durant en cette façon, puis fut livré entre les mains du sieur de Richelieu, grand prévost de France, lequel, par le commandement du Roy fit brûler le corps par son exécuteur en cette première salle, qui est en bois, à la main droite en entrant dans le château ; et à la fin jeter les cendres en la rivière[7]. Le lendemain, le cardinal de Guise fut tué dans la tour de Moulins à coups de hallebarde. Il se mit à genoux, se couvrit la tête, et dit aux meurtriers : Faites vostre commission. Richelieu, accompagné de ses archers, se transporta dans la salle du tiers-état, se saisit du président de Neuilly, de Marteau, prévôt des marchands, de Compans et de Cotteblanche, échevins de Paris ; mais il n'avait point reçu l'ordre de faire sauter l'assemblée par les fenêtres. Henri avait épuisé ce qui lui restait de vigueur dans l'assassinat des deux frères ; il n'appela point son armée de Poitou pour marcher immédiatement sur Paris, et ne se saisit point d'Orléans. Quand il alla voir sa mère après le meurtre et qu'il lui dit : Madame, je suis maintenant seul roi, je n'ai plus de compagnon, elle lui répondit : Que pensez-vous avoir fait ? Avez-vous donné ordre à l'assurance des villes ? C'est bien coupé, mon fils, mais il faut coudre[8]. Et sur ce mot qui résume si bien le machiavélisme d'une vie d'égoïsme et d'astuce, la vieille reine, fatiguée d'intrigues et rassasiée de tragédies, se laissa mourir, comme pour ne point assister à la fin de la pièce, et échapper à un dénouement qui ne lui eût fait ni plaisir ni honneur. Il est dommage, pour la leçon expiatoire que méritait un tel personnage, que Catherine de Médicis n'ait pas assez vécu pour être obligée de confesser le néant de sa doctrine, la stérilité de son ambition, pour voir enfin le triomphe du droit sur la force et de la loyauté chevaleresque sur la ruse italienne. Prévit-elle cela et fut-elle bien aise de fuir dans la mort l'affront d'un tel spectacle ? On le dirait à cet ironique conseil qu'elle donnait, déjà agonisante, à ce fils favori, élevé à son image, qui, moins heureux et moins habile qu'elle, ne devait point mourir dans son lit, ni, il est vrai, dans son impénitence finale. Quoiqu'il en soit, le 5 janvier 4589, Catherine de Médicis rendait au château de Blois le dernier soupir et se couchait enfin, pour y dormir l'éternel sommeil, elle qui avait si peu reposé durant sa vie, dans cette tombe où nul ne devait déranger celle qui, suivant le mot piquant d'Henri de Navarre aux conférences de Cognac, en 1586, avait passé son temps à chasser les autres de leur lit[9]. Le jour et le lendemain de la mort des Guise, Henri III fit arrêter le cardinal de Bourbon, la duchesse de Nemours, le duc de Nemours, son fils, le prince de Joinville, le duc d'Elbeuf et l'archevêque de Lyon ; les autres seigneurs de la Ligue qui se trouvaient à Blois se sauvèrent de vitesse. ..... Lorsque la nouvelle de la mort des deux frères parvint dans la capitale, le premier moment fut de la stupeur et de l'effroi ; mais bientôt les ligueurs se soulevèrent ; le duc d'Aumale, créé gouverneur de Paris, fait fouiller les maisons des royaux et des politiques, et emprisonner les suspects. Le peuple arracha partout les armoiries du roi, les brisa, les foula aux pieds, les jeta dans le ruisseau... Le Parlement presque tout entier fut mis à la Bastille et à la Conciergerie par Bussy le Clerc... Un héraut, dépêché par Henri aux Parisiens, fut renvoyé sans réponse et avec ignominie. Le duc de Mayenne, pressé par sa
sœur la duchesse de Montpensier, était arrivé à Paris ; le conseil de l'Union
le déclara lieutenant général de l'État et couronne de France. Paris, bien
différent alors de ce qu'il était sous le roi Jean aux temps féodaux,
commençait à prendre sur la France cet ascendant qu'il a conservé ; le reste
du royaume catholique l'imita, et se révolta contre l'autorité d'Henri III. Ce prince avait fait à Blois la clôture des états, le 16 janvier 1589 ; de là, après avoir manqué Orléans, il s'était retiré à Tours presque sans troupes[10]... Telle était, au commencement de l'année 4589, la situation réciproque du roi Henri III et de son royaume, situation dont nous avons emprunté les principaux traits à un historien passé maitre dans l'art de se servir des mots qui peignent et gravent à la fois. Il est temps de revenir à Henri de Navarre, dont la situation n'avait pas changé, ne pouvant guère être plus mauvaise qu'elle n'était. II faisait toutefois contre mauvaise fortune bon cœur, et escarmouchait vivement contre elle, en attendant que le hasard lui fournit une occasion favorable. Il allait bientôt lui devoir la chance inespérée d'une réconciliation à laquelle il se portait spontanément de tout l'élan d'une âme généreuse, mais que la nécessité, plus que l'affection, devait imposer à un roi abandonné de ses sujets, poursuivi par les haines exaspérées de la Ligue, et réduit à ce point de ne pouvoir pas espérer de meilleur ami que son ancien ennemi. De 1587 à 1589, de la victoire de Coutras à l'entrevue de Tours, Henri subit plutôt le contrecoup des événements extérieurs qu'il ne frappa lui-même des coups hardis et heureux. L'ingrate fortune qui ne lui avait pas permis de pousser à bout les avantages de sa victoire, ne se prêta point davantage à un renouvellement de la tentative. Obligé de lutter sur divers points, avec des forces nomades, contre des armées éparpillées, et de dépenser toute sa poudre à la petite guerre, Henri de Navarre, militairement parlant, demeura réduit à la stratégie vulgaire des campagnes de coups de main, d'escarmouches, de longues chevauchées coupées de courts assauts. Toujours en mouvement, toujours sur l'étrier, se portant sans cesse d'un point à l'autre de cette souveraineté errante toujours attaquée ou menacée par quelque côté, il usa, comme le disait de lui plus tard le duc de Parme, plus de bottes que de souliers, et le tableau de sa vie à cette époque n'est qu'un long itinéraire. Politiquement parlant, ses négociations avec les princes étrangers ses alliés, et les difficultés d'un gouvernement intérieur des plus difficiles à un prince militant et besogneux, absorbèrent les loisirs que laissait à Henri cette vie d'odyssée, aux trop rares iliades, toujours aiguillonnée par la nécessité, éperonnée par quelque alerte, toujours courant après la fugitive occasion d'un grand fait d'armes, et ne rencontrant que de maigres bonnes fortunes de défaite de bandes et de prise de châteaux, payées de grands dangers et de grandes fatigues. Durant le cours de l'année 1588, les négociations d'Henri avec les cours étrangères sympathiques à sa cause rencontrèrent un grand obstacle dans le malheureux effet de la destruction des reîtres et des lansquenets, à Vimorry et à Anneau en Beauce, et de la capitulation des Suisses. L'impression de ce désastre effaça celle de Coutras et éclipsa de son deuil la gloire naissante du prince victorieux. Henri se remettait à peine de cette déception que la mort du prince de Condé le priva d'un compagnon d'armes qu'il aimait comme un frère, dont il estimait les talents et surtout la vertu, dont l'ardeur inquiète et le puritanisme quelque peu âpre pouvaient, habilement disciplinés, contenus, émoussés, laisser l'étoffe du plus utile des auxiliaires. Or, non-seulement Henri perdait le prince de Condé au moment où il pouvait en avoir le plus de besoin et le mieux l'employer, mais il le perdait par une mort subite, tragique, mystérieuse, soupçonnée, qui semblait crier vengeance et obligeait le défenseur de sa mémoire à procéder aux délicates enquêtes et aux procès dangereux que provoque un crime domestique. De plus, le gouvernement des Églises retombait sur lui de tout son poids ; il était obligé de reprendre les rênes de cette direction ingrate, de plier son vif esprit aux subtilités des colloques, de condamner sa patience à la stérilité des délibérations orageuses des synodes. Il fallait cependant se préoccuper de ne point laisser se discréditer et s'émousser cette force morale de l'assentiment et du dévouement des autorités religieuses du parti ; il fallait ménager de Bèze, satisfaire Du Plessis-Mornay,, employer M. de Champdieu, tirer parti des rares rencontres d'unanimité et des plus nombreux cas de divergence de ces personnages à la fois fanatiques et politiques, prêtres et soldats, diplomates et administrateurs, orateurs et écrivains, qui disposaient de l'opinion et de la popularité, c'est-à-dire des deux sources, la vulgaire et la choisie, du crédit moral. Henri, pour répondre à l'effet de la réunion des états généraux à Blois, et pour contrebalancer l'influence du renouvellement de son excommunication et de son exclusion de la succession au trône, dut convoquer à la Rochelle une réunion solennelle des notables de sa cause, chargée de donner à ses protestations et à ses manifestes la sanction d'une grande assemblée. Ces délibérations furent fécondes en orages et en brigues, et la volonté du roi de Navarre, son intérêt, l'intégrité de son pouvoir, rencontrèrent dans l'ombre, plus qu'en face, mais d'autant plus dangereuses, les menées ambitieuses et astucieuses de M. de Turenne. Ce serviteur, exigeant comme un égal, remuant parfois comme un rival, donna force ennuis à Henri, qui, bien que des plus diserts et déjà des plus habiles, préférait l'action à la parole et la lutte à ciel ouvert aux combats dans les ténèbres. Enfin il vint à bout des difficultés que lui suscitait sournoisement ce Turenne, qui était son Guise et faillit lui jouer les mêmes tours que l'autre à son roi, sans craindre le même sort ; car Henri préférait la justice à la vengeance, la clémence à la justice, et il ne put s'empêcher, ainsi que sa correspondance en fait foi, tout en approuvant la volonté du roi de s'affranchir d'une tutelle usurpatrice et tyrannique, de blâmer les moyens violents par lesquels il s'émancipa. Henri sentait fort bien que de tels moyens tournent contre leur but, qu'un tel exemple exaspère les rancunes fanatiques et populaires, qu'il empoisonne à jamais la source des anciens prestiges, qu'il autorise les plus cruelles représailles, que l'excès du prince appelle l'excès du peuple, que rien de ce qui est violent ne dure, et que délivré de Guise, Henri serait moins roi que jamais, surtout depuis la mort de sa mère. C'est au milieu de ces déceptions, de ces soucis, de ces procès, de ces assemblées, de ses querelles avec le comte de Soissons, qui l'abandonna scandaleusement en octobre 1588, de ses luttes sourdes avec l'ambitieux Turenne, qui voulait non l'abandonner, mais le gouverner ou tout au moins être indépendant, que Henri se donna la consolation, la distraction de l'attaque et de la prise d'assaut de Niort, où il entra la veille de l'assassinat du duc de Guise, et peu avant la mort de Catherine de Médicis. En janvier 1589, il fut subitement arrêté dans ses entreprises et dans ses voyages, au moment le plus opportun, le plus favorable, par une maladie qui le mit aux portes du tombeau. Elle fut telle, dit l'Estoile, qu'on douta fort de sa sauveté, si que le bruit de sa mort fust porté à la cour. Mais Dieu, qui l'avoit sauvé de tant de périls, le délivra encores ceste fois du pas de la mort pour s'en servir à sa gloire, et pour le bien et repos de son peuple et de son Église. Henri, en effet, devait se tirer des étreintes de la mort, venant le saisir sous sa forme naturelle et lui infliger doucement l'affront de finir dans son lit, comme il avait échappé tant de fois aux balles des harquebusades loyales ou aux poignards des assassins. Car ses implacables ennemis ne se faisaient faute d'user contre lui de tous les moyens, et environnaient de leurs embûches celui qui avait si souvent fait reculer le danger, regardé en face et témérairement bravé. Au moment même où il venait de rendre ses tristes devoirs aux restes du prince de Condé et déplorait amèrement, auprès de tous ses amis cette perte non-seulement particuliere, mais publicque et trèz-importante, il révélait à M. de Champdieu un attentat auquel lui-même venait d'échapper. Au mesure temps, il y avoit vingt-quatre hommes depeschez en ces quartiers pour me tuer. Il y en a ung qui est lorrain et se disoit frison, t qui le cœur faillit en me présentant une requeste à Nérac. Ce jour mesme il fut pris, et depuis a tout confessé, ainsy que vous verrés par la copie de sa déposition. Que nous sommes en un misérable temps ! et que Dieu est bien courroucé coutre nous, puisque ce siècle produit de tels monstres, lesquels faisant mestier d'assassinats et empoisonnements et en estant aucteurs, veulent estre estimez gens d'honneur et de vertu ! de sois qu'ils ne peuvent rien faire coutre moy, si ce n'est par la permission de Dieu, de la Providence duquel je despends entièrement ; et m'asseure, quoyqu'il tarde, malgré tous ses ennemis, qu'il deslivrera son Esglise, en quoy, s'il ne se veult servir de moy, il a assez d'aultres moyens en mains pour ce faire[11]... Cette foi en Dieu, cette foi en lui-même, soutenaient Henri au milieu de ses plus rudes épreuves, domestiques ou publiques, et lui faisaient considérer au point de vue des desseins providentiels dont il se regardait comme l'instrument, les événements qui semblaient les plus faits pour contrarier ses espérances. Il démêlait fort bien que la Ligue en voulait moins à son hérésie qu'à son héritage, et que l'intérêt de la religion y servait de prétexte à des ambitions beaucoup plus profanes. Après la journée des Barricades, il écrivait à sa tante, l'abbesse de Fontevrault, qui lui donnait des conseils de conciliation et de soumission : ... Je sçais que les advertissemens que me donnez procèdent d'une entière et parfaicte amitié que me portez ; mais vous sçavez quelle est ma résolution de laquelle il me semble que je ne doibs pas me despartir, et que vous-mesme ne me le debvez conseiller ; cognoissant (comme je vous ai tousjours dict) que ce n'est à la religion qu'on en veult ains (mais) à l'Estat ; ainsi que vous peut assez tesmoigner ce qui est nag,tières advenu à Paris, et l'entreprinse que la Ligue a voulu, ces jours passez, faire sur le Roy, qui est plus catholique que pas un d'icelle. Toutes fois vous voyez si on a laissé dé le traicter en huguenot. Croyez, ma tante, que ceulx qui ont les armes en la main ne manquent jamais de prétexte ; et quant à moy aussy, je ne m'arreste poinct là, mais je me remets en la bonté de Dieu, qui cognoist la justice de ma cause, et qui la sçaura discerner des pernicieux desseings des meschants. Celuy qui donne et conserve les couronnes conservera, s'il luy plaist, à nostre Itoy celle qu'il luy a donnée. Il se fault résouldre à sa volonté, et obéir à ses jugemens[12]... Henri écrivait à M. d'Aubeterre, peu de jours après, et loin de se féliciter de l'attentat usurpateur qui avait chassé le roi Henri III de sa capitale révoltée, il le blâmait énergiquement et se déclarait prêt, avec un admirable bon sens et une abnégation plus admirable encore, à prêter au roi légitime tout l'appui qu'il devait attendre d'un représentant du droit, ami de cœur, ennemi malgré lui, et incapable de profiter pour avancer son héritage des fautes ou des malheurs de celui dont il voulait le tenir sans tache et sans regret : ... Vous pouvez penser combien je porte de regret et desplaisir de voir les choses passées si avant, lesquelles on prévoyoit assez, et auxquelles on a eu temps et loisir de pourveoir, comme encore il y a remède pourveu que le Roy soit fidèlement servy de ses bons subjetz, et qu'ilz y facent leur debvoir. C'est maintenant la saison ou on cognoistra les bons François. De ma part, je n'ay aultre désir que d'employer tout ce qui est en mon pouvoir et ma personne[13]... Dans un de ces moments d'abandon et de jovialité qui donnaient tant de sympathique attrait à sa personne et à sa conversation, Henri exprimait la même pensée de fidélité et d'espérance, non sans une pointe de malicieux défi : Aux premières nouvelles, dit l'Estoile, qui furent apportées au Roy de Navarre des barricades de Paris, il ne dit mot, sinon qu'ayant songé un bien peu, estant couché sur son lit vert, il se leva, et tout gaiement dit ces mots : Ils ne tiennent pas encore le Bearnois ! Non, ils ne le tenaient point, et un tel homme était en effet difficile à surprendre, car il était de ceux qui dorment éveillés. Il écrivait à M. de Saint-Genyès : Nous ne savons encores ce qui adviendra de l'entreprise de Paris ; ils sont tous aprez à racommoder les choses, et à faire boire ceste injure au Roy. Nous verrons dans peu de temps, ce qui en sera ; cependant, il ne fault pas s'endormir[14]... Et il ne s'endormait pas. Entre deux coups de main et deux succès, en méditant, le lendemain de la prise du château de Beauvois-sur-Mer, par exemple, un troisième, plus décisif, il battait le ban de ses amis en lettres d'une originalité piquante et d'une cordialité irrésistible. Voici en quels termes il réclamait le service de M. de Launey, baron d'Antraigues, gouverneur de Vivarez et de Gévaudan : Monsieur de Launey d'Antraigues, Dieu aydant, j'espere que vous estes, à l'heure qu'il est, restably de la blessure que vous receutes à Coutras, combattant si vaillamment à mon costé ; et si ce est, comme je le espère, ne faites faulte — car Dieu aydant, dans peu nous aurons à descoudre, et ainsy ay grand besoin de vos services —, de partir aussitost pour me venir joindre. Sans doubte vous n'aurés manqué, ainsy que vous l'avez annoncé à Mornay, de vendre vos bois de Melizac et Cuze, et ils auront produit quelques mille pistoles. Si ce est, ne faites faulte de m'en apporter tout ce que vous pourrés ; car de ma vie je ne fus en pareille disconvenue, et je ne sçais quand, ni d'ou, si jamais, je pourray vous le rendre ; mais je vous promets force honneur et gloire ; et argent n'est pas posture pour des gentilshommes comme vous et moy[15]... Enfin, à la mi-décembre, Henri écrivait plus familièrement encore à son ami M. de Montesquiou de Sainte-Colombe, baron du Faget, qui venait d'épouser Anne de Villeneuve, dame de la Serre : Byssouse m'a dit que vous vous portés bien en mariage. J'ay esté bien ayse d'avoir sceu de vos nouvelles. Continués la volonté que vous m'avés tesmoignée. Les ennemys sont près de nous. Monsieur de Nevers se veut faire battre. Je te renonce si tu ne viens ; mais je dis bientost ; car il ne se présenta onques de plus belles occasions. Adieu, Faget, je suis vostre meilleur maistre et plus affectionné amy. HENRY. Et le roi ajoutait plaisamment ce P. S. : Si vous ne venés, je vous pendray[16]. Le 22 décembre il écrivait à la comtesse de Gramont : Vrayment si il se refaisoit encore une assemblée, je deviendrois fou. Tout est achevé et bien, Dieu mercy. Je m'en vois à Saint-Jean (d'Angély) assembler nos troupes, pour visiter M. de Nevers et peut-estre luy faire un signalé desplaisir, non en sa personne mais en sa charge (en son gouvernement). Vous en ores parler bien tost. Tout est en la main de Dieu, qui a tousjours bény mes labeurs, je me porte bien par sa grâce[17]... Il annonçait le 1er janvier 1589, à la même dame, pour ses étrennes, la prise de Saint-Maixent et Maillezais, et comptait voir bientôt la paix sortir de la victoire, quand il fut atteint d'une pleurésie des plus dangereuses, mais heureusement des plus courtes, dans les circonstances que détaille la lettre suivante de Duplessis-Mornay à M. de Morin : Le Roi de Navarre, s'acheminant à la Garnache, le 9 de ce mois, tomba malade d'une forte pleurésie, au côté gauche, sans médecin, en un village. Nous le fismes saigner ; et deux jours après, y arriva M. Orthoman (Hottoman) qui l'a fort bien pansé. Nous l'avons vu en un danger extrême. Imaginez-vous quels estoient mes discours. Enfin Dieu nous l'a remis en santé et sur ses pieds. Cette lettre de Mornay est du 21 janvier 1589. Vers le même temps, Henri, à peine convalescent, et obligé de se faire porter en litière, annonçait en ces termes à la comtesse de Gramont sa maladie subite et sa guérison prochaine : Jère n'a pu estre depesché à cause de ma maladie, d'ou je m'en vois dehors, Dieu mercy. Vous oirés parler bientost de moy, à d'aussy bonnes enseignes que Niort... Je ne puis gueres escrire. Certes... j'ay veu les ci euh ouverts ; mais je n'ay esté assez homme de bien pour y entrer. Dieu se veult servir de moy encore. En deux fois vingt-quatre heures, je fus reduict à estre tourné avec les linceuls. Je vous eusse faict pitié. Si ma crise eut demeuré deux heures à venir, les vers auroient faict grand chère de moy... Henri ne tarda pas à prouver que son esprit et son cœur se portaient aussi bien que son corps, par une double démarche qui nous le montre remportant la plus difficile des victoires, celle qui consiste à se vaincre soi-même. Loin de profiter,. pour l'accabler à son tour, des adversités croissantes de ce roi jadis persécuteur, aujourd'hui persécuté, qui se voyait réduit, par le fait de sujets mutinés, à un aussi petit Mat que celui de Charles, quand il n'était plus que le roitelet de Bourges, et attendait du ciel la délivrance qui ne pouvait plus lui venir des hommes, Henri, toujours magnanime, saisit cette occasion de tenter auprès d'Henri III un suprême effort en vue de leur réunion. C'était, selon lui, le seul moyen de salut pour tous deux, et il n'hésita pas à faire entendre aux états du royaume, encore réunis à Blois, des paroles de conciliation et de paix. Nous allons voir de quel succès furent suivies les négociations poursuivies auprès d'Henri III, par Duplessis-Mornay, après avoir été ouvertes par Sully, et quelle décisive éloquence la nécessité prêta à des propositions qui avaient trouvé jusque-là Henri III sourd et muet. Mais avant nous ne résistons pas au désir de citer quelques extraits de la noble et belle adjuration adressée par Henri de Navarre à ces mêmes représentants de la nation qui, n'écoutant que leurs passions, au mépris des intérêts du pays, avaient exclu de la succession au trône le seul prince capable de le relever[18]. Messieurs. — Quand il me ressoubvient que depuis quatre ans, j'ay esté l'argument des tragédies de Franco, le discours de nos voisins, le subject des armes civiles, et, soubs ces armes, d'un monde de misères ; quand je considère que, sur ung advenir aussi esbigné de la pensée des François, comme de mon desir, on a faict sentir à ce Royaume la présence d'infinies calamitez ; que, sur la vaine et misérable crainte de ma succession à cest Estat, on en a desseignè et basti l'usurpation ; quand de ces yeulx que Dieu m'a principalement donnez pour les avoir tousjours ouverts au bien de la patrie, tousjours tendus à ses maulx, je suis contrainct de la veoir en feu, ses principaulx pilliers desjà bruslez, ses meilleures villes en cendres ; et qu'encores, au lieu d'apporter de l'eau, d'estouffer ses flammes, d'aider à sauver ce qui reste d'entier, — comme je désire et voudrois l'avoir faict, et n'estre plus — on me force, malgré moy, de brûler moy-mesme, et de rendre ma desfense presqu'aussi fascheuse que les violences que font ceulx qui m'attaquent : ou je serois de tous les insensibles, le plus insensible qui fust jamais, ou bien il fault, pour la considération du public, que mon éme reçoive mille fois le jour, des peines, des afflictions, des gesnes, que nulles peines, nulles afflictions, nulles gehennes ne sauroient esgaler, principalement quand je sçais que de tous Ces malheurs les meschants me font le pretexte, les ignorans la cause, et que moy-mesme encore, qui m'en puis justifier, je m'en dis moy-mesme l'occasion. s Après ce véhément et touchant exorde, Henri rappelle comment Dieu l'a protégé et sauvé, connaissant la droiture de son âme et la sincérité de ses intentions. Il n'évoque point ce passé pour se glorifier, parlant à cheval et bien à son aise, mais pour rapporter à leur divin auteur ces succès qu'il regrette et cet honneur qu'il déplore. Que pleust à Dieu que je n'eusse jamais esté capitaine, puisque mon apprentissage se devoit faire à tels despens !... L'ange, la verge de Dieu, leur a osté le moyen de me nuire. Ce n'est point à moy à qui la gloire de cela appartient ; je n'y ai presque rien apporté du mien... Si vous desbattés contre Dieu, vous desbattés en vain ; de mesme, je doibs lever les mains au ciel, pour me garder de m'enfler de ces prosperitez, et de m'en attribuer la cause. Estant très-certain que si je faisois aultrement, Dieu tourneroit sa vue ailleurs, et donneroit en deux mois, plus d'avantage à mes ennemis sur moy, qu'en quatre ans, je n'ay eu de faveurs de luy... j'espère que je ne le feray poinct, par sa grâce ; et, pour cet effect, je veulx que ces escripts pour moy crient par tout le monde, qu'aujourd'huy je suis aussi près de demander au Roy mon seigneur la paix, le repos de son royaume et le mien, que j'ay faict jamais. Sur le point le plus délicat, celui de l'unité de foi nécessaire au royaume, du traitement des dissidents, de l'abjuration, Henri n'est pas moins sincère, moins honnête, et par cela même habile ; car avec sa franchise il tranche net tous ces nœuds de subtilités où on prétendait l'envelopper. ... On m'a souvent sommé de changer de Religion. Mais comment ? la dague à la gorge. Quand je n'eusse poinct eu de respect à ma conscience, cehiy de mon honneur m'en eust empesché... Que diroient de moy les plus affectionnez à la Religion catholique, si, après avoir vécu jusqu'à trente ans d'une sorte, ils me voyoient subitement changer de Religion, soubs l'espérance d'ung royaume ? Que diroient ceulx qui m'ont veu et esprouvé courageux, si honteusement je quittois, par la peur, la façon de laquelle j'ay servi Dieu dès le jour de ma naissance... Avoir esté nourri, instruict et eslevé en une profession de foy ; et sans ouir et sans parler, tout d'un coup se jeter de l'aultre costé ? Non, Messieurs, ce ne sera jamais le Roy de Navarre, y eust-il trente couronnes à gagner. Tant s'en fault qu'il luy en prenne envie pour l'espérance d'une seule. Instruisesmoy ; je ne suis point opiniâtre. Prenés le chemin d'instruire, vous y profiterés infiniment. Car si vous me montrés une aultre vérité que celle que je crois, je m'y rendray et feray plus ; car je pense que je ne laisseray nul de mon party qui ne s'y rende avec moy. Vous ferés un beau gain à Dieu, une belle conqueste de consciences en la mienne seule. Mais de nous conter des paroles et sans raisons, nous persuader qu'a la seule vue des armes, nous devons estre persuadez, jugés, Messieurs, s'il est raisonnable... Après avoir ainsi fait profession de fidélité à sa croyance, mais non d'une fidélité sans yeux, sans oreilles, sans cœur et insensible à la raison ou à la pitié, Henri montre par suite de quel trouble des idées, de quel abaissement des caractères, de quel triomphe des passions, nul n'ose parler de cette paix que tout le monde désire. Il aura ce courage, plus difficile que celui de la guerre, de donner une voix au vœu de la nation, et au besoin de lui prêter une épée, implacable seulement contre les implacables, que la clémence saura, devant toute alliance de bonne volonté ou tout repentir sincère, faire rentrer au fourreau. Cette clémence est un droit pour beaucoup qui n'ont été qu'entraînés ; elle sera un besoin pour le cœur du roi, qui se montrera paternel et accordera pardon à tous ceux qui le demanderont, et le mériteront pour l'avoir demandé. Enfin Henri, après avoir ainsi fait appel à tous les sentiments, à tous les intérêts, fait vibrer toutes les cordes, concluait en ces termes : Nous sommes dans une maison qui va fondre, dans ung bateau qui se perd, et il n'y a nul remède que la paix ; qu'on s'en imagine, qu'on en cherche tant d'aultres que l'on vouldra. Pour conclusion donc, moy, plus affectionné (je le puis dire) et plus interessé en cecy que vous tous, je la demande, au nom de tous, au Roy mon seigneur ; je la demande pour moy, pour tous les François, pour la France. Qui la fera aultrement, elle n'est pas bien faicte. Je proteste de me rendre mille fois plus traitable que je ne feus jamais si jamais j'ay esté difficile. Je veulx servir d'exemple à tous, par l'obéissance que je monstre à mon Roy... Finalement, après avoir faict ce qui est de mon debvoir en ceste si solemnelle protestation que je fais, si je recognois les ungs ou les aultres, ou si endormis, ou si mal affectionnez que nul ne s'en esmeuve, j'appelleray Dieu, tesmoing de mes actions passées, à mon aide, pour celles de l'advenir ; et vray serviteur de mon Roy, vray François, digne de l'honneur que j'ay d'estre premier prince de ce Royaume, quand tout le monde en auroit conjuré la ruyne, je proteste devant Dieu et les hommes qu'au hazard de dix mille vies, j'essayeray tout seul de l'empescher. J'appelle avec moy tous ceulx qui auront ce sainct désir, de quelque qualité et condition qu'ils puissent estre, espérant que si Dieu bénit mon desseing, autant comme je monstre de hardiesse à l'entreprise, autant auray-je de fidélité, après en avoir veu la fin ; rendant à mon Roy mou obeissance, à mon pays mon debvoir, et à moy-mesme mon repos et mou contentement dans la liberté de tous les gens de bien. Le lendemain du jour où il signait cette admirable déclaration, où aucun trait ne manque de ceux qui constitueront la physionomie politique et morale du règne futur et qu'on peut considérer comme le résumé de sa philosophie, le programme de son gouvernement, l'image fidèle de son âme, Henri poursuivit le cours de ses succès, qui devaient donner plus d'autorité encore, sinon plus d'éloquence, à ses paroles. Il approchait de l'armée du roi, et dans son ardeur martiale regrettait qu'au lieu d'un adversaire à ménager, ce ne fût pas un adversaire à exterminer qui affrontât sa présence. Il écrivait à M. de Saveylles : ... Noua ne sommes qu'à six lieues de l'armée du Roy. Si c'estoit celle de la Ligue, elle met desjà fait le saut. Je désire estre accompagné et pour ce, je vous prye de nie venir trouver avec la noblesse du pays. Amenés avec vous le plus de nos amys que vous pourrés, avec asseurance qu'eux et vous serés les Irez bien venus. Nous avons prias Loudun, Thouars, Monstreuil-Bellay et Chastellerault. C'est à cette heure qu'il se faut évertuer... Cependant les deux armées, qui se sentaient, avec l'instinct des masses, — infaillible quand il s'agit de conservation et de salut, — alliées plus qu'ennemies, ne se trouvaient pas impunément voisines. Aussi, tandis que les négociations se poursuivaient entre les deux monarques, et que la raison d'État retardait leur réconciliation sous prétexte de la mieux assurer, les troupes des deux camps se mêlaient peu à peu, fraternisaient par groupes. Partout où le rayonnement si sympathique de la jovialité, de la cordialité, de la gloire naissante d'Henri pouvait exercer son empire et son attrait, toute glace fondait, toute rancune ou tout soupçon tombaient, et la popularité du roi de Navarre lui avait déjà conquis tous les soldats du roi de France quand celui-ci s'abandonna enfin à l'exemple, et, comme les autres, subit l'irrésistible charme. Henri, dès le 8 mars, constatait lui-même ces bonnes relations des deux armées et ce progrès des germes de réunion et de paix qui assurerait à l'avenir une belle moisson. ... Dieu me continue ses bénédictions. Depuis la prise de Chastellerault j'ay prins l'isle Bouchart, passage sur la Vienne et la Creuse, bonne ville et aisée à fortifier. Nous sommes à Montbason, six lieues près de Tours, ou est le Roy. Son armée est logée jusques à deux lieues de la nostre, sans que nous nous demandions rien ; nos gens de guerre se rencontrent et s'embrassent, au lieu de se frapper, sans qu'il y ait trefve ny commandement exprès de ce faire. Force de ceulx du Roy se viennent rendre à nous ; et des miens nul ne veult changer de maistre. Je crois que Sa Majesté se servira de moy : aultrement il est Mal, et sa perte nous est un préjugé dommageable. Dites à Castille qu'il se haste de se mettre aux champs. C'est à ce coup qu'il fault que tous mes serviteurs fassent merveilles. Car, par rayson naturelle, avril et may prépareront la ruine d'un des partis ; ce ne sera pas du mien, car c'est celui de Dieu... C'est en ces termes qu'écrivait Henri de Navarre à la comtesse de Gramont, dans une lettre qui respire l'alacrité de la victoire prochaine. Cette confiance d'Henri en la bonté de sa cause et en lui-même ne fut point trompée, et elle allait recevoir la plus éclatante des confirmations dans cette réunion des deux rois, tant attendue, tant désirée, tant traversée, par méfiances et bouderies, dont le miracle mouille de larmes de joie et fait frémir de l'allégresse universelle les récits contemporains. Le 3 avril, la trêve négociée entre les deux rois par Duplessis-Mornay était signée, et dès le 8 Henri donnait le signal à ses amis, et les appelait à la rescousse des grandes choses qu'il allait faire. ... Monsieur de la Chèze, c'est à ce coup qu'il faut que tout le monde marche. Le Roy se veult servir de nous, et nous a baillé le pont de Sé, passage sur la rivière de Loire, affin de faire la queue à messieurs de la Ligue ; et, sy, nous avons accordé une trefve généralle. Je m'asseure que vous ne seriez pas bien ayse de demeurer à la maison, tandis que nous serions aux mains avec ces messieurs-là... Le 21 avril, le roi de Navarre passa la Loire. Suivant la Convention du 3, il fit paraître le même jour une déclaration sur les motifs de cette démarche solennelle, qui annonçait publiquement sa prochaine réunion avec le roi. Dans cette pièce, rédigée par Mornay, se trouve un tableau des désordres de la Ligue, où sont exposés, en termes frappants d'éloquence et de vérité, les excès commis par cette faction pendant lés trois mois qui avaient précédé, et où la situation politique du duc de Mayenne est jugée d'une façon supérieure[19]. Enfin, le dimanche 30 avril 1589, eut lieu à Plessis-lez-Tours cette entrevue fraternelle entre les deux rois, dont l'effet devait être si considérable et les résultats si décisifs. Voici le récit naïf et pittoresque de l'Estoile : ..... Aussitost qu'il eust esté mandé du Roy, il s'y achemina avec bien petite trouppe, et passa la rivière le dimanche dernier avril pour venir trouver Sa Majesté au Plessis-lez-Tours, où il est incroiable la joie que chacun monstra avoir de ceste entrevue, et avec quelles acclamations de liesse elle fust poursuivie : car il s'y trouva une telle foulle, concours et affluence de peuple, nonobstant tout l'ordre qu'on s'essaiast à y donner, que les deux rois furent un grand quart d'heure dans l'allée du parc du dit Plessis à se tendre les bras l'un à l'autre, sans se pouvoir joindre et approcher, tant la presse y estoit grande, et le bruit des voix du peuple résonnant, qui crioit à grande force et exaltation : Vive le Roi ! Vive le Roi de Navarre ! Vivent les Rois ! Enfin, s'estant joints, ils
s'entrebrassèrent très amoureusement, mesme avec larmes, principalement le
roi de Navarre, des yeux duquel on les voyoit tomber grosses comme poix, de
grande joie qu'il avait de voir le Roi, qui fust telle que se retirant le
soir, il dit ces mots : Je mourrai content, dès aujourd'hui, de quelque
mort que ce soit, puisque Dieu m'a fait la grâce de voir la face de mon Roi.
Et au passage de la rivière, dit à un des siens, qui lui vouloit mettre
quelque ombrage à ce qu'il alloit faire : Dieu me dit que je passe et que
je voise (que j'aille) ; il n'est pas en la puissance de l'homme de m'en garder
; car Dieu me guide et passe avec moi ; je suis asseuré de cela, et si me
fera voir mon Roy avec contentement et trouverai grace devant lui. Comme il advinst : car le Roy qui, emporté du temps, lui avoit fait si longtemps la guerre, et qui avoit mesme esté contraint de fournir et gens et moiens à la Ligue, pour la lui faire, fust celui qui amena comme par la main ce prince pour l'instaler après en l'héritage que Dieu lui avoit promis par tant de gages de ses bénédictions, et ce, par moiens du tout incongneus aux hommes et plus miraculeux !qu'on ne peut imaginer ; car c'estoit le Pape, c'estoit l'Espagnol, c'estoit le Lorrain, c'estoit le Savoiard, c'estoit la Ligue, c'estoient les Seize, brief, c'estoient ses plus grands ennemis qui le portoient sur leurs espaules jusque sur le throne roial. Miracle des miracles à la vérité, et lequel toutefois nous avons vu de nos yeux... Un autre chroniqueur contemporain nous a laissé le croquis pittoresque d'Henri et de son costume à cette célèbre entrevue : De toute sa troupe, nul n'avoit de manteau et de panache que lui ; tous avoient l'écharpe, et lui vestu en soldat, le pourpoint usé sur les espaules et aux costés de porter la cuirasse. Le haut de chausses de velours feuille-morte, le manteau d'écarlate, le chapeau gris, avec un grand panache blanc. Henri écrivait le soir à M. Du Plessis-Mornay : ... La glace a esté rompue non sans nombre d'advertissements que si j'y allois, j'estois mort. eay passé l'eau en me recommandant à Dieu[20], lequel par sa bonté ne m'a pas seulement préservé, mais faict paroistre au visage du Roy une joye extrême ; au peuple un applaudissement non-pareil, mesmes criant : Vivent les Roys ! de quoy j'estoys bien marry. Il y a eu mille particularités que l'on peut dire remarquables. Envoiés-moy mon bagage et faictes avancer toutes nos trouppes. Le duc de Mayenne avoit assiégé Chasteaurenault ; sçachant nia venué, il a levé le siege, sans sonner que la sourdine, et s'en est allé à Montoire et Laverdin... Le 18 mai, Henri, rempli d'une sorte d'ivresse d'action et d'espérance à la suite de cet embrassement sacramentel, et (tous deux l'ignoraient) testamentaire où le premier Bourbon, relevé des pieds du dernier Valois, avait été accolé et appelé mon frère ! Henri écrivait à la comtesse de Gramont : ... Je vous escris de Blois, ou il y a cinq mois que l'on nie condamnoit hérétique et indigne de succéder à la Couronne, et j'en suis àsteure (à cette heure) le principal pilier. Voyés les œuvres de Dieu, avers ceulx qui se sont tousjours fiés en luy ! Car y avoit-il rien qui eust tant apparence de force qu'un arrest des Estats ? Cependant j'en appelois devant Celuy qui peut tout, qui a reveu le procès, a cassé les arrests des hommes, m'a remis dans mon droict, et crois que ce sera aux despens de nies ennemys. Ceux qui se tient en Dieu et le servent ne sont jamais confus... Autre message à la même du 21 mai : ... Vous entendrés de ce porteur l'heureux succés que Dieu nous a donné au plus furieux combat qui se soit faict de ceste guerre. Il vous dira aussi comme monsr de Longueville, de la Noie et aultres ont triomphé prés de Paris. Si le Roy use de diligence, comme jespère qu'il fera, nous voirons bien-tost les clochers Nostre-Dame de Paris... Cette espérance ne devait point tarder à se réaliser. Le duc de Mayenne avait interrompu par une fort prompte retraite son expédition contre le faubourg de Tours. Les Parisiens avaient été chassés de devant Senlis, qu'ils assiégeaient. Le roi de Navarre ne put néanmoins réussir à faire rentrer Orléans dans l'obéissance, malgré l'éloquente lettre d'adjuration qu'il adressa aux habitants de cette ville ; mais le 25 juillet, les deux armées royales réunies s'emparèrent de Pontoise et arrivèrent à Saint-Cloud à la fin du mois. Les deux rois se trouvaient donc sous les murs de Paris, et c'était là un événement qui en présageait d'autres, plus décisifs encore. Les armées réunies des deux camps royaux assis devant Paris, en y comprenant les dix mille Suisses amenés par Sancy, s'élevaient à plus de quarante mille hommes. Henri III prit son logement à Saint-Cloud. dans la maison de Gondy. Contemplant la capitale de la France du haut des collines, il disait : Paris, teste trop grosse pour le corps, tu as besoin d'une saignée pour te guérir ! Jacques Clément mit fin à ses menaces et à ses espérances ; il tua le roi d'un coup de couteau à Saint-Cloud, le 1er août 1589. Vous pouvez juger, monsieur, écrit un témoin oculaire, quel estoit ce piteux et misérable spectacle de voir d'un costé le roi ensanglanté, tenant ses boyaux entre ses mains, de l'autre, ses bons serviteurs qui arivoient à la tile, pleurant, criant, se déconfortant[21]. C'était là, pour les ennemis implacables que l'union des deux rois avait déconcertés, et qui sentaient la foudre suspendue sur leurs têtes, un coup de partie. Tout était remis en question du soir au lendemain par ce crime répondant à un crime, cet assassinat d'un roi vengeant l'assassinat des Guise. Henri de Navarre devenait bien, selon le droit, le roi de France ; mais aux prises avec les intérêts et les passions qu'émouvait une transition si brusque, il était moins puissant peut-être que le roi de Navarre. 11 avait affaire à des amis douteux, à des adversaires infatigables, à un camp travaillé par les ambitions et les divisions que surexcite tout avènement, à une capitale rebelle, remplie par les Seize d'un inextinguible feu de sédition, et qui devait préférer jusqu'au joug de l'Espagnol, au-devant duquel elle allait, à l'empire du maitre légitime. La situation était des plus critiques pour le roi huguenot, excommunié, contre lequel le fanatisme religieux attisait la prévention politique, et auquel en vain, de sa voix mourante, Henri III léguait son héritage. Henri III, qui avait d'abord partagé l'espérance de ses médecins, dut bientôt reconnaître avec eux que sa blessure était incurable. Il fit appeler le roi de Navarre, qui se trouvait près des faubourgs Saint-Germain, et lui commanda de tenir le conseil. Après quoi Henri, par une discrétion pleine de tact, prit congé du roi, qu'il devait croire ou paraître croire guérissable, et se retira dans ses quartiers à Meudon, ne manifestant que sa douleur, et évitant par son absence tout soupçon de convoitise ou d'impatience intéressée. Quand il revint à Saint-Cloud, sur le pressant avis des médecins et le suprême appel du roi, il arriva trop tard pour recevoir ses derniers adieux. Henri III avait rendu le dernier soupir, sur les quatre heures du matin, le mercredi août 1589. Il n'était point mort sans désigner et reconnaître lui-même son successeur, sans rendre lui-même témoignage au droit du roi de Navarre, et sans désigner l'héritier légitime de la couronne et le plus digne en même temps de la porter, à la fidélité de ses serviteurs éplorés. Voici un récit contemporain de la première et dernière entrevue des deux rois, après l'attentat ; Quand le roi de Navarre arriva, Henri III lui tendit la main : Mon frère, lui dit-il, vous voyez comme vos ennemis et les miens m'ont traité ; il faut que vous preniez garde qu'ils ne vous en fassent autant. Henri déclara que le roi de Navarre étoit son légitime successeur et il invita les seigneurs présents à le reconnoître. Je ne regrette point d'avoir peu vescu, puisque je meurs en Dieu ; je sais que la dernière heure de ma vie sera la première de mes félicités ; mais je plains ceux qui me survivent, mes bons et fidèles serviteurs... Je vous conjure tous, par l'inviolable fidélité que vous devez à vostre patrie, et par les cendres de vos pères, que vous demeuriez fermes et constants défenseurs de la liberté commune, et que vous ne posiez les armes que vous n'ayez entièrement nettoyé le royaume des perturbateurs du repos public ; et d'autant que la division seule sape les fondements de cette monarchie, avisez d'estre unis et conjoints en une mesme volonté. Je sais, et j'en puis respondre, que le Roy de Navarre, mon beau-frère, légitime successeur de cette couronne, est assez instruit ès-lois de bien régner, pour bien savoir commander choses raisonnables, et je me promets que vous n'ignorez pas la juste obéissance que vous lui devez. Remettez les différends de la religion à la convocation des Estats du royaume, et apprenez de moi que la piété est un devoir de l'homme envers Dieu, sur lequel le bras de la chair n'a point de puissance. Adieu, mes amis ; convertissez vos pleurs en oraisons, et priez pour moi ! Ainsi mourut Henri III, d'une mort tragique dont la dignité efface quelque chose des fautes de sa vie. Le deuil et l'agitation du camp où il venait de rendre le dernier soupir, les hosannah ironiques et les insultants feux de joie de Paris révolté, et le contraste de cette douleur et de cette inquiétude d'un côté, de cette joie et de cette espérance de l'autre, expriment plus énergiquement que nous ne pourrions le faire les angoisses et les incertitudes de cet avènement subit, de cette succession précaire, dont Henri de Navarre, devenu Henri IV, sans sacre, sans capitale, presque sans armée, se vit plus d'une fois, dans la journée du 2 août et les suivantes, disputer ou marchander le sceptre, qu'il ne devait garder qu'à force de le mériter. |
[1] Elle a commencé et achèvera de
revivre dans un ouvrage qui, bien que signé par un prince, mérite l'estime des
lettres, car il est écrit sur pièces, et avec la mâle simplicité de l'histoire.
Nous voulons parler de l'Histoire des princes de Condé au seizième et
dix-septième siècle, par M. le duc d'Aumale, de l'Académie française.
[2] Membres du Conseil suprême de
la Ligue et chefs de l'Association.
[3] Châteaubriand, Analyse
raisonnée de l'Histoire de France.
[4] Précis de l'Histoire
moderne, par Michelet, p. 234 (Neuvième édition, 1864).
[5] Analyse raisonnée de
l'Histoire de France.
[6] Précis de l'Histoire
moderne, par Michelet, p. 257.
[7] Précis de l'Histoire
moderne.
[8] Analyse raisonnée de
l'Histoire de France.
[9] Après
un long entretien, comme la reine-mère lui demanda si la peine qu'elle avoit
prise ne produiroit aucun fruit, elle qui ne souhaitoit que le repos, il lui
répondit : Madame, je n'en suis pas cause, ce n'est pas moi qui vous empêche
de coucher dans votre lit ; c'est vous qui m'empêchez de coucher dans le mien ;
la peine que vous prenez vous plait et vous nourrit ; le repos est le plus
grand ennemi de votre vie. (Péréfixe.)
[10] Analyse raisonnée de
l'Histoire de France.
[11] Lettres missives. (20
mars 1588) t. II, p. 351-352. V. aussi la lettre à M. de Ségur, 4 avril, t. II,
p. 365.
[12] Lettres missives, t.
II, p. 378-379.
[13] Lettres missives, t. II,
p. 380.
[14] Lettres missives, t.
II, p. 382.
[15] Lettres missives (25
octobre 1588), t. II, p. 398.
[16] Lettres missives, t.
II, p. 404.
[17] Lettres missives, t.
II, p. 411-412.
[18] Je
n'ay rien veu imprimé en ce siècle, dit de cette lettre l'historien
Pierre Mathieu, et rien ne s'est fait au-delà, à mon
advis, d'un jugement plus clair, de paroles plus belles, d'un ordre plus
parfait. (Histoire de France, l. VIII.)
[19] Lettres missives, t.
II, p. 477. Note de M. Berger de Xivrey.
[20] C'était
à peu près, remarque Chateaubriand, la position
du duc de Guise à Blois ; mais la confiance du Balafré vint du mépris et du
désespoir et celle du Béarnais d'une conscience sans reproche.
[21] Analyse raisonnée de l'Histoire de France.