Tandis que Henri de Navarre, toujours soupçonné en dépit de ses artifices, et de plus en plus gardé à vue, menait cette vie triste, oisive, précaire, trop diffamée par les chroniqueurs, dont nous n'avons pu donner â nos lecteurs qu'une imparfaite idée, la Saint-Barthélemy portait les fruits sanglants et décevants de tous les coups d'État, surtout de ceux contre lesquels crie l'ombre de milliers de victimes. Cette exécrable journée, dont le bon archevêque Péréfixe n'hésite pas à flétrir la mémoire, ne produisit, dit Chateaubriand, que des martyrs ; et elle eut pour premières dupes ceux qui l'avaient faite et s'étaient en vain flattés de maîtriser. la fortune f n lui faisant la plus sanglante violence qui fut jamais. En 1573, une quatrième guerre civile éclata par le soulèvement de la ville de Montauban. Le sénéchal de Périgord, André de Bourdeille, écrivait au duc d'Alençon, le 13 mars 1574 : Si le Roy, la royne et vous, ne pourvoyez aux troubles de l'Estat autrement que par le pape, je crains de vous voir aussi petits compaignons que moy. Quatrième paix, avantageuse aux huguenots. Le duc d'Anjou (depuis Henri III) alla prendre la couronne de Pologne, et raconter dans les forêts de la Lithuanie à son médecin Miron, les meurtres dont la pensée l'empêchait de dormir je vous ai fait venir ici, lui disait-il, pour vous faire part de mes inquiétudes et agitations de cette nuit, qui ont troublé mon repos, en repensant à l'exécution de la Saint-Barthélemy[1]. Charles IX n'était pas moins obsédé par la pensée implacable, vengeresse, de ces crimes auxquels il avait pris une si royale part. Depuis le jour fatal il parut tout changé, dit Brantôme, et disoit-on qu'on ne lui voyoit plus au visage cette douceur qu'on avoit accoustumé de lui veoir. Après avoir langui pendant deux années, ce malheureux prince, plus malheureux encore que coupable, car ses fautes furent surtout celles de sa mère, succomba aux remords qui rongeaient depuis le 24 août 1572, sans trêve ni repos, son âme et son corps, se félicitant de n'avoir point de fils, de crainte que ce fils n'eût été aussi misérable que-lui. Avant appris un nouveau soulèvement des princes : Au moins, s'écria-t-il, s'ils eussent attendu ma mort ; c'est trop m'en vouloir. Cette mort qu'il attendait en la souhaitant et en la redoutant à la fois, vint enfin fermer, le 30 mai 1574, au château de Vincennes, les paupières de ce désespéré, rougies par les larmes brûlantes de ses perpétuelles insomnies. Deux jours avant qu'il expirât, les médecins avaient fait retirer — dit un récit contemporain — toutes les personnes qui étaient dans sa chambre, hormis trois, savoir : La Tour, Saint-Pris et sa nourrice, que Sa Majesté aimoit beaucoup, encore qu'elle fust huguenote. Comme elle se fut mise sur un
coffre, elle commençait à sommeiller ; ayant entendu le roi se plaindre, pleurer
et soupirer, s'approcha tout doucement du lit, et tirant sa custode, le roy
commença à lui dire, jetant un grand soupir, et larmoyant si fort que les
sanglots lui coupoient la parole : Ah ! ma nourrice, ma mie, que de sang et que de meurtres ! Ah ! que jay suivi un meschant conseil ! ô mon Dieu ! pardonne-le moi s'il te plaist... Que ferai-je ?... Je suis perdu, je le crois bien ! Alors la nourrice lui dit : Sire,
les meurtres soyent sur ceux qui vous les ont fait faire ! mais de vous,
sire, vous n'en pouvez niais ; et puisque vous n'y prestez pas consentement
et en avez regret, croyez que Dieu ne vous les imputera jamais, et les
couvrira du manteau de la justice de son fils, auquel seul faut qu'ayiez
votre recours ; mais pour l'honneur de Dieu, que Votre Majesté cesse de
larmoyer... Et sur cela, lui ayant esté quérir un mouchoir, pour ce que le sien estoit tout mouillé de larmes, après que Sa Majesté l'eut prins de sa main, lui fit signe qu'elle s'en allast et le laissast reposer. Si Charles IX mourut de la justice qu'il se rendait à lui-même, il ne mourut pas sans la rendre aussi à cette mère dénaturée grâce à laquelle il succombait avant la fin de sa vingt-quatrième année. Dans un de ses derniers moments, à l'heure de la vérité suprême et de la lumière implacable, il réclama soudain — qu'on se peigne l'étonnement, le scandale, l'effroi de ses corrupteurs ! — la présence auprès de son chevet d'agonie, de ce prince qu'on lui avait fait haïr malgré lui, et qui, il-le savait, ne le haïssait point. Il donna impérieusement l'ordre de mander dans sa chambre le roi de Navarre, son frère. La reine mère essaya de parer le coup qu'elle prévoyait eu feignant d'avoir mal entendu ou mal compris, et en taisant mander le véritable frère (par le sang mais non par le cœur) de son fils mourant, le duc d'Alençon. Mais le roy, le voyant, se retourna de l'autre costé, et dit derechef : Qu'on face venir mon frère. La Royne sa mère, lui dit : Monsieur, je ne sçay pas qui vous demandez ; voilà vostre frère. Le Roy se fascha, et dit : Qu'on aille quérir mon frère le roy de Navarre ; c'est celuy-là qui est mon frère. C'est dans le trajet de l'endroit où on avait été chercher Henry à l'appartement du roi que Catherine, qui redoutait cette entrevue et voulait au moins s'en venger d'avance, prit un malin plaisir à faire croire au roi de Navarre que Charles IX, avant de mourir, voulait achever son œuvre, et qu'on ne le mandait auprès de lui que pour consommer l'arrêt de mort si longtemps suspendu sur sa tête. Afin de causer au prince cette angoisse, vengeance de la sienne, elle avait ordonné qu'on le fit passer à travers les souterrains, au lieu de le faire venir par les appartements. Henri eut peur ; il ne redoutait pas un ennemi en face ; étant sans armes, il redoutait une mort obscure ; il hésita à plusieurs reprises à suivre l'officier qui était venu le chercher[2]. Enfin montant par un degré dérobé, on le lit entrer dans la chambre du roy, lequel, soudain qu'il le vid, se retourna vers lui, et lui tendit les bras. Le roy de Navarre tout esmu, pleurant et soupirant, alla de genoux jusques aux pieds du lict. Le roy Charles l'ayant fait
approcher, l'embrassa estroitement, et le baisa, lui disant ces paroles : — Mon frère, vous perdez un bon maistre et un bon amv, je sçay que vous n'este point du trouble qui m'est survenu ; si j'eusse voulu croire ce qu'on m'en vouloit dire, vous ne fussiez plus en vie ; mais je vous ay toujours aymé ; je me fie en vous seul de ma femme et de ma fille ; e vous les recommande. Ne vous fiez en... La royne mère interrompit le roy
Charles, disant : — Monsieur, ne dites pas cela. — Madame, je le dois dire, et est la vérité. Croyez-moy, mon frère, aimez-moy, assistez à ma femme et à ma fille, et priez Dieu pour moy. Adieu mon frère, adieu. Le roy de Navarre demeura au pied du lict, jusques à tant qu'il (Charles IX) entrast en agonie ; ce qu'estant, il se retira. Ce Fust dans le soir de la Pentecôte, l'an 1574, que mourut le roy Charles, et que ces choses advindrent[3]. Aussitôt que Henri III apprit le décès de son frère, il s'évade de la Pologne comme d'une prison, se dérobe à la couronne des Jagellons qu'il trouvait trop légère, et vient se faire écraser métis celle de Saint-Louis. Quand on lui mit la couronne sur la tête (à son sacre à Reims, le 15 février 1575), il dit assez haut qu'elle le blessait, et lui coula par deux fois, — dit Lestoile — comme si elle eust voulu tomber. On avait conseillé à Henri III, à Vienne et à Venise, de conclure la paix avec les huguenots ; il n'écouta point ce conseil, il détestait à l'égal les uns des autres les protestants et les Guise[4]. Ainsi commença par la guerre le règne — qui devait finir au milieu de la guerre, tragiquement, par un meurtre, — du dernier Valois. Henri III estimait trop Henri de Navarre, dont les qualités, qu'il devinait, semblaient la satire vivante de ses vices, pour l'aimer. Il était d'ailleurs sous l'influence fascinatrice et plus impérieuse que jamais de cette femme étrange, au cœur monstrueux, au cerveau viril, qui continua de gouverner la France en gouvernant le plus spirituel et le plus fatal de ses fils, celui sur qui elle avait le mieux établi, en sa qualité de favori, le joug d'une domination fondée sur la corruption. Ce que Henri III apprit à son arrivée à Paris, au retour de ce long voyage, commencé comme la fuite d'un voleur et continué comme la promenade d'un sultan, n'était pas fait d'ailleurs pour rétablir sa confiance en deux princes dont l'un, son propre frère, lui était odieux depuis longtemps, dont l'autre, plus naturellement sympathique, lui était peint, par Catherine irritée de deux tentatives d'évasion avortées, sous les plus noires couleurs de l'inquiétude et de la méchanceté. Le départ du duc d'Anjou pour la Pologne, dont la couronne venait de lui être offerte, et la maladie du roi Charles, qui commença presque en même temps, avaient en effet esveillé les esprits des deux partis du royaume. Henri de Navarre et le duc d'Alençon, réunis par la même disgrâce avant d'être séparés par les rivalités de l'ambition et les autres, essayent de profiter de l'occasion. Ils jettent l'un et l'autre le masque d'une longue contrainte, et tentent à la fois d'échapper aux ennuis de cette condition d'otages, de cette surveillance étroite qui ne leur laisse que la liberté de l'abâtardissement. Marguerite ; qui aimait Charles IX, qui s'était réconciliée avec le duc d'Anjou à son départ, qui tremblait pour Alençon, son frère préféré, se jetant ainsi tête baissée au milieu des hasards de la guerre civile, enfin, qui n'était pas fâchée de se donner une importance dont elle profiterait, concilia tous ces sentiments, tous ces devoirs, tous ces intérêts, dans une démarche hardie, imprévue, équivoque, dont elle seule sent l'habileté, et qu'elle n'hésite pas, sans la justifier, à raconter elle-même. Elle obtient de Miossens, à qui elle avait sauvé la vie la nuit de la Saint-Barthélemy, et qui s'était fait catholique, la confidence du projet d'évasion et de rébellion de son frère et de son mari. Puis elle va trouver le roi et la reine mère, leur dénonce ce pernicieux plus que coupable dessein, en les priant de le déjouer à l'insu de ses auteurs ; non sans avoir fait promettre à sa mère et à son frère, pour prix de ses révélations, qu'elles ne porteront aucun préjudice à ceux qu'elle ne trahit que dans leur intérêt. Une seconde tentative eut lieu en 1574, qui avorta également, mais dont Marguerite n'eut point le secret et dont elle ne put conjurer les conséquences. C'est ce qu'on a appelé le complot de MM. de la Mole et de Cotonnas, personnages historiques obscurs, que le roman a mis en une lumière excessive, et qui payèrent leur témérité de la vie. Durant ce temps, dit la reine de
Navarre, la maladie du roy Charles augmentant toujours, les huguenots ne
cessoient jamais de rechercher des nouvelletés, prétendant encore de retirer
mon frère, le duc d'Alençon, et le roy mon mary de la cour ; ce qui ne vint à
ma connoissance comme la première fois. Mais, toutefois, Dieu permit que la
Mole le descouvrist à la royne ma mère, si près de l'effect, que les troupes
des huguenots devoient arriver ce jour-là auprès de Saint-Germain. Nous fusmes contraints de partir à deux heures après la minuict, et mettre le roy Charles dans une litière pour gaigner Paris ; la royne ma mère mettant dans son chariot mon frère et le roy mon mary, qui, cette fois-là, ne furent traictés si doucement que l'autre ; car le roy s'en alla au bois de Vincennes, d'où il ne leur permit plus de sortir. Et le temps augmentant toujours l'aigreur de ce mal, produisoit toujours nouveaux advis au roy, pour accroistre la mesfiance et le mes-contentement qu'il avoit d'eux ; en quoy les artifices de ceux qui avoient toujours désirè la ruine de nostre maison luy aidoient, que je croy, beaucoup. Ces mesfiances passèrent si avant, que messieurs les mareschaulx de Montmorancy et de Cossé en furent retenus prisonniers au boys de Vincennes, et la Mole et le comte de Coconas en pâtirent de leur vie. Cependant Catherine avait résolu d'effrayer les princes, auteurs ou complices de toutes ces révolutions de palais, de toutes ces intrigues d'évasion et de rébellion, par des exemples éclatants de sévérité, et de décourager à jamais de semblables velléités. Il fut sérieusement question de leur faire leur procès, et ils durent subir l'interrogatoire des commissaires du Parlement. C'est à cette occasion que Marguerite rendit à son mari ce signalé service de rédiger pour lui un mémoire apologétique, plein d'adresse et de fermeté. Cet ouvrage, qui nous a été conservé, montre de quels conseils et de quels offices Marguerite eût été capable, si on l'eût maintenue dans cette voie politique, dont on l'écarta, au contraire, systématiquement, toute sa vie. Ce rôle d'avocat avait-il peu à peu gagné, malgré ses répugnances, Marguerite à la cause qu'elle défendait, et finit-elle par l'épouser au point de ne point voir la contradiction, ou de sacrifier ses appréhensions à un dévouement devenu aveugle ? Toujours est-il qu'elle fit plus que plaider les intérêts de son mari ; qu'elle s'employa à le servir activement, au grand dommage de son prédit à la cour et non sans risquer d'attirer sur elle, en la détournant de la tête de son frère et de son mari, la colère royale. Elle prêta les mains à un projet qui consistait à les faire évader l'un et l'autre, déguisés en femmes, et en les faisant sortir, masqués, dans son carrosse. Mais ce projet ne put venir à exécution, tant les deux princes et tout ce qui les touchait étaient espionnés de trop près. Marguerite donne de l'échec de cette nouvelle tentative un motif bien plus curieux. Elle affirme qu'il fut dû à la vanité et à la jalousie, à un mesquin conflit de préséance qui empêcha les deux princes, dont chacun s'opiniâtra à vouloir sortir le premier, de profiter d'une occasion si frivole et si précaire. Nous aimons mieux attribuer le refus d'Henri de Navarre à une noble pudeur, à la honte généreuse de fuir déguisé en femme et d'aborder la vie virile en passant par une porte basse, et revêtu de vêtements ridicules et diffamants. Ne pouvant se sauver à la fois, faute de s'entendre, le duc d'Alençon et le roi de Navarre, réconciliés dans l'intérêt commun par la subtile Margueritte, finirent par s'accorder, dans le but de se sauver séparément. Cognoissant qu'ils estoient tous deux en mesure prédira-ment à la cour, aussi desfavorisez l'un que l'autre ; que le Guast (du Guast, favori d'Henri III) seul gouvernoit le monde ; qu'il falloit qu'ils mendiassent de luy ce qu'ils vouloient obtenir auprez du roy ; que s'ils demandoient quelque chose, ils estoient refusez avec mépris ; que si quelqu'un se rendoit leur serviteur, il étoit aussitôt ruiné et attaqué de mille querelles qu'on luy suscitoit, ils se résolurent, voyant que leur division estoit leur ruine, de se réunir et de se retirer de la cour, pour, ayant ensemble leurs serviteurs et amys, demander au roy une condition et un traitement dignes de leur qualité ; mon frère n'ayant eu jusques alors son appennage, et s'entretenant seulement de certaines pensions mal assignées, qui venoient seulement quand il plaisoit à du Guast, et le roy, mon mare, ne jouissant nullement de son gouvernement de Guyenne, ne luy estant permis d'y aller, ny en aucunes de ses terres.... Le 15 septembre 1575, le soir venu, peu avant le souper du roy, le duc d'Alençon, changeant de manteau et le mettant autour du nez, sortit, suivi seulement d'un des siens, et parvint à gagner à pied, incognito, la porte Saint-Honoré, où l'attendoit Seymer (Simier), maitre de sa garde-robe, avec le carrosse d'une darne qu'il avoit emprunté à ce effet. Il alla ainsi jusqu'à quelques maisons à un quart de lieue de Paris, où il trouva des chevaux qui l'attendaient. Escorté de cette avant-garde, il rejoignit, à un rendez-vous convenu, un gros de deux ou trois cents cavaliers dévoués, avec lesquels il arriva à Dreux, ville de son apanage, le vendredi 16 septembre, à dix heures du matin. De là, il publia un manifeste justificatif de sa conduite et de ses prétentions. On ne s'aperçut de sa disparition que sur les neuf heures du soir. On devine la surprise, la colère, la terreur du roi. Il passe des résolutions les plus extrêmes au plus complet abattement. Que tout le monde monte à cheval ! il lui faut son frère mort ou vif ! Puis il se ravise et écoute des conseils plus modérés. Au milieu de ces tergiversations, le temps passe. On ne part plus que le matin, sans trop de llte, pour une commission désagréable, et le fugitif est en sûreté. C'est sur le prisonnier conservé que devait retomber la peine de toutes ces agitations et de toutes ces déceptions. Henri de Navarre fut plus étroitement que jamais surveillé et resserré. Et c'est au milieu de ces circonstances si défavorables, sous le coup de cet exemple d'une fuite impunie, qui aiguillonnait à la fois son impatience de l'imiter et en diminuait les moyens, qu'il dut combiner et préparer le plan d'une entreprise rendue désormais aussi nécessaire que téméraire. Il le sentait à ce point qu'il se méfia, instruit par une dure expérience, de ses plus proches, et mit les chances de son côté dans un dessein si hasardeux, avec un soin scrupuleux, à ce point qu'il négligea de prévenir Marguerite elle-même de ses intentions, et partit en oubliant, peut-être avec raison, de lui dire adieu. C'est cet' intéressant et décisif épisode de la vie d'Henri qu'il nous demeure à raconter, après avoir soigneusement tracé les prolégomènes de ce récit, et laborieusement dressé le cadre d'un tel tableau. Depuis août 1572, Henri de Navarre languissait donc, tour à tour impatient ou dompté, clairvoyant ou ensorcelé, dans les liens de cette captivité presque magique où Catherine de Médicis, à qui les artifices de Circé et d'Amide étaient familiers, avait trouvé moyen d'énerver son esprit et son cœur. On aura une idée du double joug de cette tyrannie matérielle et de cette obsession morale pratiquées à la fois par la sombre reine, toute entière à sa proie attachée, avec un art féminin et un génie viril, quand on lira, dans d'Aubigné, l'énergique tableau suivant de la condition faite au roi suspect par la royale geôlière du Louvre. On jugera de l'effort qu'Henri dut faire pour secouer sa torpeur et des difficultés qu'il eut à vaincre pour passer par la ruse à travers les mailles de ce réseau impénétrable à la force, chaque jour serré avec une expérience plus profonde de ses défauts, une terreur plus grande de ses qualités. C'est donc d'Aubigné qui nous apprend quelle dut être cette prison dure et honteuse d'une vrayement belle-mère,
qui, pour vestir la prudence et le courage des hommes, avoit despouillé les
craintes et les affections[5] communes à son sexe, n'ayant rien de médiocre en vices ni
en vertus ; qui nourris-soit ses propres enfants de façon qu'ils deussent
toujours emprunter d'elle la conduite et la puissance, et elle d'eux le nom
et le sceau. Elle ne lui laissa voir le jour qu'autant qu'il en falloit pour
efféminer son courage par les délices, et ses desseins martiaux par toutes
sortes de vanitez. Si quelqu'un estoit capable de dire un mot à l'oreille de
ce prince, lui montrer un tableau de ses obligations naturelles, de ses
devoirs envers amis et ennemis, et du péril qui le menaçoit à la première
aube de sa vertu, cettui-là estoit promptement et curieusement chassé ; et la
royne qui se vantoit qu'il n'y avoit maison de dix-milles livres de rentes en
France où elle n'eust un serviteur, ne laissoit coucher en la chambre de son
gendre aucun homme de marque qui ne respondist de sa personne ; les chefs et
soldats de ses gardes, au lieu de gardes estoient geoliers. Je ne descri
point ces choses en apprentif, mais comme ayant esté choisi de Dieu pour
instrument de la liberté de mon prince, qui avoit, un temps, le cœur grillé
comme sa chambre, jusques à estre contrainct, par l'infidélité d'un sien compagnon
en fortune..... de déceler à la roine les
premiers qui lui désillèrent les yeux et lui osèrent parler d'eschapper. Mais
l'exemple des morts pour cette cause n'effraya point les courages qui avoient
voilé leurs vies au salut de leur maistre. Bien heureux le prince à qui Dieu
donnera de ces cœurs vrayement françois ![6] Parmi ces cœurs vraiment français, capables de résister à toutes les épreuves, même celle de la défiance naturelle à un prince suspect, réduit parfois à détourner Forage des colères royales en dénonçant lui-même de trop indiscrets libérateurs, nous ne serons pas étonnés de trouver, au jour du péril et du succès décisif, Agrippa d'Aubigné. C'était là un de ces serviteurs que des mœurs austères, un tempérament aventureux et une fidélité passionnée mettaient au-dessus de toutes les séductions et de toutes les craintes. Lorsqu'il fut question, pour le roi de Navarre, de la lieutenance générale du royaume, et que l'évasion de François, duc d'Alençon, puis duc d'Anjou, consommée avec le concours de complices que la décapitation de la Mole et de Cotonnas n'avait pas découragés, eût achevé d'exaspérer l'ambition jalouse de Catherine de Médicis, les liens, un moment relâchés, de suspicion et de surveillance, qui paralysaient les élans généreux d'Henri de Navarre, impatient du double joug de la captivité et de l'oisiveté, furent étroitement resserrés. Cet excès de rigueur eut d'ailleurs l'avantage de faire déborder la coupe et de précipiter le dénouement d'une situation qui ne comportait plus que des extrêmes, et n'offrait d'autre alternative à Henri qu'une résignation sans sécurité ou qu'une révolte moins dangereuse après tout, puisqu'elle assurait l'honneur et permettait d'espérer le salut. Ne pouvant plus compter sur son compagnon de captivité, cet équivoque François, gangrené jusqu'aux moelles des vices de sa race, qui, dans un sort commun, poursuivait des intérêts contraires, et que des rivalités de toutes sortes, habilement envenimées, poussaient plutôt à trahir Henri qu'à le servir, le roi de Navarre dut se résoudre à ces alliances inférieures et à ces dévouements subalternes que la rigueur de sa détention et la promiscuité de la prison laissaient seuls à sa disposition. Qui aura esté nourri près des princes, remarque avec raison d'Aubigné, sçaura combien légères causes et petits instruments les poussent à pesantes résolutions et grands effets ; je di cela pource que le roi de Navarre aïant esté destitué des personnes plus relevées de son ancien parti, il lui fut force de communiquer ses secrets et d'empjoier à ses desseins ceux qui se pouvoient couvrir de leur petitesse. Le dessein de sa liberté avoit pour première difficulté qu'il ne pouvoit estre doubteux, quand la fuite des deux premiers ne pouvoit laisser obscure la volonté du tiers... La reine mère cependant soupçonnant le vigoureux esprit et le corps laborieux de son gendre le tenait sous le verrou, en chartre privée, gardé par des soldats choisis, pleins du fanatisme du temps, et qui la pluspart avoient exécuté au massacre. Elle avoit aussi ceux qui commandoient en la chambre et en la garde-robbe, tous affidez à la détention de ce prince, ne fût-ce que pour conserver l'heur de ses bonnes grâces, de sa courtoisie et agréable conversation. C'est ainsi que ses qualités tournaient contre Henri autant que ses défauts. Il faisait la conquête de tous ceux qui l'entouraient au point de leur inspirer le désir de le garder et la crainte de le perdre. Lui-même, cédant à l'attrait qu'il inspirait, sentait parfois son cœur s'amollir dans les douceurs corruptrices de l'habitude, et le faux point d'honneur des scrupules vulgaires et des fidélités profanes lui fit manquer plus d'une fois l'occasion propice. On le vit même un jour, au grand scandale et au grand dommage de ses amis, revenir reprendre sa chaîne, ramené par ce charme fatal, supérieur, par moments, au sentiment du devoir et au désir de la liberté, qu'il n'avait pas su rompre. Cette partie manquée du bois de Vincennes faillit être funeste aux conseillers et compagnons de l'exode avorté : et Jonquières, maitre d'hôtel, d'Aubigné, écuyer, et Armagnac, premier valet de chambre du roi de Navarre, payèrent leur connivence, en attendant mieux, par une de ces disgrâces qui ne présageaient rien de bon. Le premier fut même éloigné (euphémisme d'exilé) en Picardie. D'Aubigné lui, surnagea, maintenu en faveur intermittente, grâce à ses talents de poêle et à son expérience du métier de courtisan qu'il connaissait à merveille, mais pratiquait incomplètement, gâtant ses compliments par ses épigrammes, ses succès par ses coups de boutoir, de sorte qu'il ne parvenait jamais complètement ni à se rendre utile ni à se rendre agréable, et ne jouissait que d'un crédit variable comme son caractère. Quoi qu'il en soit, après l'esclandre de Vincennes, et
cette fausse évasion — qui n'eut que des résultats trop réels pour une partie
des compagnons de Henri de Navarre, obligés de se dérober par la fuite aux
recherches irritées et aux implacables vengeances d'une reine incapable de
pardonner la moindre entreprise sur sa domination, et qu'on ne mettait pas
impunément en alerte,— d'Aubigné resta à la cour et non en trop mauvaise
posture pour combiner le plan et chercher les moyens d'une tentative
nouvelle. Il dissimula toutefois, trop content d'avoir été épargné aïant accés aux grands pour son savoir en choses
agréables, mesmement le roi l'aïant fait de son Académie — c'ettoit une assemblée qu'il faisoit deux fois par semaine
en son cabinet pour ouïr les plus doctes hommes qu'il pouvoit, et mesmes
quelques dames qui avoient estudié sur un problème toujours proposé par celui
qui avoit le mieux fait à la dernière dispute. Notre hardi compère se maintint encore et estoit uniquement aimé des deux frères Guisards pour la dance, pour les balets qu'il inventoit, et les entreprises qu'il leur dressoit à cheval et à pied ; comme aussi il leur servoit d'un des meilleurs hommes de barrière (de tournoi) de son temps. Cependant fatigués et presque découragés par les tergiversations de leur maitre, toujours prêt à s'échapper, toujours retenu par quelque illusion nouvelle, et renversant son dessein chaque fois qu'on faisait chanter l'appeau de cette tentante et décevante lieutenance générale du royaume, les deux derniers fidèles du roi de Navarre s'apprêtaient tristement à le quitter sans dire à Dieu quand survint un incident caractéristique, qui réconforta leurs espérances, raffermit leur confiance et mit le feu au suprême complot, en leur montrant toujours digne de leur dévouement un prince toujours fidèle à sa foi et mécontent de son sort. Nous laissons encore la parole à d'Aubigné : Un soir, Armagnac ayant tiré le
rideau du lict, où son maistre trembloit d'une fièvre éphémère, comme ces deux
avoient l'oreille près du chevet de leur maistre, ils l'entendirent soupirer,
et puis plus attentivement ouïrent qu'il achevoit de chanter le pseaume 88,
au couplet qui desplore l'eslongnement des fidelles amis. Armagnac pressa
l'autre (Aubigné) de prendre ce temps pour parler hardiment. Ce conseil
suivi promptement et le rideau ouvert, voici les propos que ce prince
entendit : — Sire, est-il donc vrai que
l'esprit de Dieu travaille et habite encore en vous ? Vous souspirez à Dieu
pour l'absence de vos amis et ridelles
serviteurs, et en mesme temps ils sont ensemble, souspirans pour la
vostre et travaillans à vostre liberté. Mais vous n'avez que des larmes aux
yeux, et eux les armes aux mains. Ils combattent vos ennemis, et vous les servez
; ils les remplissent de craintes véritables et vous les courtisez pour des
espérances fausses ; ils ne craignent que Dieu, vous une femme, devant
laquelle vous joignez les mains, quand vos amis ont le poing fermé ; ils sont
à cheval, et vous à genous ; ils se font demander la paix à coudes et à mains
jointes ; n'aïant point de part en leur guerre, vous n'en avez point à leur
paix. Voilà Monsieur (le duc d'Anjou) chef de
ceux qui ont gardé vostre berceau, et qui ne prennent pas à grand plaisir de
travailler sous les auspices de celui qui a ses autels à contrepoil des
leurs. Quel esprit d'estourdissement vous fait choisir d'estre vallet ici au
lieu d'estre le maistre là, le mépris des méprisez, ou vous seriez le premier
de tous ceux qu'on redoute ? N'estes-vous point las de vous cacher derrière
vousmesmes, si le cacher estoit permis à un prince nai (né) comme vous ? Vous êtes criminel de vostre grandeur, et des
offences que vous avez reçeües ; ceux qui ont fait la Saint-Barthélemi s'en
souviennent bien, et ne peuvent croire que ceux qui l'ont soufferte l'aient
mise en oubli. Encores si les choses honteuses vous estoient seures, mais
vous n'avez rien à craindre tant que de demeurer. Pour nous deux, nous
parlions de nous enfuir demain, quand vos propos nous ont fait tirer le
rideau. Avisez, sire, qu'après nous les mains qui vous serviront n'oseroient
refuser d'emploier sur vous le poison et le couteau. Ce mâle discours était fait pour produire une vive impression sur un homme comme Henri de Navarre. Profitant habilement de l'avantage obtenu, dont témoignait l'émotion de son auditeur, d'Aubigné, faisant jouer tour à tour tous les ressorts, achève de le pousser au parti décisif, en lui montrant ses ennemis, las de le craindre, arrivant à le mépriser ; le roi Henri III n'hésitant plus à se moquer, devant les dames, d'un prince aussi dégénéré que lui, et devenu assez crédule pour se fier à cette lieutenance générale du royaume, qui de promesse avoit passé en risée. Ajoutez à ces révélations piquantes l'effet du dépit que durent causer à Henri les éloges publiquement décernés à l'émulation de Monsieur et du prince de Condé, et, à cette double rivalité qui menaçait son naissant prestige. La jeune reine de Navarre, Marguerite, qui s'ennuyait en cour, qui désirait voir son mari sortir de tutelle, et s'arracher aux délices de Capoue, ne fut pas sans influence sur la décision suprême d'Henri, car elle lui fit dire par un de ses médecins qu'on l'avait tâté pour savoir s'il serait disposé à empoisonner un prisonnier importun plus que dangereux, puisqu'il laissait si tranquillement usurper par Monsieur le titre de protecteur des églises qui lui appartenait, à la condition de le mériter. Tous ces aiguillons divers portèrent et développèrent dans l'âme généreuse d'Henri réveillé cette impatience du joug et cette ardeur de liberté et de vengeance qui font les héros. Ce qui acheva de disposer l'âme de ce prince à respudier les délices et son cœur à espouser les dangers, ce fut la défection de MM. de Fervaques et de Lavardin, qui mécontents, l'un de n'avoir pas obtenu le gouvernement de Normandie, l'autre d'avoir manqué le régiment des gardes, se rapprochèrent du roi de Navarre et entrèrent en pourparlers avec ceux qui trafiquoient son départ. Toute intrigue appelle les intrigants. Toute révolte attire les frondeurs. Le malheur est aussi que toute conspiration a ses traîtres, surtout à une époque où le sentiment de l'honneur, dans le sens moral du mot, n'existait pas plus que celui de la patrie, et où des princes et des gentilshommes, corrompus par de mauvais exemples quotidiens et des impunités plus scandaleuses encore, changeaient de parti comme de chemise, tour à tour et suivant l'intérêt ou l'humeur, alliés des catholiques ou des huguenots, des Espagnols ou des Allemands, du roi ou des princes, de la France ou de l'étranger. C'est ainsi que Fervaques, favori d'Henri III, mécontent de son maitre, n'hésita point à faire à d'Aubigné des ouvertures sanctionnées de la remise de son guidon avec charge de l'engager, c'est-à-dire de recruter les hommes décidés à faire compagnie sous son enseigne, et que Lavardin fit porter par M. de Roquelaure les mêmes assurances. De là propos ouvert, partie liée, et conférences nomades dans les rues de Paris entre les principaux conjurés, réunis, crainte d'un logis où les murs ont des oreilles, sous l'abri errant d'un carrosse fermé des deux côtés. C'est dans de si précaires conditions qu'Henri eu était réduit à négocier sa délivrance et à mériter les étrennes symboliques que lui donna d'Aubigné : un bouquet d'olive, de laurier et de cyprès avec un sonnet qui servait d'âme à cet emblème, et n'était que la paraphrase de la fameuse devise maternelle : Seure paix, victoire entière, mort honorable. Dans ce conciliabule fut arresté de se voir une après-souppée au logis de Fervaques, à la Cousture-Sainte-Catherine, peu fréquentée en ce temps-là, ajoutant à ceux que nous avons nommez un gentilhomme nommé La Porte. Donc, les sept enfermez et s'estant délivrez de plusieurs fascheux sous quelque couleur vicieuse, se prestèrent serment ; assavoir les six au roi de Navarre et lui à eux, de ne se desdire point par quelque caresse qui se présentast, et d'estre ennemis jusques à la mort, de quiconque décelleroit l'entreprise. Cela prononcé, le roi de Navarre les baisa tous six à la joue, et eux à lui la main droitte. Le plan convenu estoit qu'au
vingtiesme de février, dix huit jours après le complot, Laverdin se saisiroit
du Mans ; Roquelaure, son lieutenant, amassant la compagnie, assisté de Marrolles
et autres, empoigneroit Chartres, et le guidon de Fervaques, par l'assistance
de Belle-Fontaine et de Poupelière, feroit de mesmes à Cherbourg. Et
cependant, leur maistre aianl fait un bon semblant de s'asseurer de la
lieutenance[7], comme il avoit fait depuis peu de jours, estendroit ses
longes jusques à aller chasser aux forests de Saint-Germain, estant toujours
sous la garde de Sainct-Martin d'Inglouse, maistre de la garde-robe, et de
Spalungue, lieutenant des gardes. Par un de ces subterfuges dont la nécessité lui avait révélé le secret et où il était déjà passé maitre, Henri, pour mieux endormir toute méfiance, fit mine d'être repris d'une recrudescence des illusions qui le retenaient à la cour. Le lendemain au point du jour, le roi de Navarre s'alla jetter dans le lict du duc de Guise et avec les alliances qu'ils avoient fait de maistre et de compère, eurent plusieurs familiers discours ; ceux du Béarnais tendant à ce poinct, quaux despens de plusieurs vanitez et vanteries de ce qu'il seroit général, le duc courut en apprester à rire au roi — comme il avait desja fait auparavant sur d'autres vanitez échappées sans artifice. Mais à ceste fois qu'il parloit par une feinte estudiée, il lui en donna autant qu'il falloit pour le mespris. C'est grâce à ce stratagème, par lequel il prêtait si volontiers le collet à la malignité de ses ennemis, et sans leur marchander la dose, leur donnait si libéralement à rire à ses dépens qu'Henri, se gaussant in petto de ceux qui se gaussaient tout haut de lui, put accomplir impunément les préparatifs de cette expédition, dont le succès devait lui permettre de montrer l'esprit de son rôle à ceux qui n'en avaient voulu voir que la lettre, et de rire à son tour aux dépens de ceux qui l'avaient jugé ridicule. On croit toujours volontiers aux apparences qui flattent lit vanité, et c'est par là que les plus fins politiques sont trompés. Henri ne s'était point mépris en visant à ce défaut de la cuirasse. D'Aubigné convient que confiants dans le prestige des illusions et des ambitions, dont il s'était montré si leurré aux yeux du dite de Guise, ils le tenoient prisonnier de cette espérance plus solide que tous les liens, plus sûre que tous les gardes : et ainsi il trompa à son tour par la mesme feinte qui l'avoit trompé, car on a sceu pour certain que, sans ce coup de langue, on faisoit naistre une affaire pour lui rompre cette chasse, ou il n'alla de tous les conjurez, qu'Armagnac. Cependant une trahison des plus imprévues, des plus incroyables faillit faire avorter l'affaire et paralyser l'effet de ces habiles dispositions d'Henri. Nous avons fait allusion déjà à cette dépravation morale d'un temps où les mots d'honneur et de patrie n'avaient d'autre signification que celle de l'intérêt du moment, où les plus coupables excès de la force ou de la ruse étaient absous par le succès, où il n'était pas de serment qui ne comptât ses parjures, de conspirations qui n'eût ses Judas. Le même homme qui avait encouragé la tentative en lui offrant son concours et en donnant au pacte d'évasion le gage de son enseigne, se ravisa subitement et songea à exploiter, pour rentrer en faveur auprès de Henri III, la connaissance qu'il avait des plus intimes secrets d'une conspiration qu'il lui parut plus lucratif de dénoncer que de servir. Ce triste héros de la duplicité la plus cynique se rencontra dans Fervaques lui-même, dont d'Aubigné a si énergiquement flétri dans ses Mémoires l'odieux caractère, et auquel il ne pardonna jamais le crime de cette alerte, même après qu'Henri IV, naturellement porté à la clémence, qui n'avait pas d'ailleurs, dans les premiers temps, le droit de se montrer difficile sur le choix de ses partisans et les palinodies de ses amis, l'eût généreusement et politiquement oubliée, en échange d'un repentir plus ou moins sincère et de plus réels services. Aubigné alla le lendemain au soir au cabinet du roi (pour prendre congé) où il trouva entre autres Fervaques fort attaché à l'oreille du roi, et le roi attentif à son discours, tellement qu'on avoit esté plus d'une heure et demie à lui gratter les pieds sans qu'il pensast à se coucher. D'ailleurs, l'attention de son esprit sauva la vie au preneur de congé ; car encores que le roi eust la face tournée droit à la porte, cela n'empescha qu'il ne trouvast moyen de la regagner, en se couvrant de l'huissier, et feignant de se vouloir promener à la lune, où il guetta Fervaques jusqu'à deux heures après mi-nuict. Le dialogue des deux hommes est caractéristique. Au sortir du chasteau, il (Aubigné) lui empoigne
le bras (à Fervaques) en sursaut, disant : — Qu'avez-vous fait, misérable ? Cet homme ainsi surpris ne put desguiser ; et après avoir conté les bienfaicts qu'il recevoit, qu'un autre prince ne pou-voit remplacer : Allez, dit-il, sauvez vostre maistre. Grâces à la protection de Dieu et au zèle de d'Aubigné, il ne fut point trop tard, et le dévouement put parer à temps le coup fourré de la trahison. Pour à quoi parvenir, continue d'Aubigné, il fallut courir à l'escurie où, depuis trois semaines, par prévoyance, on avoit accoustumé de picquer des chevaux en une carrière couverte. Comme cela se pratiquoit, les escuiers voient passer le prévost des marchands, que le roi avoit envoyé quérir, pour ne laisser rien eschapper aux portes de la ville. Mais avant l'ordre mis, les chevaux sortirent. De là, Roquelaure fut averti pour prendre la poste et le chemin de Senlis, ce qu'il ne sé fit pas dire deux fois. Puis aïant empoigné les escuiers auprès de Luzarche, il sceut de l'un d'eux que tout estoit descouvert. Partant il s'avança porter au roi de Navarre cette nouvelle et la nécessité qui le pressoit de partir, en attendant celui qui en savoit plus de particularitez. Cependant Henri de Navarre achevait sa chasse, qu'il avait ouverte au soleil levant, et attendait le moment de l'occasion et du signal, quand il trouva ses chevaux au faubourg de Senlis qui avoient repeu. A l'abord, il demanda à son avertisseur (à d'Aubigné) : — Qu'y a-t-il ? La response fut : — Sire, le roi sait tout par Fervaques, qui me l'a confessé. Le chemin de la mort et de la honte, c'est Paris ; ceux de la vie et de la gloire sont partout ailleurs, et pour les lieux les plus commodes Sedan et Alençon. Il est temps de sortir des ongles de vos geôliers, pour vous jetter dans le sein de vos vrais amis et bons serviteurs. — Il n'en faut point tant répliqua Henri de Navarre, dont la patience était à bout et qui n'avait plus besoin de longs discours — toujours moins éloquents que le murmure de la conscience, le sentiment de la conservation et l'attrait tentateur de l'occasion — pour prendre son parti et se décider à agir. Il montra de suite sa supériorité sur ses conseillers en refusant d'obtempérer à un de leurs avis, qui peint les mœurs du temps et l'exaspération des circonstances, mais qu'il répugna de suivre à un prince, sous lequel venait de percer définitivement le roi, et qui trouvait déjà non-seulement meilleur, mais plus habile d'être généreux que d'être implacable. Ses amis, embarrassés de savoir que faire des deux gardiens et geôliers d'Henri, MM. de Saint-Martin et de Spalungue, proposaient sans scrupule de les tuer. Henri, plus avisé, les gagna à demi en les épargnant, et les renvoya, chargés de retarder, par leurs messages, les poursuites du Roi. Il donna le change à M. de Saint-Martin, et d'un air riant le lança le premier à porter à son maitre de captieux bonjours et des offres de venir le rejoindre pour démentir ses ennemis, s'ils osaient calomnier son absence. En témoignage de ses rassurantes intentions, il feignit de se loger et de se vouloir délasser à entendre des comédiens de passage, qu'on avait par son ordre fait requérir et préparer. A ce moment, Henri appelle M. de Spalungue et l'envoie è son tour au Roi, porteur de décevantes assurances : Il lui dit que le Roi devoit aller à Beauvois-Nangis, de quoi il ne s'estoit pas souvenu en dépeschant Saint-Martin ; qu'il allast donc à Charanton, où, s'il ne trouvoit le roi passé, il lui porteroit confirmation à Paris du premier message. Cela servit beaucoup ; car Saint-Martin trouva l'allarme au camp qu'on alloit dépescher aux compagnies pour battre tous les chemins ; et tout fut arresté à la venue du premier, qui fut au lever du roi. L'autre qui laissa le grand chemin, s'esgara vers Saint-Maur et ne vint qu'à l'après-disnée. A la vérité, quand la roine vid le second espion envoié, elle ne douta plus de la fraude. Mais les advertissements ne vindrent que le jour couchant. A ce moment, il était inutile d'être fixé avec certitude sur une évasion qu'on n'avait pas su prévenir et qu'on ne pouvait plus contrarier. Dès le soir, le Roi de Navarre ayant jetté les yeux sur ce qui lui estoit plus fidèle, il emmena le comte de Grammont, Caumont fils de la Valette et depuis duc d'Espernon, Chalandrai, Le Mont de Maras et Poudins, ou pour les engager à son parti ou pour diminuer les avis de la cour. Il y eut de la peine à démesler les forests en une nuict tres-obscure et fort glaceuse : le secours de Frontenac lui fut en cela fidèle et bien à propos. Il passe donc l'eau au poinct du
jour, à une lieue de Poissy, perce un grand pais de Beausse, tout semé de
chevaux-légers, repaist deux heures à Chasteauneuf, là prend son
mareschal-des-logis L'Espine pour guide, à l'heure que les compagnies
pouvoient estre averties, et le lendemain, il entra d'assez bonne heure dans
Alençon. Au matin d'après, son médecin Gaillard lui offre son enfant, afin qu'il fust de sa main présenté au baptesme, ce qu'il accepta ; et cette nouveauté le fit recevoir sans nulle autre façon ni cérémonie. On chanta ce jour-là au presche le pseaume qui commence : Seigneur, le Roy s'esjouira d'avoir eu délivrance. Ce prince s'enquit si on avoit pris ce pseaume exprès pour sa bienvenue ; aïant seu que non et qu'il estoit à son ordre, il se souvint que un des siens qui avoit passé seul avec lui au batteau près Poissy, lui avoit fait chanter ce mesme pseaume, comme ils promenoient chacun son cheval par la bride en attendant les compagnons. Dedans trois jours, arrivèrent à Alençon 250 gentilshommes et entre autres Fervaques, par l'accident que je vas vous conter... Et d'Aubigné, non sans un malicieux plaisir et un vindicatif regret, raconte en effet comment, pris au piège de sa fourberie, Fervaques avait failli recevoir, de sa fidélité justement suspecte, une récompense fort inattendue. Il n'échappa en effet à l'ingrate mauvaise humeur d'Henri III, et au châtiment exemplaire qui lui était réservé, qu'en cherchant, auprès du prince qu'il avait failli perdre, un asile contre la colère de celui qu'il avait prétendu servir. Cependant que les deux escuyers à
Paris (d'Aubigné et Roquelaure) préparoient leurs chevaux, comme je vous ai dit, Grillon (Crillon) passa devant
eux au trot, et un d'eux l'aïant suivi, le vid arresté devant le Croissant,
et appelant Fervaques par la fenestre. C'ettoit pour lui dire, et non
sans jurer : — Escoute : dès que tu as esté sorti du cabinet, le Roi s'est jetté dans le lict tout en feu, et nous dit : Voiez-vous ce traistre ? il a mis la fuitte en la teste de mon beau-frère et mille meschans desseins avec cela, et puis me l'est venu descouvrir, pour trahir tous les deux ensemble ; je ne lui ferai pas trancher la teste, mais il sera pendu. Cela certifié à la salisse des reniements. Adieu, continua Crillon, en laissant son interlocuteur fort inquiet ; songe à toi. Et il conclut, non sans ironie, par cette adjuration qui prouve qu'il le connaissait bien : — Pour moi, je ne veux pas qu'on me trouve ici ; ne me ruine pas pour t'avoir fait un trait d'ami. Ce fut à Fervaques à s'habiller et à se cacher chez Du Tillet, qui le fit sortir par la porte de Bussi. Il vint d'une traitte chez son lieutenant De Maidavid, d'ou il escrivit à la roine que le roi l'aïant voulu payer de mort pour rescompense de sa fidélité, et ne voulant pour cela quitter son service, qu'il avoit pensé ne pouvoir mieux faire que de se ranger près du fugitif, ou il promettoit de faire plus de service que les deux meilleurs régiments entretenus pour Sa Majesté. Arrivé à Alençon il ne fut point trop mal reçu par Henri de Navarre, qui n'avait pas le loisir d'être si scrupuleux, et lui fit bonne mesure d'indulgence en admettant le renégat repentant parmi ses compagnons, malgré les murmures et les œillades de dogue hérissé de l'implacable d'Aubigné. Quoique le gentilhomme (d'Aubigné lui-même) qui l'avoit veu au cabinet du roi et parlé à lui hors du Louvre, lui maintint sa trahison, s'estant excusé que madame de Carnavalet avoit adverti la première et l'avoit engagé à descouvrir, le roi de Navarre prit cette excuse, l'accepta à son service et l'envoia vers Monsieur... A ces détails précis et émouvants d'un mâle chroniqueur, qui touche souvent, sans le savoir peut-être, et d'autant plus puissamment, aux idées et au langage de la grande histoire, un autre annaliste plus familier, plus frivole, mais dont le témoignage n'est pas moins précieux, l'Estoile, ajoute quelques traits de caractère qui complètent, à la lueur de cette conjoncture décisive, la physionomie morale du Béarnais à vingt-trois ans et la font pittoresquement ressortir. Il nous montre Henri, le jour qu'il partit de Paris, qui était le premier de la foire de Saint-Germain, y allant tout botté avec M. de Guise, à qui il fait des caresses extraordinaires, et qu'il prétend emmener de force à la chasse avec lui. Insistance habile, puisque le duc se méfie et refuse. Deux jours avant son évasion, c'est-à-dire l'avant-veille de cette promenade, le bruit ayant couru de sa fuite, parce qu'il n'avait point couché à Paris, il était allé trouver, tout botté, le roi et la reine à la Sainte-Chapelle et les avait salués de ces mots : Je vous ramène celui dont vous étiez tout en peine. Comment se méfier ou se fâcher avec un comédien de cette force-là ? Le génie gascon a vaincu le génie italien. Les Gascons vont gouverner la France. Un gentilhomme des siens,
ajoute l'Estoile, m'a dit que ce roy, depuis son
partement de Senlis jusqu'à la rivière de Loire, ne dit mot, mais que,
l'ayant passée, il jetta un grand soupir et dit : — Loué soit Dieu ! qui m'a délivré. On a fait mourir la reyne ma mère à Paris, on y a tué M. l'Amiral, et tous nos meilleurs serviteurs ; on n'avoit pas envie de me mieux faire, si Dieu ne m'avoit gardé ; je n'y retourne plus, si l'on ne m'y traisne. Puis, gossant à sa manière accoutumée : Je n'ay, ajouta-t-il, regret que pour deux choses que j'ay laissées à Paris, la messe et ma femme ; toutes fois pour la messe, j'essayeray de m'en passer ; mais pour ma femme, je ne puis, et la veux ravoir. Il devait la ravoir en effet — non pour le bonheur ni de l'un ni de l'autre — et après des persécutions cruelles, par lesquelles elle expia la plus innocente des discrétions, puisqu'elle ignorait tout du complot, qui n'avait peut-être qu'à cause de cela réussi. La pauvre Marguerite, en effet, qui n'en pouvait mais de rien, paya pour tout le monde. Elle paya pour son frère, le duc d'Alençon, auquel il avait fallu dépêcher, pour le regagner à demi, presque suppliante, la reine-mère elle-même. Elle paya pour son mari, qui échappait à jamais aux liens dont s'était si longtemps flattée la sécurité d'une autorité précaire. Elle paya enfin pour Fervaques, tardif dénonciateur du complot, et auquel le roi en sut, comme nous l'avons vu, si peu de gré. Furieux jusqu'au délire de toutes ces évasions humiliantes et menaçantes, Henri III jetant feu contre sa sœur, eust faict dans sa colère, exécuter contre sa vie quelque cruauté, s'il n'eust esté retenu de la royne sa mère qui voulut conserver à ses desseins un instrument souvent utile. On se borna donc à donner des gardes à la reine de Navarre pour l'empêcher de suivre le roi son mari ou de communiquer avec lui. Henri III fut moins modéré vis-à-vis des personnes de l'entourage de Marguerite qu'on soupçonnait de l'avoir encouragée dans sa prétendue connivence. Grâce au ciel cependant, l'évasion de Henri de Navarre, heureuse en tout, ne fit point de victime. |
[1] Chateaubriand, Analyse
raisonnée de l'Histoire de France.
[2] Promenades dans le pays de
Henri IV. Album de la jeunesse du roi de Navarre, texte et dessins de M.
Houbigant, publiés par M. François Saint-Maur.
[3] Palma Cayet, t. II de la Chronologie
novennaire, p. 249 à 256.
[4] Chateaubriand, Analyse
raisonnée de l'Histoire de France.
[5] Les storges, dit d'Aubigné, eu son langage français-gréco-latin.
[6] Histoire universelle,
par d'Aubigné. Préface de la 1re édition.
[7] De la lieutenance générale du royaume, dont un le leurrait.