De 1530 à 1535, cinq années s'écoulent pendant lesquelles la paix prépare la guerre ; elle devait fatalement sortir du traité de Cambrai, comme elle était sortie du traité de Madrid. En dépit des efforts conciliateurs de la reine Éléonore, qui usa tout ce qu'elle avait de grâce et d'ascendant pour rendre enfin amis les deux terribles beaux-frères, dont les dissentiments agitaient le monde, il existait entre eux tant de levains de discorde qu'un apaisé, un autre éclatait aussitôt Par le fait, la première partie, quoique gagnée par Charles-Quint, lui avait rapporté plus d'honneur que de profit. La France y avait perdu plus de sang que de forces, plus d'or que de terre. Ses frontières n'avaient pas été entamées ; et secondant l'ambition de son roi, que les déceptions irritaient au lieu de la guérir, un patriotique frémissement de tout le pays répondait au seul espoir d'une décisive et vengeresse revanche. Charles-Quint n'étant pas assez satisfait de ses succès, François Ier n'étant pas assez abattu par ses revers, l'un persistant à espérer d'un nouvel engagement cet abaissement décisif du roi et du royaume rivaux, dont il avait fait le but de sa politique ; l'autre, enhardi par ces revers mêmes, s'obstinant à se flatter d'un retour de la Fortune, qui ne pouvait plus changer qu'en sa faveur, la reprise des hostilités entre les deux grands adversaires était inévitable. François Ier, tout en la souhaitant et en la préparant sourdement, eut du moins l'art de laisser à Charles-Quint l'initiative et la responsabilité du premier tort. La première grosse affaire qui absorba les efforts du roi, et qu'il dut faire passer avant toute autre sollicitude, fut une affaire intérieure : la consommation de la réunion de la Bretagne à la France. François Ier aida beaucoup à la solution par l'attrait de sa personne. Il présida lui-même au dénouement, c'est-à-dire au couronnement du dauphin comme duc à Rennes (14 août 1532) ; dénouement qui n'eût pas été si facile sans la popularité que le roi s'était acquise dans son voyage, en 1531, renouvelant, au profit de sa politique, les souvenirs de sa première visite, en 1518. Louise de Savoie n'assista pas à ce triomphe, dont elle eût pris doublement sa part, comme mère dévouée et comme rivale toujours implacable, malgré le temps et la mort, de la dernière souveraine bretonne, la fière duchesse Anne. Après avoir été malade à Fontainebleau, pendant presque toute l'année 1531, la duchesse mère mourut à Grès en Gâtinois, le 22 septembre, laissant une mémoire honorée seulement par ce fils auquel elle avait tout sacrifié, et qu'elle avait trouvé moyen de servir même par ses passions ; car il dut à son avarice de trouver dans ses coffres le trésor, inouï pour le temps, de quatorze cent mille écus. Outre ces deux événements, qui n'intéressaient que la situation intérieure de la France, il s'en était passé quelques-uns en Europe, de nature à influer sur le système des alliances dont l'éventualité d'une guerre regardée comme inévitable augmentait encore l'importance. Le principal de tous était la rupture religieuse de Henri VIII avec la papauté, et sa rupture politique avec Charles-Quint, amenées par la double résistance du Pape à un divorce que ne justifiait pas assez la passion du.roi d'Angleterre pour Anne de Boleyn, et le ressentiment manifesté par l'Empereur d'une injure qui l'atteignait personnellement, par suite de sa parenté avec l'épouse répudiée, Catherine d'Aragon. François Ier, sans négliger les occasions qui s'offrirent à lui de servir les desseins d'Henri VIII et de prévenir un conflit dont les conséquences devaient être irréparables, ne se laissa pas entraîner dans sa querelle au delà de ce qu'exigeaient les devoirs et les intérêts de l'alliance. Cette alliance, devenue étroite, avec l'Angleterre, ne pouvait lui suffire ; et tout l'effort de négociations, dans le détail desquelles nous ne saurions entrer ici, dut se porter, par suite d'une nécessité qui primait toute autre considération, vers les ennemis de Charles-Quint, c'est-à-dire vers les princes protestants confédérés de la ligue de Smalkalde, et le puissant empereur des Ottomans victorieux, Soliman. En Italie, le pape Clément VII, quoique engagé plus qu'il ne l'eût voulu avec l'Empereur, s'efforçait, sans y arriver toujours, de maintenir cette indépendance qui était la condition indispensable à l'autorité de sa médiation entre deux tout puissants rivaux. L'un et l'autre s'efforçaient de faire pencher la balance de leur côté, et pour cela se ménageaient des entrevues avec le souverain pontife, dans l'espoir de triompher directement de ses scrupules de neutralité. A peine libre du côté de l'Allemagne, où il avait provoqué Soliman à une rencontre décisive, que celui-ci éluda, et où il avait traité avec la ligue de Smalkalde, Charles-Quint avait tourné tous ses efforts du côté de l'Italie, où il voulait resserrer les liens relâchés de la confédération dont il s'était déclaré le chef, de façon à fermer à François Ier la dernière porte demeurée ouverte à son intervention, celle de Gènes, et à prévenir la surprise d'une brusque agression. Une entrevue de Charles-Quint avec le pape Clément VII eut lieu à Bologne, où François Ier chargea les cardinaux de Gramont et de Tournon de le représenter. Ils devaient protester contre la prétention de l'Empereur de faire entrer dans la confédération, renouvelée sous le prétexte apparent d'une guerre défensive contre le Turc, en réalité préparée contre la France, les Génois, sujets rebelles, que le traité de Cambrai n'interdisait pas au roi de châtier. Le Pape obtint de l'Empereur l'admission des plénipotentiaires français à une entrevue transformée ainsi en conférence, ce qui l'érigeait lui-même en arbitre et en juge. Passionné pour la grandeur de sa maison, le souverain pontife n'avait pu prêter une oreille indifférente à la proposition que les envoyés français avaient ordre de lui faire d'un mariage entre sa nièce, Catherine de Médicis, et le duc d'Orléans, second fils de France. Clément VII ne put se dispenser d'entrer dans la ligue, car un refus eût trop indisposé l'Empereur ; mais il trouva moyen de satisfaire aussi le roi de France, en s'opposant à la levée immédiate de son armée, et en réduisant l'avantage de Charles-Quint à la signature d'un pacte platonique de fédération et de contribution, qui ne pouvait avoir d'effet qu'au cas où la guerre éclaterait en Italie. Antonio de Leyva fut désigné pour être le généralissime des troupes confédérées qui n'existaient que sur le papier. Les Génois, non comme sujets de l'Empire, mais comme République, promirent leur contingent, que les Vénitiens refusèrent, déclarant vouloir s'en tenir aux engagements des derniers traités, qui ne les obligeaient qu'à rester neutres. Le traité de Bologne, tout en fournissant de nouveaux griefs aux susceptibilités de François Ier, n'avait pas été un succès complet pour Charles-Quint et le mécontentait par plus d'un point. L'Empereur ne cacha pas non plus le dépit que lui causait le projet de mariage de la nièce de Clément VII avec le second fils du roi de France. Il essaya de le rompre, en offrant d'unir Catherine de Médicis avec le duc de Milan, qui n'avait pas encore épousé sa nièce à lui, la princesse de Danemark. Mais le Pape, plus sensible à une alliance avec un prince du sang de France qu'avec un Sforza, objecta que l'affaire était trop avancée et trop honorable pour sa nièce pour qu'il lui fût permis de sacrifier son intérêt. Il n'est pas de petits moyens, indignes d'un grand prince, que Charles-Quint n'employât pour dissuader Clément VII de ce mariage, pour éveiller sa méfiance et sa susceptibilité. Il en fut pour ses frais, et quitta fort mécontent l'Italie, tandis que le Pape se rendait, fort satisfait, à cette entrevue avec le roi de France que l'Empereur avait tout fait pour contrarier, jusqu'à refuser à Clément VII les galères de Malte. C'est sur les galères de France que le souverain pontife se rendit à Marseille. Clément VII fut reçu dans la capitale de la Provence, non-seulement avec tous les honneurs dû à son rang, mais avec les égards particulièrement flatteurs qu'exigeaient les circonstances. La cour de François Ier, la plus polie et la plus élégante de l'Europe, déploya autour de lui toute sa magnificence. La reine Éléonore présidait aux fêtes qui lui furent offertes avec un zèle et une bonne grâce qu'aiguillonnaient son désir bien naturel de gagner le Pape à ses vues, qui étaient de réconcilier son frère et son mari et d'attacher son nom, comme Louise de Savoie et Marguerite de Valois l'avaient fait, à un traité de paix durable. François Ier, à l'automne de sa vie et de son règne, ne négligea rien pour rendre les solennités et les réjouissances de cet automne dignes de celles de leur printemps. Le duc d'Albany, oncle de Catherine de Médicis, avait amené sa nièce qui fut unie à son fiancé, le duc d'Orléans, Henri, par les mains de son autre oncle Clément VII lui-même (27 octobre 1533). L'entrevue de Marseille, qui avait commencé le 4 octobre, finit le 20 novembre. Le Pape ne survécut pas longtemps à ce dernier grand acte politique de sa carrière. Il expira le 24 octobre 1534, et fut remplacé, sous le nom de Paul III, par le successeur qu'il avait désigné lui-même, le cardinal Alexandre Farnèse, doyen du Sacré-Collège. Nous en avons assez dit pour faire comprendre que les griefs réciproques, les raisons de rupture ne manquaient pas entre Charles-Quint.et François Ier, et expliquer comment ils furent amenés à voir dans une nouvelle guerre l'unique moyen de trancher leur différend. Il suffit d'un fait grave certainement, mais qui l'était surtout par le moment où il se produisit, pour précipiter les hostilités. Un gentilhomme milanais, nommé Merveille (Maraviglia), qui était venu en France sous Louis XII, et y avait fait fortune, ayant jugé à propos de rehausser cette fortune et sa faveur par un succès diplomatique, fut aveuglé par sa vanité au point d'aspirer, malgré ses dangers, à l'honneur d'une mission secrète auprès du duc de Milan, Louis Sforza, brouillé avec la France depuis 1530, et qui supportait impatiemment l'absence à sa cour d'un représentant de ce pays. Mais ces velléités étaient surveillées avec vigilance par Charles-Quint, qui n'eût pas manqué de faire un crime au duc de cette injure à son protectorat. Merveille ne manquait pas d'ennemis, surtout en son pays. Il fit trop d'ostentation de son rôle, qu'il ne pouvait mener à bout qu'à force de discrétion, compromit sa sécurité par ses intrigues, et créa assez d'ennuis au duc pour que celui-ci, mis en demeure par Charles-Quint de s'expliquer, ne vit d'autre moyen de se justifier que de le sacrifier. Merveille, auquel furent refusées les immunités d'ambassadeur, fut arrêté à la suite d'une rixe entre ses gens et un certain Castiglione, gentilhomme de la chambre du duc, qui perdit la vie dans cette querelle provoquée par lui. L'auteur prétendu, la trop réelle victime de sa mort fut, pendant la nuit du vendredi 4 au samedi 5 juillet 1533, décapité dans sa prison, et sa tête fut le gage sanglant offert par Louis Sforza de sa fidélité à la suprématie impériale. François Ier, qui n'eût peut-être pas pris les armes pour venger la dignité de son envoyé molesté, protesta énergiquement contre son assassinat, car on ne pouvait donner un autre nom à une exécution accomplie sans forme de procès, et il ne vit que la guerre capable d'expier l'affront de ce sang versé qui retombait sur lui. En réponse à ses plaintes, Charles-Quint envoya chercher en Flandre la princesse de Danemark sa nièce, et la maria au duc de Milan, assumant ainsi la responsabilité de l'acte odieux qu'il récompensait. A son instigation le duc de Savoie, Charles, foulant aux pieds le souvenir de son étroite parenté avec François Ier, son neveu, de ses services antérieurs, se prononça contre lui, et se plaça en gardien hostile devant cette porte des Alpes qu'il lui avait plusieurs fois ouverte, notamment en 1515. François Ier déclara la guerre au duc de Savoie, qui appela l'Empereur à son secours. En une rapide et heureuse campagne l'amiral de Brion (Chabot) soumit la Bresse, le Bugey, prit Chambéry, Montmélian, et menaçait, du pied du mont Cenis, le Milanais, quand Ludovic Sforza mourut sans postérité (1535). La guerre, dont le Milanais était l'objet principal, s'arrêta devant cette succession ouverte ; et François Ier essaya d'en bénéficier à la faveur de négociations qui occupèrent tout l'hiver, de 1535 à 1536. L'Empereur ne profita de ces pourparlers décevants que pour se mettre en mesure de proclamer, avec l'autorité d'une puissante armée, sa volonté, qui était de garder le Milanais. A bout de patience et de déceptions, François Ier reprit l'épée, et en mars 1536 l'amiral de Brion, secondé par d'Annebaut, depuis amiral, et Montejan, depuis maréchal de France, envahit les États du duc de Savoie, et se prépara à entrer en Piémont. Il y parvint et repoussa l'ennemi jusqu'au delà de Turin. Puis il passa la Doire, par une manœuvre hardie, que les historiens déclarent un chef-d'œuvre militaire[1]. Cependant l'Empereur arrivait à Rome le 6 avril, fort mécontent de l'invasion du Piémont, mais tenant encore les plénipotentiaires français et leur souverain lui-même dans l'attente d'une résolution qui pouvait terminer la guerre : la réalisation de sa promesse, souvent répétée, d'accorder au duc d'Orléans, fils du roi de France, l'investiture du Milanais. C'est alors que, bien loin de tenir cette promesse, Charles-Quint, se laissant aller à un de ces transports d'orgueil et de colère par lesquels le tempérament du despote se faisait jour sous le masque du politique, ajouta à tant de griefs celui d'une déclaration publique, outrageante pour le caractère et la dignité de François Ier. Dans la salle du consistoire, en présence du Pape, des cardinaux, des ambassadeurs de Venise, il s'emporta contre le roi de France en récriminations d'autant plus blessantes qu'elles avaient pour théâtre une assemblée solennelle, et pour témoins les ambassadeurs français, M. de Velly et l'évêque de Mâcon. Il commença la satire la plus violente et la plus injuste contre les Français et contre leur roi ; il retraça toute l'histoire de ses démêlés avec eux, il rappela tous les traités conclus par sa modération, rompus par leur infidélité.... Sa conduite avait été toujours irréprochable, la leur toujours inexcusable. Sforce avait eu raison de faire trancher la tête à l'ambassadeur de France ; François Ier avait eu tort de vouloir venger son ministre ; c'était un vain prétexte qu'il avait pris pour violer le traité de Cambrai. L'Empereur finit par proposer fièrement à son rival le choix de trois choses : du Milanais pour le duc d'Angoulême, du duel ou de la guerre. S'il accepte le duel, ce duel toujours proposé, jamais exécuté, l'Empereur offre de combattre en chemise, l'épée ou le poignard à la main ; mais il veut que d'un côté le duché de Milan, de l'autre le duché de Bourgogne soient mis en séquestre pour appartenir l'un et l'autre au vainqueur. Si c'est la guerre qui est acceptée, il jure de ne poser les armes que quand il aura réduit son rival, ou qu'il aura été réduit lui-même à la condition du plus pauvre gentilhomme de l'Europe. Ici il insulte cruellement les généraux et les soldats français : Si je n'en avais que de tels, dit-il, j'irais tout à l'heure les mains liées, la corde au cou, implorer la miséricorde de mon ennemi. Emportement bien indécent et bien indigne d'un si grand prince qui, dans l'affaire du cartel, avait lui-même fait rougir François Ier d'un emportement beaucoup moindre contre les ministres impériaux. Il finit par exhorter le Pape, le Sacré-Collège, tous les princes d'Italie, tous les princes chrétiens, à s'unir à lui contre l'allié des infidèles et le perturbateur du repos de la chrétienté[2]. Une si inconvenante et si provocante sortie, malgré le soin que les ministres de l'Empereur eurent d'en émousser les termes et d'en restreindre la portée, et de ne la faire connaître à l'Europe que dans sa version officielle et adoucie, n'en était pas moins de celles qui rendent la guerre inévitable, et auxquelles est nécessaire l'excuse de la victoire. Charles-Quint avait mis de son côté les torts de la provocation et de l'agression. François ter voulut les lui laisser jusqu'à charger le cardinal de Lorraine d'une tentative suprême de conciliation qui avorta, jusqu'à se réduire à la défensive en Piémont et en France. Force fut donc à l'Empereur de porter le premier coup et il essaya de le frapper au cœur même de la France en s'aidant, dans cette seconde invasion de la Provence comme dans la première, de la défection d'un ambitieux mécontent, le marquis de Saluces, qui hérita de la tragique destinée de son devancier. L'armée impériale était composée de vingt-deux mille Allemands, de dix mille Espagnols, de douze mille Italiens, de deux mille cinq cents hommes de diverses nations. Elle avait, pour chef, sous Charles-Quint, Antonio de Leyva. Ses lieutenants étaient le marquis del Vasto, digne parent, digne héritier de la gloire de Pescaire, mais héritier aussi de son caractère équivoque, qui commandait les bandes espagnoles ; Fernand de Gonzague, vice-roi de Naples, qui commandait la cavalerie légère ; et le duc d'Albe, qui commandait la gendarmerie. Charles-Quint, après avoir traversé le comté de Nice et franchi le Var, se plut à mettre le pied sur la terre française le jour d'un double anniversaire : celui de la fête de saint Jacques, patron de l'Espagne, et celui du jour où il était arrivé en Afrique et avait commencé sa brillante et heureuse expédition de Tunisie. Les favorables augures, les flatteries de ses courtisans, l'ardeur de la confiance de son armée, l'avaient enivré à ce point qu'il passa à Saint-Laurent huit jours à distribuer d'avance à ses généraux et à ses conseillers leur part d'une conquête qui lui semblait indubitable. L'armée française de protection était concentrée à Valence sous les ordres du roi, et à Avignon sous les ordres du maréchal de Montmorency. Résolus l'un et l'autre à une guerre défensive, le roi et le maréchal, appuyés sur leur double camp retranché, prirent le parti douloureux mais nécessaire de s'environner, des Alpes à la Durance, d'une zone de dévastation systématique. Une partie de la Provence fut sacrifiée pour sauver l'autre et ravagée jusqu'au tuf par des mains françaises afin de ménager dans toute sa rigueur aux troupes de Charles-Quint le fléau des armées d'invasion, la famine. Dans cette exécution, qui ne fut pas toujours volontaire, et que Bonneval accomplit avec une brutalité implacable, on comprit la ville d'Aix, punie du malheur de n'être située ni sur le Rhône ni sur la Durance. Malgré les représentations et les doléances de ses magistrats la capitale de la Provence fut démantelée. La campagne parut s'ouvrir sous des auspices fâcheux pour les Français. Une affaire d'escarmouche engagée avec témérité par deux officiers impatients de combattre, MM. de Montejan et de Boisy, l'un et l'autre futurs maréchaux de France, se termina à leur désavantage et leur coûta la liberté. Ce succès fut démesurément grossi au profit de Charles-Quint qui s'en vanta devant toute l'Europe, ayant séduit la Renommée comme la Fortune. En Picardie, la lutte débuta mal entre les troupes impériales, commandées par le comte de Nassau et le comte de Beaurain, et les troupes françaises, aux ordres du duc de Vendôme. Si la surprise tentée sur Saint-Ricquier échoua, grâce surtout au courage des femmes de cette ville, qui montèrent sur les remparts, y firent le coup de pique et le coup de feu comme leurs maris, et s'emparèrent de deux enseignes et de plusieurs pièces de canon, la ville et le château de Guise mal défendus se rendirent dans des conditions telles que le roi dégrada de noblesse le commandant et les officiers de sa garnison. Mais ces échecs n'étaient rien auprès de l'épreuve inattendue qui frappa le père dans le roi et lui arracha des larmes : la mort du dauphin[3] enlevé à Tournon en quatre jours par un mal subit et suspect[4], attribué au poison par la divination ou l'injustice de la douleur universelle (août 1536). Le roi, après avoir pleuré son fils, crut devoir le venger et assista avec toute sa cour au supplice du comte de Montécuculli, gentilhomme du Dauphin, accusé plus que convaincu, malgré ses aveux, imputables à la torture, d'avoir empoisonné son maitre. Cependant l'Empereur, réduit, malgré les artifices de sa diplomatie, à ses seules forces, les voyait tristement décimées à la suite d'un pénible passage dans les montagnes, par la rage patriotique des paysans ruinés par la défense, et qui faisaient chèrement payer leur misère à l'invasion. Des représailles féroces ne pouvaient que stimuler leur colère, aiguillonnée par la vengeance. L'Empereur lui-même courut risque de la vie dans cette guerre de buisson et d'embuscade des guérilleros provençaux. Après avoir joui à Aix d'un triomphe stérile, il s'avança pour reconnaître Arles et Marseille, et faillit être fait prisonnier ou tué[5] dans cette promenade qui le convainquit du bon état de la défense des deux villes. Trouvant les villes trop fortes pour risquer un siège, enserré dans un cercle toujours plus étroit d'embuscades qui, au milieu d'un pays rasé, pillaient ses rares convois, l'Empereur se trouva réduit à l'alternative, fort différente de celle qu'il avait rêvée, de la bataille ou de la retraite, avec une armée diminuée de moitié par le seul fait de la maladie, de la disette, de la pioche ou de la faux des paysans. Il dut prendre, crainte de pis, le parti humiliant de repasser les Alpes ; et il dut de n'être pas poursuivi au danger que courait au même moment Péronne, au secours de laquelle le roi était impatient de se porter. C'est la seconde fois, dit un historien[6], que Charles-Quint en personne fuyait devant François let. Cette nouvelle retraite était bien plus honteuse que celle de Valenciennes (en 1521) ; elle valait une déroute. Cette campagne de 1536 fut une des plus glorieuses à la nation française, parce qu'elle s'y montra aussi bonne pour fa défense que pour l'attaque, et qu'elle triompha par la constance, par la patience, vertus qu'on croyait peu à son usage[7]. La campagne de 1537 se poursuivit en Artois et en Piémont avec des alternatives de succès et de revers, mais en somme assez avantageusement pour que le roi pût menacer directement le Milanais. Il se préparait à y porter la guerre, lorsqu'elle fut arrêtée par la médiation de Paul III, les efforts d'Éléonore, et la conviction où entra Charles-Quint que le hasard des négociations, moins dangereux que celui des armes, lui serait plus favorable. Les conférences de Nice, présidées par le Pape, et auxquelles assistèrent indirectement, par leurs ambassadeurs, sans se voir, les deux souverains rivaux, encore trop animés pour se rencontrer impunément, aboutirent à une trêve de dix ans. A son retour en Espagne, où il allait préparer les moyens d'apaiser les troubles des Flandres, et de châtier la révolte des Gantois, Charles-Quint rechercha une entrevue directe avec François Ier, qui eut lieu à Aigues-Mortes, et où il le leurra de l'espoir de la cession du Milanais (1538). Profitant de la confiance que lui avait rendue cette promesse, qu'il ne devait jamais tenir, Charles-Quint, l'année suivante, rendit hommage à la loyauté de François Ier et réfuta lui-même les calomnies qu'il avait répandues à son sujet en mettant cette loyauté à une épreuve dont aucun autre prince contemporain ne fût peut-être sorti triomphant. Qu'on en juge : non-seulement François Ier refusa d'accéder aux propositions des Gantois, qui invoquaient sa protection et lui offraient en échange la souveraineté des Pays-Bas, dont la révolte complice, qu'un mot de lui eût partout propagée, lui assurait la facile conquête ; mais il poussa le scrupule jusqu'à donner avis à l'Empereur de ces ouvertures. Encouragé par cette conduite, si différente de celle qu'il lui était permis de redouter, Charles-Quint sollicita de son rival un service bien plus grand encore, le passage à travers la France, pour arriver en Flandre. Il en existait deux autres, l'un par mer, impraticable, les rebelles s'étant emparés des ports ; l'autre par l'Allemagne, lent, difficile et même dangereux, car il fallait l'escorte d'une armée pour traverser impunément les États des princes protestants. L'Empereur plaçait sa demande sous les auspices d'une promesse formelle, faite en son nom par ses ambassadeurs, de l'investiture du Milanais pour le duc d'Orléans. François Ier, qui semble avoir été jaloux, en cette circonstance d'effacer le fâcheux souvenir de sa duplicité de Madrid, et de donner un grand exemple de cette modération et de cet oubli des injures qui n'étaient point des vertus de son temps, surtout des vertus royales, accorda à Charles-Quint le passage à travers ses États, et il se fit un devoir de l'y recevoir d'une façon digne de tous deux. Il imposa silence à tous ceux qui osaient désapprouver une condescendance si peu politique à. leur gré ; il n'écouta ni ceux qui lui conseillaient de profiter de l'occasion, de prendre à son piège le plus fourbe des adversaires, le plus équivoque des amis, et d'imposer par la force à celui qui avait tant abusé de la nécessité un traité qui fût un juste prix du service rendu, une rançon vengeresse de la rançon de Madrid ; ni ceux qui, plus modérés, l'engageaient à obtenir de la reconnaissance de Charles-Quint, dans l'intérêt de la paix, la ratification formelle de la promesse de ses ambassadeurs. François Ier regarda comme indigne de lui de paraître se méfier de l'Empereur, au moment où il en recevait une telle marque de confiance, de demander le prix du service rendu, encore plus de l'exiger. Il envoya au-devant de Charles-Quint à Bayonne ses deux fils accompagnés du connétable de Montmorency. Il ordonna que partout sur son passage l'Empereur non-seulement fût reçu avec les honneurs dus à son rang, mais jouit de ses propres prérogatives, qu'il voulut partager avec son hôte, notamment la plus belle de toutes : le droit de délivrer les prisonniers et de faire grâce aux condamnés. Quelques historiens, tout en reconnaissant ce que cette conduite eut de grand, la blâment de ce qu'elle eut de trop désintéressé à leur gré. En traitant cette affaire de duperie, ils oublient que, même examinée à ce point de vue étroit, la générosité de François Ier était encore plus habile que ne l'eût été une exigence inopportune et déplacée. Il avait affaire en effet à forte partie. Charles-Quint n'avait pas manqué de lui dire : N'exigez de moi aucune autre promesse que celle que je vous fais verbalement et volontairement. Les écrits que je vous donnerais n'ajouteraient rien à votre sûreté. L'Europe les attribuerait toujours à la dépendance, au défaut de liberté ; si je venais à mourir, mes successeurs saisiraient ce prétexte pour se dispenser de tenir une promesse qu'ils respecteront davantage, quand ils la regarderont comme un engagement d'honneur ; moi-même je ne pourrais me dissimuler qu'un prince de qui je point tiré d'écrit pour venir dans ses États, en aurait tiré de moi pour m'y laisser passer, et que mon frère aurait mieux aimé arracher cette investiture à ma situation forcée, que de la devoir à ma libre reconnaissance. Attendez que je sois arrivé dans la première ville de mes États ; alors je vous donnerai en souverain l'investiture dont je souscrirais ici la promesse en prisonnier ; et ce libre ouvrage de la justice et de l'amitié sera au-dessus de toute critique et de tout prétexte. L'historien de François Ier a raison d'ajouter : Ce discours était captieux, mais il était sans réplique après les motifs allégués autrefois contre l'exécution du traité de Madrid. Il nous semble qu'un écrit de plus n'aurait rien changé aux procédés de l'Empereur, et que François Ier fit très-bien de ne point gâter par une précaution inutile autant que peu noble un acte généreux de confiance héroïque ; moins il mettait de bornes à cette confiance, plus il accroissait le déshonneur du prince qui se disposait à le tromper ; et malheur à qui ne sent pas combien François Ier eut d'avantages sur son rival dans toute cette affaire ! Laissons donc Triboulet, le fou de François Ier, écrire sur ses tablettes (qu'il appelait le Journal des Fous) le nom de l'Empereur, plus fou que lui, disait-il, d'oser passer par la France ; laissons-le répondre à François Ier qui lui disait : Que feras-tu donc, si je le laisse passer ? — Alors, sire, j'effacerai son nom et je mettrai le vôtre à sa place. Ce trait est plaisant et hardi, mais la politique des grands rois ne se règle point par les bons mots d'un plaisant[8]. Le roi, au moment où Charles-Quint arrivait en France, relevait à peine d'une longue et douloureuse maladie qui l'avait atteint à Compiègne et l'avait approché des portes de la mort. Il n'en guérit jamais entièrement, et ce mal funeste et mystérieux, comme un fer non extirpé qui se cache dans la blessure et l'envenime sourdement, continua à ronger lentement ses forces, sous les apparences de la santé revenue, et à empoisonner en lui les sources de la vie[9]. François Ier convalescent vint au-devant de l'Empereur jusqu'à Châtellerault, et le promena de là de résidence en résidence, d'Amboise à Blois, de Blois à Chambord, de Chambord à Fontainebleau, de Fontainebleau à Paris, à travers des fêtes triomphales. Nous ne pouvons qu'effleurer le récit de ces divertissements ingénieux[10] où, à travers fine vive peinture des mœurs du temps, nous pourrions montrer les premiers traits du génie français, s'émancipant peu à peu dans son originalité naissante de l'influence italienne. De Châtellerault le roi conduisit l'Empereur à Loches, et de là au château d'Amboise. Écoutons là-dessus du Bellay : Or, au chasteau d'Amboise, il y a deux grosses tours édifiées par le roy Charles VIII, par lesquelles on monte au chasteau ; et sont ces dittes tours si spateiuses et si artificiellement construites que charrettes, mullets et littières y montent aisément jusque au dit chasteau, qui est assis sur le hault d'une montagne. Et pour faire l'entrée de l'Empereur plus magnifique, le roy ordonna la faire de nuict, par dedans l'une des dittes tours, aornée de tous les aornements dont on se pouvoit adviser, et tout garnie de flambeaux et autres luminaires, qu'on y voyoit aussi cler qu'en une campagne en plein midy. Les deux souverains, beaux-frères rivaux, ennemis intimes, passèrent un jour à Blois, et arrivèrent à Chambord, où les attendait la cour. On était aux derniers jours de décembre 1539. Le donjon seul était alors terminé, ce qui n'empêcha pas l'Empereur de s'écrier dès lors qu'il regardait ce château comme un abrégé de ce que peut effectuer l'industrie humaine. Un essaim de jeunes filles, habillées en Nymphes et en Dianes chasseresses, l'attendait à l'une des portes du parc, et le conduisit au château en jetant des fleurs sur son passage et en chantant des hymnes composés pour la circonstance par Claude Chappuis, valet de chambre du roi[11]. La réception à Fontainebleau se distingua par l'éclat et la variété de ses fêtes, marquées au sceau de l'esprit magnifique et inventif du Rosso, leur ordonnateur. François Ier envoya au-devant de Charles-Quint, hors de la forest, un nombre de princes, de seigneurs et de noblesse, tous avec le plus grand éclat d'habits qu'il se peut voir. En entrant dans la forest, il fut accueilly par une troupe de personnes déguisées en forme de dieux et de déesses boccagères, qui, au son des hautbois, s'estant assemblez et accourus, composèrent une danse rustique qui ne fut pas moins agréable en la bizearre façon dont ils estoient revestus qu'en l'ordre et aux passages qu'ils tenoient, lesquels ayant ainsi dansé quelque temps, s'écartèrent promptement de part et d'autre dans la forest ; et l'Empereur, poursuivant son chemin, entra au chasteau. Son entrée fut par la grande allée de la chaussée. A la porte, il y avoit un arc triomphal, orné de trophées et enrichy de peintures qui représentoient le roy et l'Empereur, revestus à l'antique, accompagnez de la Paix et de la Concorde, pour faire voir à l'Empereur avec quelle bienveillance et franchise le roy le recevait. Là estoit encore un concert de musique, et après avoir entendu quelques airs, il fut conduit dans le chasteau au son des trompettes et des tambours : et entrant dans la petite galerie, il y rencontra le roy, où se firent les compliments entre leurs Majestez ; et de là il fut conduit au pavillon des Poesles qui avoit esté ordonné pour son logement. Le soupé étant préparé en la salle du bal, le roy, qui avoit laissé quelque temps l'Empereur pour se reposer à loisir, l'alla prendre en sa chambre, et ils vindrent ensemble souper avec un témoignage de part et d'autre d'une grande réjouissance.... Le lendemain, et pendant plusieurs jours que Charles-Quint habita Fontainebleau, le roy le festoya et lui donna tous les plaisirs qui se peuvent inventer, comme de chasses royalles, tournois, escarmouches, combats à pied et à cheval, et sournoisement en toutes autres sortes d'esbattements. Nous nous bornerons maintenant à emprunter à Gaillard le récit de quelques incidents de ce voyage, qui mirent en relief la loyauté de François Ier et la méfiance de Charles-Quint. Au milieu de ces fêtes et de ces honneurs, l'Empereur n'était pas sans inquiétude ; il sentait ce que sa situation avait de délicat. Rien n'était indifférent à ses yeux, rien ne lui paraissait fait par hasard, il voyait du dessein formé partout : un accident, un jeu d'enfant, une plaisanterie, tout l'alarmait. A Amboise, le feu prit, on ne sait comment, à une tapisserie de soie ; en un moment la salle fut si remplie de fumée, que l'Empereur pensa être étouffé : il ne dit pas ce qu'il en pensait. Le roi fit d'inutiles recherches pour découvrir Fauteur de l'incendie ; il fit mettre en prison ceux sur qui les soupçons pouvaient tomber, mais l'Empereur, exerçant sa noble prérogative, les fit mettre en liberté comme les autres prisonniers. Dupleix raconte que le chancelier Poyet étant allé pour le saluer à son dîner, accrocha la queue de sa longue robe à une bûche et qu'en la secouant maladroitement, il fit tomber la bûche sur la tête de l'Empereur qui fut fort blessé, mais qui dissimula pendant le dîner la douleur qu'il sentait, et n'eut rien de plus pressé ensuite que de se faire panser par son chirurgien. Un jour le duc d'Orléans, jeune prince gai, folâtre et très-agile, sauta sur la croupe du cheval de l'Empereur, et, le tenant embrassé, s'écria : Votre Majesté impériale est actuellement mon prisonnier ; ce mot, ainsi que l'action, fit tressaillir l'Empereur, il se remit pourtant et prit le parti d'en rire. Le roi lui dit un autre jour, en lui montrant la duchesse d'Étampes : Voyez-vous, mon frère, cette belle dame ? Elle est d'avis que je ne vous laisse point sortir de Madrid que vous n'ayez révoqué le traité de Madrid ; l'Empereur déconcerté se contenta de répondre avec une froideur qu'il cherchait à rendre ferme : Si l'avis est bon, il faut le suivre[12]. Tous ces petits accidents jetaient, comme on dit vulgairement, des froids, dont la glace fondait bien vite au feu de la belle humeur et de la cordialité du roi. Le voyage fut donc de tout point ce qu'il avait voulu qu'il fût. Charles-Quint passa huit jours à Paris, où il avait fait une entrée solennelle et souveraine, dont il faut lire les détails dans la relation naïve du vieux chroniqueur Belleforest. Nous ne signalerons, parmi les épisodes de ce séjour, qu'une visite caractéristique à la basilique et aux tombeaux de Saint-Denis. Charles-Quint, quoique plus jeune que François Ier, n'était pas moins usé, fatigué, désabusé. Une goutte précoce, qui empêchait sa main de tenir non plus seulement l'épée, mais la plume, alourdissait sa démarche ; et son visage bouffi, pâle, aux yeux fiévreux, trahissait les ravages intérieurs produits par les soucis et les insomnies du pouvoir. Ce pouvoir, il en avait épuisé les voluptés comme les travaux ; il avait joui de toutes les joies de l'ambition, il avait vu les choses humaines du plus haut sommet de domination où un homme eût encore atteint, et il avait senti le secret désespoir de toutes les hauteurs, le fond amer de toutes les grandeurs de ce monde. Monté sur le faite, il aspirait peut-être déjà à descendre, ce prince qui devait chercher un jour le repos, sans l'y trouver, dans l'abdication et la solitude du monastère de Saint-Just. On comprend donc la funèbre attraction exercée sur ce lymphatique et mélancolique empereur par la nécropole royale. François Ier aussi, bien que se jouant encore à travers ses tristesses et résistant intrépidement, par la vivacité de l'esprit, à la décadence du corps, n'était plus le prince aux facultés exubérantes, au tempérament primesautier, à la curiosité insatiable, à l'infatigable vigueur dont Marignan avait vu le premier et Pavie le dernier éclat. Le pouvoir, le plaisir, la lutte incessante d'un gouvernement toujours tourné vers la guerre, le regret des compagnons presque tous disparus des belles années, la douleur de tant de séparations dans sa propre famille qu'allait encore diminuer le deuil d'un suprême adieu au duc d'Orléans, le dernier enfant, l'enfant favori, tous ces orages d'esprit, toutes ces tempêtes de cœur avaient courbé peu à peu vers les pensées sévères ce roi qui respirait jadis si bruyamment la joie de la vie, et que tourmentait déjà le regret d'une œuvre inachevée, inférieure à ses desseins, à Ses ambitions, à ses espérances, mêlé au pressentiment d'une fin prématurée. Ce sont là les considérations qui prêtent tant d'intérêt à cette entrevue des deux souverains à l'entrée de ces tombeaux de Saint-Denis, dernière étape du voyage sur la terre des rois de France, que François entrevoyait désormais au fond de tous ses rêves, coupant et attristant de leurs grandes ombres l'avenue de tous ses desseins. Ce sont là certainement aussi les réflexions qui agrandissent l'horizon et augmentent la portée de ce beau tableau de genre, qui est devenu, sous le pinceau de Gros, un beau tableau d'histoire, où l'illustre peintre a su faire entrer, personnifié en figures typiques, tout un résumé des grandeurs et des faiblesses du règne[13]. Charles-Quint ne prolongea pas son séjour en France au delà du milieu du mois de janvier 1540 ; l'impatience d'aller réduire les Gantois lui servait de prétexte. Sur sa route, l'Empereur s'arrêta quelques jours à Chantilly, dès lors un des plus beaux lieux du royaume ; le connétable de Montmorency l'y traita magnifiquement, et le conduisit ensuite jusqu'à Valenciennes. Là il lui demanda l'exécution de sa promesse. L'Empereur éluda ce coup droit du connétable par ces prétextes dont l'escrime lui était familière. Une fois les Gantois réduits, désarmés, leurs privilèges abolis, leurs chefs pendus, et une citadelle construite aux frais des révoltés, monument de salutaire exemple, leur étant imposée comme une digue pour l'avenir, l'Empereur fut acculé à une résolution définitive au sujet du Milanais. George de Selve, évêque de Vabres, était resté auprès de l'Empereur pour lui rappeler ses engagements et tirer de lui une réponse définitive sur l'affaire du Milanais. Il la demanda avec instance. L'Empereur, bien sûr alors de n'avoir pas besoin des Français, leva honteusement le masque et osa nier qu'il eût rien promis. Le roi avait beau s'attendre à cette infidélité, elle était si contraire à son caractère qu'il ne put s'empêcher d'en être indigné. L'Europe, attentive à cet événement, dut admirer François, le plaignit peut-être, et reconnut Charles-Quint[14]. De toutes les actions qu'on peut reprocher à Charles-Quint, a dit Robertson, ce trait de mauvaise foi est certainement le plus flétrissant pour sa gloire. Charles-Quint, sentant bien qu'un tel affront appelait la guerre, s'y prépara en cherchant à nuire au roi de France auprès de tous ses alliés. Il ne tint pas à lui de le brouiller avec Soliman justement mécontent, Henri VIII toujours jaloux, les Vénitiens toujours habiles. Bientôt les hostilités de la ruse et de la fraude ne
suffirent plus à l'astucieux empereur ; il y ajouta ou y laissa ajouter par
le marquis del Vasto, son lieutenant, qui ne fut ni désavoué ni puni, le défi
d'une atroce violence. César Frégose, chevalier de l'ordre du roi, Antoine
Rincon, gentilhomme de sa chambre, ses ambassadeurs l'un à Venise, l'autre à
Constantinople, chargés par François Ier d'instructions ayant pour but de
désabuser ses alliés que Charles-Quint avait trompés, furent assassinés à
Cantaloue, à quelque distance de l'embouchure du Tessin, dans des
circonstances qui ne permettaient pas au gouverneur du Milanais, le marquis
del Vasto, de nier sa complicité et même son instigation. Le marquis de
Langey (du Bellay), notre ambassadeur,
après avoir recueilli un ensemble de preuves écrasant, accusa publiquement le
marquis del Vasto de cet assassinat et le roi porta ses plaintes d'abord à
l'Empereur, ensuite aux États de l'Empire, assemblés à Ratisbonne. A défaut de satisfaction et de réparation — et il n'en obtint aucune, — François Ier pouvait, sans se croire obligé de déclarer la guerre à un prince qui se jouait si odieusement des usages diplomatiques et des privilèges des ambassadeurs, la lui faire avec les avantages de l'offensive et de la surprise. Il n'en fit rien, et il se déclara loyalement l'ennemi de l'Empereur, au moment où celui-ci pouvait profiter, pour lui résister, des délais et des incertitudes causés dans les préparatifs de son adversaire par le changement de ses ministres et de son système politique. Une révolution de cour, dont les causes ne sont pas toutes connues, surtout les décisives, priva fâcheusement le Roi, au moment où il avait le plus besoin de leurs services, du concours du connétable de Montmorency, de l'amiral de Brion, du chancelier Poyet et du cardinal de Lorraine, subitement disgraciés et réduits à la retraite, non sans l'aggravation, pour l'amiral et le chancelier, d'un procès infâmant. Nous ne dirons pas grand'chose de cette guerre de 1542, où des hommes nouveaux, jaloux de demander le succès à des moyens nouveaux, sans trop savoir s'ils seraient les meilleurs, firent du Roussillon et du Luxembourg le théâtre nouveau des hostilités, au lieu de profiter de l'occasion en frappant l'Italie désarmée par les préparatifs de l'expédition d'Alger, et les Pays-Bas, dégarnis des troupes employées à renfoncer l'armée autrichienne en Hongrie, où les Turcs avaient remporté sur elle la victoire de Bude. C'était l'avis de du Bellay, justement célèbre par tant de bons conseils et d'utiles services. Mais la coterie dominante fit prévaloir des projets tout différents, qu'elle eut le tort de mettre sous la protection des deux princes fils de François Ier, le Dauphin et le duc d'Orléans, impatients d'occasions de gloire sur un terrain neuf où leurs exploits ne rencontraient la rivalité d'aucun souvenir. Il est rare que ces campagnes de princes portent bonheur aux armées. Le duc d'Orléans compromit par son étourderie les résultats des opérations dans le Luxembourg, auxquels il avait contribué par sa valeur ; et le Dauphin dut lever le siège de Perpignan, victorieusement défendu par le duc d'Albe. En Piémont les deux frères du Bellay, Langey et Martin du Bellay, maintinrent intact l'honneur de nos armes, non sans fatigues que Langey paya de la vie. La guerre en 1543 fut bornée à l'Italie et aux Pays-Bas. Elle fut marquée par la prise de Luxembourg et la conquête de ce petit duché où François Ier retrouva une bien froide image du chaud Milanais ; par le siège de Landrecies que Charles-Quint dut lever, faute d'avoir pu triompher de la résistance qu'il trouva devant cette ville ; enfin par l'intervention dans la lutte de Henri VIII, le plus décevant des alliés, le plus inopportun des adversaires dans cette grande querelle. Henri VIII, dont les griefs avaient été habilement et facilement envenimés par Charles-Quint, ne pardonnait pas à François Ier d'avoir refusé de le suivre dans la voie du schisme, d'avoir donné sa fille Madeleine au roi d'Écosse Jacques V (janvier 1537) de lui avoir fait épouser, après la mort prématurée de cette princesse (1538), Marie de Lorraine, veuve du duc de Longueville ; enfin et surtout, après la mort de Jacques (13 octobre 1542), d'avoir traversé son dessein de réunir les deux couronnes par un mariage entre son fils Édouard et l'héritière du trône d'Écosse. C'était la princesse tragiquement connue dans l'histoire sous le nom de Marie Stuart, et poursuivie déjà par la fatalité qui en faisait dès le berceau un objet de discorde. Henri Viii, fidèle à son caractère plus encore qu'à ses intérêts, déclara la guerre à l'Écosse et la fit à la France. La campagne d'Italie, pendant l'année 1543, ne fut guère signalée que par les premiers effets sensibles et avoués de l'alliance des Français avec les Turcs. La flotte ottomane, composée de cent dix galères et commandée par Barberousse, et la flotte française, commandée par le comte d'Enghien, héros sans être roi et oncle d'un roi héros (Henri IV), opérèrent de concert, et leurs troupes tentèrent sans succès le siège du château de Nice. L'année 1544 fut plus heureuse et plus féconde. Elle vit aux prises deux généraux habiles, intrépides, dont l'un, plus jeune, suppléait à ce qui lui manquait d'expérience par cet instinct militaire qui sembla après lui l'apanage traditionnel de la race des Bourbon-Condé. Après avoir sollicité et obtenu du roi et de son conseil, grâce à la verve entraînante de son envoyé, le fameux Montluc, la permission de livrer une bataille, le comte d'Enghien s'arrangea de façon à la rendre décisive. Le plan du marquis del Vasto était digne de son nom, c'est-à-dire plus étendu que sage. Il se proposait de s'avancer jusqu'à Lyon par où il entamerait la France, tandis que l'Empereur l'attaquerait du côté de la Champagne. Ce plan vint échouer à Cerisolles, vis-à-vis de Carignan. Les deux armées furent en contact le jour de Pâques, 13 avril 1544. Le lendemain elles se firent face dans l'ordre suivant : Le marquis del Vasto forma de son infanterie trois bataillons sur un même front, et il les fit soutenir par la cavalerie répandue sur les ailes. La droite était composée de six mille vieux soldats tant espagnols qu'allemands, qui avaient suivi l'Empereur dans ses expéditions de Tunis et d'Alger. Ils étaient commandés par don Raymond de Cardonne. La gauche avait pour chef le prince de Salerne et était composée de dix mille Italiens. Le corps de bataille, formé par dix mille lansquenets, était commandé par Alisprand de Madruce. La cavalerie, qui soutenait l'aile droite, c'est-à-dire le corps des Espagnols, était commandée par le prince de Sulmone, fils du feu comte de Lannoy, vice-roi de Naples ; celle qui soutenait la gauche avait pour chef Rodolphe Boglione, et celle qui entourait le corps de bataille était commandée par le marquis del Vasto lui-même. Ces trois corps de cavalerie étaient de sept à huit cents chevaux chacun. La disposition de l'armée française était à peu près la même. A la droite, était l'infanterie française commandée par Thais et soutenue par la cavalerie légère de Termes. A la gauche l'infanterie italienne et suisse du contingent levé par le comte de Gruyères, partie dans le canton de Berne, partie dans le canton de Fribourg pour le service de la France, et commandé par ce Charles de Dros, Piémontais, qui l'année précédente avait défendu Mondovi. Le corps de gendarmerie qui la soutenait était conduit par Dampierre. Le corps de bataille était formé par les Suisses au nombre de trois mille ; le comte d'Enghien avait partagé en deux le corps de cavalerie destiné à les soutenir ; il avait donné la droite à Boutières, comme s'il eût voulu partager avec lui dans cette journée l'honneur du commandement ; il le plaça donc avec un corps de cavalerie entre les Suisses et l'infanterie française, et se mit à gauche entre ces mêmes Suisses et l'infanterie italienne et gruyérienne, sur laquelle il croyait nécessaire d'avoir les yeux pendant l'action ; il ne se trompait pas, ils étaient au nombre de cinq mille. La gendarmerie qui soutenait ces différents corps d'infanterie était peu nombreuse. On avait tiré des différentes compagnies d'infanterie, tant française qu'italienne, de quoi former un corps d'environ sept à huit cents arquebusiers qu'on mit à la tête pour servir d'enfants perdus ; c'était Montluc qui les commandait ; il en était bien digne. Du Bellay faisait avec Monneins les fonctions d'aide de camp... Beaucoup de jeunes seigneurs accourus de la cour en poste, n'ayant pas eu le temps de se procurer des chevaux, combattirent à pied au premier rang de l'armée. Les Impériaux avaient deux batteries de six pièces chacune, les Français en avaient deux de huit[15]. Depuis l'aube jusqu'à onze heures, la bataille débuta par une vive escarmouche où furent engagés tous les arquebusiers des deux armées. Les deux armées ébranlèrent, à la faveur de cette mousquetterie, leurs pesantes masses, cherchant, comme deux gigantesques lutteurs, à se prendre en flanc, sans y parvenir ; enfin les Suisses de l'armée française parvinrent à entamer les lansquenets impériaux formant le corps de bataille, et à les percer d'une ouverture par où s'élança comme un ouragan, en l'agrandissant, la gendarmerie de Boutières. Mais à l'aile gauche des Français luttant contre l'aile droite des Impériaux, la fortune fut tout autre ; les molles troupes italiennes et gruyériennes furent enfoncées par les vieilles bandes espagnoles et allemandes, et leur déroute eût été irréparable, sans l'intervention du comte d'Enghien, qui en conjura les effets à force de charges de sa cavalerie, mais ne put parvenir à rallier ces soldats, en proie à la panique et au sauve-qui-peut. Le valeureux prince crut un moment tout perdu, et il cherchait avec désespoir une mort héroïque, lorsqu'il s'aperçut que son aile droite et son corps de bataille, que lui masquait un rideau de collines, poursuivaient victorieusement leurs avantages. Ils furent rendus définitifs par l'inaction du prince de Salerne, profitant d'un ordre interprété à la lettre pour assister en spectateur passif à la bataille et à son dénouement qui fut la défaite des Impériaux. Ils laissèrent sur le champ de bataille — où les conseils de ses capitaines parvinrent à modérer l'ardeur du comte d'Enghien, bravant, sans la rencontrer, heureusement, la mort du duc de Nemours, enseveli dans sa victoire de Ravenne, quinze pièces de canon, un bagage énorme, les pièces du pont de bateaux sur lequel le marquis del Vasto comptait passer le Pô ; sept à huit mille cuirasses et plus de trois cent mille livres, en vaisselle ou en argent monnayé. Ils avaient perdu douze à quinze mille hommes. Parmi les prisonniers, il y avait deux mille cent vingt Allemands, et seulement six cent trente Espagnols, à cause de la boucherie que les Suisses, en représailles de leurs cruautés de Mondovi, en avaient faite implacablement dans un bois où le corps espagnol fut acculé, enveloppé et taillé en pièces. Parmi ces prisonniers figuraient, épargnés à cause de la rançon, don Raymond de Cardonne leur chef, Mendoce et Charles de Gonzague. Madruce, le chef des Allemands, mourut de ses blessures. La perte des Français était extraordinairement disproportionnée, puisqu'on ne l'évalue pas à plus de deux cents hommes, en raison de ce que le grand carnage des Impériaux s'était beaucoup moins fait dans la mêlée que dans la déroute, où l'acharnement des Suisses le rendit horrible. Parmi les morts français, il faut signaler Charles de Dros qui commandait les Italiens et François de Genouillac d'Assier, fils du célèbre Galiot, grand'maître de l'artillerie. La conquête de Carignan et de tout le Montferrat fut le premier fruit de la victoire de Cerisolles, qui eût aussi entraîné le recouvrement du Milanais, si la situation de la France, menacée par une double invasion anglaise et allemande, eût permis au comte d'Enghien, que le roi dut rappeler, de poursuivre ses succès. Cette campagne de France, poursuivie de concert par Henri VIII et Charles-Quint en personne, échoua devant Saint-Dizier, qui fut en 1544 l'écueil des armes coalisées, comme Landrecies l'avait été l'année précédente. Mais les intrigues de cour entre les deux partis rivaux du Dauphin et du duc d'Orléans, de la duchesse d'Étampes et de la duchesse de Valentinois, compromirent le fruit de cette belle résistance, entraînèrent, par une trahison dont l'infamie retomba en partie sur la duchesse d'Étampes, la reddition de Saint-Dizier, et favorisèrent le progrès de l'Empereur, qui côtoyait la Marne, redoutant pour son armée de Champagne, menacée de la disette, le sort de son armée de Provence. Là encore, des connivences criminelles lui livrèrent les magasins d'Épernay et de Château-Thierry, et il s'avançait sur Paris, où le roi et le duc de Guise avaient grand'peine à faire prévaloir l'exemple de leur courage sur la contagion de la terreur, quand il fut retardé par la faute du roi d'Angleterre, perdant aux sièges de Montreuil et de Boulogne l'occasion favorable d'une jonction qui eût été décisive. L'Empereur, mécontent d'une lutte ruineuse et toujours dangereuse, engagée au cœur même de la France, crut avoir assez fait pour son honneur. Il songea surtout à ses intérêts en nous imposant le traité léonin de Crespy (18 septembre 1544), par lequel on convenait de se rendre immédiatement et réciproquement tout ce qu'on s'était pris depuis la trêve de Nice, ajournant à huit mois l'exécution de l'engagement principal, c'est-à-dire de l'investiture du Milanais accordée au duc d'Orléans, qui épouserait la fille ou la nièce de l'Empereur. Le Dauphin, trouvant l'État lésé par un traité qui profitait tout au plus à son frère, protesta solennellement contre lui à Fontainebleau, le 12 décembre 1544. Mais cette protestation n'empêcha pas l'exécution du traité, dont la mort prématurée du duc d'Orléans, le 9 septembre 1545, rendit la principale clause caduque. Le plus jeune des trois fils du roi, Charles, duc d'Orléans, était aussi le plus chéri. Il avait de son père, au témoignage de Brantôme, la beauté, la grâce et la gaillardise. Son humeur était vive et chaude, il était alerte à la repartie, et sa joviale faconde réjouissait les oreilles de François Ier, qui croyait revoir et entendre en lui sa propre jeunesse. Avec ses qualités le jeune prince semblait avoir aussi hérité des défauts de son père et n'en était pas moins aimé, au contraire. Il était d'une activité exubérante, d'une audace souvent téméraire. Brave et ne pouvant trouver dans la chasse une image suffisante de la guerre, il lui substituait volontiers des espiègleries dangereuses, des jeux meurtriers. A Amboise, il se levait la nuit, avec quelques hardis écervelés comme lui, pour aller battre le pavé, chercher noise aux laquais, et livrer bataille sur les ponts à ces valets armés qui n'étaient pas d'humeur endurante. En une de ces algarades nocturnes il ne dut la vie qu'au dévouement héroïque de son suivant favori, le sire de Castelnau, qui se jeta au-devant du coup mortel destiné au prince, que son adversaire n'avait pas reconnu. Le roi, qui souvent ne savait que rire de ses fredaines, ne put s'empêcher cette fois de gronder, et reprocha sévèrement à son fils cette perte d'un brave gentilhomme dont il était cause. Un jeune prince si entreprenant n'était pas fait pour vivre vieux. Il mourut jeune en effet, victime d'une bravade, qui, elle du moins, avait sa noblesse. Après campagne où il s'était signalé par de hardis et heureux coups de main, il arrivait au camp du roi, entre Abbeville et Montreuil, le 4 septembre 1545. Au débotté, il apprit qu'une contagion pestilentielle ravageait les environs, et que les troupes étaient démoralisées par le fléau. Voulut-il réagir contre cette panique et démontrer par lui-même l'inanité de craintes auxquelles il ne croyait pas ? Se flatta-t-il d'enrayer le découragement par l'exemple salutaire de son mépris du danger ? Ou tout simplement céda-t-il à son penchant habituel à braver tout ce qui effrayait les autres ? On ne le sait ; toujours est-il qu'informé que la mort venait de faire le vide dans une chaumière voisine du camp, il y courut et affecta de se rouler sur les lits d'où l'on venait d'enlever les cadavres ; puis il parcourut les tentes, en disant aux soldats étonnés : Vous voyez bien que ce n'est rien, et que la mort fuit ceux qui la dédaignent ! Il se trompait ; il ne tarda pas à éprouver une lassitude extrême, un frisson pénétrant, et dut s'aliter. Il ne se releva point. Le roi, informé de ce mal subit qui tournait déjà à l'agonie, ne put arriver au chevet de son fils, d'où ses conseillers cherchaient à l'écarter, que pour recevoir son dernier soupir. — Ah ! Monseigneur, s'écria le prince à sa vue : je meurs, mais puisque je vois Votre Majesté, je meurs content ! Le roi le prit dans ses bras, cherchant en vain à le réchauffer. Mais le prince passa dans cette étreinte suprême ; et, cédant à une douleur plus forte que sa robuste nature, François Ier tomba en défaillance. Le prince Charles fut regretté de ses amis, que sa belle humeur charmait, et qui fondaient de justes espérances sur ses aptitudes militaires, qu'attestaient de précoces succès. Il avait, bien que sa qualité de cadet l'écartât du trône, un parti à la cour ; mais il avait aussi des ennemis, que ses manières brusques et altières lui avaient aliénés. Parmi ces ennemis, il faut le dire, figurait son propre frère, le dauphin Henri, prince aux allures tout espagnoles, d'un caractère sombre et de roides façons, qui ne pardonnait pas à son cadet ses succès d'esprit, sa popularité et son bonheur à la guerre. Les querelles des deux partis troublèrent la vie intime de François Ier dans ses dernières années, et ne furent pas sans une fâcheuse influence sur le cours des événements ; on retrouverait facilement le contrecoup des vicissitudes de la rivalité des deux princes et des deux femmes qui envenimaient leurs démêlés, la duchesse d'Étampes et Diane de Poitiers, dans des faits comme la disgrâce du connétable de Montmorency ou le traité onéreux de Crespy. Ronsard, qui avait fait partie de la maison du jeune conquérant du Luxembourg, a déploré sa mort prématurée dans des vers charmants qui embaumeront à jamais sa mémoire A peine un poil blondelet, Nouvelet, Autour de sa bouche tendre A se friser commençoit Qu'il pensoit De César être le gendre. Jà, brave se promette Qu'il étoit Duc des lombardes campagnes, Et qu'il verroit quelquefois Ses fils rois De l'Italie et des Espagnes. Mais la mort qui le tua Lui mua Son épouse en une pierre. Et pour tout l'heur qu'il conçut Ne reçut Qu'à peine six pieds de terre. Comme on volt, au point du jour, Tout autour Rougir la rose épanie ; Et puis on la voit, le soir, Se déchoir A terre toute fanie. Cette mort fut un coup funeste porté au cœur de François Ier, dont la douleur paternelle acheva de ruiner la santé déjà compromise par ses déceptions de roi. Dès ce moment il fut frappé, on peut le dire, à mort. La douleur de la perte prématurée du comte d'Enghien, victime d'un de ces jeux guerriers où la réalité de la lutte succédait trop souvent à son image, et où François Ier lui-même en 1521, à Romorantin, avait failli perdre la vie, et laissa cette belle chevelure, orgueil de son visage, qu'il dut raser depuis, acheva d'incliner vers la tombe le roi, brisé de deuils, fatigué d'un fardeau désormais au-dessus de sa force. Cette mort du comte d'Enghien fut enveloppée, comme celle du duc d'Orléans, de circonstances mystérieuses et suspectes. Gaillard le dit nettement sans oser accuser pourtant, comme le fera Michelet, qui les incrimine résolument, le duc d'Aumale, plus tard duc de Guise, et le Dauphin, bientôt Henri II[16]. Le ciel réservait encore, dit le premier de ces deux historiens, un violent chagrin à François Ier, celui de perdre un des plus fermes appuis de sa couronne et de n'oser le venger ; l'honneur de la maison royale et du nom français, le comte d'Enghien mourut par un accident suspect. Voici, d'après le même auteur, dans quelles circonstances : Il était à la Roche-Guyon avec le Dauphin et quelques jeunes seigneurs de sa suite. Dans ce siècle guerrier et parmi cette noblesse militaire, les moindres jeux étaient une image de là guerre ; l'exemple de Romorantin, en 1521, n'avait pu corriger un usage qui tenait tant aux mœurs. On se partagea en deux bandes, on forma une espèce de siège ; on choisit une maison que les uns attaquèrent, que les autres défendirent ; on combattait avec des pelotes de neige, mais on ne s'en tint pas à ces innocentes armes. Le comte d'Enghien soutenait le siège, il fit une sortie ; une main ou bien imprudente, ou bien coupable, jeta par la fenêtre un coffre qui tomba sur la tète du comte d'Enghien ; ce prince en mourut après avoir langui quelques jours. On ignora ou on voulut ignorer d'où le coup était parti ; on soupçonna violemment un seigneur italien, nommé Corneille de Bentivoglio, qui avait eu quelques démêlés assez vifs avec le prince ; mais le roi ne voulut point que l'auteur du coup fût recherché, de peur, dit-on, d'avoir le mortel chagrin de voir le comte d'Aumale et le Dauphin même impliqués dans cette affaire. Se peut-il que cet affreux soupçon contre son propre fils soit entré dans l'âme du roi ? Se peut-il qu'il ait été légitime ? Il parait démenti par toute la vie du Dauphin, qui régna douze ans avec gloire, et qui montra des vertus sur le trône. Quant au comte d'Aumale, depuis duc de Guise, il fut la victime d'un assassinat ; mais n'était-il pas incapable d'en commettre ? Tous deux pouvaient être jaloux de la gloire du comte d'Enghien ; mais c'était sans doute la noble jalousie de l'honneur. Quoi qu'il en soit, il est sûr que François Ier empêcha les poursuites qu'on aurait dû faire pour venger la mort de ce jeune héros, si elle était l'ouvrage du crime et de l'envie. Après tout, il ne fit dans l'affaire du comte d'Enghien que ce qu'il avait tait dans la sienne propre ; jamais il n'avait voulu savoir de quelle main était parti le tison qui l'avait blessé à Romorantin[17]. Nous ne dirons rien de la campagne de 1545, à la fois navale et terrestre, entreprise contre le roi d'Angleterre, qui cessa de persister dans une lutte sans profit et s'en retira, par fatigue et par raison (1545), pour se retirer aussi bientôt dans la mort. Henri VIII mourut le 28 janvier 1547 ; et comme s'il n'eût attendu, pour le suivre, que le signal de la disparition d'un des principaux acteurs de cette scène où tous deux avaient joué un si grand rôle, et où Charles-Quint allait rester seul, François Ier, rongé depuis février d'une fièvre lente dont l'aiguillon le poussait de Saint-Germain à la Muette, de la Muette à Villepreux, de Villepreux à Dampierre, de Dampierre à Limours, de Loches à Saint-Germain, sans qu'il pût jamais rencontrer le repos, le trouva enfin dans la mort, qui l'arrêta à Rambouillet. Là, il termina chrétiennement son existence, le 31 mars 1547, à peu près au même âge que Louis XII, c'est-à-dire à cinquante-deux ans et demi, après trente-deux ans et trois mois de règne. On dit que Charles-Quint, qui avait été plus souvent l'ennemi que l'ami de Henri VIII et de François Ier, les regretta tous deux sincèrement, surtout François Ier, et se plut à faire publiquement leur éloge. Il perdait en effet les deux seuls joueurs capables de faire sa partie politique. Tous deux furent des hommes, en ce sens qu'aucune passion humaine ne leur fut étrangère, mais tous deux furent des rois, c'est-à-dire eurent le sentiment de la dignité souveraine et de la grandeur nationale. Henri II, destiné, lui aussi, à de beaux succès militaires et à une mort tragique, plus précoce encore, fit élever à son père et à ses frères, qui y furent réunis avec lui, ce magnifique tombeau de Saint-Denis, construit sur les dessins de l'architecte Philibert Delorme. Là, le ciseau pieux des maîtres du temps, Pierre Bontemps, Germain Pilon, Jacques Chantrel, Bastien Galles, Pierre Bigoigne et Jean de Bourges, a dignement enseveli dans un chef-d'œuvre de l'art, au milieu de bas-reliefs qui retracent ses victoires, le roi chevalier, le roi artiste, dont l'histoire doit être sue de tous ceux qui aiment la France, la gloire et l'art. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Histoire de François Ier,
par Gaillard, t. II, p. 457.
[2] Histoire de François Ier,
Gaillard, t. II, p. 467-469.
[3] L'aîné,
le prince François, était, dans cette cour folâtre, une mélancolique antithèse.
Il s'habillait de noir, ne buvait que de l'eau, fuyait les conversations
bruyantes et les divertissements, marchait lentement, et n'arrêtant jamais
personne au passage, accueillait avec une douce modestie les hommages qu'on
rendait à son rang. C'était bien le fils de la reine Claude, et il ressemblait
beaucoup plus, par sa mère, à Louis XII qu'à son père (François Ier
et sa cour, par Barthélemy Hauréau, p. 97).
[4] On
était au mois d'août de l'année 1536. Le prince François jouait à la paume sur
le pré d'Ainet à Lyon, et comme il était échauffé par le jeu, il envoya le plus
leste de ses pages lui chercher de l'eau fraiche au puits voisin, dans un de
ces vases de terre cuite qui nous viennent de l'Espagne. C'était un présent
d'Agnès-Béatrix Pacheco, dame d'honneur de la reine ; le prince n'allait jamais
en voyage sans l'emporter dans ses coffres. Le page rapporta le vase plein
d'eau, suivant l'ordre qu'il avait reçu, et François, l'ayant vidé d'un seul
trait, sentit presque aussitôt les atteintes de ce funeste breuvage. On
s'empressa de lui donner des soins : ils étaient inutiles. Le jeune prince
voulut du moins, avant de mourir, revoir son père, et il se fit transporter sur
un bateau, qu'on dirigea du côté de Valence ou était la cour : mais il ne lui fut
pas donné d'achever ce voyage.
Cette mort subite fut aussitôt considérée comme le résultat d'un
crime. Mais qui avait commis ce crime ? Toutes les voix dénoncèrent le comte
Sébastien de Montécuculli, gentilhomme de Ferrare. Il fut arrêté, mis à la
question, et fit des aveux...
(François Ier et sa cour, par Barthélemy Hauréau, p. 99).
[5] Que
ne peuvent le désespoir et le mépris de la mort ! Cinquante paysans se
dévouèrent pour éteindre l'incendie perpétuel de l'Europe dans le sang de celui
qu'ils en croyaient l'auteur. Sûrs de périr, résolus de vendre chèrement une
vie qu'ils ne pouvaient sauver, ils s'enfermèrent dans une tour, au pied de
laquelle il fallait que l'Empereur passât. Ils devaient tirer tous à la fois
sur lui. La perte de l'Empereur était inévitable, si ces forcenés l'eussent
mieux connu. Ils espéraient le distinguer sûrement à ses habits, à son cortège,
à l'appareil de sa dignité. Ces signes les trompèrent ; ils virent passer un
grand seigneur qu'à la richesse de ses vêtements et aux respects qu'on lui
témoignait, ils prirent pour l'Empereur. Ils le tuèrent sur la place....
On somma les aventuriers de se rendre ; mais leur
parti était pris ; ils n'espéraient ni ne voulaient de grâce ; il fallut faire
venir du canon. La tour fut battue, on les prit presque tous. Porsenna eût fait
grâce à cette troupe de Scévola ; mais une si noble politique était oubliée
depuis longtemps ; l'Empereur les fit tous pendre.... (Gaillard, Histoire
de François Ier, t. II, p. 564-565).
[6] Gaillard, Histoire de
François Ier, t. II, p. 588.
[7] Gaillard, Histoire de
François Ier, t. III, p. 13.
[8] Gaillard, Histoire de
François Ier, t. III, p. 74-75.
[9] Ce mal devait causer sa mort.
D'après une dissertation, qui est un modèle d'observation pathologique et de critique
historique, du docteur Catterier, elle doit être attribuée, pour parler le
langage médical, à une fistule au périnée.
[10] On trouvera des détails
intéressants sur ce sujet dans les ouvrages de MM. Vatout et Loiseleur déjà
cités (Vatout, Amboise, p. 214 et suivantes ; Fontainebleau, p.
81 et suivantes ; Loiseleur, Chambord, p. 25 et suivantes).
[11] Loiseleur.
[12] Gaillard, Histoire de
François Ier, t. III, p. 78-79.
[13] Voici la description détaillée
de ce tableau que nous reproduisons : Les deux
monarques sont arrivés au bas de l'escalier conduisant aux caveaux de
Saint-Denis, où un chapelain tenant deux flambeaux s'apprête à les guider.
François Ier montre à Charles-Quint le tombeau de Louis XII, surmonté de deux
drapeaux vénitiens pris à la bataille d'Agnadel. Henri, dauphin de France, est
à la droite de Charles-Quint ; son frère, Charles d'Orléans, à la gauche de son
père. En face des souverains, au premier plan, à droite, le cardinal de
Bourbon, abbé de Saint-Denis, la mitre en tête, la crosse à la main, assisté de
deux prêtres. Sur les marches de l'escalier, le connétable de Montmorency
portant l'épée entre Henri d'Albret et le duc de Guise. Antoine de Bourbon est
aussi sur la même marche. Derrière eux le légat, les cardinaux du Bellay, de
Lorraine et d'Astorgia. Dans la tribune, au fond de laquelle on aperçoit une
portion du trésor de Saint-Denis, se tiennent Catherine de Médicis, madame
d'Usez, madame de Brissac, Diane de Poitiers, la belle Ferronnière, Amyot, Jean
Goujon. La deuxième tribune est occupée par madame d'Andelot, la comtesse de la
Rochefoucauld, madame d'Elbeuf, la femme de l'auteur, ayant à sa gauche le
jeune Montaigne. Le Primatice s'appuie contre le pilastre, Pierre Lescot
regarde par-dessus les têtes des femmes placées au premier rang. Jean Bullant
s'avance également pour mieux voir et Clément Marot et Rabelais s'entretiennent
ensemble. (N° 276 de la galerie de l'École française au Musée du
Louvre).
[14] Gaillard, Histoire de
François Ier, t. III, p. 80.
[15] Gaillard, Histoire de
François Ier, t. III, p. 199-200.
[16] Une
troisième mort survint, fort surprenante, celle d'Enghien, de ce Bourbon que
François Ier venait d'élever si haut en lui faisant gagner une bataille. Qui le
tue ? Celui même qui profite le plus à sa mort, le jeune Guise. Dans un combat
de boules de neige, pour boulette il lui jette un coffre ; il s'excuse disant
en avoir eu ordre de M. le Dauphin. (Michelet, Histoire de France,
t. VIII, p. 335.)
[17] Gaillard, Histoire de François Ier, t. III, p. 279-284.